Dire de l'abbé Sieyès, sur la question du Veto royal, à la séance du 7 septembre 1789

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Texte établi par François-Jean Baudouin, François-Jean Baudouin, imprimeur de l'Assemblée nationale (p. 1-30).

DIRE

DE L’ABBÉ SIEYÈS,

SUR LA QUESTION

DU VETO ROYAL, &c.



À la Séance du 7 Septembre 1789.


Messieurs,

J’applaudis à la ſageſſe de l’Assemblée, qui n’a rien voulu décider ſur la queſtion de la Sanction Royale, avant d’avoir éclairci les queſtions voiſines & dépendantes de la Permanence des États-Généraux & de l’unité du Corps légiſlatif. Peut-être ces queſtions elles-mêmes ne peuvent pas tellement s’isoler qu’elles n’aient encore beſoin, pour être parfaitement éclairées, d’emprunter toutes les lumières qui appartiennent à l’organiſation entière de la Repréſentation Nationale ; mais ce qui convient le mieux n’échappera pas à votre ſagacité.

L’Aſſemblée paroît avoir abandonné l’idée d’attacher au Pouvoir Royal une part intégrante dans la formation de la Loi ; elle a ſenti que ce ſeroit altérer & dénaturer même l’eſſence de la Loi, que d’y faire entrer d’autres élémens que des volontés individuelles.

La ſeule définition raiſonnable qu’on puiſſe donner de la Loi, eſt de l’appeler l’expreſſion de la volonté des Gouvernés. Les Gouvernans ne peuvent s’en emparer en tout ou en partie, ſans approcher plus ou moins du Deſpotiſme. Il ne faut pas ſouffrir un alliage auſſi dangereux dans ſes effets. Que ſi, conſidérant la perſonne du Roi ſous la qualité qui lui convient le mieux, c’eſt-à-dire, comme Chef de la Nation, comme premier Citoyen[1], vous voulez faire une exception en ſa faveur, vous vous rappellerez les belles paroles que Sa Majeſté a prononcées au milieu de vous, avant même la réunion des Ordres : moi, a-t-elle dit, qui ne ſuis qu’un avec la Nation. En effet, le Prince, le Chef de la Nation ne peut être qu’un avec elle ; ſi vous l’en ſéparez un ſeul inſtant, ſi vous lui donnez un intérêt différent, un intérêt à part, dès ce moment vous abaiſſez la Majeſté Royale ; car il eſt trop évident qu’un intérêt différent de l’intérêt national ne peut jamais lui être comparé ; que, dans une Nation, tout fléchit & doit fléchir devant elle.

Ainſi le Roi ne peut jamais être ſéparé, même en idée, de la Nation dont il repréſente toute la Majeſté. Lorſque la Nation prononce ſon vœu, le Roi le prononce avec elle. Par-tout il eſt Chef ; par-tout il préſide ; mais tous ces actes le ſuppoſent préſent au milieu de vous. Enfin, ici ſeulement, peuvent s’exercer ſes droits à la Légiſlation.

Si l’on eſt conduit à reconnoître que le Roi ne peut point concourir à la formation de la Loi, hors de l’Assemblée Nationale, il n’eſt pas encore décidé pour tous quelle eſt la part d’influence proportionnelle qu’il peut y prendre ? Un Votant, quel qu’il ſoit, peut-il, dans une Aſſemblée quelconque, avoir plus de voix que tout autre Opinant ?… Cette queſtion a ſes profondeurs ; mais il n’eſt pas néceſſaire de s’y enfoncer en entier, pour prononcer que la moindre inégalité, à cet égard, eſt incompatible avec toute idée de liberté & d’égalité politique. Je me contente de vous préſenter le ſyſtême contraire, comme ramenant à l’inſtant la diſtinction des Ordres. Car ce qui caractériſe la pluralité des Ordres eſt préciſément l’inégalité des droits politiques. Il n’exiſte qu’un Ordre dans un État, ou plutôt il n’exiſte plus d’Ordres, dès que la repréſentation eſt commune & égale. Sans doute nulle claſſe de Citoyens n’eſpère conſerver en ſa faveur une repréſentation partielle, séparée & inégale. Ce ſeroit un monſtre en politique ; il a été abattu pour jamais.

Remarquez, Meſſieurs, une autre conſéquence du ſyſtême que je combats ici. Si le ſuffrage d’un Votant pouvoit valoir deux ſuffrages en nombre, il n’y auroit plus de raiſon pour que la même autorité qui lui a accordé ce Privilège politique, ne pût lui accorder celui de peſer autant que dix, que mille ſuffrages. Vous voyez, Meſſieurs, que de là, à les valoir tous, à les remplacer tous, il n’y a qu’un pas. Si une volonté peut valoir numériquement deux volontés dans la formation de la Loi, elle peut en valoir 25 millions. Alors la Loi pourra être l’expreſſion d’une ſeule volonté ; alors le Roi pourra ſe dire ſeul Repréſentant de la Nation. Nous obſervions il y a un inſtant que l’inégalité des droits politiques nous ramenoit à l’Ariſtocratie : il eſt clair que ce ſyſtême odieux ne ſeroit pas moins propre à nous plonger dans le plus abſurde Deſpotiſme.

Il faut donc reconnoître & ſoutenir que toute volonté individuelle eſt réduite à ſon unité numérique ; & ne croyez pas que l’opinion que nous nous formons d’un Repréſentant, élu par un grand nombre de Citoyens, détruiſe ce principe. Le Député d’un Bailliage eſt immédiatement choiſi par ſon Bailliage ; mais médiatement, il eſt élu par la totalité des Bailliages. Voilà pourquoi tout Député eſt Repréſentant de la Nation entière. Sans cela, il y auroit parmi les Députés une inégalité politique que rien ne pourroit juſtifier ; & la Minorité pourroit faire la loi à la Majorité, ainſi que je l’ai démontré ailleurs.

Le Roi, conſidéré comme individu, eſt réduit à ſa volonté individuelle ; à ce titre ſeul, il ne peut voter que dans une des premières Aſſemblées élémentaires, où tout Citoyen eſt admis à porter ſon ſuffrage. Le Roi, conſidéré comme premier Citoyen, comme Chef de la Nation, eſt cenſé Repréſentant de la Nation dans toutes les Aſſemblées graduelles, juſqu’à l’Aſſemblée Nationale. Par-tout il a droit de voter ; par-tout il peut préſider ; par-tout il eſt légalement le premier, parce qu’il ne peut y avoir de premier que par la Loi ; mais nulle part ſon ſuffrage ne peut en valoir deux. Ce principe eſt aſſez démontré, en ce moment, par les inconvéniens du ſyſtême contraire, tels que je viens de le préſenter.

Actuellement, Meſſieurs, ſi vous voulez conſidérer le Roi comme dépoſitaire de toutes les branches du Pouvoir exécutif, il eſt évident qu’il ne s’offre plus rien dans ſon autorité, quelque étendue, quelque immenſe qu’elle ſoit, qui puiſſe entrer, comme partie intégrante, dans la formation de la Loi. Ce ſeroit oublier que les volontés individuelles peuvent ſeules entrer, comme élémens, dans la volonté générale ; l’exécution de la Loi eſt postérieure à ſa formation ; le Pouvoir exécutif & tout ce qui lui appartient n’eſt cenſé exiſter qu’après la Loi toute formée. Auparavant, toutes les volontés individuelles avoient été conſultées, ou plutôt, avoient concouru à la confection de la Loi. Donc il n’exiſte plus rien qui doive être appelé à y concourir. Tout ce qui peut y être s’y trouve déjà ; rien ne lui manque : il ne pouvoit y avoir que des volontés ; elles y ſont toutes Si donc l’exercice du Pouvoir exécutif donne une expérience, procure des lumières qui peuvent être utiles au Légiſlateur, on peut bien écouter ſes conſeils, l’inviter à donner ſon avis ; mais cet avis eſt autre choſe qu’une volonté. Il ne doit point, je le répète, entrer dans la formation de la Loi, comme partie intégrante ; en un mot, ſi le Pouvoir exécutif peut conſeiller la Loi, il ne doit point contribuer à la faire.

Le droit d’empêcher n’eſt point, ſuivant moi, différent du droit de faire. D’abord il eſt aiſé de s’appercevoir que le Miniſtère royal fera propoſer par des Députés, & ſoutenir par un Parti, toutes les Lois qui lui conviendront. Si elles paſſent, tout eſt fait à ſon gré. Si elles ſont rejetées, il rejetera à ſon tour toutes les déciſions contraires. On n’a beſoin que de ce premier apperçu pour ſentir qu’un tel pouvoir eſt énorme, & que celui qui l’exerce eſt à-peu-près le maître de tout.

Perſiſtera-t-on à dire qu’empêcher n’eſt point faire ? Je ne ſais ; mais, dans cette Aſſemblée même, ce n’eſt pas autre choſe que fait la Majorité, à qui pourtant vous ne refuſez pas le droit de faire. Lorſqu’une Motion eſt ſoutenue ſeulement par la Minorité, la Majorité exprime le vœu national en la refuſant ; elle exerce ſon Pouvoir légiſlatif ſans limites ; en cela, il eſt permis de le demander : Que fait-elle de plus qu’un acte dont on veut attribuer l’exercice au Pouvoir exécutif ? Je dis que le droit d’empêcher que l’on veut accorder au Pouvoir exécutif, eſt bien plus puiſſant encore ; car enfin, la Majorité du Corps légiſlatif n’arrête que la Minorité, au lieu que le Miniſtère arrêteroit la Majorité elle-même, c’eſt-à-dire, le vœu national, que rien ne doit arrêter. Je ſuis tellement frappé de cette différence, que le veto ſuſpenſif ou abſolu, peu importe, ne me paroît plus qu’un ordre arbitraire ; je ne puis le voir que comme une lettre-de-cachet lancée contre la volonté nationale, contre la Nation entière.

Je ſais qu’à force de diſtinctions d’une part, & de confuſion de l’autre, on en eſt parvenu à conſidérer le vœu national, comme s’il pouvoit être autre choſe que le vœu des Repréſentans de la Nation ; comme ſi la Nation pouvoit parler autrement que par ſes Repréſentans. Ici les faux principes deviennent extrêmement dangereux. Ils ne vont à rien moins qu’à couper, qu’à morceler, qu’à déchirer la France en une infinité de petites Démocraties, qui ne s’uniroient enſuite que par les liens d’une confédération générale, à-peu-près comme les 13 ou 14 États-Unis d’Amérique ſe ſont confédérés en Convention générale.

Ce ſujet mérite la plus ſérieuſe attention de notre part. La France ne doit point être un aſſemblage de petites Nations, qui ſe gouverneroient ſéparément en Démocraties ; elle n’eſt point une collection d’États ; elle eſt un tout unique, compoſé de parties intégrantes ; ces parties ne doivent point avoir ſéparément une exiſtence complète, parce qu’elles ne ſont point des tous ſimplement unis, mais des parties ne formant qu’un ſeul tout. Cette différence eſt grande ; elle nous intéreſſe eſſentiellement. Tout eſt perdu, ſi nous nous permettons de conſidérer les Municipalités qui s’établiſſent, ou les Diſtricts, ou les Provinces, comme autant de Républiques unies ſeulement ſous les rapports de force ou de protection commune. Au lieu d’une Adminiſtration générale, qui, partant d’un centre commun, va frapper uniformément les parties les plus reculées de l’Empire ; au lieu de cette Légiſlation, dont les élémens fournis par tous les Citoyens ſe compoſent en remontant juſqu’à l’Aſſemblée Nationale, chargée ſeule d’interpréter le vœu général, de ce vœu qui retombe enſuite avec tout le poids d’une force irréſiſtible ſur les volontés elles-mêmes qui ont concouru à le former : nous n’aurons plus, dans l’intérieur du Royaume, hériſſé de barrières de toute eſpèce, qu’un chaos de Coutumes, de Réglemens, de prohibitions particulières à chaque localité. Ce beau pays deviendra odieux aux voyageurs et aux habitans. Mais mon intention ne peut pas être de vous préſenter les inconvéniens innombrables qui accableroient la France, ſi elle ſe transformoit jamais en une confédération de Municipalités ou de Provinces. Ce n’eſt point là, Meſſieurs, votre Projet : il ſuffit donc de remarquer que, ſi nous n’y prenons garde, les principes que nous paroiſſons adopter, aidés déjà par des circonſtances beaucoup trop influentes, pourroient bien nous mener à une ſituation politique qui n’eſt point dans nos vues, & dont nous aurions enſuite bien de la peine à ſortir.

En conſéquence de ces courtes réflexions, qu’il ſeroit inutile aujourd’hui d’étendre davantage, je crois qu’on pourroit demander dès-à-préſent, en forme d’amendement à la queſtion qui nous occupe,

« Qu’il ſoit formé dès ce ſoir, un Comité peu-nombreux pour préſenter à l’Aſſemblée, ſous deux ou trois jours, un plan de Municipalités et de Provinces, tel que la France, ainſi organiſée, ne ceſſe pourtant point de former un tout ſoumis uniformément à une Légiſlation, à une Adminiſtration commune. »

Je ne ſors point de la queſtion, Meſſieurs ; il eſt impoſſible de conſtituer la Légiſlature ordinaire, ſans connoître les élémens dont elle ſe compoſe & les canaux par leſquels les volontés individuelles arrivent au rendez-vous commun où elles doivent ſe concerter pour former le vœu général. Le ſujet qui vous occupe tient certainement, tient eſſentiellement au ſyſtême de repréſentation que vous voudrez adopter. Vous ne pouvez en fonder les baſes que dans les Municipalités ; vous ne pouvez en proportionner les parties qu’en déterminant d’avance ce que vous entendrez par Provinces dans votre nouvelle langue politique.

Il eſt plus preſſant encore de connoître quel degré d’influence vous voulez donner à ces Aſſemblées commettantes ſur les Députés Nationaux. Je ne parle pas de l’influence ſur les perſonnes : elle doit être entière ; mais de l’influence des Commettans ſur la Légiſlation elle-même. On voit que ſi la volonté nationale peut ſe manifeſter dans les Municipalités ou dans les Bailliages, & qu’elle ne faſſe que ſe répéter dans l’Aſſemblée générale ; on voit, dis-je, que le veto ſuſpenſif, ou plutôt l’appel au Peuple, à quoi nous ſemblons aujourd’hui vouloir réduire le droit d’empêcher, prend un tout autre caractère : de même, s’il ne faut qu’énoncer un vœu déjà formé par le Peuple dans les Bailliages ou dans les Municipalités, qu’eſt-il néceſſaire, pour un énoncé qui ne peut pas varier, de former deux ou trois Chambres ? Qu’eſt-il néceſſaire de les rendre permanentes ? Des Porteurs de votes, ou bien, en ſe ſervant d’une expreſſion déjà connue, des Courriers politiques n’ont pas beſoin d’être permanens.

Il faut donc convenir que le ſyſtême de repréſentation, & les droits que vous voulez y attacher dans tous ſes degrés, doivent être déterminés avant de rien ſtatuer ſur la diviſion du Corps légiſlatif & ſur l’appel au Peuple, de vos déciſions.

Les Peuples Européens modernes reſſemblent bien peu aux Peuples anciens. Il ne s’agit parmi nous que de Commerce, d’Agriculture, de Fabriques, &c. Le deſir des richeſſes ſemble ne faire de tous les états de l’Europe que de vaſtes Ateliers : on y ſonge bien plus à la conſommation & à la production qu’au bonheur. Auſſi les ſyſtêmes politiques, aujourd’hui, ſont excluſivement fondés ſur le travail ; les facultés productives de l’homme ſont tout ; à peine fait-on mettre à profit les facultés morales qui pourroient cependant devenir la ſource la plus féconde des plus véritables jouiſſances. Nous ſommes donc forcés de ne voir, dans la plus grande partie des hommes, que des machines de travail. Cependant vous ne pouvez pas refuſer la qualité de Citoyen, & les droits du civiſme, à cette multitude, ſans inſtruction, qu’un travail forcé abſorbe en entier. Puiſqu’ils doivent obéir à la Loi, tout comme vous, ils doivent auſſi, tout comme vous, concourir à la faire. Ce concours doit être égal.

Il peut s’exercer de deux manières. Les Citoyens peuvent donner leur confiance à quelques-uns d’entr’eux. Sans aliéner leurs droits, ils en commettent l’exercice. C’eſt pour l’utilité commune qu’ils ſe nomment des Repréſentans bien plus capables qu’eux-mêmes de connoître l’intérêt général, & d’interpréter à cet égard leur propre volonté.

L’autre manière d’exercer ſon Droit à la formation de la Loi, eſt de concourir ſoi-même immédiatement à la faire. Ce concours immédiat, eſt ce qui caractériſe la véritable démocratie. Le concours médiat déſigne le Gouvernement repréſentatif. La différence entre ces deux ſyſtêmes politiques eſt énorme.

Le choix entre ces deux méthodes de faire la Loi n’eſt pas douteux parmi nous.

D’abord, la très-grande pluralité de nos Concitoyens n’a ni aſſez d’inſtruction, ni aſſez de loiſir, pour vouloir s’occuper directement des Lois qui doivent gouverner la France ; leur avis eſt donc de ſe nommer des Repréſentans ; & puiſque c’eſt l’avis du grand nombre, les hommes éclairés doivent s’y ſoumettre comme les autres. Quand une ſociété eſt formée, on ſait que l’avis de la pluralité fait Loi pour tous.

Ce raiſonnement qui eſt bon pour les plus petites Municipalités, devient irréſiſtible quand on ſonge qu’il s’agit ici de Lois qui doivent gouverner vingt-ſix millions d’hommes ; car je ſoutiens toujours que la France n’eſt point, ne peut pas être une Démocratie ; elle ne doit point devenir un État fédéral, compoſé d’une multitude de Républiques, unies par un lien politique quelconque. La France eſt & doit être un ſeul tout, ſoumis dans toutes ſes parties à une Légiſlation, & à une Adminiſtration communes. Puiſqu’il eſt évident que cinq à ſix millions de Citoyens actifs, répartis ſur plus de vingt-cinq mille lieues quarrées, ne peuvent point s’aſſembler ; il eſt certain qu’ils ne peuvent aſpirer qu’à une Légiſlature par repréſentation. Donc les Citoyens qui ſe nomment des Repréſentans, renoncent & doivent renoncer à faire eux-mêmes, immédiatement la Loi : donc ils n’ont pas de volonté particulière à impoſer. Toute influence, tout pouvoir, leur appartiennent ſur la perſonne de leurs mandataires ; mais c’eſt tout. S’ils dictoient des volontés, ce ne ſeroit plus cet état repréſentatif ; ce ſeroit un état démocratique.

On a ſouvent obſervé, dans cette Aſſemblée, que les Bailliages n’avoient pas le droit de donner des Mandats impératifs ; c’eſt moins encore. Relativement à la Loi, les Aſſemblées commettantes n’ont que le Droit de commettre. Hors de là, il ne peut y avoir entre les Députés & les Députans directs, que des mémoires, des conſeils, des inſtructions. Un Député, avons nous dit, eſt nommé par un Bailliage, au nom de la totalité des Bailliages ; un Député l’eſt de la Nation entière ; tous les Citoyens ſont ſes Commettans : or, puiſque dans une Aſſemblée Bailliagère, vous ne voudriez pas que celui qui vient d’être élu, ſe chargeât du vœu du petit nombre contre le vœu de la majorité, vous ne devez pas vouloir, à plus forte raiſon, qu’un Député de tous les Citoyens du Royaume écoute le vœu des ſeuls Habitans d’un Bailliage ou d’une Municipalité, contre la volonté de la Nation entière. Ainſi il n’y a, il ne peut y avoir, pour un Député, de Mandat impératif, ou même de vœu poſitif, que le vœu National ; il ne ſe doit aux Conſeils de ſes Commettans directs, qu’autant que ces Conſeils ſeront conformes au vœu National. Ce vœu, où peut-il être, où peut-on le reconnoître, ſi ce n’eſt dans l’Aſſemblée Nationale elle-même ? Ce n’eſt pas en compulſant les cahiers particuliers, s’il y en a, qu’il découvrira le vœu de ſes Commettans. Il ne s’agit pas ici de recenſer un ſcrutin démocratique ; mais de propoſer, d’écouter, de ſe concerter, de modifier ſon avis ; enfin de former en commun une volonté commune.

Pour écarter tout reſte de doute à cet égard, faiſons attention que, même dans la plus ſtricte démocratie, cette méthode eſt la ſeule pour former un vœu commun. Ce n’eſt pas la veille, & chacun chez ſoi, que les démocrates les plus jaloux de liberté, forment & fixent leur avis particulier, pour être enſuite porté ſur la place publique, ſauf à rentrer chez ſoi pour recommencer toujours ſolitairement, dans le cas où l’on n’auroit pas pu tirer de tous ces avis iſolés une volonté commune à la majorité. Diſons-le tout-à-fait ; cette manière de former une volonté en commun, ſeroit abſurde. Quand on ſe réunit, c’eſt pour délibérer, c’eſt pour connoître les avis les uns des autres, pour profiter des lumières réciproques, pour confronter les volontés particulières, pour les modifier, pour les concilier, enfin pour obtenir un réſultat commun à la pluralité. Je le demande à préſent : ce qui paroîtroit abſurde dans la démocratie la plus rigoureuſe & la plus défiante, doit-il ſervir de règle dans une légiſlature repréſentative ? Il eſt donc inconteſtable que les Députés ſont à l’Aſſemblée Nationale, non pas pour y annoncer le vœu déjà formé de leurs Commettans directs, mais pour y délibérer & y voter librement d’après leur avis actuel, éclairé de toutes les lumières que l’Aſſemblée peut fournir à chacun.

Il eſt donc inutile qu’il y ait une déciſion dans les Bailliages ou dans les Municipalités, ou dans chaque maiſon de Ville ou Village, car les idées que je combats ne mènent à rien moins qu’à cette eſpèce de Chartreuſe politique. Ces ſortes de prétentions ſeroient plus que démocratiques. La déciſion n’appartient & ne peut appartenir qu’à la Nation aſſemblée.

Le Peuple ou la Nation ne peut avoir qu’une voix, celle de ſa légiſlature nationale. Ainſi, lorsque nous entendons parler d’un appel au Peuple, cela ne peut vouloir dire autre choſe, ſi ce n’eſt que le Pouvoir exécutif pourra appeler de la Nation à elle-même, & non pas des Repréſentans à leurs Commettans, puiſque ceux-ci ne peuvent ſe faire entendre que par les Députés Nationaux. L’expreſſion d’appel au Peuple eſt donc mauvaiſe, autant qu’elle eſt impolitiquement prononcée. Le Peuple, je le répète, dans un pays qui n’eſt pas une démocratie (& la France ne ſauroit l’être). Le Peuple ne peut parler, ne peut agir que par ſes Repréſentans.

De toutes les obſervations que je viens de vous ſoumettre, il faut donc conclure relativement au droit d’empêcher, qu’on ne doit point entendre par ce mot, un droit de participer à la légiſlature, ni un droit d’appel au Peuple ; & comme j’ai prouvé en même temps que le droit d’empêcher ne différoit point le plus ſouvent du droit de faire, il me ſemble que je pourrois déjà en tirer telle conſéquence, que le veto, s’il eſt néceſſaire, ne peut être confié qu’à ceux qui ont le droit de faire ; c’eſt-à-dire, à ceux qui participent déjà activement à la formation de la Loi. Il eſt certain, & nous l’avons auſſi prouvé, que le Pouvoir exécutif n’a aucune eſpèce de droit à la formation de la Loi. Si donc vous vouliez accorder le veto au Roi, ce ne pourroit pas être à titre de dépoſitaire du Pouvoir exécutif ; ce ne ſeroit qu’à titre de Chef de la Nation ou de premier Citoyen ; à ce titre, avons-nous dit, le Roi peut avoir le droit de voter à toutes les Aſſemblées qui ſont dans l’ordre de la repréſentation nationale. À ce titre ſeul le Roi n’a point de ſupérieur ; la Majeſté Royale éclipſe tout, parce qu’elle eſt la Majeſté Nationale elle-même.

Au terme où je ſuis arrivé, la queſtion préſente change d’aſpect ; elle ſe réduit à ſavoir : ſi le droit d’empêcher eſt utile, quand, & en quoi ? et, dans le cas où on le croiroit utile, s’il faut le faire exercer par le Chef de la Nation, votant dans l’Aſſemblée légiſlative, ou par toute autre partie de la légiſlature.

Je crois inutile de prévenir que le veto, dont je cherche l’utilité, ne peut pas être le veto qui s’eſt préſenté d’abord, ſous le nom de veto abſolu, & qu’on eſpère aujourd’hui faire plus facilement adopter ſous la dénomination adoucie de veto indéfini, ou illimité.

J’ignore quelle idée on ſe forme de la volonté d’une Nation, lorſqu’on a l’air de croire qu’elle peut être anéantie par une volonté particulière & arbitraire. Il ne s’agit ici que du veto ſuſpenſif. L’autre, il faut le dire, ne mérite pas qu’on le réfute ſérieuſement.

Le Décret National dont vous craignez les effets, & que vous croyez bon de ſuſpendre juſqu’à un nouvel examen, regarde la Conſtitution, ou bien il appartient ſimplement à la Légiſlation. Tels ſont les deux points de vue ſous leſquels nous allons conſidérer l’action du veto.

En Angleterre on n’a point diſtingué le Pouvoir conſtituant du Pouvoir légiſlatif ; de ſorte que le Parlement Britannique, illimité dans ſes opérations, pourroit attaquer la Prérogative royale, ſi celle-ci n’étoit armée du veto et du droit de diſſoudre le Parlement. Ce danger eſt impoſſible en France. Nous aurons pour principe fondamental & conſtitutionnel, que la Légiſlature ordinaire n’aura point l’exercice du Pouvoir conſtituant, pas plus que celui du Pouvoir exécutif. Cette ſéparation de Pouvoirs eſt de la plus abſolue néceſſité. Si des circonſtances impérieuſes, ſi le Mandat ſpécial de nos Commettans nous obligent à remplir ſimultanément ou ſucceſſivement des fonctions conſtitutives & légiſlatives, nous reconnoiſſons au moins que cette confuſion ne pourra plus avoir lieu après cette Seſſion ; l’Aſſemblée Nationale ordinaire ne ſera plus qu’une Aſſemblée légiſlative. Il lui ſera interdit de toucher jamais à aucune partie de la Conſtitution. Lorſqu’il ſera néceſſaire de la revoir & d’en réformer quelque partie, c’eſt par une Convention expreſſe & bornée à cet unique objet, que la Nation décrétera les changemens qu’il lui paroîtra convenable de faire à ſa Conſtitution. Ainſi, la Conſtitution de chaque Pouvoir ſera immuable jusqu’à une nouvelle Convention Nationale. Une partie quelconque de l’établiſſement public n’aura point à craindre l’entrepriſe d’une autre. Elles ſeront toutes indépendantes dans leur conſtitution.

Il ſuit de ces obſervations que, ſi le veto

Royal eſt néceſſaire en Angleterre, il ſeroit inutile & déplacé en France. Le Roi n’aura rien à défendre contre le Corps légiſlatif, parce qu’il ſera impoſſible au Corps légiſlatif d’attenter à la prérogative royale.

Je conviens qu’un Pouvoir, quel qu’il ſoit ne ſe contient pas toujours dans les limites qui lui ſont preſcrites par ſa Conſtitution, & que les Corps publics peuvent, ainſi que les particuliers, ceſſer d’être juſtes les uns envers les autres.

Sur cela, je remarque à mon tour que l’hiſtoire nous apprend à redouter les attentats du Pouvoir exécutif ſur les Corps légiſlatifs bien plus que ceux du Pouvoir légiſlatif ſur les dépoſitaires de l’exécution. Mais n’importe, l’un & l’autre de ces inconvéniens méritent qu’on y apporte remède ; & puiſque le danger menace également tous les Pouvoirs, la défenſe doit être la même pour tous.

Je dis donc, que puiſqu’il eſt poſſible que les Pouvoirs publics, quoique ſéparés avec ſoin, quoique indépendans les uns des autres dans leur organiſation & dans leur prérogative, entreprennent néanmoins l’un ſur l’autre, il doit ſe trouver dans la Conſtitution Sociale un moyen de remédier à ce déſordre. Ce moyen eſt tout ſimple. Ce n’eſt point l’inſurrection, ce n’eſt point la ceſſation des impôts, ce n’eſt pas non plus le veto Royal. Tous ces remèdes ſont pires que le mal ; c’eſt le Peuple qui en eſt toujours la véritable victime, & nous devons empêcher le Peuple d’être victime ; le moyen que nous cherchons conſiſte à réclamer la délégation extraordinaire du Pouvoir Conſtituant. Cette convention eſt en effet l’unique Tribunal où ces ſortes de plaintes puiſſent être portées. Cette marche paroît ſi ſimple & ſi naturelle, tant en principe qu’en convenance, que je crois inutile d’inſiſter davantage ſur ce véritable moyen d’empêcher qu’aucun des Pouvoirs publics n’empiète ſur les droits d’un autre. On remarque ſans doute qu’au moins cette eſpèce de veto eſt impartial ; je n’en fais pas un privilège excluſif pour les Miniſtres, il eſt ouvert, comme il doit l’être, à toutes les parties du Pouvoir public.

Je viens de prouver que la Conſtitution du Pouvoir exécutif & la Prérogative royale n’ont rien à craindre des décrets du Pouvoir législatif, & que ſi les différens pouvoirs ſe mettent à uſurper l’un ſur l’autre, le vrai remède à ce déſordre public n’eſt point le veto Royal, mais un véritable appel au pouvoir conſtituant dont la partie léſée a droit, alors, de demander la Convocation ou la délégation nationale. Permettez moi d’ajouter, en paſſant, que cette Convocation extraordinaire ne peut être que paiſible dans un pays dont toutes les parties ſeront organiſées par un ſyſtême de repréſentation générale, où l’ordre des députations ſera bien réglé, & les députations légiſlatives ſeront fréquentes.

Je viens, Meſſieurs, de vous préſenter les moyens de garantir toutes les parties de la Conſtitution des coups qu’elles pourroient ſe porter les unes aux autres. Il faut maintenant examiner la prétendue néceſſité du veto Royal, relativement à la législation. Ici je cherche avec ſoin ce qu’il peut y avoir de raiſons, au moins ſpécieuſes, dans les argumens de ceux qui croyent à l’utilité du veto, & j’avoue que je ne trouve rien.

Lorſque le Corps légiſlatif ſe bornera à faire des Lois tutélaires ou directrices, lorſque le pouvoir exécutif, lorſque le Chef de la Nation n’auront point à ſe plaindre, ni dans leurs droits, ni dans leurs fonctions, ni dans leurs prérogatives ; enfin lorſqu’on ſe bornera à demander au Pouvoir exécutif l’exécution du vœu national dans l’ordre légiſlatif, je ne conçois pas ſur quel prétexte on voudroit que le pouvoir exécutif ſe diſpensât d’exécuter, & pût oppoſer à la loi un veto ſuſpenſif, autant vaudroit dire que lorſque les peuples demandent des Lois à leur Aſſemblée législative, il eſt bon qu’elle puiſſe s’empêcher de les faire. Il me ſemble que chaque Pouvoir doit ſe borner à ſes fonctions ; mais qu’il doit les remplir avec zèle & ſans retard, toutes les fois qu’il en eſt requis par ceux à qui cette réquiſition appartient. Hors de ces principes, il n’y a plus de diſcipline ſociale dans aucune partie de l’établiſſement public. Dira-t-on que l’expérience fournit aux Agens publics des lumières qu’il eſt bon de conſulter avant de faire les Lois ? ſoit ; que la législature prenne conſeil de tous ceux qui ſont en état de lui en donner. Mais du moment que la Loi eſt faite, on ne me perſuadera jamais qu’il appartienne au bon ordre que ceux qui ont à la faire exécuter, puiſſent exercer un veto contre le Légiſlateur, ſous prétexte que le Légiſlateur a pu ſe tromper. D’abord, celui à qui vous accordez le veto peut ſe tromper auſſi ; & ſi l’on veut comparer les chances d’erreur auxquelles il eſt ſujet, aux chances d’erreur qui menacent la Légiſlature elle-même, il me ſemble qu’il n’y a pas à balancer entre eux. Le Corps légiſlatif eſt choiſi, il eſt nombreux, il a intérêt au bien, il eſt ſous l’influence du Peuple Au contraire, le Dépoſitaire du Pouvoir exécutif eſt héréditaire, inamovible ; ſes Miniſtres ſavent lui faire un intérêt à part Comment, dans une telle inégalité de chances, a-t-on toujours l’air de s’effrayer des erreurs poſſibles de la Légiſlature, & craint-on ſi peu les erreurs probables du Miniſtère ? Cette partialité, il faut en convenir, n’eſt pas naturelle

Mais enfin, direz-vous encore, la précipitation & l’erreur ne ſont pas impoſſibles dans les opérations du Corps légiſlatif Il eſt vrai, & quoique ce danger ſoit infiniment plus rare que dans le miniſtère même le mieux compoſé, il eſt néanmoins bon de s’en garantir autant qu’on le peut.

Dès qu’on ne me préſente plus le veto ſuſpenſif que comme un moyen de diminuer en faveur de la Nation les chances d’erreur dans les délibérations de ſes Repréſentans, loin de m’y oppoſer, je l’adopte de grand cœur ; mais il faut me donner un veto qui ait véritablement ce caractère ; il faut le placer dans les mains qui doivent le manier le plus avantageuſement pour le Peuple. Par exemple, lorſqu’il eſt néceſſaire de faire ou de réformer une Loi, comment me prouvera-t-on qu’il puiſſe être utile au Peuple d’en renvoyer la réviſion ou le nouvel examen à un an, ou deux ans ? Ce n’eſt point là une ſuſpenſion utile. Pourquoi la prolonger au-delà du terme néceſſaire ? Eſt-ce que dans ce long intervalle il ſeroit indifférent de ſe paſſer d’une bonne Loi, ou d’être tourmenté par une mauvaiſe ?

On prétend que les mêmes perſonnes peuvent tenir, mal-à-propos, à leurs premières idées, & qu’il faut attendre de nouveaux Députés. Je répondrai d’abord, que ce n’eſt pas toujours mal-à-propos que l’on tient à ſes premières idées ; & d’ailleurs, je n’abandonne pas facilement la perſuaſion où je ſuis que la légiſlature, pour peu qu’elle ſoit bien organiſée, ſera bien moins ſujette à ſe tromper, en faiſant la Loi, que le Miniſtère en la ſuſpendant. Je réponds en ſecond lieu, qu’on peut ne point renvoyer la ſeconde diſcuſſion à un temps trop éloigné, ſans être obligé pour cela d’interroger les mêmes Députés. Ce moyen qui concilie tous les intérêts, tient à former, non pas deux ou trois Chambres, mais deux ou trois Sections de la même Chambre.

Souvenez-vous, Meſſieurs, de votre Arrêté du 17 Juin ; il eſt fondamental, puiſque c’eſt de ce jour que date votre exiſtence en Aſſemblée Nationale ; vous y avez déclaré que l’Assemblée Nationale eſt une & indiviſible. Ce qui fait l’unité & l’indiviſibilité d’une Aſſemblée, c’eſt l’unité de déciſion, ce n’eſt pas l’unité de diſcuſſion. Il eſt évident qu’il eſt bon quelquefois de diſcuter deux & même trois fois la même queſtion. Rien n’empêche que cette triple diſcuſſion ſe faſſe dans trois ſalles ſéparées, devant trois diviſions de l’Aſſemblée, ſur leſquelles dès-lors vous n’avez plus à craindre l’action de la même cauſe d’erreur, de précipitation, ou de ſéduction oratoire. Il ſuffira que la détermination ou le Décret ne puiſſe être que le réſultat de la pluralité des ſuffrages recueillis dans les trois Sections, de la même manière qu’ils le ſeroient, ſi tous les Députés ſe trouvoient réunis dans la même ſalle ; c’eſt-à-dire, pour me ſervir du langage uſité, pourvu que les ſuffrages ſoient pris par têtes & non par Chambres.

En admettant la triple diſcuſſion, ainſi que je la propoſe, on rempliroit l’intention de la plupart de ceux qui réclament le veto ſuſpenſif, de tous ceux au moins qui ne veulent du veto que ſes avantages. On n’auroit plus même beſoin d’accorder le veto à perſonne, car il ſe trouve naturellement dans la diviſion indiquée, puiſque, ſi une ſection de l’Aſſemblée juge à propos de retarder ſa diſcuſſion, vous avez, par cela même, tout l’effet du veto ſuſpenſif. Que s’il arrive à chacune des trois ſections de vouloir, ſur un point, terminer promptement : c’eſt une grande preuve, à mon avis, qu’ainſi le demande l’intérêt général, & que, dans ce cas, l’uſage d’un veto ſuſpenſif ſeroit nuiſible.

Dans le Plan infiniment ſimple qui vous eſt préſenté, il ſe trouve donc un veto ſuſpenſif, calculé au juſte degré d’utilité qu’il doit avoir, ſans entraîner aucun inconvénient. C’eſt donc à celui-là qu’il faut s’en tenir. Je ne vois pas, en effet, pourquoi, ſi l’exercice d’un veto ſuſpenſif eſt bon & utile, on le ſortiroit de la place que la nature des choſes lui a deſtinée dans la Légiſlature elle-même. Le premier qui, en méchanique, fit uſage du régulateur, ſe garda bien de le placer hors de la machine dont il vouloit modérer le mouvement trop précipité. D’ailleurs, nous avons prouvé, nous avons reconnu plus haut que le droit d’empêcher ou de ſuſpendre n’eſt ſouvent que le droit de faire ; qu’il répugne de vouloir les ſéparer ; & que, ſur-tout, il ne faut, dans aucun cas, en confier l’uſage au Pouvoir exécutif.

En le faiſant donc exercer d’une manière naturelle par les différentes ſections de l’Aſſemblée légiſlative elle-même, nous n’ôtons rien aux droits du Chef de la Nation. Il aura ſur ce veto la même influence que ſur la Loi ; &, dans mes idées, c’eſt toujours lui qui eſt cenſé la prononcer au milieu de nous.

Il eſt vrai que ceux qui cherchent dans le veto autre choſe que l’intérêt public, autre choſe que ſes avantages ; ceux qui, au lieu de conſulter les vrais beſoins d’un établiſſement, dans ſa nature même, cherchent toujours, hors de leur ſujet, des copies à imiter, ne voudront pas reconnoître dans le veto naturel que j’indique celui qu’ils ont dans leurs vues. Mais dès que nous ſerons aſſurés d’avoir établi tout ce qu’exige l’intérêt de la Nation, & par conſéquent l’intérêt du Roi, eſt-il permis d’aller plus loin ?

Oppoſera-t-on enfin, que malgré toutes nos précautions, il n’eſt pas abſolument impossible que l’erreur ſe gliſſe dans un Décret de la Légiſlature ; je répondrai en dernier réſultat, que j’aime mieux dans ce cas infiniment rare, laiſſer l’erreur à réformer au Corps légiſlatif lui-même, dans les Sessions ſuivantes, que d’admettre dans la machine légiſlative un rouage étranger, avec lequel on ſuſpendra arbitrairement l’action de ſon reſſort.

Avant de finir, je dirai un mot ſur la Permanence de l’Aſſemblée Nationale, non pour en prouver la néceſſité ; elle eſt trop impérieuſement commandée par les principes, par les circonſtances, par les plus puiſſantes conſidérations, pour craindre qu’elle n’ait pas en ſa faveur, à-peu-près, l’unanimité des ſuffrages. Je me permettrai ſeulement d’obſerver que ceux-là ſe trompent, à mon avis, qui veulent renouveler tous les Membres de la législature à chaque ſeſſion. Il faut éviter avec ſoin tout ce qui tend à établir l’Ariſtocratie ; mais quand on a pris des précautions plus que ſuffiſantes, il ne faut pas qu’une peur chimérique nous faſſe tomber dans le malheur très-réel de ne faire les Lois que par ſaccades ; il ne faut pas rendre impoſſible cette identité de principes, & cette uniformité d’eſprit qui doit ſe trouver dans toute bonne législation. Enfin, il ne faut pas que l’expérience des uns ſoit perdue pour les autres.

Quand on voudra bien ne pas perdre de vue qu’il ne s’agit pas d’exercer le Pouvoir conſtituant (ce Pouvoir, à la vérité, exigeroit, à chaque ſeſſion, un renouvellement total de ſes Membres), mais qu’il s’agit ſeulement de décréter les Lois & les Règlemens néceſſaires au maintien journalier de la liberté, de la propriété, de la ſécurité, & de ſurveiller la recette & la dépenſe des deniers publics ; on ſe convaincra ſans doute que le renouvellement des Députés peut, ſans danger, être partiel, & ſe faire annuellement par tiers, de ſorte qu’il y ait toujours un tiers des Membres avec l’expérience de deux ans, un tiers avec les lumières d’une année de travail, & enfin un nouveau tiers arrivant annuellement des Provinces, pour entretenir toujours le Corps législatif des beſoins & des dernières Opinions du Peuple.

Un Corps ainſi conſtitué ne deviendra jamais ariſtocratique, ſi nous décidons en même temps qu’il faudra un intervalle quelconque pour être de nouveau éligible.

Je finis par propoſer à l’Aſſemblée l’amendement que j’ai annoncé dans le courant de mon opinion. Je ne le préſente que parce que je le crois d’une néceſſité preſſante. S’il n’eſt pas appuyé, ou s’il eſt rejeté, j’aurai du moins acquitté ce que je crois de mon devoir, en prévenant ſur le danger qui menace la France, ſi on laiſſe les Municipalités s’organiſer en Républiques complètes & indépendantes. Voici l’avis que je propoſe : « Qu’il ſoit nommé dans la journée un Comité de trois perſonnes, pour préſenter, le plutôt poſſible, à l’Aſſemblée un Plan de Municipalités et de Provinces, tel qu’on puiſſe eſpérer de ne pas voir le Royaume ſe déchirer en une multitude de petits États ſous forme républicaine ; & qu’au contraire, la France puiſſe former un ſeul tout, ſoumis uniformément, dans toutes ſes parties, à une Légiſlation, & à une Adminiſtration communes. »

  1. Le Roi eſt Citoyen de toutes les Municipalités ; il eſt ſeul premier Citoyen ; tous les autres ſont égaux. Dans l’ordre même des Pouvoirs commis, le Pouvoir exécutif n’eſt pas le premier : auſſi ce n’eſt pas à titre de Dépoſitaire de ce Pouvoir, que le Roi eſt ſupérieur à tous. Je regarde le premier Citoyen comme le Surveillant naturel, pour la Nation, du Pouvoir exécutif. J’identifie le Roi avec la Nation ; enſemble, ils font cauſe commune contre les erreurs & les entrepriſes du Miniſtère.