Diplomates et Publicistes de l'Allemagne - Frédéric de Gentz

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Diplomates et Publicistes de l'Allemagne - Frédéric de Gentz
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 611-648).
DIPLOMATES
ET
PUBLICISTES DE L'ALLEMAGNE

FREDERIC DE GENTZ

I. Aus dem Nachlass Friedrich. von Gentz, 2 vol. in-8o (publié, par M. le baron de Prokesch-Osten) ; Vienne, 1867. — II. Briefe von Friedrich von Gentz an Pilat, herausgegeben von Dr Karl Mendelssohn-Bartholdy, 2 vol. in-8o ; Leipzig, 1867. — III. Friedrich von Gentz. Ein Beitrag zur Geschichte OEsterreichs im neunzehnten Iahrhundert, von Dr Karl Mendelssohn-Bartholdy, 1 vol. in-8o ; Leipzig, 1867. — IV. Briefwechsel zwischen Gentz und Adam Muller, 1 vol. in-8o ; Stuttgart, 1857. — V. Tagebücher von Gentz (in dem Nachlass von Varnhagen von Ense), publié par Mlle Ludmilla Assing, Berlin. 1861. — VI. Ueber die, Tagebücher von Friedrich von Gentz, par M. Joseph Gentz, Vienne, 1861.

Voici un homme qui pendant une période de quarante années a participé à quelques-uns des plus grands événement accomplis en Europe depuis la révolution française. Adversaire déclaré de cette révolution et de l’empire, il a prêté sa plume, une des plus souples et des plus actives qui furent jamais, aux gouvernemens qui nous ont combattus ; il les a fournis, par sa correspondance, d’informations et de conseils. Il a figuré, non sans éclat, quoique à un titre secondaire, dans les congrès, dans les conférences, dans les négociations les plus importantes, à côté des souverains et de leurs ministres, laissant chez tous ceux qu’il approchait le souvenir d’une intelligence et d’une habileté supérieures. Il a déployé son adresse dans la rédaction des actes diplomatiques qui ont marqué plusieurs des époques décisives de ce siècle. Il a été sous la restauration l’intime confident du prince de Metternich et le dépositaire des desseins poursuivis par le coryphée de la politique d’immobilité en Europe. En un mot, son nom apparaît presque à toutes les pages de l’histoire de l’Allemagne au temps où cette histoire est le plus mêlée à la nôtre ; il se rattache inévitablement à celle de nos luttes et de nos malheurs. On s’étonne que ce nom soit peu connu en France, et que la vie de l’homme qui l’a porté n’y ait pas excité jusqu’à cette heure une plus vive curiosité.

Frédéric de Gentz a éprouvé longtemps, même dans son pays, l’ingrate fortune des publicistes militans. Dès que les intérêts à la défense desquels ils ont consacré leur talent font place à d’autres intérêts, leur rôle d’un moment commence à s’amoindrir. Ceux de leurs écrits qui ont le plus fortement ému l’opinion, leurs pages les plus éclatantes et les plus chaudes, se refroidissent et bientôt s’oublient. En fait d’éloquence politique, la réputation de l’orateur semble, contre toute apparence, moins précaire encore que celle de l’écrivain. Les triomphes de la parole vivante laissent dans la mémoire un long éblouissement et attachent au nom de l’orateur, lors même qu’on ne lit plus ses discours, le prestige d’une grande puissance personnelle. La personne du publiciste n’est rien, et, si ses écrits surnagent parfois, c’est grâce à des qualités entièrement étrangères à la politique. De toutes les formes du talent littéraire, celle-là, rémunérée par la courte agitation qu’elle produit et par l’honneur d’occuper tout un jour l’attention du monde, est le plus souvent condamnée, pour prix de cet avantage, à un prompt oubli, et il faudrait un effort d’imagination qu’on ne fait point pour se rendre compte de la puissance qu’elle a momentanément exercée. Gentz, frappé depuis 1830 du même discrédit que la cause qu’il avait servie, et comme perdu dans l’ombre de son trop illustre protecteur, en sort peu à peu et reconquiert dans l’histoire diplomatique et littéraire du XIXe siècle la place à laquelle il a droit. Rien de ce qui peut faire connaître à fond un homme public ne manque aujourd’hui pour l’étudier. Outre ses ouvrages principaux, la plupart de ses écrits de circonstance, brochures, mémoires diplomatiques, articles dispersés dans les journaux, ont été rassemblés et publiés à diverses reprises par MM. Schlesier, Dorow, Weick. Sa vie a été plusieurs fois racontée par des biographes consciencieux qui n’ont négligé aucune source d’information, entre autres par MM. R. Haym, Schmidt-Weiszenfels, Gessner, et tout récemment par M. K. Mendelssohn-Bartholdy. Gentz a été l’objet d’appréciations approfondies de la part des historiens les plus autorisés du droit politique, tels que M. Robert Mohl et M. Bluntschli. De bonne heure il s’était mis lui-même à noter au courant de la plume ses impressions de chaque jour, soit qu’il eût le projet d’écrire plus tard ses mémoires et en préparât ainsi de loin les élémens, soit qu’au milieu d’une existence pleine de trouble et semée de désillusions souvent amères il voulût se réserver quelques minutes de recueillement, ou qu’il obéît simplement à une dangereuse habitude de réflexion qui est l’envers de ce caractère léger ; ces notes, retrouvées dans les papiers de M. Varnhagen d’Ense après sa mort et publiées en 1861 par la nièce de celui-ci, Mlle Ludmilla Assing, ont jeté un jour assez indiscret, mais précieux, sur Gentz, sur les personnages qu’il a connus et sur divers incidens de l’histoire contemporaine. Ce n’est pas tout encore. Un des traits de cette nature complexe est un besoin d’expansion d’autant plus grand qu’elle semblait condamnée par son rôle à plus de contrainte ; on dirait que cette âme inquiète, cet esprit tourmenté, ne trouvaient une sorte de repos qu’en se communiquant. Il y a peu de correspondances aussi vastes et aussi variées que celle de Gentz. Ce que nous possédons de ses lettres permet de l’observer jusque dans les plus intimes replis de son cœur et à travers toutes ses phases depuis sa jeunesse jusqu’à ses derniers jours. L’année dernière encore, un personnage autrichien qui a occupé de grandes positions diplomatiques, M. le baron de Prokesch-Osten, maréchal de l’empire, publiait deux volumes renfermant, avec divers documens inédits, un certain nombre de lettres écrites de 1828 à 1831, à la veille et au lendemain d’une crise européenne, par F. de Gentz à M. Salomon de Rothschild, c’est-à-dire par un des hommes les plus au fait des secrètes démarches de la diplomatie à l’un des plus directement intéressés à les connaître. Enfin les derniers mois ont vu paraître le recueil très considérable à tous les points de vue, par le nombre, la valeur littéraire, l’importance politique, des lettres écrites de 1811 à 1832 par Gentz à M. Joseph de Pilat, mort à Vienne il y a deux ou trois ans. Pilat était le rédacteur en chef de l’Observateur autrichien ; c’est par ce journal, où il ne dédaignait pas d’écrire lui-même, que M. de Metternich se mettait en contact avec l’opinion publique. Si M. de Metternich était le maître du journal, Gentz en était l’inspirateur quotidien ; il avait d’ailleurs en Pilat, plus jeune que lui de plusieurs années, un admirateur dévoué, heureux de recevoir sa direction et même ses semonces, avec lequel il s’ouvrait librement de ses pensées les plus secrètes. Il n’existe pas de document qui fasse pénétrer plus avant la lumière dans la politique de la restauration, et cette correspondance est une occasion toute naturelle de revenir, en étudiant la figure de Gentz, sur une des époques les plus vivantes du XIXe siècle.

On peut observer dans les écrits et la correspondance de Gentz le contre-coup des événemens qui composent notre histoire depuis 1789 ; on y retrouve la plus fidèle image des idées et des passions qu’ils suscitèrent en Allemagne. Gentz salua d’abord avec joie la révolution de France ; il partagea l’enthousiasme du monde civilisé et ses espérances d’un moment, suivies bientôt d’un retour qui ne fit que substituer à l’illusion révolutionnaire une illusion plus dangereuse, celle d’une restauration du pouvoir absolu. Bonaparte, après une première satisfaction donnée par le 18 brumaire à ceux qui poursuivaient la révolution d’une haine implacable, ne tarda pas à leur apprendre que l’épée est un mauvais instrument de réparation, et l’oppression qu’il fît peser sur l’Europe ne parut qu’une forme nouvelle du mal dont on lui avait su gré de la délivrer. La haine d’innovations impies se doubla des colères du patriotisme irrité, c’est-à-dire qu’aux terreurs de la vieille Europe monarchique, qui se sentait ébranlée, s’associa le besoin d’indépendance et de liberté éveillé chez les peuples par la conquête ? mais, si ces deux choses se trouvèrent passagèrement alliées en Espagne, en Russie, en Prusse, elles n’en restèrent pas moins distinctes, et le chevalier de Stein représente bien en Allemagne les sentimens de la nation. Gentz ceux des gouvernemens. L’existence de Gentz nous découvre le travail d’intrigues souterraines auquel les gouvernemens se livrèrent pour saper l’édifice impérial sans avoir à emprunter le secours des forces populaires, politique craintive et misérable qui eût fini par prendre en patience la défaite même et par accepter le nouveau régime pour peu qu’il eût flatté ses espérances de conservation. Ce fut celle de l’Autriche vers 1811 ; mais, lorsque quatre ans après celle-ci se fut laissé traîner à la victoire, elle embrassa aussitôt avec autant d’ardeur qu’il pouvait y en avoir dans ce corps sénile et poursuivit avec une incroyable obstination son plan de restauration à outrance. Il se manifeste en plus d’un point de l’Europe Ses desseins dont il est difficile d’apercevoir exactement la portée, parce qu’on ne les avoue qu’à moitié, qui cependant n’iraient sans nul doute à rien moins qu’à constituer un état de choses où l’on mesurerait pour son bien à la pensée humaine l’espace et la liberté. Eh bien ! ces expériences, ces illusions, ces théories, ces rêves, le monde politique les a déjà connus à une époque où ceux qui s’en nourrissaient avaient de meilleures raisons de compter sur le succès qu’il n’y en a maintenant. On n’inventera rien de mieux pour atteindre le but poursuivi que les moyens imaginés et mis en œuvre sous la restauration, qu’on trouve énoncés dans les écrits de Gentz avec le détail et la précision désirables. Qu’est-t-il arrivé ? La carrière de cet écrivain s’écoule entre deux dates ; 1789 et1830, lesquelles enferment une période qu’on peut très bien, sans y chercher une unité factice, considérer comme un cycle clos et complet. Après une lutte savante contre la révolution, après des congrès, des interventions armées, les mesures les plus heureusement prises pour convertir l’opinion en faussant la publicité à l’aide des congrégations et de la censure, après avoir opposé système à système, la théorie de la conservation à la théorie de la révolution, et trouvé pour soutenir la première, confondre l’esprit moderne, ramener les intelligences déviées, des hommes d’un mérite rare, les Bonald, les Lamennais, les de Maistre, auxquels j’ajouterai Gentz lui-même, ceux qui avaient formé ce plan l’ont vu s’anéantir en un jour. Tout d’un coup et en plusieurs lieux à la fois la révolution, réduite au silence, a reparu vivante et revendiqué ses conquêtes légitimes. Trente-huit ans écoulés ont-ils rendu quelque valeur à ces théories si soudainement déjouées ?

Gentz est un malade au milieu d’une époque malade. Les maux dont il accuse la révolution d’être l’auteur et dont il cherche le remède, l’obscurcissement du sens moral, la disproportion des ambitions avec la puissance et le mérite, la passion remplaçant les convictions défaillantes, les mondanités corruptrices du caractère et du talent, il les reconnaissait en lui-même. Sous ce rapport, les Gentz sont de tous les temps. Il y a toujours des hommes qui se perdent par les dons qu’ils ont reçus ; quand l’intelligence est un bien lucratif, il en est beaucoup qui ne résistent pas à la tentation de la mettre au service de qui paie le mieux. Le nombre de ceux-là s’accroît naturellement dans les temps de divisions politiques, il n’en manque pas aujourd’hui ; mais, parmi ces victimes de la faiblesse morale unie au talent, il en est peu d’aussi intéressantes que Gentz, parce qu’il en est peu d’une valeur comparable à la sienne, et surtout parce que dans sa chute la plus profonde il garde comme le souvenir d’un ordre meilleur vers lequel il se tourne avec regret. Ce type du viveur politique n’a jamais entièrement perdu de vue les hauts intérêts dont les natures généreuses restent constamment préoccupées.


I

Il ne paraît pas que cet esprit si remarquable dans la suite par sa promptitude et son éclat ait donné le moindre signe de précocité, et que sa famille ait beaucoup attendu de lui pendant sa première jeunesse. Né le 8 septembre 1764 à Breslau, Gentz était encore enfant lorsque son père fut appelé à la place de directeur des monnaies à Berlin. Il tenait par sa mère à la famille d’un ministre de l’église française réformée de Berlin, et se trouvait parent de Frédéric Ancillon, l’auteur du Tableau des révolutions du système politique de l’Europe, mort en 1837 secrétaire d’état des affaires étrangères. Peut-être dut-il à cette circonstance de se familiariser de bonne heure avec la langue française, qu’il parvint à écrire, ainsi que l’anglais, avec facilité et même, pour un Allemand, avec quelque élégance. L’avantage de parler et d’écrire couramment la langue de la conversation et de la diplomatie fut un de ceux qui lui profitèrent le plus. Il commença ses études de droit à l’université de Francfort ; mais il alla, dès 1778, les continuer à Kœnigsberg, où Kant, encore bien loin d’avoir la célébrité dont il jouit plus tard, attirait pourtant beaucoup d’étudians à ses cours. On sait que Kant n’enseignait pas précisément dans sa chaire la doctrine originale qu’on trouve dans ses ouvrages ; d’ailleurs Gentz n’était nullement une intelligence spéculative, et il semble que cet enseignement ait exercé sur lui peu d’influence. Il développa toutefois dans son esprit un besoin naturel de netteté, un certain goût pour l’analyse, le rompit à l’art de décomposer un sujet, d’en ordonner les parties et d’en discuter les difficultés avec méthode, l’accoutuma au maniement de cette logique positive, instrument si utile à tout écrivain, mais surtout au publiciste.

La littérature avait tourné bien des têtes en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle. Les poésies d’Ossian et d’Young, le premier roman de Goethe et les premières pièces de Schiller, les ouvrages de J.-J. Rousseau, étaient une bible où s’abreuvait la jeunesse avec avidité pour entretenir en elle une exaltation maladive. Gentz s’était épris d’une jeune personne appartenant à l’une des premières familles de Kœnigsberg ; il s’était lié en même temps d’une étroite amitié avec la femme d’un conseiller, Elisabeth Graun, mariée plus tard au poète A. de Stœgemann. Elisabeth n’était pas heureuse dans son ménage et avait elle-même le cœur troublé par un amour qui ne s’adressait pas à son mari. La correspondance de Gentz et de Mme Graun, que celle-ci nous a conservée[1], est un bizarre monument des liaisons de cette espèce ; elle se compose de confidences réciproques, d’interminables lamentations, coupées dans les lettres de Gentz d’effusions philosophiques qu’il prend toutes faites dans ses cahiers d’écolier, et parmi lesquelles figurent les preuves de l’immortalité de l’âme exactement numérotées. De retour à Berlin, Gentz continue quelque temps d’écrire à Mme Graun. On voit qu’il se défend assez mal des séductions de la capitale, où la tension maintenue jusqu’au bout par Frédéric Il avait été tout à coup remplacée, sous la main plus molle de son successeur, par un relâchement extraordinaire. La liberté des mœurs passait pour le signe d’esprits émancipés et semblait le complément naturel de la liberté intellectuelle que le roi philosophe s’était efforcé d’acclimater dans son pays. Berlin, ville de fonctionnaires et de soldats accoutumés à la même discipline, obéissait à l’impulsion d’une cour frivole jusqu’à la licence avec autant de ponctualité qu’aux ordres du grand Frédéric ; l’amusement faisait partie de l’administration. Les femmes, peu sévères, les hommes, entièrement désœuvrés, n’avaient que le plaisir pour étude et en faisaient, en l’assaisonnant de subtilités de toute espèce, une science comico-sérieuse. A Berlin, la Prusse paraissait, selon le mot de Mirabeau, arrivée à la pourriture sans avoir passé par la maturité. On ne se réveilla de ces folies qu’en 1806. Gentz, tout porté par sa nature vers cette vie de plaisir, s’y trouve dès l’abord dans son élément ; seulement de loin en loin quelque embarras d’argent le ramène à la morale, il se préoccupe de la vertu par économie, et fait un effort pour s’arracher au tourbillon : il écrit à Elisabeth Graun, lui confesse ses faiblesses, la prend à témoin de ses intentions de réforme, qu’il oublie bientôt au premier sourire d’une meilleure fortune.

Nommé en 1785 à un petit emploi au ministère de la guerre, il avait demandé la main de la jeune personne de Kœnigsberg ; mais, ayant rencontré un refus, il s’était hâté d’épouser la fille d’un fonctionnaire, le conseiller des finances Gilly, grave imprudence de la part d’un homme qui, peu capable de porter le fardeau d’aucun devoir positif et de régler sa vie, n’aurait point dû assumer si tôt les charges d’une famille. Cependant la révolution avait éclaté ; il n’est pas étonnant que cet événement, qui arrachait à l’immuable orbite de ses habitudes le philosophe de Kœnigsberg, mît en ébullition les cervelles oisives de Berlin. Gentz ne résiste pas à l’entraînement universel. Il écrit au philosophe Ch. Garve, un de ses compatriotes : « Si cette révolution échouait, ce serait un des plus grands malheurs qui puissent frapper le genre humain ; elle est le premier triomphe effectif de la philosophie, le premier exemple d’un gouvernement fondé sur des principes et sur un ensemble d’idées rationnelles ; elle est le remède des maux séculaires sous le poids desquels gémit l’humanité. » En 1791, il publie une dissertation sur les principes supérieurs du droit public où il s’écrie : « Le monde moral édifié par la raison (c’est-à-dire ici la révolution) est immuable et indestructible. » Cette belle ardeur pour la raison ne dura pas longtemps ; dès l’année suivante, nous trouvons Gentz dans le camp des adversaires du nouveau régime établi en France, traduisant coup sur coup, sans se soucier des nuances d’opinion plus ou moins prononcées qui séparent ces différens auteurs, le pamphlet de Burke contre la révolution, les Recherches de Mounier sur les causes qui ont empêché les Français de devenir libres et sur les moyens qui leur restent pour acquérir leur liberté, le livre de Mallet du Pan intitulé Considérations sur la nature de la révolution de France et sur les causes qui en prolongent la durée. Faut-il voir dans ce rapide changement un indice de la versatilité d’esprit qu’on a tant reprochée à Gentz ? Je ne le pense pas ; il n’est guère plus raisonnable de faire un crime à ceux qui accueillirent si bien la révolution de s’être montrés trop vite infidèles à leurs idées qu’à la révolution elle-même d’avoir trompé leurs espérances. La vérité est qu’il n’entrait dans les acclamations presque universelles dont elle fut saluée à son début nul esprit politique, aucune prévision des difficultés qu’elle aurait à vaincre ; on accueillait en elle je ne sais quelle image idéale de la pure raison, qui n’aurait jamais dû sortir de la poésie et des livres, si l’on voulait qu’elle restât immaculée. Si donc F. de Gentz recula comme beaucoup d’autres aussitôt qu’il fallut reconnaître que le droit ne peut s’installer dans le monde sans combat, il n’y a point à s’en étonner. On conviendra dans tous les cas que les armes dont il se servait contre la révolution n’étaient pas mal choisies. Les livres de Burke, de Mounier, de Mallet du Pan, forment le plus riche arsenal d’objections qu’on puisse trouver contre la tentative qui se faisait en France. Gentz ajoute encore à chacun de ces livres des notes où il épouse tous les préjugés de l’auteur, exagère ses sévérités et ses passions ; il s’enivre de l’éloquence de Burke et de sa propre rhétorique jusqu’à ne plus voir dans la révolution que l’esprit du mal et méconnaître les nécessités les plus évidentes. Il ne se contente pas, dans ses nombreux écrits de cette époque, de déclarer la participation du peuple au gouvernement chose de pure forme et simple accident, c’est-à-dire de nier la liberté politique ; il va plus loin. La diffusion croissante des lumières lui paraît incompatible avec le maintien de l’ordre ; la culture de l’intelligence a pris un développement excessif sans que la discipline morale se soit étendue et développée en proportion ; il n’y a pas de gouvernement qui puisse résister au flot tumultueux des connaissances, tenir contre l’indiscrétion croissante des esprits. Gentz formule ici, avec une franchise qu’il n’aura pas toujours, la maxime fondamentale de tout système rigoureusement conservateur. Aussi, trente ans plus tard, arrivé presque au terme de sa carrière, il ne rencontrera rien de mieux pour justifier la politique qu’il soutient que ces mots cités dans les lettres à Pilât et qui expriment la même pensée : « Il y a trop de liberté, trop de mouvement, trop de volontés déchaînées dans le monde. Grâce à l’orgueil immense qui s’est emparé de toutes les classes, tout homme veut se battre, juger, écrire, administrer, gouverner. La moitié du monde est employée à gouverner l’autre sans y réussir. » La conclusion est claire ; c’est d’elle que sont sortis les mesures les plus hasardeuses de la restauration et finalement le coup d’audace qui l’a perdue. En cherchant dans l’inquiète liberté des esprits et dans les besoins qu’elle engendre la cause de la révolution, Gentz fait preuve de plus de profondeur qu’on ne lui en attribue d’ordinaire, et la résolution de combattre le mal à sa source fait honneur à son courage. Malheureusement l’issue lui a donné tort ; ceux qui, comme lui, se piquent de ne rien concéder à la révolution et d’en repousser jusqu’au principe essentiel feront bien d’envisager les conséquences de cette prétention et de voir s’ils sont prêts à courir les risques qu’elle entraîne.

Le 9 thermidor eut pour premier effet en Allemagne de ramener les plus ardens adversaires de la révolution à un bon sens relatif. La guerre continue, plus courtoise néanmoins, contre la convention finissante et contre le directoire : non pas qu’on soit disposé le moins du monde à traiter avec la révolution disciplinée ; mais chaque changement semble en préparer un autre plus complet, et on l’accueille comme le commencement du reflux qui va laisser reparaître dans son intégrité l’ancienne société, un moment submergée. Gentz se prête jusqu’à un certain point aux efforts tentés vers ce temps par des hommes d’un esprit élevé, dont quelques-uns étaient de ses amis, pour opérer spéculativement la conciliation des idées nouvelles avec l’ancien ordre social. Ils rêvaient l’émancipation du monde et le rétablissement de l’équilibre moral par la pure intelligence, et c’est dans cette pensée que Schiller fondait avec le concours de G. de Humboldt son journal philosophique, les Heures. Guillaume de Humboldt, ami de Gentz, lui imposait par son calme imperturbable, par sa pénétration et sa puissance ; il le décida sans peine à fonder de son côté une publication d’un caractère plus politique, la Nouvelle Revue allemande, qui parut avec cette épigraphe : Iliacos intra muros peccatur et extra, témoignage d’une pensée de justice distributive et promesse d’une équité dans les appréciations jusqu’alors étrangère à l’auteur. On le voit en effet pendant quelque temps exprimer, peut-être sous l’inspiration de ses amis, des sentimens d’un sage libéralisme qu’il devait bientôt désavouer. La Nouvelle Revue allemande est encore, il est vrai, ardemment conservatrice ; Gentz y soutient avec vivacité le parti de Pitt contre Fox et contre les attaques de l’opposition. Cependant d’une comparaison régulière qu’il institue entre les différens systèmes politiques il déduit par des détours assez inutiles des principes où l’on reconnaît purement et simplement ceux du gouvernement parlementaire, tel que pouvait l’entendre un partisan des tories. Ailleurs, examinant l’ouvrage de d’Ivernois intitulé Réflexions sur la guerre en réponse aux Réflexions sur la paix (de Mme de Staël), il en vient à vanter ouvertement la constitution anglaise. Il y a plus, dans un travail où il étudie l’influence de la découverte du Nouveau-Monde sur les destinées du genre humain, il s’éprend d’enthousiasme pour la constitution des États-Unis, il voit dans cette libre contrée « le refuge ouvert à tous les malheureux et à tous les persécutés en Europe, l’espoir des amis de l’humanité, qui sait ? l’école où les races vieillissantes de notre hémisphère devront peut-être aller puiser la sagesse et une vigueur nouvelle. » On était loin alors du jour où, pendant le congrès de Vienne, l’éloge du gouvernement des États-Unis et le tableau des merveilles de la liberté fait à sa table en présence d’un certain nombre de diplomates par un Allemand qui revenait d’Amérique le scandalisait comme une sorte d’attentat et était reçu avec un silence de consternation. On serait tenté de regarder le libéralisme de Gentz comme un écart passager, tant il tranche avec les idées qu’il soutient avant et après, s’il n’avait hasardé vers la même époque une démarche qu’on ne saurait imputer raisonnablement à l’irréflexion.

Le 16 novembre 1797, le roi Frédéric-Guillaume II mourait après un de ces règnes énervans dont on ne mesure les ravages, quelquefois mortels, que lorsqu’ils ont cessé : accablant à l’intérieur, débile au dehors, il s’était fait supporter en voilant l’avilissement général sous les facilités de la vie, en se prêtant à toutes les corruptions, en ouvrant une vaste carrière à toutes les avidités et à toutes les intrigues. Un nouveau régime est une occasion naturelle d’espérer moins d’abus et plus de dignité ; on se plaisait d’ailleurs à attribuer au prince de nobles intentions. Un soir donc le nouveau roi trouva sur sa table un imprimé portant pour titre : Lettre humblement présentée à sa majesté royale Frédéric-Guillaume III par son dévoué sujet F. de Gentz, Les différentes branches du gouvernement y étaient passées en revue, et les réformes qu’elles réclamaient indiquées modestement sous forme d’espérances ; l’auteur y prenait la licence de recommander une prudente neutralité dans la politique extérieure, et d’appuyer avec une insistance particulière sur la nécessité de laisser la presse libre, les lois faites contre elle étant à la fois inefficaces et révoltantes, et le seul remède au mal qu’elle peut produire ne pouvant se trouver que dans la liberté même. Tout cela n’était assurément pas très nouveau, même en Prusse ; mais une incontestable nouveauté, c’était de voir un petit employé s’ériger en conseiller officieux, empiéter de son autorité privée sur le domaine sacré de la volonté royale. Le rôle que Gentz avait longtemps joué de champion de l’ordre contre la révolution pouvait excuser jusqu’à un certain point cette hardiesse ; mais dans un pays de fonctionnaires comme celui de Frédéric II la première loi est que nul ne sorte de sa fonction. Quoiqu’il pût se croire secrètement approuvé du public, sa témérité fit scandale, et le roi, qui n’aimait ni les libertins ni les indiscrets, prit la chose en assez mauvaise part. L’accueil fut tel que l’auteur de la lettre dut rentrer en lui-même et s’appliquer au plus tôt à effacer le souvenir de cette fâcheuse équipée. Il parvint pour sa part à l’oublier sans trop de peine ; mais quelqu’un s’en souvint en 1819 pour opposer, en publiant une nouvelle édition commentée de la Lettre au roi, l’apologiste de la liberté de la presse à l’intraitable défenseur de la censure.

Gentz avait appris que le zèle ne suffit pas ; qu’il faut encore l’employer à propos ; avec sa souplesse d’esprit, les ressources d’une plume merveilleusement facile et sa volonté arrêtée de plaire à tout prix, il se flattait.de réparer l’échec qu’il venait d’essuyer. Il fonda, sous le titre de Journal historique, un recueil mensuel, où il voulait suivre pas à pas la marche de la politique contemporaine et revenir sur les événemens des dix dernières années. Il se flattait d’en bien connaître l’histoire, il avait même étudié à fond quelques côtés particuliers de la révolution, par exemple les finances ; il se proposait de la raconter et de l’expliquer de manière à détruire jusqu’aux dernières traces des sympathies qu’elle pouvait avoir laissées dans les esprits. Il use à cet effet d’un procédé dont je ne crains pas de recommander l’emploi à ceux qui poursuivent aujourd’hui le même but. Au lieu de rattacher la révolution soit aux causes morales, soit à la situation sociale qui l’ont produite, mauvaise méthode, car entre mille inconvéniens elle a celui d’apaiser les esprits en les réconciliant avec ce qui est inévitable, il fait l’histoire microscopique des ambitions, des passions, des mobiles particuliers qu’elle a mis en jeu. Il n’a pas à chercher beaucoup pour découvrir que les sources de cette révolution, comme de toutes les autres, ont été la soif du pouvoir, les jalousies, les rancunes, les rivalités d’amour-propre, la manie de briller et de légiférer ; c’est une lie que, dans les temps d’agitation politique, on trouve aisément au fond des cœurs. On ne saurait croire avec quelle habileté Gentz manie l’art de rabaisser les idées en dénigrant les personnes. Ce procédé par malheur n’est pas seulement applicable aux révolutions, il l’est aux changement les plus réguliers et même à la pratique de tous les gouvernemens. Aussi lorsque, quarante ans plus tard, Gentz fera la guerre au parlementarisme, il le combattra par les mêmes moyens. « Le système représentatif sera difficile à déraciner, parce qu’il nourrit aussi bien la vanité des gouvernans que celle des écrivains. Dans des pays comme la France et l’Angleterre, où tout ce qui a une langue (maul) sait pérorer, tout ce qui a des doigts sait écrire, il est flatteur pour un Canning, un Chateaubriand, de pouvoir se dire qu’ils gouvernent en vertu de la supériorité de leurs talens ; Le système leur plaît avec tous ses vices. L’espèce d’idolâtrie dont ceux qu’on appelle les amis des ministres les entourent est une chose dont on ne se fait pas d’idée dans nos états bien ordonnés, et qui les endurcit contre. toutes les attaques de l’opposition[2]. Sans prendre la peine superflue de défendre contre Gentz la révolution française ou le régime parlementaire, qu’il me soit permis de remarquer que ces explications qui expliquent tout ne rendent évidemment raison de rien.

Après le 18 brumaire, Gentz ne tarda point à s’apercevoir qu’au lieu de la restauration qu’il attendait c’était un régime nouveau qui commençait, tout aussi menaçant pour l’ordre ancien que la convention même ; dès lors il le dénonce sans relâche et ameute contre ce nouvel ennemi l’Europe monarchique. Bonaparte n’a pas étouffé la révolution, il l’a domptée pour s’en servir à son profit ; il rassemble en lui les vices contraires, le principe anarchique de la souveraineté nationale, le principe oppressif de l’autorité sans contre-poids. Gentz avait soutenu, dans un écrit sur l’origine et le caractère de la guerre contre la révolution, que l’intervention des puissances dans les affaires intérieures d’une nation qui met la société en péril est conforme au droit des gens, et que d’ailleurs l’agression était venue de la France ; le seul reproche à faire aux puissances était de n’avoir pas su combattre la force révolutionnaire par les moyens de la révolution, élever dictature contre dictature, intéresser l’opinion publique contre l’ennemi par des innovations sans péril, comme les jacobins l’avaient remuée par tant de mesures subversives ; le tort de l’Europe était surtout de n’avoir point suscité dans ses armées un soldat de génie, quelque Bonaparte enfin, à opposer aux généraux de la convention. Il reprend maintenant la même thèse, mais contre Bonaparte. Sous prétexte d’étudier l’État de la France à la fin de l’an VIII, un publiciste officiel du gouvernement consulaire, le comte Blanc d’Hauterive, s’était efforcé dans un remarquable écrit de montrer que l’équilibre établi par le traité de Westphalie n’existait plus, et de prouver que la formation d’un grand empire au nord de l’Europe, l’élévation de la Prusse au rang de première puissance, le développement prodigieux du système colonial, rendaient un remaniement du continent nécessaire ; c’était un programme de la politique belliqueuse de Bonaparte. Gentz jette le cri d’alarme pour réveiller tous les états menacés par ce manifeste ; il combat pied à pied son adversaire, et, non content de défendre l’équilibre actuel, il prend l’offensive, il appelle et justifie la guerre contre la France. Cette allure agressive répondait mal aux vues du gouvernement prussien, résolu désormais à ne point sortir de la neutralité que Gentz lui conseillait trois ou quatre ans auparavant. Loin de ressentir l’humiliation infligée à l’Autriche par le traité de Lunéville, la Prusse n’était pas éloignée de voir avec quelque joie l’abaissement de sa rivale, et Gentz put juger, aux difficultés qui arrêtèrent longtemps la publication de son travail, du peu d’écho que ses idées trouvaient autour de lui.

La politique qu’il soutenait était celle de l’Angleterre et de l’Autriche, non de la Prusse. Il n’est pas sûr que le Journal historique n’eût pas été, du moins en partie, fondé précisément pour le mettre à même de se rendre utile aux gouvernemens de ces deux pays. Toujours est-il qu’en adressant au ministre d’état de l’empire, le baron de Thugut, les premières livraisons du recueil, il ne se contente pas de protester de son inébranlable dévouement aux principes sacrés de l’ordre civil ; il salue le ministre autrichien des titres de premier homme d’état de l’Europe et de grand esprit, il lui prodigue des flatteries trop ridiculement excessives pour être désintéressées. En même temps ses réponses aux attaques de Fox, de Mackintosh, d’Erskine, contre Pitt et contre la guerre, sont empreintes d’une vivacité et accentuées avec une force où l’on reconnaît bien moins le ton d’un admirateur réfléchi de la politique anglaise que celui d’un preneur attitré du ministère. Il est évident que dès cette époque Gentz est entré, pour n’en plus sortir, dans la catégorie des écrivains politiques dont les gouvernemens rétribuent les services. On sait en effet qu’il reçoit déjà de l’empereur d’Autriche et du ministère anglais de larges subventions. Plusieurs biographes allemands de Gentz essaient à ce sujet en sa faveur de bien vaines apologies. Il y a, si l’on veut, une différence entre l’écrivain qui se charge moyennant salaire de soutenir une politique et des idées conformes à ses convictions personnelles et la plume sans pensée qui se livre au plus offrant et passe impudemment avec la fortune d’un parti à l’autre. La politique dont il a été l’interprète et l’avocat était celle où le portaient non-seulement son intérêt, mais ses réflexions, son tempérament et les influences qu’il avait subies de bonne heure ; en un mot, les idées qu’il exprime si vivement étaient jusqu’à un certain point les siennes, et tout n’est pas joué dans l’ardeur qu’il met à les servir. Néanmoins on voit que sa plume était enchaînée dans une certaine direction et cela suffit. D’ailleurs entreprendre la défense d’une cause rétrograde, se jeter en volontaire dans le parti qui profite des abus, où sont les richesses et l’élégance, en épouser les opinions, les préjugés, les idées, c’est le moyen presque sûr, pour qui n’est pas tout à fait incapable de les servir, de se faire admettre dans les classes privilégiées, et de réparer par l’espèce d’adoption dont elles croient honorer le talent ce qui lui manque du côté de la naissance. On ne s’attache pas d’abord à leur, cause uniquement par là, mais on s’y laisse entraîner par d’irrésistibles séductions, au point d’être bientôt incapable de progrès, aveugle à la lumière, et tandis qu’on se flatte de ne rien sacrifier de sa pensée présente, on se trouve avoir, par imprévoyance, engagé sa conviction future. Accueilli en favori, le temps vient quelquefois où l’on se voit traité en parasite, puis en salarié, ou bien, si l’on échappe par les égards de ceux qu’on sert à cette humiliation, on ne se soustrait pas au joug des besoins qui vous rendent l’esclave du seul parti qui peut les satisfaire.

Gentz avait les goûts délicats et aristocratiques ; c’était une de ces natures éternellement puériles qui ne peuvent se passer de jouets même dans la vieillesse, et qui veulent à tout prix l’argent, le luxe, l’élégance, les satisfactions de vanité. « Flattez-moi, écrit-il à une de ses correspondantes, car vous savez que je suis le plus flattable des hommes. » Son talent, sa bonne mine, l’éclat de sa conversation, sa préférence pour le commerce des femmes, lui avaient facilement ouvert l’accès des plus brillantes sociétés de Berlin. Il comptait parmi les plus assidus dans quelques riches maisons juives où des femmes qui ont joué dans la littérature du temps un certain rôle réunissaient le monde des gens de lettres et des artistes ; c’était Mme Dorothée Veit, une des filles de Moïse Mendelssohn, Mme Henriette Herz, dont la beauté attirait les hommages, l’illustre Rahel Levin, à qui dès ce temps on déférait le nom de femme de génie, toutes personnes très cultivées et très philosophes autour desquelles on se livrait à un marivaudage passablement extravagant, plus raffiné dans sa lourdeur allemande, plus dangereux dans son exaltation poétique que celui qui était à la mode en France. Comme champion zélé de la bonne cause, Gentz avait été présenté à la reine, il vivait avec plusieurs des princes dans une sorte de familiarité, il était régulièrement invité chez la princesse Louise et chez le duc de Brunswick. A titre d’utilité politique, il était reçu dans les salons diplomatiques et ministériels, chez M. de Haugwitz, chez le marquis Lucchesini ; il était en relations particulièrement étroites avec le comte de Stadion, ambassadeur d’Autriche, avec Thomas Grenville et avec lord Carysford, envoyé d’Angleterre. Il n’avait pas une cervelle à résister à l’enivrement de ces habitudes, et ses petits appointemens de conseiller au ministère de la guerre lui suffisaient difficilement, même avec le produit de ses travaux énormes et avec les libéralités autrichiennes ou anglaises, à tenir son rang dans un pareil monde. Les notes de son journal nous révèlent une partie des embarras et des misères de cette existence désordonnée. Courant de fête en fête, fréquentant les coulisses des théâtres, passant les nuits au jeu dans les ambassades, prompt à s’enflammer, il ne l’est pas moins, dès que la gêne arrive, à prendre de bonnes résolutions. Il fait un voyage à Weimar, et ce qui l’occupe, ce n’est pas Goethe, Wieland, Schiller, Herder, qu’il traite fort légèrement, les trouvant guindés et même un peu niais, c’est une demoiselle de la cour, Amélie Imhof, quelque peu auteur, dont Goethe, avec sa bienveillance universelle, a vanté un poème intitulé les Sœurs de Lesbos. Gentz la quitte rempli d’enthousiasme et renouvelé de fond en comble, ce qui ne l’empêche pas d’écrire dans son journal deux jours après son retour à Berlin : « Bel effet des promesses de Weimar. — Le 23 décembre, j’ai perdu au jeu tout ce que j’avais. Il m’a fallu courir le lendemain toute la journée en quête de quelques thalers pour notre fête de Noël. » Il devient amoureux fou d’une actrice nommée Christel Eigensatz ; comme elle avait un amant, il commence par l’en débarrasser en procurant à celui-ci une autre maîtresse ; puis ce sont à eux quatre des parties de plaisir de toute espèce, de folles courses en whisky à travers les rues de Berlin, des soupers qui finissent par un jeu effréné. Il écrit dans son journal : « 5 avril. Le plus pressant et le plus sensible de mes malheurs était l’impossibilité de faire un cadeau à Christel, qui avait aujourd’hui son bénéfice. » Il lui arrive heureusement le même jour d’Angleterre une traite de mille livres. On a peine à se souvenir en parcourant les détails de cette triste histoire que Gentz était marié. Il est aisé de se représenter l’intérieur d’un tel ménage, où les embarras d’argent s’aggravaient des justes reproches de sa femme et des scènes presque tragiques que lui faisait son père. On ne s’étonne point que sa femme se décide enfin à une séparation inévitable. Un matin il trouve une lettre où elle lui annonce qu’elle quitte la maison pour toujours ; le soir il va tuer ses soucis à un bal chez le comte de Pourtalès, et y passe la nuit tout entière au trente-et-quarante.

Cependant Gentz parle de son désespoir en retrouvant la solitude dans sa maison ; ses lettres et les notes de son journal témoignent d’un malaise d’esprit de plus en plus douloureux. Le fait est que la situation pour lui n’était plus tenable à Berlin ; le métier de viveur n’est possible qu’à celui qui a le droit de s’endetter ou qui accepte bravement l’étiquette d’aventurier. Les amis de Gentz, malgré leur indulgence, commençaient à reconnaître, et il reconnaissait lui-même qu’il ferait sagement de se dépayser. Au printemps de 1802, il obtint non sans peine un congé pour se rendre à Tœplitz ; après avoir fait à Dresde la connaissance du prince de Metternich, il poussa jusqu’à Vienne. Le comte de Stadion lui avait ménagé une audience de l’empereur ; il offrît ses services, qui furent agréés. Nommé conseiller avec un traitement de 4,000 écus, il reprit la route de Berlin pour présenter sa démission ; mais il ne jugea pas à propos de reparaître dans cette ville, qu’il ne devait plus revoir. Il adressa de Dresde sa démission au roi, et ne se priva pas du plaisir de laisser entendre que l’état et le gouvernement perdaient en lui une force qu’ils avaient trop méconnue. D’un théâtre où l’écrivain avait fait tort au fonctionnaire, bien loin d’aider à son avancement, Gentz se trouva transporté sur un autre où il put déployer ses talens avec plus de liberté.


II

Le plus parfait comédien en politique n’est pas à couvert des surprises d’une passion sincère. Un moment peut arriver, il arrive presque nécessairement, où, s’oubliant dans la chaleur du combat, le talent le plus attentif à veiller sur lui-même est gouverné par les idées au lieu de l’être par le calcul et se trouve sincère sans l’avoir voulu ; mais ce qui distingue ces accès de passion désintéressée d’une conviction réfléchie et profonde, c’est qu’ils ne survivent pas à l’espoir de réussir. Il est difficile de dire d’un homme comme F. de Gentz à quel jour et dans quelle mesure sa conviction a répondu à ses paroles. Tout indique cependant que de 1802 à 1810 il mérite d’être compté parmi les adversaires convaincus de Bonaparte et de l’empire. Quelles sont la nature et l’origine de cette hostilité ? Est-ce le patriotisme, qui se révolte contre le conquérant insatiable et l’oppresseur de l’Allemagne ? est-ce l’irritation d’un partisan de l’ancien régime trompé dans ses espérances de le voir rétablir sans délai ? est-ce l’agacement nerveux d’un sybarite qui en veut surtout au perturbateur du repos des honnêtes gens ? Il y avait de tout cela sans doute dans ses sentimens ; mais ce qui est certain, c’est que pendant huit ans il déploie contre l’empire une activité sans trêve, c’est que cette infatigable énergie procède d’une passion réelle.

Il dépassa même de beaucoup dans son premier élan les dispositions du gouvernement autrichien. Quelque habile qu’il fût d’ordinaire à se proportionner exactement aux sentimens de ceux qui employaient sa plume, il écouta cette fois un peu trop les siens, et faillit se trouver en opposition directe avec le cabinet de Vienne. Les rudes leçons de Hohenlinden et de Marengo, le traité de Lunéville, avaient fait adopter en Autriche une politique qui n’était pas alors celle de Gentz. Le baron de Thugut était tombé, et le comte de Cobentzel formait avec Colloredo et Collenbach un ministère pacifique, apathique, bien plus d’humeur à laisser passer sans bouger toutes les averses sur sa tête qu’à suivre les instigations impatientes de l’Angleterre. Du reste Gentz n’était pas entré au service de l’Autriche pour reprendre la chaîne du fonctionnaire ; il entendait bien que le titre de conseiller-ne lui imposât d’autre obligation que de servir avec fidélité, mais à sa manière, les intérêts du pouvoir » Il se met dès le premier jour à son aise, et, sans attendre l’agrément de ses chefs, il ne se fait aucun scrupule, avant même d’avoir pris possession, de sa place, d’accompagner à Londres M. Elliot, le ministre d’Angleterre à Dresde. Pitt n’était plus au pouvoir, Addington, qui lui avait succédé, venait de signer le traité d’Amiens, mais on ne se faisait pas d’illusion sur cette paix précaire, et, quoique Pitt soutînt encore Addington, la faiblesse de ce ministère permettait de prévoir dès lors un prochain retour de Pitt aux affaires. Gentz fut reçu comme une vieille connaissance et traité par les partisans de la guerre avec cette politesse empressée qui ne prouve rien à l’égard d’un allié nécessaire. Il rencontra chez son ancien ami de Berlin, Thomas Grenville, plusieurs de ceux qu’il avait combattus, Fox, Mackintosh, Sheridan, et réussit à maintenir à leurs yeux sa réputation d’homme d’esprit ; ce fut tout, mais il ne lui en fallait pas davantage. Il n’était pas venu pour eux, son but unique avait été de s’entendre avec les chefs du parti tory, avec Pitt surtout, et il l’atteignit complètement. Il devint leur représentant en quelque sorte officiel sur le continent ; une somme ronde lui fut payée d’entrée de jeu, et il reçut en outre un traitement fixe comme un envoyé. Sa fonction est de défendre devant l’Europe toutes les mesures du cabinet de Saint-James, et il entre en exercice par l’Exposé authentique des relations de l’Angleterre avec l’Espagne avant et après l’explosion de la guerre entre ces deux puissances. Il se conduit dès lors en plénipotentiaire sans lettres de créance, chargé d’attiser partout l’esprit de résistance, de donner à cet effet aux princes et à leurs ministres des consultations, de relever ceux qui plient, de ramener ceux qui s’écartent. Napoléon prend-il le titre d’empereur, il rédige pour Louis XVIII une protestation en règle ; Gustavo-Adolphe de Suède fait-il acte d’indépendance et de fierté en refusant je ne sais quelle distinction qui lui est offerte, il lui adresse une lettre de félicitations ; le ministère autrichien se décide-t-il à reconnaître l’empire, Gentz discute cette démarche, dans laquelle il dénonce une consécration des conquêtes de la violence, une abdication des puissances légitimes, un gage de succès pour toutes les tentatives révolutionnaires. Nul sujet ne l’arrête : il examine gravement celui de savoir « si c’est un crime de tuer un homme, tel que Bonaparte, » et il conclut que « cette question tient exclusivement à celle de la légalité de son pouvoir[3]. » Il y a là une vigueur de haine qui montre assez que celui qui la ressent s’inspire de l’Angleterre plutôt que de l’Autriche.

Une justice à rendre à Gentz et une chose qui fait honneur à son sens politique, c’est que l’impatience ne l’aveugla jamais, ni en 1805, ni en 1806, ni en 1809, sur la condition absolue du succès de la guerre contre Napoléon. Il ne perdit jamais de vue que l’accord de la Prusse et de l’Autriche était le seul moyen de sauver l’Allemagne et sa seule garantie contre la France impériale. Il est si pénétré de cette idée que, se rendant compte des profondes divisions qui séparent le nord et le sud, il en vient à regretter la création de la puissance prussienne par Frédéric II, à la qualifier d’œuvre d’usurpation, à regretter aussi « cette fatale réforme qui a brisé l’empire, uni et invincible sous la souveraineté des Habsbourg. » Le protestant et le Prussien se taisent en lui et laissent parler seulement le politique. Si le mal est irréparable, il peut du moins être atténué par une alliance étroite et loyale entre les deux pays, et c’est à quoi il aurait voulu qu’on travaillât. Lorsqu’au mois d’août 1805 l’Autriche accède au traité de Saint-Pétersbourg, il ne cache pas son regret de la voir s’appuyer sur la Russie, et sa correspondance avec Addington et Pitt témoigne du peu de confiance qu’il avait dans le succès de la troisième coalition. « Vous faites, écrit-il au dernier, commencer la guerre continentale sans avoir changé le ministère autrichien et sans avoir préalablement gagné le roi de Prusse ! Vous aurez avant peu à vous repentir de ces deux fautes capitales. La guerre ne peut être heureuse. L’édifice est foncièrement mauvais, il croule par la base ; la toute-puissance de Dieu ne le sauverait pas. » Deux mois ne s’étaient pas écoulés que les batailles d’Ulm et d’Austerlitz, vérifiant ces pronostics, anéantissaient l’empire germanique, et remettaient l’Europe plus humiliée que jamais sous le joug de Napoléon.

Le coup, bien que prévu, était fait pour étourdir les plus intrépides : Gentz en ressentit toute la force. Toutefois, après un premier retour inquiet sur sa situation personnelle, après un regard jeté sur les ruines amoncelées autour de lui, il songe que l’Angleterre est debout, et reprend courage. A peine revenu, du premier accablement, il s’applique à mettre en pleine lumière les causes de la catastrophe, et compose ses Fragmens de l’histoire contemporaine de l’équilibre en Europe, continuation de sa réponse inachevée au livre du comte Blanc d’Hauterive. Il y développe les suites inévitables des envahissement de l’empire et la nécessité d’y opposer un système nouveau de fédération des états légitimes. Tandis que les gouvernemens vont se recueillir et préparer les moyens d’exécuter ce plan, il faut courir au plus pressé, c’est-à-dire ranimer les restes de l’esprit public en Allemagne. Gentz constate qu’il est ruiné, qu’on chercherait en vain parmi les grands aussi bien que dans la masse du peuple cette tristesse profonde, mais courageuse, cette mâle douleur qui n’exclut pas l’espérance et annonce les résolutions généreuses. Il adjure donc « les forts, les purs et les bons, » quelque petit que soit leur nombre, de se reconnaître et de s’unir. La préface des Fragmens est parmi les écrits de Gentz un morceau capital, d’un lyrisme que le tragique de la situation justifie, et dont Gentz se souvenait plus tard avec étonnement comme une ombre qui se souviendrait de la vie. Il appelle, il prédit un vengeur, et veut qu’on lui prépare le succès. C’est beaucoup assurément d’échapper à la fascination que « l’homme extraordinaire » exerçait alors sur presque tout le monde et même sur des esprits comme Goethe et Hegel. Toutefois cet appel exclusif « aux purs et aux forts, » cet espoir unique en un sauveur qui surgira de leur sein, ne sont pas d’une intelligence vraiment politique. Voyez le baron de Stein : lui aussi se propose d’abord de ranimer l’énergie morale des classes influentes ; mais il a un but précis, il entend arriver promptement à l’action, il veut sauver la nation par la nation et demande des mesures libérales pour lui rendre le sentiment de sa dignité et de sa force. Les exhortations de Gentz s’adressent uniquement à quelques lettrés délicats, et procèdent d’un orgueil, assez ordinaire parmi eux, qui ferait volontiers du sentiment des malheurs publics une distinction aristocratique. On se flatte que le regret des biens perdus, la liberté, l’indépendance, s’est retiré dans quelques âmes choisies, parmi lesquelles on se range ; une mélancolie dont on se sait bon gré comme d’une vertu forme le lien secret d’une société d’élite qui, des hauteurs qu’elle habite, verse à flots sur la multitude servile ses dédains et sa pitié ; elle n’attend le salut que d’elle-même, bien persuadée qu’un ou deux justes suffiront toujours pour sauver Ninive. « Nous sommes le sel de la terre, » écrit Gentz, et les amis auxquels il adresse ces paroles étaient les romantiques du temps, les Schlegel, les Ruhle de Lilienstern, les Adam Mülier, natures chimériques, vaniteuses et oisives, qui, devant les ruines de l’Allemagne d’alors, se contentaient de rêver les splendeurs de l’Allemagne du moyen âge, et, pour s’en rapprocher davantage, choyaient dans tous leurs discours ou même finissaient par embrasser le catholicisme. « Si j’avais le bonheur d’être catholique,… » écrit Gentz lui-même. Une seule chose le distingue de ces romantiques, pour qui dans tous les temps la politique n’est qu’une spéculation, un spectacle, un simple thème littéraire, c’est que pour lui le jeu est « horriblement sérieux. » Du reste il ne se soucie pas plus qu’eux d’un mouvement national, il n’en attend rien, et il s’en tient à des théories vagues, presque mystiques, qui, pour son malheur, devaient grandement influer sur la restauration, mais dont On ne voit guère l’efficacité dans l’affranchissement de la patrie.

Si Gentz n’avait rien de ce qu’il faut pour concevoir un plan d’action nationale, il était passé maître en fait de combinaisons diplomatiques, d’arrangemens sur le papier. En 1806, lorsque la Prusse se fut décidée précipitamment à la guerre, Haugwitz, s’apercevant que la Russie se presse peu de réaliser ses promesses, a l’idée de faire une tentative pour gagner l’Autriche, et c’est à Gentz qu’il s’adresse. Gentz se rend sur son invitation au quartier-général. Ses notes pendant son séjour à Naumbourg, où, parmi les ministres, les généraux, les princes de sa connaissance, il retrouve tout le Berlin officiel, rendent à merveille non-seulement la situation d’esprit de l’observateur, mais la physionomie d’un état en désarroi à la veille d’une catastrophe, les rivalités d’amour-propre, les illusions et les faux calculs, la sotte satisfaction des uns, les récriminations des autres, les involontaires pressentimens de tous. On y voit en plein la légèreté de Haugwitz, qui se flatte « de tenir Napoléon dans sa poche. » Gentz lui expose un plan d’organisation de l’Allemagne : deux confédérations alliées, présidées l’une par l’Autriche, l’autre par la Prusse, et dont les membres garderaient tous les droits de la souveraineté ; quant aux compensations territoriales nécessaires à l’établissement de ce nouvel ordre, elles se feraient aux dépens de la Bavière, qui est plus responsable que personne de l’état présent des choses. Haugwitz feint d’accepter ses idées. « Vous parlez comme si vous aviez lu dans ma pensée, je pourrais dire aussi dans mes papiers… » Il ajoute un instant après : « Je ne vous cacherai pas du reste que l’idée d’une confédération du nord à opposer à la confédération du Rhin ne m’a jamais sérieusement occupé ; elle n’a jamais été jetée en avant que pour gagner du temps. Ayons des victoires d’abord. Pour les compensations territoriales, je suis de votre avis, c’est à la Bavière de payer l’écot. » Gentz revoit ses anciens adversaires, MM. Lucchesini et Lombard, les conseillers préférés et les ministres de Frédéric-Guillaume II, partisans obstinés de la paix jusqu’à la dernière heure, forcés maintenant de confesser humblement leur erreur, mais en la rejetant sur le caractère du roi. Lombard montre à Gentz le manifeste de guerre qu’il a rédigé, et Gentz le modifie de fond en comble, ce qui faisait qualifier plus tard ce manifeste, dans le Moniteur, d’ouvrage « d’un misérable scribe qui se vend pour de l’argent. » Gentz ne se trompe pas sur le duc de Brunswick, à l’égard duquel personne d’ailleurs ne conserve plus d’illusion. Brunswick le reçoit avec force complimens, et trouve moyen, en de pareils momens, de s’étendre sur mille bagatelles. Gentz a toutes les peines du monde à couper court à ces lieux communs et à le ramener à des sujets plus graves. « Enfin il parla de la guerre, mais en homme qui n’aurait pas eu une connaissance exacte de la situation et se serait réservé tout au plus de juger ce que feraient les autres. Embarrassé par cet entretien, je cherchais de temps en temps à lui donner un autre tour sans y parvenir. Le duc me répétait sans cesse et d’un ton qui m’impatientait : — Supposé qu’on ne commette pas de grandes fautes… Je pris enfin la liberté de lui dire : — Mais, monseigneur, il faut espérer que sous votre commandement il n’en sera pas commis. — Eh ! dit-il, je puis à peine répondre pour moi, comment voulez-vous que je réponde pour les autres ? Paroles bien inattendues, qui contrastaient d’une étrange manière avec la situation et avec les sentimens dont il aurait dû être pénétré l’avant-veille de tels événemens. » Gentz s’éloigna rempli de prévisions sinistres ; il n’avait pas quitté le quartier-général depuis quarante-huit heures que la monarchie prussienne s’écroulait à Iéna.

À ce moment, sa sévérité pour les faibles qui plient devant la fortune est encore inflexible. Un de ses amis, un de ceux qu’il comptait parmi « les forts, les bons et les purs, » l’historien Jean de Müller, subjugué comme bien d’autres par « l’homme extraordinaire, » va lui porter son hommage. Gentz, dans une lettre de la dernière dureté, où il rompt avec lui solennellement, l’accable sans pitié. « Je vous connais : si le diable en personne venait sur terre, je lui donnerais l’infaillible moyen de vous avoir en vingt-quatre heures pour allié ; la nature a produit en vous un ouvrage manqué en associant une force de tête extraordinaire avec une âme sans courage. » Le jour n’était plus éloigné pourtant où cet homme, qui faisait aux autres la leçon de si haut, aurait à son tour besoin d’indulgence ; l’épreuve où succomba cette haine de Napoléon qui le rend si fier fut la guerre de 1809. Lorsque le gouvernement autrichien a résolu de suivre l’impulsion donnée par l’Espagne, Gentz déploie son activité habituelle ; il écrit mémoires sur mémoires, soit pour exposer les ressources dont l’Autriche dispose, soit pour tâter la Prusse et presser l’Angleterre. A la veille des hostilités, les journaux publient un manifeste dont il est l’auteur ; mais le style même de cette pièce, décent, diplomatique, conforme d’ailleurs au tempérament de l’Autriche et à celui de l’écrivain, forme un contraste frappant avec l’émotion qui inspire aux archiducs leurs brûlans appels aux populations, et qui soulève le Tyrol. C’est une rhétorique faite pour convaincre les salons, non pour remuer les masses, comme si la seule pensée de voir celles-ci se lever eût effrayé l’Autriche. Pendant la guerre, la fièvre de Gentz s’irrite de l’insuffisance des généraux ; il se plaint de tout le monde, et ses sarcasmes n’épargnent pas même l’empereur Franz. Il discute froidement avec Radetzky les avantages d’un changement de dynastie ; on lit dans son journal : « Plusieurs officiers distingués sont si profondément convaincus de l’incapacité incurable, de la parfaite nullité de notre gouvernement, que l’idée de voir périr la dynastie, loin de leur faire peur, commence à leur sourire. » Cependant, à mesure que le dénoûment approche, sa fièvre tombe peu à peu ; lorsque l’Autriche est défaite encore une fois, il se calme tout à fait. La paix de Vienne ensevelit définitivement ses espérances et son courage, et ouvre pour lui une nouvelle époque.

L’état de son esprit à la suite de cet événement n’est pas une de ces tristesses viriles causées par les malheurs publics, dont il parle dans la préface des Fragmens ; sa désillusion a de moins nobles causes. Gentz a quarante-six ans, et ressent déjà les premières atteintes de l’âge. Les habitudes de sa jeunesse sont devenues plus exigeantes depuis qu’il est à Vienne, sur la terre classique du plaisir insouciant et de la frivolité. Jamais en effet sociétés plus brillantes n’ont animé la capitale de l’Autriche qu’à cette époque, où les Lobkowitz et les Esterhazy, les princesses de Courlande et la princesse de Bagration, les Palfy, les Schœnborn, les Lichtenstein, déploient, comme pour s’étourdir sur l’abaissement de l’état, un luxe inouï de fêtes, d’ameublemens et d’équipages. On comprend les embarras d’argent d’un fonctionnaire qui veut figurer dans cette société ; la source des libéralités anglaises est tarie, l’empereur Franz est avare et ne donne rien, le cours du papier-monnaie est tombé au plus bas ; Gentz est miné. C’est dans ces circonstances qu’il se lie étroitement avec le prince de Metternich,, qui remplaçait le comte de Stadion à la tête des affaires. Alors commençait à s’élever cette grandeur toute d’illusion à laquelle on a cru de loin pendant trente ans, mais qui ne résistait pas aux regards d’un observateur attentif. Nous savons ce qu’elle valait, aujourd’hui que l’Autriche a payé les erreurs de ce long ministère. D’une moralité dans les affaires d’argent qui a autorisé les plus étranges imputations, Metternich n’eut dans toute sa vie publique qu’une pensée, celle de se maintenir, et, avec la prétention affichée jusqu’au bout de ne céder ni aux hommes ni aux événemens, il ne s’est maintenu qu’en cédant toujours. Son ignorance, qui s’étendait jusqu’à l’orthographe et à la grammaire, n’était point compensée par la portée naturelle de l’esprit ; un sourire perpétuel qu’on pouvait interpréter au besoin de bien des manières, où le maréchal Lannes voyait une flexibilité rampante, le baron Hormayr la ruse et la convoitise, lord Russell une habitude machinale, jouait autour de ses lèvres et masquait le peu de fonds de son esprit. Fanfaron de libertinage et de frivolité dans sa jeunesse, devenu dogmatique avec l’âge au point de fatiguer les mieux disposés à l’admirer sur parole, arrivé dans les dernières années au plus ridicule orgueil, parlant de principes comme s’il en avait jamais eu, de la postérité comme s’il ne doutait pas du jugement qu’elle porterait sur lui, ses vanteries, après une suite d’échecs si continuelle, faisaient hausser les épaules autour de lui. Il n’a rien réalisé, il n’a laissé debout, à force d’appuis extérieurs, qu’un édifice vermoulu au dedans. Cet homme d’état n’a pas seulement discrédité la diplomatie plus qu’aucun autre en montrant par son exemple que, sans connaissances sérieuses, sans idée politique, les seules qualités extérieures, l’aplomb, le flegme, l’indifférence sur toute chose, sauf sur le succès immédiat, peuvent placer un diplomate au premier rang ; il est encore un des plus grands corrupteurs qui aient existé, car son esprit frivole et médiocre employait d’instinct ce qu’il avait de séductions à faire vibrer chez tous ceux qui l’approchaient les cordes intéressées et vulgaires ; il se les attachait par là. Il serait absurde d’accuser, comme le font quelques écrivains allemands, Metternich d’avoir perverti Gentz ; ils n’avaient rien à s’envier l’un à l’autre. Metternich n’a fait que mettre au large les mauvaises qualités de Gentz, contenues jusque-là par les difficultés de sa position. Ils se sont sentis nécessaires l’un à l’autre dès qu’ils se sont connus ; Gentz ne pouvait se passer d’une protection lucrative, Metternich d’une plume exercée et obéissante. Du jour où il sauve Gentz de la ruine, celui-ci est sa doublure, son second moi : l’on peut juger le maître par le confident et le confident par le maître ; mais il ne faudrait pas croire que sa tenue à côté de Metternich fût celle d’un subalterne ou d’un courtisan ; il le connaissait trop pour ne pas s’affranchir avec lui des gênes du respect ; il lui résistait en face, le traitait en écolier, et lui fit plus d’une fois devant témoins des algarades que le ministre essuyait avec une imperturbable patience.

Metternich lui avait fait conférer le titre d’agent diplomatique des hospodars de Moldavie et de Valachie. C’est en cette qualité qu’il figure officiellement dans les conférences et les congrès depuis la fin de l’empire jusqu’à la fin de la restauration ; mais il y figure encore sur un autre pied, qui n’est pas celui de ministre, bien moins encore celui de simple secrétaire, et qu’on ne peut expliquer que par la position tout à fait exceptionnelle qu’il occupait en Autriche. Les lettres à Pilat, qui commencent à cette date, nous montrent Gentz arrivé par l’abus des émotions à une impassibilité qu’on prendrait pour de la sagesse et qui n’est que du dégoût. L’issue de la campagne de Russie, le frissonnement de l’Allemagne à la vue des débris d’armée qui la traversent, l’explosion qui éclate bientôt, la lutte définitive et l’approche des événemens qu’il appelait depuis dix années, le laissent parfaitement tranquille. « Rien ne m’enthousiasme, écrit-il cyniquement ; froid et blasé, pénétré plus que je ne voudrais de la folie universelle, et convaincu, de ma propre sagesse ? non, mais de mon infernale clairvoyance, j’observe avec une joie presque satanique la fin ridicule de ce qu’on appelle les grandes choses. » Aux conférences de Ratiborsitz, pendant l’armistice qui suit la bataille de Bautzen, croyez-vous qu’il se soucie de la paix ou de la guerre, qu’il s’impatiente des tergiversations de l’Autriche ? Nullement ; la réunion des souverains au château de la duchesse de Sagan, leur cortège de généraux et d’hommes d’état, le rassemblement d’un demi-million d’hommes dans l’espace de quelques lieues carrées. le va-et-vient qui amène à chaque instant des incidens imprévus et des figures nouvelles, un tel spectacle le ravit et l’occupe uniquement. A Prague, où les conférences continuent et où le départ de M. de Metternich le laisse un instant maître absolu, ébloui de la grandeur de son rôle, sollicité du matin au soir par des personnages princiers ou de grandes dames, il éprouve, à se voir le canal des grâces, le centre des informations et des nouvelles, un bonheur de parvenu, sans s’abandonner toutefois à une dangereuse sécurité. « Tout peut arriver, écrit-il à Rahel. Vous pensez bien que j’ai toute la journée des chevaux de poste tout préparés. » A Bade en 1814, à Paris en 1815, il savoure à longs traits les mêmes satisfactions puériles. Ses lettres, écrites au sortir des réunions où se décidait en ce moment le sort de la France et de l’Europe, représentent au vif la mascarade des opinions, l’imbroglio des intérêts et des calculs, la confusion des rôles ; presque tout ce qui porte un nom et tient un des fils de la situation, les Fouché, les Louis, les Pasquier, les Decazes, les Vitrolles, même les Benjamin Constant et les d’Argenson, y apparaît à côté des souverains et de leur entourage dans une attitude évidemment prise sur nature ; mais le plus curieux personnage est encore l’écrivain qui juge les événemens et les acteurs quelquefois avec une sagacité surprenante, presque toujours en homme qui n’a garde de prendre au sérieux la comédie.

Cette frivolité ne l’empêche pas d’être de part dans les plus importantes affaires ; on ne peut se passer de sa plume alerte, infatigable, qui enfante sans jamais s’épuiser mémoires, manifestes, projets, avis, protocoles ; parmi les instrumens diplomatiques du temps, on ne saurait dire combien il y en a de sa façon. Le congrès devienne donne l’essor à ses doubles aptitudes d’homme de plaisir et d’écrivain. Ce congrès ouvre dignement par une élégante orgie une ère de mysticisme épicurien ; Gentz jouit consciencieusement de toutes les fêtes sans être pour cela moins prêt au travail. On peut distinguer parmi les hommes d’état que le congrès rassemble deux catégories, les diplomates du premier rang, ceux qui ont l’oreille et le secret des souverains, qui tiennent le de dans les séances, qui semblent donner l’impulsion et conclure, les Hardenberg, les Metternich, les Castlereagh, puis ceux qui travaillent dans les commissions, élaborent les plans, rédigent les projets, simples plumitifs, si l’on veut, mais qui, chargés de donner une forme aux idées des autres, les déterminent, les fixent et sont à portée de faire souvent passer les leurs. Gentz est le premier de cette catégorie. C’est un des plus chauds adhérens du principe de la légitimité si habilement mis en avant par Talleyrand pour sauver la Saxe et la France des rapacités prussiennes, et on ne peut douter qu’il n’agisse dans ce sens sur Metternich avec efficacité. Son journal porte la trace de la résistance qu’il rencontre, des efforts qu’il fait pour en triompher, du succès qu’il obtient, et, chose plus inattendue, du fruit qu’il en recueille. « Vendredi 30 décembre. — Dîné chez Talleyrand. Il me remet un cadeau magnifique (24,000 florins) de la part du roi de France. » On lit sous une date antérieure : « La fin de cette année a été brillante. Outre les sommes que je dois à mes relations avec Bucharest, j’ai eu 48,000 florins de bénéfices extraordinaires ; mes revenus de 1814 ne se sont pas montés à moins de 17,000 ducats. L’année 1815 s’annonce bien. — Quant aux affaires publiques, bien fou qui croit à la réalisation des espérances dont se bercent tant d’enthousiastes, et auxquelles j’ai renoncé pour toujours. » Que penser d’une telle exactitude à faire le bilan de sa vénalité ? Il semble qu’on atteigne ici le dernier terme de la décrépitude morale et qu’il n’y ait plus qu’à clore cette histoire. On ne croirait pas, si l’on ne savait que la passion a de singuliers réveils, qu’une partie de cette carrière, et la plus importante peut-être, nous reste encore à parcourir.


III

La restauration comptera certainement parmi les plus brillantes époques de l’histoire moderne ; le mouvement des esprits, les essais de régénération libérale tentés en plus d’un pays, distinguent par un incontestable caractère d’élévation cette période de celles qui la précèdent et qui la suivent. On ne pourra jamais déplorer assez que les gouvernemens se soient mis au service d’un parti qui a tout perdu en voulant tout restaurer. Les lettres où Gentz se soulage avec son ami Pilat de la contrainte imposée à la place qu’il occupe ne nous révèlent pas les secrets diplomatiques que sa position l’obligeait à taire ; mais en nous faisant connaître ses opinions de chaque jour elles montrent comme dans un miroir grossissant, porté à un excès qui touche parfois au délire, ce sentiment de peur et de confiance également excessives qui engagea la restauration pour son malheur dans deux entreprises impossibles, celle de refouler, de circonscrire l’esprit humain, et celle de former entre tous les gouvernemens une conspiration en permanence pour étouffer partout les plus légers signes d’agitation populaire.

Les plus prévoyans, les plus résolus du parti rétrograde n’ont pas aperçu du premier coup l’immensité de la tâche qu’ils s’imposaient. C’est par degrés, à mesure qu’apparaissaient de nouveaux périls, qu’ils en sont venus à développer leur plan et lui ont donné une étendue sans proportion avec les forces humaines. Sous la révolution et l’empire, on pouvait attribuer à la surprise et mettre sur le compte de sa propre imprudence les succès de l’ennemi. Maintenant qu’on est le maître, on s’aperçoit que les traités de Vienne et toutes les mesures délibérées au congrès ne sont qu’un prélude ; tout cela nécessite une restauration bien autrement difficile, celle de l’ordre moral, profondément troublé, c’est-à-dire du respect de l’autorité. Pour l’accomplir, les gouvernemens entreprennent une chose au-dessus de leur puissance, à savoir de reconstituer la religion. La révolution, qu’on croit sentir, non sans raison, régner encore invisible et partout présente, était née d’une certaine conception de la société humaine et des droits de l’individu ; à cette philosophie, la restauration oppose un système contraire, et, forcée de s’improviser une théorie du droit, de la société, du pouvoir, elle a la chance de rencontrer à point nommé pour la lui fournir des penseurs d’un mérite peu ordinaire ; mais, en s’abritant derrière des théories inflexibles qui ne souffrent point de transaction, en s’engageant vis-à-vis d’elle-même à ne rien céder à la révolution, c’est-à-dire en définitive à l’esprit humain, elle est conduite à une conséquence imprévue : c’est qu’elle ne peut remuer. Ce qu’un Louis XIV, un Frédéric II, un Joseph II, ce que tous les gouvernemens de l’ancien régime ne craignaient pas de faire, user de leur autorité absolue pour réformer, pour innover hardiment, pour agir, on ne le voit plus ; ceux de la restauration épuisent leurs forces à rester immobiles en attendant qu’ils puissent reculer. Ce n’est pas tout : cette révolution, dont on croyait avoir étouffé le foyer en France, non-seulement y couve encore et jette par momens une flamme inquiétante, mais elle éclate là même où l’on s’y attendait le moins, en Espagne, en Portugal, en Italie, en Grèce ; elle triomphe au-delà de l’Atlantique. On se dit alors qu’on n’a rien gagné, que l’incendie est toujours à craindre, si le dernier tison n’est pas éteint, quelque part qu’il soit, et l’on proclame le principe de la solidarité des intérêts conservateurs, consacré bientôt par des interventions effectives. La restauration perd ainsi peu à peu l’esprit politique, qui est par excellence l’art des compromis, et ne se réveille de ses incroyables illusions qu’au fond de l’abîme.

Pourquoi ce système, dont les lettres de Gentz font voir l’étendue et la folie, qui d’ailleurs, comme tout idéal, ne s’est jamais réalisé qu’incomplètement, a-t-il eu son centre de gravité en Autriche et non pas ailleurs ? Il est assez aisé de se l’expliquer. La France de la restauration, quoiqu’elle se fût constituée sous la main de l’étranger, est encore malgré tout la plus libérale des nations de l’Europe. En Russie, le despotisme est incontesté ; la révolution n’est qu’un ennemi du dehors. Au contraire l’Autriche, par les élémens hétérogènes dont elle est formée, est la plus artificielle, la plus fragile des combinaisons ; un souffle fait vaciller cette toile d’araignée d’un bout à l’autre, une mouche qui s’abat sur elle menace de la déchirer tout entière. En même temps l’Allemagne s’agite bruyamment autour d’elle ; l’élan patriotique qui lui avait mis les armes à la main et qui avait affranchi le sol s’est transformé en espérances d’une autre nature. Il faut avouer qu’il n’y avait pas le sens commun dans la plupart des doctrines par lesquelles s’annoncent à grand bruit ces espérances ; les plus folles excentricités de la révolution française sont la raison même auprès des extravagances qui font fortune alors en Allemagne. Le culte du moyen âge, mis à la mode par les romantiques, s’arrêtait pour eux aux légendes des saints, à la douce rêverie des cloîtres ; il remonte maintenant jusqu’à l’héroïsme brutal des tribus germaniques, au rêve de l’indépendance personnelle, sans règle et sans frein, des Goths et des Chérusques. De là des théories sociales où l’ivresse de la force se combine avec une mysticité ridicule, des associations où l’amour de la gymnastique et la crainte de Dieu, la haine de la France et l’idéalisme absolu inspirent des programmes politiques plus bizarres, il est vrai, qu’inquiétans.

Il eût été bien facile de reconnaître ce que ces rêveries cachaient de vœux raisonnables et de bonne volonté, de distinguer ce qui était inoffensif d’avec ce qui pouvait devenir dangereux. On ne s’en soucia point. En Prusse, on laisse par inertie plus encore que de dessein prémédité des réclamations fondées sur les promesses les plus formelles s’user peu à peu. En Autriche, on prend à cœur de les décourager d’abord, on refuse toute part dans l’affranchissement de l’Allemagne à la spontanéité du mouvement national, et par les précautions dont on s’entoure contre les suites de ce grand élan on allume de sourdes colères. En 1817, cinq cents étudians se réunissent avec des professeurs au château de Wartbourg pour célébrer le double anniversaire de la bataille de Leipzig et de la réforme ; après plusieurs discours, on fait un feu de joie avec des livres hostiles aux sociétés de gymnastique et à la jeunesse. Voilà les grandes puissances en émoi ; les souverains et les hommes, d’état poussent un cri d’alarme ; l’imminence d’une révolution en Allemagne est dénoncée publiquement par une brochure d’origine russe ; on va, on vient, on a des conciliabules, on se réunit à Aix-la-Chapelle, on se sépare en laissant deviner des résolutions mystérieuses. En 1819, Kotzebue, un prôneur et un agent de la Russie, tombe sous le poignard d’un jeune exalté. On se ras-, semble en hâte à Carlsbad, on se concerte pour supprimer en Allemagne toute vie politique et y surveiller de près la vie intellectuelle. L’Autriche est l’âme de cette réaction effarée, et Metternich, qui la gouverne, n’a pas d’interprète plus exact, d’inspirateur plus intime que F. de Gentz.

Comment Gentz a-t-il retrouvé l’activité, comment est-il sorti du marasme où nous l’avons vu tombé ? Par la peur. Sous l’empire de ce sentiment, il recule de position en position jusqu’aux conceptions les plus irréalisables ; lui dont le bon sens et le scepticisme avaient résisté si longtemps aux idées de son absurde ami Adam Müller, lui qui tout à l’heure encore gourmandait la crédule piété de M. de Pilât, il est près d’entrer maintenant dans les chimères du mysticisme de M. de Maistre. Il passe d’une sécurité parfaite à des terreurs puériles ; il annonce la défaite sans retour de l’ennemi, puis il se sent entouré d’une puissance satanique dont il veut qu’on poursuive dans les universités et dans la presse les funestes instrumens ; peu s’en faut qu’il n’ait des hallucinations. A Heidelberg, parmi les enchantemens du paysage et de la saison, au milieu du ravissement où le jette la vue des ruines du château, le souvenir de l’université, surgissant tout à coup à sa pensée, suffit pour le troubler. « La seule tache au tableau, écrit-il à Pilât, ce sont les figures grotesques et repoussantes, en abomination à Dieu et aux hommes, qu’on voit aller, en sale costume à l’antique, les livres sous le bras, apprendre la fausse sagesse d’un tas de scélérats ; le voisinage de quatre ou cinq cents étudians de cet acabit, c’est de quoi vous gâter le paradis même[4]. » Un jour, aux bains de Gastein, il reçoit la visite de deux touristes, un libraire et un jeune docteur ; tout d’un coup il se met en tête que ce sont des conspirateurs envoyés peut-être pour l’assassiner ; il s’efforce, tout tremblant, de cacher son embarras sous un redoublement de politesse. « La conversation ne dura, Dieu merci, qu’une demi-heure. Chaque mot qui sortait de ces bouches odieuses trahissait la haine secrète de tout ce qui existe et l’orgueilleux dessein de tout refaire à neuf. Je faisais de mon mieux pour détourner l’entretien de la politique proprement dite. Ils m’ont demandé si je n’avais pas de nouvelles d’Italie, j’ai répondu par un non tout sec. Lorsqu’ils ont été partis, je n’ai pas pu m’empêcher de rendre grâces au ciel d’en être sorti vivant ; je m’attendais à chaque instant à les voir tirer de leurs poches des poignards ou des pistolets. — Toute plaisanterie à part, vous comprendrez que je me suis trouvé terriblement mal à l’aise avec ces fils du diable ; si la bande était restée trois jours ici, je serais parti ; je me serais établi à Bœckstein ou ailleurs, jusqu’à ce qu’elle eût vidé le pays. Du reste, que toute une société d’agitateurs notoires dont la moitié était, il n’y a pas six mois, en fuite ou en prison, puisse parcourir nos provinces, se rendre à pied, de sorte que tout contrôle est impossible, dans tous les coins de la monarchie, et y faire ce qui leur plaît, cela me confond. Il y a longtemps que la facilité avec laquelle nos ambassades de Berlin et de Dresde délivrent des passeports me scandalise ; on ne devrait en donner que pour aller par la grande route à Prague ou à Vienne[5]. »

Quant à la presse, il estime qu’elle est le plus grand mal positif dont la société moderne soit travaillée ; il abolirait, s’il dépendait de lui, l’imprimerie même. Il ne déteste pas la presse seulement comme incompatible avec le repos et la durée des grandes monarchies, il la hait encore parce qu’elle l’empêche de dormir en paix. Il écrit dans un jour de sécurité : « De nouvelles révolutions ne sont pas à craindre pour le moment, la faction révolutionnaire n’est pas près de remporter de victoires qui renversent les états, la sûreté matérielle des trônes et de la propriété n’est pas immédiatement menacée ; mais l’ennemi qui a juré notre mort peut encore parler comme s’il comptait, comme s’il devait vaincre bientôt. Pur bavardage ! dites-vous ; ils ont perdu leur aiguillon. A la bonne heure ; mais croyez-vous qu’il soit agréable de s’entendre crier à l’oreille toute la journée : Tu mourras, il faut que tu meures ? que cela ne vous gâte pas le plaisir de vivre ?… Il est contre nature, on ne s’explique que par la puissance de cet odieux fantôme qui s’appelle liberté de la presse, que les vaincus puissent se pavaner encore sur le champ de bataille et railler les vainqueurs. Autrefois, dit Macbeth, quand un homme était mort, on avait la paix avec lui ; les morts sortent maintenant de leurs tombes, couverts d’horribles blessures, et ils nous chassent de nos sièges[6]. » On conçoit qu’il a dû étudier à fond les moyens de combattre cette puissance infernale ; il a le mérite d’avoir compris et formulé à merveille les avantages du régime administratif sur les voies judiciaires et répressives. Le congrès de Carlsbad, en 1819, est le plus grand triomphe de ce système ; Gentz, qui a rédigé les résolutions arrêtées dans ce congrès sans y prononcer le mot de censure, habileté dont il se félicite avec un juste orgueil, le considère comme « le plus grand mouvement rétrograde qui ait été accompli ; » c’est « une victoire plus grande que celle de Leipzig. » C’en est fait des velléités constitutionnelles et libérales des petits états ; la presse et les universités sont enfin mises à la raison, l’Autriche est parvenue à inspirer son esprit aux autres puissances, à la Prusse elle-même, sa vieille rivale, et Gentz rend à l’état de Frédéric II ce glorieux hommage : « Il y a longtemps que j’observe avec une muette admiration les énormes progrès dans le bien que la Prusse a faits depuis trois ou quatre ans. Il ne manque à cet état que d’être catholique pour être avec nous le plus solide appui du monde. »

Il manque à la Prusse d’être catholique ! Ce regret n’est-il pas étrange de la part d’un Prussien protestant ? Il prouve après tout à l’honneur de Gentz qu’il était, avec toute sa légèreté, trop accoutumé à chercher la liaison des idées et de la politique pour se contenter de celle qui suffisait à M. de Metternich, politique toute simple et sans mystère, qui se réduisait à ne rien faire, comme si l’inaction n’était pas parfois la plus hasardeuse des politiques. Gentz avait besoin d’adosser la sienne à un système, et, quoique l’Allemagne fût aussi riche que pays du monde en fait de systèmes, c’est à la France, c’est à MM. de Bonald et de Maistre qu’il emprunte sa théorie de la restauration. Comme il suivait avec la plus vive curiosité la presse française de tous les partis, il remarque lui-même ce fait singulier que le pays où le mal a ses organes les plus déterminés est aussi celui où le bien a ses avocats les plus puissans. En effet c’est la France qui a donné la philosophie de la révolution ; c’est aussi en France que la théorie de la restauration, théorie chimérique à coup sûr, mais subtile et profonde, a reçu entre les mains de M. de Bonald, de M. de Maistre et de beaucoup d’autres sa forme la plus magistrale. Ces théoriciens ont-ils pris tout à fait au sérieux les idées qu’ils exprimaient d’un ton si absolu, ont-ils pensé que la politique eût pour but et pût concevoir l’espérance de les réaliser ? Il est permis, sans leur faire injure, d’en douter un peu ; quelle que fût leur sincérité, il y a du procédé littéraire, il y a de l’emportement d’imagination, il y a du plaisir d’étonner dans ces bravades jetées à l’esprit moderne, dans ces paradoxes si intrépidement soutenus. M. de Maistre, pour ne citer que le plus illustre, est le Proudhon de la politique rétrograde. Gentz se nourrit de ces nouveaux sophistes, et paraît entièrement dupe de leur éloquence ; il y découvre la vraie philosophie, le but vers lequel l’état-major intellectuel que les gouvernemens sont forcés désormais d’entretenir, s’ils veulent durer, doit diriger l’opinion publique. Le livre du Pape le jette dans l’enthousiasme ; c’est le plus sublime et le plus important ouvrage qui ait paru depuis un demi-siècle, bien que ce ne soit pas un aliment destiné aux âmes tièdes et aux intelligences critiques ; l’auteur, plus éloquent que Burke, plus pénétrant que Montesquieu, mériterait qu’on lui élevât une statue dans une des premières églises de Rome et que les rois se disputassent l’honneur de l’attirer près d’eux. « Non, je le crois fermement à cette heure, l’église ne périra pas ; qu’une pareille étoile brille seulement une fois par siècle, l’église durera, que dis-je ? elle vaincra… Ce livre extraordinaire, ignoré de la misérable génération actuelle, rayonnera dans l’avenir ; c’est le fruit de la moitié d’une existence… Quel homme ! Et dire que ses contemporains, sauf quelques-uns, ne savent pas même qu’il vit au milieu d’eux ! De Pradt est dix fois plus célèbre que de Maistre[7] ! » Cet enthousiasme a pour pendant l’indignation que lui inspirent les écrits les plus modérés de l’opposition ; à propos de l’ouvrage de M. Guizot, Du gouvernement représentatif et du ministère actuel, qu’il vient de lire : « Ce livre m’a coûté plusieurs nuits, écrit-il à Pilat ; je ne regrette pourtant pas les heures que j’ai consacrées à ce démon. Je me dis avec Adam Müller : Croître dans la connaissance du diable, c’est encore servir Dieu. Celui-ci est d’ailleurs parmi les écrivains de la nouvelle école non-seulement facile princeps, mais omnino princeps ; on se croit tourmenté par un cauchemar quand on voit une perversité (Verkehrtheit) d’idées si absolue servie par un si prodigieux talent[8]. »

Gentz s’efforce d’entretenir en lui la confiance en dépit de tout, et, n’y réussit pas complètement. Les événemens viennent à chaque instant démentir les raisons d’être tranquille et les assurances de victoire qu’il ne cesse de se donner à lui-même. La séparation définitive des colonies espagnoles, érigées en républiques, la convocation des cortès en Espagne à la suite des soulèvemens militaires, et proclamation d’une constitution libérale à Madrid, puis dans le royaume des Deux-Siciles, bientôt après en Portugal, le retentissement de cette triple révolution en Piémont, l’agitation croissante de l’opinion française, le réveil de la Grèce, que sais-je encore ? le moindre fait, le plus léger mouvement, évoquent tous les matins le fantôme qu’on se flattait d’avoir conjuré. Gentz voit dans chacune de ces révolutions quelque chose de plus horrible et de plus satanique que dans toutes les autres. « Jamais l’enfer n’a produit monstres pareils à ces Espagnols. » Un peu plus tard, à propos des tentatives faites en Piémont, « c’est, écrit-il, la pire affaire que les bandits révolutionnaires aient jamais entreprise ; la mesure de leurs méfaits est comble. » Aussi personne ne professe plus ardemment que lui le principe de la solidarité des intérêts conservateurs et le droit d’intervention pour les défendre partout où ils sont menacés. Il déploie aux congrès de Troppau, de Laybach, de Vérone, son activité ordinaire ; il y recueille comme toujours des complimens, des décorations, des largesses ; il s’étonne lui-même de sa propre virtuosité, et s’applaudit des résolutions prises dans ces congrès comme de succès qui lui seraient personnels. Il en avait quelque peu le droit, car les actes essentiels, par exemple la fameuse déclaration de Laybach, sont son œuvre. Il s’anime la plume à la main contre la révolution, et après une conférence où l’entrée de 95,000 Russes en Italie a été résolue pour avoir raison des Napolitains, il écrit au fidèle Pilat : « Il fallait en venir là ; . force est de combattre la révolution corps à corps, puisque les armes morales sont désormais impuissantes. Armés de pied en cap, toutes masses réunies, canons et cosaques d’un côté, bandits et fusées incendiaires de l’autre, il faut que les deux systèmes luttent à mort et qu’on sache lequel est le maître du monde. Voilà ce que l’empereur Alexandre a compris, et nous avec lui… Si nous l’emportons, la bonne cause est sauvée ; si nous sommes battus, le bon Dieu peut créer un nouveau monde, c’en est fait de l’ancien[9]. »

Au congrès de Vérone, Gentz s’entend à merveille avec, les plénipotentiaires français, particulièrement avec M. de Chateaubriand, qui, dit-il, le comble de caresses. « Nous avions hier un dîner diplomatique chez le prince, j’y ai vu pour la première fois Chateaubriand ; j’étais assis à côté de lui. Il connaît parfaitement ce que j’ai écrit… Il m’a dit entre autres choses qu’un fait immense et qui n’échapperait pas à l’histoire, c’est que, quatre ou cinq ans après que tout semblait désespéré, une poignée d’hommes, — on pourrait les compter sur ses doigts, — qui avaient osé combattre sérieusement la révolution en soient venus à mettre aujourd’hui cabinets et armées en campagne contre l’ennemi commun. Il signale comme les deux grandes époques de cette réaction hardie, en France la fondation du Conservateur, en Allemagne le congrès de Carlsbad[10]. » Gentz écrit encore : « Chateaubriand est parti avant-hier soir ; son séjour à Vérone, quoiqu’au commencement très pénible pour sa vanité, lui aura plus profité que dix années à Paris… Montmorency et La Ferronays ont aussi pris de nous et du reste du monde des idées bien différentes de celles qu’ils avaient apportées[11]. » Gentz veut dire qu’on leur avait fait comprendre qu’en chargeant la France d’intervenir en Espagne on entendait qu’elle fût le bras de la sainte-alliance, rien de plus, et qu’on pourrait au besoin de franciser cette affaire. Le congrès de Vérone ne lui laisse pourtant pas une satisfaction sans mélange ; il est le dernier acte d’une entreprise qui supposait, pour être menée à bien, une entière communauté dépensée et d’action entre les gouvernemens. et il a montré que cette communauté est radicalement illusoire. La retraite de l’Angleterre en fit éclater les impossibilités et en dissipa le rêve. Un esprit libéral, plus conforme à la vérité de l’histoire de l’Angleterre, à sa constitution, à son origine révolutionnaire, à ses intérêts, préside, sous le ministère de Canning, à la politique du gouvernement anglais ; la tiédeur déjà remarquée chez lord Castlereagh à Troppau se manifeste plus fortement à Vérone malgré les dispositions personnelles de lord Wellington. L’Angleterre se sépare des souverains du continent, et l’édifice de la réaction tombe en poussière. Gentz écrit alors : « Le mauvais principe engendré par la réforme et plus tard par la rébellion contre Charles Ier, dont la révolution de 1688 n’est qu’un faible épilogue, n’a jamais, à vrai dire, péri en Angleterre ; assoupi pendant la plus grande partie du XVIIIe siècle, lorsqu’il s’est réveillé, il n’a pas tardé à être comprimé. Il a levé la tête avec la révolution française, mais l’énergie de Pitt et la profonde orthodoxie de Burke l’ont abattu de nouveau. Depuis 1845, il s’est redressé avec de nouvelles forces ; il est à cette heure un des plus formidables alliés de nos ennemis… Je n’aurais pas grand’peine, j’en suis sûr, à montrer l’absurdité des discours de Grey, de Holland, de Mackintosh, à les écraser dans la boue, si j’avais le loisir et la liberté de me livrer à ce travail. Je n’ai ni l’un ni l’autre[12]. » L’objet favori de sa haine, comme de celle de Metternich, est Canning ; ils laissent tous deux éclatera sa mort une joie indécente. Gentz écrit : « Nous étions à table lorsqu’il est arrivée la grande nouvelle de la mort de Canning. Vous imaginez l’agitation ; tout le monde s’est levé sans achever de dîner… De quelque côté qu’on la considère, il est et demeure parfaitement certain que cette mort doit être regardée comme une grâce d’en haut[13]. » On prend en pitié cet aveuglement d’un esprit que la haine possède, et l’on se demande ce qu’eût ditBurke d’entendre parler ainsi son traducteur d’autrefois et le théoricien de la constitution anglaise ; ce langage n’est pourtant que le dernier terme d’une aberration dont on a pu suivre pas à pas le progrès, et qui commence par la peur de la liberté.

L’histoire de Gentz est désormais celle de ses désenchantemens ou plutôt de ceux de la restauration. Trompé du côte de l’Angleterre, inquiet du côté de la France, il s’alarme de l’ambition de la Russie, qui prête la main aux Grecs, il voit avec épouvante la révolution, odieux Protée, revêtir une nouvelle forme, celle du despotisme barbare. En 1805, en. 3808, Gentz adhérait au plan soumis par Talleyrand à Napoléon de jeter et d’agrandir l’Autriche du côté de l’Orient, ce qui lui eût, comme le dit si bien M. Mignet[14], préparé un autre avenir en la rendant homogène, ce qu’elle n’était pas, en l’intéressant à la civilisation du monde au lieu de la laisser immobile dans un passé qu’elle s’usait à défendre. Maintenant, dans cette question comme dans toutes les autres, Gentz ne connaît que la politique d’inaction ; il se contente de gémir sur l’union des trois puissances en faveur des Grecs, il en vient presque à regretter la mort de Canning, le seul homme qui fût en état de tenir en échec l’ambition moscovite. Il ne croit plus au triomphe de la bonne cause, il prétend n’y avoir jamais cru[15], et, se rendant cette justice d’avoir lutté sans espérance, il prononce avec un orgueil plein d’amertume son vixtrix causa diis placuit, sed victa Catoni ; mais il se vante. Le fait est qu’il vit à la merci des événemens ; il est, ce qu’il a toujours été, la dupe de ses illusions, le jouet d’un tempérament inégal, tantôt abattu jusqu’à l’hypocondrie, tantôt exalté jusqu’au délire, avec des heures d’implacable lucidité. Il salue avec satisfaction l’arrivée du ministère Polignac, il se délecte au premier moment dans la pensée des cris de rage que vont pousser les journaux libéraux de France et leurs amis d’Allemagne. Pourtant la publication des ordonnances l’effraie, quoi qu’il en ait, et le lendemain de la révolution des trois journées il se pique de les avoir prédites et d’en avoir annoncé l’issue. Sa correspondance à cette époque, notamment les lettres adressées à M. Salomon de Rothschild nous donnent le spectacle de l’inquiète agitation des gouvernemens, de leurs perplexités, de la diversité de leurs sentimens, et nous permettent de suivre heure par heure les chances de paix et de guerre. Autour de Gentz, les fanatiques, étourdis un instant par ce coup imprévu, reviennent bientôt à leurs petits calculs ; ils s’applaudissent de voir le nouveau régime établi en France battu par la tempête des passions républicaines, ils suivent avec ravissement la rapidité de sa décadence et se bercent de l’espoir d’une prochaine victoire ; en même temps ils espèrent, ils demandent, ils annoncent la guerre. Pour la première fois depuis trente ans, au milieu de cette cour où son zèle avait toujours échauffé celui des autres, Gentz, le modèle des opinions correctes et de l’inflexibilité monarchique, s’expose à passer pour un transfuge, à se faire accuser de tiédeur ou de trahison ; il est parmi les sages qui ne veulent pas de la guerre et qui conseillent de consolider à Paris, s’il se peut, n’importe quel trône. À la Gazette de France, qui prend la peine de démontrer tous les matins que les républicains seuls avec les légitimistes sont dans la logique, il répond qu’il ne suffit pas plus aux coquins qu’aux honnêtes gens d’être conséquens pour avoir raison ; ce n’est pas avec des raisonnemens ou des diatribes qu’on anéantira la royauté en France. « Otez ce dernier lien, l’anarchie vous inonde, la guerre est inévitable ; je plaide la cause d’un mannequin sur le trône, pourvu qu’il y reste[16] ! » A ceux qui soutiennent que le principe de la souveraineté du peuple et celui de la monarchie légitime ne peuvent subsister ensemble et que la force doit décider entre eux, il oppose le fait de l’Angleterre constitutionnelle, qui depuis un siècle subsiste et traite avec les monarchies continentales, le fait du catholicisme et du protestantisme, qui, après plus de cent ans de guerre, ont dû poser les armes et vivent côte à côte pacifiquement ou ne se combattent que sur le terrain des idées. « A supposer que le jour de la bataille ne puisse être évité, sommes-nous si sûrs de la victoire qu’il n’y ait pas imprudence de notre part à le hâter ? Faut-il donc, au lieu d’employer ce qui nous reste de force à nous maintenir chez nous, attendant des chances meilleures qui peut-être ramèneraient la vraie restauration, faut-il, comme des joueurs désespérés, mettre tout sur une carte et, si nous perdons, tirer le rideau[17] ? » Gentz revient ainsi, mais trop tard, au point de vue de la vraie politique, qui ne poursuit pas l’anéantissement impossible de tous les principes au profit d’un seul, mais prépare et négocie des transactions nécessaires entre des principes indestructibles. Cette sagesse, il faut en convenir, lui coûte terriblement à pratiquer ; il se sent mal à l’aise, après avoir mené si longtemps le chœur des partisans d’une réaction à outrance, de se trouver dans la minorité des esprits modérés. Les hallucinations de la peur le hantent encore par momens ; l’univers lui fait l’effet d’un monstre dont la gueule béante engloutit et remâche toutes choses éternellement. S’il tourne les yeux sur lui-même, il se cherche et se reconnaît à peine. « C’est un terrible temps, écrit-il à Rahel en 1831, que celui où nous vivons. La terre s’assombrit de plus en plus ; impossible maintenant de calculer à coup sûr un mois d’avance le destin de son pays, de son entourage, son propre destin à soi-même. Nul ne sait plus au juste à quel parti il appartient ; opinions, désirs, besoins, tout cela se croise et s’entre-choque si bizarrement dans le chaos universel qu’on ne distingue plus l’ami de l’ennemi ; c’est une guerre de tous contre tous à laquelle les coups de foudre et les tremblemens de terre peuvent seuls mettre un terme. »

C’est là son dernier mot ; nous le retrouvons tombé dans l’état (1) où nous l’avons vu aux approches de la fin de l’empire, mais cette fois sans retour. Après 1815, pendant ces rapides années où tout rit à la restauration, les molles habitudes de Gentz, ses vices, sa vanité de factotum diplomatique intéressé aux succès de la sainte-alliance, lui rendent une fébrile activité ; puis la situation devient difficile, la victoire est de plus en plus contestée, et en même temps, forcé de céder aux rudes avertissemens de l’âge, il renonce aux fatigues de la vie mondaine et se résigne à la nécessité de vivre dans une demi-retraite, nécessité pénible pour un causeur brillant et léger, habitué à tous les genres de succès, pour l’esprit le moins capable qu’il y eût au monde de supporter la dangereuse épreuve d’un perpétuel commerce avec ses propres souvenirs. Qu’on se représente un homme que le tonnerre fait trembler, qu’une poignée de main trop vigoureuse secoue douloureusement, qu’une moustache militaire intimide jusqu’à le réduire au silence, obligé de s’accrocher à l’habit de Metternich en montant les degrés de l’amphithéâtre de Vérone, tressaillant aux cris d’une oie en colère ou aux coups de fouet d’un charretier, ne se hasardant qu’à contres-cœur à faire une promenade en bateau, notant les jours où la mort lui fait moins de peur, s’avouant résolument qu’il n’a pas de courage ; on ne s’étonne pas qu’une politique de silence, de demi-jour et d’immobilité soit celle qui lui plaît le plus, et que le tumulte naturel des choses le trouble comme un commencement de cataclysme. Une seule passion peut le ranimer encore, et c’est celle qu’il est le plus difficile, je ne dis pas de comprendre ou d’excuser dans un vieillard, mais d’y rencontrer sans éprouver un sentiment de pitié et sans y joindre une idée de ridicule ou de dégradation. Tout à coup, vers 1828, il reparaît dans le monde plus vif, plus assidu, plus infatigable que jamais ; il s’éprend d’un goût tout nouveau pour la poésie et se passionne pour le poète de la jeunesse, Henri Heine ; il cache d’abord le secret de ce rajeunissement, puis il le laisse deviner, et bientôt l’étalé orgueilleusement. Il est amoureux d’une danseuse de dix-neuf ans, Fanny Essler ; il écrit à ses amis des lettres dont l’exaltation les désarme et les inquiète en même temps. « Je l’ai conquise, dit-il en s’adressant à Rahel, par un seul enchantement, celui de mon amour ; elle n’imaginait pas, avant de me connaître, qu’il en pût exister de pareil… Tout me ravit en elle, ses yeux, ses mains, que je puis contempler des heures entières, sa voix qui m’enchante toujours. Je fais son éducation avec une sollicitude paternelle, ce sont des causeries inépuisables ! ajoutez à tout cela les choses qui ne peuvent se dire, et vous comprendrez ma folie. » La mort de Goethe vint couper court à ces délices et le frappa d’un pressentiment trop véridique ; il mourut lui-même le 9 juin 1832. Ses funérailles furent faites aux frais de ceux qui avaient pourvu à ses besoins pendant sa vie, car il mourait pauvre, quoiqu’il eût trouvé moyen de vivre jusqu’au bout dans l’opulence.

F. de Gentz fut enterré selon le rite évangélique. Malgré ses récriminations réitérées contre le protestantisme, malgré l’exemple de plusieurs de ses amis et les velléités qu’il avait lui-même manifestées plusieurs fois, maigre sa présence régulière aux messes de gala, il n’avait point embrassé le catholicisme ; soit qu’un scepticisme invincible le rendît indifférent à toutes les confessions, soit qu’un reste d’attachement à la religion de son enfance le retînt au moment de faire le dernier pas. Le catholicisme seul aurait mis dans sa politique et dans sa vie la logique qui ne s’y trouve point. On n’y découvre qu’un seul dessein poursuivi sans broncher d’un bout à l’autre, celui de vivre au large parmi ceux auxquels la fortune prodigue les jouissances de la terre. Il s’applaudit quelque part dans ses lettres d’avoir su puiser dès sa jeunesse à pleine coupe aux joies de la vie au lieu de se résigner comme un gueux au supplice de Tantale. Si telle fut en effet son ambition, il l’a grandement satisfaite ; mais ce beau succès n’en fait éclater que davantage la choquante disproportion qui existe chez lui entre les acuités de l’esprit et le caractère. On s’étonne qu’un homme qui ne devait sa fortune qu’à son talent, pour tout dire, un parvenu de l’intelligence se soit montré si hostile à l’intelligence. Il n’y a pas à s’y tromper, cette puissance nouvelle, essentiellement démocratique, puisque la nature la répartit sans acception de classes, qui veut percer à tout prix, parce qu’elle a conscience de sa force et se sent appelée à commander, cette puissance qui demande à toutes les autres de produire leurs titres et dérange incessamment toute hiérarchie pour prendre la place qui lui est due, a été la grande terreur de Gentz. On dirait que, sachant par lui-même de quoi l’intelligence est capable lorsqu’elle se met au service d’une ambition toute personnelle, il n’a pu envisager sans inquiétude l’avenir des sociétés, si l’on ne parvenait pas à dompter une force si redoutable. Pourquoi ne pas l’avouer ? Des esprits sincères éprouvent à l’heure qu’il est les mêmes craintes. A mesure que se propagent l’ambition de connaître, la prétention de juger, et que les lueurs d’un demi-savoir descendent de couche en couche jusqu’au fond des masses populaires, on ne voit pas sans un grave souci toutes les positions devenir instables, les rivalités se multiplier sans nombre et paraître plus âpres entre ceux qui ont le désir de s’élever. On s’imagine que ces lumières incomplètes livrent le peuple comme une proie plus facile aux beaux diseurs et aux doctrines suspectes ; on croit qu’elles dissolvent les traditions qui sont le lest de la société, détruisent les habitudes d’obéissance à des règles précises et respectées, et qu’elles ne les remplacent pas, car elles ne sont pas une règle efficace, un ressort actif et vivant. Voilà bien, dégagées de ce que la passion politique y mêlait d’étranger, les idées soutenues par Gentz, et ces idées n’ont pas disparu. Il n’y a qu’une réponse à faire, et le temps, loin d’en affaiblir la force, l’accroît au contraire d’année en année. Les inconvéniens fussent-ils réels, on ne comprimera pas les esprits, on n’assoupira pas la curiosité, on ne circonscrira pas la pensée dans certaines régions où on la juge inoffensive, ni dans un cercle de recherches qui ne touchent en rien, à ce qu’il semble, aux intérêts de la société ; on ne le fera pas, dis-je, parce que des expériences répétées ont prouvé que cela est impossible. On ne songerait plus à en appeler des changemens introduits dans le monde depuis 1789, si les révolutions accomplies en France avaient eu le succès de la réforme ou celui de la révolution d’Angleterre. Qu’on ne se fasse pas trop d’illusion cependant ; on peut dire de nos révolutions ce qu’on a dit des croisades : « Aucune n’a réussi, les enfans mêmes le savent ; mais toutes ont réussi, et c’est ce que les hommes mêmes ne savent pas voir. » Pas une de ces dates, regardées par les uns comme des catastrophes, par les autres comme des délivrances, qui ne marque un pas de l’esprit ; la révolution de 1830 (Gentz eut le courage d’en juger ainsi) détruisit pour jamais tout espoir de retour en arrière. Que se passe-t-il pendant les périodes de compression où l’on se croit à la veille de regagner ce qu’on a perdu ? L’esprit prépare ses revanches, d’autant plus dangereuses qu’il a plus souffert ; la pensée, ne pouvant s’épancher au grand soleil en liberté, se creuse des canaux souterrains qui minent le sol et portent au sein d’intelligences naïves des idées qui échappent à toute discussion et les dominent exclusivement. Il n’y a de salut que dans la libre concurrence des esprits. Les états civilisés de l’Europe ont atteint l’âge difficile où l’on n’agit plus d’instinct, où chaque démarche est d’avance discutée, où chaque mesure est soumise à la critique, où chaque homme public est forcé de compter avec l’opinion, où chaque voix soulève mille contradictions et mille échos. Les sociétés ne peuvent se conduire à travers ces conflits éternels qu’en suivant des majorités variables, dont l’acquiescement plus ou moins éclairé à des voix intelligentes, à des doctrines diverses, à des théories provisoires, est l’indispensable condition de toute sécurité comme de toute action, et peut seul concilier la conservation avec le changement.


P. CHALLEMEL-LACOUR.

  1. Erinnerungen für edle Frauen, von Elisab. von Stœgemann, 2 vol. Leipzig 1846.
  2. Briefe an Pilat, t. II, p. 401.
  3. Observations sur la négociation entre l’Angleterre et la France en 1806. — Mémoires et lettres inédites du chevalier de Gentz, par G. Schlesier ; Stuttgart 1841, p. 108.
  4. Briefe an Pilat, t. Ier, p. 379.
  5. Briefe an Pilat, 10 août 1820, t. Ier, p. 419.
  6. Ibid, t, II, p. 147.
  7. Briefe an Pilat, t. 1er, p. 458.
  8. Ibid, t. Ier, p. 441.
  9. Tome II, p. 43.
  10. Briefe an Pilat, t. II, p. 81.
  11. Ibid., t. II, p. 136.
  12. Briefe an Pilat, t. II, p. 47.
  13. Ibid., t.. II, p. 224.
  14. Notice historique sur le prince de Talleyrand.
  15. Voyez Lettre à Mme d’Helvig, dans Schlesier, t. Ier, p. 316.
  16. Briefe an Pilat, t. II, p. 303-304.
  17. Argumens en faveur de la vraisemblance de la paix (décembre 1830). — Considérations sur la situation de l’Europe (septembre 1831). Schlesier, t. V, p. 172-196.