Diplomatie Anglo-Américaine – De la rivalité de l’Angleterre
DE
L’ANGLETERRE ET DES ÉTATS-UNIS.
ET DANS L’AMÉRIQUE CENTRALE.
L’un des traits les plus remarquables de l’histoire du monde depuis un siècle, c’est rabaissement progressif ou du moins le retardement de tous les peuples de race latine ou de religion catholique compare au développement extraordinaire, à l’ascendant certain qu’a pris la race anglo-saxonne. Que sont devenus et l’Espagne et le Portugal, et la Hongrie, et la malheureuse Pologne, et la triste Italie, et la déplorable Irlande ? Tous ces états sont amoindris ; pour tous, la richesse et le crédit comparatif dont ils jouissaient, le degré de considération et d’importance qu’ils occupaient dans la grande famille, sont douloureusement abaissés. Seule entre les nations qui sont ses sœurs par le sang ou par la religion, la France reste encore debout comme puissance du premier ordre : sans doute, elle aussi, elle a perdu d’immenses possessions et de riches colonies, sans doute elle a vu disparaître la prépondérance fugitive que Dupleix lui conquit pour un moment dans l’Inde ; mais, malgré des revers inouïs, malgré des catastrophes sans nombre, et dans lesquelles il semblait qu’elle dût succomber sans espoir de retour, elle n’a cependant pas cessé de travailler, d’augmenter ses richesses intérieures et de développer les ressources de son admirable territoire ; mais elle est toujours la mère féconde d’innombrables et vaillantes légions : énigme insoluble, objet d’inquiétudes pour le monde, où elle ne compte plus d’alliés certains, toujours redoutée cependant, car elle est encore puissante par l’influence des mœurs, des goûts et des idées, par les échos menaçans que ne manquent jamais de réveiller les éruptions périodiques de son volcan révolutionnaire.
Que vaut toutefois cette situation, qui a certainement sa grandeur, mais qui est pleine aussi de périls et d’inconnu, que vaut-elle, si on la compare à la position que les soixante dernières années ont faite à l’Angleterre ? Tandis que nous étions refoulés sur nous-mêmes par l’Europe coalisée, l’Angleterre s’emparait du commerce du monde, elle s’enrichissait de nos dépouilles et de celles de l’univers, prenant ceci à l’Espagne ou cela à la Hollande et quelque chose à chacun, ajoutant par la force des armes plus d’une centaine de millions d’hommes au nombre de ses sujets, annexant à son gigantesque empire, par la voie pacifique de la colonisation, des territoires aussi grands que l’Europe, comme la Nouvelle-Hollande par exemple, parvenant enfin à ce point suprême où tout lui a profité, la paix comme la guerre, où elle a pris un tel pied dans les intérêts de tous les peuples, que beaucoup d’états sont devenus ses vassaux, que tous doivent s’appliquer à vivre en bons rapports avec elle, qu’elle ne courtise l’alliance ou l’amitié de personne, et qu’elle est sûre cependant, dans la plupart des questions importantes, d’entraîner à sa suite presque tous les gouvernemens.
Le développement qu’a pris depuis soixante ans aussi la puissance des États-Unis d’Amérique n’est pas moins digne d’attention. Dans son ensemble, il ne représente pas une masse aussi imposante que celle de l’Angleterre ; il n’a pas reçu au même degré la consécration de la gloire militaire, ce cruel prestige qui exerce une séduction si enivrante sur l’imagination des peuples ; mais dans la réalité, si l’on tient compte des points de départ et d’arrivée, on ne sait si, toute proportion gardée, les progrès des États-Unis, ces autres représentans de la race anglo-saxonne, ne sont pas aussi extraordinaires que la fortune acquise à leur aînée. Il y a soixante ans, c’était une confédération de treize petits états à peine nés à l’indépendance, peuplés de quatre millions d’hommes tout au plus, resserrés encore dans l’étroite bande de terrain qui s’étend du rivage de l’Atlantique au pied des monts Alleghanys. Aujourd’hui, c’est sous tous les rapports une puissance de premier rang ; comme population, elle ne compte plus parmi les nations civilisées que quatre états qui puissent se vanter d’un chiffre supérieur au sien ; comme richesse, c’est le pays où la moyenne de l’aisance individuelle est incontestablement le plus élevée ; comme développement commercial, elle égale déjà la France ; comme marine, elle le cède à peine encore à l’Angleterre elle-même ; comme importance territoriale enfin, elle est assise sur les deux océans, embrassant dans son sein des espaces immenses, enlevés par la violence à ses voisins plus faibles, comme le Texas et la Californie, conquis sur la solitude, comme la magnifique vallée du Mississipi, ou qui attendent encore, comme les prairies du far west, le travail de l’homme pour se convertir en terres fertiles, espérance de l’avenir qui permet d’envisager sans crainte, d’appeler au contraire avec une orgueilleuse confiance le jour où les États-Unis compteront plus de cent millions de citoyens. Il y aura place pour tous et pour d’autres encore. Jamais peuple n’a fait en aussi peu de temps de si grands pas.
Certes, si les choses humaines devaient suivre longtemps encore le cours qu’elles ont pris depuis 1789, si l’Angleterre et les États-Unis devaient pendant des années encore continuer à grandir comme ils l’ont fait non-seulement par le travail et par le développement légitime, de leur civilisation, mais aussi par de nouvelles conquêtes, fussent-elles faites loin de nous, alors la question serait jugée, et la prépondérance de la race anglo-saxonne, la mise hors de concours des peuples catholiques ou latins, deviendraient pour nous d’humiliantes réalités.
Tel est le problème qui est aujourd’hui posé dans la politique générale du monde. Je sais que beaucoup de grands esprits qui ont surtout la prétention d’être des esprits pratiques traiteront tout ceci de spéculation métaphysique ; mais je crois aussi que leur dédain n’est qu’une preuve d’ignorance et d’aveuglement. J’en appelle à tous ceux, — et le nombre en est malheureusement beaucoup trop restreint en France, — qui ont franchi les frontières de leur pays, qui ont pratiqué l’étranger, qui ont pu dépouiller le vieil homme et s’affranchir de ces préjugés ridicules, s’ils n’étaient dangereux, qu’enfante la vanité nationale, et qui atteignent toujours jusqu’à un certain point les gens même du plus grand mérite, lorsqu’ils n’ont jamais quitté l’ombre du clocher natal ; j’en appelle surtout à ceux qui ont parcouru le monde hors des mers de l’Europe, à ceux qui ont vu fonctionner jusqu’au bout de l’univers, et Dieu sait avec quelle puissance, ces deux pompes aspirantes de l’Angleterre et des États-Unis, à ceux enfin qui en tous lieux et sous tous les climats se sont sentis pris dans ce réseau d’intérêts que l’Angleterre et les États-Unis étendent, développent en tous pays, réseau à mailles si serrées que presque rien déjà n’en peut plus sortir qui ne subisse un contrôle, qui ne paie un tribut.
Cela étant, il n’est pas étonnant que les peuples latins suivent d’un œil inquiet et jaloux ce mouvement qui les menace, et qu’ils accueillent souvent avec une crédulité plus empressée que sage tout ce qui leur parait être ou assez fort pour arrêter le torrent, ou capable, en divisant ses flots, d’amoindrir sa puissance. Quelles illusions, par exemple, ne se sont-ils pas faites à propos de la navigation à vapeur, qui devait, dans la croyance populaire, fournir les armes si longtemps cherchées contre la suprématie maritime de l’Angleterre, et qui, loin de là, ne semble avoir encore eu d’autre résultat certain que de la consacrer ? Parmi tous les mérites imaginaires que l’on attribue à la protection commerciale, en est-il un plus vanté et qui rallie à la cause de la protection plus de partisans que le mérite de figurer comme une digue opposée aux envahissemens de l’industrie anglaise, et de soustraire ceux qui cultivent cette théorie de l’impuissance au tribut que nous serions forcés de payer aux manufactures de l’étranger, si nous n’étions pas protégés par l’élévation de nos tarifs ? C’est ainsi que cela se dit et s’explique tous les jours : la France sera sauvée par ses tarifs, mais non pas par le génie, par la persévérance et par le travail de ses enfans. De même, et c’est là surtout que nous en voulons venir, c’est encore en cherchant hors de nous-mêmes, que certains politiques, et le nombre en est grand, espèrent trouver un moyen non pas de faire face au merveilleux développement de la race anglo-saxonne, mais de contrarier, de retarder, d’annuler même ses progrès les uns par les autres. La rivalité qui règne entre l’Angleterre et les États-Unis est un fait que l’on compte exploiter un jour, et sur lequel on bâtit des systèmes et des hypothèses qui doivent conduire à la restauration de l’équilibre, aujourd’hui menacé dans le monde.
Quoiqu’il fût sans doute plus glorieux de trouver en nous-mêmes les moyens d’arriver à ce résultat si désirable, cette dernière idée n’est pas de celles que l’on puisse traiter avec dédain. S’il faut en juger par les apparences, elle semble même avoir beaucoup de chances de se réaliser. Quand on songe en effet que depuis 1815 l’Europe, malgré toutes les révolutions qu’elle a subies, ne s’est encore vue qu’une seule fois menacée sérieusement de la guerre, et que, dans le même espace de temps, la question des frontières du Maine, l’insurrection du Canada, l’Orégon et dix autres sujets de querelle ont pu faire croire autant de fois à l’imminence d’une collision entre l’Angleterre et les États-Unis, on ne peut traiter de rêveurs ceux qui pensent qu’en jouant trop souvent avec le feu, on finira un jour ou l’autre par produire un incendie. Il y a plus même. Observée de près, l’attitude des deux puissances semblerait prouver depuis trente ans que de part et d’autre l’instinct national se prépare à la lutte que l’on prédit. L’une, démocratie ardente et avide, qui a l’impiété de croire comme toutes les démocraties que sa volonté et ses caprices mêmes sont supérieurs à tous les droits, ou mieux encore, qu’elle est elle-même la source et l’origine du droit, irrite et provoque incessamment sa rivale. L’autre, aristocratie prudente et sage, essaie d’effacer les souvenirs de ses anciens démêlés avec les peuples européens, de qui elle ne craint plus rien, pour tourner toute son activité, toutes ses ressources, au développement de cet empire et de ce commerce qu’elle a conquis ou fondé dans les autres parties du monde, et qu’un seul rival menace sérieusement, les États-Unis.
Si l’on examine sous cette double face, l’une de modération vis-à-vis des races européennes, l’autre d’entreprise et d’exploitation vis-à-vis des races barbares ou corrompues qui occupent le reste de l’univers, si l’on examine, disons-nous, sous cette double face - la conduite qu’a tenue l’Angleterre dans le monde depuis 1815, on reconnaîtra que sa politique générale à l’égard des peuples européens a été une politique de paix, d’équilibre, de conservation, et souvent même de concessions. Les grands événemens qui se sont accomplis depuis 1815, elle les a subis ou acceptés ; mais il serait difficile d’en signaler un seul qui ait été provoqué par elle. Malgré son vif attachement pour la liberté et pour le principe protestant, elle n’a jamais fait que des efforts très mesurés pour seconder ces deux intérêts, même en Espagne lorsque le gouvernement constitutionnel s’y est établi, même en Suisse lors de la querelle du Sonderbund, même en Grèce lorsqu’il a fallu y créer un état indépendant. L’Angleterre penche toujours du côté libéral, mais elle n’y tombe jamais ; les écoles qu’ont faites en ce sens tant de pays la préservent des entraînemens dangereux. D’un autre côté, elle s’est résignée à une foule de choses qui blessaient ses sympathies, ou qui auraient inspiré à une puissance moins calme et moins maîtresse d’elle-même des inquiétudes beaucoup plus vives que celles qu’a manifestées l’Angleterre. C’est ainsi qu’elle a accepté l’expédition d’Espagne de 1823, le traité d’Andrinople, les deux campagnes que la Russie a faites contre la Perse, la conquête de l’Algérie, la révolution de 1830, le démembrement du royaume des Pays-Bas, l’anéantissement de la Pologne, le traité d’Unkhiar-Skelessi, l’annexion de Cracovie à l’Autriche, la révolution de février, etc., sans opposer à tous ces faits autre chose que le silence ou des discours en parlement, et tout au plus des protestations faites pour la forme et destinées à rester sans résultat.
C’est sur un point seulement que l’Angleterre a montré, dans ses rapports avec l’Europe depuis 1815, une volonté active, entreprenante, par l’infatigable persévérance avec laquelle elle a poursuivi partout la conclusion de traités de commerce, persévérance ou ambition, comme on voudra l’appeler, poussée jusqu’au free trade, jusqu’au rappel de ses lois de navigation. Il n’est sans doute pas nécessaire de réfuter ici cette vieille calomnie qui ne voit dans les efforts faits par l’Angleterre pour entraîner tous les peuples vers la liberté du commerce que l’espérance cruelle et insensée de ruiner les autres pour s’enrichir de leur misère. Comment supposer que l’Angleterre soit encore assez peu éclairée pour ne pas savoir qu’on ne fait d’affaires avantageuses qu’avec les gens riches ? Non, l’expérience du free trade n’est pas autre chose qu’une offre d’association faite à l’univers, et dont le domicile légal sera établi en Angleterre, attendu que, par le développement des relations et des intérêts qu’elle s’est créés partout, par ses immenses et populeuses colonies, par l’innombrable multitude de ses navires, par les admirables services de communications rapides et régulières qu’elle a organisés entre toutes les parties du monde, elle offre à la communauté des avantages qu’on chercherait vainement ailleurs. Au point de vue politique, c’est un projet de société pacifique qui attire autour de la Grande-Bretagne les puissances de second ordre dont les marines se ralliaient jadis, du temps de l’ancien isolement, au pavillon de la France ; c’est une offre de services et de fusion faite surtout aux petits états, aux petits capitaux, aux industries dépourvues de débouchés et de relations ; c’est un essai d’association dans laquelle chacun, travaillant à ce qu’il produit et sait faire le mieux, vendra au meilleur prix et achètera au meilleur marché, mais vendra et achètera par les mains de l’Angleterre, devenue l’intermédiaire forcé entre tous les associés, le grand entrepôt du monde, le marché régulateur de toutes les denrées utiles ou nécessaires à l’existence de l’homme, le distributeur de la richesse entre tous les peuples unis à sa fortune par le lien le plus puissant, par le lien des intérêts.
Le free trade est en Europe une espérance de paix. Hors de l’Europe, il se présente sous l’aspect d’une gigantesque société en commandite fondée sous le patronage de l’Angleterre et administrée par elle pour la mise en valeur et l’exploitation de ce monde où plongent les racines de sa puissance, et où elle a entrepris de régner seule. Autant en effet sa politique a été modérée et conciliante souvent dans les questions purement européennes, autant elle est ailleurs jalouse, envahissante par la force des choses, violente quand le moindre fait vient exciter ses ombrages et lorsque la violence semble être le seul moyen possible de succès. Cette puissance, qui s’était résignée à la conquête de l’Algérie, a pris les armes en 1840 (et depuis la paix de 1815 c’est peut-être la seule démonstration énergique qu’elle ait faite en Europe), lorsque Méhémet-Ali voulut secouer définitivement le joug du sultan. C’est que l’Algérie ne confine qu’à des déserts, tandis que l’Égypte est une des clés de l’Inde ; c’est qu’en 1840 l’Angleterre craignait, non pas que Méhémet-Ali fût indépendant, mais que son fragile empire ne vînt à passer aux mains d’anciens rivaux qui eussent pu en faire une base d’opérations pour agir sur le monde asiatique. Cette puissance, qui en 1815, au moment où la diplomatie remaniait la carte du continent, se montra si indifférente, pour son propre compte, à tous les agrandissemens territoriaux en Europe, et ne songea même pas à assurer la perpétuité de sa domination sur le Hanovre, satisfaction que personne n’eût songé sans doute alors à lui refuser, cette puissance vous disputera avec acharnement le rocher le plus stérile perdu au milieu des mers. Si votre commerce prospère au Sénégal et dans la Gambie, elle vous cherchera chicane à Portendic, elle fera tout ce qu’elle pourra pour ruiner votre établissement d’Albreda. Vous ne trouveriez peut-être pas aujourd’hui sur la terre un scheik, un roi nègre, un chef de sauvages, avec lequel sa vigilance n’ait conclu des traités de commerce et d’alliance offensive et défensive, en vertu desquels elle viendra se jeter à la traverse de tous vos projets. Si vous voulez prendre pied à la Nouvelle-Zélande, elle saura vous prévenir, vos navires en arrivant trouveront le pavillon anglais flottant sur le rivage où vous vouliez planter le vôtre, ou si par hasard vous la gagnez de vitesse, elle vous fera, pour l’établissement de votre protectorat à Tahiti, une querelle plus vive que pour la conquête même d’Alger. Quant à elle, rien ne l’arrête, ou bien peu de chose du moins. Ce n’est pas qu’elle agisse d’ordinaire, comme tant de gens affectent de le croire, par la violence ou par la ruse. — Non ; mais dans cet univers barbare ou corrompu avec lequel vous n’avez pour ainsi dire aucun rapport, elle a, elle, des intérêts sérieux, positifs, de tous les jours, qui lui fournissent sans cesse de nouveaux griefs et de nouvelles raisons d’intervenir ou de revendiquer quelque chose partout. Ici c’est un navire pillé, comme à Aden ; là ce sont des matelots assassinés, comme il est arrivé cent fois sur les côtes de Bornéo et dans les mers de la Malaisie ; ailleurs, ce sont des nationaux spoliés, rançonnés, maltraités, comme c’est le cas chez les Birmans, qui, dans cette nouvelle guerre, perdront encore quelques-unes des provinces de leur empire, le Pegu par exemple ; ailleurs encore, ce sont des engagemens solennels qui sont violés de la manière la plus insolente et la plus folle à la fois, comme il est sans cesse arrivé dans les rapporte des princes indiens avec l’Angleterre, ou bien ce sont les représentans de la nation abreuvés d’outrages et d’insultes qu’il faut absolument venger, comme on l’a vu en Chine, ou bien encore ce sont des armées entières qui, sans provocation, sans aucun prétexte avouable, se précipitent sur le territoire anglais, et qu’il faut repousser et détruire, comme on a dû le faire deux fois avec les Sikhs du Pendjab. Chaque courrier apporte chaque jour des nouvelles de ce genre ; l’Amirauté, le Foreign et le Colonial Office, le Board of trade et le Board of control en sont fatigués, et il faut rendre cette justice à l’Angleterre, c’est qu’avant de chercher réparation de tous ces griefs, avant de présenter, comme on dit vulgairement, la carte à payer, elle attend le plus ordinairement que le total se monte à un chiffre formidable, et qui ne permet d’élever aucun doute sur la justice de ses réclamations. Dans ce pays libre où la loi et l’opinion règnent souverainement, on a de très grands égards pour l’opinion du monde.
La guerre que les Anglais ont faite à la Chine a fourni de ces honorables scrupules une preuve manifeste entre toutes les autres. Cela est vrai, quoi qu’on en ait dit. Lorsqu’ils ont pris, et bien malgré eux, car ils n’y voyaient qu’une cause de dépenses excessives, le parti d’en appeler aux armes, les Anglais avaient souffert, comme individus ou comme nation, des avanies qui dépassaient toute mesure, et cependant, lorsqu’ils ont dicté la paix en vainqueurs, ils n’ont pas permis aux mandarins de soulever avec eux la question de l’opium ; ils n’ont pas voulu faire un traité spécial à leur commerce, ils ont exigé que les avantages obtenus par eux fussent communs à tous les peuples. Jamais la force brutale ou la victoire, ce qui est tout un, n’avait rendu un pareil témoignage de respect à l’opinion. Toutefois alors c’était chose facile pour l’Angleterre de suivre les instincts de justice, sinon de générosité, qui l’animent ordinairement : elle n’avait encore rien à craindre pour sa prépondérance des suites de son libéralisme ; mais sachez bien que si l’expédition projetée par les Américains contre le Japon réussit quelque peu, la politique anglaise, si patiente jusqu’ici en Chine, changera tout à coup de caractère. Elle demandera compte aux Chinois des infractions trop nombreuses qu’ils ont commises au traité de Nankin, des mauvais traitemens et des dénis de justice dont les sujets anglais ont fréquemment à se plaindre, des assassinats qui ont été commis sur les personnes de plusieurs d’entre eux, et qui ne sont pas encore vengés. Croyez que l’Angleterre a sa liste de griefs déjà toute prête, et tenez pour certain que cette fois, bien que ses griefs soient moins sérieux et moins pressans que ceux de 1839, la satisfaction que demandera l’Angleterre à la Chine sera tout autre chose que la confirmation ou le développement du traité de Nankin : ce sera peut-être la cession d’une ou de deux provinces et le commencement du démembrement de la Chine. Selon l’importance de ce que les États-Unis auront arraché au Japon, l’Angleterre se montrera plus ou moins exigeante avec les Chinois, non pas pour les humilier, car elle les méprise, mais pour faire plus dans ces parages, pour continuer d’y être un plus grand personnage que les États-Unis, dont l’importune et taquine rivalité est pour elle aussi irritante dans la forme que dangereuse dans le fond.
Autrefois, c’était la France qui tenait le premier rang dans les préoccupations de l’Angleterre ; aujourd’hui, les États-Unis ont pris sa place. Comme voisins de ses possessions de L’Amérique du Nord, il n’est pas de mauvais tours qu’ils ne lui jouent incessamment S’ils ne se posent pas en qualité de sympathiseurs (le mot est d’eux), et s’ils renoncent à organiser l’insurrection dans les Canadas, ils organisent la contrebande sur la plus grande échelle, ou bien ils vont s’établir sur le territoire anglais, ou bien encore ils empiètent sur les pêcheries anglaises, et, avec ce mélange d’audace et d’habileté qui les caractérise, ils s’arrangent toujours de telle façon que l’Angleterre, pour ne pas risquer une guerre qui s’étendrait sur tous les points du monde et lui coûterait des sacrifices immenses, finit par céder. Elle cède, mais comme ferait un homme bien élevé qui, assailli le soir, dans un carrefour désert, par une bande d’ivrognes ou de gens de vie suspecte, leur abandonnerait, plutôt que de se commettre avec eux, sa bourse ou son manteau, si bien que la démocratie américaine, après avoir emporté le morceau, crie encore, à l’insulte. Comme concurrens dans tous les pays indépendans des deux Amériques, les États-Unis sont déjà parvenus à éclipser, à supplanter le commerce anglais. Cela est vrai au Mexique, qu’ils sont en train de dévorer, comme à la Havane, que les états du sud convoitent si ardemment, au Pérou connue au Brésil, dans la Plata comme au Chili. Dans l’Océan Pacifique, où le commerce et les navigateurs anglais ont régné pendant plus d’un demi-siècle, la prépondérance est acquise aujourd’hui d’une manière définitive au pavillon des États-Unis. Le groupe si important des îles Sandwich leur appartient de fait ; leurs missionnaires, exclusivement subventionnés par des souscriptions volontaires, sont répandus dans la plupart des autres archipels de cette mer, où ils préparent la domination de leur pays. Il n’est pas jusqu’aux Mormons, qui, du fond de leur établissement d’Utah, perdu au milieu des déserts de l’Amérique du Nord, n’entretiennent des missionnaires à Tahiti, aux îles des Navigateurs, aux îles Fidji, etc. Dans l’Océan Pacifique, la navigation des États-Unis est à elle seule plus considérable que celle des autres peuples ensemble. Rien que pour la pêche de la baleine, ils y entretiennent moyennement quatre cents navires, et toutes les autres puissances ensemble, cinquante ou soixante au plus. Partout ailleurs, s’ils ne sont pas encore à la taille des Anglais, ils grandissent dans des proportions si rapides, qu’ils les égaleront bientôt.
En Chine, où ils n’étaient encore presque rien il y a quinze ou vingt ans, le chiffre de leur commerce atteint aujourd’hui le tiers ou peut-être la moitié de celui des Anglais. Ils les ont supplantés pour certains articles, ils sont en train de les supplanter pour la navigation, et pour le reste ils leur font une concurrence meurtrière avec l’opium anglais de l’Inde, avec les relations qu’ils ont su se créer dans les poils anglais de Calcutta, de Madras ou de Bombay. Dieu sait ce qu’ils rêvent de ce côté, la vivacité des efforts qu’ils y portent, et le peu de scrupule qu’ils montrent dans le choix des moyens. J’ai vu à Canton, dans le hong américain, des centaines de caisses contenant je ne sais combien de milliers de rifles, de carabines, qu’on avait importés des États-Unis, lors de la guerre, pour les vendre aux Chinois au plus juste prix. Ceux-ci, qui ne connaissent pas et pratiquent encore moins le go ahead principle, n’avaient pas voulu de ces armes à percussion. Elles restaient empilées dans la factorerie en attendant une meilleure occasion, et comme un témoignage du bien que les États-Unis veulent à l’Angleterre.
On écrirait de longs mémoires avant d’arriver à compléter l’histoire des procédés détestables ou hostiles dont les Anglais ont eu le droit de se plaindre en Chine seulement. J’en citerai encore un exemple. Lorsqu’on 1839 le fameux Lin eut réussi, par le mensonge et la perfidie, à enfermer les principaux des Anglais dans la factorerie de Canton, et à leur extorquer par la famine la promesse de ne plus faire le commerce de l’opium, ils se trouvèrent fort embarrassés, quand ils eurent recouvré leur liberté, pour savoir ce qu’ils feraient des cargaisons de leurs receiving ships[1] et des masses d’opium qu’on leur expédiait de l’Inde, où l’on avait vu, une fois la panique passée, le prix de la drogue s’élever à des cours fabuleux. Pour tenir leur parole et éviter cependant la ruine qui les menaçait, les Anglais s’adressèrent, quoi qu’il en coûtât à leur amour-propre, au commerce américain, qui avait su se tenir à l’écart de la querelle, que les mandarins faisaient mine de protéger, et qui fit payer ses services à des taux exorbitans. Ce fut un squeeze pigeon[2], comme on dit en Chine, des plus durs. Les Américains se montrèrent si âpres à la curée, qu’à la fin les Anglais, qui d’ailleurs avaient bien quelque droit de se croire libérés de leurs engagemens par le fait d’une déclaration de guerre, se relâchèrent peu à peu de leur rigorisme et reprirent leurs affaires[3]. Alors les Américains jetèrent les hauts cris, et les Anglais, qui avaient commencé par payer des sommes énormes, eurent encore le déplaisir de se voir poursuivis par les clameurs de leurs rivaux pour avoir manqué à la foi jurée, à la sainteté du serment, etc.
Les faits du même genre se représentent tous les jours, partout et à propos de tout. Voyez par exemple dans la baie de Rio-Janeiro, de Valparaiso ou de Naples, cette frégate américaine qui arrive si fièrement au mouillage. En même temps qu’il surveille sa manœuvre, le commandant cherche du regard et calcule la position du bâtiment de guerre anglais dont il a déjà reconnu la flamme ou le pavillon ; il dédaigne les autres. C’est auprès de l’Anglais, aussi près que possible, que l’Américain ira jeter son ancre. Une fois cette opération terminée, il envoie dans ses hunes des vigies chargées de le tenir au courant de tout ce que fera le voisin, et voici entre mille une des occurrences qui se présenteront : un coup de sifflet vient de retentir à bord du bâtiment anglais ; un peloton se forme aussitôt sur le gaillard d’arrière où l’officier de quart le passe en revue, et en même temps deux hommes, descendus par les échelles de corde qui pendent du couronnement ou des tangons, s’empressent de conduire une embarcation le long du bord. Plus de doute, c’est un canot qu’on expédie, et c’est à terre qu’il va se rendre ; la tenue des hommes, le soin avec lequel on a passé l’inspection le prouve suffisamment à des yeux exercés. Le commandant américain, prévenu par ses vigies, donne l’ordre d’armer immédiatement le pareil du canot qui va partir de chez ses voisins, avec recommandation de ne pousser, de ne se mettre en route, que lorsqu’ils auront commencé leur mouvement. Les Anglais sont plus gras et plus roses, ils ont l’air plus frais et plus vigoureux ; vous parieriez peut-être pour eux dans la lutte qui va s’engager ; les sharp faced Yankees, les Américains, à figure en lame de couteau, aux yeux ronds et ardens, au teint pâle, sont plus maigres, mais ils sont plus grands, ils ont plus de nerf, ils sont d’un pays où l’on ne regarde guère à tuer un homme ou à faire sauter un navire quand il s’agit d’arriver le premier, et ils savent que, s’ils se laissent battre, ils seront bafoués par leurs camarades, si même ils ne sont pas menacés de pis encore. On part donc, et souvent, bien souvent, ce sont les Américains qui touchent terre les premiers. Les officiers anglais pour le service de qui l’embarcation a été armée ont pris le plus grand soin, pendant tout le temps de la course, de ne montrer par aucun signe qu’ils prenaient un intérêt quelconque à ce qui se passait ; mais ils ont cependant lâche des mots durs entre les dents et peut-être prononcé quelques punitions : aussi, quand ils débarquent, tout le monde ; à leur bord est mécontent. Ils vont cependant à leurs affaires, et les matelots qui attendent leur retour ont bientôt découvert le cabaret voisin, où les vainqueurs de la course sont déjà installés. Si l’on ne se bat pas, ce qui arrive encore assez fréquemment, on est bientôt bons amis ; les Américains prennent un air de compassion fraternelle ; ils se vantent énormément, mais ils ne vantent pas moins le pavillon sous lequel ils sont engagés, les agrémens de leur service, les fréquentes visites de plaisir qu’ils font à terre particulièrement ; ils reconnaissent que le bœuf de Cork est bon, mais ils trouvent le porc de Cincinnati excellent ; ils font sonner bien haut la supériorité, réelle d’ailleurs, du biscuit de l’oncle Sam[4] sur celui de la reine ; ils s’étendent longuement sur la différence très considérable des gages des marins de l’un et de l’autre pays ; ils font si bien enfin, qu’au branle-bas, à l’appel du soir, il manque un ou deux hommes de l’équipage anglais ; on devine sans peine où ils sont passés. Après une quinzaine de jours ainsi employés, la frégate américaine, qui ne fait jamais, c’est une justice à lui rendre, de longs séjours sur rade, appareille emportant dix ou douze hommes, plus peut-être, à son voisin, et elle va recommencer son manège à Smyrne, à la Havane ou à Panama. C’est ainsi que partout où l’Anglais est appelé par ses affaires, par la politique ou par son plaisir, devant lui, derrière lui, à ses côtés, sur ses pas, sur sa trace, il trouve l’Américain emporté par l’ambition et par une activité fébrile, bourdonnant, tourbillonnant, agaçant, toujours prêt à lui jouer un yankee trick[5], à lui plus volontiers qu’à aucun autre, et dans les plus futiles comme dans les plus importantes occasions. Pour toutes ces raisons, John Bull déteste cordialement son frère Jonathan, qui le lui rend de tout son cœur.
Cela est vrai, une rivalité ardente, passionnée, divise les deux peuples ; mais je crois qu’il faut, bien se garder de vouloir en tirer les conséquences que rêvent quelques esprits : ce sont des imaginations plus subtiles que sûres. Quoi qu’il arrive, je ne saurais admettre l’hypothèse d’un conflit sanglant entre les deux pays. La puissance de l’Angleterre est un fait trop bien établi pour que personne, pas même la démocratie américaine, aille la provoquer jusqu’à lui faire prendre les armes ; d’un autre côté, la guerre de 1812 a conquis aux États-Unis, — qu’étaient-ils alors, comparés à ce qu’ils sont aujourd’hui ? — leur place et leur position dans la société des nations. À vrai dire, c’est pour eux seuls que les Anglais ont une considération véritable, et à leur tour les Anglais sont seuls aussi acceptés pour émules par les États-Unis ; le reste du monde, ils sont d’accord les uns et les autres pour le tenir en très médiocre estime : c’est chez eux d’instinct populaire. Quant aux combinaisons plus ou moins profondes, à l’aide desquelles certains politiques qui se prennent pour des Machiavels espèrent qu’à un jour donné il serait possible d’aider les deux gouvernemens à se brouiller et de parvenir à humilier l’un par l’alliance que l’on formerait avec l’autre, ce sont rêves d’enfans ou de diplomates surannés, qui sont d’un siècle en arrière de leur époque. Quiconque, sans y être expressément convié, voudrait s’immiscer dans les querelles particulières des deux peuples serait repoussé comme un intrus, si même il n’était pas traité comme le malencontreux M. Robert est traité par Sganarelle et par sa femme dans la seconde scène du Médecin malgré lui.
Et si, au lieu de les considérer comme deux individualités abstraites et indépendantes l’une de l’autre, ce qui n’est qu’un artifice de la logique, on prend au contraire les deux puissances dans la réalité et dans la force des intérêts qui les lient et les unissent aujourd’hui plus étroitement que jamais, on reconnaîtra que toute hypothèse d’une rupture entre elles entraîne aussi la condition d’un déchirement immense et impossible. Dans les années de disette, en 1847 par exemple, d’où l’Angleterre a-t-elle tiré la plus grande quantité de grains et de vivres de toute espèce pour les besoins de sa population nécessiteuse ? Dans les années ordinaires, d’où lui vient ce coton qui occupe tant de milliers d’ouvriers, qui compte pour une si grande part dans les travaux de son industrie, qui lui fournit son plus important instrument d’échange avec le monde ? Quel est le peuple sur la terre avec lequel elle fait le commerce le plus considérable ? Elle ne saurait se passer des États-Unis, et la réciproque n’est pas moins vraie. Malgré l’activité et le succès de leurs efforts, les États-Unis sont un peuple jeune qui n’a pas encore eu le temps de produire la population et les capitaux nécessaires à l’exploitation de son immense territoire. Qui lui fournit par an trois cent mille bras pour le défrichement de ses solitudes ? qui est-ce qui possède la plus grande partie de la dette particulière des états ? qui a donné le plus grand nombre des millions qui ont servi à la construction des canaux, des chemins de fer et des grandes œuvres d’utilité publique ?
Il y a encore les liens du sang qui unissent aujourd’hui des millions d’hommes de l’un et de l’autre côté de l’Atlantique, il y a la solidarité morale qui contrebalance souvent les inspirations d’un patriotisme exclusif, il y a le sentiment commun aux deux peuples de la supériorité absolue de la race à laquelle ils appartiennent Vous ne lirez pas un discours un peu développé au parlement ou au congrès, vous n’ouvrirez pas un livre, une brochure consacrée à la politique générale, où vous ne voyiez cet orgueilleux sentiment développé à plaisir jusque dans les plus violens emportemens des uns ou des autres. Le livre de M. Squier, par exemple, qui nous inspire ces réflexions, n’est, à un certain point de vue, qu’un faction très passionné contre l’Angleterre ; mais lorsqu’il échappe à la discussion de ses griefs particuliers contre le gouvernement anglais, lorsqu’il étudie les causes qui ont rendu si misérables les républiques de l’Amérique espagnole et d’autres pays, lorsqu’il essaie de prouver comment cette forme de gouvernement a fait et fera la gloire et la grandeur des États-Unis, alors la fierté anglo-saxonne, l’orgueil instinctif de la race se réveille ; vis-à-vis de l’étranger, ce n’est plus de 1783 et de Washington ou de Franklin qu’il date l’histoire de sa patrie, c’est aux premières années du XIIIe siècle qu’il remonte, jusqu’à Runnymede, jusqu’à la convocation des grands-barons, et à ses yeux la déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776 n’est qu’une conséquence naturelle de la grande charte. C’est ainsi que vous les trouverez longtemps encore, Anglais et Américains, rivaux, mais non pas armés les uns contre les autres. Souvenez-vous des paroles échappées au roi Jacques II, lorsque, des hauteurs du cap La Hogue, il voyait périr les vaisseaux de Tourville, la dernière espérance pour lui de reconquérir sa couronne : « Mes braves Anglais se battent bien ! » s’écria-t-il. Ceux qui venaient, avec quarante-quatre vaisseaux, d’aller audacieusement chercher quatre-vingt-huit vaisseaux ennemis, pour leur livrer une des plus héroïques batailles dont l’histoire fasse mention, ceux-là n’avaient aucune part à l’admiration du monarque anglais ; ceux qui venaient de verser leur sang pour sa cause le voyaient applaudir à leurs revers : chez lui, l’orgueil de la race avait effacé jusqu’au sentiment de sa gloire personnelle et de sa fortune, à jamais renversée.
Je ne me dissimule pas qu’une affirmation si positive pourra paraître présomptueuse, surtout au lendemain du 4 mars 1853, du jour où le parti démocratique a repris solennellement possession du pouvoir aux États-Unis. Je crois cependant qu’elle est juste, en dépit des orages qui signaleront très probablement la carrière présidentielle du général Franklin Pierce. Il ne se faut pas faire d’illusions à cet égard. Malgré toutes les garanties d’honneur et de probité que donnent le caractère personnel et les précédens du nouveau président, il reprendra sur de nouveaux frais l’œuvre incomplète de M. Polk ; il rouvrira, quoi qu’il en soit, cette carrière de conquêtes où il a déjà si glorieusement figuré lui-même, où son parti semble plus impatient que jamais de rentrer. Voulût-il résister, il ne le pourrait pas ; bon gré malgré, il suivra la destinée nécessaire de tous les chefs de parti démocratique ; ils sont menés et ne mènent rien eux-mêmes que le détail des affaires ; c’est la part d’action qui leur est laissée, et ils n’ont aucun empire sur les passions des masses et sur ce qu’on appelle, pour lui donner un nom honnête souvent, les tendances des peuples. On en a vu qui devenaient des tyrans, ce n’est même pas rare dans l’histoire, parce que la tyrannie, qui ne s’en prend qu’à l’intelligence, ou aux sommités sociales, ou à quelques individualités exceptionnelles, est indifférente aux multitudes, quand encore elle ne flatte pas leurs instincts ; mais on n’a jamais vu de chef de parti démocratique pouvoir gouverner autrement qu’en servant les désirs et les passions populaires.
Le général Pierce n’échappera pas à cette loi, et les soins qu’il semble prendre, pour réserver autant qu’il lui sera possible son indépendance et sa liberté d’action ne paraissent avoir encore eu d’autre résultat que d’irriter la patience des siens. Ils n’ont pas même attendu qu’il fût régulièrement installé pour compter avec lui. On eût dit qu’ils se défiaient à l’avance de sa modération et du calme de son humeur. Tandis que dans les états du sud naissaient connue à l’envi les projets et les entreprises les plus hardies, tandis que les journaux reprenaient de plus belle la discussion de ces questions brûlantes que le gouvernement de M. Fillmore cherchait à assoupir, les deux tribunes du congrès retentissaient des discours les plus véhémens et agitaient les résolutions les plus délicates. Au sénat, le général Cass, sous la forme d’un rappel aux principes du président Monroë, ne proposait, rien moins dans la pratique que d’affirmer le droit des États-Unis à la conquête de l’Amérique espagnole. À la chambre des représentans, on ne prenait vraiment pas tant de peine que de discuter des principes ou des doctrines, et l’on proposait tout uniment de mettre à la disposition du nouveau président 10 millions de dollars (53 millions de francs) comme entrée de jeu et pour commencer la partie. C’était assez clair sans doute.
Tout cela présage de grandes difficultés ; mais il est à croire, malgré les apparences, que le canon des Anglais et des Américains tonnant les uns contre les autres ne sera pas appelé à les résoudre. Nous aurons des meetings tumultueux, des séances orageuses dans le parlement ou dans le congrès, il pleuvra des brochures et des pamphlets, il coulera des flots d’encre, on fera peut-être des armemens dispendieux ; mais la diplomatie, qui a cela de bon du moins qu’elle laisse peu de place aux explosions soudaines et aux décisions précipitées, mêlera à l’ardeur du débat le calmant de ses formalités et de ses protocoles. Emporté par un mouvement dont il ne sera pas le maître et qu’il pourra tout au plus diriger, le général Pierce rouvrira la carrière aux conquérans de la race anglo-saxonne, et l’Angleterre, qui criera avec raison a la violation du droit, souffrira cependant dans son bon sens ce qu’aucune puissance humaine ne saurait plus empêcher.
En effet, le mouvement qui entraîne les États-Unis vers le sud a acquis aujourd’hui une force d’impulsion irrésistible, depuis surtout que la possession de la Californie a fait pour eux d’une communication rapide entre les deux océans un pressant besoin, une nécessité populaire. De droit à s’agrandir de ce côté, ils n’en ont aucun, et on ne saurait le dire trop hautement par le temps qui court et avec les doctrines que l’on cherche à accréditer ; tout ce que l’on peut leur reconnaître, c’est qu’en suivant cette pente ils n’obéissent pas à de honteuses convoitises et au grossier désir de s’emparer du bien d’autrui. Ils cèdent à un instinct d’ambition nationale, à un sentiment d’avenir qui fait sentir au plus humble citoyen que la grandeur de l’Union, pour être fondée sur ses véritables bases, doit être assise sur les deux mers et communiquer de l’une à l’autre sans avoir à emprunter le territoire de l’étranger ou à traverser d’interminables déserts. À compter non pas de New-York, mais de leurs établissemens les plus avancés dans l’ouest, de l’état de Missouri jusqu’à la vallée du Sacramento, les États-Unis sont encore, sur le territoire qui leur appartient légitimement, séparés de la mer Pacifique par une distance de plus de cinq cents lieues, sur laquelle le voyageur ne rencontre de terres défrichées qu’aux environs du grand lac Salé, dans la petite oasis des Mormons. Le reste, c’est-à-dire la presque totalité, appartient aux derniers débris des tribus indiennes, aux animaux sauvages, à la solitude. Or, quelle que soit la puissance de colonisation des États-Unis, il faudra, et ils le savent bien, de longues années avant que cet espace, aussi vaste que celui qu’ils ont déjà peuplé, soit ajouté au domaine de la civilisation. C’est d’ailleurs malheureusement, pour une portion assez notable, un pays qui repousse plutôt qu’il n’attire le pionnier, et lors même que l’émigration prendrait cette direction, elle laisserait toujours des lacunes considérables sur lesquelles elle ne s’établirait pas. À mesure qu’en faisant route vers l’ouest on s’éloigne de la vallée du Mississipi, le terrain, qui va sans cesse en s’élevant jusqu’aux sommets couverts de neiges perpétuelles des Montagnes-Rocheuses, devient à chaque pas plus difficile et moins fertile jusqu’à ce que l’on redescende par le versant occidental de la Sierra-Nevada dans la vallée du San-Joaquim et du Sacramento. Outre leur élévation, qui est déjà un obstacle redoutable, la configuration de ces chaînes de montagnes est si tourmentée, que, sur beaucoup des points où on les a reconnues, elles ont semblé inaccessibles aux explorateurs ou coupées seulement par des ravins à pic, par des déchirures abruptes, des cañones sans issue, véritables réservoirs de neiges où il pérît chaque année bon nombre des émigrans qui se rendent en Californie par la route des prairies. Ce sont d’admirables remises pour le gibier, pour les daims, les buffles, les bisons, qui attirent le trappeur sur leur piste ; mais le jour est encore bien éloigné où le pionnier viendra construire sa cabane dans ces régions impraticables. Le colonel Fremont, chargé par le gouvernement d’explorer les routes de l’Orégon et de la Californie, a côtoyé pendant plus d’un mois, en partant de l’Orégon, le versant oriental de la Sierra-Nevada, dans le grand désert d’Utah, avant de trouver une issue pour déboucher en Californie. Pourvu de tous les moyens qui pouvaient adoucir les fatigues de ce voyage, suivi de gens faits depuis longtemps à la rude vie du trappeur et à la rigueur de ces climats, il a vu succomber une partie de ses compagnons, et parmi ceux qui ont résisté, deux sont devenus fous par suite des souffrances qu’ils avaient endurées. Le lieutenant Stanbury, chargé après lui d’aller faire le lever topographique du pays où les Mormons se sont établis, nous apprend dans son Journal qu’arrivé pendant le mois d’août à la Passe du Sud dans les Montagnes-Rocheuses, — c’est-à-dire en suivant la route la plus facile qui soit encore connue pour passer des prairies dans le bassin du lac Salé, — il voyait le thermomètre descendre toutes les nuits au-dessous du point de congélation.
Il faudra du temps, beaucoup de temps avant que de pareils pays soient occupés par la civilisation, avant qu’elle les ait défrichés ou appropriés à son usage, avant qu’elle y ait du moins établi ou construit les routes et les chemins de fer que les États-Unis rêvent déjà cependant, dont M. Asa Whitney, le colonel Benton, M. Gwinn, M. Rucks, etc., ont déjà proposé d’entreprendre les travaux, mais qui font encore reculer la hardiesse des spéculateurs même américains. Pour des gens pressés de jouir, comme ils le sont, des avantages extraordinaires qu’ils se promettent de l’existence d’un moyen de communication rapide entre les deux océans, c’est donc encore hors de chez eux que les américains de l’Union sont obligés de l’aller chercher, car ces mêmes chaînes de montagnes qui leur font obstacle du côté des prairies se prolongent au nord et au sud bien au-delà de leur territoire. Aussi plus vivement elle désire, et plus il est difficile à la démocratie américaine de ne pas porter des regards de plus en plus avides sur ces terres qui, du Texas à l’isthme de Darien, s’étendent au midi de ses possessions sous la forme d’un triangle dont le sommet, baigné par les deux mers, finit par n’avoir pas cinquante milles de large. C’est là que les États-Unis veulent arriver, c’est vers ce point qu’ils se sont mis en marche depuis le jour de leur indépendance, depuis vingt ans surtout, et l’annexion du Texas, le démembrement du Mexique, l’achat de la Californie, les insurrections qu’ils ont fomentées sur leur frontière du sud, depuis le Rio-Grande jusqu’au Gila, les bandes d’aventuriers qu’ils ont lancées dans le Nouveau-Léon, dans la Sierra-Madre et ailleurs, les querelles et les discussions de tout genre qu’ils se sont ménagées avec la confédération mexicaine, témoignent de l’énergie et de la persévérance avec laquelle ils marchent à leur but pendant la paix comme pendant la guerre.
D’ailleurs tout convie le général Pierce à faire sentir de ce côté la puissance de son gouvernement. Ce n’est pas seulement l’ambition de son parti et la nécessité de sa position qui l’y pousse, les événemens qui s’accomplissent sur le territoire encore libre, mais désolé du Mexique, n’appellent que trop fatalement l’intervention étrangère, le secours d’un bras vigoureux pour rétablir quelque semblant d’ordre et de légalité, si l’on ne vont pas que la société elle-même succombe. De tous les enseignemens que nous donne l’histoire, il n’en est peut-être pas de plus éclatant et de plus solennellement consacré par l’expérience que celui du sort auquel sont voués les états tombés dans l’anarchie. Tous ils ont toujours perdu leur indépendance, et sont devenus la proie de leurs voisins, plus forts et souvent moins civilisés qu’eux. C’est le destin de la Grèce au temps de Philippe, des républiques italiennes, qui ne se sont pas relevées depuis le moyen âge, de l’Irlande, absorbée par l’Angleterre, de la malheureuse Pologne ; c’est le destin qui sans doute menace aussi le Mexique. Jadis il semblait frappé d’une maladie de langueur qui promettait tout au moins une longue agonie ; mais depuis que les États-Unis ont franchi les déserts qui les séparaient, depuis qu’ils lui ont arraché les solitudes du Texas pour en faire un des états de l’Union, tout s’écroule et se dissout à leur fatal contact. Aujourd’hui le désordre est à son comble, ce n’est pas la guerre civile, c’est la fin de tout dans un pays privilégié de la nature et doté de tous les avantages, de toutes les richesses que l’imagination pourrait rêver pour un grand empire. Des rivages de la vieille Californie jusqu’au Yucatan, du Nouveau-Léon jusqu’à Tehuantepec, dans tous les états qui font encore partie de ce qui s’appelle la confédération mexicaine, c’est partout le même spectacle de ruine et de discorde, la même décomposition hâtée partout par une Babel de pronunciamentos, par les factions qui divisent chaque ville et chaque village, par les aventuriers qui tiennent la campagne, par les voleurs qui interceptent toutes les routes.
La tentation est trop forte, les Américains du Nord viendront au Mexique, ne fût-ce que pour s’assurer la tranquille jouissance de la route qu’ils sollicitent depuis longtemps d’établir sur l’isthme de Tehuantepec, car elle faciliterait merveilleusement leurs communications avec la Californie. Aussi ont-ils eu bien soin de se faire à ce propos une querelle en règle avec le Mexique, querelle qu’il ne tient plus qu’à eux de convertir en un casus belli ; c’est du moins ainsi que l’envisageait le comité des relations étrangères dans une série de résolutions qu’il a proposées au sénat le 2 février dernier, et desquelles on aurait pu faire sortir tout ce que l’on aurait voulu, et la guerre plus aisément encore que la paix. Les résolutions qu’on proposait à l’acceptation du sénat étaient ainsi conçues :
« Il n’est pas de la dignité de ce gouvernement de poursuivre plus longtemps par voie des négociations l’affaire relative au droit appartenant à certains citoyens américains d’établir un passage à travers l’isthme de Tehuantepec. -Que si le gouvernement mexicain venait à proposer la reprise des négociations, on ne devrait accéder à cette offre que sur des propositions distinctes de la part du Mexique et compatibles avec les demandes faites par notre gouvernement relativement à la concession. — Le gouvernement des États-Unis est tenu envers ses citoyens de les protéger à l’étranger comme à l’intérieur dans les limites de sa juridiction, et si le Mexique ne revient pas dans un temps raisonnable à une plus mûre considération de la position qu’il a prise à l’égard de la concession dont il s’agit, ce sera le devoir du gouvernement de réviser toutes les relations qui existent entre lui et cette république, et d’adopter des mesures propres à sauvegarder l’honneur de la nation et les droits des citoyens. »
Aujourd’hui ce projet de résolutions n’a plus d’existence officielle, le sénat qui devait le voter ayant été dissous par l’avènement d’un président nouveau sans avoir rien décidé à cet égard : il en est de même de la proposition qui avait été faite de mettre dix millions de dollars à la disposition du général Pierce ; mais il ne faut pas oublier que le congrès devant lequel s’agitaient ces résolutions extrêmes avait été élu dans un temps où le parti whig avait la prépondérance et enlevait triomphalement l’élection du général Taylor, tandis qu’il va avoir pour successeur un congrès élu sous l’influence dominante du parti démocratique. Si la majorité modérée en était venue là, que va faire une majorité composée de démocrates dans l’une et dans l’autre chambre pour inaugurer sa prise de possession du pouvoir ?
En portant ses regards plus loin vers le sud, le général Pierce rencontrera un autre aimant qui n’attire pas moins les imaginations américaines, bien que le but qu’elles y poursuivent soit moins prochain qu’au Mexique. Vers l’Amérique centrale, ce ne sont encore que de vagues aspirations qui les entraînent : mais du lointain même et de l’inconnu à travers lesquels on les sent venir à soi, elles prennent des proportions, elles ouvrent des perspectives qui séduisent un peuple aussi énergique et aussi ambitieux que le peuple des États-Unis. La conquête d’une partie du Mexique, c’est pour eux le complément nécessaire de leur territoire, c’est pour eux ce qu’est bien souvent une pauvre parcelle de terrain enclavée dans les cours ou les abords d’une grande habitation, et qu’il faut acquérir à tout prix. L’Amérique centrale, c’est, peut-être le point stratégique dont la possession peut décider la victoire dans la lutte qu’ils soutiennent contre l’Angleterre ; c’est peut-être la position qu’il faut occuper pour s’ouvrir la route à une fortune inouïe, et Dieu sait si les Américains du Nord sont décidés à faire fortune, à tenter tous les chemins qui peuvent y conduire ! Avec l’Amérique centrale pour point d’appui, ils espèrent produire dans le commerce du monde une révolution analogue à celle qui résulta au XVIe siècle de la découverte du passage aux Indes par le cap de Bonne-Espérance. La suprématie maritime de Venise y succomba, et ils ne seraient pas fâchés de soumettre à une pareille expérience la fortune de la Venise moderne :
In the fall
Of Venice think of thine, despite thy watery wall.
Cette entreprise, qui pendant longtemps n’a eu d’existence que dans les songes de quelques esprits prévoyans ou dans les combinaisons de certains spéculateurs aventureux, a pris aujourd’hui une forme positive. Les événemens qui se sont accomplis depuis cinq ans l’ont fait mûrir avec rapidité. La découverte de l’or dans la Californie et dans l’Australie, le développement du commerce américain en Chine, la construction du chemin de fer de Panama, en appelant sur son parcours les voyageurs et les dépêches qui ont à passer d’un océan dans l’autre. — tout a servi à prouver l’importance extraordinaire que prendrait dans les mêmes parages, et au bénéfice des États-Unis surtout, un canal capable de porter des bâtimens de mer de l’Océan Atlantique dans l’Océan Pacifique. Le commerce du monde y passerait, et le jour ne serait pas loin sans doute où, grâce au bénéfice de leur position, les États-Unis pourraient réaliser un de leurs rêves les plus chers et devenir les intermédiaires forcés, les entrepositaires obligés de toutes les relations et de toutes les valeurs à échanger entre les cinq cents millions d’hommes industrieux et riches qui peuplent les provinces du Céleste Empire et les royaumes de la vieille Europe. On ne peut pas calculer précisément ce que serait un pareil mouvement, ni les conséquences qu’il traînerait après lui ; mais ce qui est déjà certain, c’est qu’il agrandirait dans des proportions gigantesques la puissance des États-Unis, et cela peut-être au détriment de l’Angleterre. On a beaucoup trop écrit déjà sur l’importance de ce projet, et ses conséquences probables ont été développées et commentées ici même avec trop de talent et d’autorité pour qu’il soit nécessaire d’y revenir encore ; mais cependant, pour mettre le lecteur à même de donner à ses souvenirs une forme précise, je citerai les tableaux suivans, qui lui permettront d’estimer immédiatement les résultats de cette entreprise, si jamais elle devenait une réalité, et les changemens considérables qui en résulteraient dans la position relative de l’Angleterre et des États-Unis vis-à-vis des pays qui représentent pour chacun une part très considérable de leur commerce avec l’étranger et des intérêts immenses pour leur politique. Dans l’état actuel des choses, les navires partis d’Angleterre ou des ports des États-Unis sur l’Atlantique ont à parcourir les distances suivantes pour se rendre par les routes du cap Horn ou du cap de Bonne-Espérance :
Milles marins | Milles | ||
---|---|---|---|
D’Angleterre à Valparaiso | 9,130 | et de New-York | 10,630 |
« au Callao | 10,600 | « | 12,100 |
« aux îles Sandwich | 14,500 | « | 16,000 |
« à Canton | 15,600 | « | 17,100 |
« à Calcutta | 13,600 | « | 15,000 |
« à Singapore | 14,300 | « | 15,800 |
En suivant la route du canal proposé, par le territoire de l’état de Nicaragua, ces distances seraient ainsi changées :
Milles marins | Milles | ||
---|---|---|---|
D’Angleterre à Valparaiso | 8,500 | et de New-York | 5,500 |
« au Callao | 7,000 | « | 4,000 |
« aux îles Sandwich | 8,000 | « | 5,000 |
« à Canton | 15,800 | « | 13,600 |
« à Calcutta | 17,400 | « | 14,000 |
« à Singapore | 16,000 | « | 13,200 |
Il s’ensuit que dans les trois derniers cas l’Angleterre n’a rien à gagner à la construction du canal, tandis que les États-Unis y trouveraient une abréviation absolue de 3,500, de 1,000, de 2,600 milles marins, et au lieu du surcroît de route de 1,500 milles qu’ils ont aujourd’hui à fournir pour se rendre à Canton et à Singapore, un avantage comparatif de 2,000 et de 1,100 milles marins ; pour Calcutta, ils auraient réduit la différence à 500 milles marins seulement. Dans les trois premiers cas, l’Angleterre verrait pour elle les distances abrégées de 3,000 et de 6,500 milles marins ; mais elles seraient aussi réduites pour New-York, de 5,130, de 7,900 et de 11,000 milles marins, et l’avantage, qui est aujourd’hui pour l’Angleterre de 1,500 milles marins sur les trois points, se changerait en une différence contre elle de 4,500 milles marins. Or, si l’on compte (ce qui est certainement exagéré) 200 milles en bonne route comme la moyenne de marche par jour des clippers d’aujourd’hui, on verra que dans ces lointaines traversées, toutes choses égales d’ailleurs, et la construction des navires et l’habileté des marins, les États-Unis, qui ont maintenant partout le désavantage d’une plus longue distance à parcourir, gagneraient au contraire une avance comparative de plus de vingt jours pour toutes leurs relations avec l’Océan Pacifique, de quinze jours avec Canton, de cinq ou six jours avec Singapore. L’établissement du chemin de fer de l’isthme et la concentration des services de bateaux à vapeur à Chagres d’un côté et à Panama de l’autre ont déjà détourné, surtout au bénéfice des États-Unis, les passagers et les correspondances qui cheminaient lentement jadis par la route pénible du cap Horn ; qu’adviendrait-il si l’ouverture d’un canal navigable affranchissait les marchandises de la nécessité de transbordemens plus coûteux que la durée du voyage, et qui les forcent encore aujourd’hui à suivre l’ancienne route[6] ?
Or il est un petit pays qui jusqu’à ces derniers temps a passé pour offrir seul les conditions de topographie requises pour la construction de ce canal, c’est l’un des cinq états qui composaient, il y a quelques années encore, la confédération de l’Amérique centrale, qui avait elle-même succédé, sous ce titre républicain, à l’ancienne capitainerie générale de Guatemala. Le sort de cette république n’a pas été plus heureux ni plus brillant que celui des autres pays qui de nos jours ont tenté, soit dans l’Amérique espagnole, soit ailleurs, cette forme de gouvernement, si peu faite pour les peuples latins et catholiques. Les cinq états qui la composaient, le Honduras, le San-Salvador, le Nicaragua, le Guatemala et le Costa-Rica, n’ont pas réussi à constituer une union politique, et malgré les avantages extraordinaires dont la nature les avait comblés, ils n’ont jamais fait que végéter dans la misère et dans l’anarchie. Les convulsions civiles ont été chez eux plus fréquentes et plus désastreuses que les éruptions des innombrables volcans qui couvrent leur territoire, qui figurent dans leurs armoiries nationales, et dont l’un, le Coseguina, a produit en janvier 1835 la plus terrible éruption qui soit consignée dans la mémoire des hommes. Après quelques années de tiraillemens et de désordres, le lien fragile qui unissait cas états entre eux fut rompu, mais sans bénéfice pour personne. En devenant indépendans les uns des autres, aucun n’a renoncé aux discordes qui avaient amené le déchirement de la commune patrie. Le moins malheureux a été celui de Costa-Rica, celui qui comptait dans son sein la plus forte proportion de population d’origine européenne, et qui jouit depuis quelques années d’une tranquillité et d’une prospérité relativement très remarquables. Les états qui ont le plus souffert sont ceux de Nicaragua et de Guatemala. Au Guatemala, la guerre civile a dégénéré presque pendant un temps en une guerre de races, et si elle s’est éteinte, c’est dans le sang de la classe moyenne, décimée par un métis, le général Carrera, appuyé d’un côté sur les Indiens et de l’autre sur le clergé, qui trouvait que les bourgeois et les petits propriétaires avaient une tendance dangereuse à devenir de libres penseurs, et à prendre au sérieux, dans la vie morale comme dans la vie civile, les idées de liberté. M. Squier raconte à ce sujet les anecdotes les plus curieuses, qui montrent ce que l’on entend par la religion dans ces tristes pays et le misérable usage qu’on en fait. C’est ainsi, par exemple, qu’un jour de grande fête, une multitude d’Indiens étant réunis pour assister aux offices, on fit tomber au milieu d’eux, du haut des voûtes de l’église, une lettre attribuée à la vierge Marie, qui leur ordonnait de prendre les armes contre les modérés, et leur promettait l’intervention des milices célestes dans la bataille. L’histoire du Nicaragua n’est pas beaucoup plus édifiante, et aujourd’hui encore il est désolé par des dissensions civiles qui ne paraissent pas être très sanglantes, il est vrai, mais qui tiennent le pays dans un état d’anarchie déplorable.
De ces cinq états, le plus important aux yeux de l’étranger, c’est celui de Nicaragua, car c’est à lui qu’appartient le territoire sur lequel on croit possible, — nous disons on croit parce que le fait n’est pas encore démontré par des études définitives, — de construire un canal maritime qui fera dévier au profit de tous les peuples, mais surtout des États-Unis, une des routes les plus fréquentées par le commerce et par la navigation. En France, nous nous en inquiétons, je le sais, très peu ; nous regardons tout cela avec une merveilleuse apathie, comme des chimères, comme des événemens, sinon impossibles, au moins si lointains, que nous prenons notre temps pour voir venir et pour savoir ce que nous devrons un jour en penser. Le désintéressement auquel nous sommes si malheureusement arrivés de tout ce qui ne nous touche pas immédiatement nous a laissés presque étrangers à la lutte qui se poursuit entre les deux puissances rivales depuis quelques années déjà dans l’Amérique centrale : c’est très fâcheux pour notre considération dans le monde, et de plus cette ignorance de notre part, cette indifférence ne saurait faire qu’il ne se passe pas dans ces régions des événemens importans, qui exerceront un jour une influence considérable sur la politique et sur le commerce général des peuples.
Ce n’est pas ainsi que se conduit l’Angleterre, elle ouvre les yeux de ce côté avec une vigilance que l’on peut dire excessive, car elle lui a inspiré la conduite la plus regrettable, et cela depuis nombre d’années, sans que nous ayons pris la peine même de savoir ce qui se passait dans ces parages. L’histoire de ce qui s’est passé récemment dans l’Amérique centrale, et particulièrement dans l’état de Nicaragua, serait cependant des plus intéressantes ; car l’Angleterre, depuis cinq ans surtout, s’y est montrée violente et agressive, plus peut-être que nulle autre part, et cela dans la seule préoccupation de prendre ses sûretés contre les États-Unis. C’est elle qui, sans provocation aucune, mais uniquement parce qu’elle craignait les conséquences des succès que les Américains venaient d’obtenir au Mexique, parce qu’elle voyait agiter de nouveau le projet d’une voie de communication navigable entre les deux mers, s’est jetée en 1848 sur le territoire d’un pays ami, s’est emparée, par la force et en versant le sang humain, du port de Saint-Jean sur l’Atlantique et de l’Ile du Tigre dans l’Océan Pacifique, aux deux issues de ce canal maritime qui n’est encore qu’en projet, mais qui lui inspirait de vives inquiétudes. Sa jalousie contre les États-Unis peut seule expliquer la brutalité de ses actes à l’égard de l’état inoffensif de Nicaragua, et quant aux droits qu’elle voulait faire valoir au nom et comme protectrice d’un chef de sauvages, prétendu roi des Mosquitos, descendant problématique et successeur supposé de caciques caraïbes qui, du temps des boucaniers, auraient rendu des services aux flibustiers anglais dans leurs courses sur les galions d’Espagne, ces droits sont ridicules, et l’usage qu’on en a fait est odieux. Jamais les devoirs d’une reconnaissance qu’on n’avait pas n’ont été revendiqués dans une plus triste cause que dans l’intérêt de ce malheureux et grotesque potentat, dont le père, un ivrogne fieffé, avait d’ailleurs vendu je ne sais combien de fois son royaume en détail à tous les trafiquans qui avaient quelques bouteilles de rhum à lui donner. En 1850, il existait et probablement il existe encore, à Saint-Jean de Nicaragua, un ancien marin anglais un américain, on ne sait lequel, du nom de Samuel Shepherd, qui réclame, lui aussi, quelques bribes de ce royaume à lui concédées par un acte en bonne et due forme, signé de la croix du feu roi et de celle de ses ministres. Quant à l’authenticité de l’acte en question, personne ne la conteste, pas même le prince actuel, qui n’a trouvé d’autre réponse que celle-ci aux réclamations du capitaine Shepherd : « .Mon père était ivre quand il a fait cela. » Sans compter la Grande-Bretagne, il y a cinq ou six prétendans qui ont sur le royaume des Mosquitos des droits tout aussi bien fondés que ceux du capitaine Shepherd.
Le motif de cette usurpation audacieuse, c’était le désir de s’emparer du seul port par lequel puisse déboucher dans l’Océan Atlantique ce canal, objet de si sérieuses appréhensions, et afin que rien ne manquât à la violence du procédé, afin de prouver que lord Palmerston était prêt à commettre dans cette affaire toutes les injustices imaginables, il s’emparait en même temps, dans l’Océan Pacifique, de l’île du Tigre, située au fond de la baie de Fonseca, ou point désigné par les projets qui semblent être les plus raisonnables pour faire déboucher le canal du côté de l’occident. Toutefois s’il avait étudié les projets des ingénieurs, il avait oublié, dans sa précipitation, de demander à qui appartenait cette île, qui représente une position si importante. Il avait mis la main dessus, croyant, qu’elle appartenait à l’état de Nicaragua, avec qui il avait eu soin de se faire une querelle à propos de son protégé Sambo ; mais, quand on en vint aux explications, il se trouva que le Nicaragua n’avait jamais prétendu à la possession de cette île et qu’elle était réclamée par les deux états de San-Salvador et de Honduras, avec lesquels le noble lord n’avait pas songé à mettre sa procédure en règle. C’était une étourderie, aussi fallut-il déguerpir. À une autre époque, il serait sorti des tempêtes de ces actes de violence, ou plutôt l’Angleterre n’eût pas osé les commettre ; mais alors l’Europe était trop profondément plongée dans les désordres qui éclatèrent partout après la révolution de février, et quant aux États-Unis, ils étaient trop occupés de leur guerre avec le Mexique, à propos de laquelle d’ailleurs l’Angleterre leur cherchait quelque peu noise, pour suivre avec beaucoup d’attention ce qui se passait dans l’Amérique centrale sur deux-points à peine habités. D’ailleurs, pour les calmer, lord Palmerston consentait, comme preuve de sa modération, à donner l’ordre d’évacuer l’île du Tigre. Ne suffisait-il pas à l’Angleterre d’être maîtresse de l’une des deux écluses du canal pour peser sur l’affaire ? Aussi occupe-t-elle jusqu’à ce jour le port de Saint-Jean, toujours sous le nom et dans l’intérêt du roi des Mosquitos, jouant assez bien dans toutes les négociations auxquelles a donné lieu cette prise de possession le rôle du juge dans la fable de l’Huître et les Plaideurs, car le malheur des circonstances veut encore que les états de Nicaragua et de Costa-Rica élèvent chacun de son côté des prétentions sur le port de Saint-Jean, de sorte qu’au milieu de toutes les contestations, embrouillées encore de temps à autre par un peu de guerre civile, il n’est pas très difficile au plus fort de rester maître de l’objet du litige, même quand il n’a de droits à faire valoir que pour le compte du roi des Mosquitos. Ces droits sont moins que douteux, et le nom seul que la ville a toujours porté sur les cartes de tous les pays suffirait à prouver qu’elle appartient aux Espagnols ; mais en la débaptisant, en l’appelant Grey-Town par exemple, en lui donnant un petit parlement, un juge, un capitaine de port, un surintendant de la police, qui rendent tous leurs ordonnances en anglais et surtout en soutenant leur autorité a coups de canon, comme, on l’a vu l’année dernière a propos du paquebot américain le Prometheus, on espérait peut-être qu’avec le bénéfice du temps, qui a légitimé tant d’usurpations, on finirait par s’établir sur un pied respectable et durable à la fois.
La conduite, de l’Angleterre ressort dans toute cette affaire sous un jour d’autant plus repréhensible que, par contraste, les Américains ont montré jusqu’ici plus de modération. S’ils ont commis quelques légèretés diplomatiques, si dans la négociation du traité Crampton-Webster, ils se sont portés forts de droits qui dans la réalité ne leur appartiennent pas, il faut avouer cependant qu’ils n’ont rien osé qui puisse faire sortir cette affaire de l’ornière pacifique et régulière des chancelleries. On doit reconnaître même qu’en général ils ne l’ont traitée que d’un point de vue élevé, sans prétentions avides à un monopole exclusif, mais en mettant au contraire leur gloire à être les principaux instrumens d’une grande œuvre qui devra profiter à tous. J’en citerai pour exemple le projet adressé au président Fillmore par un diplomate qui a rempli en Europe d’importantes missions, M. Nathaniel Niles. Communiqué au sénat de Washington par message spécial du président, ce projet a été pris en considération et renvoyé à un comité qui n’a pas su lui donner une valeur pratique ; on doit néanmoins réclamer pour lui le mérite des dispositions libérales que contient le traité Clayton-Bulwer, et qui suffiront, il faut l’espérer, pour fournir bientôt les bases d’un arrangement amiable et digne de la civilisation du XIXe siècle, malgré toutes les peines que se donnait encore il y a quelques jours le général Cass pour en tirer un casus belli.
Les Américains n’avaient cependant pas attendu longtemps avant de chercher à parer le coup que l’on voulait leur porter. Aussitôt en effet qu’ils eurent signé avec le Mexique la paix de Guadalupe, et que l’acquisition de la Californie eut rendu pour eux plus pressante que jamais la nécessité de s’ouvrir des moyens de communication rapides avec le littoral de l’Océan Pacifique, ils comprirent ce que voulait dire l’occupation du port de Saint-Jean par les Anglais, et ils songèrent aux moyens d’en annuler les effets. Tandis que la presse tonnait, que les meetings dénonçaient en termes amers la violation qui venait d’être faite du fameux principe de M. Monroë, tandis que des sociétés se formaient pour l’exploitation de paquebots à vapeur sur Chagres et la Californie, pour l’ouverture de la route par Tehuantepec, pour la construction du chemin de fer de Panama, pour la création d’un canal navigable entre les deux océans, le gouvernement de son côté ne restait pas oisif. D’abord il envoyait à l’état de Nicaragua, c’est-à-dire au prétendant qui possède les droits les plus certains sur le port de Saint-Jean, un agent diplomatique chargé des instructions les plus pressantes à l’effet de conclure avec cet état un traité d’alliance très étroite, et d’obtenir, au profit de capitalistes des États-Unis, la concession du canal désiré. En même temps il sollicitait, près du ministre anglais à Washington, la négociation d’une convention « relative à l’établissement d’un canal maritime entre les deux océans » que l’Angleterre ne repoussait pas, parce qu’en retour on lui promettait la signature d’un traité par lequel, en régularisant la position du roi des Mosquitos, c’est-à-dire en abandonnant ses prétendus droits, desquels elle se souciait fort peu dans le fond, elle obtenait de faire désormais reconnaître par les États-Unis la neutralité du port et du territoire de Saint-Jean de Nicaragua, c’est-à-dire de prendre ses précautions pour que ce point important ne tombât jamais au pouvoir exclusif des Américains ; c’était dans la réalité tout ce qu’elle désirait. Toutes ces négociations ont abouti ; mais aussi il est résulté de ce triple succès une situation assez singulière.
Je sais des diplomates qui ont regardé comme une indiscrétion dangereuse la publication faite, après 1830, de la correspondance diplomatique de Louis XIV et des dépêches de M. de Lionne. À les en croire, c’était une faute et presque un crime contre la sûreté de l’état ; ils devront être bien scandalisés, si par hasard ils lisent les deux gros volumes qu’a publiés, sur son voyage « au Nicaragua et sur les affaires qu’il eut à y traiter, M. Squier, chargé d’affaires des États-Unis en 1849 et 1850. En France, où la diplomatie est un métier que l’on n’a généralement aucun scrupule d’exercer sous toutes les formes de gouvernement, il y a des personnes intéressées à faire croire que c’est encore un art dont les adeptes seuls sont capables de pratiquer les mystères ; mais aux États-Unis, où il est établi en principe et confirmé par la pratique que personne ne doit ni ne peut servir qu’avec les gens de son opinion, et seulement lorsqu’ils sont au pouvoir, on n’y met pas autant de façons, et l’on se résigne assez facilement à raconter la part que l’on a eue dans les affaires publiques. Il ne parait pas d’ailleurs que l’on s’en trouve plus mal, et peut-être même s’en trouve-t-on d’autant mieux que la responsabilité de chaque parti et de chacun en est plus loyalement établie. M. Squier a donc usé de la faculté qui lui était accordée par les usages de son pays, et tout en racontant ses aventures personnelles, qui ne laissent pas que d’ajouter au mérite de son livre, il expose comment, arrivé dans le Nicaragua en mai 1849, il obtenait, le 17 août, la signature, et le 23 septembre de la même année la ratification de deux traités, l’un de commerce et de politique générale entre l’état de Nicaragua et les États-Unis, l’autre, qui devait être garanti par le gouvernement de Washington, entre certains capitalistes et l’état de Nicaragua. Ce dernier avait pour but la construction d’un canal accessible à des bâtimens de toutes les dimensions.
M. Squier avait heureusement rempli sa mission : mais lorsque les deux traités arrivèrent à Washington, le congrès qui devait les ratifier était en vacances, et quand, à l’époque de sa réunion, au mois de décembre suivant, on voulut demander la ratification du sénat, le pouvoir exécutif fit savoir que depuis plusieurs mois déjà, avant d’avoir eu connaissance des résultats obtenus par M. Squier, il était en négociations ouvertes avec sir H. Bulwer, et croyait enfin pouvoir promettre d’arriver à une solution bien autrement avantageuse aux intérêts des États-Unis, car il espérait obtenir le concours de l’Angleterre elle-même à la grande œuvre dont la réalisation était si fort à désirer. Or l’Angleterre, c’était dans la question le véritable ennemi, le seul obstacle réel. En conséquence, les traités conclus par M. Squier et déjà ratifiés par le gouvernement de Nicaragua furent laissés dans les cartons du sénat, et le 19 avril 1850.M. Clayton signait avec sir H. Bulwer un nouveau traité qui, ratifié le 4 juillet, était promulgué dès le lendemain.
Dans le premier moment, on fut ébloui et l’on crut avoir fait un grand pas.
En effet, le point principal, la construction d’un canal navigable entre les deux océans était emporté. Le traité disait dans son teste ; et les pièces officielles qui y étaient jointes pour en fixer le sens stipulaient expressément que la négociation avait pour but spécial de garantir et d’enchaîner la volonté des deux puissances à l’accomplissement de cette grande œuvre ; elles s’engageaient positivement à y contribuer de tous leurs efforts, elles promettaient même d’employer leurs bons offices auprès de leurs alliés pour obtenir la coopération de tous les peuples civilisés, et faire de cette entreprise, ainsi que M. Miles l’avait proposé, une entreprise commune au commerce de toutes les nations appelées à participer aux dépenses ; selon le degré d’utilité qu’elles en retireraient, et aux produits selon l’importance des recettes qu’elles lui procureraient. Enfin, dans l’élan de leur libéralisme et comme preuve de la sincérité de leurs intentions, les parties contractantes allaient jusqu’à convenir que les provisions du traité s’étendraient à tout canal capable de porter des bâtimens de mer et même à tout chemin de fer qui pourrait être construit depuis l’isthme de Darien au sud, sur le territoire de la Nouvelle-Grenade, jusqu’à l’isthme de Tehuantepec ; sur le territoire du Mexique. Cependant, comme alors on ne croyait encore à la possibilité de la canalisation qu’à travers le territoire de l’Amérique centrale et de l’état de Nicaragua, c’était à propos de ce pays seulement que le traité contenait des stipulations précises et définies ; les trois principaux articles en feront apprécier le caractère :
« Les gouvernemens de la Grande-Bretagne et des États-Unis déclarent par les présentes que ni l’un ni l’autre ne cherchera jamais à obtenir ou à garder pour lui aucun contrôle exclusif sur ledit canal : ils arrêtent que ni l’un ni l’autre n’élèvera ou n’entretiendra de fortifications permanentes sur son parcours ou dans son voisinage, qu’ils n’occuperont, ne coloniseront et ne tiendront sous leur suprématie ni l’état de Nicaragua ; ni celui de Costa-Rica, ni La côte des Mosquitos, ni aucun point de l’Amérique centrale, qu’ils n’useront ni du protectorat qu’ils possèdent ou pourront posséder, ni d’aucune alliance qu’ils ont contractée ou qu’ils pourront contracter avec aucun peuple ou aucun état pour élever ou entretenir aucune fortification, pour occuper, fortifier ou coloniser le Nicaragua, le Costa-Rica, la côte des Mosquitos ni aucun point de l’Amérique centrale, ni pour s’attribuer ou exercer aucune suprématie sur ces pays ; de même ni la Grande-Bretagne ni les États-Unis ne se prévaudront d’aucune amitié, alliance, relations ou influence pour acquérir ou conserver directement ou indirectement aux citoyens ou aux sujets de l’une ou de l’autre des parties aucuns droits ou avantages relativement au commerce ou à la navigation dudit canal qui ne seraient pas offerts et garantis dans les mêmes termes aux citoyens ou aux sujets de l’autre partie.
« Les parties contractantes prennent l’obligation d’engager tout état, avec lequel elles ont des rapports d’amitié, à devenir partie dans cette convention d’après les principes qui les ont guidées elles-mêmes, afin que tous les états puissent participer à l’honneur et à l’avantage d’avoir contribué à une œuvre d’un Intérêt aussi général et d’une aussi grande importance que l’est le canal projeté ; les parties contractantes conviennent également d’ouvrir chacune des négociations avec tel ou tel des états de l’Amérique centrale qu’elle le jugera convenable dans le but d’arriver plus facilement à la réalisation du projet pour lequel ce traité a été signé.
« Les gouvernemens de la Grande-Bretagne et des États-Unis ne s’étant pas proposé pour but unique, en signant ce traité, une œuvre spéciale, mais voulant aussi établir un grand principe, ils conviennent, par les présentes, d’étendre leur protection, et cela par actes diplomatiques, à toutes autres voies de communication, soit canal, soit chemin de fer il établir à travers l’isthme qui unit l’Amérique du Nord à celle du Sud, et particulièrement aux communications entre les deux mers, pourvu qu’elles soient praticables, soit canal, son chemin de fer qu’il est maintenant question d’établir par Tehuantepec ou Panama. »
Les principes généraux du traité Clayton-Bulwer sont, comme on le voit, inspirés par l’esprit le plus libéral. Quant aux autres articles, ils règlent les moyens d’exécution ; ils stipulent la neutralité absolue du canal pour le cas de guerre entre qui que ce soit ; ils s’ingénient à trouver des garanties pour assurer à la navigation de tous les peuples la plus grande somme de sécurité et de liberté qu’il sera possible. Dans cette pensée, ils prescrivent aux parties contractantes d’employer leurs efforts pour arriver à établir aux deux extrémités du canal des ports francs, c’est-à-dire qu’en fait ils déclarent la neutralité et la franchise de Saint-Jean de Nicaragua, devenu Grey-Town pour les Américains comme pour les Anglais.
Quel que soit le mérite de ce traité par rapport à l’avenir, et surtout de celui qui l’a suivi et qui fut signé par Daniel Webster pour les États-Unis et par M. Crampton pour l’Angleterre, il n’est pas moins vrai que, considéré par rapport au passé et dans la position qu’y prennent les deux puissances, ils impliquent pour chacune d’elles la violation de quelques-uns des principes essentiels du droit des gens. En faisant si bon marché des droits qu’elle avait revendiqués à coups de canon sur le port de Saint-Jean, au nom du roi des Mosquitos, l’Angleterre n’avoue-t-elle pas tous les torts qu’elle a eus dans cette affaire vis-à-vis de l’état inoffensif et ami de Nicaragua ? Les combats qu’elle a livrés pour s’en emparer peuvent-ils être regardés autrement que comme des actes de la plus indigne violence ? L’occupation qu’elle y maintient, est-ce autre chose qu’une longue usurpation ? Si elle prétend prendre au sérieux cette pitoyable comédie du protectorat des Mosquitos, c’est peut-être pis encore. Dans quelle jurisprudence, devant quels tribunaux le tuteur a-t-il le droit de faire des générosités de la fortune de son pupille ? De quel droit l’Angleterre renonce-t-elle au plus beau fleuron de la couronne de son protégé, et cela sans songer même à lui obtenir quelque petite indemnité ? Je sais bien qu’avec quelques litres de tafia on obtiendra facilement raison du pauvre diable, et que l’on croira peut-être encore être généreux en le payant ainsi pour lui faire mettre sa croix au bas d’un acte authentique, en bonne et due forme, par lequel il remerciera humblement l’Angleterre de toutes les peines qu’elle a prises pour la gloire de son règne et pour la bonne administration de sa fortune ; mais cela ne prouvera pas que toute cette histoire soit bien morale, et qu’il vaille la peine d’acheter à ce prix l’avantage d’être désormais en règle pour empêcher que le canal inter-océanique devienne la propriété exclusive des États-Unis ?
La figure que font dans cette affaire les États-Unis est moins bonne encore que celle de l’Angleterre, et en définitive on devrait croire qu’ils en sortiront brouillés et compromis avec toutes les parties intéressées. L’Angleterre a du moins sur eux cette supériorité, si toutefois c’en est une, d’avoir plus franchement avoué son égoïsme et la préoccupation exclusive de ses intérêts politiques et commerciaux. Si elle a parlé de droit et de moralité publique, c’était tout juste ce qu’il en fallait pour tâcher de sauver les apparences, comme le ferait un plaideur de mauvaise foi, qui, espérant toujours trouver quelque petit bénéfice à soutenir son procès, ne fût-ce que celui de gagner du temps, en est réduit à invoquer des faits douteux et un point de droit obscur, mais ne fait pas mystère de la valeur des argumens sur lesquels il s’appuie. Ce n’est pas ainsi que les États-Unis se sont lancés dans cette affaire, c’est en qualité de redresseur des torts qu’ils ont d’abord voulu y jouer leur rôle. Eux qui regardent la vieille Europe comme si arriérée et qui se vantent d’avoir découvert ou perfectionné tant de choses, ils ont inventé un certain droit américain en vertu duquel ils se prétendent engagés par avance non-seulement à empêcher toute conquête nouvelle de l’Europe sur le continent de l’Amérique, mais encore à faire disparaître ses drapeaux des points où ils flottent encore, et surtout à combattre toute immixtion de sa part dans les affaires du Nouveau-Monde. Dans la pratique, on sait comment cette jurisprudence est appliquée, les tentatives dirigées contre la Havane nous l’ont appris ; dans la théorie, dans la discussion publique, cela s’appelle le principe ou la doctrine du président Monroë.
L’occasion était belle à coup sûr pour la faire valoir, et d’abord on n’y voulut pas manquer. En effet, c’est en qualité de représentant de ce cosmopolitisme américain, de protecteur des opprimés, que le gouvernement des États-Unis intervient par le ministère de M. Squier dans la querelle de l’état du Nicaragua contre l’Angleterre. C’est très brillant ; mais lorsque le représentant de la reine à Washington fait savoir que son gouvernement ne veut pas pousser les choses à l’extrême, que dans le fond il tient fort peu à ce Samho, dont lord Palmerston avait imaginé de faire un roi de circonstance, que tout ce qu’il demande, c’est de prendre ses sûretés pour que l’exploitation du canal projeté ne soit pas exclusivement accaparée par le commerce américain, alors tout change de face. On oublie les principes de M. Monroë, on répudie, c’est le terme aujourd’hui consacré, les traités conclus, en vertu de ses pleins pouvoirs, par M. Squier ; on signe enfin avec l’Angleterre des conventions par lesquelles on dispose du territoire d’une république américaine indépendante et amie, et l’on en dispose si bien, que l’on s’attribue le droit de déclarer la neutralité d’un port qui lui appartient.
Comme on le pense, les traités Clayton-Bulwer et Crampton-Webster n’ont eu aucun succès au Nicaragua, bien que déchiré par la guerre civile, cet état n’a pas cessé de protester contre la situation que l’on voulait lui faire, contre les pouvoirs exorbitans que les États-Unis s’étaient arrogés. Son représentant à Washington semble même avoir fait entendre à cet égard des réclamations si vives, qu’il vient d’être congédié de la façon la plus brutale ; c’est un des derniers actes du gouvernement de M. Fillmore, mais un acte qui ne saurait rien prouver contre le droit qu’à l’état de Nicaragua à n’être point démembré par les États-Unis parce qu’il convient à leur politique ou à leur commerce qu’il en soit ainsi.
Le parti démocratique, qui vient d’arriver au pouvoir, n’a jamais trouvé ces traités de son goût. Ce n’est pas qu’il pense que l’on ait mal agi avec le Nicaragua ; mais, comme il a érigé en principe que toute l’Amérique du Nord et même tout le nouveau continent doivent appartenir aux États-Unis, il blâme très vivement la mauvaise idée qu’ont eue les whigs de chercher à s’entendre avec l’Angleterre. Aussi, aujourd’hui qu’il se sent en force, il demande déjà l’annulation pure et simple de l’une de ces conventions, et voici sur quoi il se fonde : le fait est assez bizarre pour qu’il vaille la peine d’être exposé.
Le traité signé par MM. Clayton et Bulwer, le 19 avril 1850, et ratifié par le sénat, le 22 mai suivant, à la majorité de 42 voix contre 11, dispose, on l’a vu, dans son article premier, que « l’Angleterre et les États-Unis n’occuperont, ne coloniseront et ne tiendront sous leur suprématie ni l’état de Nicaragua, ni celui de Costa-Rica, ni la côte des Mosquitos, ni aucun point de l’Amérique centrale. » C’est très clair et très net, et il en sérait résulté que l’Angleterre eût été évincée, non-seulement du protectorat des Mosquitos, mais aussi des établissemens qu’elle possède depuis le milieu du XVIIe siècle sur la côte du Honduras, l’un des cinq états qui composent l’Amérique centrale, si, avant que d’échanger les ratifications, elle n’avait pas fait ses réserves en vue de cette conséquence. Il parait qu’elle avait d’abord échappé à sir H. Bulwer ; traitant surtout du port de Saint-Jean de Nicaragua, il n’avait pas remarqué que la teneur de l’article en question pouvait s’appliquer à des possessions anglaises qui sont situées à presque deux cents lieues marines de distance, et il avait laissé le texte passer tel quel sous les yeux du sénat ; mais, lorsqu’en Angleterre le ministère eut à délibérer sur l’acceptation du traité, on lui fit remarquer la conséquence extrême qu’on en pouvait tirer, et que des adversaires aussi processifs que le sont les Américains ne manqueraient pas d’en faire sortir. Aussi, pour se mettre en règle, n’expédia-t-il sa ratification à M. Bulwer qu’à la condition de stipuler des réserves positives pour ses établissemens du Honduras avant de faire l’échange. Ce fut le 23 juin 1850 que ces instructions parvinrent à sir H. Bulwer ; il y avait un mois déjà que le sénat avait voté. Les whigs, qui avaient négocié de bonne foi avec l’Angleterre et sans songer au Honduras, qui se tenaient pour satisfaits d’avoir obtenu la promesse du concours de l’Angleterre à l’exécution du canal, admirent sans difficulté l’incident que soulevait sir H. Bulwer, et, après s’en être entendus seulement avec le comité des affaires étrangères du sénat, ils échangèrent définitivement les ratifications le 4 juillet, en faisant entrer au traité, et sans demander un nouveau vote sur ce sujet, les réserves exigées par sir H. Bulwer pour excepter les établissemens anglais du Honduras des conséquences qui autrement auraient pu leur être appliquées.
Or, le 17 juillet de l’année dernière, le gouvernement anglais ayant jugé à propos de constituer en colonie, par proclamation royale, les îles de Roatan, de Bonacca, d’Utilla, de Barbants, d’Helena et de Morat, qui dépendent de ses établissemens du Honduras, et qu’il occupe depuis bientôt deux siècles, le parti démocratique aux États-Unis prétend que le traité de 1850 est de fait violé par l’Angleterre, et que l’on a le droit de le considérer à Washington comme nul et non avenu, attendu que le texte voté par le sénat ne contient aucune des réserves ajoutées postérieurement, à la demande de sir Henri Bulwer, et acceptées par le pouvoir exécutif tout seul. Dans la forme, c’est une question de procédure constitutionnelle qui a peut-être son intérêt ; dans le fond, ce n’est qu’une mauvaise querelle cherchée à l’Angleterre pour rompre des engagemens auxquels on voudrait échapper. C’est cependant en brodant sur ce thème, que le général Cass et M. Douglas de l’Illinois, deux candidats qui ont eu des chances à la dernière élection présidentielle, agitent l’opinion aux États-Unis depuis tantôt trois mois.
Les Américains d’ailleurs ne se dissimulent pas à eux-mêmes la faiblesse de leur argument, et ils ne prennent pas la peine de la dissimuler aux autres. Ce n’est qu’un prétexte, soit, mais il faut en tirer parti contre l’Angleterre ; tout est bon contre elle. Le 9 mars dernier, dans l’une des dernières séances du sénat, M. Douglas, à la fin d’un long discours rempli de violences plus que de bonnes raisons, s’écriait : « Je ne partage pas les sentimens de M. Clayton lorsqu’il nous dit que nous devons éviter toute difficulté avec une puissance aussi amie des États-Unis que l’est l’Angleterre. L’Angleterre n’est pas notre amie. Il y a trop de choses dans notre passé à tous deux pour que nous puissions être amis. Nous avons abaissé son orgueil, nous avons humilié sa vanité. Si ce n’eût été nous, qui l’eût empêchée d’arriver à la position où elle aspire, de maîtresse du monde ? Elle n’a pas de sentimens d’amitié pour nous, et nous n’en avons pour elle aucun de ce genre. (Applaudissemens prolongés. La majorité dans le sénat appartient aujourd’hui au parti démocratique.) Elle nous jalouse, et la jalousie exclut l’amitié. Pourquoi donc parler des tendres sentimens qui doivent unir la mère à la fille ? Les querelles de famille sont les plus cruelles et celles qui durent le plus longtemps. Elle est jalouse des États-Unis. Quelle autre raison donner que sa jalousie des fortifications qu’elle élève tout autour de notre littoral ? Pourquoi s’empare-t-elle du rocher le plus stérile, pourvu qu’elle y puisse monter un canon ? Pourquoi garde-t-elle Gibraltar et le cap de Bonne-Espérance, si ce n’est pour dominer notre commerce ? Pourquoi garde-t-elle les Bermudes et les Bahamas, si ce n’est pour en faire des sentinelles dont l’œil est toujours ouvert sur les États-Unis ? Je désire ne flatter aucun sentiment d’inimitié, mais je ne puis regarder l’Angleterre que comme une puissante rivale à qui nous devons de la bonne foi, mais de qui nous devons nous faire payer de retour. »
Cependant cette discussion si vive a fini par s’éteindre d’elle-même, et après les explications données au nom du parti whig par un de ses membres les plus distingués, on peut regarder les résolutions proposées par le général Cass comme définitivement écartées. On doit s’attendre néanmoins tous les jours à voir renaître cette querelle, et ce qui se passe sur la côte du Honduras, où l’Angleterre est encore occupée à faire reconnaître quelques droits du roi des Mosquitos, lui donnera prochainement sans doute un intérêt nouveau.
Telle est la situation, c’est sur les deux points de l’Amérique centrale, et du Mexique qu’elle porte principalement, car je ne saurais croire qu’il y ait péril imminent du côté de la Havane. Récemment encore, il est vrai, on annonçait qu’une troisième expédition s’organisait ; on disait qu’un colonel hongrois devait en prendre le commandement, et que déjà on comptait plus de quinze cents hommes enrôlés sous ses ordres. Tout cela cependant n’est pas sérieux, à moins que les autorités espagnoles ne se manquent à elles-mêmes. Avec les troupes dont elles disposent, avec le concours actif des forces navales que l’Angleterre et la France entretiennent aujourd’hui dans la mer des Antilles et qui ne leur manqueraient certainement pas, elles sont certaines d’avoir toujours facilement raison d’une tentative dirigée contre elles par des aventuriers étrangers à la population qu’ils veulent révolutionner ; elles ont de plus la garantie que le général Pierce leur a donnée dans son discours d’inauguration, et dont il serait injuste de ne pas tenir grand compte. La seule chance sérieuse que d’ici à longtemps l’Espagne ait encore contre elle, ce serait celle d’une insurrection locale qui permettrait aux États-Unis de renouveler à la Havane ce qu’ils ont fait avec tant de succès au Texas ; mais rien n’annonce que cette hypothèse doive se réaliser bientôt. Pour ce qui est de l’Amérique centrale, le thème de tant de déclamations violentes, il n’est pas probable non plus qu’elle fournisse pendant quelque temps autre chose que le texte de discours, d’articles de journaux, de pamphlets et de négociations diplomatiques. Dans les manifestations les plus vives de leurs passions, alors qu’on pourrait les croire portés à ce degré d’irritation qui exclut le raisonnement, les Américains savent toujours conserver un grand calme d’intelligence et poursuivre avec lucidité les calculs du bon sens, dans lesquels ils prétendent avec quelque droit être passés maîtres. Celui que vous seriez presque tenté de prendre pour un furieux n’est dans la réalité qu’un politique très réfléchi qui suit souvent avec prudence et toujours avec adresse un plan caché. Aussi n’iront-ils pas cette fois encore s’aventurer si loin de chez eux : ils entretiendront la question dans un état d’agitation salutaire, de façon à écarter les Anglais et à se réserver le terrain libre à eux-mêmes pour le jour où ils seront prêts ; mais ils n’agiront pas sérieusement avant d’avoir assuré leur route. C’est plus près d’eux, c’est au Mexique qu’ils porteront leurs premiers coups. Là rien ne leur fait obstacle et tout les invite, la faiblesse de l’ennemi, la facilité de la victoire et la certitude de ne pouvoir être arrêtés dans leurs progrès par la jalousie inquiète de l’étranger. Un courant irrésistible les porte de ce côté, et le triomphe éclatant du parti démocratique à la dernière élection présidentielle n’est que le signe précurseur de l’orage qui va éclater. Si l’Europe doit quelque considération au gouvernement du président Fillmore pour ses tendances pacifiques, pour la bonne volonté qu’il a montrée dans toutes les circonstances où il a cru pouvoir essayer de résoudre par la diplomatie les questions brûlantes qui ont été soulevées sous son administration, l’opinion publique aux États-Unis ne se croit pas obligée aux mêmes égards. La résistance des whigs, résistance plus loyale qu’heureuse à tous les projets des flibustiers sur l’île de Cuba, la querelle maladroite qu’ils avaient commencée avec le Pérou à propos des îles Lobos, l’affaire des pêcheries dans laquelle ils n’ont rien su obtenir, le peu d’aide qu’ils ont fournie à tous les aventuriers qui se précipitent sur le Mexique pour le dépecer, la nullité des résultats produits par le traité Clayton-Bulwer, que l’on est maintenant aux regrets d’avoir ratifié, toutes ces causes avaient suscité un mécontentement réel dans les masses, et elles ont porté le général Pierce au pouvoir avec la plus grande majorité qu’aucun candidat à la présidence de l’Union ait jamais obtenue. Quoiqu’il n’eût pas sollicité cet honneur, il a répondu à l’appel en homme décidé, et ce qu’il a dit dans son discours d’inauguration de l’extension que peut prendre encore le territoire des États-Unis, les choix qu’il a faits en composant son ministère d’hommes qui ont été avec lui les héros de la guerre du Mexique, prouvent qu’il sait très bien quel est le caractère de la mission qui lui a été confiée par ses compatriotes. M. Pierce reprendra l’œuvre de M. Polk, et s’il ne l’achève pas, du moins il fera faire une nouvelle étape aux conquérans de la race anglo-saxonne ; il portera le drapeau des États-Unis de quelques marches en avant vers le but actuel de leurs plus vils désirs, l’occupation de l’isthme qui leur permettra d’aspirer à la prépondérance sur les deux océans. Ce n’est qu’une affaire de temps et un avenir que ni l’Angleterre, ni la France, ni personne ne peut empêcher de se réaliser. Et d’ailleurs, sauf l’Angleterre, qui est-ce qui songe à le retarder ?
XAVIER RAYMOND.
- ↑ Navires-entrepôts d’opium.
- ↑ Une extorsion, une mise à rançon.
- ↑ Il n’est, — à notre connaissance du moins, — qu’un seul négociant anglais qui soit malgré tout resté fidèle au surinent qui lui avait été arraché par la violence : c’est M. Lancelot Dent.
- ↑ Personnification et nom populaire chez les matelots de l’être complexe et impersonnel qui s’appelle le gouvernement des États-Unis.
- ↑ Un tour américain ; l’expression est consacrée.
- ↑ Nous avons raisonné dans l’hypothèse de l’égalité de vitesse pour les deux marines, mais de fait cette égalité n’existe pas, et l’avantage appartient aux États-Unis. Sur toutes les lignes où les opérations des deux marines rivales peuvent être soumises à un travail de comparaison, les Américains battent les Anglais, tant pour la navigation à voiles que pour la navigation à vapeur. Ainsi nous avons sous les yeux des tableaux comparatifs de tous la voyages accomplis par les paquebots à vapeur anglais et américains sur la ligne de Liverpool à New-York pendant le dernier semestre de l’année 1851 et les onze premiers mois de 1852 ; ils donnent incontestablement la victoire aux Américains. De même on a pu lire dans le numéro du Times du 2 mars une lettre d’un correspondant anglais de Californie qui, étudiant la question sur les voyages accomplis par les navires des deux nations d’Angleterre ou de New-York à San-Francisco, arrivait à produire pour moyenne de la durée des voyages faits sur ce parcours par les bâtimens anglais, y compris les clippers, pendant l’année 1852, le chiffre de 205 jours, et pour les navires américains pendant le second semestre de la même année, mais non compris les clippers, le chiffre moyen de 151 jours ; quant aux clippers, leur moyenne était de 110 jours seulement. Or il ne faut pas oublier que la nécessité de faire d’abord beaucoup de route dans l’est pour aller doubler le cap Saint-Roch, la pointe orientale de l’Amérique du Sud, allonge pour les navires partis de New-York la route de 1,500 milles, ou de 500 lieues marines. Malgré ce désavantage, on voit cependant combien la balance penche en leur faveur.