Discours à l’assemblée du marché Bonsecours

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Discours à l’assemblée du marché Bonsecours
paru dans le Canadien, du 21 avril au 8 mai 1848
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Discours à l’assemblée
du marché Bonsecours

par Louis-Joseph Papineau

Journal le Canadien — Québec
(Publié dans les publications du 21 avril, 3, 5 et 8 mai 1848)



ASSEMBLÉE DU MARCHÉ BONSECOURS.


discours prononcé par l’honorable l. j. papineau


Oui, Messieurs de l’Institut-Canadien et Messieurs de l’Association canadienne des townships, j’applaudis de grand cœur à votre proposition, au patriotisme éclairé qui vous l’a inspirée, à l’habile organisation que vous allez nous proposer d’adopter, aux persévérans et généreux efforts, par lesquels vous accomplirez votre sainte mission. Comme les mots Dieu et charité contiennent le symbole le plus concis de nos devoirs religieux, de même les mots honneur, patrie et nationalité contiennent le principe des plus hautes vertus civiles, le symbole le plus concis de nos premiers devoirs de citoyen. Je souhaite de toute l’ardeur des vœux les plus passionnés de mon âme, la perpétuité de cette précieuse nationalité.

Notre patriotique clergé, dont je vois les premiers dignitaires ici présents, vous prête à l’unanimité son influence et son appui, c’est un gage infaillible de succès. J’y vois son chef, notre digne évêque si justement aimé et vénéré par tout son peuple et par tous les vertueux pasteurs, qui, à son exemple et sous sa direction, instruisent et édifient le peuple. J’y vois le supérieur de cette maison de St. Sulpice, sous les auspices de laquelle cette ville a été fondée, cette île a été défrichée, au prix du sang de ses prêtres, coulant à flots, mêlé à celui des premiers colons, nos vénérables ancêtres.

Nos pères furent les martyrs volontaires de leur piété et de leur patriotisme. De leur piété, fondant ici une société régénérée qui, pendant une longue suite d’années, a présenté un spectacle d’innocence, de vertu, de fraternité, de périlleuse et infatigable industrie, tel que les annales ecclésiastiques n’offrent rien de plus édifiant ; tel que les annales civiles et militaires n’offrent rien de plus chevaleresque dans la guerre, rien de plus audacieux et entreprenant dans les voyages de découvertes, rien de plus persévérant dans les travaux de colonisation. Ils furent les martyrs volontaires de leur patriotisme ceux qui voulant que, dans l’avenir, le beau nom de Francs ou hommes libres, de Français, devînt grand et impérissable dans le nouveau monde, comme il l’était dans l’ancien, l’apportèrent dans la Nouvelle-France, sachant bien que, pour beaucoup d’entre eux, c’était venir tomber sous le casse-tête, ou être brûlés vifs au fatal poteau de l’Iroquois.

Je vois ici une assemblée plus nombreuse qu’aucune autre qu’il y ait eu en Canada avant ce jour. Cette présence inusitée des chefs de notre clergé, dans une réunion qui s’occupe d’intérêts temporels, vous révèle quel sera le zèle et le concours unanime et puissant de tous ses membres, est une manifestation qu’ils regardent cette œuvre comme une œuvre sainte, vitale et indispensable à la conservation du peuple qu’il chérit. Eh bien ! eux, ces recommandables ecclésiastiques ; vous, ce torrent populaire accouru ici et qui nous garantit que le sentiment qui l’y appelle anime l’universalité de nos compatriotes ; vous, généreux missionnaire Irlandais, qui aimez vos frères adoptifs comme vos frères nationaux, comme en général ils s’aiment mutuellement, et qui avez le premier appelé l’attention du pays sur l’objet vital qui nous intéresse tous, le prochain établissement des townships, pour élever à la dignité de cultivateurs indépendants une foule de ceux qui autrement s’expatrieraient pour rester serviteurs à l’étranger ; vous, forte jeunesse, l’espoir et l’honneur de la patrie, qui, à la voix du dévoué, de l’éloquent M. O’Reilly, avez commencé l’organisation de notre association, vous tous, et moi avec vous tous, avons la foi la plus vive, avons les convictions les plus intimes, que cette nationalité Franco-Canadienne est le premier de nos droits d’hommes et de citoyens, le plus imprescriptible de nos droits naturels. La première cause des nationalités de chaque peuple, c’est la langue maternelle. Que chacun de nous se demande comment est né, comment a grandi son amour de sa nationalité, il saura comment est né, combien est fort cet amour dans les cœurs et la volonté des 600,000 frères dont il est, dans le Bas-Canada, une unité. Il nous est inspiré, dès nos plus tendres années, par les premières leçons de nos pères, par les premiers mots que nous avons balbutiés : papa, patrie ; par la première page où nous avons épelé les mots Dieu, France, Canada. Ce n’était qu’un sentiment du cœur avant que nous ayons pu parler. Il s’est fortifié à mesure que notre raison s’est développée. Il a grandi avec nous tous les jours de notre existence : pendant nos jeux avec les amis de notre enfance ; pendant nos études commencées dans la langue maternelle, dès notre première jeunesse, et qui doivent se continuer jusqu’à notre extrême vieillesse ; avec nos premiers succès de jeune homme dans quelque carrière que nous soyons entrés, cléricale ou laïque ; avec les heureux engagements du mariage ; avec les joies et les douleurs, les jouissances ou les anxiétés, que nous donnent tour-à-tour la venue ou la perte, la santé ou la maladie, les succès ou les revers de nos enfants ; avec les grandes joies du petit nombre de jours où la cause de la patrie a eu quelques légers succès ; avec les douleurs déchirantes des jours plus nombreux de ses pleurs, si abondans, de son deuil si lugubre, que l’on peut dire d’elle aussi, « elle a perdu ses enfants, et ne peut être consolée, parce qu’ils ne sont plus ; » de son veuvage si douloureux que, quoique le respect pour ceux qui ont souffert pour elle, soit une dette et un culte qui leur sont dus, il est mieux de le nourrir en nos cœurs et de n’en parler que rarement.

Il a grandi pour moi, cet amour du pays, avec toutes les fortes émotions que j’ai éprouvées. Il grandira avec toutes celles que j’éprouverai, jusqu’au moment suprême où la dernière pulsation de mon cœur sera pour la patrie et la nationalité franco-canadienne.

Et ma raison me dit que mes affections sont bien placées. Tout ce que j’ai appris par les hommes et par les livres, par l’exil et par les voyages, par l’observation et la réflexion, m’a convaincu que, sous les rapports de moralité, de bonnes manières et de talents naturels, il n’y avait pas au monde une nationalité meilleure que la nôtre. Si ses talents naturels ne sont pas aussi généralement cultivés qu’ils auraient dû l’être, c’est la suite des décrets inscrutables de la Providence, qui, pendant les longues années de notre minorité, nous a placés sous la tutelle d’une puissance étrangère, éloignée, insouciante de nous, souvent inintelligente par ses agents locaux, sur les meilleurs moyens à prendre pour que ces talents naturels fussent fructueusement cultivés ; long-temps hostile à ce qu’ils le fussent du tout ; néanmoins, ils se sont développés avec un succès qui, dans tous les temps, nous a permis de soutenir avantageusement la comparaison dans la chaire, à la tribune, au barreau et sur le banc des juges, avec ce que les étrangers nous y ont montré de mieux.

Cet immense service, nous le devons à nos collèges, dans les beaux établissements que les rois, l’église et les particuliers, dans la grande et vieille France, et la piété de nos ancêtres, dans la nouvelle France, avec la plus prévoyante libéralité, avaient déjà fondés et dotés, quand la colonie n’avait que dix mille habitants, sur une échelle assez grande, sur une base assez solide pour bien fournir à tous les besoins de haute éducation, après qu’elle eut près de deux cent mille habitants ; après que le mieux dirigé de tous nos collèges, celui qui nous était le plus cher par l’importance et l’éclat des services rendus, par le grand nombre d’illustrations canadiennes qu’il avait formées, le collège des Jésuites, nous eût été dérobé. Un gouvernement, banqueroute à ses devoirs envers nous, n’a pu payer pour loger ses soldats. Il a trouvé plus économique de chasser les enfants du sol, de l’enceinte où, depuis plus de cent ans, leurs pères avaient été formés à l’exercice de toutes les vertus, et instruits à bien servir la patrie canadienne, dans tous les états, depuis la noble profession de simples cultivateurs jusqu’aux charges importantes de gouverneurs particuliers et de gouverneurs généraux. Les Longueil, plusieurs fois gouverneurs particuliers dans le Canada, et gouverneurs généraux de la Louisiane, avaient étudié dans ce collège. Ce d’Iberville, l’un d’eux, dont les exploits sont si brillants que, s’ils n’avaient eu lieu dans des temps récents, où le pyrrhonisme de l’histoire est impossible, ses faits d’armes paraîtraient impossibles et fabuleux, lui qui, dans une après-dînée, emporte trois vaisseaux anglais, chacun d’eux plus puissant que le sien en grandeur, force d’équipage et nombre de canons, et qui n’aborde et n’enlève le dernier que pour voir à l’instant même le sien s’enfoncer et disparaître dans les flots de la mer, pour briller à jamais dans ceux de la gloire et dans les fastes du Canada. Lui qui a porté l’honneur et la terreur du nom canadien dans toute l’étendue de l’Amérique du Nord, depuis les glaces de son pôle jusqu’aux feux de son tropique, par la crainte que commande l’héroïsme dans les combats et par l’illustration que confère le génie des découvertes dans les plus périlleuses et les plus habiles navigations : il avait étudié dans ce collége.

Ses frères, les Maricourt, Châteauguay, Bienville, Ste. Hélène, partant de Montréal en raquette, pour remonter l’Ottawa et pénétrer par terre durant plusieurs semaines de marche, et ensuite se faire des canots, pour descendre à la baie d’Hudson, et là, enlever des garnisons plus nombreuses qu’eux, barricadées dans des forts munis de canons déchargés contre des assaillants, qui avaient consommé ce qu’ils pouvaient porter de munitions, pour se procurer, par la chasse, la nourriture nécessaire pendant un si long voyage ; n’ayant plus, pour échapper à la mort par la faim ou par la mitraille, que la hache qui enfonçait ces forts ; et fesant prisonniers hommes et canons, par des attaques aussi téméraires en apparence, et des succès aussi merveilleux et étranges que l’étaient ceux de leur frère dans les eaux voisines : en vue les uns des autres, dans la joie du triomphe et dans le deuil de la mort de Châteauguay et d’un grand nombre des héros qu’ils commandaient : ils y avaient étudié.

Nos familles à noms historiques y avaient étudié, tel que Joliet fesant pour la France la carte régulière du golfe St. Laurent, et avec Marquette son instituteur peut-être, allant sous la protection de la croix portée par le père, du calumet de paix porté par le disciple, au milieu d’innombrables tribus sauvages, à la découverte du père des grandes eaux. Ces premiers pionniers qui ont été, non en recherche chimérique de la fontaine de Jouvence, ni en marche criminelle d’extermination contre les malheureux indigènes, comme l’avait fait Ponce de Léon, mais pour appeler ces indigènes à l’amour de la foi chrétienne et de la France civilisatrice ; hardis pionniers qui voulaient que l’agriculture et les arts étalassent un jour leurs bienfaits dans cette vallée du Mississippi, et qui ont ouvert la route aux huit millions d’hommes qui, depuis eux, ont marché sur leur trace, et qui sont sans contredit, pour plus des trois quarts d’entre eux, la portion la plus heureuse qu’il y ait au monde de la grande famille humaine, avaient l’un enseigné, l’autre étudié dans ce collège.

Les Lotbinière, illustres dans la magistrature et dans les armes, dont l’un a élevé ces fortifications de Carillon sous lesquelles sont venus s’abîmer cinq mille des douze mille hommes de troupe réglée et de milice qui attaquaient des troupes françaises et des milices canadiennes, formant à peine le quart du nombre de leurs braves assaillants présomptueusement mal dirigés par Abercrombie, y avaient étudié.

Contrecœur, commandant à la Monongahéla, Malengueulée des Canadiens, dont une poignée avaient obtenu au fort Duquesne un succès plus grand encore, y avaient étudié. C’est en cette occasion que, pour la première fois, parut avec tant d’éclat ce Washington, grand à son début quand il sauve les restes des forces anglaises, et plus grand encore quand, plus tard il les conquiert, les disperses ou les fait captives : grande gloire militaire qui, comme celle de Bayard, fut toujours sans tache, sans peur et sans reproche. Les de Rouville, de Saint-Ours, de Repentigny, de Beaujeu, de Boucherville, Duchesnay, de Vaudreuil, gouverneur général de la Nouvelle-France, et un nombre infini d’autres Canadiens, les uns illustres dans l’église, l’armée, la marine, les découvertes ; les autres habiles dans les métiers et la culture, dans tous les rangs de la vie civile, avaient puisé dans ce collège national l’excellente éducation qui a tant contribué à l’utilité et à la gloire de la patrie. Toutes les familles aisées de toutes les paroisses du pays y envoyaient leurs enfants, qui, revenus au sein de la famille et de la paroisse, y ont formé ce caractère national qui a si souvent arraché même à l’étranger prévenu et, sous tous autres rapports, hostile, mal voyant, et voyant le mal qui n’était pas, l’aveu que les cultivateurs canadiens étaient, par leurs manières un peuple de gentilshommes, par leur moralité et leur hospitalité un peuple patriarcal.

C’est cette masse de beaucoup plus des neuf dixièmes d’entre nous, qui n’a pas de motifs, ni le désir, ni la possibilité de se métamorphoser de cœur ni de bouche, ou de se masquer à l’extérieur par des propos menteurs, étrangers à sa nationalité, qui la sauve et qui assure sa perpétuité dans une grande partie des limites du Bas-Canada, que de proche en proche elle est destinée à peupler et à défricher.

La plupart des comtés n’ont pas de familles anglaises établies dans leurs limites. Les masses n’y ont ni pressants motifs, ni facilités prochaines d’apprendre l’anglais. Que cela vienne peu à peu par les voies de la persuasion, c’est désirable ; mais que ce soit imposé par la loi ou par l’insulte, ou par l’infériorité politique vis-à-vis de ceux qui ne parlent qu’une autre langue, c’est injuste autant qu’insensé. L’homme qui parle les deux langues est ici mieux qualifié pour tous les devoirs de la vie publique que celui qui n’en parle qu’une : en ceci encore les Canadiens avaient l’avantage du nombre et de la popularité près des masses, et là encore l’aveugle, l’étroite partialité d’un gouvernement de minorité, a mieux aimé la discorde et la pauvreté pour tout le pays que sa juste quote-part du pouvoir pour la majorité. Il dit aujourd’hui qu’il veut changer de conduite ; il fait le contraire de ce qu’il dit. Qu’il se hâte de mettre d’accord la pratique avec les phrases, pour que les mots fatidiques « il est trop tard » ne deviennent pas vrais ; qu’il se hâte, s’il ne veut pas détruire bien vite toute créance dans de fallacieuses promesses.

D’autres pays ont des villes plus belles que les nôtres, aucun autre n’a d’aussi belles campagnes, aussi judicieusement distribuées en longues rues à établissements rapprochés. Cette méthode, mieux qu’aucune autre, peut vaincre les difficultés infinies de premier défrichement, d’entretien des routes, de dessèchement des terres par les fossés et par l’évaporation. Elle assure la fuite des animaux sauvages qui dévorent les moissons. Elle est enfin la meilleure de toutes pour nourrir l’esprit de sociabilité et de bon voisinage. Elle a puissamment aidé à l’établissement de cette pratique si générale, si utile et touchante, qui prévaut parmi nos cultivateurs et établit entre eux des sociétés d’assurance mutuelle, sans primes, sans acte d’incorporation, sans avocats ni chicanes subtiles, pour savoir si la société réparera le dommage souffert. Que l’ouragan renverse, que le feu du ciel, ou la négligence des hommes, occasionnent l’incendie de la maison ou des bâtiments de quelqu’un d’eux : de tout le voisinage qui est nombreux, chacun apporte sa quote-part volontaire de bois, pierre, fer et travail pour qu’au plus vite son frère soit rétabli dans une maison et des bâtiments plus grands que ceux qu’il a perdus. Si c’est durant la moisson, lorsque sa récolte peut être détruite par le délai, le curé, après avoir donné un bon sermon du dimanche sur la charité, donnera un bon exemple de charité, en se mettant à la tête d’une grande foule, pour porter comme les autres sa quote-part de matériaux ou de travail. Il aura consolé une famille malheureuse, édifié tous ses paroissiens, mais hélas ! excité la colère de quelque étranger, parcourant sa paroisse dans un marche-donc, et écrivant une page ingénieuse, sur l’horrible dépravation des Canadiens, profanant le sabbat. Elle rend enfin la fréquentation des écoles plus facile qu’elle ne l’est dans le système de plus grands lots de terre, moins régulièrement concédés et plus éparpillés sur de larges surfaces.

D’autres pays ont des magistratures plus habiles et plus étrangères aux nominations et aux passions politiques, que ne l’ont été les nôtres ; des barreaux, des notariats, des corps scientifiques et artistiques, supérieurs aux nôtres. Ceux-ci ont été découragés par le système étroit d’un gouvernement aveugle et ingrat, à qui notre nationalité seule, qui ne comprit pas en 1775 la justice de la cause des treize colonies, a conservé un pied-à-terre en Amérique. Depuis plus de 80 ans, ce gouvernement complote et conjure la ruine d’une nationalité qui, alors comme en 1812, retarda la consolidation de toute l’Amérique du Nord, sous la glorieuse bannière étoilée.

« Sa haine se consume en efforts impuissants. »

Elle est restée debout cette nationalité comme un arbre qui, frappé de la foudre, a perdu des rameaux qui faisaient sa fierté et son ornement, mais qui, tirant sa vie du sol, renaît, après avoir été mutilé, aussi vivace et tenace qu’il l’était avant le passage de la tempête.

Ceux-là ont été encouragés par des gouvernements nationaux qui s’identifient avec toutes les gloires nationales, et consacrent les plus somptueux de leurs monuments par des inscriptions aussi fortement inspiratrices des plus hautes pensées, des plus héroïques dévouements, de l’amour sans bornes de la patrie, avant tout et toujours, envers et contre tous, que celles-ci, qui surpassent en sublimité ce que Sparte et Rome nous ont légué de plus beau : « À toutes les gloires de la France,  » Versailles, et : « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante,  » Panthéon, et : « À ceux qui sont morts pour la liberté, » la Colonne de juillet sur la place où fut la Bastille.

Il est ailleurs des négoces plus prospères, des industries plus développées, des cultures plus productives que les nôtres ; mais il n’y a nulle par ailleurs un clergé plus national, ni plus édifiant que le nôtre, plus dévoué à sa mission évangélique, qui ne cessent de crier : gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix aux hommes de bonne volonté sur la terre, de quelques races, de quelque couleur, de quelque croyance qu’ils soient. Ce clergé est, en outre, par sa situation légale, aussi bien que par ses affections et ses intérêts, soumis à partager le sort heureux ou malheureux, de cette grande classe des cultivateurs, dont principalement il recrute ses rangs, avec qui son bien-être, son existence de corporation et individuelle, sont plus étroitement liés, qu’ils ne le sont en aucun autre pays. Il n’est pas ici le marche-pied du trône et de l’aristocratie. Il n’est pas asservi, comme jadis il le fut en France, à remplacer, dans l’épiscopat, le plus pur et le plus auguste des hommes, un Fénelon ; par le plus sale et le plus vil des roués de la régence, le cardinal Dubois.

Il n’est pas asservi à mentir, au premier de tous les préceptes de l’évangile, comme celui d’Angleterre, qui s’empare du bien d’autrui, quand il force catholiques et dissidens, à payer chèrement ses enseignemens, eux qui consciencieusement croient que ses enseignemens sont erronés ; qu’ils sont contraires à une révélation, qu’ils pensent être divine ; qu’ils sont propres, s’ils les écoutaient à fausser leur moralité, et à mettre en péril leur éternel avenir.

Voilà la position humiliante et fausse dans laquelle, sur des piédestaux très élevés, mais cimentés d’artifices et de sophismes, sont installés les clergés, sous les gouvernements qui veulent l’alliance intime de l’État et de l’Église. De l’État qui, dans l’Église ou hors de l’Église, ne peut bien veiller qu’aux seuls intérêts temporels des hommes, dès qu’on est assez juste et éclairé pour reconnaître qu’en matière de religion, chacun doit conserver son libre arbitre, dépendre de Dieu seul et de sa conscience, et non pas de la loi civile. De l’église fondée par celui qui a dit que son royaume n’était pas de ce monde ; de l’église qui ne peut bien veiller qu’aux intérêts spirituels, aux intérêts d’avenir et d’heureuse immortalité, qu’elle promet, à ceux qui sont ses disciples volontaires et croyans. Telle est la masse reconnaissante de nos cultivateurs à l’égard de ses pasteurs.

Grâce à Dieu, nos cultivateurs ne sont pas moulus et mouturés, comme le sont les ouailles d’un clergé d’état. Pour un travail de toutes les heures du jour ou de la nuit, à chaque instant où l’on vient demander son aide, notre clergé reçoit une rétribution modérée, de ceux qu’il chérit et dont il est chéri ; qu’il instruit, parce qu’ils aiment à l’entendre.

Notre clergé sort du peuple, vit en lui et pour lui ; est tout par lui, n’est rien sans lui. Voilà une alliance indissoluble. Voilà l’Union qui fait la force ; parce qu’elle est libre et indigène ; non forcée ni d’importation. Voilà un gage d’indestructibilité pour une nationalité, qui est guidée par les pasteurs éclairés et vertueux d’un peuple vertueux et confiant en eux, soustraits les uns et les autres, à l’influence d’autorités, si longtemps hostiles à leur nationalité. Elle s’est accrue en 80 ans, en dépit de cette hostilité, de moins de 60,000 personnes à plus de 600,000.

Maintenant que les jours de persécution violente sont écoulés sans retour, elle va progresser plus rapide que jamais, quand bien même la persécution se déguiserait, sous les amorces de la faveur, des profits et des honneurs ; parce que ces séductions ne pourraient au plus agir que sur très peu d’individus dans les villes. La séduction y serait circonscrite. Les masses, dans nos campagnes, y seront toujours inaccessibles, elle ne peut devenir contagieuse.

Le clergé et le peuple en communion de doctrine, d’affections et d’intérêts, auxquels le gouvernement extérieur, est incapable de s’associer cordialement et en permanence, quoiqu’il puisse le faire dans ses moments d’embarras, comme 1774, 1790 et 1812, n’ont pas heureusement grand-chose à lui demander. De plus, ils n’ont rien à craindre de ses erreurs volontaires, ni involontaires, si le gouvernement responsable a été octroyé de bonne foi.

Qu’il ait été promulgué par une prévoyante nécessité, ou par un sentiment éclairé de justice, c’est le gouvernement de la majorité du peuple en Canada ; car ici il n’y a pas autre chose qu’un peuple de propriétaires, dont ce gouvernement doit dépendre, par qui il doit être dirigé, pour qui il doit agir. Le prolétariat est si peu nombreux, qu’il n’y aurait pas moins de lâcheté que d’injustice, à ne pas le faire entrer dans le droit commun, pour en former des citoyens reconnaissants. C’est un gouvernement intérieur et national ; la nationalité est donc sauvée. S’il n’était pas tel dans la volonté et les calculs de ceux qui l’ont donné, il le deviendra par le fait de ceux qui l’ont reçu. Les lumières du 19e siècle, la voix des plus puissants génies en Europe, de ceux qui aiment le système électif, de ceux qui le haïssent ; de ceux qui en attendent beaucoup de bien, de ceux qui en craignent beaucoup de mal ; proclament qu’il n’y en a pas d’autre de possible en Amérique. Laissons donc pénétrer les lumières et les idées politiques du siècle où nous vivons ; rien ne peut les intercepter.

Voyons combien notre organisation territoriale, réglée par le gouvernement prétendu oppresseur de la France, est favorable à la vie des peuples. Nous sommes dans une quinzième année de disette. Non seulement elle n’a pas tué un seul d’entre nous, mais nos cultivateurs, contraints à l’ordre et à l’économie, par cette calamité, doivent moins aujourd’hui, qu’ils ne devaient à son début.

Voyons combien l’organisation territoriale de l’Irlande, réglée par le gouvernement et l’église aristocratique de l’Angleterre, est fatale à la vie de ce peuple. Une seule année de disette a littéralement tué un dixième de sa population, malgré tous les efforts et la bonne volonté d’un état et d’une église aristocratique, trop obérés et nécessiteux, par leurs besoins de luxe, qui sont sans limites, pour venir en aide avec efficacité, aux plus pressans besoins de la nature, qui sont si limités. Et pourtant le sol ne manque pas à l’Irlande. Un quart de sa surface est inculte, parce qu’elle n’a jamais eu un gouvernement national. Quand elle eut son Parlement propre, il fut celui d’une minorité persécutrice, possédant un tiers du sol, confisqué à ses légitimes propriétaires ; condamnant les deux autres tiers du pays, à l’anarchie et à la stérilité. Enfin les principes humanitaires de l’Amérique et de la France en révolution commencèrent à faire naître l’amour de la nationalité, même dans ce parlement si vicieusement constitué. Il parla de pacifier et de policer ; de réunir, dans les liens d’une fraternité commune, les Irlandais des deux cultes ; ceux qui avaient été pendant des siècles exhérédés de la propriété, tant elle était possédée précairement par eux ; ceux qui avaient été mis hors la loi, parce qu’ils tenaient à la seule consolation, qui leur restât sur terre : leur foi, sans culte public, car il était proscrit. Il souhaita que l’Irlande fût moins malheureuse. Ce vœu parut à Pitt, à Castlereagh, à l’église établie par la loi. Ils conjurèrent à la ruine d’un Parlement appelé au repentir du passé, à la réparation du mal ; à l’inauguration de la loi et d’une justice égale pour tous, par les voix pures et incorruptibles des Carran, des Grattan et autres patriotes dévoués. Ils donnèrent à l’Irlande, en vue de détruire cet esprit naissant de nationalité, une Union sur le modèle de laquelle la nôtre est calquée ; et crurent avoir noyé cette terre de désolation séculaire, dans son sang et dans ses pleurs. La terreur et l’embarras ont suivi ce grand crime.

La Providence, dans les temps marqués par sa miséricorde, suscita le libérateur. Depuis Moïse, nul autre mortel qu’un homme inspiré comme Daniel O’Connel, puissant en œuvre et en parole, n’a eu la consolation de conduire son peuple, de la terre de la servitude, aussi loin vers la terre de repos et de liberté qu’il lui a promise ; où il est à la veille de pénétrer, quoique, encore une fois, le conducteur n’ait pu la voir que du haut de la montagne, placée dans le désert sauvage, à la frontière de la contrée, où couleront l’huile et le miel ; où seront installées la force et l’abondance, quand demain l’Irlande se gouvernera elle-même ; de retirer son peuple d’un état d’infériorité légale, aussi inique que celui qui découlait, de plusieurs siècles d’oppression, pour élever, en théorie d’abord, et bientôt en pratique ; la plus opprimée et la plus humiliée des nationalités, celle de l’Irlande ; à un niveau de parfaite égalité, avec celle qui, il y a peu d’années, était la plus superbe et la plus altière du globe, la nationalité britannique.

Honneur à la mémoire de celui, qui a donné à ses nationaux l’enseignement, qu’ils pouvaient obtenir, sans autre forme que celle d’une volonté inflexible, tout ce que leur intérêt et la justice voudront exiger.

Il a prouvé par l’émancipation, qu’une fois au moins il avait prophétisé.

Wellington a dit qu’il ne concédait l’émancipation qu’à la peur, pour éviter de tirer son épée fourreau, au milieu des horreurs de la guerre civile. Cet O’Connell, jusqu’alors miraculeusement grand dans son succès en faveur de l’émancipation, fut-il bien logique, quand il retenait suspendus les bras de sept millions d’hommes, de leur dire : je veux le rappel de l’Union. Je ne veux pas attendre à demain, je veux l’avoir aujourd’hui. Je vous jure que vous l’aurez ; que vous l’aurez dans la prochaine session, hommes aux bras de fers, aux grands cœurs, aux larges poitrines, gonflées de plus justes colères, qu’aucune de celles qui en aucun autre tems, en aucune autre lieu, ont châtié les tyrannies légères des Nérons, de tous les âges ; oui, légères comparativement à celles que, esclaves héréditaires, vous supportez depuis des siècles. Quand vous voudrez souffler sur votre ennemi, vous délivrerez de son odieuse présence la surface entière, de la terre la plus fertile, la plus travaillée, par la plus affamée population, qu’il y ait au monde.

Quand je le voudrai, votre souffle vengeur sur l’envahisseur saxon, qui seul est la cause que vous êtes chaque année décimés par la peste et par la faim, le jettera dans la mer, plus facilement que l’ouragan n’y noie la balle de froment, que vous faites croître ; non pas pour qu’il sauve votre femme, ou votre mère, ou vos enfants, de la mort par la famine ; mais pour qu’il fournisse aux fastueuses superfluités, que vos maîtres impitoyables étalent et dissipent, à l’étranger, en bacchanales et en débauches. Quand vous aurez le rappel ; la vie et l’abondance renaîtront dans la verte Erin ; la plus belle perle des mers, de la création, la fleur la plus belle. Mais il n’est pas temps encore. Prouvez à Wellington que je vous ai discipliné à être les plus patients des hommes, qui aient jamais souffert persécution. Prouvez-lui que mon empire sur vous n’a pas de bornes.

Mourez, il n’est pas temps que je vous restitue le droit de vivre, que vous m’avez confié. Je veux le rappel aujourd’hui. Le Parlement et le Duc disent : qu’ils ne la céderont que quand ils auront peur de la guerre civile. Mourez, il me faut calmer leurs nerfs tracassés. Je leur garantis que, quoiqu’ils se rient de vous et de moi, que quelque dédain qu’ils affectent pour vos maux et vos plaintes, pour les lois de Dieu, et pour le cri de l’humanité, j’enchaînerai la guerre civile tant que je vivrai.

Non, il y avait d’autres voies droites : d’autres raisonnements qui n’auraient pas été faibles et contradictoires comme l’est celui-là. L’un vague, propre à jeter la terreur dans le cœur, le remords dans la conscience des tyrans, l’incertitude dans leurs conseils, sur ce qui pourrait inopinément éclater ou ne pas éclater. L’autre plus prudent, de dire à ceux qu’il avait commencer à émanciper ! ne vous levez pas, vous seriez terrassés. Agitons, parce que par là nous nous créons des sympathies, partout où il y a des hommes faits à l’image de Dieu, qui est toute bonté et toute et toute justice. Aux jours prochains de sa pitié pour nous, des alliés nous viendront en aide, de tous les points de la chrétienté. Alors nous dirons ensemble à nos oppresseurs : soyez justes ou soyez châtiés.

Il n’en est pas moins vrai que la conquête de l’émancipation, le triomphe d’O’Connell contre les oppresseurs de son pays, était plus imprévu, difficile et prodigieux que celui de Washington sur les oppresseurs du sien. L’étendue du bienfait, qui était la seule mesure préliminaire, qui pût amener la régénération de l’Irlande, inscrit O’Connel au rang des plus signalés bienfaiteurs de l’humanité entière, et le plus distingué des enfants de son pays, dont les grands hommes ont été si nombreux, qu’ils doivent être nommés Légion.

O’Connell a promis qu’il enchaînerait la guerre civile pendant qu’il vivrait ; mais il a aussi prédit qu’elle serait déchaînée à sa mort, si l’Union n’était pas abrogée. Il n’y a pas d’alternative. L’Irlande, avec toute la chrétienté pour alliée, voulant avoir sa nationalité commise à la garde de son propre parlement, il faut choisir, entre concéder le rappel ou perdre l’Irlande. Justice, justice trop tardive il est vrai, mais justice à la fin, sera donc rendue à ce pays des longues douleurs. Les Franco-Canadiens y applaudiront avec une joie indicible ; puis à leur tour échappant aux mêmes sinistres projets de commettre la garde de leur propre nationalité à d’autres qu’à eux-mêmes, ils verront les Irlandais leur aider à faire triompher le principe qu’ils invoquaient pour eux-mêmes. Oui, ils auront l’appui des Irlandais, qui, dans les élections, ont en grande majorité toujours été nos amis, de ces Irlandais qui, dans la presse, ont défendu la cause commune de l’Irlande et du Canada avec autant d’habileté et de patriotisme que le firent mes amis intimes, les Waller, les Tracy, les O’Callaghan.

L’alliance entre les opprimés est juste et naturelle. L’alliance entre les hommes libres ou dignes de l’être, du Nord au Sud, de l’Orient à l’Occident, est juste et naturelle. Bientôt les droits des peuples, en Amérique du moins, s’obtiendront si facilement par la presse, par l’électricité, par la vapeur, par l’échange rapide des produits de l’industrie et de ceux de l’intelligence, ces moyens humanitaires nouveaux de progrès, de civilisation et de bon gouvernement ; que c’est par eux, plus souvent que par l’épée, que se formuleront des déclarations des droits de l’homme et du citoyen ; qui partout auront entre elles d’étroites analogies, tant la France et les États-Unis ont acquis de prépondérance, pour décider la refonte nécessaire, de presque toutes les sociétés européennes. Les États-Unis, par l’éblouissant spectacle de leur prospérité ; par celui de la grandeur plus que romaine, de leur prochain avenir. La France, par l’universalité de sa langue, étudiée par toutes les classes instruites de l’Europe.

Paris, avec la multitude de ses établissements scientifiques et littéraires ; avec le grandiose de ses décorations ; avec la gaieté, le savoir, l’exquise politesse de ses salons ; est l’école où viennent finir leur éducation, presque tous ceux qui, par leur position sociale, sont appelés à influer sur les destinées prochaines de leurs pays.

Paris, avec vingt bibliothèques gratuites encombrées, tous les jours de l’année, par les hommes les plus éclairées du monde, réunis ensemble de toutes les parties des deux continents ; avec des cours gratuits, sur chaque partie de l’universalité des sciences utiles et agréables ; s’aidant volontiers par la voie de l’élection, de l’instruction des étrangers, auxquels elle accorde les plus grands honneurs politiques et littéraires, tout comme à ses nationaux ; aux de Candolle comme aux Jussieu, aux Blanqui, Orfila, Rossi, comme aux Arago, Châteaubriand, Tocqueville, Lamartine, et mille autres qui sont les uns et les autres, dans les charges publiques les plus élevées, dans les professorats et dans l’Institut.

Paris, avec son concours infini, innombrable, de grands hommes, est le cerveau puissant qui, sans cesse et sans relâche, sécrète, à l’usage de l’humanité, des idées de réforme, de progrès, de liberté et de philanthropie. C’est là qu’accourent de toutes les parties de l’Europe ses têtes les plus fortes et ses cœurs les plus chauds, dans leur désir de faire du bien aux hommes leurs frères. Disciples d’une même école politique, ils voient de la même manière, où trouver la combinaison la plus propre, à procurer le plus de bien possible, eu égard aux obstacles divers, que leur opposent les actualités et les antécédents divers des sociétés. Ils partent tous de même foyer d’instruction, pour se répandre chacun en leur pays, où ils portent un fonds d’idées communes, légèrement modifiées par des considérations locales.

C’est là ce qui me fait croire, qu’il y aura les plus grandes analogies, dans les réformes demandées de toutes parts. De toutes parts aussi, vous voyez les peuples si longtemps endormis se réveiller à leur appel, au retentissement de leur voix, qui verse autant d’espoir et de consolations dans le cœur des opprimés, que de colère et d’effroi dans le cœur des oppresseurs.

Oh ! pour qui a eu, le bonheur de vivre avec tant et de si grands hommes, d’obtenir leur estime et leur confiance, les résultats prévus et prédits, sont immenses et assurés. Moi, je n’en doute nullement, la plus grande partie de l’Europe sera très profondément et très heureusement réformée.

Ces réformes n’avaient-elles pas été promises au milieu des périls et des terreurs de la guerre, par des souverains, parjures au retour de la paix ; renonçant alors à leurs engagemens, au milieu de l’ostentation de leurs fêtes féeriques, avec leurs courtisans et leurs courtisanes ? La nécessité de réformes radicales n’est-elle donc pas évidente, par le fait qu’après plus de trente ans de paix, de professions réciproques entre tous les rois chrétiens, de leur désir de vivre en paix, en sainte alliance, en entente cordiale, les uns avec les autres, ils conservent sur pied plus de trois millions d’hommes en armes : dix fois plus qu’Auguste, Tibère et leurs successeurs, que le paganisme aux jours de ses plus criminels excès, commandant à une population également nombreuse, et à cette époque de décadence, sans frein religieux, n’en avaient pour défendre, et l’empire et leur tyrannie. N’est-elle pas démontrée, quand, après plus de trente ans de paix, tous les gouvernements obérés de plus grosses dettes qu’ils n’en portaient à la fin de vingt-cinq ans, de la guerre la plus générale, la plus meurtrière, la plus prodigieuse à verser l’argent à flots et le sang à torrents ; que le monde eût encore vu, avant ces jours de lutte suprême, de toutes les constitutions vieillies, coalisées contre l’installation d’une nouvelle organisation sociale, la république, sans l’esclavage, sans le culte sensuel et démoralisateur des derniers jours du monde romain ?

Voyons maintenant ce qu’a été notre nationalité dans le passé, ce qu’elle sera dans l’avenir.

Sous le gouvernement français, elle fut fondée au prix du sang des martyrs de la foi, et des martyrs du patriotisme, versé par des ennemis extérieurs d’une atroce férocité ; mais du moins la paix et la concorde régnaient à l’intérieur. Une fois le régime des compagnies fini, le gouvernement royal, depuis le changement de domination, trop souvent calomnié par une ignorance grossière des faits et par l’esprit d’adulation, rémunéré par celui qui le remplaça, fut judicieux et paternel ; le peuple, affectionné et reconnaissant jusqu’à l’enthousiasme, à ce degré qu’un très grand nombre de volontaires de plus de 80 ans et de moins de 12 ans se rendirent, sans y être appelés, au siège de Québec.

Sous le gouvernement anglais, notre nationalité a été mal vue et persécutée, depuis l’expulsion des Acadiens jusqu’à la réunion des Canadas.

Oh ! l’expatriation des Acadiens ! Elle fut à la fois l’un des crimes politiques, le plus lâche dans ses moyens d’exécution, et le plus intrépide dans le dédain de son auteur, pour la morale et pour l’humanité, dans l’insouciance de son auteur pour l’infamie qu’il attachait à son nom, qui ait jamais souillé les annales de l’histoire.

L’on réunit en masse les Acadiens, sous prétexte de leur donner des titres à leurs terres, et, dès qu’ils eurent donné dans le piège, ils se virent enveloppés soudain par la force armée et par la subtile apparition, au milieu de la paix, au seul et premier jour de justice et d’allégresse qui leur eût été promis, d’une flotte immense, inattendue, qui les eût foudroyés, s’ils avaient tenté de fuir. Ils virent l’incendie dévorer la totalité de leurs habitations ; des plus malheureuses il est vrai qu’il eût sur terre, dans l’ordre politique ; mais dans leur intérieur social, les plus heureuses puisqu’elles furent les plus vertueuses qu’il y ait jamais au monde.

Ces dix-huit mille victimes de la trahison, et d’une fureur insensée, qui dépeuplait sa province, d’une si grande population industrieuse et morale, pour distribuer à dix-huit-cents aventuriers, vétérans licenciés, leurs terres, les plus riches et les mieux cultivées qu’il y eût dans l’Amérique du Nord, avant cette conflagration et cette dévastation pire que Vandalesque, furent jetées pêle-mêle dans les vaisseaux, sans attention à réunir les familles, à qui l’on disait menteusement, que toutes seraient débarquées ensemble, et que les familles séparées se retrouveraient. Elles furent disséminées depuis le Massachusetts jusqu’à la Géorgie. Cette nationalité acadienne n’a pu être extirpée, elle a fortifié la nôtre. Ses restes mutilés se sont peu à peu traînés en Canada, pour se grouper autour du petit nombre de ceux qui s’étaient réfugiés dans les bois, avec bien plus de sécurité au milieu des sauvages et des bêtes féroces qu’ils n’en auraient trouvé s’ils avaient prêté foi aux proclamations et aux promesses de protection, d’un gouvernement chrétien et civilisé.

Ensemble ils ont formé, ici, quatre des plus riches, des plus morales, des plus industrieuses, des plus grandes paroisses du pays, l’Acadie, St-Jacques, Nicolet, et Bécancour. Après 1763, la France put envoyer chercher les survivants, restés en petit nombre dans les colonies anglaises, et aujourd’hui ils forment en France, au milieu de populations très industrieuses, deux communes qui rarement se marient dans les communes voisines, mais se perpétuent comme Acadiens, distingués, dans un voisinage étendu, par un degré de propreté, de bonne culture et de forte moralité, qui les font aimer et admirer.

Une si faible nationalité a résisté à la rage impitoyable d’une pareille tentative d’extirpation ! Qu’ils sont niais et petits, ceux qui, à cette heure, complotent l’extirpation de la nôtre !

Dans la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick, le même phénomène s’est reproduit. Cachées dans les bois, sauvées de l’extermination qu’avait décrétée la politique anglaise, par l’humanité des sauvages, quelques familles, après des années de vie commune et la même, que celle des bons Abénakis, se sont à tout risque hasardées à reparaître au milieu de ceux qu’elles avaient bien raison d’appeler méchants ; pour se réunir en hameaux devenus nombreux et florissants, où elles ont recommencé la vie primitive Acadienne, modèle parfait de moralité, mais dans la déplorable condition que leur a faite la persécution, elle ne fait que renaître depuis peu à l’industrie et à la bonne culture pratique.

La dispersion des Acadiens ! Ce crime politique, le plus brutal de ceux du 18e siècle, fut enfanté dans le cerveau, et dans le fiel, d’un homme de génie gigantesque ; aussi audacieux dans le mal que dans le bien ; qui a donné à l’histoire d’Angleterre, plusieurs de ses pages les plus honorables, et celle-ci, de l’expulsion des Acadiens, déshonorable pour toujours à son pays et à sa mémoire, le Premier Pitt, lord Chatham.

La réunion des Canadas, conception mesquine sans viabilité, avorton maladif, enfanté, par ce qu’il y avait d’intégrité politique, ce n’est pas gros ; par ce qu’il y avait de génie, ce n’est pas grand ; dans les comités soi-disant constitutionnels, dans nos deux villes : dans M. Ellice, les secondant avec passion, pour vendre à des dupes, pour le prix de cent cinquante mille louis, les terres que, peu d’années auparavant, il offrait pour moins de soixante mille louis ; dans lord Sydenham actionnaire ou non, avec les dupes du vendeur de Beauharnois, mais leur compère en tout cas, puisqu’il arrivait ici, décidé d’avance, sans examen comparatif des avantages ou des désavantages du canal, au Sud au Nord du Saint-Laurent, à jeter dans et pour Beauharnois trois cents mille louis de fonds provinciaux. La confection du chemin de terre, aux frais publics au Nord, ne prouve-t-elle pas, qu’il serait plus avantageux que le canal le côtoyât, et que les intéressés pussent surveiller simultanément, les affaires et les transports qu’ils font sur l’un et sur l’autre ?

Réunion des Canadas — escamotage — juste petite mesure de la force morale et intellectuelle des honnêtes gens, ci-haut peints par eux-mêmes et par les actes ; et dont lord Russell s’est fait le subalterne, le docile instrument : leur laissant le lucre de la spéculation et des tripotages d’argent ; et prenant pour lui et pour d’autres, la honte et la responsabilité d’une mesure, qui envahit plus ouvertement les droits de toutes les colonies, que ne le ferait une taxe pour des objets d’utilité générale. Il les a toutes taxées (car ce qui est décrété contre l’une, peut l’être contre toutes) pour le profit individuel d’intrigants ; il les a toutes taxées dans leur honneur, dans le mépris affiché pour les sentiments connus et exprimés des majorités ; il les a toutes taxées, dans la disposition inconstitutionnelle, anti-anglaise, d’établir une liste civile pour cinq ans au-delà de la vie du souverain.

Réunion ; mesure éphémère, qui constate ou la perversité d’intention de lord Russell, ou le peu de portée de sa prévision, s’il n’a pas senti qu’en commençant lui-même le pillage du Bas-Canada ; en donnant l’exemple, le moyen, des motifs et des besoins au Haut-Canada de continuer ce pillage ; il plaçait l’une des sections vis-à-vis de l’autre, dans la même relation, où est placée l’Angleterre vis-à-vis de l’Irlande. S’il n’a pas vu, qu’il enfantait des germes de haine et de discordes, entre les populations qui ont les plus forts motifs de s’entre-aider, et de s’entre-estimer, avec des législatures séparées ; mais pour qui il y a incompatibilité d’action commune, avec des lois aussi diverses, et des intérêts aussi distincts, que ceux qu’avaient créés les antécédents ; et qui devenaient plus tranchés, par le sacrifice perpétuel des avantages et des sentiments d’une des sections, à ceux de l’autre section.

Quoique la fondation de Québec date de 1608, celle de la colonisation permanente ne commence, pour ainsi dire, qu’en 1634, deux ans après la restitution du Canada. Restitution ; expression juste imposée dans les termes du traité de Saint-Germain, par la fierté du cardinal de Richelieu à Charles premier. En temps de paix, par tromperie, Kirk son amiral, lorsque Champlain ignorait que la guerre était terminée, l’avait sommé de capituler, et celui-ci cédant à la famine, s’était rendu et avait été porté en France avec une grande partie de la colonie.

Parce qu’elle avait été enlevé en temps de paix, il fut stipulé que c’était une restitution. Peu de temps avant sa reddition à Kirk, elle avait été donnée à une compagnie marchande, qui devait avoir le monopole du commerce des fourrures, à la charge de porter au Canada un bon nombre de colons. Cette société entra, avec la plus grande énergie, dans l’exécution de cette entreprise ; fesant en deux années des envois de familles, provisions de guerre et de bouche, instruments aratoires, etc., dans des proportions telles, qu’elle eût rempli ses engagements, si elle avait prix dix ans à faire ce qu’elle fit en deux ans. C’était en temps de guerre, à laquelle la mauvaise étoile de Charles et l’étourderie de son favori, l’avaient poussé contre le terrible cardinal de Richelieu, véritable roi de France, quand Louis XIII n’en était que le titulaire nominal, subjugué par le génie du ministre. Pour punir le roi d’Angleterre, il l’avait humilié d’abord ; puis, plus tard, il contribua à le faire tomber du trône et à faire abattre sa tête. Il était familier de cette façon de traiter ses ennemis. Il donnait ainsi à son roi un avertissement de ne pas laisser percer ses vrais sentiments d’hostilité contre lui.

Ces deux premiers envois, si considérables de la compagnie, qui furent enlevés par les Anglais, furent perdus pour profits de son commerce et pour le rapide avancement du Canada. La compagnie fut tellement appauvrie par ces pertes, qu’elle ne put s’en relever ; et que, pendant près de trente ans, elle resta, ainsi que sa colonie, dans un état de langueur, qui chaque année pouvait amener son dernier soupir, puis son extinction. Pendant cette longue agonie, le gouvernement de la France, plongée dans les guerres civiles et étrangères, oublia et négligea un établissement de si peu d’importance. C’est durant cette période, que les jésuites furent le principal boulevard, les véritables protecteurs de la colonie. Dans leur héroïque abnégation et leur zèle pour la conversion des sauvages et pour la conservation de la Nouvelle-France, ils firent les plus grands efforts pour cette mission, qui fut celle de leurs prédilections, parce qu’à cette époque, elle versait plus profusément qu’aucune autre le sang de ses martyrs.

Lors de l’arrivée presque simultanée des Anglais dans la Virginie, des Français en Canada, des Hollandais dans la Nouvelle-Belgique, les Iroquois, les plus intrépides de tous les sauvages dans leurs guerres et dans leur politique, les plus habiles de tous à nourrir les dissensions chez leurs ennemis pour les dompter les uns après les autres, avaient déjà acquis une prépondérance décidée sur toutes les tribus indigènes, depuis le Maine jusqu’à la Caroline. Ils n’avaient pas besoin de territoire. Mais ils étaient insatiables de ce qu’ils appelaient gloire et triomphe, ce que l’humanité appellerait ivresse de la férocité, et le besoin d’infernales et incessantes vengeances, au souvenir de la mort de ceux qui avaient succombé dans les combats, si le calme et la dignité avec lesquels, dans les revers, ils supportaient les tortures infinies qu’ils infligeaient dans le succès, ne contraignaient pas à les respecter. Leurs conquêtes ne leur valaient que de légers tributs de pelleteries, tabac, et wampum, marques de l’assujettissement du vaincu ; non source de profit pour le vainqueur, roi de la nature et des hommes, trop fier et trop désintéressé pour dépendre de qui que ce fût, que de lui-même, que de lui seul. L’établissement des Européens créa des besoins, inconnus auparavant pour les sauvages : celui des armes à feu, qui exalta leur amour du meurtre ; celui des boissons fortes, qui l’exalta de même. Dès que la satisfaction de ces besoins fut à la portée de toutes les nations indigènes, elles s’empoisonnèrent, s’entre-tuèrent et disparurent rapidement, malgré les efforts humains des missionnaires pour sauver ceux qui les massacraient, quand les marchands tuaient par l’eau de feu et de mort, si erronément nommée l’eau-de-vie, ceux qui les enrichissaient.

Les Iroquois furent les premiers à se procurer des armes à feu par leur trafic avec Manhatte, Orange et Corlar. Les plus belles et abondantes pelleteries étaient celles du nord, habité par les Hurons, Ottawas et Algonquins, alliés des Français. Les Iroquois, mieux armés, les premiers, firent la guerre aux tribus qui avaient les plus belles fourrures, afin de les leur ravir et d’acheter d’autre fusils et de l’eau-de-vie. L’instinct féroce du sauvage fut surexcité dès qu’il eut le désir européen, d’acquérir.

Québec était bien plus accessible aux attaques d’un grand nombre de nations sauvages que les colonies anglaises, parce que l’immensité de son fleuve et de ses tributaires permettait de venir par eau en nombreux partis et de loin. Dans les pays couverts, dans toute leur étendue, d’une forêt continue, sans routes ni cultures, et sans longue navigation fluviale, de gros partis ne pouvaient se réunir par les difficultés de la marche et l’impossibilité de se nourrir de la chasse. Ainsi furent situées les colonies de la Nouvelle-Angleterre et de la Virginie, qui exterminèrent bien vite les sauvages cantonnés dans leur voisinage. Québec, plus exposé, dut cultivé l’alliance de tribus plus formidables et par le nombre, et par la facilité d’accourir à l’attaque et à la vengeance, si elles étaient provoquées. Dominé par le désir chrétien de les conserver et le soin de se protéger, on tarda trop à les armer.

Les Iroquois, pourvus de fusils les premiers, massacrèrent de pieux missionnaires et de pieux néophytes désarmés ; et la faible colonie française, isolée par ces destructions et par la dispersion, au loin, des débris des nations alliées, fut long-temps à la veille de subir le même sort.

Par les abondantes aumônes que les jésuites recueillaient en France, ils donnèrent à nos pères du pain pour vivre et des armes pour vivre, en se défendant. Les missionnaires partirent avec joie, à plusieurs reprises, pour aller chez les Iroquois avec la certitude qu’ils n’en reviendraient pas ; qu’ils y périraient dans des tortures trop atroces pour que l’on puisse les décrire devant un public nombreux, puisque la lecture, dans le calme du cabinet, en est souvent remplie de détails trop affligeants, remplis de trop d’effroi et de dégoût pour qu’on la puisse long-temps soutenir. Ils ralentissaient la fureur de l’ennemi pendant quelques mois, pendant un an ou deux, entre le jour de leur arrivée et le jour de leur mort, autour du fatal poteau où ils étaient brûlés. Leurs confrères, en Europe, sollicitaient, des rois et des grands, des secours qui ne venaient pas ; livrés, comme le sont trop souvent les rois et les grands, tantôt à leurs guerres, tantôt à leurs plaisirs. Les Français, ne pouvant cultiver la terre où ils auraient été surpris et massacrés, se renfermaient dans les forts de Québec et de Montréal, et cinq à six cents personnes y étaient nourries par les aumônes que l’influence et la prévoyance des jésuites avaient apportées de la vieille à la nouvelle France.

Par la nécessité des circonstances, par l’éminence des services rendus, par le consentement unanime des ces faibles communautés d’habitants, les jésuites eurent, avec les gouverneurs nommés par les associés, Champlain, le fondateur et le père vénéré de la colonie, homme de cœur et de tête, de dévouement enthousiaste, d’abnégation de soi, orné de toutes les vertus religieuses, civiles et militaires, sans une tache dans sa vie, avec Lauzon et plusieurs autres à Québec, avec d’Ailleboust à Montréal, la plus grande participation à la direction législative et administrative de la colonie. Les historiens peu attentifs ont quelques fois blâmé cette réunion de pouvoirs, en apparence, étrangers à leur ministère. Elle fut alors salutaire. Il fallait tous périr ensemble ou assurer le salut de tous, le salut de la nationalité, en laissant la direction aux plus habiles, et ces hommes furent les plus habiles et les plus dévoués. Long-temps saisis utilement du pouvoir, peut-être furent-ils lents à l’abandonner. Il me semble que, plus tard, ils eurent quelques fois tort dans leurs démêlés, plus ou moins vifs, avec les gouverneurs royaux. La faute en était un peu dans les institutions civiles et ecclésiastiques, dont les attributions n’étaient pas alors assez distinctes et séparées. En Canada, dans les premiers temps, leur conduite me paraît avoir été toute méritoire. Comme protecteurs, ils sont au-dessus de tout éloge, ainsi qu’ils ne cessèrent de l’être comme missionnaires aussi judicieux que zélés ; comme hommes aux sacrifices surhumains, s’exposant, dans leurs voyages de première découverte sur le Mississippi, chez les Sioux, etc., à des dangers personnels, plus prochains que ne le fesaient Cortès et les Pizarre, marchant à la destruction des empires. Ils méritèrent des éloges sans restriction comme corps enseignant dans leur beau collège de Québec, par les excellentes études que l’on y fesait, plus fortes, sous certains rapports, que celle qui se font aujourd’hui. À la culture de l’intelligence, d’après les bonnes méthodes qu’ils ont léguées à toutes nos maisons d’éducation, se joignaient la théorie et la pratique des beaux-arts et celles de plusieurs métiers.

Plus tard, le séminaire de Québec fut son noble émule, jamais un rival jaloux. Il avait le même plan d’enseignement pour les jeunes élèves, avec un succès presque égal ; et en outre l’enseignement de la théologie, pour les ecclésiastiques autres que les jésuites.

Deux fois il fut incendié ; et deux fois le gouvernement français le rebâtit à la prière des colons et des gouverneurs qui voyaient que cette maison, un des plus anciens et des plus forts appuis de notre nationalité, s’abîmait de dettes ; que ses membres manquaient du nécessaire ; manquaient quelques fois d’une nourriture assez abondante ; et cela pour soutenir un pensionnat qu’en grande partie il nourrissait à ses dépends ; donnant une instruction gratuite pour procurer de bon prêtres à la religion et de grands citoyens à la patrie.

À cette époque de débilité, de pénurie et d’effroi, chaque année, était remise en question la solution de ce problème, si décourageant pour nos ancêtres : laisserons-nous une postérité sur ce sol, déjà détrempé par le sang d’un si grand nombre de nos frères ; y établirons-nous une nationalité canadienne, ou sera-t-elle exterminée au mois de mai prochain, à la descente des glaces et des Iroquois.

Si nous étions restés dans la belle France, se disaient-ils, ce si doux mois de mai serait pour beaucoup d’entre nous, le retour des fleurs, des fêtes, de plaisirs purs et sans crainte ; il va être peut-être la fête des morts et des tortures les plus lancinantes. Ils s’affaiblissaient, tout découragés.

La voix du prêtre les appelant au temple leur criait : préparez-vous au passage, si Dieu le veut, d’un monde de terreurs, de périls, de péché, de misère et de mort, en celui de toute pureté, d’amour sans bornes et sans fin, de vie éternelle, et d’éternelle félicité.

S’il vous laisse vivre, c’est dans le but de votre sanctification, non dans celui de votre perdition ; et vous perdrez vos âmes, si vous êtes parjures. Vous avez promis à Dieu, à l’Église et à la France, de leur donner ici une société régénérée, et une France nouvelle. Hommes de peu de foi, doutez-vous que, si Dieu veut vous sauver, il le peut. S’il nous laisse tuer, ce ne sera que parce que dans sa bonté il voudra abréger nos souffrances, et nous récompenser, quoique je craigne que nous n’ayons pas encore mérité tant de bonheur. Vous avez promis de fonder, dans la Nouvelle-France, un peuple plus vertueux que ne le sont ceux des vieilles sociétés, souillées de tant d’ordures et de crimes, que vos heureux enfans, n’en connaîtront pas les noms ; ne sauront jamais que tant de perversité, peut déshonorer des hommes qui s’appellent chrétiens.

Ce fut par de meilleures exhortations que les miennes, de la part de meilleurs prédicateurs que moi, à de meilleurs auditoires que vous, que le prêtre célibataire et désarmé a fondé et conservé notre nationalité. Cette union des pasteurs et de leurs ouailles, put seule opérer cette miraculeuse conservation. Elle n’est plus précaire aujourd’hui. Il n’en est pas moins vrai, que les mêmes bons rapports, entre le prêtre et le peuple, sont encore le plus puissant élément de sa durée.

Quelques cultivateurs isolés seraient bien peu sages, d’aller perdre leur tems au moins, à écouter l’infinie variété de doctrines, qui se contredisent les unes les autres, de la part des centaines de prédicateurs itinérants qui les assiègent.

Les vertus de notre clergé, les mérites d’une église qui, dans des temps récens, est édifiante ; par des vertus aussi sublimes que celle d’un Fénelon : aussi haut placée ; par un génie aussi sublime que celui de Bossuet ; soutient assez bien la comparaison avec quelque autre église que ce soit, pour que ceux qui n’ont pas les moyens de peser et d’analyser les subtilités, des milliers de celles qui s’en sont détachées, puissent vivre sûrs, tranquilles et bons citoyens dans celle-ci quand ils y sont nés, comme y ont vécu leurs vertueux ancêtres.

Qu’ils tendent toujours une main amie à tous les hommes de quelque origine, couleur ou doctrine qu’ils soient ; mais il n’y a pas la même obligation d’ouvrir ses oreilles, et de gaspiller son tems à tous les propos qui ne se rapportent pas, aux bons offices que les hommes en société, se doivent rendre, pour adoucir leurs peines et leurs besoins sur la terre. Qu’ils tendent une main secourable, à ceux qu’ils sauront avoir été leurs ennemis personnels, ou les ennemis de leur patrie, s’ils ont besoin de secours : c’est leur devoir de chrétien, comme le leur ont dit leurs pasteurs. Moi qui ne parle que comme politique et comme citoyen, je dis que c’est notre devoir d’hommes à tous, que nous devons le pratiquer en toute occasion, le plus qu’il nous est possible. Les dissidences religieuses ou politiques les plus profondes, ne doivent jamais vous empêcher de faire du bien, à ceux qui les professent.

Nous devons blâmer, sans réticence, des opinions que nous croyons mauvaises ; réfuter celles que nous croyons fausses ; mais cela n’excuserait pas la haine contre les personnes. Notre éducation et nos liaisons ont eu la plus grande part à former nos opinions. Nous sommes de bonne foi, et souhaitons être crus de bonne foi ; faisons la même allouance aux autres. On ne les recherche pas, quand il n’est pas agréable, de ne causer que pour débattre et quereller. On ne les fuit pas quand, on a confiance en sa cause et en soi.

Comme politique, je répète que l’accord et l’affection entre notre clergé et nous a été, et sera toujours, l’un des plus puissants éléments de conservation de notre nationalité. À mesure qu’il grandit en mérite, et en services plus grands et plus nombreux, notre dette de reconnaissance pour lui, grandit toujours. Il n’est pas, dans nos annales, une époque où ses services soient plus nombreux qu’en la présente.

Notre épiscopat canadien est orné des mêmes talens et des mêmes vertus, que celui qui l’a précédé. Ses moyens et sa volonté de nous faire plus de bien, sont augmentés ; et il en fait du bien par le nombre de ses fondations charitables et d’éducation, à un degré qui nous étonne.

Notre digne évêque et le séminaire de Saint-Sulpice, président à l’œuvre nationale, dans laquelle nous sommes engagés. N’ont-ils pas entrepris cent établissements d’enseignement et de bienfaisance, qui semblaient au-dessus des ressources du pays. Ils ont réussi dans tout ce qu’ils ont entrepris. Soyez donc assurés du succès. Tout le clergé des paroisses nous aidera. C’est à lui qu’il appartiendra, de n’envoyer dans les nouveaux établissements, que des jeunes gens sobres, moraux et laborieux, pour qu’ils prospèrent plus vite. Une vieille et riche paroisse peut supporter quelques bons à rien. Un nouvel établissement en pourrait souffrir, à ce degré ; que des défrichements sans progrès, des cabanes sans propreté, des haillons troués, feraient croire que le sol est mauvais, et détourneraient de nouveaux colons de s’y fixer.

Les moyens les plus évidents de sauvegarder notre nationalité, c’est de l’aimer.

Des hommes injustes, fiers de leur nationalité, voudraient que nous fussions honteux de la nôtre. Ils nous mépriseraient bien, et très justement, si nous étions assez bas et vils pour les croire. À tous ceux qui auraient l’impudence de nous en faire reproche, répondons qu’elle a la plus antique, la plus noble et la plus belle origine, qu’il y ait aujourd’hui dans le monde civilisé, celle de la France. Il n’y a pas d’autres pays qui ait produit autant et d’aussi bons livres, ni qui puisse les vendre à aussi bas prix. L’éducation qui découle de cette source est jugée la meilleure qu’il y ait au monde, puisqu’elle est la plus universellement accueillie, partout où la civilisation et le bon goût ont pénétré. La France imprime pour toutes les nations éclairées. C’est d’elle que nous recevons notre éducation, qui fixe, distingue, illustre notre nationalité.

Parce qu’elle imprime, autant à l’étranger que pour le pays, elle imprime chaque bon livre à un grand nombre d’exemplaires. Un petit profit sur chaque copie dédommage l’auteur et l’éditeur, mieux qu’en aucun autre pays. Les livres se vendent à Paris moitié moins qu’à Londres : avec les mêmes dépenses nous aurons les moyens d’avoir deux fois plus d’instruction que ceux de nos concitoyens, qui ne prendront la leur qu’en anglais. Ils diront que la leur est la meilleure, nous disons que c’est la nôtre. C’est aux étrangers à juger. Neuf sur dix prononcent pour la nôtre.

Depuis longtemps les meilleurs écrivains anglais sont aussi familiers avec la langue française qu’avec leur langue maternelle. Dans celle-ci, les anglais ne lisent de Hume et de Gibbon qu’une traduction, puisqu’ils avaient écrit et pensé leurs ouvrages en français, et ne se sont traduits qu’à la prière instante de leurs amis insulaires, quand leur choix et leur prédilection était d’écrire pour leurs amis continentaux, comme étant des juges plus nombreux et plus propres à assurer une belle et grande réputation à ceux dont ils applaudiraient les conceptions.

Mais, dira-t-on, les livres anglais se réimpriment aux États-Unis et s’y vendent à bas prix. C’est vrai, et il y a plus de lecteurs parmi les 20 million d’Américains que parmi les 30 millions d’Anglais, ce qui explique le tirage nombreux et les bas prix de l’Amérique. Oui, mais ces livres à bas prix, les lois de l’Angleterre nous empêchent de les recevoir. Il est vrai que cela ne saurait durer. Le libre commerce ou la contrebande nous les donneront. Des lois prohibitives, à côté des États-Unis, sont si irrationnelles qu’elles ne prouvent que l’ignorance du législateur.

Ces 20 millions de lecteurs seront 40 millions dans vingt ans, puis 80 millions dans quarante ans. Les livres seront donc à plus bas prix chez eux, que nulle part ailleurs au monde. Cela assure la prédominance des idées américaines sur toutes les autres. Il n’y a pas une chance entre mille, que les livres qui vanteront les bienfaits de l’institution, devenue tellement prépondérante en Angleterre, l’aristocratie, qu’elle maîtrise la royauté et le peuple, trouveront de l’écho en Amérique. Ils ne s’y réimprimeront donc pas. La prose républicaine et les vers divins de Milton, sont d’éternelle durée et d’influence de plus en plus générale.

Lord Durham remarque, qu’il y a dix Canadiens qui apprennent l’anglais contre un Anglais qui apprend le français, et il se réjouit de cette preuve de ce qu’il nomme anglification des Canadiens, de ce que d’autres nomment leur américanisation. Moi je m’en réjouis parce qu’elle prouve la supériorité, pour les besoins de ce pays, de notre classe instruite, sur la classe instruite de nos compatriotes Anglais en Canada, quand ils négligent d’apprendre le français, ce moyen additionnel de valoir mieux. Je m’en réjouis, parce qu’elle met en état d’étudier aux sources, la valeur comparative des institutions qui conviennent aux besoins du nouveau monde. Je m’en réjouis, parce qu’elle met chaque année en présence le talent pour l’équivoque et la réticence ; l’art de parler pour n’être point compris, le soin de ne pas réveiller l’oisive curiosité des peuples à s’occuper des intérêts variés de la patrie et de la société, des discours des trônes ; avec la franchise, la clarté, l’abondance des renseignements, sur l’universalité des intérêts nationaux, domestiques et étrangers, des discours présidentiels. Elle met en contraste l’enseignement ministériel d’outre-mer ou colonial, que l’on ne peut pas donner une confiance trop implicite aux agents du pouvoir ; et l’enseignement rationnel, que l’on ne peut pas surveiller avec trop de défiance les agents du pouvoir, qu’il a une tendance dangereuse, même pour les hommes les plus patriotiques et les plus désintéressés ; qu’il n’y a que sa possession précaire, pour peu de tems par voie d’élection, accompagnée de la plus grande publicité donnée à tous ses actes et propos, qui offre des garanties à peine suffisantes contre les abus du pouvoir.

Avec le plus sincère attachement à notre nationalité, ce qui est juste nous saurons en cette occasion comme toujours, n’être pas injustes pour nos concitoyens de toute autre origine que la nôtre, britannique ou étrangère. Il n’y a rien d’exclusif dans notre association. Quand une politique partiale nous a systématiquement fermé perdant cinquante ans, l’accès aux townships, nos compatriotes doivent devenir l’objet spécial du bon vouloir d’un gouvernement, qui peut devenir bien plus vite réparateur et populaire par son zèle à réparer les injustices du passé, que par le titre dont il voudra bien se décorer. Nous nous associons pour un objet spécial, mais non pas exclusif. Esprit de parti, esprit de mensonge ! Il dira que notre association est politique, haineuse pour toutes les autres nationalités, visant à s’emparer pour nos compatriotes de ce qui peut contribuer au bonheur de millions d’hommes d’autres origines que la nôtre, de concitoyens qui doivent être les bienvenus de quelque région qu’ils arrivent. Préjugés égoïstes, maintenant incarnés dans les hommes de la minorité qui, dans le passé ont usurpé la domination en vertu de pareils préjugés.

D’autres sociétés peuvent se former, pour aider à l’établissement des terres par leurs compatriotes, ce qui est du droit pour nous est du droit pour eux.

Les membres de la présente association peuvent, sans objection, s’adjoindre à d’autres sociétés, organisées comme le sera la nôtre, dans un but analogue, pour l’établissement de nationaux britanniques ou étrangers. Nous souhaitons remédier à un mal qui existe contre nous, celui de voir que nos anciens établissements sont surchargés de population, que la terre s’y est élevée à une trop grande valeur, pour être facilement accessible aux pauvres et même à la médiocre fortune. Il en résulte que le fils du pauvre se fait trop souvent simple journalier ou s’expatrie pour aller travailler à de forts gages dans les États-Unis. S’il revenait toujours après de courtes années de fort travail et de grande économie, ce ne serait nullement un mal, ce serait un grand bien. Plongé dans une société plus avancée sous tous les rapports que ne l’est la nôtre, pour les classes laborieuses du moins, il rapporterait les moyens d’acheter de la terre et des pratiques nouvelles, propres à la faire valoir mieux. C’est par la comparaison des deux pays et par les voyages plus que par aucune autre méthode, qu’il progressera. Mais, pour qu’il conservât ce respect pour lui-même, qui est l’un des plus forts motifs de se conduire de manière à mériter le respect d’autrui, il faudrait qu’il n’allât en service, qu’avec le désir ardent d’en sortir le plus vite possible, pour s’élever à la condition heureuse d’un cultivateur intelligent, moral, aisé, plus indépendant dans son état, des influences et des exigences d’autrui, que ne le sont les hommes les plus haut placés dans la hiérarchie des pouvoirs et des dignités. Pour qu’il ait le désir de devenir ce respectable cultivateur, tel que nous en connaissons un si grand nombre, dans toutes nos nouvelles paroisses, d’hommes qui, à l’âge de 17 à 18 ans, sans avances ont pris et ouvert une terre et, avant l’âge de 50 ans ont établi sur des terres valant chacune plusieurs centaines de louis, cinq à six enfants ; il faudrait que dans l’avenir l’accès aux terres continuât à être aussi facile, comme il l’a été par le passé.

C’est là le bien que nous voulons procurer à tous les hommes dont la vocation spéciale est le défrichement du sol. Dans les circonstances du pays, oui ce sont nos compatriotes qui ont le plus grand besoin, qu’on leur vienne en aide ; qu’on les dirige vers une judicieuse et rapide colonisation des terres incultes de la couronne ou des compagnies, que l’on pousse de préférence les colons vers celles qui leur seront données au plus bas prix. Nulle concurrence ne peut donc être faite à un gouvernement éclairé, qui comprendra que la force de l’état c’est le grand nombre de citoyens rendus riches et contens par tout ce qui peut les retenir au pays, les attirer à y prendre des terres, à y récolter le plus tôt possible, après leur prise de possession, d’abondantes moissons. C’est par les moyens qui conduiront à ce but qu’il multipliera des consommateurs aisés, qui achèterons en plus grande quantité les marchandises de la métropole et de l’étranger, qui doit avoir la préférence dans le petit nombre de branches d’industrie où il fabrique mieux et à moindre prix que l’Angleterre. Ces achats de produits taxés rempliront mieux les coffres du gouvernement qu’ils ne le furent alors que la malveillance et l’avarice furent ses conseillers, comme ils l’ont été depuis le commencement de l’établissement des townships, pour la ruine commune des avares gouverneurs, juges, et conseillers qui, en violation des instructions royales qu’ils avaient prêté serment de faire exécuter, se distribuèrent des 30 et 40 mille acres, quand personne n’avait le droit d’en obtenir plus de douze cents.

Ces hommes ont donc été les premiers rebelles du pays, les violateurs des lois pour leur lucre et leurs gains sordides. L’iniquité s’est mentie à elle-même. Ils ont immensément nui à ceux qui ont pris, et acheté leurs terres et n’ont pas souvent réalisé les grands profits qui, dans leurs rêves ambitieux, devaient un peu plus tard les constituer en une aristocratie territoriale avec ses majorats inaliénables, par les substitutions et par le droit de primogéniture. S’ils avaient compris et aimé le bien public, ils auraient rapproché les terres à donner, sous la seule condition d’y résider, du voisinage des seigneuries. Le surplus de leur population, aurait de toutes parts pénétré dans les townships, sans frais ou à des frais modiques pour le gouvernement quand il n’y aurait eu à ouvrir que de très courtes lignes de chemins ; les établissements se seraient étendus de proche en proche, avec tous les moyens de bonheur et de succès, qu’il y aurait eu pour les nouveaux colons, placés près de leurs familles qui les auraient aidés, placés près du fleuve où, pour la vente, doivent être portés les produits du sol ; où doivent se faire les achats de tout ce qui est utile à la construction des édifices publics et privés, aux défrichements, au confort des familles, qui achètent si cher l’aisance dont elles jouiront plus tard, par l’excès du travail, par la nature et l’étendue des privations qui accompagnent les pénibles années de premier défrichement.

Au lieu de cette marche si sensée, si naturelle, on ceintura les seigneuries, comme si elles n’eussent contenu qu’une population pestiférée, d’une innombrable nomenclature de townships capables de soutenir une population de plusieurs millions d’hommes, et l’on dit contrairement au bon sens, au droit des gens et à l’acte de 1774, que les lois du pays n’y pénétraient point et que les lois d’Angleterre in toto y avaient pleine force et effet. Ce double mensonge n’avait point d’autre signification que d’intimer aux Canadiens que l’on voulait qu’ils ne s’y établissent jamais. On le leur démontra en commençant les concessions à vingt-cinq et trente lieues de distance de leurs habitations, le long de la frontière américaine. Le bas prix des terres y attira quelques-uns des habitants du voisinage, qui furent trompés par les promesses de vendeurs, qui leur disaient : « Nous sommes un gouvernement habile en spéculation, et nous mettrons toutes les ressources de cet habile gouvernement à votre disposition. » Des routes magnifiques en perspective et le droit commun anglais devaient assurer, pour peu de travail, une grande aisance à ceux qui devenaient gratuitement propriétaires de deux cents acres, à la condition de n’être que des prête-noms, pour que chacun des conseillers, gouverneur ou vendeur en grand d’eau-de-vie aux Sauvages, devînt propriétaire frauduleux de trente mille acres de terre, et que d’une source si pure naquît bientôt une noblesse titrée héréditaire. Ces sublimes conceptions ont toutes avorté. Les voleurs n’ont été ni enrichis ni ennoblis, ils ne sont que déshonorés. Leurs victimes n’ont pu avoir de routes, parce que les spéculateurs sur les terres publiques étaient aussi les spéculateurs sur le trésor public, et les scrupuleux surveillants du receveur général. Il en est résulté qu’entre les défalcations de celui-ci et les salaires de ceux-là, il ne resta rien pour faire des routes, ni rien pour faire administrer les lois anglaises. Le malheureux cultivateur américain, père de famille qui, par le travail commun de dix enfants, avait eu le rare bonheur de créer une belle ferme, est mort dans le désespoir, à la perspective que peut-être elle ne resterait pas, à sa mort, la propriété exclusive de l’aîné, selon l’admirable évangélique justice du droit anglais, sous la protection duquel il était venu se réfugier. Il avait vu des juges très anglais, et faits juges parce qu’ils étaient tels très-passionnément, ratifier des abominations françaises ; des élections de tutelle, faites d’après les formes décrétées par des rois de France ; des clôtures d’inventaire ; des actes notariés, et mille autre incongruités utiles et rationnelles, tout à fait étrangères aux précédents anglais. Si les cadets se liguaient avec la mère survivante, pour ne pas déguerpir de la terre qu’ils avaient défrichée que l’aîné devait leur ravir d’après les bonnes coutumes d’Albion, modèle isolé, avec le Haut-Canada seul, de ce droit si plein d’humanité pour les aînés, ceux-ci ne trouvaient pas de cours de justice ouvertes pour les écouter, malgré la grande démangeaison qu’avaient les juges, qui les avaient attirés dans le piège, de dire aux plaideurs ce qu’ils avaient dit aux acheteurs. Qu’est-ce qu’un droit, sans l’immense étendue d’organisation législative, administrative et judiciaire, qui lui prête vie et lui donne effet ? Une abstraction. Une abstraction. C’est tout ce dont furent dotés les townships ; et les résultats ont été que ni les aînés, ni les cadets n’ont recueilli l’héritage de leurs pères ; mais que l’incertitude alléguée de la jurisprudence et les subtilités de la chicane ont dévoré l’héritage, l’ont fait passer entre les mains des avocats, fils des juges qui avaient fait les concessions, avec la perspective qu’elles pourraient un jour revenir à leurs héritiers.

Il reste quelques difficultés de ce genre pour l’établissement des townships, mais elles seront bientôt surmontées, si nous avons un gouvernement de majorité et de publicité.

Une association comme l’est celle-ci, qui appelle la population en masse à se réunir à elle, à former un fonds considérable par des contributions minimes pour chacun, ne peut devenir utile et avoir de la durée qu’autant qu’elle professe, ce n’est pas dire assez, qu’autant qu’elle prouve et qu’elle démontre qu’il n’y a, pour aucun de ses directeurs élus et comptables, le moindre profit personnel à attendre. Oui, pour eux seront le trouble et le dévouement gratuits. L’utilité et les terres à prendre seront pour ceux qui, avec de bonnes recommandations attestant qu’ils ont l’amour du travail, de la sobriété, de l’ordre, offrent les conditions qui sont indispensables pour être presque certain d’un grand succès, quand on commence une entreprise aussi utile à soi et aux autres si elle est bien conduite comme l’est celle d’ouvrir des terres, aussi ruineuse pour soi et pour ceux qui aideraient des paresseux et des ivrognes.

Oh ! le zèle avec lequel le clergé s’est mis à la tête du mouvement pour accréditer et multiplier les sociétés de tempérance, et le succès qui a suivi ses louables efforts dans cette mesure qui était devenue d’urgence pour sauver la société du vice, de l’avilissement, de la misère, des chagrins domestiques, de la fréquence du crime que l’intempérance multiplie, à elle seule, plus que toutes les autres mauvaises passions ensemble, est un des services récents qu’il a rendus à notre société, et qui, mieux que je ne saurais l’exprimer, grossit ses titres à la reconnaissance du pays.

Les apôtres canadiens de la tempérance savaient qu’ils faisaient un bien d’une incalculable portée ; c’est à nous de les seconder. L’association que la jeunesse canadienne a projetée, et que tout ce qui a cœur d’homme et cœur canadien soit seconder de son nom, de son influence sociale et politique, de sa quote-part de contribution qu’il peut faire aussi large et aussi petite qu’il voudra et qui sera toujours bienvenue, de ses sollicitations auprès des tièdes et des indifférents pour les gagner en œuvre, non pas d’aumône, qui quelquefois pousse à l’oisiveté, mais de philanthropie et de charité judicieuses qui poussent au travail et à l’économie ; est le moyen le plus efficace qui puisse être employé de faire fructifier les prédications des Janson, des Chiniquy, de tous ceux qui les ont secondés en Canada.

Rien de plus prochainement dangereux à jeter la jeunesse dans l’ivrognerie et toutes les calamités qui la suivent, que l’expatriation pour aller en service ou dans les chantiers d’exploitation des bois. Dans ceux-ci, des moments de travail exagérés sont commandés par la brièveté incontrôlable d’une saison mauvaise pendant plusieurs semaines ; il faut sortir les bois hors des forêts, couvertes dans un hiver de trop de neige, dans un autre hiver de trop peu de neige, pendant un petit nombre de jours favorables au halage. Il faut terminer cette partie de l’exploitation dans moitié moins de temps que l’on y aurait donné, dans une saison favorable.

C’est une excuse, une tentation presque irrésistible pour que les travailleurs, sollicités de faire plus que leurs forces ne le leur permettraient dans leur état naturel, soient entraînés à les redoubler momentanément par l’usage des stimulants. Au début, les doses répétées dans les proportions qui égaient et fortifient ; mais la déplorable habitude se contracte, et bientôt les doses sont englouties dans les proportions qui abrutissent et ne laissent aux familles que l’humiliation de la chute d’un parent, à la société que le fardeau d’un criminel qu’il lui faudra punir. À l’étranger ou dans les bois, loin de la paroisse et des siens, dont l’estime était nécessaire à son bonheur, qui tous, à son premier écart, auraient employé l’influence du curé, l’expression de leur chagrin, de leur amour ou de leurs mépris, et leurs prières pour empêcher chez un jeune homme une récidive, tous ces freins salutaires lui manquent à la fois. Il est absent dans l’âge où la fièvre des passions est la plus brûlante, où l’expérience des suites, qu’a presque toujours une vie réglée ou déréglée, ne lui est pas acquise, et le hasard seul décide s’il sera livré à des compagnons de jeunesse honnêtes ou dépravés.

S’il rencontre ceux-ci, il est un homme perdu. Il est à désirer qu’il ne vienne pas rapporter dans la paroisse la contagion des vices que son éloignement lui a fait contracter.

Que l’association réussisse à retenir cette forte jeunesse, accueillie à l’étranger par de plus hauts gages qu’il n’en donne aux autres travailleurs agricoles, parce qu’il apprécie sa plus grande aptitude pour cette belle industrie quand il est bien dirigé ; que l’association puisse la pousser à peu de distance du toit paternel, d’où découleront incessamment vers elles des secours matériels de toutes sortes, des secours de conseil, d’encouragement, d’affection, qui mieux que tous autres font vaincre les peines et les difficultés de la vie ; que les fonds de l’association lui aident pour la construction des modestes chapelle et presbytère, où elle trouvera l’instruction et les consolations qu’elle juge lui être indispensables. Autour de cette chapelle viendront s’établir le médecin, le maître d’école, le juge de paix, le marchand, les forgeron, maçon et charpentier, qui lui aideront à bâtir et à défricher, car chacun de nos jeunes cultivateurs pratique un peu lui-même tous ces métiers et bien d’autres encore. Il façonne et raccommode la chaussure de sa famille et les harnais de ses attelages ; il tisse la laine de son troupeau et le lin qu’il a semé, arraché, roui. Il n’est pas l’homme-machine, né pour le profit exclusif du manufacturier millionnaire qui l’emploie. Le triste sort de l’homme-machine, c’est la loi de son pays qui le lui a fait, la loi qui donne les deux tiers du sol à moins d’une centième partie de l’aristocratie de naissance et d’argent dans la métropole. Il ne doit pas avoir d’idées, ça distrait ; il doit avoir dix doigts mécaniques, qui feront bien la seule chose pour laquelle il semble avoir été créé et mis au monde, celle d’appointir des épingles pendant toute la durée de sa maladive existence, depuis l’âge de six ans jusqu’à celui de sa décrépitude à trente ans, avec une régularité aussi agréable à l’œil satisfait du maître que celle des autres machines en fer et cuivre qu’il a achetées, fruit du génie de Watts ou de Vaucanson.

Nos jeunes cultivateurs casés dans les côtes doubles, sur une suite rapprochée de petites fermes de quatre acres de front sur vingt à vingt-cinq de profondeur, travaillent avec la certitude du succès. La première condition pour lui faire aimer sa maison, si petite et si dénuée quand il y est seul comparativement avec celles des anciennes paroisses dont il vient de sortir, est de la décorer et de la rendre joyeuse en y amenant la femme de son choix. Il n’a pas à chercher loin ni long-temps pour la trouver et terminer son cours de galanterie. Les voisins sont si près, les veillées si fréquentes, les danses si entraînantes, la belle, si décidément la meilleure et la plus jolie fille qu’il connaisse, qu’il n’a pas le loisir d’attendre que ce soit le calcul et la raison qui lui prouvent qu’il fera bien, mais très bien de se marier. À l’étranger et dans les villes, où pour le pauvre le travail constant et des gages proportionnées aux dépenses nécessaires ne sont pas assurés, où pour l’homme instruit et à l’aise le luxe par-dessus et par-delà les ressources sera inévitable dans un mariage sortable, le calcul et la raison lui crient plus haut que les sens et l’amour qu’il fera mal, mais très mal, de se marier.

À la campagne, la situation du jeune propriétaire peu aisé le marie et le moralise. À la ville, la situation du jeune prolétaire le démoralise et le dévoue à un célibat libertin. Les mariages précoces donnent des familles nombreuses ; les besoins de celles-ci stimulent au travail et à l’économie, donnent la vie et la force au besoin d’être loué de soi et de son curé, de quelques autres encore, et avant tout de la femme, des enfants et des voisins. Les intempérants ne le seraient point.

Des familles nombreuses, vertueuses, polies, hospitalières, de cultivateurs intelligents comme l’ont été la plupart de nos ancêtres, peuvent se multiplier rapidement, si nous retenons par une combinaison aussi patriotique que celle que nous organisons aujourd’hui, les quelques milliers de jeunes Canadiens, qui chaque année s’expatrient, dont un petit nombre revient meilleur, beaucoup gâtés et dont le plus grand nombre ne revient pas. Notre association qui n’est pas constituée dans un but politique, mais dans un but de justice pour nos compatriotes, trop long-temps exhérédés de leur quote-part du sol, dans le pays de leur naissance, profitera mieux à tous ceux qui viendront s’établir au sein d’une société plus riche et plus morale, que s’ils venaient s’établir au sein d’une société appauvrie et justement mécontente, si l’administration gênait par ignorance ou par mauvais vouloir, le développement le plus libre et le plus accéléré possible de la classe agricole ; dans les pays nouveaux, toujours la plus nombreuse, la meilleure, la plus importante de toute.

Des encouragements donnés pour que les Canadiens français restent chez eux et y prospèrent, ne peuvent être interprétés par aucun homme qui d’avance ne serait pas leur brutal ennemi, comme un acte d’hostilité contre quelqu’autre nationalité que ce soit. Néanmoins le facile accès aux terres profitera à notre nationalité d’une manière plus spéciale et plus étendue.

L’émigration européenne n’est qu’une petite proportion composée d’agriculteurs. Les villes et villages, le commerce, l’armée et la marine, les manufactures et les métiers, le prolétariat et la domesticité, en fournissent la plus grande partie ; puisque par des circonstances uniques au monde, les trois quarts de la population britannique appartiennent à ces classes ; aux villes et aux ateliers, et non pas aux champs. En arrivant en Amérique la tendance de cette émigration ; l’aptitude à continuer l’exercice des industries apprises ; l’avantage pour elle de conserver des rapports d’appui avec les manufacturiers et les marchands qu’ils avaient servis utilement avant de s’en séparer ; tout tend à les fixer dans nos villes. Tout tend à les éloigner d’adopter si tard la vie agricole, dans des conditions aussi étranges pour eux, que de commencer par l’incendie de la dévastation de la forêt ; la plus précieuse, la plus élevée en prix de toutes les propriétés, dans les pays d’où ils viennent. Nos villes grandissent et bénéficient plus vite par leur industrie, ils y prospèrent mieux qu’ils ne le feraient à la campagne. Tant mieux quand un honnête homme, peu importe d’où il vient, d’Irlande ou d’Amérique, peut réussir dans la ville ou dans la campagne !

Le Haut-Canada attire de préférence l’émigration britannique. Elle a plus de chance d’y prospérer que dans le Bas-Canada. Elle y trouve plus de conformité à ses manières, à ses lois, à l’infinie variété de ses Églises ; elle y rencontrera plus de parents, d’amis, de concitoyens déjà rendus. Elle s’y groupe attirée par les plus saintes affinités. Ce serait assumer une inhumaine responsabilité que d’être guidé par la machiavélique considération, d’opposer nationalité contre nationalité ; que de retenir, inspiré par cette odieuse considération, un seul de ceux qui ont fait d’aussi douloureux sacrifices, que le sont ceux qu’entraîne l’abandon de la patrie ; si par là on leur ravit une seule chance de plus de succès, de plus de consolation.

Oh, si c’est la conviction, qu’ils assureront mieux le bien-être de la pauvre famille émigrée, qui induit quelques hommes à la retenir ici plutôt de la laisser rejoindre les frères et les amis d’enfance qui l’on invitée à s’associer à leur aisance, acquise dans le Haut-Canada ou dans les États-Unis, que ces hommes-là s’associent comme nous le fesons ; c’est leur droit et c’est leur devoir. Comme nous ils doivent aider de leurs conseils et de leurs bienfaits ceux qu’ils seront aussi assurés de voir prospérer, comme nous sommes assurés de voir prospérer ceux que nous voulons aider.

Notre association n’est pas formée dans le but exclusif de fortifier et d’éterniser notre nationalité. Elle est sauve et impérissable par mille causes distinctes et séparées de notre association ; et néanmoins celle-ci, sans avoir été formée principalement pour cet objet, y est étroitement liée, et facilite son développement, plus qu’aucune autre mesure de bienfaisance, de raison et de justice, dont l’on ait jamais entretenu le peuple.

Ce n’est pas dans le Bas-Canada, qui, le premier entre toutes les colonies anglaises, a le mérite d’avoir passé un acte de naturalisation en faveur de tous les hommes, sans distinction de leur culte, ni du pays de leur naissance, qu’il fût d’Afrique ou d’Asie ; et qui donne le droit à tous les membres de la famille humaine de venir travailler le sol, exercer leurs diverses industries, jouir des mêmes droits civils, religieux et politiques, en libre compétition avec les constituants français des représentants français, qui ont consacré ce principe humanitaire d’universelle fraternité ; que l’on reprochera, si l’on n’est pas subjugué et possédé par l’esprit de mensonge, qu’ils ont jamais rêvé la folle idée de nuire à l’établissement au milieu d’eux, d’aucune des diverses nationalités britanniques.