Discours à l’Assemblée législative 1849-1851
ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE
1849-1851
I
LA MISÈRE[1]
Messieurs, je viens appuyer la proposition de l’honorable M. de Melun. Je commence par déclarer qu’une proposition qui embrasserait l’article 13 de la constitution tout entier serait une œuvre immense sous laquelle succomberait la commission qui voudrait l’entreprendre ; mais ici, il ne s’agit que de préparer une législation qui organise la prévoyance et l’assistance publique, c’est ainsi que l’honorable rapporteur a entendu la proposition, c’est ainsi que je la comprends moi-même, et c’est à ce titre que je viens l’appuyer.
Qu’on veuille bien me permettre, à propos des questions politiques que soulève cette proposition, quelques mots d’éclaircissement.
Messieurs, j’entends dire à tout instant, et j’ai entendu dire encore tout à l’heure autour de moi, au moment où j’allais monter à cette tribune, qu’il n’y a pas deux manières de rétablir l’ordre. On disait que dans les temps d’anarchie il n’y a de remède souverain que la force, qu’en dehors de la force tout est vain et stérile, et que la proposition de l’honorable M. de Melun et toutes autres propositions analogues doivent être tenues à l’écart, parce qu’elles ne sont, je répète le mot dont on se servait, que du socialisme déguisé. (Interruption à droite.)
Messieurs, je crois que des paroles de cette nature sont moins dangereuses dites en public, à cette tribune, que murmurées sourdement ; et si je cite ces conversations, c’est que j’espère amener à la tribune, pour s’expliquer, ceux qui ont exprimé les idées que je viens de rapporter. Alors, messieurs, nous pourrons les combattre au grand jour. (Murmures à droite.)
J’ajouterai, messieurs, qu’on allait encore plus loin. (Interruption.)
Voix à droite. — Qui ? qui ? Nommez qui a dit cela !
M. Victor Hugo. — Que ceux qui ont ainsi parlé se nomment eux-mêmes, c’est leur affaire. Qu’ils aient à la tribune le courage de leurs opinions de couloirs et de commissions. Quant à moi, ce n’est pas mon rôle de révéler des noms qui se cachent. Les idées se montrent, je combats les idées ; quand les hommes se montreront, je combattrai les hommes. (Agitation.) Messieurs, vous le savez, les choses qu’on ne dit pas tout haut sont souvent celles qui font le plus de mal. Ici les paroles publiques sont pour la foule, les paroles secrètes sont pour le vote. Eh bien, je ne veux pas, moi, de paroles secrètes quand il s’agit de l’avenir du peuple et des lois de mon pays. Les paroles secrètes, je les dévoile ; les influences cachées, je les démasque ; c’est mon devoir. (L’agitation redouble.) Je continue donc. Ceux qui parlaient ainsi ajoutaient que « faire espérer au peuple un surcroît de bien-être et une diminution de malaise, c’est promettre l’impossible ; qu’il n’y a rien à faire, en un mot, que ce qui a déjà été fait par tous les gouvernements dans toutes les circonstances semblables ; que tout le reste est déclamation et chimère, et que la répression suffit pour le présent et la compression pour l’avenir. » (Violents murmures. ― De nombreuses interpellations sont adressées à l’orateur par des membres de la droite et du centre, parmi lesquels nous remarquons MM. Denis Benoist et de Dampierre.)
Je suis heureux, messieurs, que mes paroles aient fait éclater une telle unanimité de protestations.
M. le président Dupin. ― L’assemblée a en effet manifesté son sentiment. Le président n’a rien à ajouter. (Très bien ! très bien !)
M. Victor Hugo. ― Ce n’est pas là ma manière de comprendre le rétablissement de l’ordre… (Interruption à droite.)
Une voix. ― Ce n’est la manière de personne.
M. Noël Parfait. ― On l’a dit dans mon bureau. (Cris à droite.)
M. Dufournel, à M. Parfait. ― Citez ! dites qui a parlé ainsi !
M. de Montalembert. ― Avec la permission de l’honorable M. Victor Hugo, je prends la liberté de déclarer… (Interruption.)
Voix nombreuses. ― À la tribune ! à la tribune !
M. de Montalembert, à la tribune. ― Je prends la liberté de déclarer que l’assertion de l’honorable M. Victor Hugo est d’autant plus mal fondée que la commission a été unanime pour approuver la proposition de M. de Melun, et la meilleure preuve que j’en puisse donner, c’est qu’elle a choisi pour rapporteur l’auteur même de la proposition. (Très bien ! très bien !)
M. Victor Hugo. ― L’honorable M. de Montalembert répond à ce que je n’ai pas dit. Je n’ai pas dit que la commission n’eût pas été unanime pour adopter la proposition ; j’ai seulement dit, et je le maintiens, que j’avais entendu souvent, et notamment au moment où j’allais monter à la tribune, les paroles auxquelles j’ai fait allusion, et que, comme pour moi les objections occultes sont les plus dangereuses, j’avais le droit et le devoir d’en faire des objections publiques, fût-ce en dépit d’elles-mêmes, afin de pouvoir les mettre à néant. Vous voyez que j’ai eu raison, car dès le premier mot, la honte les prend et elles s’évanouissent. (Bruyantes réclamations à droite. Plusieurs membres interpellent vivement l’orateur au milieu du bruit.)
M. le président. ― L’orateur n’a nommé personne en particulier, mais ses paroles ont quelque chose de personnel pour tout le monde, et je ne puis voir dans l’interruption qui se produit qu’un démenti universel de cette assemblée. Je vous engage à rentrer dans la question même.
M. Victor Hugo. ― Je n’accepterai le démenti de l’assemblée que lorsqu’il me sera donné par les actes et non par les paroles. Nous verrons si l’avenir me donne tort ; nous verrons si l’on fera autre chose que de la compression et de la répression ; nous verrons si la pensée qu’on désavoue aujourd’hui ne sera pas la politique qu’on arborera demain. En attendant et dans tous les cas, il me semble que l’unanimité même que je viens de provoquer dans cette assemblée est une chose excellente… (Bruit. ― Interruption.)
Eh bien, messieurs, transportons cette nature d’objections au dehors de cette enceinte, et désintéressons les membres de cette assemblée. Et maintenant, ceci posé, il me sera peut-être permis de dire que, quant à moi, je ne crois pas que le système qui combine la répression avec la compression, et qui s’en tient là, soit l’unique manière, soit la bonne manière de rétablir l’ordre. (Nouveaux murmures.)
J’ai dit que je désintéresse complètement les membres de l’assemblée… (Bruit.)
M. le président. ― L’assemblée est désintéressée ; c’est une objection que l’orateur se fait à lui-même et qu’il va réfuter. (Rires. ― Rumeurs.)
M. Victor Hugo. ― M. le président se trompe. Sur ce point encore j’en appelle à l’avenir. Nous verrons. Du reste, comme ce n’est pas là le moins du monde une objection que je me fais à moi-même, il me suffit d’avoir provoqué la manifestation unanime de l’assemblée, en espérant que l’assemblée s’en souviendra, et je passe à un autre ordre d’idées.
J’entends dire également tous les jours… (Interruption.) Ah ! messieurs, sur ce côté de la question, je ne crains aucune interruption, car vous reconnaîtrez vous-mêmes que c’est là aujourd’hui le grand mot de la situation ; j’entends dire de toutes parts que la société vient encore une fois de vaincre, ― et qu’il faut profiter de la victoire. (Mouvement.) Messieurs, je ne surprendrai personne dans cette enceinte en disant que c’est aussi là mon sentiment.
Avant le 13 juin, une sorte de tourmente agitait cette assemblée ; votre temps si précieux se perdait en de stériles et dangereuses luttes de paroles ; toutes les questions, les plus sérieuses, les plus fécondes, disparaissaient devant la bataille à chaque instant livrée à la tribune et offerte dans la rue. (C’est vrai !) Aujourd’hui le calme s’est fait, le terrorisme s’est évanoui, la victoire est complète. Il faut en profiter. Oui, il faut en profiter ! Mais savez-vous comment ?
Il faut profiter du silence imposé aux passions anarchiques pour donner la parole aux intérêts populaires. (Sensation.) Il faut profiter de l’ordre reconquis pour relever le travail, pour créer sur une vaste échelle la prévoyance sociale, pour substituer à l’aumône qui dégrade (dénégations à droite) l’assistance qui fortifie, pour fonder de toutes parts, et sous toutes les formes, des établissements de toute nature qui rassurent le malheureux et qui encouragent le travailleur, pour donner cordialement, en améliorations de toutes sortes aux classes souffrantes, plus, cent fois plus que leurs faux amis ne leur ont jamais promis ! Voilà comment il faut profiter de la victoire. (Oui ! oui ! Mouvement prolongé.)
Il faut profiter de la disparition de l’esprit de révolution pour faire reparaître l’esprit de progrès ! Il faut profiter du calme pour rétablir la paix, non pas seulement la paix dans les rues, mais la paix véritable, la paix définitive, la paix faite dans les esprits et dans les cœurs ! Il faut, en un mot, que la défaite de la démagogie soit la victoire du peuple ! (Vive adhésion.)
Voilà ce qu’il faut faire de la victoire, et voilà comment il faut en profiter. (Très bien ! très bien !)
Et, messieurs, considérez le moment où vous êtes. Depuis dix-huit mois, on a vu le néant de bien des rêves. Les chimères qui étaient dans l’ombre en sont sorties, et le grand jour les a éclairées ; les fausses théories ont été sommées de s’expliquer, les faux systèmes ont été mis au pied du mur ; qu’ont-ils produit ? Rien. Beaucoup d’illusions se sont évanouies dans les masses, et, en s’évanouissant, ont fait crouler les popularités sans base et les haines sans motif. L’éclaircissement vient peu à peu ; le peuple, messieurs, a l’instinct du vrai comme il a l’instinct du juste, et, dès qu’il s’apaise, le peuple est le bon sens même ; la lumière pénètre dans son esprit ; en même temps la fraternité pratique, la fraternité qu’on ne décrète pas, la fraternité qu’on n’écrit pas sur les murs, la fraternité qui naît du fond des choses et de l’identité réelle des destinées humaines, commence à germer dans toutes les âmes, dans l’âme du riche comme dans l’âme du pauvre ; partout, en haut, en bas, on se penche les uns vers les autres avec cette inexprimable soif de concorde qui marque la fin des dissensions civiles. (Oui ! oui !) La société veut se remettre en marche après cette halte au bord d’un abîme. Eh bien ! messieurs, jamais, jamais moment ne fut plus propice, mieux choisi, plus clairement indiqué par la providence pour accomplir, après tant de colères et de malentendus, la grande œuvre qui est votre mission, et qui peut, tout entière, s’exprimer dans un seul mot : Réconciliation. (Sensation prolongée.)
Messieurs, la proposition de M. de Melun va droit à ce but.
Voilà, selon moi, le sens vrai et complet de cette proposition, qui peut, du reste, être modifiée en bien et perfectionnée.
Donner à cette assemblée pour objet principal l’étude du sort des classes souffrantes, c’est-à-dire le grand et obscur problème posé par Février, environner cette étude de solennité, tirer de cette étude approfondie toutes les améliorations pratiques et possibles ; substituer une grande et unique commission de l’assistance et de la prévoyance publique à toutes les commissions secondaires qui ne voient que le détail et auxquelles l’ensemble échappe ; placer cette commission très haut, de manière à ce qu’on l’aperçoive du pays entier (mouvement) ; réunir les lumières éparses, les expériences disséminées, les efforts divergents, les dévouements, les documents, les recherches partielles, les enquêtes locales, toutes les bonnes volontés en travail, et leur créer ici un centre, un centre où aboutiront toutes les idées et d’où rayonneront toutes les solutions ; faire sortir pièce à pièce, loi à loi, mais avec ensemble, avec maturité, des travaux de la législature actuelle le code coordonné et complet, le grand code chrétien de la prévoyance et de l’assistance publique ; en un mot, étouffer les chimères d’un certain socialisme sous les réalités de l’évangile (vive approbation) ; voilà, messieurs, le but de la proposition de M. de Melun, voilà pourquoi je l’appuie énergiquement. (M. de Melun fait un signe d’adhésion à l’orateur.)
Je viens de dire : les chimères d’un certain socialisme, et je ne veux rien retirer de cette expression, qui n’est pas même sévère, qui n’est que juste. Messieurs, expliquons-nous cependant. Est-ce à dire que, dans cet amas de notions confuses, d’aspirations obscures, d’illusions inouïes, d’instincts irréfléchis, de formules incorrectes, qu’on désigne sous ce nom vague et d’ailleurs fort peu compris de socialisme, il n’y ait rien de vrai, absolument rien de vrai ?
Messieurs, s’il n’y avait rien de vrai, il n’y aurait aucun danger. La société pourrait dédaigner et attendre. Pour que l’imposture ou l’erreur soient dangereuses, pour qu’elles pénètrent dans les masses, pour qu’elles puissent percer jusqu’au cœur même de la société, il faut qu’elles se fassent une arme d’une partie quelconque de la réalité. La vérité ajustée aux erreurs, voilà le péril. En pareille matière, la quantité de danger se mesure à la quantité de vérité contenue dans les chimères. (Mouvement.)
Eh bien, messieurs, disons-le, et disons-le précisément pour trouver le remède, il y a au fond du socialisme une partie des réalités douloureuses de notre temps et de tous les temps (chuchotements) ; il y a le malaise éternel propre à l’infirmité humaine ; il y a l’aspiration à un sort meilleur, qui n’est pas moins naturelle à l’homme, mais qui se trompe souvent de route en cherchant dans ce monde ce qui ne peut être trouvé que dans l’autre. (Vive et unanime adhésion.) Il y a des détresses très vives, très vraies, très poignantes, très guérissables. Il y a enfin, et ceci est tout à fait propre à notre temps, il y a cette attitude nouvelle donnée à l’homme par nos révolutions, qui ont constaté si hautement et placé si haut la dignité humaine et la souveraineté populaire ; de sorte que l’homme du peuple aujourd’hui souffre avec le sentiment double et contradictoire de sa misère résultant du fait et de sa grandeur résultant du droit. (Profonde sensation.)
C’est tout cela, messieurs, qui est dans le socialisme, c’est tout cela qui s’y mêle aux passions mauvaises, c’est tout cela qui en fait la force, c’est tout cela qu’il faut en ôter.
Voix nombreuses. ― Comment ?
M. Victor Hugo. ― En éclairant ce qui est faux, en satisfaisant ce qui est juste. (C’est vrai !) Une fois cette opération faite, faite consciencieusement, loyalement, honnêtement, ce que vous redoutez dans le socialisme disparaît. En lui retirant ce qu’il a de vrai, vous lui retirez ce qu’il a de dangereux. Ce n’est plus qu’un informe nuage d’erreurs que le premier souffle emportera. (Mouvements en sens divers.)
Trouvez bon, messieurs, que je complète ma pensée. Je vois à l’agitation de l’assemblée que je ne suis pas pleinement compris. La question qui s’agite est grave. C’est la plus grave de toutes celles qui peuvent être traitées devant vous.
Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde, la souffrance est une loi divine, mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère. (Réclamations. ― Violentes dénégations à droite.)
Remarquez-le bien, messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire. (Nouveaux murmures à droite.) La misère est une maladie du corps social comme la lèpre était une maladie du corps humain ; la misère peut disparaître comme la lèpre a disparu. (Oui ! oui ! à gauche.) Détruire la misère ! oui, cela est possible. Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas fait, le devoir n’est pas rempli. (Sensation universelle.)
La misère, messieurs, j’aborde ici le vif de la question, voulez-vous savoir où elle en est, la misère ? Voulez-vous savoir jusqu’où elle peut aller, jusqu’où elle va, je ne dis pas en Irlande, je ne dis pas au moyen âge, je dis en France, je dis à Paris, et au temps où nous vivons ? Voulez-vous des faits ?
Il y a dans Paris… (L’orateur s’interrompt.)
Mon Dieu, je n’hésite pas à les citer, ces faits. Ils sont tristes, mais nécessaires à révéler ; et tenez, s’il faut dire toute ma pensée, je voudrais qu’il sortît de cette assemblée, et au besoin j’en ferai la proposition formelle, une grande et solennelle enquête sur la situation vraie des classes laborieuses et souffrantes en France. Je voudrais que tous les faits éclatassent au grand jour. Comment veut-on guérir le mal si l’on ne sonde pas les plaies ? (Très bien ! très bien !)
Voici donc ces faits.
Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l’émeute soulevait naguère si aisément, il y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des familles entières, vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n’ayant pour lits, n’ayant pour couvertures, j’ai presque dit pour vêtements, que des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramassés dans la fange du coin des bornes, espèce de fumier des villes, où des créatures humaines s’enfouissent toutes vivantes pour échapper au froid de l’hiver. (Mouvement.)
Voilà un fait. En voici d’autres. Ces jours derniers, un homme, mon Dieu, un malheureux homme de lettres, car la misère n’épargne pas plus les professions libérales que les professions manuelles, un malheureux homme est mort de faim, mort de faim à la lettre, et l’on a constaté, après sa mort, qu’il n’avait pas mangé depuis six jours. (Longue interruption.) Voulez-vous quelque chose de plus douloureux encore ? Le mois passé, pendant la recrudescence du choléra, on a trouvé une mère et ses quatre enfants qui cherchaient leur nourriture dans les débris immondes et pestilentiels des charniers de Montfaucon ! (Sensation.)
Eh bien, messieurs, je dis que ce sont là des choses qui ne doivent pas être ; je dis que la société doit dépenser toute sa force, toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisé, engagent la conscience de la société tout entière ; que je m’en sens, moi qui parle, complice et solidaire (mouvement), et que de tels faits ne sont pas seulement des torts envers l’homme, que ce sont des crimes envers Dieu ! (Sensation prolongée.)
Voilà pourquoi je suis pénétré, voilà pourquoi je voudrais pénétrer tous ceux qui m’écoutent de la haute importance de la proposition qui vous est soumise. Ce n’est qu’un premier pas, mais il est décisif. Je voudrais que cette assemblée, majorité et minorité, n’importe, je ne connais pas, moi, de majorité et de minorité en de telles questions ; je voudrais que cette assemblée n’eût qu’une seule âme pour marcher à ce grand but, à ce but magnifique, à ce but sublime, l’abolition de la misère ! (Bravo ! ― Applaudissements.)
Et, messieurs, je ne m’adresse pas seulement à votre générosité, je m’adresse à ce qu’il y a de plus sérieux dans le sentiment politique d’une assemblée de législateurs. Et, à ce sujet, un dernier mot, je terminerai par là.
Messieurs, comme je vous le disais tout à l’heure, vous venez, avec le concours de la garde nationale, de l’armée et de toutes les forces vives du pays, vous venez de raffermir l’état ébranlé encore une fois. Vous n’avez reculé devant aucun péril, vous n’avez hésité devant aucun devoir. Vous avez sauvé la société régulière, le gouvernement légal, les institutions, la paix publique, la civilisation même. Vous avez fait une chose considérable… Eh bien ! vous n’avez rien fait ! (Mouvement.)
Vous n’avez rien fait, j’insiste sur ce point, tant que l’ordre matériel raffermi n’a point pour base l’ordre moral consolidé ! (Très bien ! très bien ! ― Vive et unanime adhésion.) Vous n’avez rien fait tant que le peuple souffre ! (Bravos à gauche.) Vous n’avez rien fait tant qu’il y a au-dessous de vous une partie du peuple qui désespère ! Vous n’avez rien fait, tant que ceux qui sont dans la force de l’âge et qui travaillent peuvent être sans pain ! tant que ceux qui sont vieux et qui ont travaillé peuvent être sans asile ! tant que l’usure dévore nos campagnes, tant qu’on meurt de faim dans nos villes (mouvement prolongé), tant qu’il n’y a pas des lois fraternelles, des lois évangéliques qui viennent de toutes parts en aide aux pauvres familles honnêtes, aux bons paysans, aux bons ouvriers, aux gens de cœur ! (Acclamation.) Vous n’avez rien fait, tant que l’esprit de révolution a pour auxiliaire la souffrance publique ! Vous n’avez rien fait, rien fait, tant que, dans cette œuvre de destruction et de ténèbres qui se continue souterrainement, l’homme méchant a pour collaborateur fatal l’homme malheureux !
Vous le voyez, messieurs, je le répète en terminant, ce n’est pas seulement à votre générosité que je m’adresse, c’est à votre sagesse, et je vous conjure d’y réfléchir. Messieurs, songez-y, c’est l’anarchie qui ouvre les abîmes, mais c’est la misère qui les creuse. (C’est vrai ! c’est vrai !) Vous avez fait des lois contre l’anarchie, faites maintenant des lois contre la misère ! (Mouvement prolongé sur tous les bancs. ― L’orateur descend de la tribune et reçoit les félicitations de ses collègues.)
II
L’EXPÉDITION DE ROME[2]
M. Victor Hugo. (Profond silence.) — Messieurs, j’entre tout de suite dans la question.
Une parole de M. le ministre des affaires étrangères qui interprétait hier, en dehors de la réalité, selon moi, le vote de l’assemblée constituante, m’impose le devoir, à moi qui ai voté l’expédition romaine, de rétablir d’abord les faits. Aucune ombre ne doit être laissée par nous, volontairement du moins, sur ce vote qui a entraîné et qui entraînera encore tant d’événements. Il importe d’ailleurs, dans une affaire aussi grave, et je pense en cela comme l’honorable rapporteur de la commission, de bien préciser le point d’où nous sommes partis, pour faire mieux juger le point où nous sommes arrivés.
Messieurs, après la bataille de Novare, le projet de l’expédition de Rome fut apporté à l’assemblée constituante. M. le général de Lamoricière monta à cette tribune, et nous dit : L’Italie vient de perdre sa bataille de Waterloo, — je cite ici en substance des paroles que tous vous pouvez retrouver dans le Moniteur, — l’Italie vient de perdre sa bataille de Waterloo, l’Autriche est maîtresse de l’Italie, maîtresse de la situation ; l’Autriche va marcher sur Rome comme elle a marché sur Milan, elle va faire à Rome ce qu’elle a fait à Milan, ce qu’elle a fait partout, proscrire, emprisonner, fusiller, exécuter. Voulez-vous que la France assiste les bras croisés à ce spectacle ? Si vous ne le voulez pas, devancez l’Autriche, allez à Rome. — M. le président du conseil s’écria : La France doit aller à Rome pour y sauvegarder la liberté et l’humanité. — M. le général de Lamoricière ajouta : Si nous ne pouvons y sauver la république, sauvons-y du moins la liberté. — L’expédition romaine fut votée.
L’assemblée constituante n’hésita pas, messieurs. Elle vota l’expédition de Rome dans ce but d’humanité et de liberté que lui montrait M. le président du conseil ; elle vota l’expédition romaine afin de faire contre-poids à la bataille de Novare ; elle vota l’expédition romaine afin de mettre l’épée de la France là où allait tomber le sabre de l’Autriche (mouvement) ; elle vota l’expédition romaine… — j’insiste sur ce point, pas une autre explication ne fut donnée, pas un mot de plus ne fut dit ; s’il y eut des votes avec restriction mentale, je les ignore (on rit) ; —… l’assemblée constituante vota, nous votâmes l’expédition romaine, afin qu’il ne fût pas dit que la France était absente, quand, d’une part, l’intérêt de l’humanité, et, d’autre part, l’intérêt de sa grandeur l’appelaient, afin d’abriter en un mot contre l’Autriche Rome et les hommes engagés dans la république romaine, contre l’Autriche qui, dans cette guerre qu’elle fait aux révolutions, a l’habitude de déshonorer toutes ses victoires, si cela peut s’appeler des victoires, par d’inqualifiables indignités ! (Longs applaudissements à gauche. Violents murmures à droite. — L’orateur, se tournant vers la droite).
Vous murmurez ! Cette expression trop faible, vous la trouvez trop forte ! Ah ! de telles interruptions me font sortir du cœur l’indignation que j’y refoulais ! Comment ! la tribune anglaise a flétri ces indignités aux applaudissements de tous les partis, et la tribune de France serait moins libre que la tribune d’Angleterre ! (Écoutez ! écoutez !) Eh bien ! je le déclare, et je voudrais que ma parole, en ce moment, empruntât à cette tribune un retentissement européen, les exactions, les extorsions d’argent, les spoliations, les fusillades, les exécutions en masse, la potence dressée pour des hommes héroïques, la bastonnade donnée à des femmes, toutes ces infamies mettent le gouvernement autrichien au pilori de l’Europe ! (Tonnerre d’applaudissements.)
Quant à moi, soldat obscur, mais dévoué, de l’ordre et de la civilisation, je repousse de toutes les forces de mon cœur indigné ces sauvages auxiliaires, ces Radetzki et ces Haynau (mouvement), qui prétendent, eux aussi, servir cette sainte cause, et qui font à la civilisation cette abominable injure de la défendre par les moyens de la barbarie ! (Nouvelles acclamations.)
Je viens de vous rappeler, messieurs, dans quel sens l’expédition de Rome fut votée. Je le répète, c’est un devoir que j’ai rempli. L’assemblée constituante n’existe plus, elle n’est plus là pour se défendre ; son vote est, pour ainsi dire, entre vos mains, à votre discrétion ; vous pouvez attacher à ce vote telles conséquences qu’il vous plaira. Mais s’il arrivait, ce qu’à Dieu ne plaise, que ces conséquences fussent décidément fatales à l’honneur de mon pays, j’aurais du moins rétabli, autant qu’il était en moi, l’intention purement humaine et libérale de l’assemblée constituante, et la pensée de l’expédition protestera contre le résultat de l’expédition. (Bravos.)
Maintenant, comment l’expédition a dévié de son but, vous le savez tous ; je n’y insiste pas, je traverse rapidement des faits accomplis que je déplore, et j’arrive à la situation.
La situation, la voici :
Le 2 juillet, l’armée est entrée dans Rome. Le pape a été restauré purement et simplement ; il faut bien que je le dise. (Mouvement.) Le gouvernement clérical, que pour ma part je distingue profondément du gouvernement pontifical tel que les esprits élevés le comprennent, et tel que Pie IX un moment avait semblé le comprendre, le gouvernement clérical a ressaisi Rome. Un triumvirat en a remplacé un autre. Les actes de ce gouvernement clérical, les actes de cette commission des trois cardinaux, vous les connaissez, je ne crois pas devoir les détailler ici ; il me serait difficile de les énumérer sans les caractériser, et je ne veux pas irriter cette discussion. (Rires ironiques à droite.)
Il me suffira de dire que dès ses premiers pas l’autorité cléricale, acharnée aux réactions, animée du plus aveugle, du plus funeste et du plus ingrat esprit, blessa les cœurs généreux et les hommes sages, et alarma tous les amis intelligents du pape et de la papauté. Parmi nous l’opinion s’émut. Chacun des actes de cette autorité fanatique, violente, hostile à nous-mêmes, froissa dans Rome l’armée et en France la nation. On se demanda si c’était pour cela que nous étions allés à Rome, si la France jouait là un rôle digne d’elle, et les regards irrités de l’opinion commencèrent à se tourner vers notre gouvernement. (Sensation.)
C’est en ce moment qu’une lettre parut, lettre écrite par le président de la république à l’un de ses officiers d’ordonnance envoyé par lui à Rome en mission.
M. Desmousseaux de Givré. — Je demande la parole. (On rit.)
M. Victor Hugo. — Je vais, je crois, satisfaire l’honorable M. de Givré. Messieurs, pour dire ma pensée tout entière, j’aurais préféré à cette lettre un acte de gouvernement délibéré en conseil.
M. Desmousseaux de Givré. — Non pas ! non pas ! Ce n’est pas là ma pensée ! (Nouveaux rires prolongés.)
M. Victor Hugo. — Eh bien ! je dis ma pensée et non la vôtre. J’aurais donc préféré à cette lettre un acte du gouvernement. — Quant à la lettre en elle-même, je l’aurais voulue plus mûrie et plus méditée, chaque mot devait y être pesé ; la moindre trace de légèreté dans un acte grave crée un embarras ; mais, telle qu’elle est, cette lettre, je le constate, fut un événement. Pourquoi ? Parce que cette lettre n’était autre chose qu’une traduction de l’opinion, parce qu’elle donnait une issue au sentiment national, parce qu’elle rendait à tout le monde le service de dire très haut ce que chacun pensait, parce qu’enfin cette lettre, même dans sa forme incomplète, contenait toute une politique. (Nouveau mouvement.)
Elle donnait une base aux négociations pendantes ; elle donnait au saint-siége, dans son intérêt, d’utiles conseils et des indications généreuses ; elle demandait les réformes et l’amnistie ; elle traçait au pape, auquel nous avons rendu le service, un peu trop grand peut-être, de le restaurer sans attendre l’acclamation de son peuple… (sensation prolongée) elle traçait au pape le programme sérieux d’un gouvernement de liberté. Je dis gouvernement de liberté, car, moi, je ne sais pas traduire autrement le mot gouvernement libéral. (Rires d’approbation.)
Quelques jours après cette lettre, le gouvernement clérical, ce gouvernement que nous avons rappelé, rétabli, relevé, que nous protégeons et que nous gardons à l’heure qu’il est, qui nous doit d’être en ce moment, le gouvernement clérical publiait sa réponse.
Cette réponse, c’est le Motu proprio, avec l’amnistie pour post-scriptum.
Maintenant, qu’est-ce que c’est que le Motu proprio ? (Profond silence.)
Messieurs, je ne parlerai, en aucun cas, du chef de la chrétienté autrement qu’avec un respect profond ; je n’oublie pas que, dans une autre enceinte, j’ai glorifié son avénement ; je suis de ceux qui ont cru voir en lui, à cette époque, le don le plus magnifique que la providence puisse faire aux nations, un grand homme dans un pape. J’ajoute que maintenant la pitié se joint au respect. Pie IX, aujourd’hui, est plus malheureux que jamais ; dans ma conviction, il est restauré, mais il n’est pas libre. Je ne lui impute pas l’acte inqualifiable émané de sa chancellerie, et c’est ce qui me donne le courage de dire à cette tribune, sur le Motu proprio, toute ma pensée. Je le ferai en deux mots.
L’acte de la chancellerie romaine a deux faces, le côté politique qui règle les questions de liberté, et ce que j’appellerai le côté charitable, le côté chrétien, qui règle la question de clémence. En fait de liberté politique, le saint-siége n’accorde rien. En fait de clémence, il accorde moins encore ; il octroie une proscription en masse. Seulement il a la bonté de donner à cette proscription le nom d’amnistie. (Rires et longs applaudissements.)
Voilà, messieurs, la réponse faite par le gouvernement clérical à la lettre du président de la république.
Un grand évêque a dit, dans un livre fameux, que le pape a ses deux mains toujours ouvertes, et que de l’une découle incessamment sur le monde la liberté, et de l’autre la miséricorde. Vous le voyez, le pape a fermé ses deux mains. (Sensation prolongée.)
Telle est, messieurs, la situation. Elle est toute dans ces deux faits, la lettre du président et le Motu proprio, c’est-à-dire la demande de la France et la réponse du saint-siége.
C’est entre ces deux faits que vous allez prononcer. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise pour atténuer la lettre du président, pour élargir le Motu proprio, un intervalle immense les sépare. L’une dit oui, l’autre dit non. (Bravo ! bravo ! — On rit.) Il est impossible de sortir du dilemme posé par la force des choses, il faut absolument donner tort à quelqu’un. Si vous sanctionnez la lettre, vous réprouvez le Motu proprio ; si vous acceptez le Motu proprio, vous désavouez la lettre. (C’est cela !) Vous avez devant vous, d’un côté, le président de la république réclamant la liberté du peuple romain au nom de la grande nation qui, depuis trois siècles, répand à flots la lumière et la pensée sur le monde civilisé ; vous avez, de l’autre, le cardinal Antonelli refusant au nom du gouvernement clérical. Choisissez !
Selon le choix que vous ferez, je n’hésite pas à le dire, l’opinion de la France se séparera de vous ou vous suivra. (Mouvement.) Quant à moi, je ne puis croire que votre choix soit douteux. Quelle que soit l’attitude du cabinet, quoi que dise le rapport de la commission, quoi que semblent penser quelques membres influents de la majorité, il est bon d’avoir présent à l’esprit que le Motu proprio a paru peu libéral au cabinet autrichien lui-même, et il faut craindre de se montrer plus satisfait que le prince de Schwartzenberg. (Longs éclats de rire.) Vous êtes ici, messieurs, pour résumer et traduire en actes et en lois le haut bon sens de la nation ; vous ne voudrez pas attacher un avenir mauvais à cette grave et obscure question d’Italie ; vous ne voudrez pas que l’expédition de Rome soit, pour le gouvernement actuel, ce que l’expédition d’Espagne a été pour la restauration. (Sensation.)
Ne l’oublions pas, de toutes les humiliations, celles que la France supporte le plus malaisément, ce sont celles qui lui arrivent à travers la gloire de notre armée. (Vive émotion.) Dans tous les cas, je conjure la majorité d’y réfléchir, c’est une occasion décisive pour elle et pour le pays, elle assumera par son vote une haute responsabilité politique.
J’entre plus avant dans la question, messieurs. Réconcilier Rome avec la papauté, faire rentrer, avec l’adhésion populaire, la papauté dans Rome, rendre cette grande âme à ce grand corps, ce doit être là désormais, dans l’état où les faits accomplis ont amené la question, l’œuvre de notre gouvernement, œuvre difficile, sans nul doute, à cause des irritations et des malentendus, mais possible, et utile à la paix du monde. Mais pour cela, il faut que la papauté, de son côté, nous aide et s’aide elle-même. Voilà trop longtemps déjà qu’elle s’isole de la marche de l’esprit humain et de tous les progrès du continent. Il faut qu’elle comprenne son peuple et son siècle… (Explosion de murmures à droite. — Longue et violente interruption.)
M. Victor Hugo. — Vous murmurez ! vous m’interrompez…
À droite. — Oui ! Nous nions ce que vous dites.
M. Victor Hugo. — Eh bien ! je vais dire ce que je voulais taire ! À vous la faute ! (Frémissement d’attention dans l’assemblée.) Comment ! mais, messieurs, dans Rome, dans cette Rome qui a si longtemps guidé les peuples lumineusement, savez-vous où en est la civilisation ? Pas de législation, ou, pour mieux dire, pour toute législation, je ne sais quel chaos de lois féodales et monacales, qui produisent fatalement la barbarie des juges criminels et la vénalité des juges civils. Pour Rome seulement, quatorze tribunaux d’exception. (Applaudissements. — Parlez ! parlez !) Devant ces tribunaux, aucune garantie d’aucun genre pour qui que ce soit ! les débats sont secrets, la défense orale est interdite. Des juges ecclésiastiques jugent les causes laïques et les personnes laïques. (Mouvement prolongé.)
Je continue.
La haine du progrès en toute chose. Pie VII avait créé une commission de vaccine, Léon XII l’a abolie. Que vous dirai-je ? La confiscation, loi de l’état, le droit d’asile en vigueur, les juifs parqués et enfermés tous les soirs comme au quinzième siècle, une confusion inouïe, le clergé mêlé à tout ! Les curés font des rapports de police. Les comptables des deniers publics, c’est leur règle, ne doivent pas de compte au trésor, mais à Dieu seul. (Longs éclats de rire.) Je continue. (Parlez ! parlez !)
Deux censures pèsent sur la pensée, la censure politique et la censure cléricale ; l’une garrotte l’opinion, l’autre bâillonne la conscience. (Profonde sensation.) On vient de rétablir l’inquisition. Je sais bien qu’on me dira que l’inquisition n’est plus qu’un nom ; mais c’est un nom horrible et je m’en défie, car à l’ombre d’un mauvais nom il ne peut y avoir que de mauvaises choses ! (Explosion d’applaudissements.) Voilà la situation de Rome. Est-ce que ce n’est pas là un état de choses monstrueux ? (Oui ! oui ! oui !)
Messieurs, si vous voulez que la réconciliation si désirable de Rome avec la papauté se fasse, il faut que cet état de choses finisse ; il faut que le pontificat, je le répète, comprenne son peuple, comprenne son siècle ; il faut que l’esprit vivant de l’évangile pénètre et brise la lettre morte de toutes ces institutions devenues barbares. Il faut que la papauté arbore ce double drapeau cher à l’Italie : Sécularisation et nationalité !
Il faut que la papauté, je ne dis pas prépare dès à présent, mais du moins ne se comporte pas de façon à repousser à jamais les hautes destinées qui l’attendent le jour, le jour inévitable, de l’affranchissement et de l’unité de l’Italie. (Explosion de bravos.) Il faut enfin qu’elle se garde de son pire ennemi ; or, son pire ennemi, ce n’est pas l’esprit révolutionnaire, c’est l’esprit clérical. L’esprit révolutionnaire ne peut que la rudoyer, l’esprit clérical peut la tuer. (Rumeurs à droite. — Bravos à gauche.)
Voilà, selon moi, messieurs, dans quel sens le gouvernement français doit influer sur les déterminations du gouvernement romain. Voilà dans quel sens je souhaiterais une éclatante manifestation de l’assemblée, qui, repoussant le Motu proprio et adoptant la lettre du président, donnerait à notre diplomatie un inébranlable point d’appui. Après ce qu’elle a fait pour le saint-siége, la France a quelque droit d’inspirer ses idées. Certes, on aurait à moins le droit de les imposer. (Protestation à droite. — Voix diverses : Imposer vos idées ! Ah ! ah ! essayez !)
Ici l’on m’arrête encore. Imposer vos idées ! me dit-on ; y pensez-vous ? Vous voulez donc contraindre le pape ? Est-ce qu’on peut contraindre le pape ? Comment vous y prendrez-vous pour contraindre le pape ?
Messieurs, si nous voulions contraindre et violenter le pape en effet, l’enfermer au château Saint-Ange ou l’amener à Fontainebleau… (longue interruption, chuchotements)… l’objection serait sérieuse et la difficulté considérable.
Oui, j’en conviens sans nulle hésitation, la contrainte est malaisée vis-à-vis d’un tel adversaire ; la force matérielle échoue et avorte en présence de la puissance spirituelle. Les bataillons ne peuvent rien contre les dogmes ; je dis ceci pour un côté de l’assemblée, et j’ajoute, pour l’autre côté, qu’ils ne peuvent rien non plus contre les idées. (Sensation.) Il y a deux chimères également absurdes, c’est l’oppression d’un pape et la compression d’un peuple. (Nouveau mouvement.)
Certes, je ne veux pas que nous essayions la première de ces chimères ; mais n’y a-t-il pas moyen d’empêcher le pape de tenter la seconde ?
Quoi ! messieurs, le pape livre Rome au bras séculier ! L’homme qui dispose de l’amour et de la foi a recours à la force brutale, comme s’il n’était qu’un malheureux prince temporel ! Lui, l’homme de lumière, il veut replonger son peuple dans la nuit ! Ne pouvez-vous l’avertir ? On pousse le pape dans une voie fatale ; on le conseille aveuglément pour le mal ; ne pouvons-nous le conseiller énergiquement pour le bien ? (C’est vrai !)
Il y a des occasions, et celle-ci en est une, où un grand gouvernement doit parler haut. Sérieusement, est-ce là contraindre le pape ? est-ce là le violenter ? (Non ! non ! à gauche. — Si ! si ! à droite.)
Mais vous-mêmes, vous qui nous faites l’objection, vous n’êtes contents qu’à demi, après tout ; le rapport de la commission en convient, il vous reste beaucoup de choses à demander au saint-père. Les plus satisfaits d’entre vous veulent une amnistie. S’il refuse, comment vous y prendrez-vous ? Exigerez-vous cette amnistie ? l’imposerez-vous, oui ou non ? (Sensation.)
Une voix à droite. — Non ! (Mouvement.)
M. Victor Hugo. — Non ? Alors vous laisserez les gibets se dresser dans Rome, vous présents, à l’ombre du drapeau tricolore ? (Frémissement sur tous les bancs. — À la droite.) Eh bien ! je le dis à votre honneur, vous ne le ferez pas ! Cette parole imprudente, je ne l’accepte pas ; elle n’est pas sortie de vos cœurs. (Violent tumulte à droite.)
La même voix. — Le pape fera ce qu’il voudra, nous ne le contraindrons pas !
M. Victor Hugo. — Eh bien ! alors, nous le contraindrons, nous ! Et s’il refuse l’amnistie, nous la lui imposerons. (Longs applaudissements à gauche.)
Permettez-moi, messieurs, de terminer par une considération qui vous touchera, je l’espère, car elle est puisée uniquement dans l’intérêt français. Indépendamment du soin de notre honneur, indépendamment du bien que nous voulons faire, selon le parti où nous inclinons, soit au peuple romain, soit à la papauté, nous avons un intérêt à Rome, un intérêt sérieux, pressant, sur lequel nous serons tous d’accord, et cet intérêt, le voici : c’est de nous en aller le plus tôt possible. (Dénégations à droite.)
Nous avons un intérêt immense à ce que Rome ne devienne pas pour la France une espèce d’Algérie (Mouvement. — À droite : Bah !), avec tous les inconvénients de l’Algérie sans la compensation d’être une conquête et un empire à nous ; une espèce d’Algérie, dis-je, où nous enverrions indéfiniment nos soldats et nos millions, nos soldats, que nos frontières réclament, nos millions, dont nos misères ont besoin (Bravo ! à gauche. — Murmures à droite), et où nous serions forcés de bivouaquer, jusques à quand ? Dieu le sait ! toujours en éveil, toujours en alerte, et à demi paralysés au milieu des complications européennes. Notre intérêt, je le répète, sitôt que l’Autriche aura quitté Bologne, est de nous en aller de Rome le plus tôt possible. (C’est vrai ! c’est vrai ! à gauche. — Dénégations à droite.)
Eh bien ! pour pouvoir évacuer Rome, quelle est la première condition ? C’est d’être sûrs que nous n’y laissons pas une révolution derrière nous. Qu’y a-t-il donc à faire pour ne pas laisser la révolution derrière nous ? C’est de la terminer pendant que nous y sommes. Or comment termine-t-on une révolution ? Je vous l’ai déjà dit une fois et je vous le répète, c’est en l’acceptant dans ce qu’elle a de vrai, en la satisfaisant dans ce qu’elle a de juste. (Mouvement.)
Notre gouvernement l’a pensé, et je l’en loue, et c’est dans ce sens qu’il a pesé sur le gouvernement du pape. De là la lettre du président. Le saint-siége pense le contraire ; il veut, lui aussi, terminer la révolution, mais par un autre moyen, par la compression, et il a donné le Motu proprio. Or qu’est-il arrivé ? Le Motu proprio et l’amnistie, ces calmants si efficaces, ont soulevé l’indignation du peuple romain ; à l’heure qu’il est, une agitation profonde trouble Rome, et, M. le ministre des affaires étrangères ne me démentira pas, demain, si nous quittions Rome, sitôt la porte refermée derrière le dernier de nos soldats, savez-vous ce qui arriverait ? Une révolution éclaterait, plus terrible que la première, et tout serait à recommencer. (Oui ! oui ! à gauche. — Non ! non ! à droite.)
Voilà, messieurs, la situation que le gouvernement clérical s’est faite et nous a faite.
Vraiment ! est-ce que vous n’avez pas le droit d’intervenir, et d’intervenir énergiquement, encore un coup, dans une situation qui est la vôtre après tout ? Vous voyez que le moyen employé par le saint-siége pour terminer les révolutions est mauvais ; prenez-en un meilleur, prenez le seul bon, je viens de vous l’indiquer. C’est à vous de voir si vous êtes d’humeur et si vous vous sentez de force à avoir hors de chez vous, indéfiniment, un état de siége sur les bras ! C’est à vous de voir s’il vous convient que la France soit au Capitole pour y recevoir la consigne du parti prêtre !
Quant à moi, je ne le veux pas, je ne veux ni de cette humiliation pour nos soldats, ni de cette ruine pour nos finances, ni de cet abaissement pour notre politique. (Sensation.)
Messieurs, deux systèmes sont en présence : le système des concessions sages, qui vous permet de quitter Rome ; le système de compression, qui vous condamne à y rester. Lequel préférez-vous ?
Un dernier mot, messieurs. Songez-y, l’expédition de Rome, irréprochable à son point de départ, je crois l’avoir démontré, peut devenir coupable par le résultat. Vous n’avez qu’une manière de prouver que la constitution n’est pas violée, c’est de maintenir la liberté du peuple romain. (Mouvement prolongé.)
Et, sur ce mot liberté, pas d’équivoque. Nous devons laisser dans Rome, en nous retirant, non pas telle ou telle quantité de franchises municipales, c’est-à-dire ce que presque toutes les villes d’Italie avaient au moyen âge, le beau progrès vraiment ! (On rit. — Bravo !) mais la liberté vraie, la liberté sérieuse, la liberté propre au dix-neuvième siècle, la seule qui puisse être dignement garantie par ceux qui s’appellent le peuple français à ceux qui s’appellent le peuple romain, cette liberté qui grandit les peuples debout et qui relève les peuples tombés, c’est-à-dire la liberté politique. (Sensation.)
Et qu’on ne nous dise pas, en se bornant à des affirmations et sans donner de preuves, que ces transactions libérales, que ce système de concessions sages, que cette liberté fonctionnant en présence du pontificat, souverain dans l’ordre spirituel, limité dans l’ordre temporel, que tout cela n’est pas possible !
Car alors je répondrai : Messieurs, ce qui n’est pas possible, ce n’est pas cela ! ce qui n’est pas possible, je vais vous le dire. Ce qui n’est pas possible, c’est qu’une expédition entreprise, nous disait-on, dans un but d’humanité et de liberté, aboutisse au rétablissement du saint-office ! Ce qui n’est pas possible, c’est que nous n’ayons pas même secoué sur Rome ces idées généreuses et libérales que la France porte partout avec elle dans les plis de son drapeau ! Ce qui n’est pas possible, c’est qu’il ne sorte de notre sang versé ni un droit ni un pardon ! c’est que la France soit allée à Rome, et qu’aux gibets près, ce soit comme si l’Autriche y avait passé ! Ce qui n’est pas possible, c’est d’accepter le Motu proprio et l’amnistie du triumvirat des cardinaux ! c’est de subir cette ingratitude, cet avortement, cet affront ! c’est de laisser souffleter la France par la main qui devait la bénir ! (Longs applaudissements.)
Ce qui n’est pas possible, c’est que cette France ait engagé une des choses les plus grandes et les plus sacrées qu’il y ait dans le monde, son drapeau ; c’est qu’elle ait engagé ce qui n’est pas moins grand ni moins sacré, sa responsabilité morale devant les nations ; c’est qu’elle ait prodigué son argent, l’argent du peuple qui souffre ; c’est qu’elle ait versé, je le répète, le glorieux sang de ses soldats ; c’est qu’elle ait fait tout cela pour rien !… (Sensation inexprimable.) Je me trompe, pour de la honte !
Voilà ce qui n’est pas possible !
(Explosion de bravos et d’applaudissements. L’orateur descend de la tribune et reçoit les félicitations d’une foule de représentants, parmi lesquels on remarque MM. Dupin, Cavaignac et La Rochejaquelein. La séance est suspendue vingt minutes.)
III
RÉPONSE À M. DE MONTALEMBERT
M. Victor Hugo. (Un profond silence s’établit.) ―
Messieurs, hier, dans un moment où j’étais absent, l’honorable M. de Montalembert a dit que les applaudissements d’une partie de cette assemblée, des applaudissements sortis de cœurs émus par les souffrances d’un noble et malheureux peuple, que ces applaudissements étaient mon châtiment. Ce châtiment, je l’accepte (sensation), et je m’en honore. (Longs applaudissements à gauche.)
Il est d’autres applaudissements que je laisse à qui veut les prendre. (Mouvement à droite.) Ce sont ceux des bourreaux de la Hongrie et des oppresseurs de l’Italie. (Bravo ! bravo ! à gauche.)
Il fut un temps, que M. de Montalembert me permette de le lui dire avec un profond regret pour lui-même, il fut un temps où il employait mieux son beau talent. (Dénégations à droite.) Il défendait la Pologne comme je défends l’Italie. J’étais avec lui alors ; il est contre moi aujourd’hui. Cela tient à une raison bien simple, c’est qu’il a passé du côté de ceux qui oppriment, et que, moi, je reste du côté de ceux qui sont opprimés. (Applaudissements à gauche.)
IV
LA LIBERTÉ DE L’ENSEIGNEMENT[3]
Messieurs, quand une discussion est ouverte qui touche à ce qu’il y a de plus sérieux dans les destinées du pays, il faut aller tout de suite, et sans hésiter, au fond de la question.
Je commence par dire ce que je voudrais, je dirai tout à l’heure ce que je ne veux pas.
Messieurs, à mon sens, le but, difficile à atteindre et lointain sans doute, mais auquel il faut tendre dans cette grave question de l’enseignement, le voici. (Plus haut ! plus haut !)
Messieurs, toute question a son idéal. Pour moi, l’idéal de cette question de l’enseignement, le voici. L’instruction gratuite et obligatoire. Obligatoire au premier degré seulement, gratuite à tous les degrés. (Murmures à droite. ― Applaudissements à gauche.) L’instruction primaire obligatoire, c’est le droit de l’enfant (mouvement), qui, ne vous y trompez pas, est plus sacré encore que le droit du père et qui se confond avec le droit de l’état.
Je reprends. Voici donc, selon moi, l’idéal de la question. L’instruction gratuite et obligatoire dans la mesure que je viens de marquer. Un grandiose enseignement public, donné et réglé par l’état, partant de l’école de village et montant de degré en degré jusqu’au collège de France, plus haut encore, jusqu’à l’institut de France. Les portes de la science toutes grandes ouvertes à toutes les intelligences. Partout où il y a un champ, partout où il y a un esprit, qu’il y ait un livre. Pas une commune sans une école, pas une ville sans un collége, pas un chef-lieu sans une faculté. Un vaste ensemble, ou, pour mieux dire, un vaste réseau d’ateliers intellectuels, lycées, gymnases, colléges, chaires, bibliothèques, mêlant leur rayonnement sur la surface du pays, éveillant partout les aptitudes et échauffant partout les vocations. En un mot, l’échelle de la connaissance humaine dressée fermement par la main de l’état, posée dans l’ombre des masses les plus profondes et les plus obscures, et aboutissant à la lumière. Aucune solution de continuité. Le cœur du peuple mis en communication avec le cerveau de la France. (Longs applaudissements.)
Voilà comme je comprendrais l’éducation publique nationale. Messieurs, à côté de cette magnifique instruction gratuite, sollicitant les esprits de tout ordre, offerte par l’état, donnant à tous, pour rien, les meilleurs maîtres et les meilleures méthodes, modèle de science et de discipline, normale, française, chrétienne, libérale, qui élèverait, sans nul doute, le génie national à sa plus haute somme d’intensité, je placerais sans hésiter la liberté d’enseignement, la liberté d’enseignement pour les instituteurs privés, la liberté d’enseignement pour les corporations religieuses, la liberté d’enseignement pleine, entière, absolue, soumise aux lois générales comme toutes les autres libertés, et je n’aurais pas besoin de lui donner le pouvoir inquiet de l’état pour surveillant, parce que je lui donnerais l’enseignement gratuit de l’état pour contre-poids. (Bravo ! à gauche. ― Murmures à droite.)
Ceci, messieurs, je le répète, est l’idéal de la question. Ne vous en troublez pas, nous ne sommes pas près d’y atteindre, car la solution du problème contient une question financière considérable, comme tous les problèmes sociaux du temps présent.
Messieurs, cet idéal, il était nécessaire de l’indiquer, car il faut toujours dire où l’on tend. Il offre d’innombrables points de vue, mais l’heure n’est pas venue de le développer. Je ménage les instants de l’assemblée, et j’aborde immédiatement la question dans sa réalité positive actuelle. Je la prends où elle en est aujourd’hui au point relatif de maturité où les événements d’une part, et d’autre part la raison publique, l’ont amenée.
À ce point de vue restreint, mais pratique, de la situation actuelle, je veux, je le déclare, la liberté de l’enseignement, mais je veux la surveillance de l’état, et comme je veux cette surveillance effective, je veux l’état laïque, purement laïque, exclusivement laïque. L’honorable M. Guizot l’a dit avant moi, en matière d’enseignement, l’état n’est pas et ne peut pas être autre chose que laïque.
Je veux, dis-je, la liberté de l’enseignement sous la surveillance de l’état, et je n’admets, pour personnifier l’état dans cette surveillance si délicate et si difficile, qui exige le concours de toutes les forces vives du pays, que des hommes appartenant sans doute aux carrières les plus graves, mais n’ayant aucun intérêt, soit de conscience, soit de politique, distinct de l’unité nationale. C’est vous dire que je n’introduis, soit dans le conseil supérieur de surveillance, soit dans les conseils secondaires, ni évêques, ni délégués d’évêques. J’entends maintenir, quant à moi, et au besoin faire plus profonde que jamais, cette antique et salutaire séparation de l’église et de l’état qui était l’utopie de nos pères, et cela dans l’intérêt de l’église comme dans l’intérêt de l’état. (Acclamation à gauche. ― Protestation à droite.)
Je viens de vous dire ce que je voudrais. Maintenant, voici ce que je ne veux pas :
Je ne veux pas de la loi qu’on vous apporte.
Pourquoi ?
Messieurs, cette loi est une arme.
Une arme n’est rien par elle-même, elle n’existe que par la main qui la saisit.
Or quelle est la main qui se saisira de cette loi ?
Là est toute la question.
Messieurs, c’est la main du parti clérical. (C’est vrai ! — Longue agitation.)
Messieurs, je redoute cette main, je veux briser cette arme, je repousse ce projet.
Cela dit, j’entre dans la discussion.
J’aborde tout de suite, et de front, une objection qu’on fait aux opposants placés à mon point de vue, la seule objection qui ait une apparence de gravité.
On nous dit : Vous excluez le clergé du conseil de surveillance de l’état ; vous voulez donc proscrire l’enseignement religieux ?
Messieurs, je m’explique. Jamais on ne se méprendra, par ma faute, ni sur ce que je dis, ni sur ce que je pense.
Loin que je veuille proscrire l’enseignement religieux, entendez-vous bien ? il est, selon moi, plus nécessaire aujourd’hui que jamais. Plus l’homme grandit, plus il doit croire. Plus il approche de Dieu, mieux il doit voir Dieu. (Mouvement.)
Il y a un malheur dans notre temps, je dirais presque il n’y a qu’un malheur, c’est une certaine tendance à tout mettre dans cette vie. (Sensation.) En donnant à l’homme pour fin et pour but la vie terrestre et matérielle, on aggrave toutes les misères par la négation qui est au bout, on ajoute à l’accablement des malheureux le poids insupportable du néant, et de ce qui n’était que la souffrance, c’est-à-dire la loi de Dieu, on fait le désespoir, c’est-à-dire la loi de l’enfer. (Long mouvement.) De là de profondes convulsions sociales. (Oui ! oui !)
Certes je suis de ceux qui veulent, et personne n’en doute dans cette enceinte, je suis de ceux qui veulent, je ne dis pas avec sincérité, le mot est trop faible, je veux avec une inexprimable ardeur, et par tous les moyens possibles, améliorer dans cette vie le sort matériel de ceux qui souffrent ; mais la première des améliorations, c’est de leur donner l’espérance. (Bravos à droite.) Combien s’amoindrissent nos misères finies quand il s’y mêle une espérance infinie ! (Très bien ! très bien !)
Notre devoir à tous, qui que nous soyons, les législateurs comme les évêques, les prêtres comme les écrivains, c’est de répandre, c’est de dépenser, c’est de prodiguer, sous toutes les formes, toute l’énergie sociale pour combattre et détruire la misère (Bravo ! à gauche), et en même temps de faire lever toutes les têtes vers le ciel (Bravo ! à droite), de diriger toutes les âmes, de tourner toutes les attentes vers une vie ultérieure où justice sera faite et où justice sera rendue. Disons-le bien haut, personne n’aura injustement ni inutilement souffert. La mort est une restitution. (Très bien ! à droite. — Mouvement.) La loi du monde matériel, c’est l’équilibre ; la loi du monde moral, c’est l’équité. Dieu se retrouve à la fin de tout. Ne l’oublions pas et enseignons-le à tous, il n’y aurait aucune dignité à vivre et cela n’en vaudrait pas la peine, si nous devions mourir tout entiers. Ce qui allège le labeur, ce qui sanctifie le travail, ce qui rend l’homme fort, bon, sage, patient, bienveillant, juste, à la fois humble et grand, digne de l’intelligence, digne de la liberté, c’est d’avoir devant soi la perpétuelle vision d’un monde meilleur rayonnant à travers les ténèbres de cette vie. (Vive et unanime approbation.)
Quant à moi, puisque le hasard veut que ce soit moi qui parle en ce moment et met de si graves paroles dans une bouche de peu d’autorité, qu’il me soit permis de le dire ici et de le déclarer, je le proclame du haut de cette tribune, j’y crois profondément, à ce monde meilleur ; il est pour moi bien plus réel que cette misérable chimère que nous dévorons et que nous appelons la vie ; il est sans cesse devant mes yeux ; j’y crois de toutes les puissances de ma conviction, et, après bien des luttes, bien des études et bien des épreuves, il est la suprême certitude de ma raison, comme il est la suprême consolation de mon âme. (Profonde sensation.)
Je veux donc, je veux sincèrement, fermement, ardemment, l’enseignement religieux, mais je veux l’enseignement religieux de l’église et non l’enseignement religieux d’un parti. Je le veux sincère et non hypocrite. (Bravo ! bravo !) Je le veux ayant pour but le ciel et non la terre. (Mouvement.) Je ne veux pas qu’une chaire envahisse l’autre, je ne veux pas mêler le prêtre au professeur. Ou, si je consens à ce mélange, moi législateur, je le surveille, j’ouvre sur les séminaires et sur les congrégations enseignantes l’œil de l’état, et, j’y insiste, de l’état laïque, jaloux uniquement de sa grandeur et de son unité.
Jusqu’au jour, que j’appelle de tous mes vœux, où la liberté complète de l’enseignement pourra être proclamée, et en commençant je vous ai dit à quelles conditions, jusqu’à ce jour-là, je veux l’enseignement de l’église en dedans de l’église et non au dehors. Surtout je considère comme une dérision de faire surveiller, au nom de l’état, par le clergé l’enseignement du clergé. En un mot, je veux, je le répète, ce que voulaient nos pères, l’église chez elle et l’état chez lui. (Oui ! oui !)
L’assemblée voit déjà clairement pourquoi je repousse le projet de loi ; mais j’achève de m’expliquer.
Messieurs, comme je vous l’indiquais tout à l’heure, ce projet est quelque chose de plus, de pire, si vous voulez, qu’une loi politique, c’est une loi stratégique. (Chuchotements.)
Je m’adresse, non, certes, au vénérable évêque de Langres, non à quelque personne que ce soit dans cette enceinte, mais au parti qui a, sinon rédigé, du moins inspiré le projet de loi, à ce parti à la fois éteint et ardent, au parti clérical. Je ne sais pas s’il est dans le gouvernement, je ne sais pas s’il est dans l’assemblée (mouvement) ; mais je le sens un peu partout. (Nouveau mouvement.) Il a l’oreille fine, il m’entendra. (On rit.) Je m’adresse donc au parti clérical, et je lui dis : Cette loi est votre loi. Tenez, franchement, je me défie de vous. Instruire, c’est construire. (Sensation.) Je me défie de ce que vous construisez. (Très bien ! très bien !)
Je ne veux pas vous confier l’enseignement de la jeunesse, l’âme des enfants, le développement des intelligences neuves qui s’ouvrent à la vie, l’esprit des générations nouvelles, c’est-à-dire l’avenir de la France. Je ne veux pas vous confier l’avenir de la France, parce que vous le confier, ce serait vous le livrer. (Mouvement.)
Il ne me suffit pas que les générations nouvelles nous succèdent, j’entends qu’elles nous continuent. Voilà pourquoi je ne veux ni de votre main, ni de votre souffle sur elles. Je ne veux pas que ce qui a été fait par nos pères soit défait par vous. Après cette gloire, je ne veux pas de cette honte. (Mouvement prolongé.)
Votre loi est une loi qui a un masque. (Bravo !)
Elle dit une chose et elle en ferait une autre. C’est une pensée d’asservissement qui prend les allures de la liberté. C’est une confiscation intitulée donation. Je n’en veux pas. (Applaudissements à gauche.)
C’est votre habitude. Quand vous forgez une chaîne, vous dites : Voici une liberté ! Quand vous faites une proscription, vous criez : Voilà une amnistie ! (Nouveaux applaudissements.)
Ah ! je ne vous confonds pas avec l’église, pas plus que je ne confonds le gui avec le chêne. Vous êtes les parasites de l’église, vous êtes la maladie de l’église. (On rit.) Ignace est l’ennemi de Jésus. (Vive approbation à gauche.) Vous êtes, non les croyants, mais les sectaires d’une religion que vous ne comprenez pas. Vous êtes les metteurs en scène de la sainteté. Ne mêlez pas l’église à vos affaires, à vos combinaisons, à vos stratégies, à vos doctrines, à vos ambitions. Ne l’appelez pas votre mère pour en faire votre servante. (Profonde sensation.) Ne la tourmentez pas sous le prétexte de lui apprendre la politique. Surtout ne l’identifiez pas avec vous. Voyez le tort que vous lui faites. M. l’évêque de Langres vous l’a dit. (On rit.)
Voyez comme elle dépérit depuis qu’elle vous a ! Vous vous faites si peu aimer que vous finiriez par la faire haïr ! En vérité, je vous le dis (on rit), elle se passera fort bien de vous. Laissez-la en repos. Quand vous n’y serez plus, on y reviendra. Laissez-la, cette vénérable église, cette vénérable mère, dans sa solitude, dans son abnégation, dans son humilité. Tout cela compose sa grandeur ! Sa solitude lui attirera la foule, son abnégation est sa puissance, son humilité est sa majesté. (Vive adhésion.)
Vous parlez d’enseignement religieux ! Savez-vous quel est le véritable enseignement religieux, celui devant lequel il faut se prosterner, celui qu’il ne faut pas troubler ? C’est la sœur de charité au chevet du mourant. C’est le frère de la Merci rachetant l’esclave. C’est Vincent de Paul ramassant l’enfant trouvé. C’est l’évêque de Marseille au milieu des pestiférés. C’est l’archevêque de Paris abordant avec un sourire ce formidable faubourg Saint-Antoine, levant son crucifix au-dessus de la guerre civile, et s’inquiétant peu de recevoir la mort, pourvu qu’il apporte la paix. (Bravo !) Voilà le véritable enseignement religieux, l’enseignement religieux réel, profond, efficace et populaire, celui qui, heureusement pour la religion et l’humanité, fait encore plus de chrétiens que vous n’en défaites ! (Longs applaudissements à gauche.)
Ah ! nous vous connaissons ! nous connaissons le parti clérical. C’est un vieux parti qui a des états de service. (On rit.) C’est lui qui monte la garde à la porte de l’orthodoxie. (On rit.) C’est lui qui a trouvé pour la vérité ces deux étais merveilleux, l’ignorance et l’erreur. C’est lui qui fait défense à la science et au génie d’aller au delà du missel et qui veut cloîtrer la pensée dans le dogme. Tous les pas qu’a faits l’intelligence de l’Europe, elle les a faits malgré lui. Son histoire est écrite dans l’histoire du progrès humain, mais elle est écrite au verso. (Sensation.) Il s’est opposé à tout. (On rit.)
C’est lui qui a fait battre de verges Prinelli pour avoir dit que les étoiles ne tomberaient pas. C’est lui qui a appliqué Campanella vingt-sept fois à la question pour avoir affirmé que le nombre des mondes était infini et entrevu le secret de la création. C’est lui qui a persécuté Harvey pour avoir prouvé que le sang circulait. De par Josué, il a enfermé Galilée ; de par saint Paul, il a emprisonné Christophe Colomb. (Sensation.) Découvrir la loi du ciel, c’était une impiété ; trouver un monde, c’était une hérésie. C’est lui qui a anathématisé Pascal au nom de la religion, Montaigne au nom de la morale, Molière au nom de la morale et de la religion. Oh ! oui, certes, qui que vous soyez, qui vous appelez le parti catholique et qui êtes le parti clérical, nous vous connaissons. Voilà longtemps déjà que la conscience humaine se révolte contre vous et vous demande : Qu’est-ce que vous me voulez ? Voilà longtemps déjà que vous essayez de mettre un bâillon à l’esprit humain. (Acclamations à gauche.)
Et vous voulez être les maîtres de l’enseignement ! Et il n’y a pas un poëte, pas un écrivain, pas un philosophe, pas un penseur, que vous acceptiez ! Et tout ce qui a été écrit, trouvé, rêvé, déduit, illuminé, imaginé, inventé par les génies, le trésor de la civilisation, l’héritage séculaire des générations, le patrimoine commun des intelligences, vous le rejetez ! Si le cerveau de l’humanité était là devant vos yeux, à votre discrétion, ouvert comme la page d’un livre, vous y feriez des ratures ! (Oui ! oui !) Convenez-en ! (Mouvement prolongé.)
Enfin, il y a un livre, un livre qui semble d’un bout à l’autre une émanation supérieure, un livre qui est pour l’univers ce que le koran est pour l’islamisme, ce que les védas sont pour l’Inde, un livre qui contient toute la sagesse humaine éclairée par toute la sagesse divine, un livre que la vénération des peuples appelle le Livre, la Bible ! Eh bien ! votre censure a monté jusque-là ! Chose inouïe ! des papes ont proscrit la Bible ! Quel étonnement pour les esprits sages, quelle épouvante pour les cœurs simples, de voir l’index de Rome posé sur le livre de Dieu ! (Vive adhésion à gauche.)
Et vous réclamez la liberté d’enseigner ! Tenez, soyons sincères, entendons-nous sur la liberté que vous réclamez ; c’est la liberté de ne pas enseigner. (Applaudissements à gauche. ― Vives réclamations à droite.)
Ah ! vous voulez qu’on vous donne des peuples à instruire ! Fort bien. ― Voyons vos élèves. Voyons vos produits. (On rit.) Qu’est-ce que vous avez fait de l’Italie ? Qu’est-ce que vous avez fait de l’Espagne ? Depuis des siècles vous tenez dans vos mains, à votre discrétion, à votre école, sous votre férule, ces deux grandes nations, illustres parmi les plus illustres ; qu’en avez-vous fait ? (Mouvement.)
Je vais vous le dire. Grâce à vous, l’Italie, dont aucun homme qui pense ne peut plus prononcer le nom qu’avec une inexprimable douleur filiale, l’Italie, cette mère des génies et des nations, qui a répandu sur l’univers toutes les plus éblouissantes merveilles de la poésie et des arts, l’Italie, qui a appris à lire au genre humain, l’Italie aujourd’hui ne sait pas lire ! (Profonde sensation.)
Oui, l’Italie est de tous les états de l’Europe celui où il y a le moins de natifs sachant lire ! (Réclamations à droite. — Cris violents.)
L’Espagne, magnifiquement dotée, l’Espagne, qui avait reçu des romains sa première civilisation, des arabes sa seconde civilisation, de la providence, et malgré vous, un monde, l’Amérique ; l’Espagne a perdu, grâce à vous, grâce à votre joug d’abrutissement, qui est un joug de dégradation et d’amoindrissement (applaudissements à gauche), l’Espagne a perdu ce secret de la puissance qu’elle tenait des romains, ce génie des arts qu’elle tenait des arabes, ce monde qu’elle tenait de Dieu, et, en échange de tout ce que vous lui avez fait perdre, elle a reçu de vous l’inquisition. (Mouvement.)
L’inquisition, que certains hommes du parti essayent aujourd’hui de réhabiliter avec une timidité pudique dont je les honore. (Longue hilarité à gauche. — Réclamations à droite.) L’inquisition, qui a brûlé sur le bûcher ou étouffé dans les cachots cinq millions d’hommes ! (Dénégations à droite.) Lisez l’histoire ! L’inquisition, qui exhumait les morts pour les brûler comme hérétiques (C’est vrai !), témoin Urgel et Arnault, comte de Forcalquier. L’inquisition, qui déclarait les enfants des hérétiques, jusqu’à la deuxième génération, infâmes et incapables d’aucuns honneurs publics, en exceptant seulement, ce sont les propres termes des arrêts, ceux qui auraient dénoncé leur père ! (Long mouvement.) L’inquisition, qui, à l’heure où je parle, tient encore dans la bibliothèque vaticane les manuscrits de Galilée clos et scellés sous le scellé de l’index ! (Agitation.) Il est vrai que, pour consoler l’Espagne de ce que vous lui ôtiez et de ce que vous lui donniez, vous l’avez surnommée la Catholique ! (Rumeurs à droite.)
Ah ! savez-vous ? vous avez arraché à l’un de ses plus grands hommes ce cri douloureux qui vous accuse : « J’aime mieux qu’elle soit la Grande que la Catholique ! » (Cris à droite. Longue interruption. — Plusieurs membres interpellent violemment l’orateur.)
Voilà vos chefs-d’œuvre ! Ce foyer qu’on appelait l’Italie, vous l’avez éteint. Ce colosse qu’on appelait l’Espagne, vous l’avez miné. L’une est en cendres, l’autre est en ruine. Voilà ce que vous avez fait de deux grands peuples. Qu’est-ce que vous voulez faire de la France ? (Mouvement prolongé.)
Tenez, vous venez de Rome ; je vous fais compliment. Vous avez eu là un beau succès. (Rires et bravos à gauche.) Vous venez de bâillonner le peuple romain ; maintenant vous voulez bâillonner le peuple français. Je comprends, cela est encore plus beau, cela tente. Seulement, prenez garde ! c’est malaisé. Celui-ci est un lion tout à fait vivant. (Agitation.)
À qui en voulez-vous donc ? Je vais vous le dire. Vous en voulez à la raison humaine. Pourquoi ? Parce qu’elle fait le jour. (Oui ! oui ! Non ! non !)
Oui, voulez-vous que je vous dise ce qui vous importune ? C’est cette énorme quantité de lumière libre que la France dégage depuis trois siècles, lumière toute faite de raison, lumière aujourd’hui plus éclatante que jamais, lumière qui fait de la nation française la nation éclairante, de telle sorte qu’on aperçoit la clarté de la France sur la face de tous les peuples de l’univers. (Sensation.) Eh bien, cette clarté de la France, cette lumière libre, cette lumière directe, cette lumière qui ne vient pas de Rome, qui vient de Dieu, voilà ce que vous voulez éteindre, voilà ce que nous voulons conserver ! (Oui ! oui ! — Bravos à gauche.)
Je repousse votre loi. Je la repousse parce qu’elle confisque l’enseignement primaire, parce qu’elle dégrade l’enseignement secondaire, parce qu’elle abaisse le niveau de la science, parce qu’elle diminue mon pays. (Sensation.)
Je la repousse, parce que je suis de ceux qui ont un serrement de cœur et la rougeur au front toutes les fois que la France subit, pour une cause quelconque, une diminution, que ce soit une diminution de territoire, comme par les traités de 1815, ou une diminution de grandeur intellectuelle, comme par votre loi ! (Vifs applaudissements à gauche.)
Messieurs, avant de terminer, permettez-moi d’adresser ici, du haut de la tribune, au parti clérical, au parti qui nous envahit (Écoutez ! écoutez !), un conseil sérieux. (Rumeurs à droite.)
Ce n’est pas l’habileté qui lui manque. Quand les circonstances l’aident, il est fort, très fort, trop fort ! (Mouvement.) Il sait l’art de maintenir une nation dans un état mixte et lamentable, qui n’est pas la mort, mais qui n’est plus la vie. (C’est vrai !) Il appelle cela gouverner. (Rires.) C’est le gouvernement par la léthargie. (Nouveaux rires.)
Mais qu’il y prenne garde, rien de pareil ne convient à la France. C’est un jeu redoutable que de lui laisser entrevoir, seulement entrevoir, à cette France, l’idéal que voici : la sacristie souveraine, la liberté trahie, l’intelligence vaincue et liée, les livres déchirés, le prône remplaçant la presse, la nuit faite dans les esprits par l’ombre des soutanes, et les génies matés par les bedeaux ! (Acclamations à gauche. — Dénégations furieuses à droite.)
C’est vrai, le parti clérical est habile ; mais cela ne l’empêche pas d’être naïf. (Hilarité.) Quoi ! il redoute le socialisme ! Quoi ! il voit monter le flot, à ce qu’il dit, et il lui oppose, à ce flot qui monte, je ne sais quel obstacle à claire-voie ! Il voit monter le flot, et il s’imagine que la société sera sauvée parce qu’il aura combiné, pour la défendre, les hypocrisies sociales avec les résistances matérielles, et qu’il aura mis un jésuite partout où il n’y a pas un gendarme ! (Rires et applaudissements.) Quelle pitié !
Je le répète, qu’il y prenne garde, le dix-neuvième siècle lui est contraire. Qu’il ne s’obstine pas, qu’il renonce à maîtriser cette grande époque pleine d’instincts profonds et nouveaux, sinon il ne réussira qu’à la courroucer, il développera imprudemment le côté redoutable de notre temps, et il fera surgir des éventualités terribles. Oui, avec ce système qui fait sortir, j’y insiste, l’éducation de la sacristie et le gouvernement du confessionnal… (Longue interruption. Cris : À l’ordre ! Plusieurs membres de la droite se lèvent. M. le président et M. Victor Hugo échangent un colloque qui ne parvient pas jusqu’à nous. Violent tumulte. L’orateur reprend, en se tournant vers la droite :)
Messieurs, vous voulez beaucoup, dites-vous, la liberté de l’enseignement ; tâchez de vouloir un peu la liberté de la tribune. (On rit. Le bruit s’apaise.)
Avec ces doctrines qu’une logique inflexible et fatale entraîne, malgré les hommes eux-mêmes, et féconde pour le mal, avec ces doctrines qui font horreur quand on les regarde dans l’histoire… (Nouveaux cris : À l’ordre. L’orateur s’interrompant :)
Messieurs, le parti clérical, je vous l’ai dit, nous envahit. Je le combats, et au moment où ce parti se présente une loi à la main, c’est mon droit de législateur d’examiner cette loi et d’examiner ce parti. Vous ne m’empêcherez pas de le faire. (Très bien !) Je continue.
Oui, avec ce système-là, cette doctrine-là et cette histoire-là, que le parti clérical le sache, partout où il sera, il engendrera des révolutions ; partout, pour éviter Torquemada, on se jettera dans Robespierre. (Sensation.) Voilà ce qui fait du parti qui s’intitule parti catholique un sérieux danger public. Et ceux qui, comme moi, redoutent également pour les nations le bouleversement anarchique et l’assoupissement sacerdotal, jettent le cri d’alarme. Pendant qu’il en est temps encore, qu’on y songe bien ! (Clameurs à droite.)
Vous m’interrompez. Les cris et les murmures couvrent ma voix. Messieurs, je vous parle, non en agitateur, mais en honnête homme ! (Écoutez ! écoutez !) Ah çà, messieurs, est-ce que je vous serais suspect, par hasard ?
Cris à droite. — Oui ! oui !
M. Victor Hugo. — Quoi ! je vous suis suspect ! Vous le dites ?
Cris à droite. — Oui ! oui !
(Tumulte inexprimable. Une partie de la droite se lève et interpelle l’orateur impassible à la tribune.)
Eh bien ! sur ce point, il faut s’expliquer. (Le silence se rétablit.) C’est en quelque sorte un fait personnel. Vous écouterez, je le pense, une explication que vous avez provoquée vous-mêmes. Ah ! je vous suis suspect ! Et de quoi ?
Je vous suis suspect ! Mais l’an dernier, je défendais l’ordre en péril comme je défends aujourd’hui la liberté menacée ! comme je défendrai l’ordre demain, si le danger revient de ce côté-là. (Mouvement.)
Je vous suis suspect ! Mais vous étais-je suspect quand j’accomplissais mon mandat de représentant de Paris, en prévenant l’effusion du sang dans les barricades de juin ? (Bravos à gauche. Nouveaux cris à droite. Le tumulte recommence.)
Eh bien ! vous ne voulez pas même entendre une voix qui défend résolument la liberté ! Si je vous suis suspect, vous me l’êtes aussi. Entre nous le pays jugera. (Très bien ! très bien !)
Messieurs, un dernier mot. Je suis peut-être un de ceux qui ont eu le bonheur de rendre à la cause de l’ordre, dans les temps difficiles, dans un passé récent, quelques services obscurs. Ces services, on a pu les oublier, je ne les rappelle pas. Mais au moment où je parle, j’ai le droit de m’y appuyer. (Non ! non ! — Si ! si !)
Eh bien ! appuyé sur ce passé, je le déclare, dans ma conviction, ce qu’il faut à la France, c’est l’ordre, mais l’ordre vivant, qui est le progrès ; c’est l’ordre tel qu’il résulte de la croissance normale, paisible, naturelle du peuple ; c’est l’ordre se faisant à la fois dans les faits et dans les idées par le plein rayonnement de l’intelligence nationale. C’est tout le contraire de votre loi ! (Vive adhésion à gauche.)
Je suis de ceux qui veulent pour ce noble pays la liberté et non la compression, la croissance continue et non l’amoindrissement, la puissance et non la servitude, la grandeur et non le néant ! (Bravo ! à gauche.) Quoi ! voilà les lois que vous nous apportez ! Quoi ! vous gouvernants, vous législateurs, vous voulez vous arrêter ! vous voulez arrêter la France ! Vous voulez pétrifier la pensée humaine, étouffer le flambeau divin, matérialiser l’esprit ! (Oui ! oui ! Non ! non !) Mais vous ne voyez donc pas les éléments mêmes du temps où vous êtes. Mais vous êtes donc dans votre siècle comme des étrangers ! (Profonde sensation.)
Quoi ! c’est dans ce siècle, dans ce grand siècle des nouveautés, des avénements, des découvertes, des conquêtes, que vous rêvez l’immobilité ! (Très bien !) C’est dans le siècle de l’espérance que vous proclamez le désespoir ! (Bravo !) Quoi ! vous jetez à terre, comme des hommes de peine fatigués, la gloire, la pensée, l’intelligence, le progrès, l’avenir, et vous dites : C’est assez ! n’allons pas plus loin ; arrêtons-nous ! (Dénégations à droite.) Mais vous ne voyez donc pas que tout va, vient, se meut, s’accroît, se transforme et se renouvelle autour de vous, au-dessus de vous, au-dessous de vous ! (Mouvement.)
Ah ! vous voulez vous arrêter ! Eh bien ! je vous le répète avec une profonde douleur, moi qui hais les catastrophes et les écroulements, je vous avertis la mort dans l’âme (on rit à droite), vous ne voulez pas du progrès ? vous aurez les révolutions ! (Profonde agitation.) Aux hommes assez insensés pour dire : L’humanité ne marchera pas, Dieu répond par la terre qui tremble !
(Longs applaudissements à gauche. L’orateur, descendant de la tribune, est entouré par une foule de membres qui le félicitent. L’assemblée se sépare en proie à une vive émotion.)
V
LA DÉPORTATION[4]
Messieurs, parmi les journées de février, journées qu’on ne peut comparer à rien dans l’histoire, il y eut un jour admirable, ce fut celui où cette voix souveraine du peuple qui, à travers les rumeurs confuses de la place publique, dictait les décrets du gouvernement provisoire, prononça cette grande parole : La peine de mort est abolie en matière politique. (Très bien !) Ce jour-là, tous les cœurs généreux, tous les esprits sérieux tressaillirent. Et en effet, voir le progrès sortir immédiatement, sortir calme et majestueux d’une révolution toute frémissante ; voir surgir au-dessus des masses émues le Christ vivant et couronné ; voir du milieu de cet immense écroulement de lois humaines se dégager dans toute sa splendeur la loi divine (Bravo !) ; voir la multitude se comporter comme un sage ; voir toutes ces passions, toutes ces intelligences, toutes ces âmes, la veille encore pleines de colère, toutes ces bouches qui venaient de déchirer des cartouches, s’unir et se confondre dans un seul cri, le plus beau qui puisse être poussé par la voix humaine : Clémence ! c’était là, messieurs, pour les philosophes, pour les publicistes, pour l’homme chrétien, pour l’homme politique, ce fut pour la France et pour l’Europe un magnifique spectacle. Ceux mêmes que les événements de février froissaient dans leurs intérêts, dans leurs sentiments, dans leurs affections, ceux mêmes qui gémissaient, ceux mêmes qui tremblaient, applaudirent et reconnurent que les révolutions peuvent mêler le bien à leurs explosions les plus violentes, et qu’elles ont cela de merveilleux qu’il leur suffit d’une heure sublime pour effacer toutes les heures terribles. (Sensation.)
Du reste, messieurs, ce triomphe subit et éblouissant, quoique partiel, du dogme qui prescrit l’inviolabilité de la vie humaine, n’étonna pas ceux qui connaissent la puissance des idées. Dans les temps ordinaires, dans ce qu’on est convenu d’appeler les temps calmes, faute d’apercevoir le mouvement profond qui se fait sous l’immobilité apparente de la surface, dans les époques dites époques paisibles, on dédaigne volontiers les idées ; il est de bon goût de les railler. Rêve, déclamation, utopie ! s’écrie-t-on. On ne tient compte que des faits, et plus ils sont matériels, plus ils sont estimés. On ne fait cas que des gens d’affaires, des esprits pratiques, comme on dit dans un certain jargon (Très bien !), et de ces hommes positifs, qui ne sont, après tout, que des hommes négatifs. (C’est vrai !)
Mais qu’une révolution éclate, les hommes d’affaires, les gens habiles, qui semblaient des colosses, ne sont plus que des nains ; toutes les réalités qui n’ont plus la proportion des événements nouveaux s’écroulent et s’évanouissent ; les faits matériels tombent, et les idées grandissent jusqu’au ciel. (Mouvement.)
C’est ainsi, par cette soudaine force d’expansion que les idées acquièrent en temps de révolution, que s’est faite cette grande chose, l’abolition de la peine de mort en matière politique.
Messieurs, cette grande chose, ce décret fécond qui contient en germe tout un code, ce progrès, qui était plus qu’un progrès, qui était un principe, l’assemblée constituante l’a adopté et consacré. Elle l’a placé, je dirais presque au sommet de la constitution, comme une magnifique avance faite par l’esprit de la révolution à l’esprit de la civilisation, comme une conquête, mais surtout comme une promesse, comme une sorte de porte ouverte qui laisse pénétrer, au milieu des progrès obscurs et incomplets du présent, la lumière sereine de l’avenir.
Et en effet, dans un temps donné, l’abolition de la peine capitale en matière politique doit amener et amènera nécessairement, par la toute-puissance de la logique, l’abolition pure et simple de la peine de mort ! (Oui ! oui !)
Eh bien, messieurs, cette promesse, il s’agit aujourd’hui de la retirer ! cette conquête, il s’agit d’y renoncer ! ce principe, c’est-à-dire la chose qui ne recule pas, il s’agit de le briser ! cette journée mémorable de février, marquée par l’enthousiasme d’un grand peuple et par l’enfantement d’un grand progrès, il s’agit de la rayer de l’histoire ! Sous le titre modeste de loi sur la déportation, le gouvernement nous apporte et votre commission vous propose d’adopter un projet de loi que le sentiment public, qui ne se trompe pas, a déjà traduit et résumé en une seule ligne, que voici : La peine de mort est rétablie en matière politique. (Bravos à gauche. — Dénégations à droite. — Il n’est pas question de cela ! — On comble une lacune du code ! voilà tout. — C’est pour remplacer la peine capitale !)
Vous l’entendez, messieurs, les auteurs du projet, les membres de la commission, les honorables chefs de la majorité se récrient et disent : — Il n’est pas question de cela le moins du monde. Il y a une lacune dans le code pénal, on veut la remplir, rien de plus ; on veut simplement remplacer la peine de mort. — N’est-ce pas ? C’est bien là ce qu’on a dit ? On veut donc simplement remplacer la peine de mort, et comment s’y prend-on ? On combine le climat… Oui, quoi que vous fassiez, messieurs, vous aurez beau chercher, choisir, explorer, aller des Marquises à Madagascar, et revenir de Madagascar aux Marquises, aux Marquises, que M. l’amiral Bruat appelle le tombeau des européens, le climat du lieu de déportation sera toujours, comparé à la France, un climat meurtrier, et l’acclimatement, déjà très difficile pour des personnes libres, satisfaites, placées dans les meilleures conditions d’activité et d’hygiène, sera impossible, entendez-vous bien ? absolument impossible pour de malheureux détenus. (C’est vrai !)
Je reprends. On veut donc simplement remplacer la peine de mort. Et que fait-on ? On combine le climat, l’exil et la prison. Le climat donne sa malignité, l’exil son accablement, la prison son désespoir ; au lieu d’un bourreau on en a trois. La peine de mort est remplacée. (Profonde sensation.) Ah ! quittez ces précautions de paroles, quittez cette phraséologie hypocrite ; soyez du moins sincères, et dites avec nous : La peine de mort est rétablie ! (Bravo ! à gauche.)
Oui, rétablie ; oui, c’est la peine de mort ! et, je vais vous le prouver tout à l’heure, moins terrible en apparence, plus horrible en réalité ! (C’est vrai ! c’est cela.)
Mais, voyons, discutons froidement. Apparemment vous ne voulez pas faire seulement une loi sévère, vous voulez faire aussi une loi exécutable, une loi qui ne tombe pas en désuétude le lendemain de sa promulgation ? Eh bien ! pesez ceci :
Quand vous déposez un excès de sévérité dans la loi, vous y déposez l’impuissance. (Oui ! oui ! c’est vrai !) Vouloir faire rendre trop à la sévérité de la loi, c’est le plus sûr moyen de ne lui faire rendre rien. Savez-vous pourquoi ? C’est parce que la peine juste a, au fond de toutes les consciences, de certaines limites qu’il n’est pas au pouvoir du législateur de déplacer. Le jour où, par votre ordre, la loi veut transgresser cette limite, cette limite sacrée, cette limite tracée dans l’équité de l’homme par le doigt même de Dieu, la loi rencontre la conscience qui lui défend de passer outre. D’accord avec l’opinion, avec l’état des esprits, avec le sentiment public, avec les mœurs, la loi peut tout. En lutte avec ces forces vives de la société et de la civilisation, elle ne peut rien. Les tribunaux hésitent, les jurys acquittent, les textes défaillent et meurent sous l’œil stupéfait des juges. (Mouvement.) Songez-y, messieurs, tout ce que la pénalité construit en dehors de la justice s’écroule promptement, et, je le dis pour tous les partis, eussiez-vous bâti vos iniquités en granit, à chaux et à ciment, il suffira pour les jeter à terre d’un souffle (Oui ! oui !), de ce souffle qui sort de toutes les bouches et qu’on appelle l’opinion. (Sensation.) Je le répète, et voici la formule du vrai dans cette matière : Toute loi pénale a de moins en puissance ce qu’elle a de trop en sévérité. (C’est vrai !)
Mais je suppose que je me trompe dans mon raisonnement, raisonnement, remarquez-le bien, que je pourrais appuyer d’une foule de preuves. J’admets que je me trompe. Je suppose que cette nouveauté pénale ne tombera pas immédiatement en désuétude. Je vous accorde qu’après avoir voté une pareille loi, vous aurez ce grand malheur de la voir exécutée. C’est bien. Maintenant, permettez-moi deux questions : Où est l’opportunité d’une telle loi ? où en est la nécessité ?
L’opportunité ? nous dit-on. Oubliez-vous les attentats d’hier, de tous les jours, le 15 mai, le 23 juin, le 13 juin ? La nécessité ? Mais est-ce qu’il n’est pas nécessaire d’opposer à ces attentats, toujours possibles, toujours flagrants, une répression énorme, une immense intimidation ? La révolution de février nous a ôté la guillotine. Nous faisons comme nous pouvons pour la remplacer ; nous faisons de notre mieux. (Mouvement prolongé.)
Je m’en aperçois. (On rit.)
Avant d’aller plus loin, un mot d’explication.
Messieurs, autant que qui que ce soit, et j’ai le droit de le dire, et je crois l’avoir prouvé, autant que qui que ce soit, je repousse et je condamne, sous un régime de suffrage universel, les actes de rébellion et de désordre, les recours à la force brutale. Ce qui convient à un grand peuple souverain de lui-même, à un grand peuple intelligent, ce n’est pas l’appel aux armes, c’est l’appel aux idées. (Sensation.) Pour moi, et ce doit être, du reste, l’axiome de la démocratie, le droit de suffrage abolit le droit d’insurrection. C’est en cela que le suffrage universel résout et dissout les révolutions. (Applaudissements.)
Voilà le principe, principe incontestable et absolu ; j’y insiste. Pourtant, je dois le dire, dans l’application pénale, les incertitudes naissent. Quand de funestes et déplorables violations de la paix publique donnent lieu à des poursuites juridiques, rien n’est plus difficile que de préciser les faits et de proportionner la peine au délit. Tous nos procès politiques l’ont prouvé.
Quoi qu’il en soit, la société doit se défendre. Je suis sur ce point pleinement d’accord avec vous. La société doit se défendre, et vous devez la protéger. Ces troubles, ces émeutes, ces insurrections, ces complots, ces attentats, vous voulez les empêcher, les prévenir, les réprimer. Soit ; je le veux comme vous.
Mais est-ce que vous avez besoin d’une pénalité nouvelle pour cela ? Lisez le code. Voyez-y la définition de la déportation. Quel immense pouvoir pour l’intimidation et pour le châtiment !
Tournez-vous donc vers la pénalité actuelle ! remarquez tout ce qu’elle remet de terrible entre vos mains !
Quoi ! voilà un homme, un homme que le tribunal spécial a condamné ! un homme frappé pour le plus incertain de tous les délits, un délit politique, par la plus incertaine de toutes les justices, la justice politique !… (Rumeurs à droite. — Longue interruption.)
Messieurs, je m’étonne de cette interruption. Je respecte toutes les juridictions légales et constitutionnelles ; mais quand je qualifie la justice politique en général comme je viens de le faire, je ne fais que répéter ce qu’a dit dans tous les siècles la philosophie de tous les peuples, et je ne suis que l’écho de l’histoire.
Je poursuis.
Voilà un homme que le tribunal spécial a condamné.
Cet homme, un arrêt de déportation vous le livre. Remarquez ce que vous pouvez en faire, remarquez le pouvoir que la loi vous donne ! Je dis le code pénal actuel, la loi actuelle, avec sa définition de la déportation.
Cet homme, ce condamné, ce criminel selon les uns, ce héros selon les autres, car c’est là le malheur des temps… (Explosion de murmures à droite.)
M. le président. — Quand la justice a prononcé, le criminel est criminel pour tout le monde, et ne peut être un héros que pour ses complices. (Bravos à droite.)
M. Victor Hugo. — Je ferai remarquer ceci à monsieur le président Dupin : le maréchal Ney, jugé en 1815, a été déclaré criminel par la justice. Il est un héros, pour moi, et je ne suis pas son complice. (Longs applaudissements à gauche.)
Je reprends. Ce condamné, ce criminel selon les uns, ce héros selon les autres, vous le saisissez ; vous le saisissez au milieu de sa renommée, de son influence, de sa popularité ; vous l’arrachez à tout, à sa femme, à ses enfants, à ses amis, à sa famille, à sa patrie ; vous le déracinez violemment de tous ses intérêts et de toutes ses affections ; vous le saisissez encore tout plein du bruit qu’il faisait et de la clarté qu’il répandait, et vous le jetez dans les ténèbres, dans le silence, à on ne sait quelle distance effrayante du sol natal. (Sensation.) Vous le tenez là, seul, en proie à lui-même, à ses regrets, s’il croit avoir été un homme nécessaire à son pays ; à ses remords, s’il reconnaît avoir été un homme fatal. Vous le tenez là, libre, mais gardé, nul moyen d’évasion, gardé par une garnison qui occupe l’île, gardé par un stationnaire qui surveille la côte, gardé par l’océan, qui ouvre entre cet homme et la patrie un gouffre de quatre mille lieues. Vous tenez cet homme là, incapable de nuire, sans échos autour de lui, rongé par l’isolement, par l’impuissance et par l’oubli, découronné, désarmé, brisé, anéanti !
Et cela ne vous suffit pas ! (Mouvement.)
Ce vaincu, ce proscrit, ce condamné de la fortune, cet homme politique détruit, cet homme populaire terrassé, vous voulez l’enfermer ! Vous voulez faire cette chose sans nom qu’aucune législation n’a encore faite, joindre aux tortures de l’exil les tortures de la prison ! multiplier une rigueur par une cruauté ! (C’est vrai !) Il ne vous suffit pas d’avoir mis sur cette tête la voûte du ciel tropical, vous voulez y ajouter encore le plafond du cabanon ! Cet homme, ce malheureux homme, vous voulez le murer vivant dans une forteresse qui, à cette distance, nous apparaît avec un aspect si funèbre, que vous qui la construisez, oui, je vous le dis, vous n’êtes pas sûrs de ce que vous bâtissez là, et que vous ne savez pas vous-mêmes si c’est un cachot ou si c’est un tombeau ! (Mouvement prolongé.)
Vous voulez que lentement, jour par jour, heure par heure, à petit feu, cette âme, cette intelligence, cette activité, — cette ambition, soit ! — ensevelie toute vivante, toute vivante, je le répète, à quatre mille lieues de la patrie, sous ce soleil étouffant, sous l’horrible pression de cette prison-sépulcre, se torde, se creuse, se dévore, désespère, demande grâce, appelle la France, implore l’air, la vie, la liberté, et agonise et expire misérablement ! Ah ! c’est monstrueux ! (Profonde sensation.) Ah ! je proteste d’avance au nom de l’humanité ! Ah ! vous êtes sans pitié et sans cœur ! Ce que vous appelez une expiation, je l’appelle un martyre ; et ce que vous appelez une justice, je l’appelle un assassinat ! (Acclamations à gauche.)
Mais levez-vous donc, catholiques, prêtres, évêques, hommes de la religion qui siégez dans cette assemblée et que je vois au milieu de nous ! levez-vous, c’est votre rôle ! Qu’est-ce que vous faites sur vos bancs ? montez à cette tribune, et venez, avec l’autorité de vos saintes croyances, avec l’autorité de vos saintes traditions, venez dire à ces inspirateurs de mesures cruelles, à ces applaudisseurs de lois barbares, à ceux qui poussent la majorité dans cette voie funeste, dites-leur que ce qu’ils font là est mauvais, que ce qu’ils font là est détestable, que ce qu’ils font là est impie ! (Oui ! oui !) Rappelez-leur que c’est une loi de mansuétude que le Christ est venu apporter au monde, et non une loi de cruauté ; dites-leur que le jour où l’Homme-Dieu a subi la peine de mort, il l’a abolie (Bravo ! à gauche) ; car il a montré que la folle justice humaine pouvait frapper plus qu’une tête innocente, qu’elle pouvait frapper une tête divine ! (Sensation.)
Dites aux auteurs, dites aux défenseurs de ce projet, dites à ces grands politiques que ce n’est pas en faisant agoniser des misérables dans une cellule, à quatre mille lieues de leur pays, qu’ils apaiseront la place publique ; que, bien au contraire, ils créent un danger, le danger d’exaspérer la pitié du peuple et de la changer en colère. (Oui ! oui !) Dites à ces hommes d’être humains ; ordonnez-leur de redevenir chrétiens ; enseignez-leur que ce n’est pas avec des lois impitoyables qu’on défend les gouvernements et qu’on sauve les sociétés ; que ce qu’il faut aux temps douloureux que nous traversons, aux cœurs et aux esprits malades, ce qu’il faut pour résoudre une situation qui résulte surtout de beaucoup de malentendus et de beaucoup de définitions mal faites, ce ne sont pas des mesures de représailles, de réaction, de rancune et d’acharnement, mais des lois généreuses, des lois cordiales, des lois de concorde et de sagesse, et que le dernier mot de la crise sociale où nous sommes, je ne me lasserai pas de le répéter, non ! ce n’est pas la compression, c’est la fraternité ; car la fraternité, avant d’être la pensée du peuple, était la pensée de Dieu ! (Nouvelles acclamations.)
Vous vous taisez ! — Eh bien ! je continue. Je m’adresse à vous, messieurs les ministres, je m’adresse à vous, messieurs les membres de la commission. Je presse de plus près encore l’idée de votre citadelle, ou de votre forteresse, puisqu’on choque votre sensibilité en appelant cela une citadelle. (On rit.)
Quand vous aurez institué ce pénitentiaire des déportés, quand vous aurez créé ce cimetière, avez-vous essayé de vous imaginer ce qui arriverait là-bas ? Avez-vous la moindre idée de ce qui s’y passera ? Vous êtes-vous dit que vous livriez les hommes frappés par la justice politique à l’inconnu et à ce qu’il y a de plus horrible dans l’inconnu ? Êtes-vous entrés avec vous-mêmes dans le détail de tout ce que renferme d’abominable cette idée, cette affreuse idée de la réclusion dans la déportation ? (Murmures à droite.)
Tenez, en commençant, j’ai essayé de vous indiquer et de caractériser d’un mot ce que serait ce climat, ce que serait cet exil, ce que serait ce cabanon. Je vous ai dit que ce seraient trois bourreaux. Il y en a un quatrième que j’oubliais, c’est le directeur du pénitencier. Vous êtes-vous rappelé Jeannet, le bourreau de Sinnamari ? Vous êtes-vous rendu compte de ce que serait, je dirais presque nécessairement, l’homme quelconque qui acceptera, à la face du monde civilisé, la charge morale de cet odieux établissement des îles Marquises, l’homme qui consentira à être le fossoyeur de cette prison et le geôlier de cette tombe ? (Long mouvement.)
Vous êtes-vous figuré, si loin de tout contrôle et de tout redressement, dans cette irresponsabilité complète, avec une autorité sans limite et des victimes sans défense, la tyrannie possible d’une âme méchante et basse ? Messieurs, les Sainte-Hélène produisent les Hudson Lowe. (Bravo !) Eh bien ! vous êtes-vous représenté toutes les tortures, tous les raffinements, tous les désespoirs qu’un homme qui aurait le tempérament de Hudson Lowe pourrait inventer pour des hommes qui n’auraient pas l’auréole de Napoléon ?
Ici, du moins, en France, à Doullens, au Mont-Saint-Michel… (L’orateur s’interrompt. Mouvement d’attention.)
Et puisque ce nom m’est venu à la bouche, je saisis cette occasion pour annoncer à M. le ministre de l’intérieur que je compte prochainement lui adresser une question sur des faits monstrueux qui se seraient accomplis dans cette prison du Mont-Saint-Michel. (Chuchotements. — À gauche : Très bien ! — L’orateur reprend.) Dans nos prisons de France, à Doullens, au Mont-Saint-Michel, qu’un abus se produise, qu’une iniquité se tente, les journaux s’inquiètent, l’assemblée s’émeut, et le cri du prisonnier parvient au gouvernement et au peuple, répercuté par le double écho de la presse et de la tribune. Mais dans votre citadelle des îles Marquises, le patient sera réduit à soupirer douloureusement : Ah ! si le peuple le savait ! (Très bien !) Oui, là, là-bas, à cette épouvantable distance, dans ce silence, dans cette solitude murée, où n’arrivera et d’où ne sortira aucune voix humaine, à qui se plaindra le misérable prisonnier ? qui l’entendra ? Il y aura entre sa plainte et vous le bruit de toutes les vagues de l’océan. (Sensation profonde)
Messieurs, l’ombre et le silence de la mort pèseront sur cet effroyable bagne politique.
Rien n’en transpirera, rien n’en arrivera jusqu’à vous, rien !… si ce n’est de temps en temps, par intervalles, une nouvelle lugubre qui traversera les mers, qui viendra frapper en France et en Europe, comme un glas funèbre, sur le timbre vivant et douloureux de l’opinion, et qui vous dira : Tel condamné est mort ! (Agitation.)
Ce condamné, ce sera, car à cette heure suprême on ne voit plus que le mérite d’un homme, ce sera un publiciste célèbre, un historien renommé, un écrivain illustre, un orateur fameux. Vous prêterez l’oreille à ce bruit sinistre, vous calculerez le petit nombre de mois écoulés, et vous frissonnerez ! (Long mouvement. — À gauche : Ils riront !)
Ah ! vous le voyez bien ! c’est la peine de mort ! la peine de mort désespérée ! c’est quelque chose de pire que l’échafaud ! c’est la peine de mort sans le dernier regard au ciel de la patrie ! (Bravos répétés à gauche.)
Vous ne le voudrez pas ! vous rejetterez la loi ! (Mouvement.) Ce grand principe, l’abolition de la peine de mort en matière politique, ce généreux principe tombé de la large main du peuple, vous ne voudrez pas le ressaisir ! Vous ne voudrez pas le reprendre furtivement à la France, qui, loin d’en attendre de vous l’abolition, en attend de vous le complément ! Vous ne voudrez pas raturer ce décret, l’honneur de la révolution de février ! Vous ne voudrez pas donner un démenti à ce qui était plus même que le cri de la conscience populaire, à ce qui était le cri de la conscience humaine ! (Vive adhésion à gauche. — Murmures à droite.)
Je sais, messieurs, que toutes les fois que nous tirons de ce mot, la conscience, tout ce qu’on en doit tirer, selon nous, nous avons le malheur de faire sourire de bien grands politiques. (À droite : C’est vrai ! — À gauche : Ils en conviennent !) Dans le premier moment, ces grands politiques ne nous croient pas incurables, ils prennent pitié de nous, ils consentent à traiter cette infirmité dont nous sommes atteints, la conscience, et ils nous opposent avec bonté la raison d’état. Si nous persistons, oh ! alors ils se fâchent, ils nous déclarent que nous n’entendons rien aux affaires, que nous n’avons pas le sens politique, que nous ne sommes pas des hommes sérieux, et… comment vous dirai-je cela ? ma foi ! ils nous disent un gros mot, la plus grosse injure qu’ils puissent trouver, ils nous appellent poëtes ! (On rit.)
Ils nous affirment que tout ce que nous croyons trouver dans notre conscience, la foi au progrès, l’adoucissement des lois et des mœurs, l’acceptation des principes dégagés par les révolutions, l’amour du peuple, le dévouement à la liberté, le fanatisme de la grandeur nationale, que tout cela, bon en soi sans doute, mène, dans l’application, droit aux déceptions et aux chimères, et que, sur toutes ces choses, il faut s’en rapporter, selon l’occasion et la conjoncture, à ce que conseille la raison d’état. La raison d’état ! ah ! c’est là le grand mot ! et tout à l’heure je le distinguais au milieu d’une interruption.
Messieurs, j’examine la raison d’état, je me rappelle tous les mauvais conseils qu’elle a déjà donnés. J’ouvre l’histoire, je vois dans tous les temps toutes les bassesses, toutes les indignités, toutes les turpitudes, toutes les lâchetés, toutes les cruautés que la raison d’état a autorisées ou qu’elle a faites. Marat l’invoquait aussi bien que Louis XI ; elle a fait le deux septembre après avoir fait la Saint-Barthélemy ; elle a laissé sa trace dans les Cévennes, et elle l’a laissée à Sinnamari ; c’est elle qui a dressé les guillotines de Robespierre, et c’est elle qui dresse les potences de Haynau ! (Mouvement.) Ah ! mon cœur se soulève ! Ah ! je ne veux, je ne veux, moi, ni de la politique de la guillotine, ni de la politique de la potence, ni de Marat, ni de Haynau, ni de votre loi de déportation ! (Bravos prolongés.) Et quoi qu’on fasse, quoi qu’il arrive, toutes les fois qu’il s’agira de chercher une inspiration ou un conseil, je suis de ceux qui n’hésiteront jamais entre cette vierge qu’on appelle la conscience et cette prostituée qu’on appelle la raison d’état. (Immense acclamation à gauche.)
Je ne suis qu’un poëte, je le vois bien !
Messieurs, s’il était possible, ce qu’à Dieu ne plaise, ce que j’éloigne pour ma part de toutes mes forces, s’il était possible que cette assemblée adoptât la loi qu’on lui propose, il y aurait, je le dis à regret, il y aurait un spectacle douloureux à mettre en regard de la mémorable journée que je vous rappelais en commençant. Ce serait une époque de calme défaisant à loisir ce qu’a fait de grand et de bon, dans une sorte d’improvisation sublime, une époque de tempête. (Très bien !) Ce serait la violence dans le sénat, contrastant avec la sagesse dans la place publique. (Bravo à gauche.) Ce seraient les hommes d’état se montrant aveugles et passionnés là où les hommes du peuple se sont montrés intelligents et justes ! (Murmures à droite.) Oui, intelligents et justes ! Messieurs, savez-vous ce que faisait le peuple de février en proclamant la clémence ? Il fermait la porte des révolutions. Et savez-vous ce que vous faites en décrétant les vengeances ? Vous la rouvrez. (Mouvement prolongé.)
Messieurs, cette loi, dit-on, n’aura pas d’effet rétroactif et est destinée à ne régir que l’avenir. Ah ! puisque vous prononcez ce mot, l’avenir, c’est précisément sur ce mot et sur ce qu’il contient que je vous engage à réfléchir. Voyons, pour qui faites-vous cette loi ? Le savez-vous ? (Agitation sur tous les bancs.)
Messieurs de la majorité, vous êtes victorieux en ce moment, vous êtes les plus forts, mais êtes-vous sûrs de l’être toujours ? (Longue rumeur à droite.)
Ne l’oubliez pas, le glaive de la pénalité politique n’appartient pas à la justice, il appartient au hasard. (L’agitation redouble.) Il passe au vainqueur avec la fortune. Il fait partie de ce hideux mobilier révolutionnaire que tout coup d’état heureux, que toute émeute triomphante trouve dans la rue et ramasse le lendemain de la victoire, et il a cela de fatal, ce terrible glaive, que chaque parti est destiné tour à tour à le tenir dans sa main et à le sentir sur sa tête. (Sensation générale.)
Ah ! quand vous combinez une de ces lois de vengeance (Non ! non ! à droite), que les partis vainqueurs appellent lois de justice dans la bonne foi de leur fanatisme (mouvement), vous êtes bien imprudents d’aggraver les peines et de multiplier les rigueurs. (Nouveau mouvement.) Quant à moi, je ne sais pas moi-même, dans cette époque de trouble, l’avenir qui m’est réservé. Je plains d’une pitié fraternelle toutes les victimes actuelles, toutes les victimes possibles de nos temps révolutionnaires. Je hais et je voudrais briser tout ce qui peut servir d’arme aux violences. Or cette loi que vous faites est une loi redoutable qui peut avoir d’étranges contre-coups, c’est une loi perfide dont les retours sont inconnus. Et peut-être, au moment où je vous parle, savez-vous qui je défends contre vous ? C’est vous ! (Profonde sensation.)
Oui, j’y insiste, vous ne savez pas vous-mêmes ce qu’à un jour donné, ce que, dans des circonstances possibles, votre propre loi fera de vous ! (Agitation inexprimable. Les interruptions se croisent.)
Vous vous récriez de ce côté, vous ne croyez pas à mes paroles. (À droite : Non ! non !) Voyons. Vous pouvez fermer les yeux à l’avenir ; mais les fermerez-vous au passé ? L’avenir se conteste, le passé ne se récuse pas. Eh bien ! tournez la tête, regardez à quelques années en arrière. Supposez que les deux révolutions survenues depuis vingt ans aient été vaincues par la royauté, supposez que votre loi de déportation eût existé alors, Charles X aurait pu l’appliquer à M. Thiers, et Louis-Philippe à M. Odilon Barrot. (Applaudissements à gauche.)
M. Odilon Barrot, se levant. — Je demande à l’orateur la permission de l’interrompre.
M. Victor Hugo. — Volontiers.
M. Odilon Barrot. — Je n’ai jamais conspiré ; j’ai soutenu le dernier la monarchie ; je ne conspirerai jamais, et aucune justice ne pourra pas plus m’atteindre dans l’avenir qu’elle n’aurait pu m’atteindre dans le passé. (Très bien ! à droite.)
M. Victor Hugo. — M. Odilon Barrot, dont j’honore le noble caractère, s’est mépris sur le sens de mes paroles. Il a oublié qu’au moment où je parlais, je ne parlais pas de la justice juste, mais de la justice injuste, de la justice politique, de la justice des partis. Or la justice injuste frappe l’homme juste, et pouvait et peut encore frapper M. Odilon Barrot. C’est ce que j’ai dit, et c’est ce que je maintiens. (Réclamations à droite.)
Quand je vous parle des revanches de la destinée et de tout ce qu’une pareille loi peut contenir de contre-coups, vous murmurez. Eh bien ! j’insiste encore ! et je vous préviens seulement que, si vous murmurez maintenant, vous murmurerez contre l’histoire. (Le silence se rétablit. — Écoutez !)
De tous les hommes qui ont dirigé le gouvernement ou dominé l’opinion depuis soixante ans, il n’en est pas un, pas un, entendez-vous bien ? qui n’ait été précipité, soit avant, soit après. Tous les noms qui rappellent des triomphes rappellent aussi des catastrophes ; l’histoire les désigne par des synonymes où sont empreintes leurs disgrâces, tous, depuis le captif d’Olmutz, qui avait été La Fayette, jusqu’au déporté de Sainte-Hélène, qui avait été Napoléon. (Mouvement.)
Voyez et réfléchissez. Qui a repris le trône de France en 1814 ? L’exilé de Hartwell. Qui a régné après 1830 ? Le proscrit de Reichenau, redevenu aujourd’hui le banni de Claremont. Qui gouverne en ce moment ? Le prisonnier de Ham. (Profonde sensation.) Faites des lois de proscription maintenant ! (Bravo ! à gauche.)
Ah ! que ceci vous instruise ! Que la leçon des uns ne soit pas perdue pour l’orgueil des autres !
L’avenir est un édifice mystérieux que nous bâtissons nous-mêmes de nos propres mains dans l’obscurité, et qui doit plus tard nous servir à tous de demeure. Un jour vient où il se referme sur ceux qui l’ont bâti. Ah ! puisque nous le construisons aujourd’hui pour l’habiter demain, puisqu’il nous attend, puisqu’il nous saisira sans nul doute, composons-le donc, cet avenir, avec ce que nous avons de meilleur dans l’âme, et non avec ce que nous avons de pire ; avec l’amour, et non avec la colère !
Faisons-le rayonnant et non ténébreux ! faisons-en un palais et non une prison !
Messieurs, la loi qu’on vous propose est mauvaise, barbare, inique. Vous la repousserez. J’ai foi dans votre sagesse et dans votre humanité. Songez-y au moment du vote. Quand les hommes mettent dans une loi l’injustice, Dieu y met la justice, et il frappe avec cette loi ceux qui l’ont faite. (Mouvement général et prolongé.)
Un dernier mot, ou, pour mieux dire, une dernière prière, une dernière supplication.
Ah ! croyez-moi, je m’adresse à vous tous, hommes de tous les partis qui siégez dans cette enceinte, et parmi lesquels il y a sur tous ces bancs tant de cœurs élevés et tant d’intelligences généreuses, croyez-moi, je vous parle avec une profonde conviction et une profonde douleur, ce n’est pas un bon emploi de notre temps que de faire des lois comme celle-ci ! (Très bien ! c’est vrai !) Ce n’est pas un bon emploi de notre temps que de nous tendre les uns aux autres des embûches dans une pénalité terrible et obscure, et de creuser pour nos adversaires des abîmes de misère et de souffrance où nous tomberons peut-être nous-mêmes ! (Agitation.)
Mon Dieu ! quand donc cesserons-nous de nous menacer et de nous déchirer ? Nous avons pourtant autre chose à faire ! Nous avons autour de nous les travailleurs qui demandent des ateliers, les enfants qui demandent des écoles, les vieillards qui demandent des asiles, le peuple qui demande du pain, la France qui demande de la gloire ! (Bravo ! à gauche. — On rit à droite.)
Nous avons une société nouvelle à faire sortir des entrailles de la société ancienne, et, quant à moi, je suis de ceux qui ne veulent sacrifier ni l’enfant ni la mère. (Mouvement.) Ah ! nous n’avons pas le temps de nous haïr ! (Nouveau mouvement.)
La haine dépense de la force, et, de toutes les manières de dépenser de la force, c’est la plus mauvaise. (Très bien ! bravo !) Réunissons fraternellement tous nos efforts, au contraire, dans un but commun, le bien du pays. Au lieu d’échafauder péniblement des lois d’irritation et d’animosité, des lois qui calomnient ceux qui les font (mouvement), cherchons ensemble, et cordialement, la solution du redoutable problème de civilisation qui nous est posé, et qui contient, selon ce que nous en saurons faire, les catastrophes les plus fatales ou le plus magnifique avenir. (Bravo ! à gauche.)
Nous sommes une génération prédestinée, nous touchons à une crise décisive, et nous avons de bien plus grands et de bien plus effrayants devoirs que nos pères. Nos pères n’avaient que la France à servir ; nous, nous avons la France à sauver. Non, nous n’avons pas le temps de nous haïr ! (Mouvement prolongé.) Je vote contre le projet de loi ! (Acclamations à gauche et longs applaudissements. — La séance est suspendue, pendant que tout le côté gauche en masse descend et vient féliciter l’orateur au pied de la tribune.)
VI
LE SUFFRAGE UNIVERSEL[5]
Messieurs, la révolution de février, et, pour ma part, puisqu’elle semble vaincue, puisqu’elle est calomniée, je chercherai toutes les occasions de la glorifier dans ce qu’elle a fait de magnanime et de beau (Très bien ! très bien !), la révolution de février avait eu deux magnifiques pensées. La première, je vous la rappelais l’autre jour, ce fut de monter jusqu’aux sommets de l’ordre politique et d’en arracher la peine de mort ; la seconde, ce fut d’élever subitement les plus humbles régions de l’ordre social au niveau des plus hautes et d’y installer la souveraineté.
Double et pacifique victoire du progrès qui, d’une part, relevait l’humanité, qui, d’autre part, constituait le peuple, qui emplissait de lumière en même temps le monde politique et le monde social, et qui les régénérait et les consolidait tous deux à la fois, l’un par la clémence, l’autre par l’égalité. (Bravo ! à gauche.)
Messieurs, le grand acte, tout ensemble politique et chrétien, par lequel la révolution de février fit pénétrer son principe jusque dans les racines mêmes de l’ordre social, fut l’établissement du suffrage universel, fait capital, fait immense, événement considérable qui introduisit dans l’état un élément nouveau, irrévocable, définitif. Remarquez-en, messieurs, toute la portée. Certes, ce fut une grande chose de reconnaître le droit de tous, de composer l’autorité universelle de la somme des libertés individuelles, de dissoudre ce qui restait des castes dans l’unité auguste d’une souveraineté commune, et d’emplir du même peuple tous les compartiments du vieux monde social ; certes, cela fut grand. Mais, messieurs, c’est surtout dans son action sur les classes qualifiées jusqu’alors classes inférieures qu’éclate la beauté du suffrage universel. (Rires ironiques à droite.)
Messieurs, vos rires me contraignent d’y insister. Oui, le merveilleux côté du suffrage universel, le côté efficace, le côté politique, le côté profond, ce ne fut pas de lever le bizarre interdit électoral qui pesait, sans qu’on pût deviner pourquoi, — mais c’était la sagesse des grands hommes d’état de ce temps-là (on rit à gauche), — qui sont les mêmes que ceux de ce temps-ci… — (nouveaux rires approbatifs à gauche) ; ce ne fut pas, dis-je, de lever le bizarre interdit électoral qui pesait sur une partie de ce qu’on nommait la classe moyenne, et même de ce qu’on nommait la classe élevée ; ce ne fut pas de restituer son droit à l’homme qui était avocat, médecin, lettré, administrateur, officier, professeur, prêtre, magistrat, et qui n’était pas électeur ; à l’homme qui était juré, et qui n’était pas électeur ; à l’homme qui était membre de l’institut, et qui n’était pas électeur ; à l’homme qui était pair de France, et qui n’était pas électeur ; non, le côté merveilleux, je le répète, le côté profond, efficace, politique du suffrage universel, ce fut d’aller chercher dans les régions douloureuses de la société, dans les bas-fonds, comme vous dites, l’être courbé sous le poids des négations sociales, l’être froissé qui, jusqu’alors, n’avait eu d’autre espoir que la révolte, et de lui apporter l’espérance sous une autre forme (Très bien !), et de lui dire : Vote ! ne te bats plus ! (Mouvement.) Ce fut de rendre sa part de souveraineté à celui qui jusque-là n’avait eu que sa part de souffrance ! Ce fut d’aborder dans ses ténèbres matérielles et morales l’infortuné qui, dans les extrémités de sa détresse, n’avait d’autre arme, d’autre défense, d’autre ressource que la violence, et de lui retirer la violence, et de lui remettre dans les mains, à la place de la violence, le droit ! (Bravos prolongés.)
Oui, la grande sagesse de cette révolution de février qui, prenant pour base de la politique l’évangile (à droite : Quelle impiété !), institua le suffrage universel, sa grande sagesse, et en même temps sa grande justice, ce ne fut pas seulement de confondre et de dignifier dans l’exercice du même pouvoir souverain le bourgeois et le prolétaire ; ce fut d’aller chercher dans l’accablement, dans le délaissement, dans l’abandon, dans cet abaissement qui conseille si mal, l’homme de désespoir, et de lui dire : Espère ! l’homme de colère, et de lui dire : Raisonne ! le mendiant, comme on l’appelle, le vagabond, comme on l’appelle, le pauvre, l’indigent, le déshérité, le malheureux, le misérable, comme on l’appelle, et de le sacrer citoyen ! (Acclamation à gauche.)
Voyez, messieurs, comme ce qui est profondément juste est toujours en même temps profondément politique. Le suffrage universel, en donnant un bulletin à ceux qui souffrent, leur ôte le fusil. En leur donnant la puissance, il leur donne le calme. Tout ce qui grandit l’homme l’apaise. (Mouvement.)
Le suffrage universel dit à tous, et je ne connais pas de plus admirable formule de la paix publique : Soyez tranquilles, vous êtes souverains. (Sensation.)
Il ajoute : Vous souffrez ? eh bien ! n’aggravez pas vos souffrances, n’aggravez pas les détresses publiques par la révolte. Vous souffrez ? eh bien ! vous allez travailler vous-mêmes, dès à présent, au grand œuvre de la destruction de la misère, par des hommes qui seront à vous, par des hommes en qui vous mettrez votre âme, et qui seront, en quelque sorte, votre main. Soyez tranquilles.
Puis, pour ceux qui seraient tentés d’être récalcitrants, il dit :
— Avez-vous voté ? Oui. Vous avez épuisé votre droit, tout est dit. Quand le vote a parlé, la souveraineté a prononcé. Il n’appartient pas à une fraction de défaire ni de refaire l’œuvre collective. Vous êtes citoyens, vous êtes libres, votre heure reviendra, sachez l’attendre. En attendant, parlez, écrivez, discutez, enseignez, éclairez ; éclairez-vous, éclairez les autres. Vous avez à vous, aujourd’hui, la vérité, demain la souveraineté, vous êtes forts. Quoi ! deux modes d’action sont à votre disposition, le droit du souverain et le rôle du rebelle, vous choisiriez le rôle du rebelle ! ce serait une sottise et ce serait un crime. (Applaudissements à gauche.)
Voilà les conseils que donne aux classes souffrantes le suffrage universel. (Oui ! oui ! à gauche. — Rires à droite.) Messieurs, dissoudre les animosités, désarmer les haines, faire tomber la cartouche des mains de la misère, relever l’homme injustement abaissé et assainir l’esprit malade par ce qu’il y a de plus pur au monde, le sentiment du droit librement exercé, reprendre à chacun le droit de force, qui est le fait naturel, et lui rendre en échange la part de souveraineté, qui est le fait social, montrer aux souffrances une issue vers la lumière et le bien-être, éloigner les échéances révolutionnaires et donner à la société, avertie, le temps de s’y préparer, inspirer aux masses cette patience forte qui fait les grands peuples, voilà l’œuvre du suffrage universel (sensation profonde), œuvre éminemment sociale au point de vue de l’état, éminemment morale au point de vue de l’individu.
Méditez ceci, en effet : sur cette terre d’égalité et de liberté, tous les hommes respirent le même air et le même droit. (Mouvement.) Il y a dans l’année un jour où celui qui vous obéit se voit votre pareil, où celui qui vous sert se voit votre égal, où chaque citoyen, entrant dans la balance universelle, sent et constate la pesanteur spécifique du droit de cité, et où le plus petit fait équilibre au plus grand. (Bravo ! à gauche. — On rit à droite.) Il y a un jour dans l’année où le gagne-pain, le journalier, le manœuvre, l’homme qui traîne des fardeaux, l’homme qui casse des pierres au bord des routes, juge le sénat, prend dans sa main, durcie par le travail, les ministres, les représentants, le président de la république, et dit : La puissance, c’est moi ! Il y a un jour dans l’année où le plus imperceptible citoyen, où l’atome social participe à la vie immense du pays tout entier, où la plus étroite poitrine se dilate à l’air vaste des affaires publiques ; un jour où le plus faible sent en lui la grandeur de la souveraineté nationale, où le plus humble sent en lui l’âme de la patrie ! (Applaudissements à gauche. — Rires et bruit à droite.) Quel accroissement de dignité pour l’individu, et par conséquent de moralité ! Quelle satisfaction, et par conséquent quel apaisement ! Regardez l’ouvrier qui va au scrutin. Il y entre, avec le front triste du prolétaire accablé, il en sort avec le regard d’un souverain. (Acclamations à gauche. — Murmures à droite.)
Or qu’est-ce que tout cela, messieurs ? C’est la fin de la violence, c’est la fin de la force brutale, c’est la fin de l’émeute, c’est la fin du fait matériel, et c’est le commencement du fait moral. (Mouvement) C’est, si vous permettez que je rappelle mes propres paroles, le droit d’insurrection aboli par le droit de suffrage. (Sensation.)
Eh bien ! vous, législateurs chargés par la providence de fermer les abîmes et non de les ouvrir, vous qui êtes venus pour consolider et non pour ébranler, vous, représentants de ce grand peuple de l’initiative et du progrès, vous, hommes de sagesse et de raison, qui comprenez toute la sainteté de votre mission, et qui, certes, n’y faillirez pas, savez-vous ce que vient faire aujourd’hui cette loi fatale, cette loi aveugle qu’on ose si imprudemment vous présenter ? (Profond silence.)
Elle vient, je le dis avec un frémissement d’angoisse, je le dis avec l’anxiété douloureuse du bon citoyen épouvanté des aventures où l’on précipite la patrie, elle vient proposer à l’assemblée l’abolition du droit de suffrage pour les classes souffrantes, et, par conséquent, je ne sais quel rétablissement abominable et impie du droit d’insurrection. (Mouvement prolongé.)
Voilà toute la situation en deux mots. (Nouveau mouvement.)
Oui, messieurs, ce projet, qui est toute une politique, fait deux choses, il fait une loi, et il crée une situation.
Une situation grave, inattendue, nouvelle, menaçante, compliquée, terrible.
Allons au plus pressé. Le tour de la loi, considérée en elle-même, viendra. Examinons d’abord la situation.
Quoi ! après deux années d’agitation et d’épreuves, inséparables, il faut bien le dire, de toute grande commotion sociale, le but était atteint !
Quoi ! la paix était faite ! Quoi ! le plus difficile de la solution, le procédé, était trouvé, et, avec le procédé, la certitude. Quoi ! le mode de création pacifique du progrès était substitué au mode violent ; les impatiences et les colères avaient désarmé ; l’échange du droit de révolte contre le droit de suffrage était consommé ; l’homme des classes souffrantes avait accepté, il avait doucement et noblement accepté. Nulle agitation, nulle turbulence. Le malheureux s’était senti rehaussé par la confiance sociale. Ce nouveau citoyen, ce souverain restauré, était entré dans la cité avec une dignité sereine. (Applaudissements à gauche. — Depuis quelques instants, un bruit presque continuel, venant de certains bancs de la droite, se mêle à la voix de l’orateur. M. Victor Hugo s’interrompt et se tourne vers la droite.)
Messieurs, je sais bien que ces interruptions calculées et systématiques (dénégations à droite. — Oui ! oui ! à gauche) ont pour but de déconcerter la pensée de l’orateur (C’est vrai !) et de lui ôter la liberté d’esprit, ce qui est une manière de lui ôter la liberté de la parole. (Très bien !) Mais c’est là vraiment un triste jeu, et peu digne d’une grande assemblée. (Dénégations à droite.) Quant à moi, je mets le droit de l’orateur sous la sauvegarde de la majorité vraie, c’est-à-dire de tous les esprits généreux et justes qui siégent sur tous les bancs et qui sont toujours les plus nombreux parmi les élus d’un grand peuple. (Très bien ! à gauche. — Silence à droite.)
Je reprends. La vie publique avait saisi le prolétaire sans l’étonner ni l’enivrer. Les jours d’élection étaient pour le pays mieux que des jours de fête, c’étaient des jours de calme. (C’est vrai !) En présence de ce calme, le mouvement des affaires, des transactions, du commerce, de l’industrie, du luxe, des arts, avait repris ; les pulsations de la vie régulière revenaient. Un admirable résultat était obtenu. Un imposant traité de paix était signé entre ce qu’on appelle encore le haut et le bas de la société. (Oui ! oui !)
Et c’est là le moment que vous choisissez pour tout remettre en question ! Et ce traité signé, vous le déchirez ! (Mouvement.) Et c’est précisément cet homme, le dernier sur l’échelle de vie, qui, maintenant, espérait remonter, peu à peu et tranquillement, c’est ce pauvre, c’est ce malheureux, naguère redoutable, maintenant réconcilié, apaisé, confiant, fraternel, c’est lui que votre loi va chercher ! Pourquoi ? Pour faire une chose insensée, indigne, odieuse, anarchique, abominable ! pour lui reprendre son droit de suffrage ! pour l’arracher aux idées de paix, de conciliation, d’espérance, de justice, de concorde, et, par conséquent, pour le rendre aux idées de violence ! Mais quels hommes de désordre êtes-vous donc ? (Nouveau mouvement.)
Quoi ! le port était trouvé, et c’est vous qui recommencez les aventures ! Quoi ! le pacte était conclu, et c’est vous qui le violez !
Et pourquoi cette violation du pacte ? pourquoi cette agression en pleine paix ? pourquoi ces emportements ? pourquoi cet attentat ? pourquoi cette folie ? Pourquoi ? je vais vous le dire. C’est parce qu’il a plu au peuple, après avoir nommé qui vous vouliez, ce que vous avez trouvé fort bon, de nommer qui vous ne vouliez pas, ce que vous trouvez mauvais. C’est parce qu’il a jugé dignes de son choix des hommes que vous jugiez dignes de vos insultes. C’est parce qu’il est présumable qu’il a la hardiesse de changer d’avis sur votre compte depuis que vous êtes le pouvoir, et qu’il peut comparer les actes aux programmes, et ce qu’on avait promis avec ce qu’on a tenu. (C’est cela !) C’est parce qu’il est probable qu’il ne trouve pas votre gouvernement complètement sublime. (Très bien ! — On rit.) C’est parce qu’il semble se permettre de ne pas vous admirer comme il convient. (Très bien ! très bien ! — Mouvement.) C’est parce qu’il ose user de son vote à sa fantaisie, ce peuple, parce qu’il paraît avoir cette audace inouïe de s’imaginer qu’il est libre, et que, selon toute apparence, il lui passe par la tête cette autre idée étrange qu’il est souverain. (Très bien !) C’est, enfin, parce qu’il a l’insolence de vous donner un avis sous cette forme pacifique du scrutin et de ne pas se prosterner purement et simplement à vos pieds. (Mouvement.) Alors vous vous indignez, vous vous mettez en colère, vous déclarez la société en danger, vous vous écriez : Nous allons te châtier, peuple ! Nous allons te punir, peuple ! Tu vas avoir affaire à nous, peuple ! — Et comme ce maniaque de l’histoire, vous battez de verges l’océan ! (Acclamation à gauche.)
Que l’assemblée me permette ici une observation qui, selon moi, éclaire jusqu’au fond, et d’un jour vrai et rassurant, cette grande question du suffrage universel.
Quoi ! le gouvernement veut restreindre, amoindrir, émonder, mutiler le suffrage universel ! Mais y a-t-il bien réfléchi ? Mais voyons, vous, ministres, hommes sérieux, hommes politiques, vous rendez-vous bien compte de ce que c’est que le suffrage universel ? le suffrage universel vrai, le suffrage universel sans restrictions, sans exclusions, sans défiances, comme la révolution de février l’a établi, comme le comprennent et le veulent les hommes de progrès ? (Au banc des ministres : C’est de l’anarchie. Nous ne voulons pas de ça !)
Je vous entends, vous me répondez : — Nous n’en voulons pas ! c’est le mode de création de l’anarchie ! — (Oui ! oui ! à droite.) Eh bien ! c’est précisément tout le contraire. C’est le mode de création du pouvoir. (Bravo ! à gauche.) Oui, il faut le dire et le dire bien haut, et j’y insiste, ceci, selon moi, devrait éclairer toute cette discussion : ce qui sort du suffrage universel, c’est la liberté, sans nul doute, mais c’est encore plus le pouvoir que la liberté !
Le suffrage universel, au milieu de toutes nos oscillations orageuses, crée un point fixe. Ce point fixe, c’est la volonté nationale légalement manifestée ; la volonté nationale, robuste amarre de l’état, ancre d’airain qui ne casse pas et que viennent battre vainement tour à tour le flux des révolutions et le reflux des réactions ! (Profonde sensation.)
Et, pour que le suffrage universel puisse créer ce point fixe, pour qu’il puisse dégager la volonté nationale dans toute sa plénitude souveraine, il faut qu’il n’ait rien de contestable (C’est vrai ! c’est cela !) ; il faut qu’il soit bien réellement le suffrage universel, c’est-à-dire qu’il ne laisse personne, absolument personne en dehors du vote ; qu’il fasse de la cité la chose de tous, sans exception ; car, en pareille matière, faire une exception, c’est commettre une usurpation (Bravo ! à gauche) ; il faut, en un mot, qu’il ne laisse à qui que ce soit le droit redoutable de dire à la société : Je ne te connais pas ! (Mouvement prolongé.)
À ces conditions, le suffrage universel produit le pouvoir, un pouvoir colossal, un pouvoir supérieur à tous les assauts, même les plus terribles ; un pouvoir qui pourra être attaqué, mais qui ne pourra être renversé, témoin le 15 mai, témoin le 23 juin (C’est vrai ! c’est vrai !) ; un pouvoir invincible parce qu’il pose sur le peuple, comme Antée parce qu’il pose sur la terre ! (Applaudissements à gauche.) Oui, grâce au suffrage universel, vous créez et vous mettez au service de l’ordre un pouvoir où se condense toute la force de la nation ; un pouvoir pour lequel il n’y a qu’une chose qui soit impossible, c’est de détruire son principe, c’est de tuer ce qui l’a engendré. (Nouveaux applaudissements à gauche.)
Grâce au suffrage universel, dans notre époque où flottent et s’écroulent toutes les fictions, vous trouvez le fond solide de la société. Ah ! vous êtes embarrassés du suffrage universel, hommes d’état ! ah ! vous ne savez que faire du suffrage universel ! Grand Dieu ! c’est le point d’appui, l’inébranlable point d’appui qui suffirait à un Archimède politique pour soulever le monde ! (Longue acclamation à gauche.)
Ministres, hommes qui nous gouvernez, en détruisant le caractère intégral du suffrage universel, vous attentez au principe même du pouvoir, du seul pouvoir possible aujourd’hui ! Comment ne voyez-vous pas cela ?
Tenez, voulez-vous que je vous le dise ? Vous ne savez pas vous-mêmes ce que vous êtes ni ce que vous faites. Je n’accuse pas vos intentions, j’accuse votre aveuglement. Vous vous croyez, de bonne foi, des conservateurs, des reconstructeurs de la société, des organisateurs ? Eh bien ! je suis fâché de détruire votre illusion ; à votre insu, candidement, innocemment, vous êtes des révolutionnaires ! (Longue et universelle sensation.)
Oui ! et des révolutionnaires de la plus dangereuse espèce, des révolutionnaires de l’espèce naïve ! (Hilarité générale.) Vous avez, et plusieurs d’entre vous l’ont déjà prouvé, ce talent merveilleux de faire des révolutions sans le voir, sans le vouloir et sans le savoir (nouvelle hilarité), en voulant faire autre chose ! (On rit. — Très bien ! très bien !) Vous nous dites : Soyez tranquilles ! Vous saisissez dans vos mains, sans vous douter de ce que cela pèse, la France, la société, le présent, l’avenir, la civilisation, et vous les laissez tomber sur le pavé par maladresse ! Vous faites la guerre à l’abîme en vous y jetant tête baissée ! (Long mouvement. — M. d’Hautpoul rit.)
Eh bien ! l’abîme ne s’ouvrira pas ! (Sensation.) Le peuple ne sortira pas de son calme ! Le peuple calme, c’est l’avenir sauvé. (Applaudissements à gauche. — Rumeurs à droite.)
L’intelligente et généreuse population parisienne sait cela, voyez-vous, et, je le dis sans comprendre que de telles paroles puissent éveiller des murmures, Paris offrira ce grand et instructif spectacle que si le gouvernement est révolutionnaire, le peuple sera conservateur. (Bravo ! bravo ! — Rires à droite.)
Il a à conserver, en effet, ce peuple, non-seulement l’avenir de la France, mais l’avenir de toutes les nations ! Il a à conserver le progrès humain dont la France est l’âme, la démocratie dont la France est le foyer, et ce travail magnifique que la France fait et qui, des hauteurs de la France, se répand sur le monde, la civilisation par la liberté ! (Explosion de bravos.) Oui, le peuple sait cela, et quoi qu’on fasse, je le répète, il ne remuera pas. Lui qui a la souveraineté, il saura aussi avoir la majesté. (Mouvement.) Il attendra, impassible, que son jour, que le jour infaillible, que le jour légal se lève ! Comme il le fait déjà depuis huit mois, aux provocations quelles qu’elles soient, aux agressions quelles qu’elles soient, il opposera la formidable tranquillité de la force, et il regardera, avec le sourire indigné et froid du dédain, vos pauvres petites lois, si furieuses et si faibles, défier l’esprit du siècle, défier le bon sens public, défier la démocratie, et enfoncer leurs malheureux petits ongles dans le granit du suffrage universel ! (Acclamation prolongée à gauche.)
Messieurs, un dernier mot. J’ai essayé de caractériser la situation. Avant de descendre de cette tribune, permettez-moi de caractériser la loi.
Cette loi, comme brandon révolutionnaire, les hommes du progrès pourraient la redouter ; comme moyen électoral, ils la dédaignent.
Ce n’est pas qu’elle soit mal faite, au contraire. Tout inefficace qu’elle est et qu’elle sera, c’est une loi savante, c’est une loi construite dans toutes les règles de l’art. Je lui rends justice. (On rit.)
Tenez, voyez, chaque détail est une habileté. Passons, s’il vous plaît, cette revue instructive. (Nouveaux rires. — Très bien !)
À la simple résidence décrétée par la constituante, elle substitue sournoisement le domicile. Au lieu de six mois, elle écrit trois ans, et elle dit : C’est la même chose. (Dénégations à droite.) À la place du principe de la permanence des listes, nécessaire à la sincérité de l’élection, elle met, sans avoir l’air d’y toucher (on rit), le principe de la permanence du domicile, attentatoire au droit de l’électeur. Sans en dire un mot, elle biffe l’article 104 du code civil, qui n’exige pour la constatation du domicile qu’une simple déclaration, et elle remplace cet article 104 par le cens indirectement rétabli, et, à défaut du cens, par une sorte d’assujettissement électoral mal déguisé de l’ouvrier au patron, du serviteur au maître, du fils au père. Elle crée ainsi, imprudence mêlée à tant d’habiletés, une sourde guerre entre le patron et l’ouvrier, entre le domestique et le maître, et, chose coupable, entre le père et le fils. (Mouvement. — C’est vrai !)
Ce droit de suffrage, qui, je crois l’avoir démontré, fait partie de l’entité du citoyen, ce droit de suffrage sans lequel le citoyen n’est pas, ce droit qui fait plus que le suivre, qui s’incorpore à lui, qui respire dans sa poitrine, qui coule dans ses veines avec son sang, qui va, vient et se meut avec lui, qui est libre avec lui, qui naît avec lui pour ne mourir qu’avec lui, ce droit imperdable, essentiel, personnel, vivant, sacré (on rit à droite), ce droit, qui est le souffle, la chair et l’âme d’un homme, votre loi le prend à l’homme et le transporte à quoi ? À la chose inanimée, au logis, au tas de pierres, au numéro de la maison ! Elle attache l’électeur à la glèbe ! (Bravos à gauche. — Murmures à droite.)
Je continue.
Elle entreprend, elle accomplit, comme la chose la plus simple du monde, cette énormité, de faire supprimer par le mandataire le titre du mandant. (Mouvement.) Quoi encore ? Elle chasse de la cité légale des classes entières de citoyens, elle proscrit en masse de certaines professions libérales, les artistes dramatiques, par exemple, que l’exercice de leur art contraint à changer de résidence à peu près tous les ans.
À droite. — Les comédiens dehors ! Eh bien ! tant mieux.
M. Victor Hugo. — Je constate, et le Moniteur constatera que, lorsque j’ai déploré l’exclusion d’une classe de citoyens digne entre toutes d’estime et d’intérêt, de ce côté on a ri et on a dit : Tant mieux !
À droite. — Oui ! oui !
M. Th. Bac. — C’est l’excommunication qui revient. Vos pères jetaient les comédiens hors de l’église, vous faites mieux, vous les jetez hors de la société. (Très bien ! à gauche.)
À droite. — Oui ! oui !
M. Victor Hugo. — Passons. Je continue l’examen de votre loi. Elle assimile, elle identifie l’homme condamné pour délit commun et l’écrivain frappé pour délit de presse. (À droite : Elle fait bien !) Elle les confond dans la même indignité et dans la même exclusion. (À droite : Elle a raison !) De telle sorte que si Voltaire vivait, comme le présent système, qui cache sous un masque d’austérité transparente son intolérance religieuse et son intolérance politique (mouvement), ferait certainement condamner Voltaire pour offense à la morale publique et religieuse… (À droite : Oui ! oui ! et l’on ferait très bien !… — M. Thiers et M. de Montalembert s’agitent sur leur banc.)
M. Th. Bac. — Et Béranger ! il serait indigne !
Autres voix. — Et M. Michel Chevalier !
M. Victor Hugo. — Je n’ai voulu citer aucun vivant. J’ai pris un des plus grands et des plus illustres noms qui soient parmi les peuples, un nom qui est une gloire de la France, et je vous dis : Voltaire tomberait sous votre loi, et vous auriez sur la liste des exclusions et des indignités le repris de justice Voltaire. (Long mouvement.)
À droite. — Et ce serait très bien ! (Inexprimable agitation sur tous les bancs.)
M. Victor Hugo reprend : — Ce serait très bien, n’est-ce pas ? Oui, vous auriez sur vos listes d’exclus et d’indignes le repris de justice Voltaire (nouveau mouvement), ce qui ferait grand plaisir à Loyola ! (Applaudissements à gauche et longs éclats de rire.)
Que vous dirai-je ? Cette loi construit, avec une adresse funeste, tout un système de formalités et de délais qui entraînent des déchéances. Elle est pleine de piéges et de trappes où se perdra le droit de trois millions d’hommes ! (Vive sensation.) Messieurs, cette loi viole, ceci résume tout, ce qui est antérieur et supérieur à la constitution, la souveraineté de la nation. (Oui ! oui !)
Contrairement au texte formel de l’article 1er de cette constitution, elle attribue à une fraction du peuple l’exercice de la souveraineté qui n’appartient qu’à l’universalité des citoyens, et elle fait gouverner féodalement trois millions d’exclus par six millions de privilégiés. Elle institue des ilotes (mouvement), fait monstrueux ! Enfin, par une hypocrisie qui est en même temps une suprême ironie, et qui, du reste, complète admirablement l’ensemble des sincérités régnantes, lesquelles appellent les proscriptions romaines amnisties, et la servitude de l’enseignement liberté (Bravo !), cette loi continue de donner à ce suffrage restreint, à ce suffrage mutilé, à ce suffrage privilégié, à ce suffrage des domiciliés, le nom de suffrage universel ! Ainsi, ce que nous discutons en ce moment, ce que je discute, moi, à cette tribune, c’est la loi du suffrage universel ! Messieurs, cette loi, je ne dirai pas, à Dieu ne plaise ! que c’est Tartuffe qui l’a faite, mais j’affirme que c’est Escobar qui l’a baptisée. (Vifs applaudissements et hilarité sur tous les bancs.)
Eh bien ! j’y insiste, avec toute cette complication de finesses, avec tout cet enchevêtrement de piéges, avec tout cet entassement de ruses, avec tout cet échafaudage de combinaisons et d’expédients, savez-vous si, par impossible, elle est jamais appliquée, quel sera le résultat de cette loi ? Néant. (Sensation.)
Néant pour vous qui la faites. (À droite : C’est notre affaire !)
C’est que, comme je vous le disais tout à l’heure, votre projet de loi est téméraire, violent, monstrueux, mais il est chétif. Rien n’égale son audace, si ce n’est son impuissance. (Oui ! c’est vrai !)
Ah ! s’il ne faisait pas courir à la paix publique l’immense risque que je viens de signaler à cette grande assemblée, je vous dirais : Mon Dieu ! qu’on le vote ! il ne pourra rien et il ne fera rien. Les électeurs maintenus vengeront les électeurs supprimés. La réaction aura recruté pour l’opposition. Comptez-y. Le souverain mutilé sera un souverain indigné. (Vive approbation à gauche.)
Allez, faites ! retranchez trois millions d’électeurs, retranchez-en quatre, retranchez-en huit millions sur neuf. Fort bien ! Le résultat sera le même pour vous, sinon pire. (Oui ! oui !) Ce que vous ne retrancherez pas, ce sont vos fautes (mouvement) ; ce sont tous les contre-sens de votre politique de compression ; c’est votre incapacité fatale (rires au banc des ministres) ; c’est votre ignorance du pays actuel ; c’est l’antipathie qu’il vous inspire et l’antipathie que vous lui inspirez. (Nouveau mouvement.) Ce que vous ne retrancherez pas, c’est le temps qui marche, c’est l’heure qui sonne, c’est la terre qui tourne, c’est le mouvement ascendant des idées, c’est la progression décroissante des préjugés, c’est l’écartement de plus en plus profond entre le siècle et vous, entre les jeunes générations et vous, entre l’esprit de liberté et vous, entre l’esprit de philosophie et vous. (Très bien ! très bien !)
Ce que vous ne retrancherez pas, c’est ce fait invincible, que, pendant que vous allez d’un côté, la nation va de l’autre, que ce qui est pour vous l’orient est pour elle le couchant, et que vous tournez le dos à l’avenir, tandis que ce grand peuple de France, la face tout inondée de lumière par l’aube de l’humanité nouvelle qui se lève, tourne le dos au passé ! (Explosion de bravos à gauche.)
Tenez, faites-en votre sacrifice ! que cela vous plaise ou non, le passé est le passé. (Bravos.) Essayez de raccommoder ses vieux essieux et ses vieilles roues, attelez-y dix-sept hommes d’état si vous voulez. (Rire universel.) Dix-sept hommes d’état de renfort ! (Nouveaux rires prolongés.) Traînez-le au grand jour du temps présent, eh bien ! quoi ! ce sera toujours le passé ! On verra mieux sa décrépitude, voilà tout. (Rires et applaudissements à gauche. — Murmures à droite.)
Je me résume et je finis.
Messieurs, cette loi est invalide, cette loi est nulle, cette loi est morte même avant d’être née. Et savez-vous ce qui la tue ? C’est qu’elle ment ! (Profonde sensation.) C’est qu’elle est hypocrite dans le pays de la franchise, c’est qu’elle est déloyale dans le pays de l’honnêteté ! C’est qu’elle n’est pas juste, c’est qu’elle n’est pas vraie, c’est qu’elle cherche en vain à créer une fausse justice et une fausse vérité sociales ! Il n’y a pas deux justices et deux vérités. Il n’y a qu’une justice, celle qui sort de la conscience, et il n’y a qu’une vérité, celle qui vient de Dieu ! Hommes qui nous gouvernez, savez-vous ce qui tue votre loi ? C’est qu’au moment où elle vient furtivement dérober le bulletin, voler la souveraineté dans la poche du faible et du pauvre, elle rencontre le regard sévère, le regard terrible de la probité nationale ! lumière foudroyante sous laquelle votre œuvre de ténèbres s’évanouit. (Mouvement prolongé.)
Tenez, prenez-en votre parti. Au fond de la conscience de tout citoyen, du plus humble comme du plus grand, au fond de l’âme — j’accepte vos expressions — du dernier mendiant, du dernier vagabond, il y a un sentiment sublime, sacré, indestructible, incorruptible, éternel, le droit ! (sensation) ce sentiment, qui est l’élément de la raison de l’homme ; ce sentiment, qui est le granit de la conscience humaine ; le droit, voilà le rocher sur lequel viennent échouer et se briser les iniquités, les hypocrisies, les mauvais desseins, les mauvaises lois, les mauvais gouvernements ! Voilà l’obstacle caché, invisible, obscurément perdu au plus profond des esprits, mais incessamment présent et debout, auquel vous vous heurterez toujours, et que vous n’userez jamais, quoi que vous fassiez ! (Non ! non !) Je vous le dis, vous perdez vos peines. Vous ne le déracinerez pas ! vous ne l’ébranlerez pas ! Vous arracheriez plutôt l’écueil du fond de la mer que le droit du cœur du peuple ! (Acclamations à gauche.)
Je vote contre le projet de loi. (La séance est suspendue au milieu d’une inexprimable agitation.)
VII
RÉPLIQUE À M. DE MONTALEMBERT
M. Victor Hugo. — Je demande la parole pour un fait personnel. (Mouvement.)
M. le président. — M. Victor Hugo a la parole.
M. Victor Hugo, à la tribune. (Profond silence.)
— Messieurs, dans des circonstances graves comme celles que nous traversons, les questions personnelles ne sont bonnes, selon moi, qu’à faire perdre du temps aux assemblées, et si trois honorables orateurs, M. Jules de Lasteyrie, un deuxième dont le nom m’échappe (on rit à gauche, tous les regards se portent sur M. Béchard), et M. de Montalembert, n’avaient pas tous les trois, l’un après l’autre, dirigé contre moi, avec une persistance singulière, la même étrange allégation, je ne serais certes pas monté à cette tribune.
J’y monte en ce moment pour n’y dire qu’un mot. Je laisse de côté les attaques passionnées qui m’ont fait sourire. L’honorable général Cavaignac a dit noblement hier qu’il dédaignait de certains éloges ; je dédaigne, moi, de certaines injures (sensation), et je vais purement et simplement au fait.
L’honorable M. de Lasteyrie a dit, et les deux honorables orateurs ont répété après lui, avec des formes variées, que j’avais glorifié plus d’un pouvoir, et que par conséquent mes opinions étaient mobiles, et que j’étais aujourd’hui en contradiction avec moi-même.
Si mes honorables adversaires entendent faire allusion par là aux vers royalistes, inspirés du reste par le sentiment le plus candide et le plus pur, que j’ai faits dans mon adolescence, dans mon enfance même, quelques-uns avant l’âge de quinze ans, ce n’est qu’une puérilité, et je n’y réponds pas. (Mouvement.) Mais si c’est aux opinions de l’homme qu’ils s’adressent, et non à celles de l’enfant (Très bien ! à gauche. — Rires à droite), voici ma réponse (Écoutez ! écoutez !)
Je vous livre à tous, à tous mes adversaires, soit dans cette assemblée, soit hors de cette assemblée, je vous livre, depuis l’année 1827, époque où j’ai eu âge d’homme, je vous livre tout ce que j’ai écrit, vers ou prose ; je vous livre tout ce que j’ai dit à toutes les tribunes, non seulement à l’assemblée législative, mais à l’assemblée constituante, mais aux réunions électorales, mais à la tribune de l’institut, mais à la tribune de la chambre des pairs. (Mouvement.)
Je vous livre, depuis cette époque, tout ce que j’ai écrit partout où j’ai écrit, tout ce que j’ai dit partout où j’ai parlé, je vous livre tout, sans rien retenir, sans rien réserver, et je vous porte à tous, du haut de cette tribune, le défi de trouver dans tout cela, dans ces vingt-trois années de l’âme, de la vie et de la conscience d’un homme, toutes grandes ouvertes devant vous, une page, une ligne, un mot, qui, sur quelque question de principes que ce soit, me mette en contradiction avec ce que je dis et avec ce que je suis aujourd’hui ! (Bravo ! bravo ! — Mouvement prolongé.)
Explorez, fouillez, cherchez, je vous ouvre tout, je vous livre tout ; imprimez mes anciennes opinions en regard de mes nouvelles, je vous en défie. (Nouveau mouvement.)
Si ce défi n’est pas relevé, si vous reculez devant ce défi, je le dis et je le déclare une fois pour toutes, je ne répondrai plus à cette nature d’attaques que par un profond dédain, et je les livrerai à la conscience publique, qui est mon juge et le vôtre ! (Acclamations à gauche.)
M. de Montalembert a dit, — en vérité j’éprouve quelque pudeur à répéter de telles paroles, — il a dit que j’avais flatté toutes les causes et que je les avais toutes reniées. Je le somme de venir dire ici quelles sont les causes que j’ai flattées et quelles sont les causes que j’ai reniées.
Est-ce Charles X dont j’ai honoré l’exil au moment de sa chute, en 1830, et dont j’ai honoré la tombe après sa mort, en 1836 ? (Sensation.)
Voix à droite. — Antithèse !
M. Victor Hugo. — Est-ce madame la duchesse de Berry, dont j’ai flétri le vendeur et condamné l’acheteur ? (Tous les yeux se tournent vers M. Thiers.)
M. le président, s’adressant à la gauche. — Maintenant, vous êtes satisfaits ; faites silence. (Exclamations à gauche.)
M. Victor Hugo. — Monsieur Dupin, vous n’avez pas dit cela à la droite hier, quand elle applaudissait.
M. le président. — Vous trouvez mauvais quand on rit, mais vous trouvez bon quand on applaudit. L’un et l’autre sont contraires au règlement. (Les applaudissements de la gauche redoublent.)
M. de la Moskowa. — Monsieur le président, rappelez-vous le principe de la libre défense des accusés.
M. Victor Hugo. — Je continue l’examen des causes que j’ai flattées et que j’ai reniées.
Est-ce Napoléon, pour la famille duquel j’ai demandé la rentrée sur le sol de la patrie, au sein de la chambre des pairs, contre des amis actuels de M. de Montalembert, que je ne veux pas nommer, et qui, tout couverts des bienfaits de l’empereur, levaient la main contre le nom de l’empereur ? (Tous les regards cherchent M. de Montebello.)
Est-ce, enfin, madame la duchesse d’Orléans dont j’ai, l’un des derniers, le dernier peut-être, sur la place de la Bastille, le 24 février, à deux heures de l’après-midi, en présence de trente mille hommes du peuple armés, proclamé la régence, parce que je me souvenais de mon serment de pair de France ? (Mouvement.) Messieurs, je suis en effet un homme étrange, je n’ai prêté dans ma vie qu’un serment, et je l’ai tenu ! (Très bien ! très bien !)
Il est vrai que depuis que la république est établie, je n’ai pas conspiré contre la république ; est-ce là ce qu’on me reproche ? (Applaudissements à gauche.)
Messieurs, je dirai à l’honorable M. de Montalembert : Dites donc quelles sont les causes que j’ai reniées ; et, quant à vous, je ne dirai pas quelles sont les causes que vous avez flattées et que vous avez reniées, parce que je ne me sers pas légèrement de ces mots-là. Mais je vous dirai quels sont les drapeaux que vous avez, tristement pour vous, abandonnés. Il y en a deux : le drapeau de la Pologne et le drapeau de la liberté. (À gauche : Très bien ! très bien !)
M. Jules de Lasteyrie. — Le drapeau de la Pologne, nous l’avons abandonné le 15 mai.
M. Victor Hugo. — Un dernier mot.
L’honorable M. de Montalembert m’a reproché hier amèrement le crime d’absence. Je lui réponds : — Oui, quand je serai épuisé de fatigue par une heure et demie de luttes contre MM. les interrupteurs ordinaires de la majorité (cris à droite), qui recommencent, comme vous voyez ! (Rires à gauche.)
Quand j’aurai la voix éteinte et brisée, quand je ne pourrai plus prononcer une parole, et vous voyez que c’est à peine si je puis parler aujourd’hui (la voix de l’orateur est, en effet, visiblement altérée) ; quand je jugerai que ma présence muette n’est pas nécessaire à l’assemblée ; surtout quand il ne s’agira que de luttes personnelles, quand il ne s’agira que de vous et de moi, oui, monsieur de Montalembert, je pourrai vous laisser la satisfaction de me foudroyer à votre aise, moi absent, et je me reposerai pendant ce temps-là. (Longs éclats de rire à gauche et applaudissements.) Oui, je pourrai n’être pas présent ! Mais attaquez, par votre politique, vous et le parti clérical (mouvement), attaquez les nationalités opprimées, la Hongrie suppliciée, l’Italie garrottée, Rome crucifiée (profonde sensation) ; attaquez le génie de la France par votre loi d’enseignement ; attaquez le progrès humain par votre loi de déportation ; attaquez le suffrage universel par votre loi de mutilation ; attaquez la souveraineté du peuple, attaquez la démocratie, attaquez la liberté, et vous verrez, ces jours-là, si je suis absent !
(Explosion de bravos. — L’orateur, en descendant de la tribune, est entouré d’une foule de membres qui le félicitent, et regagne sa place, suivi par les applaudissements de toute la gauche. — La séance est un moment suspendue.)
VIII
LA LIBERTÉ DE LA PRESSE[6]
Messieurs, quoique les vérités fondamentales, qui sont la base de toute démocratie, et en particulier de la grande démocratie française, aient reçu le 31 mai dernier une grave atteinte, comme l’avenir n’est jamais fermé, il est toujours temps de les rappeler à une assemblée législative. Ces vérités, selon moi, les voici :
La souveraineté du peuple, le suffrage universel, la liberté de la presse, sont trois choses identiques, ou, pour mieux dire, c’est la même chose sous trois noms différents. À elles trois, elles constituent notre droit public tout entier ; la première en est le principe, la seconde en est le mode, la troisième en est le verbe. La souveraineté du peuple, c’est la nation à l’état abstrait, c’est l’âme du pays. Elle se manifeste sous deux formes ; d’une main, elle écrit, c’est la liberté de la presse ; de l’autre, elle vote, c’est le suffrage universel.
Ces trois choses, ces trois faits, ces trois principes, liés d’une solidarité essentielle, faisant chacun leur fonction, la souveraineté du peuple vivifiant, le suffrage universel gouvernant, la presse éclairant, se confondent dans une étroite et indissoluble unité, et cette unité, c’est la république.
Et voyez comme toutes les vérités se retrouvent et se rencontrent, parce qu’ayant le même point de départ elles ont nécessairement le même point d’arrivée ! La souveraineté du peuple crée la liberté, le suffrage universel crée l’égalité, la presse, qui fait le jour dans les esprits, crée la fraternité.
Partout ou ces trois principes, souveraineté du peuple, suffrage universel, liberté de la presse, existent dans leur puissance et dans leur plénitude, la république existe, même sous le mot monarchie. Là, où ces trois principes sont amoindris dans leur développement, opprimés dans leur action, méconnus dans leur solidarité, contestés dans leur majesté, il y a monarchie ou oligarchie, même sous le mot république.
Et c’est alors, comme rien n’est plus dans l’ordre, qu’on peut voir ce phénomène monstrueux d’un gouvernement renié par ses propres fonctionnaires. Or, d’être renié à être trahi il n’y a qu’un pas.
Et c’est alors que les plus fermes cœurs se prennent à douter des révolutions, ces grands événements maladroits qui font sortir de l’ombre en même temps de si hautes idées et de si petits hommes (applaudissements) ! des révolutions, que nous proclamons des bienfaits quand nous voyons leurs principes, mais qu’on peut, certes, appeler des catastrophes quand on voit leurs ministres ! (Acclamations.)
Je reviens, messieurs, à ce que je disais.
Prenons-y garde et ne l’oublions jamais, nous législateurs, ces trois principes, peuple souverain, suffrage universel, presse libre, vivent d’une vie commune. Aussi voyez comme ils se défendent réciproquement ! La liberté de la presse est-elle en péril, le suffrage universel se lève et la protége. Le suffrage universel est-il menacé, la presse accourt et le défend. Messieurs, toute atteinte à la liberté de la presse, toute atteinte au suffrage universel est un attentat contre la souveraineté nationale. La liberté mutilée, c’est la souveraineté paralysée. La souveraineté du peuple n’est pas, si elle ne peut agir et si elle ne peut parler. Or, entraver le suffrage universel, c’est lui ôter l’action ; entraver la liberté de la presse, c’est lui ôter la parole.
Eh bien, messieurs, la première moitié de cette entreprise redoutable (mouvement) a été faite le 31 mai dernier. On veut aujourd’hui faire la seconde. Tel est le but de la loi proposée. C’est le procès de la souveraineté du peuple qui s’instruit, qui se poursuit et qu’on veut mener à fin. (Oui ! oui ! c’est cela !) Il m’est impossible, pour ma part, de ne pas avertir l’assemblée.
Messieurs, je l’avouerai, j’ai cru un moment que le cabinet renoncerait à cette loi.
Il me semblait, en effet, que la liberté de la presse était déjà toute livrée au gouvernement. La jurisprudence aidant, on avait contre la pensée tout un arsenal d’armes parfaitement inconstitutionnelles, c’est vrai, mais parfaitement légales. Que pouvait-on désirer de plus et de mieux ? La liberté de la presse n’était-elle pas saisie au collet par des sergents de ville dans la personne du colporteur ? traquée dans la personne du crieur et de l’afficheur ? mise à l’amende dans la personne du vendeur ? persécutée dans la personne du libraire ? destituée dans la personne de l’imprimeur ? emprisonnée dans la personne du gérant ? Il ne lui manquait qu’une chose, malheureusement notre siècle incroyant se refuse à ce genre de spectacles utiles, c’était d’être brûlée vive en place publique, sur un bon bûcher orthodoxe, dans la personne de l’écrivain. (Mouvement.)
Mais cela pouvait venir. (Rire approbatif à gauche.)
Voyez, messieurs, où nous en étions, et comme c’était bien arrangé ! De la loi des brevets d’imprimerie, sainement comprise, on faisait une muraille entre le journaliste et l’imprimeur. Écrivez votre journal, soit ; on ne l’imprimera pas. De la loi sur le colportage, dûment interprétée, on faisait une muraille entre le journal et le public. Imprimez votre journal, soit ; on ne le distribuera pas. (Très bien !)
Entre ces deux murailles, double enceinte construite autour de la pensée, on disait à la presse : Tu es libre ! (On rit.) Ce qui ajoutait aux satisfactions de l’arbitraire les joies de l’ironie. (Nouveaux rires.)
Quelle admirable loi en particulier que cette loi des brevets d’imprimeur ! Les hommes opiniâtres qui veulent absolument que les constitutions aient un sens, qu’elles portent un fruit, et qu’elles contiennent une logique quelconque, ces hommes-là se figuraient que cette loi de 1814 était virtuellement abolie par l’article 8 de la constitution, qui proclame ou qui a l’air de proclamer la liberté de la presse. Ils se disaient, avec Benjamin Constant, avec M. Eusèbe Salverte, avec M. Firmin Didot, avec l’honorable M. de Tracy, que cette loi des brevets était désormais un non-sens ; que la liberté d’écrire, c’était la liberté d’imprimer ou ce n’était rien ; qu’en affranchissant la pensée, l’esprit de progrès avait nécessairement affranchi du même coup tous les procédés matériels dont elle se sert, l’encrier dans le cabinet de l’écrivain, la mécanique dans l’atelier de l’imprimeur ; que, sans cela, ce prétendu affranchissement de la pensée serait une dérision. Ils se disaient que toutes les manières de mettre l’encre en contact avec le papier appartiennent à la liberté ; que l’écritoire et la presse, c’est la même chose ; que la presse, après tout, n’est que l’écritoire élevée à sa plus haute puissance ; ils se disaient que la pensée a été créée par Dieu pour s’envoler en sortant du cerveau de l’homme, et que les presses ne font que lui donner ce million d’ailes dont parle l’Écriture. Dieu l’a faite aigle, et Gutenberg l’a faite légion. (Applaudissements.) Que si cela est un malheur, il faut s’y résigner ; car, au dix-neuvième siècle, il n’y a plus pour les sociétés humaines d’autre air respirable que la liberté. Ils se disaient enfin, ces hommes obstinés, que, dans un temps qui doit être une époque d’enseignement universel, que, pour le citoyen d’un pays vraiment libre, — à la seule condition de mettre à son œuvre la marque d’origine, — avoir une idée dans son cerveau, avoir une écritoire sur sa table, avoir une presse dans sa maison, c’étaient là trois droits identiques ; que nier l’un, c’était nier les deux autres ; que sans doute tous les droits s’exercent sous la réserve de se conformer aux lois, mais que les lois doivent être les tutrices et non les geôlières de la liberté. (Vive approbation à gauche.)
Voilà ce que se disaient les hommes qui ont cette infirmité de s’entêter aux principes, et qui exigent que les institutions d’un pays soient logiques et vraies. Mais, si j’en crois les lois que vous votez, j’ai bien peur que la vérité ne soit une démagogue, que la logique ne soit une rouge (rires), et que ce ne soient là des opinions et un langage d’anarchistes et de factieux.
Voyez en regard le système contraire ! Comme tout s’y enchaîne et s’y tient ! Quelle bonne loi, j’y insiste, que cette loi des brevets d’imprimeur, entendue comme on l’entend, et pratiquée comme on la pratique ! Quelle excellente chose que de proclamer en même temps la liberté de l’ouvrier et la servitude de l’outil, de dire : La plume est à l’écrivain, mais l’écritoire est à la police ; la presse est libre, mais l’imprimerie est esclave !
Et, dans l’application, quels beaux résultats ! quels phénomènes d’équité ! Jugez-en. Voici un exemple :
Il y a un an, le 13 juin, une imprimerie est saccagée. (Mouvement d’attention.) Par qui ? Je ne l’examine pas en ce moment, je cherche plutôt à atténuer le fait qu’à l’aggraver ; il y a eu deux imprimeries visitées de cette façon, mais pour l’instant je me borne à une seule. Une imprimerie donc est mise à sac, dévastée, ravagée de fond en comble.
Une commission, nommée par le gouvernement, commission dont l’homme qui vous parle était membre, vérifie les faits, entend des rapports d’experts, déclare qu’il y a lieu à indemnité, et propose, si je ne me trompe, pour cette imprimerie spécialement, un chiffre de 75 000 francs. La décision réparatrice se fait attendre. Au bout d’un an, l’imprimeur victime du désastre reçoit enfin une lettre du ministre. Que lui apporte cette lettre ? L’allocation de son indemnité ? Non, le retrait de son brevet. (Sensation.)
Admirez ceci, messieurs ! Des furieux dévastent une imprimerie. Compensation : le gouvernement ruine l’imprimeur. (Nouveau mouvement. — En ce moment l’orateur s’interrompt. Il est très pâle et semble souffrant. On lui crie de toutes parts : Reposez-vous ! M. de Larochejaquelein lui passe un flacon. Il le respire, et reprend au bout de quelques instants.)
Est-ce que tout cela n’était pas merveilleux ? Est-ce qu’il ne se dégageait pas, de l’ensemble de tous ces moyens d’action placés dans la main du pouvoir, toute l’intimidation possible ? Est-ce que tout n’était pas épuisé là en fait d’arbitraire et de tyrannie, et y avait-il quelque chose au delà ?
Oui, il y avait cette loi.
Messieurs, je l’avoue, il m’est difficile de parler avec sang-froid de ce projet de loi. Je ne suis rien, moi, qu’un homme accoutumé, depuis qu’il existe, à tout devoir à cette sainte et laborieuse liberté de la pensée, et, quand je lis cet inqualifiable projet de loi, il me semble que je vois frapper ma mère. (Mouvement.)
Je vais essayer pourtant d’analyser cette loi froidement.
Ce projet, messieurs, c’est là son caractère, cherche à faire obstacle de toute part à la pensée. Il fait peser sur la presse politique, outre le cautionnement ordinaire, un cautionnement d’un nouveau genre, le cautionnement éventuel, le cautionnement discrétionnaire, le cautionnement de bon plaisir (rires et bravos), lequel, à la fantaisie du ministère public, pourra brusquement s’élever à des sommes monstrueuses, exigibles dans les trois jours. Au rebours de toutes les règles du droit criminel, qui présume toujours l’innocence, ce projet présume la culpabilité, et il condamne d’avance à la ruine un journal qui n’est pas encore jugé. Au moment où la feuille incriminée franchit le passage de la chambre d’accusation à la salle des assises, le cautionnement éventuel est là comme une sorte de muet aposté qui l’étrangle entre les deux portes. (Sensation profonde.) Puis, quand le journal est mort, il le jette aux jurés, et leur dit : Jugez-le ! (Très bien !)
Ce projet favorise une presse aux dépens de l’autre, et met cyniquement deux poids et deux mesures dans la main de la loi.
En dehors de la politique, ce projet fait ce qu’il peut pour diminuer la gloire et la lumière de la France. Il ajoute des impossibilités matérielles, des impossibilités d’argent, aux difficultés innombrables déjà qui gênent en France la production et l’avénement des talents. Si Pascal, si La Fontaine, si Montesquieu, si Voltaire, si Diderot, si Jean-Jacques, sont vivants, il les assujettit au timbre. Il n’est pas une page illustre qu’il ne fasse salir par le timbre. Messieurs, ce projet, quelle honte ! pose la griffe malpropre du fisc sur la littérature ! sur les beaux livres ! sur les chefs-d’œuvre ! Ah ! ces beaux livres, au siècle dernier, le bourreau les brûlait, mais il ne les tachait pas. Ce n’était plus que de la cendre ; mais cette cendre immortelle, le vent venait la chercher sur les marches du palais de justice, et il l’emportait, et il la jetait dans toutes les âmes, comme une semence de vie et de liberté ! (Mouvement prolongé.)
Désormais les livres ne seront plus brûlés, mais marqués. Passons.
Sous peine d’amendes folles, d’amendes dont le chiffre, calculé par le Journal des Débats lui-même, peut varier de 2 500 000 francs à 10 millions pour une seule contravention (violentes dénégations au banc de la commission et au banc des ministres) ; je vous répète que ce sont les calculs mêmes du Journal des Débats, que vous pouvez les retrouver dans la pétition des libraires, et que ces calculs, les voici. (L’orateur montre un papier qu’il tient à la main.) Cela n’est pas croyable, mais cela est ! — Sous la menace de ces amendes extravagantes (nouvelles dénégations au banc de la commission : — Vous calomniez la loi), ce projet condamne au timbre toute édition publiée par livraisons, quelle qu’elle soit, de quelque ouvrage que ce soit, de quelque auteur que ce soit, mort ou vivant ; en d’autres termes, il tue la librairie. Entendons-nous, ce n’est que la librairie française qu’il tue, car, du contrecoup, il enrichit la librairie belge. Il met sur le pavé notre imprimerie, notre librairie, notre fonderie, notre papeterie, il détruit nos ateliers, nos manufactures, nos usines ; mais il fait les affaires de la contre-façon ; il ôte à nos ouvriers leur pain et il le jette aux ouvriers étrangers. (Sensation profonde.)
Je continue.
Ce projet, tout empreint de certaines rancunes, timbre toutes les pièces de théâtre sans exception, Corneille aussi bien que Molière. Il se venge du Tartuffe sur Polyeucte. (Rires et applaudissements.)
Oui, remarquez-le bien, j’y insiste, il n’est pas moins hostile à la production littéraire qu’à la polémique politique, et c’est là ce qui lui donne son cachet de loi cléricale. Il poursuit le théâtre autant que le journal, et il voudrait briser dans la main de Beaumarchais le miroir où Basile s’est reconnu. (Bravos à gauche.)
Je poursuis.
Il n’est pas moins maladroit que malfaisant. Il supprime d’un coup, à Paris seulement, environ trois cents recueils spéciaux, inoffensifs et utiles, qui poussaient les esprits vers les études sereines et calmantes. (C’est vrai ! c’est vrai !)
Enfin, ce qui complète et couronne tous ces actes de lèse-civilisation, il rend impossible cette presse populaire des petits livres, qui est le pain à bon marché des intelligences. (Bravo ! à gauche. — À droite : Plus de petits livres ! tant mieux ! tant mieux !)
En revanche, il crée un privilège de circulation au profit de cette misérable coterie ultramontaine à laquelle est livrée désormais l’instruction publique. (Oui ! oui !) Montesquieu sera entravé, mais le père Loriquet sera libre.
Messieurs, la haine pour l’intelligence, c’est là le fond de ce projet. Il se crispe, comme une main d’enfant en colère, sur quoi ? Sur la pensée du publiciste, sur la pensée du philosophe, sur la pensée du poëte, sur le génie de la France. (Bravo ! bravo !)
Ainsi, la pensée et la presse opprimées sous toutes les formes, le journal traqué, le livre persécuté, le théâtre suspect, la littérature suspecte, les talents suspects, la plume brisée entre les doigts de l’écrivain, la librairie tuée, dix ou douze grandes industries nationales détruites, la France sacrifiée à l’étranger, la contrefaçon belge protégée, le pain ôté aux ouvriers, le livre ôté aux intelligences, le privilège de lire vendu aux riches et retiré aux pauvres (mouvement), l’éteignoir posé sur tous les flambeaux du peuple, les masses arrêtées, chose impie ! dans leur ascension vers la lumière, toute justice violée, le jury destitué et remplacé par les chambres d’accusation, la confiscation rétablie par l’énormité des amendes, la condamnation et l’exécution avant le jugement, voilà ce projet ! (Longue acclamation.)
Je ne le qualifie pas, je le raconte. Si j’avais à le caractériser, je le ferais d’un mot : C’est tout le bûcher possible aujourd’hui. (Mouvement. — Protestations à droite.)
Messieurs, après trente-cinq années d’éducation du pays par la liberté de la presse ; alors qu’il est démontré par l’éclatant exemple des États-Unis, de l’Angleterre et de la Belgique, que la presse libre est tout à la fois le plus évident symptôme et l’élément le plus certain de la paix publique ; après trente-cinq années, dis-je, de possession de la liberté de la presse ; après trois siècles de toute-puissance intellectuelle et littéraire, c’est là que nous en sommes ! Les expressions me manquent, toutes les inventions de la restauration sont dépassées ; en présence d’un projet pareil, les lois de censure sont de la clémence, la loi de justice et d’amour est un bienfait, je demande qu’on élève une statue à M. de Peyronnet ! (Rires et bravos à gauche. — Murmures à droite.)
Ne vous méprenez pas ! ceci n’est pas une injure, c’est un hommage. M. de Peyronnet a été laissé en arrière de bien loin par ceux qui ont signé sa condamnation, de même que M. Guizot a été bien dépassé par ceux qui l’ont mis en accusation. (Oui, c’est vrai ! à gauche.) M. de Peyronnet, dans cette enceinte, je lui rends cette justice, et je n’en doute pas, voterait contre cette loi avec indignation, et, quant à M. Guizot, dont le grand talent honorerait toutes les assemblées, si jamais il fait partie de celle-ci, ce sera lui, je l’espère, qui déposera sur cette tribune l’acte d’accusation de M. Baroche. (Acclamation prolongée.)
Je reprends.
Voilà donc ce projet, messieurs, et vous appelez cela une loi ! Non ! ce n’est pas là une loi ! Non ! et j’en prends à témoin l’honnêteté des consciences qui m’écoutent, ce ne sera jamais là une loi de mon pays ! C’est trop, c’est décidément trop de choses mauvaises et trop de choses funestes ! Non ! non ! cette robe de jésuite jetée sur tant d’iniquités, vous ne nous la ferez pas prendre pour la robe de la loi ! (Bravos.)
Voulez-vous que je vous dise ce que c’est que cela, messieurs ? c’est une protestation de notre gouvernement contre nous-mêmes, protestation qui est dans le cœur de la loi, et que vous avez entendue hier sortir du cœur du ministre ! (Sensation.) Une protestation du ministère et de ses conseillers contre l’esprit de notre siècle et l’instinct de notre pays ; c’est-à-dire une protestation du fait contre l’idée, de ce qui n’est que la matière du gouvernement contre ce qui en est la vie, de ce qui n’est que le pouvoir contre ce qui est la puissance, de ce qui doit passer contre ce qui doit rester ; une protestation de quelques hommes chétifs, qui n’ont pas même à eux la minute qui s’écoule, contre la grande nation et contre l’immense avenir ! (Applaudissements.)
Encore si cette protestation n’était que puérile, mais c’est qu’elle est fatale ! Vous ne vous y associerez pas, messieurs, vous en comprendrez le danger, vous rejetterez cette loi !
Je veux l’espérer, quant à moi. Les clairvoyants de la majorité, — et, le jour où ils voudront se compter sérieusement, ils s’apercevront qu’ils sont les plus nombreux, — les clairvoyants de la majorité finiront par l’emporter sur les aveugles, ils retiendront à temps un pouvoir qui se perd ; et, tôt ou tard, de cette grande assemblée, destinée à se retrouver un jour face à face avec la nation, on verra sortir le vrai gouvernement du pays.
Le vrai gouvernement du pays, ce n’est pas celui qui nous propose de telles lois. (Non ! non ! — À droite : Si ! si !)
Messieurs, dans un siècle comme le nôtre, pour une nation comme la France, après trois révolutions qui ont fait surgir une foule de questions capitales de civilisation dans un ordre inattendu, le vrai gouvernement, le bon gouvernement est celui qui accepte toutes les conditions du développement social, qui observe, étudie, explore, expérimente, qui accueille l’intelligence comme un auxiliaire et non comme une ennemie, qui aide la vérité à sortir de la mêlée des systèmes, qui fait servir toutes les libertés à féconder toutes les forces, qui aborde de bonne foi le problème de l’éducation pour l’enfant et du travail pour l’homme ! Le vrai gouvernement est celui auquel la lumière qui s’accroît ne fait pas mal, et auquel le peuple qui grandit ne fait pas peur ! (Acclamation à gauche.)
Le vrai gouvernement est celui qui met loyalement à l’ordre du jour, pour les approfondir et pour les résoudre sympathiquement, toutes ces questions si pressantes et si graves de crédit, de salaire, de chômage, de circulation, de production et de consommation, de colonisation, de désarmement, de malaise et de bien-être, de richesse et de misère, toutes les promesses de la constitution, la grande question du peuple, en un mot !
Le vrai gouvernement est celui qui organise, et non celui qui comprime ! celui qui se met à la tête de toutes les idées, et non celui qui se met à la suite de toutes les rancunes ! Le vrai gouvernement de la France au dix-neuvième siècle, non, ce n’est pas, ce ne sera jamais celui qui va en arrière ! (Sensation.)
Messieurs, en des temps comme ceux-ci, prenez garde aux pas en arrière !
On vous parle beaucoup de l’abîme, de l’abîme qui est là, béant, ouvert, terrible, de l’abîme où la société peut tomber.
Messieurs, il y a un abîme, en effet ; seulement il n’est pas devant vous, il est derrière vous.
Vous n’y marchez pas, vous y reculez. (Applaudissements à gauche.)
L’avenir où une réaction insensée nous conduit est assez prochain et assez visible pour qu’on puisse en indiquer dès à présent les redoutables linéaments. Écoutez ! il est temps encore de s’arrêter. En 1827, on pouvait éviter 1830. En 1847, on pouvait éviter 1848. Il suffisait d’écouter ceux qui disaient aux deux monarchies entraînées : Voilà le gouffre !
Messieurs, j’ai le droit de parler ainsi. Dans mon obscurité, j’ai été de ceux qui ont fait ce qu’ils ont pu, j’ai été de ceux qui ont averti les deux monarchies, qui l’ont fait loyalement, qui l’ont fait inutilement, mais qui l’ont fait avec le plus ardent et le plus sincère désir de les sauver. (Clameurs et dénégations à droite.)
Vous le niez ! Eh bien ! je vais vous citer une date. Lisez mon discours du 12 juin 1847 à la chambre des pairs ; M. de Montebello, lui, doit s’en souvenir.
(M. de Montebello baisse la tête et garde le silence. Le calme se rétablit.)
C’est la troisième fois que j’avertis ; sera-ce la troisième fois que j’échouerai ? Hélas ! je le crains.
Hommes qui nous gouvernez, ministres ! — et en parlant ainsi je m’adresse non-seulement aux ministres publics que je vois là sur ce banc, mais aux ministres anonymes, car en ce moment il y a deux sortes de gouvernants, ceux qui se montrent et ceux qui se cachent (rires et bravos), et nous savons tous que M. le président de la république est un Numa qui a dix-sept Égéries (explosion de rires)[7], — ministres ! ce que vous faites, le savez-vous ? Où vous allez, le voyez-vous ? Non !
Je vais vous le dire.
Ces lois que vous nous demandez, ces lois que vous arrachez à la majorité, avant trois mois, vous vous apercevrez d’une chose, c’est qu’elles sont inefficaces, que dis-je inefficaces ? aggravantes pour la situation.
La première élection que vous tenterez, la première épreuve que vous ferez de votre suffrage remanié, tournera, on peut vous le prédire, et de quelque façon que vous vous y preniez, à la confusion de la réaction. Voilà pour la question électorale.
Quant à la presse, quelques journaux ruinés ou morts enrichiront de leurs dépouilles ceux qui survivront. Vous trouvez les journaux trop irrités et trop forts. Admirable effet de votre loi ! dans trois mois, vous aurez doublé leur force. Il est vrai que vous aurez doublé aussi leur colère. (Oui ! oui ! — Profonde sensation.) Ô hommes d’état ! (On rit.)
Voilà pour les journaux.
Quant au droit de réunion, fort bien ! les assemblées populaires seront résorbées par les sociétés secrètes. Vous ferez rentrer ce qui veut sortir. Répercussion inévitable. Au lieu de la salle Martel et de la salle Valentino, où vous êtes présents dans la personne de votre commissaire de police, au lieu de ces réunions en plein air où tout s’évapore, vous aurez partout de mystérieux foyers de propagande où tout s’aigrira, où ce qui n’était qu’une idée deviendra une passion, où ce qui n’était que de la colère deviendra de la haine.
Voilà pour le droit de réunion.
Ainsi, vous vous serez frappés avec vos propres lois, vous vous serez blessés avec vos propres armes !
Les principes se dresseront de toutes parts contre vous ; persécutés, ce qui les fera forts ; indignés, ce qui les fera terribles ! (Mouvement.)
Vous direz : Le péril s’aggrave.
Vous direz : Nous avons frappé le suffrage universel, cela n’a rien fait. Nous avons frappé le droit de réunion, cela n’a rien fait. Nous avons frappé la liberté de la presse, cela n’a rien fait. Il faut extirper le mal dans sa racine.
Et alors, poussés irrésistiblement, comme de malheureux hommes possédés, subjugués, traînés par la plus implacable de toutes les logiques, la logique des fautes qu’on a faites (Bravo !), sous la pression de cette voix fatale qui vous criera : Marchez ! marchez toujours ! — que ferez-vous ?
Je m’arrête. Je suis de ceux qui avertissent, mais je m’impose silence quand l’avertissement peut sembler une injure. Je ne parle en ce moment que par devoir et avec affliction. Je ne veux pas sonder un avenir qui n’est peut-être que trop prochain. (Sensation.) Je ne veux pas presser douloureusement et jusqu’à l’épuisement des conjectures les conséquences de toutes vos fautes commencées. Je m’arrête. Mais je dis que c’est une épouvante pour les bons citoyens de voir le gouvernement s’engager sur une pente connue au bas de laquelle il y a le précipice.
Je dis qu’on a déjà vu plus d’un gouvernement descendre cette pente, mais qu’on n’en a vu aucun la remonter. Je dis que nous en avons assez, nous qui ne sommes pas le gouvernement, qui ne sommes que la nation, des imprudences, des provocations, des réactions, des maladresses qu’on fait par excès d’habileté et des folies qu’on fait par excès de sagesse ! Nous en avons assez des gens qui nous perdent sous prétexte qu’ils sont des sauveurs ! Je dis que nous ne voulons plus de révolutions nouvelles. Je dis que, de même que tout le monde a tout à gagner au progrès, personne n’a plus rien à gagner aux révolutions. (Vive et profonde adhésion.)
Ah ! il faut que ceci soit clair pour tous les esprits ! il est temps d’en finir avec ces éternelles déclamations qui servent de prétexte à toutes les entreprises contre nos droits, contre le suffrage universel, contre la liberté de la presse, et même, témoin certaines applications du règlement, contre la liberté de la tribune. Quant à moi, je ne me lasserai jamais de le répéter, et j’en saisirai toutes les occasions, dans l’état où est aujourd’hui la question politique, s’il y a des révolutionnaires dans l’assemblée, ce n’est pas de ce côté. (L’orateur montre la gauche.)
Il est des vérités sur lesquelles il faut toujours insister et qu’on ne saurait remettre trop souvent sous les yeux du pays ; à l’heure où nous sommes, les anarchistes, ce sont les absolutistes ; les révolutionnaires, ce sont les réactionnaires ! (Oui ! oui ! à gauche. — Une inexprimable agitation règne dans l’assemblée.)
Quant à nos adversaires jésuites, quant à ces zélateurs de l’inquisition, quant à ces terroristes de l’église (applaudissements), qui ont pour tout argument d’objecter 93 aux hommes de 1850, voici ce que j’ai à leur dire :
Cessez de nous jeter à la tête la terreur et ces temps où l’on disait : Divin cœur de Marat ! divin cœur de Jésus ! Nous ne confondons pas plus Jésus avec Marat que nous ne le confondons avec vous ! Nous ne confondons pas plus la Liberté avec la Terreur que nous ne confondons le christianisme avec la société de Loyola ; que nous ne confondons la croix du Dieu-agneau et du Dieu-colombe avec la sinistre bannière de saint Dominique ; que nous ne confondons le divin supplicié du Golgotha avec les bourreaux des Cévennes et de la Saint-Barthélemy, avec les dresseurs de gibets de la Hongrie, de la Sicile et de la Lombardie (agitation) ; que nous ne confondons la religion, notre religion de paix et d’amour, avec cette abominable secte, partout déguisée et partout dévoilée, qui, après avoir prêché le meurtre des rois, prêche l’oppression des nations (Bravo ! bravo !) ; qui assortit ses infamies aux époques qu’elle traverse, faisant aujourd’hui par la calomnie ce qu’elle ne peut plus faire par le bûcher, assassinant les renommées parce qu’elle ne peut brûler les hommes, diffamant le siècle parce qu’elle ne peut plus décimer le peuple, odieuse école de despotisme, de sacrilège et d’hypocrisie, qui dit béatement des choses horribles, qui mêle des maximes de mort à l’évangile et qui empoisonne le bénitier ! (Mouvement prolongé. — Une voix à droite : Envoyez l’orateur à Bicêtre !)
Messieurs, réfléchissez dans votre patriotisme, réfléchissez dans votre raison. Je m’adresse en ce moment à cette majorité vraie, qui s’est plus d’une fois fait jour sous la fausse majorité, à cette majorité qui n’a pas voulu de la citadelle ni de la rétroactivité dans la loi de déportation, à cette majorité qui vient de mettre à néant la loi des maires. C’est à cette majorité qui peut sauver le pays que je parle. Je ne cherche pas à convaincre ici ces théoriciens du pouvoir qui l’exagèrent, et qui, en l’exagérant, le compromettent, qui font de la provocation en artistes, pour avoir le plaisir de faire ensuite de la compression (rires et bravos), et qui, parce qu’ils ont arraché quelques peupliers du pavé de Paris, s’imaginent être de force à déraciner la presse du cœur du peuple ! (Bravo ! bravo !)
Je ne cherche pas à convaincre ces hommes d’état du passé, infiltrés depuis trente ans de tous les vieux virus de la politique, ni ces personnages fervents qui excommunient la presse en masse, qui ne daignent même pas distinguer la bonne de la mauvaise, et qui affirment que le meilleur des journaux ne vaut pas le pire des prédicateurs. (Rires.)
Non, je me détourne de ces esprits extrêmes et fermés. C’est vous que j’adjure, vous législateurs nés du suffrage universel, et qui, malgré la funeste loi récemment votée, sentez la majesté de votre origine, et je vous conjure de reconnaître et de proclamer par un vote solennel, par un vote qui sera un arrêt, la puissance et la sainteté de la pensée. Dans cette tentative contre la presse, tout le péril est pour la société. (Oui ! oui !) Quel coup prétend-on porter aux idées avec une telle loi, et que leur veut-on ? Les comprimer ? Elles sont incompressibles. Les circonscrire ? Elles sont infinies. Les étouffer ? Elles sont immortelles. (Longue sensation.) Oui ! elles sont immortelles ! Un orateur de ce côté l’a nié un jour, vous vous en souvenez, dans un discours où il me répondait ; il s’est écrié que ce n’étaient pas les idées qui étaient immortelles, que c’étaient les dogmes, parce que les idées sont humaines, disait-il, et que les dogmes sont divins. Ah ! les idées aussi sont divines ! et, n’en déplaise à l’orateur clérical… (Violente interruption à droite. — M. de Montalembert s’agite.)
À droite. — À l’ordre ! c’est intolérable. (Cris.)
M. le président. — Est-ce que vous prétendez que M. de Montalembert n’est pas représentant au même titre que vous ? (Bruit.) Les personnalités sont défendues.
Une voix à gauche. — M. le président s’est réveillé.
M. Charras. — Il ne dort que lorsqu’on attaque la révolution.
Une voix à gauche. — Vous laissez insulter la république !
M. le président. — La république ne souffre pas et ne se plaint pas.
M. Victor Hugo. — Je n’ai pas supposé un instant, messieurs, que cette qualification pût sembler une injure à l’honorable orateur auquel je l’adressais. Si elle lui semble une injure, je m’empresse de la retirer.
M. le président. — Elle m’a paru inconvenante.
(M. de Montalembert se lève pour répondre.)
Voix à droite. — Parlez ! parlez !
À gauche. — Ne vous laissez pas interrompre, monsieur Victor Hugo !
M. le président. — Monsieur de Montalembert, laissez achever le discours ; n’interrompez pas. Vous parlerez après.
Voix à droite. — Parlez ! parlez !
Voix à gauche. — Non ! non !
M. le président, à M. Victor Hugo. — Consentez-vous à laisser parler M. de Montalembert ?
M. Victor Hugo. — J’y consens.
M. le président. — M. Victor Hugo y consent.
M. Charras, et autres membres. — À la tribune !
M. le président. — Il est en face de vous !
M. de Montalembert, de sa place. — J’accepte pour moi, monsieur le président, ce que vous disiez tout à l’heure de la république. À travers tout ce discours, dirigé surtout contre moi, je ne souffre de rien et ne me plains de rien. (Approbation à droite. — Réclamations à gauche)
M. Victor Hugo. — L’honorable M. de Montalembert se trompe quand il suppose que c’est à lui que s’adresse ce discours. Ce n’est pas à lui personnellement que je m’adresse ; mais, je n’hésite pas à le dire, c’est à son parti ; et quant à son parti, puisqu’il me provoque lui-même à cette explication, il faut bien que je le lui dise… (Rires bruyants à droite.)
M. Piscatory. — Il n’a pas provoqué.
M. le président. — Il n’a pas provoqué du tout.
M. Victor Hugo. — Vous ne voulez donc pas que je réponde ?… (À gauche : Non ! ils ne veulent pas ! c’est leur tactique.)
M. Victor Hugo. — Combien avez-vous de poids et de mesures ? Voulez-vous, oui ou non, que je réponde ? (Parlez !) Eh ! bien, alors, écoutez !
Voix diverses à droite. — On ne vous a rien dit, et nous ne voulons pas que vous disiez qu’on vous a provoqué.
À gauche. — Si ! si ! parlez, monsieur Victor Hugo !
M. Victor Hugo. — Non, je n’aperçois pas M. de Montalembert au milieu des dangers de ma patrie, j’aperçois son parti tout au plus ; et, quant à son parti, puisqu’il veut que je le lui dise, il faut bien qu’il sache… (Interruption à droite.)
Quelques voix à droite. — Il ne vous l’a pas demandé.
M. Victor Hugo. — Puisqu’il veut que je le lui dise, il faut bien qu’il sache… (Nouvelle interruption.)
M. le président. — M. de Montalembert n’a rien demandé, vous n’avez donc rien à répondre !
À gauche. — Les voilà qui reculent maintenant ! ils ont peur que vous ne répondiez. Parlez !
M. Victor Hugo. — Comment ! je consens à être interrompu, et vous ne me laissez pas répondre ? Mais c’est un abus de majorité, et rien de plus.
Que m’a dit M. de Montalembert ? Que c’était contre lui que je parlais. (Interruption à droite).
Eh bien ! je lui réponds, j’ai le droit de lui répondre, et vous, vous avez le devoir de m’écouter.
Voix à droite. — Comment donc !
M. Victor Hugo. — Sans aucun doute, c’est votre devoir. (Marques d’assentiment de tous les côtés.)
J’ai le droit de lui répondre que ce n’est pas à lui que je m’adressais, mais a son parti ; et, quant à son parti, il faut bien qu’il le sache, les temps où il pouvait être un danger public sont passés.
Voix à droite. — Eh bien ! alors, laissez-le tranquille.
M. le président, à l’orateur. — Vous n’êtes plus du tout dans la discussion de la loi.
Un membre à l’extrême gauche. — Le président trouble l’orateur.
M. le président. — Le président fait ce qu’il peut pour ramener l’orateur à la question. (Vives dénégations à gauche.)
M. Victor Hugo. — C’est une oppression ! La majorité m’a invité à répondre ; veut-elle, oui ou non, que je réponde ? (Parlez donc !) Ce serait déjà fait.
Il m’est impossible d’accepter la question posée ainsi. Que j’aie fait un discours contre M. de Montalembert, non. Je veux et je dois expliquer que ce n’est pas contre M. de Montalembert que j’ai parlé, mais contre son parti.
Maintenant, je dois dire, puisque j’y suis provoqué…
À droite. — Non ! non ! — À gauche. — Si ! si !
M. Victor Hugo. — Je dois dire, puisque j’y suis provoqué…
À droite. — Non ! non ! — À gauche. — Si ! si !
M. le président, s’adressant à la droite. — Ça ne finira pas ! Il est évident que c’est vous qui êtes dans ce moment-ci les indisciplinables de l’assemblée. Vous êtes intolérables de ce côté-ci maintenant.
Plusieurs membres à droite. — Non ! non !
M. Victor Hugo, s’adressant à la droite. — Exigez-vous, oui ou non, que je reste sous le coup d’une inculpation de M. de Montalembert ?
À droite. — Il n’a rien dit !
M. Victor Hugo. — Je répète pour la troisième, pour la quatrième fois que je ne veux pas accepter cette situation que M. de Montalembert veut me faire. Si vous voulez m’empêcher, de force, de répondre, il le faudra bien, je subirai la violence et je descendrai de cette tribune ; mais autrement, vous devez me laisser m’expliquer, et ce n’est pas une minute de plus ou de moins qui importe.
Eh bien ! j’ai dit à M. de Montalembert que ce n’était pas à lui que je m’adressais, mais à son parti. Et quant à ce parti… (Nouvelle interruption à droite.) Vous tairez-vous ?
(Le silence se rétablit. L’orateur reprend :)
Et quant au parti jésuite, puisque je suis provoqué à m’expliquer sur son compte (bruit à droite) ; quant à ce parti qui, à l’insu même de la réaction, est aujourd’hui l’âme de la réaction ; à ce parti aux yeux duquel la pensée est une contravention, la lecture un délit, l’écriture un crime, l’imprimerie un attentat (bruit) ! quant à ce parti qui ne comprend rien à ce siècle, dont il n’est pas ; qui appelle aujourd’hui la fiscalité sur notre presse, la censure sur nos théâtres, l’anathème sur nos livres, la réprobation sur nos idées, la répression sur nos progrès, et qui, en d’autres temps, eût appelé la proscription sur nos têtes (C’est cela ! bravo !), à ce parti d’absolutisme, d’immobilité, d’imbécillité, de silence, de ténèbres, d’abrutissement monacal ; à ce parti qui rêve pour la France, non l’avenir de la France, mais, le passé de l’Espagne ; il a beau rappeler complaisamment ses titres historiques à l’exécration des hommes ; il a beau remettre à neuf ses vieilles doctrines rouillées de sang humain ; il a beau être parfaitement capable de tous les guet-apens sur tout ce qui est la justice et le droit ; il a beau être le parti qui a toujours fait les besognes souterraines et qui a toujours accepté dans tous les temps et sur tous les échafauds la fonction de bourreau masqué ; il a beau se glisser traîtreusement dans notre gouvernement, dans notre diplomatie, dans nos écoles, dans notre urne électorale, dans nos lois, dans toutes nos lois, et en particulier dans celle qui nous occupe ; il a beau être tout cela et faire tout cela, qu’il le sache bien, et je m’étonne d’avoir pu moi-même croire un moment le contraire, oui, qu’il le sache bien, les temps où il pouvait être un danger public sont passés ! (Oui ! oui !).
Oui, énervé comme il l’est, réduit à la ressource des petits hommes et à la misère des petits moyens, obligé d’user pour nous attaquer de cette liberté de la presse qu’il voudrait tuer, et qui le tue (applaudissements) ! hérétique lui-même dans les moyens qu’il emploie, condamné à s’appuyer, dans la politique, sur des voltairiens qui le raillent, et dans la banque sur des juifs qu’il brûlerait de si bon cœur (explosion de rire et d’applaudissements) ! balbutiant en plein dix-neuvième siècle son infâme éloge de l’inquisition, au milieu des haussements d’épaules et des éclats de rire, le parti jésuite ne peut plus être parmi nous qu’un objet d’étonnement, un accident, un phénomène, une curiosité (rires), un miracle, si c’est là le mot qui lui plaît (rire universel), quelque chose d’étrange et de hideux comme une orfraie qui volerait en plein midi (vive sensation), rien de plus. Il fait horreur, soit ; mais il ne fait pas peur ! Qu’il sache cela, et qu’il soit modeste ! Non, il ne fait pas peur ! Non, nous ne le craignons pas ! Non, le parti jésuite n’égorgera pas la liberté, il fait trop grand jour pour cela. (Longs applaudissements.)
Ce que nous craignons, ce dont nous tremblons, ce qui nous fait peur, c’est le jeu redoutable que joue le gouvernement, qui n’a pas les mêmes intérêts que ce parti et qui le sert, et qui emploie contre les tendances de la société toutes les forces de la société.
Messieurs, au moment de voter sur ce projet insensé, considérez ceci.
Tout, aujourd’hui, les arts, les sciences, les lettres, la philosophie, la politique, les royaumes qui se font républiques, les nations qui tendent à se changer en familles, les hommes d’instinct, les hommes de foi, les hommes de génie, les masses, tout aujourd’hui va dans le même sens, au même but, par la même route, avec une vitesse sans cesse accrue, avec une sorte d’harmonie terrible qui révèle l’impulsion directe de Dieu. (Sensation.)
Le mouvement au dix-neuvième siècle, dans ce grand dix-neuvième siècle, n’est pas seulement le mouvement d’un peuple, c’est le mouvement de tous les peuples. La France va devant, et les nations la suivent. La providence nous dit : Allez ! et sait où nous allons.
Nous passons du vieux monde au monde nouveau. Ah ! nos gouvernants, ah ! ceux qui rêvent d’arrêter l’humanité dans sa marche et de barrer le chemin à la civilisation, ont-ils bien réfléchi à ce qu’ils font ? Se sont-ils rendu compte de la catastrophe qu’ils peuvent amener, de l’effroyable Fampoux[8] social qu’ils préparent, quand, au milieu du plus prodigieux mouvement d’idées qui ait encore emporté le genre humain, au moment où l’immense et majestueux convoi passe à toute vapeur, ils viennent furtivement, chétivement, misérablement mettre de pareilles lois dans les roues de la presse, cette formidable locomotive de la pensée universelle ! (Profonde émotion.)
Messieurs, croyez-moi, ne nous donnez pas le spectacle de la lutte des lois contre les idées. (Bravo ! à gauche. — Une voix à droite : Et ce discours coûtera 25 francs à la France !)
Et, à ce propos, comme il faut que vous connaissiez pleinement quelle est la force à laquelle s’attaque et se heurte le projet de loi, comme il faut que vous puissiez juger des chances de succès que peut avoir, dans ses entreprises contre la liberté, le parti de la peur, — car il y a en France et en Europe un parti de la peur (sensation), c’est lui qui inspire la politique de compression, et, quant à moi, je ne demande pas mieux que de n’avoir pas à le confondre avec le parti de l’ordre, — comme il faut que vous sachiez où l’on vous mène, à quel duel impossible on vous entraîne, et contre quel adversaire, permettez-moi un dernier mot.
Messieurs, dans la crise que nous traversons, crise salutaire, après tout, et qui se dénouera bien, c’est ma conviction, on s’écrie de tous les côtés : Le désordre moral est immense, le péril social est imminent.
On cherche autour de soi avec anxiété, on se regarde, et l’on se demande :
Qui est-ce qui fait tout ce ravage ? Qui est-ce qui fait tout le mal ? quel est le coupable ? qui faut-il punir ? qui faut-il frapper ?
Le parti de la peur, en Europe, dit : C’est la France. En France, il dit : C’est Paris. À Paris, il dit : C’est la presse. L’homme froid qui observe et qui pense dit : Le coupable, ce n’est pas la presse, ce n’est pas Paris, ce n’est pas la France ; le coupable, c’est l’esprit humain ! (Mouvement.)
C’est l’esprit humain. L’esprit humain qui a fait les nations ce qu’elles sont ; qui, depuis l’origine des choses, scrute, examine, discute, débat, doute, contredit, approfondit, affirme et poursuit sans relâche la solution du problème éternellement posé à la créature par le créateur. C’est l’esprit humain qui, sans cesse persécuté, combattu, comprimé, refoulé, ne disparaît que pour reparaître, et, passant d’une besogne à l’autre, prend successivement de siècle en siècle la figure de tous les grands agitateurs ! C’est l’esprit humain qui s’est nommé Jean Huss, et qui n’est pas mort sur le bûcher de Constance (Bravo !) ; qui s’est nommé Luther, et qui a ébranlé l’orthodoxie ; qui s’est nommé Voltaire, et qui a ébranlé la foi ; qui s’est nommé Mirabeau, et qui a ébranlé la royauté ! (Longue sensation.) C’est l’esprit humain qui, depuis que l’histoire existe, a transformé les sociétés et les gouvernements selon une loi de plus en plus acceptable par la raison, qui a été la théocratie, l’aristocratie, la monarchie, et qui est aujourd’hui la démocratie. (Applaudissements.) C’est l’esprit humain qui a été Babylone, Tyr, Jérusalem, Athènes, Rome, et qui est aujourd’hui Paris ; qui a été tour à tour, et quelquefois tout ensemble, erreur, illusion, hérésie, schisme, protestation, vérité ; c’est l’esprit humain qui est le grand pasteur des générations, et qui, en somme, a toujours marché vers le juste, le beau et le vrai, éclairant les multitudes, agrandissant les âmes, dressant de plus en plus la tête du peuple vers le droit et la tête de l’homme vers Dieu. (Explosion de bravos.)
Eh bien ! je m’adresse au parti de la peur, non dans cette chambre, mais partout où il est en Europe, et je lui dis : Regardez bien ce que vous voulez faire ; réfléchissez à l’œuvre que vous entreprenez, et, avant de la tenter, mesurez-la. Je suppose que vous réussissiez. Quand vous aurez détruit la presse, il vous restera quelque chose à détruire, Paris. Quand vous aurez détruit Paris, il vous restera quelque chose à détruire, la France. Quand vous aurez détruit la France, il vous restera quelque chose à tuer, l’esprit humain. (Mouvement prolongé.)
Oui, je le dis, que le grand parti européen de la peur mesure l’immensité de la tâche que, dans son héroïsme, il veut se donner. (Rires et bravos.) Il aurait anéanti la presse jusqu’au dernier journal, Paris jusqu’au dernier pavé, la France jusqu’au dernier hameau, il n’aurait rien fait. (Mouvement.) Il lui resterait encore à détruire quelque chose qui est toujours debout, au-dessus des générations et en quelque sorte entre l’homme et Dieu, quelque chose qui a écrit tous les livres, inventé tous les arts, découvert tous les mondes, fondé toutes les civilisations ; quelque chose qui reprend toujours, sous la forme révolution, ce qu’on lui refuse sous la forme progrès ; quelque chose qui est insaisissable comme la lumière et inaccessible comme le soleil, et qui s’appelle l’esprit humain ! (Acclamations prolongées.)
(Un grand nombre de membres de la gauche quittent leurs places et viennent féliciter l’orateur. La séance est suspendue.)
IX
RÉVISION DE LA CONSTITUTION[9]
M. Victor Hugo (profond silence). — Messieurs, avant d’accepter ce débat, il m’est impossible de ne pas renouveler les réserves déjà faites par d’autres orateurs. Dans la situation actuelle, la loi du 31 mai étant debout, plus de quatre millions d’électeurs étant rayés, — résultat que je ne veux pas qualifier à cette tribune, car tout ce que je dirais serait trop faible pour moi et trop fort pour vous, mais qui finira, nous l’espérons, par inquiéter, par éclairer votre sagesse, — le suffrage universel, toujours vivant de droit, étant supprimé de fait, nous ne pouvons que dire aux auteurs des diverses propositions qui investissent en ce moment la tribune :
Que nous voulez-vous ?
Quelle est la question ?
Que demandez-vous ?
La révision de la constitution ?
Par qui ?
Par le souverain !
Où est-il ?
Nous ne le voyons pas. Qu’en a-t-on fait ? (Mouvement.)
Quoi ! une constitution a été faite par le suffrage universel, et vous voulez la faire défaire par le suffrage restreint !
Quoi ! ce qui a été édifié par la nation souveraine, vous voulez le faire renverser par une fraction privilégiée !
Quoi ! cette fiction d’un pays légal, témérairement posé en face de la majestueuse réalité du peuple souverain, cette fiction chétive, cette fiction fatale, vous voulez la rétablir, vous voulez la restaurer, vous voulez vous y confier de nouveau !
Un pays légal, avant 1848, c’était imprudent. Après 1848, c’est insensé ! (Sensation.)
Et puis, un mot.
Quel peut être, dans la situation présente, tant que la loi du 31 mai n’est pas abrogée, purement et simplement abrogée, entendez-vous bien, ainsi que toutes les autres lois de même nature et de même portée qui lui font cortège et qui lui prêtent main-forte, loi du colportage, loi contre le droit de réunion, loi contre la liberté de la presse, — quel peut être le succès de vos propositions ?
Qu’en attendez-vous ?
Qu’en espérez-vous ?
Quoi ! c’est avec la certitude d’échouer devant le chiffre immuable de la minorité, gardienne inflexible de la souveraineté du peuple, de la minorité, cette fois constitutionnellement souveraine et investie de tous les droits de la majorité, de la minorité, pour mieux dire, devenue elle-même majorité ! quoi ! c’est sans aucun but réalisable devant les yeux, car personne ne suppose la violation de l’article 111, personne ne suppose le crime… (mouvements divers) quoi ! c’est sans aucun résultat parlementaire possible que vous, qui vous dites des hommes pratiques, des hommes positifs, des hommes sérieux, qui faites à votre modestie cette violence de vous décerner à vous-mêmes, et à vous seuls, le titre d’hommes d’état ; c’est sans aucun résultat parlementaire possible, je le répète, que vous vous obstinez à un débat si orageux et si redoutable ! Pourquoi ? pour les orages du débat ! (Bravo ! bravo !) Pour agiter la France, pour faire bouillonner les masses, pour réveiller les colères, pour paralyser les affaires, pour multiplier les faillites, pour tuer le commerce et l’industrie ! Pour le plaisir ! (Profonde sensation.)
Fort bien ! le parti de l’ordre a la fantaisie de faire du désordre, c’est un caprice qu’il se passe. Il est le gouvernement, il a la majorité dans l’assemblée, il lui plaît de troubler le pays, il veut quereller, il veut discuter, il est le maître !
Soit ! Nous protestons ; c’est du temps perdu, un temps précieux ; c’est la paix publique gravement troublée. Mais puisque cela vous plaît, puisque vous le voulez, que la faute retombe sur qui s’obstine à la commettre. Soit, discutons.
J’entre immédiatement dans le débat. (Rumeur à droite. Cris : La clôture ! M. Molé, assis au fond de la salle, se lève, traverse tout l’hémicycle, fait signe à la droite, et sort. On ne le suit pas. Il rentre. On rit à gauche. L’orateur continue.)
Messieurs, je commence par le déclarer, quelles que soient les protestations de l’honorable M. de Falloux, les protestations de l’honorable M. Berryer, les protestations de l’honorable M. de Broglie, quelles que soient ces protestations tardives, qui ne peuvent suffire pour effacer tout ce qui a été dit, écrit et fait depuis deux ans, — je le déclare, à mes yeux, et, je le dis sans crainte d’être démenti, aux yeux de la plupart des membres qui siègent de ce côté (l’orateur désigne la gauche), votre attaque contre la république française est une attaque contre la révolution française !
Contre la révolution française tout entière, entendez-vous bien ; depuis la première heure qui a sonné en 1789 jusqu’à l’heure où nous sommes ! (À gauche : Oui ! oui ! c’est cela !)
Nous ne distinguons pas, nous. À moins qu’il n’y ait pas de logique au monde, la révolution et la république sont indivisibles. L’une est la mère, l’autre est la fille. L’une est le mouvement humain qui se manifeste, l’autre est le mouvement humain qui se fixe. La république, c’est la révolution fondée. (Vive approbation.).
Vous vous débattez vainement contre ces réalités ; on ne sépare pas 89 de la république, on ne sépare pas l’aube du soleil. (Interruption à droite. — Bravos à gauche.) Nous n’acceptons donc pas vos protestations. Votre attaque contre la république, nous la tenons pour une attaque contre la révolution, et c’est ainsi, quant à moi, que j’entends la qualifier à la face du pays. Non, nous ne prenons pas le change ! Je ne sais pas si, comme on l’a dit, il y a des masques dans cette enceinte[10], mais j’affirme qu’il n’y aura pas de dupes ! (Rumeurs à droite.)
Cela dit, j’aborde la question.
Messieurs, en admettant que les choses, depuis 1848, eussent suivi un cours naturel et régulier dans le sens vrai et pacifique de la démocratie s’élargissant de jour en jour et du progrès, après trois années d’essai loyal de la constitution, j’aurais compris qu’on dît :
— La constitution est incomplète. Elle fait timidement ce qu’il fallait faire résolûment. Elle est pleine de restrictions et de définitions obscures. Elle ne déclare aucune liberté entière. Elle n’a fait faire, en matière pénale, de progrès qu’à la pénalité politique elle n’a aboli qu’une moitié de la peine de mort. Elle contient en germe les empiétements du pouvoir exécutif, la censure pour certains travaux de l’esprit, la police entravant le penseur et gênant le citoyen. Elle ne dégage pas nettement la liberté individuelle. Elle ne dégage pas nettement la liberté de l’industrie. (À gauche : C’est cela ! — Murmures à droite.)
Elle a maintenu la magistrature inamovible et nommée par le pouvoir exécutif, c’est-à-dire la justice sans racines dans le peuple. (Rumeurs à droite.)
Que signifient ces murmures ? Comment ! vous discutez la république, et nous ne pourrions pas discuter la magistrature ! Vous discutez le peuple, vous discutez le supérieur, et nous ne pourrions pas discuter l’inférieur ! vous discutez le souverain, nous ne pourrions pas discuter le juge !
M. le président. — Je fais remarquer que ce qui est permis cette semaine ne le sera pas la semaine prochaine ; mais c’est la semaine de la tolérance. (Rires d’approbation à droite.)
M. de Panat. — C’est la semaine des saturnales !
M. Victor Hugo. — Monsieur le président, ce que vous venez de dire n’est pas sérieux. (À gauche : Très bien !)
Je reprends, et j’insiste.
J’aurais donc compris qu’on dît : La constitution a des fautes et des lacunes ; elle maintient la magistrature inamovible et nommée par le pouvoir exécutif, c’est-à-dire, je le répète, la justice sans racines dans le peuple. Or il est de principe que toute justice émane du souverain.
En monarchie, la justice émane du roi ; en république, la justice doit émaner du peuple. (Sensation.)
Par quel procédé ? Par le suffrage universel choisissant librement les magistrats parmi les licenciés en droit. J’ajoute qu’en république il est aussi impossible d’admettre le juge inamovible que le législateur inamovible. (Mouvement prolongé.)
J’aurais compris qu’on dît : La constitution s’est bornée à affirmer la démocratie ; il faut la fonder. Il faut que la république soit en sûreté dans la constitution, comme dans une citadelle. Il faut au suffrage universel des extensions et des applications nouvelles. Ainsi, par exemple, la constitution crée l’omnipotence d’une assemblée unique, c’est-à-dire d’une majorité, et nous en voyons aujourd’hui le redoutable inconvénient, sans donner pour contre-poids à cette omnipotence la faculté laissée à la minorité de déférer, dans de certains cas graves et selon des formes faciles à régler d’avance, une sorte d’arbitrage décisoire entre elle et la majorité au suffrage universel directement invoqué, directement consulté ; mode d’appel au peuple beaucoup moins violent et beaucoup plus parfait que l’ancien procédé monarchique constitutionnel, qui consistait à briser le parlement.
J’aurais compris qu’on dît… (Interruption et rumeurs à droite.)
Messieurs, il m’est impossible de ne pas faire une remarque que je soumets à la conscience de tous. Votre attitude, en ce moment, contraste étrangement avec l’attitude calme et digne de ce côté de l’assemblée (la gauche). (Vives réclamations sur les bancs de la majorité. — Allons donc ! Allons donc ! — La clôture ! La clôture ! — Le silence se rétablit. L’orateur reprend : )
J’aurais compris qu’on dît : Il faut proclamer plus complétement et développer plus logiquement que ne le fait la constitution les quatre droits essentiels du peuple : Le droit à la vie matérielle, c’est-à-dire, dans l’ordre économique, le travail assuré…
M. Greslan. — C’est le droit au travail !
M. Victor Hugo continuant. — … L’assistance organisée, et, dans l’ordre pénal, la peine de mort abolie ;
Le droit à la vie intellectuelle et morale, c’est-à-dire l’enseignement gratuit, la conscience libre, la presse libre, la parole libre, l’art et la science libres (Bravos) ;
Le droit à la liberté, c’est-à-dire l’abolition de tout ce qui est entrave au mouvement et au développement moral, intellectuel, physique et industriel de l’homme ;
Enfin, le droit à la souveraineté, c’est-à-dire le suffrage universel dans toute sa plénitude, la loi faite et l’impôt voté par des législateurs élus et temporaires, la justice rendue par des juges élus et temporaires… (Exclamations à droite.)
À gauche. — Écoutez ! écoutez !
Plusieurs membres à droite. — Parlez ! parlez !
M. Victor Hugo reprenant. — … La commune administrée par des magistrats élus et temporaires ; le jury progressivement étendu, élargi et développé ; le vote direct du peuple entier, par oui ou par non, dans de certaines grandes questions politiques ou sociales, et cela après discussion préalable et approfondie de chaque question au sein de l’assemblée nationale plaidant alternativement, par la voix de la majorité et par la voix de la minorité, le oui et le non devant le peuple, juge souverain. (Rumeurs à droite. — Longue et vive approbation à gauche.)
Messieurs, en supposant que la nation et son gouvernement fussent vis-à-vis l’un de l’autre dans les conditions correctes et normales que j’indiquais tout à l’heure, j’aurais compris qu’on dît cela, et qu’on ajoutât ;
La constitution de la république française doit être la charte même du progrès humain au dix-neuvième siècle, le testament immortel de la civilisation, la bible politique des peuples. Elle doit approcher aussi près que possible de la vérité sociale absolue. Il faut réviser la constitution.
Oui, cela, je l’aurais compris.
Mais qu’en plein dix-neuvième siècle, mais qu’en face des nations civilisées, mais qu’en présence de cet immense regard du genre humain, qui est fixé de toutes parts sur la France, parce que la France porte le flambeau, on vienne dire : Ce flambeau que la France porte et qui éclaire le monde, nous allons l’éteindre !… (Dénégations à droite.)
Qu’on vienne dire : Le premier peuple du monde a fait trois révolutions comme les dieux d’Homère faisaient trois pas. Ces trois révolutions qui n’en font qu’une, ce n’est pas une révolution locale, c’est la révolution humaine ; ce n’est pas le cri égoïste d’un peuple, c’est la revendication de la sainte équité universelle, c’est la liquidation des griefs généraux de l’humanité depuis que l’histoire existe (Vive approbation à gauche. — Rires à droite) ; c’est, après les siècles de l’esclavage, du servage, de la théocratie, de la féodalité, de l’inquisition, du despotisme sous tous les noms, du supplice humain sous toutes les formes, la proclamation auguste des droits de l’homme ! (Acclamation.)
Après de longues épreuves, cette révolution a enfanté en France la république ; en d’autres termes, le peuple français, en pleine possession de lui-même et dans le majestueux exercice de sa toute-puissance, a fait passer de la région des abstractions dans la région des faits, a constitué et institué, et définitivement et absolument établi la forme de gouvernement la plus logique et la plus parfaite, la république, qui est pour le peuple une sorte de droit naturel comme la liberté pour l’homme. (Murmures à droite. — Approbation à gauche.) Le peuple français a taillé dans un granit indestructible et posé au milieu même du vieux continent monarchique la première assise de cet immense édifice de l’avenir, qui s’appellera un jour les États-Unis d’Europe ! (Mouvement. Long éclat de rire à droite.[11])
Cette révolution, inouïe dans l’histoire, c’est l’idéal des grands philosophes réalisé par un grand peuple, c’est l’éducation des nations par l’exemple de la France. Son but, son but sacré, c’est le bien universel, c’est une sorte de rédemption humaine. C’est l’ère entrevue par Socrate, et pour laquelle il a bu la ciguë ; c’est l’œuvre faite par Jésus-Christ, et pour laquelle il a été mis en croix ! (Vives réclamations à droite. — Cris : À l’ordre ! — Applaudissements répétés à gauche. Longue et générale agitation.)
M. de Fontaine et plusieurs autres. — C’est un blasphème !
M. de Heeckeren[12]. — On devrait avoir le droit de siffler, si on applaudit des choses comme celles-là !
M. Victor Hugo. — Messieurs, qu’on dise ce que je viens de dire ou du moins qu’on le voie, — car il est impossible de ne pas le voir, la révolution française, la république française, Bonaparte l’a dit, c’est le soleil ! — qu’on le voie donc et qu’on ajoute : Eh bien ! nous allons détruire tout cela, nous allons supprimer cette révolution, nous allons jeter bas cette république, nous allons arracher des mains de ce peuple le livre du progrès et y raturer ces trois dates : 1792, 1830, 1848 ; nous allons barrer le passage à cette grande insensée, qui fait toutes ces choses sans nous demander conseil, et qui s’appelle la providence. Nous allons faire reculer la liberté, la philosophie, l’intelligence, les générations ; nous allons faire reculer la France, le siècle, l’humanité en marche ; nous allons faire reculer Dieu ! (Profonde sensation.) Messieurs, qu’on dise cela, qu’on rêve cela, qu’on s’imagine cela, voilà ce que j’admire jusqu’à la stupeur, voilà ce que je ne comprends pas. (À gauche : Très bien ! très bien ! — Rires à droite.)
Et qui êtes-vous pour faire de tels rêves ? Qui êtes-vous pour tenter de telles entreprises ? Qui êtes-vous pour livrer de telles batailles ? Comment vous nommez-vous ? Qui êtes-vous ?
Je vais vous le dire.
Vous vous appelez la monarchie, et vous êtes le passé.
La monarchie !
Quelle monarchie ? (Rires et bruit à droite.)
M. Émile de Girardin, au pied de la tribune. — Écoutez donc, messieurs ! nous vous avons écoutés hier.
M. Victor hugo. — Messieurs, me voici dans la réalité ardente du débat.
Ce débat, ce n’est pas nous qui l’avons voulu, c’est vous. Vous devez, dans votre loyauté, le vouloir entier, complet, sincère. La question république ou monarchie est posée. Personne n’a plus le pouvoir, personne n’a plus le droit de l’éluder. Depuis plus de deux ans, cette question, sourdement et audacieusement agitée, fatigue la république ; elle pèse sur le présent, elle obscurcit l’avenir. Le moment est venu de s’en délivrer. Oui, le moment est venu de la regarder en face, le moment est venu de voir ce qu’elle contient. Cartes sur table ! Disons tout. (Écoutez ! écoutez ! — Profond silence.)
Deux monarchies sont en présence. Je laisse de côté tout ce qui, aux yeux mêmes de ceux qui le proposent ou le sous-entendent, ne serait que transition et expédient. La fusion a simplifié la question. Deux monarchies sont en présence. — Deux monarchies seulement se croient en posture de demander la révision à leur bénéfice, et d’escamoter à leur profit la souveraineté du peuple.
Ces deux monarchies sont : la monarchie de principe, c’est-à-dire la légitimité ; et la monarchie de gloire, comme parlent certains journaux privilégiés (rires et chuchotements), c’est-à-dire l’empire.
Commençons par la monarchie de principe. À l’ancienneté d’abord.
Messieurs, avant d’aller plus loin, je le dis une fois pour toutes, quand je prononce, dans cette discussion, ce mot monarchie, je mets à part et hors du débat les personnes, les princes, les exilés, pour lesquels je n’ai au fond du cœur que la sympathie qu’on doit à des français et le respect qu’on doit à des proscrits ; sympathie et respect qui seraient bien plus profonds encore, je le déclare, si ces exilés n’étaient pas un peu proscrits par leurs amis. (Très bien ! très bien ! )
Je reprends. Dans cette discussion, donc, c’est uniquement de la monarchie principe, de la monarchie dogme, que je parle ; et une fois les personnes mises à part, n’ayant plus en face de moi que le dogme royauté, j’entends le qualifier, moi législateur, avec toute la liberté de la philosophie et toute la sévérité de l’histoire.
Et d’abord, entendons-nous sur ces mots, dogme et principe. Je nie que la monarchie soit ni puisse être un principe ni un dogme. Jamais la monarchie n’a été qu’un fait. (Rumeurs sur plusieurs bancs.)
Oui, je le répète en dépit des murmures, jamais la possession d’un peuple par un homme ou par une famille n’a été et n’a pu être autre chose qu’un fait. (Nouvelles rumeurs.)
Jamais, — et, puisque les murmures persistent, j’insiste, — jamais ce soi-disant dogme en vertu duquel, — et ce n’est pas l’histoire du moyen âge que je vous cite, c’est l’histoire presque contemporaine, celle sur laquelle un siècle n’a pas encore passé, — jamais ce soi-disant dogme en vertu duquel il n’y a pas quatre-vingts ans de cela, un électeur de Hesse vendait des hommes tant par tête au roi d’Angleterre pour les faire tuer dans la guerre d’Amérique (dénégations irritées), les lettres existent, les preuves existent, on vous les montrera quand vous voudrez… (le silence se rétablit) jamais, dis-je, ce prétendu dogme n’a pu être autre chose qu’un fait, presque toujours violent, souvent monstrueux. (À gauche : C’est vrai ! c’est vrai ! )
Je le déclare donc, et je l’affirme au nom de l’éternelle moralité humaine, la monarchie est un fait, rien de plus. Or, quand le fait n’est plus, il n’en survit rien, et tout est dit. Il en est autrement du droit. Le droit, même quand il ne s’appuie plus sur le fait, même quand il n’a plus l’autorité matérielle, conserve l’autorité morale, et il est toujours le droit. C’est ce qui fait que d’une république étouffée il reste un droit, tandis que d’une monarchie écroulée il ne reste qu’une ruine. (Applaudissements.)
Cessez donc, vous légitimistes, de nous adjurer au point de vue du droit. Vis-à-vis du droit du peuple, qui est la souveraineté, il n’y pas d’autre droit que le droit de l’homme, qui est la liberté. (Très bien ! ) Hors de là, tout est chimère. Dire le droit du roi, dans le grand siècle où nous sommes, et à cette grande tribune où nous parlons, c’est prononcer un mot vide de sens.
Mais, si vous ne pouvez parler au nom du droit, parlerez-vous au nom du fait ? Invoquerez-vous l’utilité ? C’est beaucoup moins superbe, c’est quitter le langage du maître pour le langage du serviteur ; c’est se faire bien petit. Mais soit ! Examinons. Direz-vous que la stabilité politique naît de l’hérédité royale ? Direz-vous que la démocratie est mauvaise pour un état, et que la royauté est meilleure ? Voyons, je ne vais pas me mettre à feuilleter ici l’histoire, la tribune n’est pas un pupitre à in-folio ; — je reste dans les faits vivants, actuels, présents à toutes les mémoires. Parlez, quels sont vos griefs contre la république de 1848 ? Les émeutes ? Mais la monarchie avait les siennes. L’état des finances ? Mon Dieu ! je n’examine pas, ce n’est pas le moment, si depuis trois ans les finances de la république ont été bien démocratiquement conduites…
À Droite. — Non ! fort heureusement pour elles !
M. Victor Hugo. — … Mais la monarchie constitutionnelle coûtait fort cher ; mais les gros budgets, c’est la monarchie constitutionnelle qui les a inventés. Je dis plus, car il faut tout dire, la monarchie proprement dite, la monarchie de principe, la monarchie légitime, qui se croit ou se prétend synonyme de stabilité, de sécurité, de prospérité, de propriété, la vieille monarchie historique de quatorze siècles, messieurs, faisait quelquefois, faisait volontiers banqueroute ! (Rires et applaudissements.)
Sous Louis XIV, je vous cite la belle époque, le grand siècle, le grand règne, sous Louis XIV, on voit de temps en temps pâlir, c’est Boileau qui le dit, le rentier
Or, quels que soient les euphémismes d’un écrivain satirique qui flatte un roi, un arrêt qui retranche un quartier aux rentiers, messieurs, c’est la banqueroute. (À gauche : Très bien ! — Rumeurs à droite. — Et les assignats ?)
Sous le régent, la monarchie empoche, ce n’est pas le mot noble, c’est le mot vrai (on rit), empoche trois cent cinquante millions par l’altération des monnaies ; c’était le temps où on pendait une servante pour cinq sous. Sous Louis XV, neuf banqueroutes en soixante ans.
Une voix au fond à droite. — Et les pensions des poëtes !
M. Victor Hugo s’arrête.
À gauche. — Méprisez cela ! Dédaignez ! Ne répondez pas !
M. Victor Hugo. — Je répondrai à l’honorable interrupteur que, trompé par certains journaux, il fait allusion à une pension qui m’a été offerte par le roi Charles X, et que j’ai refusée.
M. de Falloux. — Je vous demande pardon, vous l’aviez sur la cassette du roi. (Rumeurs à gauche.)
M. Bac. — Méprisez ces injures !
M. de Falloux. — Permettez-moi de dire un mot.
M. Victor Hugo. — Vous voulez que je raconte le fait ? il m’honore ; je le veux bien.
M. de Falloux. — Je vous demande pardon… (À gauche : C’est de la personnalité ! — On cherche le scandale ! — Laissez parler ! — N’interrompez pas ! — À l’ordre ! à l’ordre ! )
M. de Falloux. — L’assemblée a pu observer que je n’ai pas cessé, depuis le commencement de la séance, de garder moi-même le plus profond silence, et même, de temps en temps, d’engager mes amis à le garder comme moi. Je demande seulement la permission de rectifier un fait matériel.
M. Victor Hugo. — Parlez !
M. de Falloux. — L’honorable M. Victor Hugo a dit : « Je n’ai jamais touché de pension de la monarchie… ».
M. Victor Hugo. — Non, je n’ai pas dit cela. (Vives réclamations à droite, mêlées d’applaudissements et de rires ironiques.)
Plusieurs membres à gauche, à M. Victor Hugo. — Ne répondez pas !
M. Soubie, à la droite. — Attendez les explications, au moins ; vos applaudissements sont indécents !
M. Frichn, à M. de Falloux. — Ancien ministre de la république, vous la trahissez.
M. Lamarque. — C’est le venin des jésuites !
M. Victor Hugo, s’adressant à M. de Falloux, au milieu du bruit : — Je prie M. de Falloux d’obtenir de ses amis qu’ils veuillent bien permettre qu’on lui réponde. (Bruit confus.)
M. de Falloux. — Je fais ce que je puis.
À l’extrême gauche. — Faites donc faire silence à droite, monsieur le président !
M. le président. — On fait du bruit des deux côtés. (À l’orateur.) Vous voulez toujours tirer parti, à votre avantage, des interruptions ; je les condamne, mais je constate qu’il y a autant de bruit à gauche qu’à droite. (Violentes réclamations et protestations à l’extrême gauche. — Les membres assis sur les bancs inférieurs de la gauche font des efforts pour ramener le silence.)
Un membre à gauche. — Vous n’avez d’oreilles que pour notre côté.
M. le président. — On interrompt des deux côtés. (Non ! non ! — Si ! si ! ) Je vois, je constate… (Nouvelles exclamations bruyantes sur les mêmes bancs à gauche.)
Je constate que, depuis cinq minutes, M. Schoelcher et M. Grévy réclament le silence. (Exclamations et protestations nouvelles à gauche. — M. Schoelcher prononce quelques mots que le bruit nous empêche de saisir.)
Je constate que vous-mêmes réclamez le silence depuis plusieurs minutes, monsieur Schoelcher et monsieur Grévy, je vous rends cette justice.
M. Schœlcher. — Nous le réclamons, parce que nous nous sommes promis de tout entendre.
Un membre à l’extrême gauche. — Le Moniteur répondra à M. le président.
M. le président. — On peut nier un fait qui se passe dans un bureau, mais on ne peut pas nier un fait qui se passe à la face de l’assemblée. (De vives apostrophes sont adressées de la gauche à M. le président.)
Il vous tarde de prendre vos allures accoutumées ! (Exclamations à l’extrême gauche.)
Un membre. — C’est à vous qu’il tarde de reprendre les vôtres…
D’autres membres. — Ce sont des provocations.
M. le président. — Je demande le silence des deux côtés.
M. Arnaud (de l’Ariège.) — Ce sont des personnalités.
M. Savatier-Laroche. — Ce sont des provocations qu’on cherche à rendre injurieuses.
M. le président. — Voulez-vous faire silence et écouter l’orateur ? (Le silence se rétablit.)
M. Victor Hugo. — Je remercie l’honorable M. de Falloux. Je ne cherchais pas l’occasion de parler de moi. Il me la donne à propos d’un fait qui m’honore. (À la droite.) Écoutez ce que j’ai à vous dire. Vous avez ri les premiers ; vous êtes loyaux, je le pense, et je vous prédis que vous ne rirez pas les derniers. (Sensation.)
Un membre à l’extrême droite. — Si !
M. Victor Hugo, à l’interrupteur. — En ce cas vous ne serez pas loyal. (Bravos à gauche. — Un profond silence s’établit.)
J’avais dix-neuf ans…
Un membre à droite. — Ah ! bon, j’étais si jeune ! (Longs murmures à gauche. — Cris : C’est indécent ! )
M. Victor Hugo, se tournant vers l’interrupteur. — L’homme capable d’une si inqualifiable interruption doit avoir le courage de se nommer. Je le somme de se nommer. (Applaudissements à gauche. — Silence à droite. — Personne ne se nomme.)
Il se tait. Je le constate.
(Les applaudissements de la gauche redoublent. — Silence consterné à droite.)
M. Victor Hugo, reprenant. — J’avais dix-neuf ans ; je publiai un volume en vers. Louis XVIII, qui était un roi lettré, vous le savez, le lut et m’envoya une pension de deux mille francs. Cet acte fut spontané de la part du roi, je le dis à son honneur et au mien ; je reçus cette pension sans l’avoir demandée. La lettre que vous avez dans les mains, monsieur de Falloux, le prouve. (M. de Falloux fait un signe d’assentiment. — Mouvement à droite.)
M. De larochejaquelein. — C’est très bien, monsieur Victor Hugo !
M. Victor Hugo. — Plus tard, quelques années après, Charles X régnait, je fis une pièce de théâtre, Marion de Lorme ; la censure interdit la pièce, j’allai trouver le roi, je lui demandai de laisser jouer ma pièce, il me reçut avec bonté, mais refusa de lever l’interdit. Le lendemain, rentré chez moi, je reçus de la part du roi l’avis que, pour me dédommager de cet interdit, ma pension était élevée de deux mille francs à six mille. Je refusai. (Long mouvement.) J’écrivis au ministre que je ne voulais rien que ma liberté de poëte mon indépendance d’écrivain. (Applaudissements prolongés à gauche. — Sensation même à droite.)
C’est là la lettre que vous tenez entre les mains. (Bravo ! bravo ! ) Je dis dans cette lettre que je n’offenserai jamais le roi Charles X. J’ai tenu parole, vous le savez. (Profonde sensation.)
M. de Larochejaquelein. — C’est vrai ! dans de bien admirables vers !
M. Victor Hugo, à la droite. — Vous voyez, messieurs, que vous ne riez plus et que j’avais raison de remercier M. de Falloux. (Oui ! oui ! Long mouvement. — Un membre rit au fond de la salle.)
À gauche. — Allons donc ! c’est indécent !
Plusieurs membres de la droite, à M. Victor Hugo. — Vous avez bien fait.
M. Soubies. — Celui qui a ri aurait accepté le tout.
M. Victor Hugo. — Je disais donc que la monarchie faisait quelquefois banqueroute. Je rappelais que, sous le régent, la monarchie avait empoché trois cent cinquante millions par l’altération des monnaies. Je continue. Sous Louis XV, neuf banqueroutes.
Voulez-vous que je vous rappelle celles qui me viennent à l’esprit ? Les deux banqueroutes Desmaretz, les deux banqueroutes des frères Pâris, la banqueroute du Visa et la banqueroute du Système… Est-ce assez de banqueroutes comme cela ? Vous en faut-il encore ? (Longue hilarité à gauche.)
En voici d’autres du même règne ; la banqueroute du cardinal Fleury, la banqueroute du contrôleur général Silhouette, la banqueroute de l’abbé Terray ! Je nomme ces banqueroutes de la monarchie du nom des ministres qu’elles déshonorent dans l’histoire. Messieurs, le cardinal Dubois définissait la monarchie : Un gouvernement fort, parce qu’il fait banqueroute quand il veut. (Nouveaux rires.)
Eh bien ! la république de 1848, elle, a-t-elle fait banqueroute ? Non, quoique, du côté de ce que je suis bien forcé d’appeler la monarchie, on le lui ait peut-être un peu conseillé. (On rit encore à gauche, et même à droite.)
Messieurs, la république, qui n’a pas fait banqueroute, et qui, on peut l’affirmer, si on la laisse dans sa franche et droite voie de probité populaire, ne fera pas, ne fera jamais banqueroute (À gauche : Non ! non ! ), la république de 1848 a-t-elle fait la guerre européenne ? Pas davantage.
Son attitude a peut-être été même un peu trop pacifique, et, je le dis dans l’intérêt même de la paix, son épée à demi tirée eût suffi pour faire rengainer bien des grands sabres.
Que lui reprochez-vous donc, messieurs les chefs des partis monarchiques, qui n’avez pas encore réussi, qui ne réussirez jamais à laver notre histoire contemporaine tout éclaboussée de sang par 1815 ? (Mouvement.) On a parlé de 1793, j’ai le droit de parler de 1815 ! (Vive approbation à gauche.)
Que lui reprochez-vous donc, à la république de 1848 ? Mon Dieu ! il y a des accusations banales qui traînent dans tous vos journaux, et qui ne sont pas encore usées, à ce qu’il paraît, et que je retrouvais ce matin même dans une circulaire pour la révision totale, « les commissaires de M. Ledru-Rollin ! les quarante-cinq centimes ! les conférences socialistes du Luxembourg ! » — Le Luxembourg ! ah ! oui, le Luxembourg ! voilà le grand grief ! Tenez, prenez garde au Luxembourg ; n’allez pas trop de ce côté-là, vous finiriez par y rencontrer le spectre du maréchal Ney ! (Longue acclamation. — Applaudissements prolongés à gauche.)
M. de Rességuier. — Vous y trouveriez votre fauteuil de pair de France !
M. le président. — Vous n’avez pas la parole, monsieur de Rességuier.
Un membre à droite. — La Convention a guillotiné vingt-cinq généraux !
M. de Rességuier. — Votre fauteuil de pair de France ! (Bruit.)
M. le président. — N’interrompez pas.
M. Victor Hugo. — Je crois, Dieu me pardonne, que M. de Rességuier me reproche d’avoir siégé parmi les juges du maréchal Ney ! (Exclamations à droite. — Rires ironiques et approbatifs à gauche.)
M. de Rességuier. — Vous vous méprenez…
M. le président. — Veuillez vous asseoir ; gardez le silence, vous n’avez pas la parole.
M. de Rességuier, s’adressant à l’orateur. — Vous vous méprenez formellement…
M. le président. — Monsieur de Rességuier, je vous rappelle à l’ordre formellement.
M. de Rességuier. — Vous vous méprenez avec intention.
M. le président. — Je vous rappellerai à l’ordre avec inscription au procès-verbal, si vous méprisez tous mes avertissements.
M. Victor Hugo. — Hommes des anciens partis, je ne triomphe pas de ce qui est votre malheur, et, je vous le dis sans amertume, vous ne jugez pas votre temps et votre pays avec une vue juste, bienveillante et saine. Vous vous méprenez aux phénomènes contemporains. Vous criez à la décadence. Il y a une décadence en effet, mais, je suis bien forcé de vous l’avouer, c’est la vôtre. (Rires à gauche. — Murmures à droite.)
Parce que la monarchie s’en va, vous dites : La France s’en va ! C’est une illusion d’optique. France et monarchie, c’est deux. La France demeure, la France grandit, sachez cela ! (Très bien ! — Rires à droite.)
Jamais la France n’a été plus grande que de nos jours ; les étrangers le savent, et, chose triste à dire et que vos rires confirment, vous l’ignorez !
Le peuple français a l’âge de raison, et c’est précisément le moment que vous choisissez pour taxer ses actes de folie. Vous reniez ce siècle tout entier, son industrie vous semble matérialiste, sa philosophie vous semble immorale, sa littérature vous semble anarchique. (Rires ironiques à droite. — Oui ! oui ! ) Vous voyez, vous continuez de confirmer mes paroles. Sa littérature vous semble anarchique, et sa science vous paraît impie. Sa démocratie, vous la nommez démagogie. (Oui ! oui ! à droite.)
Dans vos jours d’orgueil, vous déclarez que notre temps est mauvais, et que, quant à vous, vous n’en êtes pas. Vous n’êtes pas de ce siècle. Tout est là. Vous en tirez vanité. Nous en prenons acte.
Vous n’êtes pas de ce siècle, vous n’êtes plus de ce monde, vous êtes morts ! C’est bien ! je vous l’accorde ! (Rires et bravos.)
Mais, puisque vous êtes morts, ne revenez pas, laissez tranquilles les vivants. (Rire général.)
M. de Tinguy, à l’orateur. — Vous nous supposez morts ! monsieur le vicomte ?
M. le président. — Vous ressuscitez, vous, monsieur de Tinguy !
M. de Tinguy. — Je ressuscite le vicomte !
M. Victor Hugo, croisant les bras et regardant la droite en face. — Quoi ! vous voulez reparaître ! (Nouvelle explosion d’hilarité et de bravos ! )
Quoi ! vous voulez recommencer ! Quoi ! ces expériences redoutables qui dévorent les rois, les princes, le faible comme Louis XVI, l’habile et le fort comme Louis-Philippe, ces expériences lamentables qui dévorent les familles nées sur le trône, des femmes augustes, des veuves saintes, des enfants innocents, vous n’en avez pas assez ! il vous en faut encore. (Sensation.)
Mais vous êtes donc sans pitié et sans mémoire ! ! Mais, royalistes, nous vous demandons grâce pour ces infortunées familles royales !
Quoi ! vous voulez rentrer dans cette série de faits nécessaires, dont toutes les phases sont prévues et pour ainsi dire marquées d’avance comme des étapes inévitables ! Vous voulez rentrer dans ces engrenages formidables de la destinée ! (Mouvement.) Vous voulez rentrer dans ce cycle terrible, toujours le même, plein d’écueils, d’orages et de catastrophes, qui commence par des réconciliations plâtrées de peuple à roi, par des restaurations, par les Tuileries rouvertes, par des lampions allumés, par des harangues et des fanfares, par des sacres et des fêtes ; qui se continue par des empiétements du trône sur le parlement, du pouvoir sur le droit, de la royauté sur la nation, par des luttes dans les chambres, par des résistances dans la presse, par des murmures dans l’opinion, par des procès où le zèle emphatique et maladroit des magistrats qui veulent plaire avorte devant l’énergie des écrivains (vifs applaudissements à gauche) ; qui se continue par des violations de chartes où trempent les majorités complices (Très bien ! ), par des lois de compression, par des mesures d’exception, par des exactions de police d’une part, par des sociétés secrètes et des conspirations de l’autre, — et qui finit… — Mon Dieu ! cette place que vous traversez tous les jours pour venir à ce palais ne vous dit donc rien ? (Interruption. — À l’ordre ! à l’ordre ! ) Mais frappez du pied ce pavé qui est à deux pas de ces funestes Tuileries que vous convoitez encore ; frappez du pied ce pavé fatal, et vous en ferez sortir, à votre choix, l’échafaud qui précipite la vieille monarchie dans la tombe, ou le fiacre qui emporte la royauté nouvelle dans l’exil ! (Applaudissements prolongés à gauche. — Murmures. Exclamations.)
M. le président. — Mais qui menacez-vous donc là ? Est-ce que vous menacez quelqu’un ? Écartez cela !
M. Victor Hugo. — C’est un avertissement.
M. le président. — C’est un avertissement sanglant ; vous passez toutes les bornes, et vous oubliez la question de la révision. C’est une diatribe, ce n’est pas un discours.
M. Victor Hugo. — Comment ! il ne me sera pas permis d’invoquer l’histoire !
Une voix à gauche, s’adressant au président. — On met la constitution et la république en question, et vous ne laissez pas parler !
M. le président. — Vous tuez les vivants et vous évoquez les morts ; ce n’est pas de la discussion. (Interruption prolongée. — Rires approbatifs à droite.)
M. Victor Hugo. — Comment, messieurs, après avoir fait appel, dans les termes les plus respectueux, à vos souvenirs ; après vous avoir parlé de femmes augustes, de veuves saintes, d’enfants innocents ; après avoir fait appel à votre mémoire, il ne me sera pas permis, dans cette enceinte, après ce qui a été entendu ces jours passés, il ne me sera pas permis d’invoquer l’histoire comme un avertissement, entendez-le bien, mais non comme une menace ? il ne me sera pas permis de dire que les restaurations commencent d’une manière qui semble triomphante et finissent d’une manière fatale ? il ne me sera pas permis de vous dire que les restaurations commencent par l’éblouissement d’elles-mêmes, et finissent par ce qu’on a appelé des catastrophes, et d’ajouter que si vous frappez du pied ce pavé fatal qui est à deux pas de vous, à deux pas de ces funestes Tuileries que vous convoitez encore, vous en ferez sortir, à votre choix, l’échafaud qui précipite la vieille monarchie dans la tombe, ou le fiacre qui emporte la royauté nouvelle dans l’exil ! (Rumeurs à droite. — Bravos à gauche) il ne me sera pas permis de dire cela ! Et on appelle cela une discussion libre ! (Vive approbation et applaudissements à gauche.)
M. Émile de Girardin. — Elle l’était hier !
M. Victor Hugo. — Ah ! je proteste ! Vous voulez étouffer ma voix ; mais on l’entendra cependant… (Réclamations à droite.) On l’entendra.
Les hommes habiles qui sont parmi vous, et il y en a, je ne fais nulle difficulté d’en convenir…
Une voix à droite. — Vous êtes bien bon !
M. Victor Hugo. — Les hommes habiles qui sont parmi vous se croient forts en ce moment, parce qu’ils s’appuient sur une coalition des intérêts effrayés. Étrange point d’appui que la peur ! mais, pour faire le mal, c’en est un. — Messieurs, voici ce que j’ai à dire à ces hommes habiles. Avant peu, et quoi que vous fassiez, les intérêts se rassureront ; et, à mesure qu’ils reprendront confiance, vous la perdrez.
Oui, avant peu, les intérêts comprendront qu’à l’heure qu’il est, qu’au dix-neuvième siècle, après l’échafaud de Louis XVI…
M. de Montebello. — Encore !
M. Victor Hugo. — … Après l’écroulement de Napoléon, après l’exil de Charles X, après la chute de Louis-Philippe, après la révolution française, en un mot, c’est-à-dire après le renouvellement complet, absolu, prodigieux, des principes, des croyances, des opinions, des situations, des influences et des faits, c’est la république qui est la terre ferme, et c’est la monarchie qui est l’aventure. (Applaudissements.)
Mais l’honorable M. Berryer vous disait hier : Jamais la France ne s’accommodera de la démocratie !
À droite. — Il n’a pas dit cela !
Une voix à droite. — Il a dit de la république.
M. de Montebello. — C’est autre chose.
M. Mathieu Bourdon. — C’est tout différent.
M. Victor Hugo. — Cela m’est égal ! j’accepte votre version. M. Berryer nous a dit : Jamais la France ne s’accommodera de la république.
Messieurs, il y a trente-sept ans, lors de l’octroi de la charte de Louis XVIII, tous les contemporains l’attestent, les partisans de la monarchie pure, les mêmes qui traitaient Louis XVIII de révolutionnaire et Chateaubriand de jacobin (hilarité), les partisans de la monarchie pure s’épouvantaient de la monarchie représentative, absolument comme les partisans de la monarchie représentative s’épouvantent aujourd’hui de la république.
On disait alors : C’est bon pour l’Angleterre ! exactement comme M. Berryer dit aujourd’hui : C’est bon pour l’Amérique ! (Très bien ! très bien ! )
On disait : La liberté de la presse, les discussions de la tribune, des orateurs d’opposition, des journalistes, tout cela, c’est du désordre ; jamais la France ne s’y fera ! Eh bien ! elle s’y est faite !
M. de Tinguy. — Et défaite.
M. Victor Hugo. — La France s’est faite au régime parlementaire, elle se fera de même au régime démocratique. C’est un pas en avant. Voilà tout. (Mouvement.)
Après la royauté représentative, on s’habituera au surcroît de mouvement des mœurs démocratiques, de même qu’après la royauté absolue on avait fini par s’habituer au surcroît d’excitation des mœurs libérales, et la prospérité publique se dégagera à travers les agitations républicaines, comme elle se dégageait à travers les agitations constitutionnelles ; elle se dégagera agrandie et affermie. Les aspirations populaires se régleront comme les passions bourgeoises se sont réglées. Une grande nation comme la France finit toujours par retrouver son équilibre. Sa masse est l’élément de sa stabilité.
Et puis, il faut bien vous le dire, cette presse libre, cette tribune souveraine, ces comices populaires, ces multitudes faisant cercle autour d’une idée, ce peuple, auditoire tumultueux et tribunal patient, ces légions de votes gagnant des batailles là où l’émeute en perdait, ces tourbillons de bulletins qui couvrent la France à un jour donné, tout ce mouvement qui vous effraye n’est autre chose que la fermentation même du progrès (Très bien !), fermentation utile, nécessaire, saine, féconde, excellente ! Vous prenez cela pour la fièvre ? C’est la vie. (Longs applaudissements.)
Voilà ce que j’ai à répondre à M. Berryer.
Vous le voyez, messieurs, ni l’utilité, ni la stabilité politique, ni la sécurité financière, ni la prospérité publique, ni le droit, ni le fait, ne sont du côté de la monarchie dans ce débat.
Maintenant, car il faut bien en venir là, quelle est la moralité de cette agression contre la constitution, qui masque une agression contre la république ?
Messieurs, j’adresse ceci en particulier aux anciens, aux chefs vieillis, mais toujours prépondérants, du parti monarchique actuel, à ces chefs qui ont fait, comme nous, partie de l’assemblée constituante, à ces chefs avec lesquels je ne confonds pas, je le déclare, la portion jeune et généreuse de leur parti, qui ne les suit qu’à regret.
Du reste, je ne veux certes offenser personne, j’honore tous les membres de cette assemblée, et s’il m’échappait quelque parole qui pût froisser qui que ce soit parmi mes collègues, je la retire d’avance. Mais enfin, pourtant, il faut bien que je le dise, il y a eu des royalistes autrefois…
M. Callet. — Vous en savez quelque chose. (Exclamations à gauche. — N’interrompez pas !)
M. Charras, à M. Victor Hugo. — Descendez de la tribune.
M. Victor Hugo. — C’est évident ! il n’y a plus de liberté de tribune ! (Réclamations à droite.)
M. le président. — Demandez à M. Michel (de Bourges) si la liberté de la tribune est supprimée.
M. Soubies. — Elle doit exister pour tous et non pour un seul.
M. le président. — Monsieur, l’assemblée est la même ; les orateurs changent. C’est à l’orateur à faire l’auditeur, on vous l’a dit avant-hier ; c’est M. Michel (de Bourges) qui vous l’a dit.
M. Lamarque. — Il a dit le contraire.
M. le président. — C’est ma variante.
M. Michel (de Bourges), de sa place. — Monsieur le président, voulez-vous me permettre un mot ? (Signe d’assentiment de M. le président.)
Vous avez changé les termes de ce que j’ai dit hier. Ce que j’ai dit ne vient pas de moi ; c’est le plus grand orateur du dix-septième siècle qui l’a dit, c’est Bossuet. Il n’a pas dit que l’orateur faisait l’auditeur ; il a dit que c’était l’auditeur qui faisait l’orateur. (À gauche : Très bien ! très bien !)
M. le président. — En renversant les termes de la proposition, il y a une vérité qui est la même ; c’est qu’il y a une réaction nécessaire de l’orateur sur l’assemblée et de l’assemblée sur l’orateur. C’est Royer-Collard lui-même qui, désespérant de faire écouter certaines choses, disait aux orateurs : Faites qu’on vous écoute.
Je déclare qu’il m’est impossible de procurer le même silence à tous les orateurs, quand ils sont aussi dissemblables. (Hilarité bruyante sur les bancs de la majorité. — Rumeurs et interpellations diverses à gauche.)
M. Émile de Girardin. — Est-ce que l’injure est permise ?
M. Charras. — C’est une impertinence.
M. Victor Hugo. — Messieurs, à la citation de Royer-Collard que vient de me faire notre honorable président, je répondrai par une citation de Sheridan, qui disait : — Quand le président cesse de protéger l’orateur, c’est que la liberté de la tribune n’existe plus. — (Applaudissements répétés à gauche.)
M. Arnaud (de l’Ariège). — Jamais on n’a vu une pareille partialité.
M. Victor Hugo. — Eh bien ! messieurs, que vous disais-je ? Je vous disais, — et je rattache cela à l’agression dirigée aujourd’hui contre la république, et je prétends tirer la moralité de cette agression — je vous disais : Il y a eu des royalistes autrefois. Ces royalistes-là, dont les hasards de famille ont pu mêler des traditions à l’enfance de plusieurs d’entre nous, à la mienne en particulier, puisqu’on me le rappelle sans cesse ; ces royalistes-là, nos pères les ont connus, nos pères les ont combattus. Eh bien ! ces royalistes-là, quand ils confessaient leurs principes, c’était le jour du danger, non le lendemain ! (À gauche. — Très bien ! très bien !)
M. Victor Hugo. — Ce n’étaient pas des citoyens, soit ; mais c’étaient des chevaliers. Ils faisaient une chose odieuse, insensée, abominable, impie, la guerre civile ; mais ils la faisaient, ils ne la provoquaient pas ! (Vive approbation à gauche.)
Ils avaient devant eux, debout, toute jeune, toute terrible, toute frémissante, cette grande et magnifique et formidable révolution française qui envoyait contre eux les grenadiers de Mayence, et qui trouvait plus facile d’avoir raison de l’Europe que de la Vendée.
M. de la Rochejaquelein. — C’est vrai.
M. Victor Hugo. — Ils l’avaient devant eux, et ils lui tenaient tête. Ils ne rusaient pas avec elle, ils ne se faisaient pas renards devant le lion ! (Applaudissements à gauche. — M. de la Rochejaquelein fait un signe d’assentiment.)
M. Victor Hugo, à M. de la Rochejaquelein. — Ceci s’adresse à vous et à votre nom ; c’est un hommage que je rends aux vôtres.
Ils ne venaient pas lui dérober, à cette révolution, l’un après l’autre, et pour s’en servir contre elle, ses principes, ses conquêtes, ses armes ! ils cherchaient à la tuer, non à la voler ! (Bravos à gauche.)
Ils jouaient franc jeu, en hommes hardis, en hommes convaincus, en hommes sincères qu’ils étaient ; et ils ne venaient pas en plein midi, en plein soleil, ils ne venaient pas en pleine assemblée de la nation balbutier : Vive le roi ! après avoir crié vingt-sept fois dans un seul jour : Vive la République ! (Acclamations à gauche. — Bravos prolongés.)
M. Émile de Girardin. — Ils n’envoyaient pas d’argent pour les blessés de Février.
M. Victor Hugo. — Messieurs, je résume d’un mot tout ce que je viens de dire. La monarchie de principe, la légitimité, est morte en France. C’est un fait qui a été et qui n’est plus.
La légitimité restaurée, ce serait la révolution à l’état chronique, le mouvement social remplacé par les commotions périodiques. La république, au contraire, c’est le progrès fait gouvernement. (Approbation.)
Finissons de ce côté.
M. Léo de Laborde. — Je demande la parole. (Mouvement prolongé.)
M. Mathieu Bourdon. — La légitimité se réveille.
(M. de Falloux se lève.)
À gauche. — Non ! non ! n’interrompez pas ! n’interrompez pas !
(M. de Falloux s’approche de la tribune. — Agitation bruyante.)
À gauche, à l’orateur. — Ne laissez pas parler ! ne laissez pas parler !
M. Victor Hugo. — Je ne permets pas l’interruption.
(M. de Falloux monte au bureau auprès du président, et échange avec lui quelques paroles.)
M. Victor Hugo. — L’honorable M. de Falloux oublie tellement les droits de l’orateur, que ce n’est plus à l’orateur qu’il demande la permission de l’interrompre, c’est au président.
M. de Falloux, revenant au pied de la tribune. — Je vous demande la permission de vous interrompre.
M. Victor Hugo. — Je ne vous la donne pas.
M. le président. — Vous avez la parole, monsieur Victor Hugo.
M. Victor Hugo. — Mais des publicistes d’une autre couleur, des journaux d’une autre nuance, qui expriment bien incontestablement la pensée du gouvernement, car ils sont vendus dans les rues avec privilége et à l’exclusion de tous les autres, ces journaux nous crient :
— Vous avez raison ; la légitimité est impossible, la monarchie de droit divin et de principe est morte ; mais l’autre, la monarchie de gloire, l’empire, celle-là est non-seulement possible, mais nécessaire.
Voilà le langage qu’on nous tient.
Ceci est l’autre côté de la question monarchique. Examinons.
Et d’abord, la monarchie de gloire, dites-vous ! Tiens ! vous avez de la gloire ? Montrez-nous-la ! (Hilarité.) Je serais curieux de voir de la gloire sous ce gouvernement-ci ! (Rires et applaudissements à gauche.)
Voyons ! votre gloire, où est-elle ? Je la cherche. Je regarde autour de moi. De quoi se compose-t-elle ?
M. Lepic. — Demandez à votre père !
M. Victor Hugo. — Quels en sont les éléments ? Qu’est-ce que j’ai devant moi ? Qu’est-ce que nous avons devant les yeux ? Toutes nos libertés prises au piége l’une après l’autre et garrottées ; le suffrage universel trahi, livré, mutilé ; les programmes socialistes aboutissant à une politique jésuite ; pour gouvernement, une immense intrigue (mouvement), l’histoire dira peut-être un complot… (vive sensation) je ne sais quel sous-entendu inouï qui donne à la république l’empire pour but, et qui fait de cinq cent mille fonctionnaires une sorte de franc-maçonnerie bonapartiste au milieu de la nation ! toute réforme ajournée ou bafouée, les impôts improportionnels et onéreux au peuple maintenus ou rétablis, l’état de siége pesant sur cinq départements, Paris et Lyon mis en surveillance, l’amnistie refusée, la transportation aggravée, la déportation votée, des gémissements à la kasbah de Bône, des tortures à Belle-Isle, des casemates où l’on ne veut pas laisser pourrir des matelas, mais où on laisse pourrir des hommes !… (sensation) la presse traquée, le jury trié, pas assez de justice et beaucoup trop de police, la misère en bas, l’anarchie en haut, l’arbitraire, la compression, l’iniquité ! au dehors, le cadavre de la république romaine ! (Bravos à gauche.)
M. Voix à droite. — C’est le bilan de la république.
M. le président. — Laissez donc ; n’interrompez pas. Cela constate que la tribune est libre. Continuez. (Très bien ! très bien ! à gauche.)
M. Charras. — Libre malgré vous.
M. Victor Hugo. — … La potence, c’est-à-dire l’Autriche (mouvement), debout sur la Hongrie, sur la Lombardie, sur Milan, sur Venise ; la Sicile livrée aux fusillades ; l’espoir des nationalités dans la France détruit ; le lien intime des peuples rompu ; partout le droit foulé aux pieds, au nord comme au midi, à Cassel comme à Palerme ; une coalition de rois latente et qui n’attend que l’occasion ; notre diplomatie muette, je ne veux pas dire complice ; quelqu’un qui est toujours lâche devant quelqu’un qui est toujours insolent ; la Turquie laissée sans appui contre le czar et forcée d’abandonner les proscrits ; Kossuth, agonisant dans un cachot de l’Asie Mineure ; voilà où nous en sommes ! La France baisse la tête, Napoléon tressaille de honte dans sa tombe, et cinq ou six mille coquins crient : Vive l’empereur ! Est-ce tout cela que vous appelez votre gloire, par hasard ? (Profonde agitation.)
M. de Ladevensaye. — C’est la république qui nous a donné tout cela !
M. le président. — C’est aussi au gouvernement de la république qu’on reproche tout cela !
M. Victor Hugo. — Maintenant, votre empire, causons-en, je le veux bien. (Rires à gauche.)
M. Vieillard[13]. — Personne n’y songe, vous le savez bien.
M. Victor Hugo. — Messieurs, des murmures tant que vous voudrez, mais pas d’équivoques. On me crie : Personne ne songe à l’empire. J’ai pour habitude d’arracher les masques.
Personne ne songe à l’empire, dites-vous ? Que signifient donc ces cris payés de : Vive l’empereur ? Une simple question : Qui les paye ?
Personne ne songe à l’empire, vous venez de l’entendre ! Que signifient donc ces paroles du général Changarnier, ces allusions aux prétoriens en débauche applaudies par vous ? Que signifient ces paroles de M. Thiers, également applaudies par vous : L’empire est fait ?
Que signifie ce pétitionnement ridicule et mendié pour la prolongation des pouvoirs ?
Qu’est-ce que la prolongation, s’il vous plaît ? C’est le consulat à vie. Où mène le consulat à vie ? À l’empire ! Messieurs, il y a là une intrigue ! Une intrigue, vous dis-je ! J’ai le droit de la fouiller. Je la fouille. Allons ! Le grand jour sur tout cela !
Il ne faut pas que la France soit prise par surprise et se trouve, un beau matin, avoir un empereur sans savoir pourquoi ! (Applaudissements.)
Un empereur ! Discutons un peu la prétention.
Quoi ! parce qu’il y a eu un homme qui a gagné la bataille de Marengo, et qui a régné, vous voulez régner, vous qui n’avez gagné que la bataille de Satory ! (Rires.)
À gauche. — Très bien ! très bien ! — Bravo !
M. Émile de Girardin. — Il l’a perdue.
M. Ferdinand Barrot[14]. — Il y a trois ans qu’il gagne une bataille, celle de l’ordre contre l’anarchie.
M. Victor Hugo. — Quoi ! parce que, il y a dix siècles de cela, Charlemagne, après quarante années de gloire, a laissé tomber sur la face du globe un sceptre et une épée tellement démesurés que personne ensuite n’a pu et n’a osé y toucher, — et pourtant il y a eu dans l’intervalle des hommes qui se sont appelés Philippe-Auguste, François Ier, Henri IV, Louis XIV ! Quoi ! parce que, mille ans après, car il ne faut pas moins d’une gestation de mille années à l’humanité pour reproduire de pareils hommes, parce que, mille ans après, un autre génie est venu, qui a ramassé ce glaive et ce sceptre, et qui s’est dressé debout sur le continent, qui a fait l’histoire gigantesque dont l’éblouissement dure encore, qui a enchaîné la révolution en France et qui l’a déchaînée en Europe, qui a donné à son nom, pour synonymes éclatants, Rivoli, Iéna, Essling, Friedland, Montmirail ! Quoi ! parce que, après dix ans d’une gloire immense, d’une gloire presque fabuleuse à force de grandeur, il a, à son tour, laissé tomber d’épuisement ce sceptre et ce glaive qui avaient accompli tant de choses colossales, vous venez, vous, vous voulez, vous, les ramasser après lui, comme il les a ramassés, lui, Napoléon, après Charlemagne, et prendre dans vos petites mains ce sceptre des titans, cette épée des géants ! Pour quoi faire ? (Longs applaudissements.) Quoi ! après Auguste, Augustule ! Quoi ! parce que nous avons eu Napoléon le Grand, il faut que nous ayons Napoléon le Petit ! (La gauche applaudit, la droite crie. La séance est interrompue pendant plusieurs minutes. Tumulte inexprimable.)
À gauche. — Monsieur le président, nous avons écouté M. Berryer ; la droite doit écouter M. Victor Hugo. Faites taire la majorité.
M. Savatier-Laroche. — On doit le respect aux grands orateurs. (À gauche : Très bien !)
M. de la Moskowa[15]. — M. le président devrait faire respecter le gouvernement de la république dans la personne du président de la république.
M. Lepic[16]. — On déshonore la république !
M. de la Moskowa. — Ces messieurs crient : Vive la république ! et insultent le président.
M. Ernest de Girardin. — Napoléon Bonaparte a eu six millions de suffrages ; vous insultez l’élu du peuple ! (Vive agitation au banc des ministres. — M. le président essaye en vain de se faire entendre au milieu du bruit.)
M. de la Moskowa. — Et, sur les bancs des ministres, pas un mot d’indignation n’éclate à de pareilles paroles !
M. Baroche, ministre des affaires étrangères[17]. — Discutez, mais n’insultez pas.
M. le président. — Vous avez le droit de contester l’abrogation de l’art. 45 en termes de droit, mais vous n’avez pas le droit d’insulter ! (Les applaudissements de l’extrême gauche redoublent et couvrent la voix de M. le président.)
M. le ministre des affaires étrangères. — Vous discutez des projets qu’on n’a pas, et vous insultez ! (Les applaudissements de l’extrême gauche continuent.)
Un membre de l’extrême gauche. — Il fallait défendre la république hier quand on l’attaquait !
M. le président. — L’opposition a affecté de couvrir d’applaudissements et mon observation et celle de M. le ministre, que la mienne avait précédée.
Je disais à M. Victor Hugo qu’il a parfaitement le droit de contester la convenance de demander la révision de l’article 45 en termes de droit, mais qu’il n’a pas le droit de discuter, sous une forme insultante, une candidature personnelle qui n’est pas en jeu.
Voix à l’extrême gauche. — Mais si, elle est en jeu.
M. Charras. — Vous l’avez vue vous-même à Dijon, face à face.
M. le président. — Je vous rappelle à l’ordre ici, parce que je suis président ; à Dijon, je respectais les convenances, et je me suis tu.
M. Charras. — On ne les a pas respectées envers vous.
M. Victor Hugo. — Je réponds à M. le ministre et à M. le président, qui m’accusent d’offenser M. le président de la république, qu’ayant le droit constitutionnel d’accuser M. le président de la république, j’en userai le jour où je le jugerai convenable, et je ne perdrai pas mon temps à l’offenser ; mais ce n’est pas l’offenser que de dire qu’il n’est pas un grand homme. (Vives réclamations sur quelques bancs de la droite.)
M. Briffaut. — Vos insultes ne peuvent aller jusqu’à lui.
M. de Caulaincourt. — Il y a des injures qui ne peuvent l’atteindre, sachez-le bien !
M. le président. — Si vous continuez après mon avertissement, je vous rappellerai à l’ordre.
M. Victor Hugo. — Voici ce que j’ai à dire, et M. le président ne m’empêchera pas de compléter mon explication. (Vive agitation.)
Ce que nous demandons à M. le président responsable de la république, ce que nous attendons de lui, ce que nous avons le droit d’attendre fermement de lui, ce n’est pas qu’il tienne le pouvoir en grand homme, c’est qu’il le quitte en honnête homme.
À gauche. — Très bien ! très bien !
M. Clary[18]. — Ne le calomniez pas, en attendant.
M. Victor Hugo. — Ceux qui l’offensent, ce sont ceux de ses amis qui laissent entendre que le deuxième dimanche de mai il ne quittera pas le pouvoir purement et simplement, comme il le doit, à moins d’être un séditieux.
Voix à gauche. — Et un parjure !
M. Vieillard[19]. — Ce sont là des calomnies, M. Victor Hugo le sait bien.
M. Victor Hugo. — Messieurs de la majorité, vous avez supprimé la liberté de la presse ; voulez-vous supprimer la liberté de la tribune ? (Mouvement.) Je ne viens pas demander de la faveur, je viens demander de la franchise. Le soldat qu’on empêche de faire son devoir brise son épée ; si la liberté de la tribune est morte, dites-le-moi, afin que je brise mon mandat. Le jour où la tribune ne sera plus libre, j’en descendrai pour n’y plus remonter. (À droite : Le beau malheur !) La tribune sans liberté n’est acceptable que pour l’orateur sans dignité. (Profonde sensation.)
Eh bien ! si la tribune est respectée, je vais voir. Je continue.
Non ! après Napoléon le Grand, je ne veux pas de Napoléon le Petit !
Allons ! respectez les grandes choses. Trêve aux parodies ! Pour qu’on puisse mettre un aigle sur les drapeaux, il faut d’abord avoir un aigle aux Tuileries ! Où est l’aigle ? (Longs applaudissements.)
M. Léon Faucher. — L’orateur insulte le président de la république. (Oui ! oui ! à droite.)
M. le président. — Vous offensez le président de la république. (Oui ! oui ! à droite. — M. Abbatucci[20] gesticule vivement.)
M. Victor Hugo. — Je reprends.
Messieurs, comme tout le monde, comme vous tous, j’ai tenu dans mes mains ces journaux, ces brochures, ces pamphlets impérialistes ou césaristes, comme on dit aujourd’hui. Une idée me frappe, et il m’est impossible de ne pas la communiquer à l’assemblée. (Agitation. L’orateur poursuit :) Oui, il m’est impossible de ne pas la laisser déborder devant cette assemblée. Que dirait ce soldat, ce grand soldat de la France, qui est couché là, aux Invalides, et à l’ombre duquel on s’abrite, et dont on invoque si souvent et si étrangement le nom ? que dirait ce Napoléon qui, parmi tant de combats prodigieux, est allé, à huit cents lieues de Paris, provoquer la vieille barbarie moscovite à ce grand duel de 1812 ? que dirait ce sublime esprit qui n’entrevoyait qu’avec horreur la possibilité d’une Europe cosaque, et qui, certes quels que fussent ses instincts d’autorité, lui préférait l’Europe républicaine ? que dirait-il, lui ! si, du fond de son tombeau il pouvait voir que son empire, son glorieux et belliqueux empire, a aujourd’hui pour panégyristes, pour apologistes, pour théoriciens et pour reconstructeurs, qui ? des hommes qui, dans notre époque rayonnante et libre, se tournent vers le nord avec un désespoir qui serait risible, s’il n’était monstrueux ? des hommes qui, chaque fois qu’ils nous entendent prononcer les mots démocratie, liberté, humanité, progrès, se couchent à plat ventre avec terreur et se collent l’oreille contre terre pour écouter s’ils n’entendront pas enfin venir le canon russe !
(Longs applaudissements à gauche. Clameurs à droite. — Toute la droite se lève et couvre de ses cris les dernières paroles de l’orateur. — À l’ordre ! à l’ordre ! à l’ordre.)
(Plusieurs ministres se lèvent sur leurs bancs et protestent avec vivacité contre les paroles de l’orateur. Le tumulte va croissant. Des apostrophes violentes sont lancées à l’orateur par un grand nombre de membres. MM. Bineau[21], le général Gourgaud et plusieurs autres représentants siégeant sur les premiers bancs de la droite se font remarquer par leur animation.)
M. le ministre des affaires Étrangères[22]. — Vous savez bien que cela n’est pas vrai ! Au nom de la France, nous protestons !
M. de Rancé[23]. — Nous demandons le rappel à l’ordre.
M. de Crouseilhes, ministre de l’instruction publique[24]. — Faites une application personnelle de vos paroles ! À qui les appliquez-vous ? Nommez ! nommez !
M. le président. — Je vous rappelle à l’ordre, monsieur Victor Hugo, parce que, malgré mes avertissements, vous ne cessez pas d’insulter.
Quelques voix à droite. — C’est un insulteur à gages !
M. Chapot. — Que l’orateur nous dise à qui il s’adresse.
M. de Staplande. — Nommez ceux que vous accusez, si vous en avez le courage ! (Agitation tumultueuse.)
Voix diverses à droite. — Vous êtes un infâme calomniateur. — C’est une lâcheté et une insolence. (À l’ordre ! à l’ordre !)
M. le président. — Avec le bruit que vous faites, vous avez empêché d’entendre le rappel à l’ordre que j’ai prononcé.
M. Victor Hugo. — Je demande à m’expliquer. (Murmures bruyants et prolongés.)
M. de Heeckeren[25]. — Laissez, laissez-le jouer sa pièce !
M. Léon Faucher, ministre de l’intérieur. — L’orateur… (Interruption à gauche.) L’orateur…
À gauche. — Vous n’avez pas la parole !
M. le président. — Laissez M. Victor Hugo s’expliquer. Il est rappelé à l’ordre.
M. le ministre de l’intérieur. — Comment ! messieurs, un orateur pourra insulter ici le président de la république… (Bruyante interruption à gauche.)
M. Victor Hugo. — Laissez-moi m’expliquer ! je ne vous cède pas la parole.
M. le président. — Vous n’avez pas la parole. Ce n’est pas à vous à faire la police de l’assemblée. M. Victor Hugo est rappelé à l’ordre ; il demande à s’expliquer ; je lui donne la parole, et vous rendrez la police impossible si vous voulez usurper mes fonctions.
M. Victor Hugo. — Messieurs, vous allez voir le danger des interruptions précipitées. (Plus haut ! plus haut !) J’ai été rappelé à l’ordre, et un honorable membre que je n’ai pas l’honneur de connaître…
Un membre sort des bancs de la droite, vient jusqu’au pied de la tribune et dit :
— C’est moi.
M. Victor Hugo. — Qui, vous ?
L’interrupteur. — Moi !
M. Victor Hugo. — Soit. Taisez-vous.
L’interrupteur. — Nous n’en voulons pas entendre davantage. La mauvaise littérature fait la mauvaise politique. Nous protestons au nom de la langue française et de la tribune française. Portez tout ça à la Porte-Saint-Martin, monsieur Victor Hugo.
M. Victor Hugo. — Vous savez mon nom, à ce qu’il paraît, et moi je ne sais pas le vôtre. Comment vous appelez-vous ?
L’interrupteur. — Bourbousson.
M. Victor Hugo. — C’est plus que je n’espérais. (Long éclat de rire sur tous les bancs. L’interrupteur regagne sa place.)
M. Victor Hugo, reprenant… — Donc, monsieur Bourbousson dit qu’il faudrait m’appliquer la censure.
Voix à droite. — Oui ! oui !
M. Victor Hugo. — Pourquoi ? Pour avoir qualifié comme c’est mon droit… (dénégations à droite) pour avoir qualifié les auteurs des pamphlets césaristes… (Réclamations à droite. — M. Victor Hugo se penche vers le sténographe du Moniteur et lui demande communication immédiate de la phrase de son discours qui a provoqué l’émotion de l’assemblée.)
Voix à droite. — M. Victor Hugo n’a pas le droit de faire changer la phrase au Moniteur.
M. le président. — L’assemblée s’est soulevée contre les paroles qui ont dû être recueillies par le sténographe du Moniteur. Le rappel à l’ordre s’applique à ces paroles, telles que vous les avez prononcées, et qu’elles resteront certainement. Maintenant, en vous expliquant, si vous les changez, l’assemblée sera juge.
M. Victor Hugo. — Comme le sténographe du Moniteur les a recueillies de ma bouche… (Interruptions diverses.)
Plusieurs membres. — Vous les avez changées ! — Vous avez parlé au sténographe ! (Bruit confus.)
M. de Panat, questeur, et autres membres. — Vous n’avez rien à craindre. Les paroles paraîtront au Moniteur comme elles sont sorties de la bouche de l’orateur.
M. Victor Hugo. — Messieurs, demain, quand vous lirez le Moniteur… (rumeurs à droite) quand vous y lirez cette phrase que vous avez interrompue et que vous n’avez pas entendue, cette phrase dans laquelle je dis que Napoléon s’étonnerait, s’indignerait de voir que son empire, son glorieux empire, a aujourd’hui pour théoriciens et pour reconstructeurs, qui ? des hommes qui, chaque fois que nous prononçons les mots démocratie, liberté, humanité, progrès, se couchent à plat ventre avec terreur, et se collent l’oreille contre terre pour écouter s’ils n’entendront pas enfin venir le canon russe…
Voix à droite. — À qui appliquez-vous cela ?
M. Victor Hugo. — J’ai été rappelé à l’ordre pour cela !
M. de Tréveneuc. — À quel parti vous adressez-vous ?
Voix à gauche. — À Romieu ! au Spectre rouge !
M. le président, à M. Victor Hugo. — Vous ne pouvez pas isoler une phrase de votre discours entier. Et tout cela est venu à la suite d’une comparaison insultante entre l’empereur qui n’est plus et le président de la république qui existe. (Agitation prolongée. — Un grand nombre de membres descendent dans l’hémicycle ; ce n’est qu’avec peine que, sur l’ordre de M. le président, les huissiers font reprendre les places et ramènent un peu de silence.)
M. Victor Hugo. — Vous reconnaîtrez demain la vérité de mes paroles.
Voix à droite. — Vous avez dit : Vous.
M. Victor Hugo. — Jamais, et je le dis du haut de cette tribune, jamais il n’est entré dans mon esprit un seul instant de s’adresser à qui que ce soit dans l’assemblée. (Réclamations et rires bruyants à droite.)
M. le président. — Alors l’insulte reste tout entière pour M. le président de la République.
M. de Heeckeren[26]. — S’il ne s’agit pas de nous, pourquoi nous le dire, et ne pas réserver la chose pour l’Événement ?
M. Victor Hugo, se tournant vers M. le président. — Vous voyez bien que la majorité se prétend insultée. Ce n’est pas du président de la République qu’il s’agit maintenant !
M. le président. — Vous l’avez traîné aussi bas que possible…
M. Victor Hugo. — Ce n’est pas là la question !
M. le président. — Dites que vous n’avez pas voulu insulter M. le président de la république dans votre parallèle, à la bonne heure ! (L’agitation continue ; des apostrophes d’une extrême violence, sont adressées à l’orateur et échangées entre plusieurs membres de droite et de gauche. M. Lefebvre-Duruflé, s’approchant de la tribune, remet à l’orateur une feuille de papier qu’il le prie de lire.)
M. Victor Hugo, après avoir lu. — On me transmet l’observation que voici, et à laquelle je vais donner immédiatement satisfaction. Voici :
« Ce qui a révolté l’assemblée, c’est que vous avez dit vous, et que vous n’avez pas parlé indirectement. »
L’auteur de cette observation reconnaîtra demain, en lisant le Moniteur, que je n’ai pas dit vous, que j’ai parlé indirectement, que je ne me suis adressé à personne directement dans l’assemblée. Et je répète que je ne m’adresse à personne.
Faisons cesser ce malentendu.
Voix à droite. — Bien ! bien ! Passez outre.
M. le président. — Faites sortir l’assemblée de l’état où vous l’avez mise.
Messieurs, veuillez faire silence.
M. Victor Hugo. — Vous lirez demain le Moniteur qui a recueilli mes paroles, et vous regretterez votre précipitation. Jamais je n’ai songé un seul instant à un seul membre de cette assemblée, je le déclare, et je laisse mon rappel à l’ordre sur la conscience de M. le président. (Mouvement. — Très bien ! très bien !)
Encore un instant, et je descends de la tribune.
(Le silence se rétablit sur tous les bancs. L’orateur se tourne vers la droite.)
Monarchie légitime, monarchie impériale ! qu’est-ce que vous nous voulez ? Nous sommes les hommes d’un autre âge. Pour nous, il n’y a de fleurs de lys qu’à Fontenoy, et il n’y a d’aigles qu’à Eylau et à Wagram.
Je vous l’ai déjà dit, vous êtes le passé. De quel droit mettez-vous le présent en question ? qu’y a-t-il de commun entre vous et lui ? Contre qui et pour qui vous coalisez-vous ? Et puis, que signifie cette coalition ? Qu’est-ce que c’est que cette alliance ? Qu’est-ce que c’est que cette main de l’empire que je vois dans la main de la légitimité ? Légitimistes, l’empire a tué le duc d’Enghien ! Impérialistes, la légitimité a fusillé Murat ! (Vive impression.)
Vous vous touchez les mains ; prenez garde, vous mêlez des taches de sang ! (Sensation.)
Et puis qu’espérez-vous ? détruire la république ? Vous entreprenez là une besogne rude. Y avez-vous bien songé ? Quand un ouvrier a travaillé dix-huit heures, quand un peuple a travaillé dix-huit siècles, et qu’ils ont enfin l’un et l’autre reçu leur paiement, allez donc essayer d’arracher à cet ouvrier son salaire et à ce peuple sa république ?
Savez-vous ce qui fait la république forte ? savez-vous ce qui la fait invincible ? savez-vous ce qui la fait indestructible ? Je vous l’ai dit en commençant, et en terminant je vous le répète, c’est qu’elle est la somme du labeur des générations, c’est qu’elle est le produit accumulé des efforts antérieurs, c’est qu’elle est un résultat historique autant qu’un fait politique, c’est qu’elle fait pour ainsi dire partie du climat actuel de la civilisation, c’est qu’elle est la forme absolue, suprême, nécessaire, du temps où nous vivons, c’est qu’elle est l’air que nous respirons, et qu’une fois que les nations ont respiré cet air-là, prenez-en votre parti, elles ne peuvent plus en respirer d’autre ! Oui, savez-vous ce qui fait que la république est impérissable ? C’est qu’elle s’identifie d’un côté avec le siècle, et de l’autre avec le peuple ! elle est l’idée de l’un et la couronne de l’autre !
Messieurs les révisionnistes, je vous ai demandé ce que vous vouliez. Ce que je veux, moi, je vais vous le dire. Toute ma politique, la voici en deux mots. Il faut supprimer dans l’ordre social un certain degré de misère, et dans l’ordre politique une certaine nature d’ambition. Plus de paupérisme et plus de monarchisme. La France ne sera tranquille que lorsque, par la puissance des institutions qui donneront du travail et du pain aux uns et qui ôteront l’espérance aux autres, nous aurons vu disparaître du milieu de nous tous ceux qui tendent la main, depuis les mendiants jusqu’aux prétendants. (Explosion d’applaudissements. — Cris et murmures à droite.)
M. le président. — Laissez donc finir, pour l’amour de Dieu ! (On rit.)
M. Belin. — Pour l’amour du dîner.
M. le président. — Allons ! de grâce ! de grâce !
M. Victor Hugo. — Messieurs, il y a deux sortes de questions, les questions fausses et les questions vraies.
L’assistance, le salaire, le crédit, l’impôt, le sort des classes laborieuses… — eh ! mon Dieu ! ce sont là des questions toujours négligées, toujours ajournées ! Souffrez qu’on vous en parle de temps en temps ! Il s’agit du peuple, messieurs ! Je continue. — Les souffrances des faibles, du pauvre, de la femme, de l’enfant, l’éducation, la pénalité, la production, la consommation, la circulation, le travail, qui contient le pain de tous, le suffrage universel, qui contient le droit de tous, la solidarité entre hommes et entre peuples, l’aide aux nationalités opprimées, la fraternité française produisant par son rayonnement la fraternité européenne, — voilà les questions vraies.
La légitimité, l’empire, la fusion, l’excellence de la monarchie sur la république, les thèses philosophiques qui sont grosses de barricades, le choix entre les prétendants, — voilà les fausses questions.
Il faut bien vous le dire, vous quittez les questions vraies pour les fausses questions ; vous quittez les questions vivantes pour les questions mortes. Quoi ! c’est là votre intelligence politique ! Quoi ! c’est là le spectacle que vous nous donnez ! Le législatif et l’exécutif se querellent, les pouvoirs se prennent au collet ; rien ne se fait, rien ne va ; de vaines et pitoyables disputes ; les partis tiraillent la constitution dans l’espoir de déchirer la république ; les hommes se démentent, l’un oublie ce qu’il a juré, les autres oublient ce qu’ils ont crié ; et pendant ces agitations misérables, le temps, c’est-à-dire la vie, se perd !
Quoi ! c’est là la situation que vous nous faites ! la neutralisation de toute autorité par la lutte, l’abaissement, et, par conséquent, l’effacement du pouvoir, la stagnation, la torpeur, quelque chose de pareil à la mort ! Nulle grandeur, nulle force, nulle impulsion. Des tracasseries, des taquineries, des conflits, des chocs. Pas de gouvernement !
Et cela, dans quel moment ?
Au moment où, plus que jamais, une puissante initiative démocratique est nécessaire ! au moment où la civilisation, à la veille de subir une solennelle épreuve, a, plus que jamais, besoin de pouvoirs actifs, intelligents, féconds, réformateurs, sympathiques aux souffrances du peuple, pleins d’amour et, par conséquent, pleins de force ! au moment où les jours troublés arrivent ! au moment où tous les intérêts semblent prêts à entrer en lutte contre tous les principes ! au moment où les problèmes les plus formidables se dressent devant la société et l’attendent avec des sommations à jour fixe ! au moment où 1852 s’approche, masqué, effrayant, les mains pleines de questions redoutables ! au moment où les philosophes, les publicistes, les observateurs sérieux, ces hommes qui ne sont pas des hommes d’état, qui ne sont que des hommes sages, attentifs, inquiets, penchés sur l’avenir, penchés sur l’inconnu, l’œil fixé sur toutes ces obscurités accumulées, croient entendre distinctement le bruit monstrueux de la porte des révolutions qui se rouvre dans les ténèbres. (Vive et universelle émotion. Quelques rires à droite.)
Messieurs, je termine. Ne nous le dissimulons pas, cette discussion, si orageuse qu’elle soit, si profondément qu’elle remue les masses, n’est qu’un prélude.
Je le répète, l’année 1852 approche. L’instant arrive où vont reparaître, réveillées et encouragées par la loi fatale du 31 mai, armées par elle pour leur dernier combat contre le suffrage universel garrotté, toutes ces prétentions dont je vous ai parlé, toutes ces légitimités antiques qui ne sont que d’antiques usurpations ! L’instant arrive où une mêlée terrible se fera de toutes les formes déchues, impérialisme, légitimisme, droit de la force, droit divin, livrant ensemble l’assaut au grand droit démocratique, au droit humain ! Ce jour-là, tout sera, en apparence, remis en question. Grâce aux revendications opiniâtres du passé, l’ombre couvrira de nouveau ce grand et illustre champ de bataille des idées et du progrès qu’on appelle la France. Je ne sais pas ce que durera cette éclipse, je ne sais pas ce que durera ce combat ; mais ce que je sais, ce qui est certain, ce que je prédis, ce que j’affirme, c’est que le droit ne périra pas ! c’est que, quand le jour reparaîtra, on ne retrouvera debout que deux combattants, le peuple et Dieu ! (Immense acclamation. — Tous les membres de la gauche reçoivent l’orateur au pied de la tribune, et lui serrent la main. La séance est suspendue pendant dix minutes, malgré la voix de M. Dupin et les cris des huissiers.)
- ↑ M. de Melun avait proposé à l’assemblée législative, au début de ses travaux, de « nommer dans les bureaux une commission de trente membres, pour préparer et examiner les lois relatives à la prévoyance et à l’assistance publique ». Le rapport sur cette proposition fut déposé à la séance du 23 juin 1849. La discussion s’ouvrit le 9 juillet suivant.
Victor Hugo prit le premier la parole. Il parla en faveur de la proposition, et demanda que la pensée en fût élargie et étendue.
Ce débat fut caractérisé par un incident utile à rappeler. Victor Hugo avait dit : « Je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère. »
Son assertion souleva de nombreuses dénégations sur les bancs du côté droit. M. Poujoulat interrompit l’orateur : « C’est une erreur profonde ! » s’écria-t-il. Et M. Benoît d’Azy soutint, aux applaudissements de la droite et du centre, qu’il était impossible de faire disparaître la misère. La proposition de M. de Melun fut votée à l’unanimité.
(Note de l’éditeur.) - ↑ Le triste épisode de l’expédition contre Rome est trop connu pour qu’il soit nécessaire de donner un long sommaire à ce discours. Tout le monde se rappelle que l’assemblée constituante avait voté un crédit de 1 200 000 francs pour les premières dépenses d’un corps expéditionnaire en destination de l’Italie, sur la déclaration expresse du pouvoir exécutif que cette force devait protéger la péninsule contre les envahissements de l’Autriche. On se rappelle aussi qu’en apprenant l’attaque de Rome par les troupes françaises sous les ordres du général Oudinot, l’assemblée constituante vota un ordre du jour qui prescrivait au pouvoir exécutif de ramener à sa pensée primitive l’expédition détournée de son but.
Dès que l’assemblée législative, dont la majorité était sympathique à la destruction de la république romaine, fut réunie, ordre fut donné au général Oudinot d’attaquer Rome et de l’enlever coûte que coûte. — La ville fut prise, et le pape restauré.
Le président de la République française écrivit à son aide de camp M. Edgard Ney, une lettre, qui fut rendue publique, où il manifestait son désir d’obtenir du pape des institutions en faveur de la population des états romains.
Le pape ne tint aucun compte de la recommandation de son restaurateur, et publia une bulle qui consacrait le despotisme le plus absolu du gouvernement clérical dans son domaine temporel.
La question romaine, déjà débattue plusieurs fois dans le sein de l’assemblée législative, y fut agitée de nouveau, à propos d’une demande de crédits supplémentaires, dans les séances du 18 et du 19 octobre 1849.
C’est dans cette discussion que M. Thuriot de la Rosière soutint que Rome et la papauté étaient la propriété indivise de la catholicité.
Victor Hugo soutint au contraire, la thèse « si chère à l’Italie, dit-il, de la sécularisation et de la nationalité ». (Note de l’éditeur)
- ↑ Le parti catholique, en France, avait obtenu de M. Louis Bonaparte que le ministère de l’instruction publique fût confié à M. de Falloux.
L’assemblée législative, où le parti du passé arrivait en majorité, était à peine réunie que M. de Falloux présentait un projet de loi sur l’enseignement. Ce projet, sous prétexte d’organiser la liberté d’enseigner, établissait, en réalité, le monopole de l’instruction publique en faveur du clergé. Il avait été préparé par une commission extra-parlementaire choisie par le gouvernement, et où dominait l’élément catholique. Une commission de l’assemblée, inspirée du même esprit, avait combiné les innovations de la loi de telle façon que l’enseignement laïque disparaissait devant l’enseignement catholique.
La discussion sur le principe général de la loi s’ouvrit le 14 janvier 1850. — Toute la première séance et la moitié de la seconde journée du débat furent occupées par un très habile discours de M. Barthélemy Saint-Hilaire.
Après lui, M. Parisis, évêque de Langres, vint à la tribune donner son assentiment à la loi proposée, sous quelques réserves toutefois, et avec certaines restrictions.
M. Victor Hugo, dans cette même séance, répondit au représentant du parti catholique.
C’est dans ce discours que le mot droit de l’enfant a été prononcé pour la première fois. (Note de l’éditeur.)
- ↑ Note : Par son message du 31 octobre 1849, M. Louis Bonaparte avait
congédié un ministère indépendant et chargé un ministère subalterne de
l’exécution de sa pensée.
Quelques jours après, M. Rouher, ministre de la justice, présenta un projet de loi sur la déportation.
Ce projet contenait deux dispositions principales, la déportation simple dans l’île de Pamanzi et les Marquises, et la déportation compliquée de la détention dans une enceinte fortifiée, la citadelle de Zaoudzi, près l’île Mayotte.
La commission nommée par l’assemblée adopta la pensée du projet, l’emprisonnement dans l’exil. Elle l’aggrava même en ce sens qu’elle autorisait l’application rétroactive de la loi aux condamnés antérieurement à sa promulgation. Elle substitua l’île de Noukahiva à l’île de Pamanzi, et la forteresse de Vaithau, îles Marquises, à la citadelle de Zaoudzi.
C’était bien là ce que le déporté Tronçon-Ducoudray avait qualifié la guillotine sèche.
M. Victor Hugo prit la parole contre cette loi dans la séance du 5 avril 1850.
Le lendemain du jour où ce discours fut prononcé, une souscription fut faite pour le répandre dans toute la France. M. Émile de Girardin demanda qu’une médaille fût frappée à l’effigie de l’orateur, et portât pour inscription la date, 5 avril 1850, et ces paroles extraites du discours :
« Quand les hommes mettent dans une loi l’injustice, Dieu y met la justice, et il frappe avec cette loi ceux qui l’ont faite. »
Le gouvernement permit la médaille, mais défendit l’inscription.
(Note de l’éditeur.) - ↑ Ce discours fut prononcé durant la discussion du projet qui devint la funeste loi du 31 mai 1850.
Ce projet avait été préparé, de complicité avec M. Louis Bonaparte, par une commission spéciale de dix-sept membres. (Note de l’éditeur.)
- ↑ Depuis le 24 février 1848, les journaux étaient affranchis de l’impôt du timbre.
Dans l’espoir de tuer, sous une loi d’impôt, la presse républicaine, M. Louis Bonaparte fit présenter à l’assemblée une loi fiscale, qui rétablissait le timbre sur les feuilles périodiques.
Une entente cordiale, scellée par la loi du 31 mai, régnait alors entre le président de la république et la majorité de la législative. La commission nommée par la droite donna un assentiment complet à la loi proposée.
Sous l’apparence d’une simple disposition fiscale, le projet soulevait la grande question de la liberté de la presse.
C’est l’époque où M. Rouher disait : la catastrophe de Février.
(Note de l’éditeur.) - ↑ La commission qui proposait la loi, de connivence avec le président, se composait de dix-sept membres.
- ↑ On se rappelle la catastrophe de chemin de fer à Fampoux.
- ↑ M. Louis Bonaparte, voulant se perpétuer, proposait la révision de la constitution, M. Victor Hugo la combattit.
Ce discours fut prononcé après la belle harangue de M. Michel (de Bourges) sur la même question.
Les débats semblaient épuisés par le discours du représentant du Cher ; M. Victor Hugo les ranima en imprimant un nouveau tour à la discussion. M. Michel (de Bourges) avait usé de ménagements infinis ; il avait été écouté avec calme. M. Victor Hugo, laissant de côté les précautions oratoires, entra dans le vif de la question. Il attaqua la réaction de face. Après lui, la discussion, détournée de son terrain par M. Baroche, fut close.
La proposition de révision fut rejetée.
(Note de l’éditeur.) - ↑ Mot de M. de Morny.
- ↑ Ce mot, les États-Unis d’Europe, fit un effet d’étonnement. Il était nouveau. C’était la première fois qu’il était prononcé à la tribune. Il indigna la droite, et surtout l’égaya. Il y eut une explosion de rires, auxquels se mêlaient des apostrophes de toutes sortes. Le représentant Bancel en saisit au passage quelques-unes, et les nota. Les voici :
M. de Montalembert. — Les États-Unis d’Europe ! C’est trop fort. Hugo est fou.
M. Molé. — Les États-Unis d’Europe ! Voilà une idée ! Quelle extravagance !
M. Quentin-Bauchard. — Ces poëtes ! (Note de l’éditeur.)
- ↑ Plus tard sénateur de l’empire, à 30, 000 francs par an.
- ↑ Sénateur, sous l’empire, à 30, 000 francs par an.
- ↑ Sénateur de l’empire, à 30, 000 francs par an.
- ↑ Sénateur de l’empire, à 30, 000 francs par an.
- ↑ Plus tard, aide de camp de l’empereur.
- ↑ Président du conseil d’état de l’empire, à 150, 000 francs par an.
- ↑ Sénateur de l’empire, à 30, 000 francs par an.
- ↑ Sénateur de l’empire.
- ↑ Ministre de la justice de l’empire, 120, 000 francs par an.
- ↑ Sénateur, 30,000 francs, et ministre des finances de l’empire, 120,000 francs ; total, 150,000 francs par an.
- ↑ Le même Baroche.
- ↑ Commissaire général de police de l’empire, à 40,000 francs par an.
- ↑ Sénateur de l’empire, à 30,000 francs par an.
- ↑ Sénateur de l’empire.
- ↑ Sénateur.