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Discours aux congrès de l’Internationale communiste/Texte entier

La bibliothèque libre.
Traduction par Anonyme.
Éditions du Progrès ; Éditions sociales (p. 5-243).
AVERTISSEMENT

Les textes que nous présentons ici rassemblent toutes les interventions de Lénine aux quatre premiers congrès de l’internationale communiste. La traduction est conforme à la dernière édition (5e) russe des Œuvres complètes.

Cependant, cet ensemble ne contient pas tous les ouvrages élaborés par Lénine à l’occasion des travaux de ces congrès. Afin de ne pas alourdir l’ouvrage nous avons écarté les projets de thèses, les schémas préparatoires, les articles et discours publics, les lettres personnelles.

Les chercheurs qui voudraient prendre connaissance de ces matériaux pourront se référer aux publications des tomes 28, 31, 32, 33 et 42 des Œuvres de Lénine en français, et encore aux tomes 37, 41, 44, 45 de la cinquième édition russe.

L’Editeur.
Ier CONGRÈS DE L’INTERNATIONALE COMMUNISTE
2-6 mars 1919


I

DISCOURS D’OUVERTURE,
LE 2 MARS

Le Comité central du Parti communiste de Russie m’a chargé d’inaugurer le premier Congrès communiste international. Tout d’abord je propose à tous les assistants d’observer une minute de silence à la mémoire de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, ces meilleurs représentants de la IIIe Internationale. (Tous se lèvent.)

Camarades, notre Congrès est un grand événement historique d’une portée universelle. Il témoigne de la faillite de toutes les illusions de la démocratie bourgeoise. En effet, non seulement en Russie, mais aussi dans les pays capitalistes les plus évolués de l’Europe, comme par exemple en Allemagne, la guerre civile est devenue un fait acquis.

La bourgeoisie est affolée devant la montée du mouvement révolutionnaire du prolétariat. La raison en paraîtra claire si l’on songe que la marche des événements, après la guerre impérialiste, favorise inévitablement le mouvement révolutionnaire du prolétariat, et que la révolution mondiale internationale commence et grandit dans tous les pays.

Le peuple a conscience de la grandeur et de l’importance de la lutte qui s’engage à l’heure actuelle. Il faut seulement trouver la forme pratique qui permettrait au prolétariat de réaliser sa domination. Cette forme, c’est le système des Soviets avec la dictature du prolétariat ! La dictature du prolétariat ! Ces mots, jusqu’ici, c’était du latin pour les masses. Grâce au rayonnement du système des Soviets dans le monde, ce latin est traduit dans toutes les langues modernes ; la forme pratique de la dictature a été trouvée par les masses ouvrières. Elle est devenue compréhensible pour les grandes masses ouvrières grâce au pouvoir des Soviets en Russie, grâce aux spartakistes en Allemagne[1] et aux organisations analogues dans d’autres pays, comme, par exemple, les Shop Stewards Commitees en Grande-Bre-tagne[2]. Tout cela montre que la forme révolutionnaire de la dictature du prolétariat est trouvée, que le prolétariat est maintenant capable de mettre en pratique sa domination.

Camarades, je pense qu’après les événements de Russie, après la bataille de janvier en Allemagne, il est particulièrement important de noter que la forme moderne du mouvement prolétarien se fraie la voie et devient prépondérante aussi dans d’autres pays. C’est ainsi qu’aujourd’hui j’ai lu dans un journal antisocialiste une dépêche annonçant que le gouvernement britannique a reçu le Soviet des députés ouvriers de Birmingham et s’est déclaré prêt à reconnaître les Soviets comme des organisations économiques[3]. Le système soviétique a vaincu non seulement dans la Russie arriérée, mais aussi en Allemagne, pays d’Europe le plus évolué, et en Grande-Bretagne, le plus vieux pays capitaliste.

La bourgeoisie aura beau sévir, aura beau massacrer encore des milliers d’ouvriers, la victoire est à nous, la victoire de la révolution communiste mondiale est assurée.

Camarades, je vous salue de tout cœur au nom du Comité central du Parti communiste de Russie, et je propose d’élire le Bureau du congrès. Je vous prie de désigner des candidats.

Œuvres, Paris-Moscou,
t. 28, pp. 479-480
Publié en 1920, dans le livre :
Der I. Kongress der Kommunistische Internationale Protokoll,
Petrograd
2
THÈSES ET RAPPORT SUR LA DÉMOCRATIE BOURGEOISE ET LA DICTATURE DU PROLÉTARIAT, LE 4 MARS

1. La montée du mouvement révolutionnaire du prolétariat dans tous les pays a suscité les efforts convulsifs de la bourgeoisie et de ses agents dans les organisations ouvrières afin de trouver des arguments politiques et idéologiques pour la défense de la domination des exploiteurs. Parmi ces arguments, la condamnation de la dictature et l’apologie de la démocratie sont notamment mises en avant. Le caractère mensonger et hypocrite d’un tel argument, repris sur tous les tons dans la presse capitaliste, et à la Conférence de l’internationale jaune en février 1919 à Berne[4], est évident pour tous ceux qui se refusent à trahir les principes fondamentaux du socialisme.

2. Tout d’abord, cet argument s’appuie sur les notions de « démocratie en général » et de « dictature en général », sans poser la question de savoir de quelle classe il s’agit. Poser la question de cette manière, en dehors des classes ou au-dessus des classes, soi-disant du point de vue du peuple tout entier, c’est tout simplement se moquer de l’enseignement essentiel du socialisme, à savoir la théorie de la lutte des classes que les socialistes, passés aux côtés de la bourgeoisie, reconnaissent en paroles mais oublient en fait. Car dans tout pays capitaliste civilisé il y a la démocratie bourgeoise et non la « démocratie en général » ; et il ne s’agit pas de « dictature en général », mais de la dictature de la classe opprimée, c’est-à-dire du prolétariat, sur les oppresseurs et les exploiteurs, c’est-à-dire la bourgeoisie, dans le but de briser la résistance opposée par les exploiteurs dans la lutte pour leur domination.

3. L’histoire enseigne qu’aucune classe opprimée n’a jamais accédé au pouvoir et ne pouvait y accéder sans passer par une période de dictature, c’est-à-dire conquérir le pouvoir politique et briser par la violence la résistance la plus acharnée, la plus furieuse, qui ne recule devant aucun crime et que les exploiteurs ont toujours opposée. La bourgeoisie, dont la domination est défendue à présent par les socialistes qui s’élèvent contre la « dictature en général » et qui portent aux nues la « démocratie en général », a conquis le pouvoir dans les pays évolués, au prix d’une série d’insurrections, de guerres civiles, de répression violente des rois, des seigneurs, des esclavagistes et de leurs tentatives de restauration. Dans leurs livres, brochures, résolutions de congrès, dans leurs discours de propagande, les socialistes de tous les pays ont expliqué au peuple des milliers et des millions de fois le caractère de classe de ces révolutions bourgeoises, de cette dictature de la bourgeoisie. C’est pourquoi la défense actuelle de la démocratie bourgeoise sous le couvert de discours sur la « démocratie en général », les cris et les vociférations qui retentissent aujourd’hui contre la dictature du prolétariat sous prétexte de s’élever contre la « dictature en général », tout cela revient à trahir délibérément le socialisme, à passer aux côtés de la bourgeoisie, à nier le droit du prolétariat à sa révolution à lui, la révolution prolétarienne, à défendre le réformisme bourgeois précisément à l’heure où il a fait faillite dans le monde entier et quand la guerre a créé une situation révolutionnaire.

4. En expliquant le caractère de classe de la civilisation bourgeoise, de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme bourgeois, tous les socialistes ont exprimé cette idée, formulée de la manière la plus scientifique par Marx et Engels, à savoir que la république bourgeoise la plus démocratique n’est rien d’autre qu’un appareil permettant à la bourgeoisie de réprimer la classe ouvrière, permettant à une poignée de capitalistes d’écraser les masses laborieuses. Il n’est pas un révolutionnaire, il n’est pas un marxiste, parmi ceux qui clament maintenant contre la dictature et pour la démocratie, qui ne jurerait ses grands dieux devant les ouvriers qu’il reconnaît cette vérité première du socialisme ; et à l’heure actuelle, à l’heure où le prolétariat révolutionnaire est en effervescence et mis en branle afin de détruire cette machine d’oppression et de conquérir la dictature du prolétariat, ces traîtres au socialisme présentent les choses comme si la bourgeoisie faisait don aux travailleurs de la « démocratie pure », comme si la bourgeoisie renonçait à la résistance et était prête à se soumettre à la majorité des travailleurs, comme s’il n’y a et il n’y avait aucune machine d’Etat permettant au capital d’écraser le travail dans une république démocratique.

5. La Commune de Paris, célébrée en paroles par tous ceux qui désirent se faire passer pour des socialistes, car ils savent que les masses ouvrières nourrissent envers elle une sympathie sincère et chaleureuse, a montré d’une manière particulièrement frappante le caractère historiquement conventionnel et la valeur limitée du parlementarisme bourgeois et de la démocratie bourgeoise, ces institutions progressives au plus haut point par rapport au moyen âge, mais qui doivent être nécessairement remaniées de fond en comble à l’époque de la révolution prolétarienne. C’est justement Marx qui a apprécié mieux que quiconque la portée historique de la Commune et a montré dans son analyse le caractère exploiteur de la démocratie bourgeoise et du parlementarisme bourgeois, lorsque les classes opprimées se voient octroyer le droit, une fois en quelques années, de choisir le mandataire des classes possédantes qui « représentera et réprimera » (ver- und zertreten) le peuple au parlement[5]. C’est précisément à l’heure actuelle, à l’heure où le mouvement soviétique, embrassant le monde entier, poursuit l’œuvre de la Commune aux yeux de tous, que les traîtres au socialisme oublient l’expérience et les leçons concrètes de la Commune de Paris, en reprenant à leur compte le vieux bric-à-brac bourgeois sur la » démocratie en général ». La Commune ne fut point une institution parlementaire.

6. Ensuite, ce qui fait l’importance de la Commune, c’est qu’elle a tenté de briser, de détruire de fond en comble l’appareil bureaucratique, judiciaire, militaire, policier de l’Etat bourgeois en le remplaçant par une organisation autonome, l’organisation des masses ouvrières, qui ne connaissait pas la séparation des pouvoirs législatif et exécutif. Toutes les républiques démocratiques bourgeoises actuelles, y compris la république allemande que les traîtres au socialisme qualifient de prolétarienne en bafouant la vérité, conservent cet appareil d’Etat. Dès lors, il saute aux yeux, une fois de plus, que les hurlements en faveur de la « démocratie en général » ne sont autre chose que la défense de la bourgeoisie et de ses privilèges d’exploiteurs.

7. La « liberté de réunion » peut être considérée comme un modèle des revendications de la « démocratie pure ». Tout ouvrier conscient, qui n’a pas rompu avec sa classe, comprendra aussitôt qu’il serait absurde de promettre la liberté de réunion aux exploiteurs pendant la période et dans une situation où ceux-ci opposent une résistance à leur renversement et défendent leurs privilèges. Lorsque la bourgeoisie était révolutionnaire, elle n’accordait pas la « liberté de réunion », ni en Angleterre en 1649 ni en France en 1793[6], aux monarchistes et aux nobles qui faisaient appel aux troupes étrangères et qui se « rassemblaient » pour tramer des tentatives de restauration. Si la bourgeoisie actuelle, devenue réactionnaire depuis longtemps, exige du prolétariat qu’il garantisse d’avance, quelle que soit la résistance des capitalistes à leur expropriation, la « liberté de réunion » pour les exploiteurs, les ouvriers ne feront que se moquer de l’hypocrisie de la bourgeoisie.

D’autre part, les ouvriers savent parfaitement que la « liberté de réunion », même dans la république bourgeoise la plus démocratique, est une phrase creuse, car les riches disposent des plus belles salles, publiques et privées, et aussi de loisirs suffisants pour se réunir, et jouissent de la protection assurée par l’appareil bourgeois du pouvoir. Les prolétaires des villes et des campagnes ainsi que les petits paysans, c’est-à-dire l’immense majorité de la population, n’ont rien de tout cela. Tant que cet état de choses demeure, l’« égalité », c’est-à-dire la « démocratie pure », est un mensonge. Afin de conquérir l’égalité véritable, afin de réaliser en fait la démocratie pour les travailleurs, il faut commencer par prendre aux exploiteurs tous les édifices somptueux, privés et publics ; il faut commencer par donner des loisirs aux travailleurs, il faut que la liberté de leurs réunions soit protégée par les ouvriers armés, et non par des nobliaux ou des officiers capitalistes avec leurs soldats abrutis.

Ce n’est qu’après un tel changement qu’on peut parler de liberté de réunion, d’égalité, sans faire insulte aux ouvriers, aux travailleurs, aux pauvres. Et personne ne saurait le réaliser en dehors de l’avant-garde des travailleurs, du prolétariat qui renverse les exploiteurs, la bourgeoisie.

8. La « liberté de la presse » est également un des principaux mots d’ordre de la « démocratie pure ». Encore un coup, les ouvriers savent — les socialistes de tous les pays l’ont reconnu des millions de fois — que cette liberté est une duperie tant que les meilleures imprimeries et les gros stocks de papier sont accaparés par les capitalistes, tant que demeure le pouvoir du capital sur la presse, qui se manifeste dans le monde entier d’une manière d’autant plus brutale, éhontée, cynique que la démocratie et le régime républicain sont plus développés, par exemple en Amérique. Afin de conquérir l’égalité véritable et la démocratie réelle pour les travailleurs, les ouvriers et les paysans, on doit d’abord empêcher le capital d’embaucher les écrivains, d’acheter les maisons d’éditions et de corrompre la presse ; or, à cet effet, il est indispensable de secouer le joug du capital, d’abattre les exploiteurs, de briser leur résistance. Les capitalistes ont toujours donné le nom de « liberté » à la liberté de s’engraisser pour les riches, à la liberté de mourir de faim pour les ouvriers. Les capitalistes qualifient de liberté de la presse la liberté pour les riches de soudoyer la presse, la liberté d’utiliser leurs richesses pour fabriquer et falsifier ce qu’on appelle l’opinion publique. Encore un coup, les défenseurs de la « démocratie pure » s’avèrent en fait les défenseurs du système le plus ignoble, le plus vénal, de domination des riches sur les moyens d’éducation des masses ; ils trompent le peuple et le détournent, à l’aide de phrases pompeuses et spécieuses, fausses de bout en bout, de la tâche historique, de la tâche concrète de délivrer la presse de son asservissement au capital. La liberté et l’égalité véritables régneront dans le régime que construisent les communistes, où il sera impossible de s’enrichir aux dépens d’autrui, où il n’y aura pas de possibilité objective de soumettre, directement ou non, la presse au pouvoir de l’argent, où rien n’empêchera les travailleurs (ou groupe de travailleurs, quelle que soit son importance) de jouir sur un pied d’égalité du droit de se servir des imprimeries et du papier appartenant à la société.

9. L’histoire du XIXe et du XXe siècle nous a montré dès avant la guerre ce qu’était en fait la fameuse « démocratie pure » sous le capitalisme. Les marxistes ont toujours dit que plus la démocratie est évoluée, « pure », et plus la lutte de classe devient acharnée, aiguë, déclarée, plus le joug du capital et la dictature de la bourgeoisie se manifestent dans toute leur « pureté ». L’affaire Dreyfus dans la France républicaine, les répressions sanglantes infligées aux grévistes par les détachements de mercenaires que les capitalistes arment dans la République américaine, libre et démocratique, ces faits et des milliers d’autres semblables révèlent cette vérité que la bourgeoisie s’emploie vainement à dissimuler, à savoir que même dans les républiques les plus démocratiques, on voit dominer en réalité la terreur et la dictature de la bourgeoisie, qui se manifestent ouvertement chaque fois qu’il semble aux exploiteurs que le pouvoir du capital est ébranlé.

10. La guerre impérialiste de 1914-1918 a révélé définitivement, même aux ouvriers arriérés, que la démocratie bourgeoise, voire dans les républiques les plus libres, n’est que la dictature de la bourgeoisie. Des dizaines de millions d’êtres humains ont été massacrés, la dictature militaire de la bourgeoisie a été instaurée dans les républiques les plus libres, et tout cela pour enrichir le groupe allemand ou le groupe anglais de millionnaires ou de milliardaires. Cette dictature militaire se maintient dans les pays de l’Entente[7] même après la débâcle de l’Allemagne. C’est justement la guerre qui a le plus ouvert les yeux aux travailleurs, a arraché les fleurs artificielles qui enjolivaient la démocratie bourgeoise, a montré au peuple tout L’abîme de la spéculation et du lucre durant la guerre et à l’occasion de la guerre. Au nom de la « liberté et de l’égalité », la bourgeoisie a mené cette guerre ; au nom de la « liberté et de l’égalité », les fournisseurs des années se sont enrichis fabuleusement. Aucun effort de l’internationale jaune de Berne ne saurait déguiser aux masses le caractère exploiteur, désormais entièrement dévoilé, de la liberté bourgeoise, de l’égalité bourgeoise, de la démocratie bourgeoise.

11. En Allemagne, le pays capitaliste le plus évolué sur le continent européen, les premiers mois d’entière liberté républicaine, apportée par la débâcle de l’Allemagne impérialiste, montraient déjà aux ouvriers allemands et au monde entier en quoi consiste la nature de classe réelle de la république démocratique bourgeoise. L’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg est un événement historique d’une portée universelle non seulement parce que ces leaders de l’internationale communiste, l’internationale véritablement prolétarienne, les meilleurs parmi les meilleurs, ont péri tragiquement, mais aussi parce que, pour un Etat avancé d’Europe, — et on peut dire sans exagération, pour un Etat avancé à l’échelle mondiale, — sa nature de classe s’est pleinement dévoilée. Si des personnes arrêtées, c’est-à-dire placées sous la garde du pouvoir d’Etat, ont pu être tuées impunément par des officiers et des capitalistes sous un gouvernement. de social-patriotes, il s’ensuit que la république démocratique dans laquelle une telle chose a été possible, est la dictature de la bourgeoisie. Les gens qui expriment leur indignation à propos du meurtre de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg et ne comprennent pas cette vérité, ne font que trahir leur stupidité ou bien leur hypocrisie. La « liberté » dans une des républiques les plus libres et les plus avancées du monde, dans la république allemande, c’est la liberté de tuer impunément les chefs arrêtés du prolétariat. Et il ne saurait en être autrement tant que le capitalisme se maintient, vu que le développement de la démocratie, loin d’émousser la lutte de classes, accentue au contraire cette lutte qui, en raison de toutes les conséquences et de toutes influences de la guerre et de ses séquelles, a atteint son point culminant.

Dans le monde civilisé tout entier, les bolcheviks sont à présent proscrits, persécutés, incarcérés, par exemple en Suisse, une des républiques bourgeoises les plus libres ; des pogroms contre les bolcheviks sont déclenchés en Amérique, etc. Sous l’angle de la « démocratie en général » ou de la « démocratie pure », il est tout simplement ridicule que des pays évolués, civilisés, démocratiques, armés jusqu’aux dents, craignent la présence chez eux de quelques dizaines de personnes venant de la Russie arriérée, affamée et dévastée, et qui est traitée dans les journaux bourgeois, tirés à des dizaines de millions d’exemplaires, de pays sauvage, criminel, etc. Il est évident que la situation sociale qui a pu engendrer une contradiction aussi flagrante est en fait la dictature de la bourgeoisie.

12. Dans cet état de choses, la dictature du prolétariat est non seulement tout à. fait légitime en tant que moyen de renverser les exploiteurs et de briser leur résistance, mais aussi absolument indispensable pour toute la masse laborieuse en tant qu’unique défense contre la dictature de la bourgeoisie qui a mené à la guerre et qui prépare des guerres nouvelles.

Le point essentiel que les socialistes ne comprennent pas, et qui explique leur myopie théorique, qui fait qu’ils demeurent prisonniers des préjugés bourgeois, qui constitue leur trahison politique à l’égard du prolétariat, c’est que dans la société capitaliste, dès que la lutte de classes qui en est le fondement s’accentue d’une manière tant soit peu sérieuse, il ne peut y avoir aucun moyen terme entre la dictature de la bourgeoisie et la dictature du prolétariat. Tout rêve d’on ne sait quelle troisième voie est une lamentation réactionnaire de petits bourgeois. En témoigne l’expérience d’un développement de plus d’un siècle de la démocratie bourgeoise et du mouvement ouvrier dans tous les pays évolués, notamment l’expérience des dernières cinq années. C’est ce qu’établissent également la science de l’économie politique, lé contenu du marxisme qui explique la nécessité dans toute économie marchande de la dictature de la bourgeoisie qui ne peut être remplacée que par la classe développée, multipliée, cimentée, renforcée par l’évolution même du capitalisme, c’est-à-dire la classe des prolétaires

13. Une autre erreur politique et théorique des socialistes est due à ce fait qu’ils ne comprennent pas que les formes de démocratie ont changé nécessairement au cours des siècles, à partir de ses germes dans l’antiquité, au fur et à mesure que les classes dominantes se succédaient. Dans les républiques de la Grèce antique, dans les villes du moyen âge, dans les pays capitalistes évolués, la démocratie revêt des formes différentes et elle est appliquée à des degrés divers. Il serait parfaitement absurde de penser que la révolution la plus profonde que l’histoire de l’humanité ait jamais connue, le passage, pour la première fois dans le monde, du pouvoir de la minorité des exploiteurs à la majorité des exploités, puisse s’effectuer dans l’ancien cadre de l’ancienne démocratie, de la démocratie bourgeoise, parlementaire, puisse s’effectuer sans les tournants les plus profonds, sans la création de nouvelles formes de démocratie, de nouvelles institutions qui matérialisent les conditions nouvelles de son application, etc.

14. Ce qu’il y a de commun entre la dictature du prolétariat et celle des autres classes, c’est qu’elle est due à la nécessité, comme toute dictature, de briser par la violence la résistance de la classe qui perd sa domination politique. Ce qui distingue foncièrement la dictature du prolétariat de celle des autres classes, de la dictature des propriétaires fonciers au moyen âge, de la bourgeoisie dans tous les pays capitalistes civilisés, c’est que la dictature des propriétaires fonciers et de la bourgeoisie était la répression par la violence de la résistance de l’immense majorité de la population, à savoir les travailleurs. Au contraire, la dictature du prolétariat est la répression par la violence de la résistance des exploiteurs, des propriétaires fonciers et des capitalistes, c’est-à-dire d’une minorité infime de la population.

Il s’ensuit que la dictature du prolétariat doit engendrer nécessairement, non seulement la modification des formes et des institutions démocratiques en général, mais précisément l’extension sans précédent de la démocratie réelle en faveur des classes laborieuses opprimées par le capitalisme.

En effet, la forme de dictature du prolétariat qui est déjà pratiquement élaborée, c’est-à-dire le pouvoir des Soviets en Russie, le Räte-System en Allemagne, les Shop Stewards Committees et des institutions analogues dans les autres pays, toutes signifient et réalisent précisément en faveur des classes laborieuses, c’est-à-dire de l’immense majorité de la population, la possibilité véritable de jouir des droits et des libertés démocratiques, telle qu’elle n’a jamais existé même approximativement dans les républiques bourgeoises les meilleures et les plus démocratiques.

Ce qui fait la nature du pouvoir des Soviets, c’est que le pouvoir d’Etat tout entier, tout l’appareil d’Etat, a pour fondement unique et permanent l’organisation massive des classes qui étaient opprimées par le capitalisme, c’est-à-dire les ouvriers et les semi-prolétaires (paysans qui n’exploitent pas le travail d’autrui et qui vendent constamment ne serait-ce qu’une partie de leur force de travail). Les masses qui, même dans les républiques bourgeoises les plus démocratiques, tout en étant égales en droits devant la loi, étaient écartées par des milliers de procédés et de subterfuges de la participation à la vie politique et d’une jouissance des droits et des libertés démocratiques, sont à présent associées constamment et nécessairement et, qui plus est, d’une manière décisive, à la gestion démocratique de l’Etat.

15. L’égalité des citoyens, sans distinction de sexe, de religion, de race, de nationalité, que la démocratie bourgeoise a promise partout et toujours, mais n’a réalisé nulle part et ne pouvait réaliser en raison de la domination du capitalisme, le pouvoir des Soviets, c’est-à-dire la dictature du prolétariat, l’applique entièrement et immédiatement, car seul le pouvoir des ouvriers, non intéressé à la propriété privée des moyens de production et à la lutte pour le partage ou un nouveau partage de ces moyens, est en mesure de le faire.

16. L’ancienne démocratie, c’est-à-dire la démocratie bourgeoise, et le parlementarisme étaient organisés de façon à éliminer avant tout les masses laborieuses de l’appareil administratif. Au contraire, le pouvoir des Soviets, c’est-à-dire la dictature du prolétariat, est organisée de façon à rapprocher les masses laborieuses de l’appareil administratif. Tel est également le but de la réunion de l’exécutif et du législatif dans l’organisation soviétique de l’Etat, et du remplacement des circonscriptions territoriales par des unités électorales fondées sur l’entreprise : usine, fabrique…

17. L’armée était un appareil d’oppression non seulement sous la monarchie ; elle l’est restée dans toutes les républiques bourgeoises, même les plus démocratiques. Seul le pouvoir des Soviets, en tant qu’organisation d’Etat permanente des classes opprimées par le capitalisme, peut supprimer la subordination de l’armée au commandement bourgeois et fusionner réellement le prolétariat et l’armée, assurer véritablement l’armement du prolétariat et le désarmement de la bourgeoisie, sans quoi la victoire du socialisme est impossible.

18. L’organisation soviétique de l’Etat est adaptée au rôle dirigeant du prolétariat en tant que classe la plus concentrée et la plus instruite par le capitalisme. L’expérience de toutes les révolutions et de tous les mouvements des classes opprimées, l’expérience du mouvement socialiste mondial, nous apprend que seul le prolétariat est en mesure de grouper et d’entraîner les couches arriérées et éparpillées de la population laborieuse et exploitée.

19. Seule l’organisation soviétique de l’Etat est vraiment capable de briser d’un coup et détruire définitivement l’ancien appareil, c’est-à-dire l’appareil bourgeois, bureaucratique et judiciaire, qui s’est maintenu et qui devait se maintenir inévitablement sous le capitalisme, même dans les républiques les plus démocratiques, et qui en fait constitue le plus grand obstacle à l’instauration de la démocratie en faveur des ouvriers et des travailleurs. La Commune de Paris a fait le premier pas sur cette voie, le premier pas d’une portée historique et universelle, et le pouvoir des Soviets a fait le second.

20. L’abolition du pouvoir d’Etat est l’objectif que se sont assigné tous les socialistes, Marx en tête. Tant que cet objectif n’est pas atteint, la démocratie véritable, c’est-à-dire la liberté et l’égalité, est irréalisable. Or, seule la démocratie soviétique ou prolétarienne conduit pratiquement à ce but car, en associant les organisations des masses laborieuses, constamment et nécessairement, à la gestion de l’Etat, elle commence sur-le-champ à préparer le dépérissement complet de tout Etat.

21. La faillite totale des socialistes réunis à Berne, leur incompréhension absolue de la démocratie nouvelle, c’est-à-dire la démocratie prolétarienne, apparaissent notamment dans les faits suivants. Le 10 février 1919, Branting clôturait à Berne la Conférence de l’internationale jaune. Le 11 février 1919, à Berlin, le journal des participants à la Conférence, Die Freiheit, publiait un appel du parti des « indépendants »[8] adressé au prolétariat. Ce document reconnaît le caractère bourgeois du gouvernement Scheidemann à qui l’on reproche la volonté de supprimer les Soviets appelés Träger und Schützer der Revolution — porteurs et gardiens de la révolution, et l’on propose de légaliser les Soviets, de leur octroyer des droits politiques, le droit de suspendre les décisions de l’Assemblée Nationale et de faire appel à la consultation nationale.

Une telle proposition constitue la faillite idéologique complète des théoriciens qui défendaient la démocratie sans en comprendre le caractère bourgeois. La tentative ridicule de combiner le système des Soviets, c’est-à-dire la dictature du prolétariat, avec l’Assemblée Nationale, c’est-à-dire la dictature de la bourgeoisie, dénonce entièrement, tout à la fois, l’indigence d’idées des socialistes et des social-démocrates jaunes, leur politique réactionnaire de petits bourgeois et leurs concessions pusillanimes à la puissance croissante et irrésistible de la démocratie nouvelle, la démocratie prolétarienne.

22. En condamnant le bolchevisme, la majorité de l’internationale jaune de Berne qui, redoutant les masses ouvrières, ne s’était pas décidée à voter formellement une résolution appropriée, a agi correctement du point de vue de classe. C’est bien cette majorité qui est pleinement solidaire avec les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires[9] russes ainsi qu’avec les Scheidemann en Allemagne. Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires russes qui se plaignent d’être persécutés par les bolcheviks tentent de dissimuler ce fait que les poursuites sont dues à leur participation à la guerre civile aux côtés de la bourgeoisie contre le prolétariat. En Allemagne, les Scheidemann et leur parti ont fait preuve d’ores et déjà, exactement de la même manière, d’une telle participation à la guerre civile aux côtés de la bourgeoisie contre les ouvriers.

Aussi est-il parfaitement naturel que la majorité des partisans de l’internationale jaune de Berne se soit prononcée pour la condamnation des bolcheviks. Ceci traduisait non point la défense de la « démocratie pure » mais l’autodéfense de gens qui savent et sentent que dans la guerre civile ils se sont rangés aux côtés de la bourgeoisie contre le prolétariat.

Voilà pourquoi, du point de vue de classe, on ne peut manquer de reconnaître que la décision de la majorité de l’internationale jaune est juste. Le prolétariat doit, sans craindre la vérité, en la regardant bien en face, en tirer toutes les conclusions politiques qui s’imposent.

Camarades, j’aurais voulu ajouter encore quelques mots aux deux derniers points. Je pense que les camarades chargés de nous faire un rapport sur la conférence de Berne nous en parleront plus en détail.

Tout le long de cette conférence, pas un mot n’a été prononcé sur l’importance du pouvoir des Soviets. Depuis deux ans déjà, nous discutons cette question en Russie. En avril 1917, à la conférence du parti, nous-avions déjà posé la question sur le plan théorique et politique : « Qu’est-ce que le pouvoir des Soviets, quel en est le contenu, en quoi consiste sa portée historique ? » Voici près de deux ans que nous examinons ce problème, et nous avons adopté une résolution à ce sujet au Congrès de notre parti[10].

La Freiheit de Berlin, a publié le 11 février un appel adressé au prolétariat allemand et signé non seulement par les chefs des social-démocrates indépendants d’Allemagne, mais aussi par tous les membres de la fraction des indépendants. En août 1918, Kautsky, le théoricien le plus en vue de ces indépendants, écrivait dans sa brochure la Dictature du prolétariat qu’il était partisan de la démocratie et des organes des Soviets, mais que ces derniers ne devaient jouer qu’un rôle économique et ne devaient nullement être considérés comme des organisations d’Etat. Kautsky reprend la même thèse dans les numéros du 11 novembre et du 12 janvier de la Freiheit. Le 9 février, la revue publie un article de Rudolf Hilferding, considéré également comme un des plus grands théoriciens de la IIe Internationale. Il propose de réunir par voie législative le système des Soviets et l’Assemblée Nationale. C’était le 9 février. Le 11, cette proposition est adoptée par le parti des indépendants et publiée sous la forme d’un appel.

Bien que l’Assemblée Nationale existe déjà, même après la réalisation de la « pure démocratie », après la déclaration des plus grands théoriciens des social-démocrates indépendants, suivant laquelle les organisations des Soviets ne doivent pas être des institutions de l’Etat, malgré tout cela, les hésitations reprennent de plus belle ! Cela prouve que ces messieurs n’ont vraiment rien compris au nouveau mouvement et aux conditions de la lutte. Mais cela prouve aussi autre chose, à savoir : il faut bien qu’il y ait des conditions, des causes qui provoquent ces hésitations ! Après tous ces événements, après près de deux années de révolution victorieuse en Russie, lorsqu’on nous propose des résolutions comme celles qui ont été adoptées à la conférence de Berne, où l’on ne dit rien sur les Soviets et leur signification, où pas un délégué dans aucun discours n’a soufflé mot à ce sujet, nous pouvons affirmer à bon droit que tous ces messieurs, en tant que socialistes et théoriciens, sont morts pour nous.

Mais pratiquement, du point de vue politique, c’est là, camarades, la preuve qu’un vaste mouvement se déroule au sein des masses, dès l’instant où les indépendants, qui s’opposaient à ces organisations d’Etat sur le plan théorique et par principe, proposent brusquement une absurdité telle que la réunion « pacifique » de l’Assemblée Nationale et du système des Soviets, c’est-à-dire de la dictature de la bourgeoisie et de la dictature du prolétariat. Nous voyons qu’ils ont tous fait faillite sur le terrain du socialisme et de la théorie, et quel changement immense s’est produit au sein des masses. Les masses attardées du prolétariat allemand vont vers nous, se sont jointes à nous ! Dès lors, du point de vue théorique et socialiste, l’importance du Parti indépendant des social-démocrates allemands, la meilleure partie de la conférence de Berne, est égale à zéro ; cependant elle garde une certaine signification, à savoir que ces éléments hésitants nous servent d’indice de l’état d’esprit de la partie retardataire du prolétariat. Voilà en quoi consiste, à mon sens, la grande portée historique de cette conférence. Nous avons connu quelque chose de semblable dans notre révolution. Nos mencheviks ont suivi le même chemin, ou peu s’en faut, que les théoriciens des indépendants en Allemagne. Au début, lorsqu’ils avaient la majorité aux Soviets, ils étaient pour les Soviets. Alors on n’entendait que : « Vivent les Soviets ! », « Pour les Soviets ! » « Les Soviets, c’est la démocratie révolutionnaire ! ». Mais lorsque nous autres, bolcheviks, nous avons obtenu la majorité dans les Soviets, alors ils ont entonné d’autres chansons : les Soviets ne doivent pas exister parallèlement à l’Assemblée Constituante ; et différents théoriciens mencheviques ont proposé quelque chose dans ce genre : réunir le système des Soviets et l’Assemblée Constituante, et les inclure dans l’organisation de l’Etat. En l’occurrence, on découvre une fois de plus que le cours général de la révolution prolétarienne est le même dans le monde entier. Au début, formation spontanée des Soviets, ensuite leur extension et leur développement, après quoi la question se pose pratiquement : les Soviets ou l’Assemblée Nationale, ou l’Assemblée Constituante, ou le parlementarisme bourgeois ; le désarroi le plus complet parmi les chefs de file et enfin, la révolution prolétarienne. Mais je pense qu’après environ deux années de révolution, nous ne devons pas poser ainsi la question : nous devons prendre des décisions concrètes, car l’extension du système des Soviets constitue pour nous, notamment pour la majorité des pays d’Europe occidentale, une tâche majeure.

Je voudrais citer ici une seule résolution des mencheviks. J’avais prié le camarade Obolenski de la traduire en allemand. Il me l’a promis ; malheureusement, il n’est pas ici. Je tâcherais de la reproduire de mémoire vu que je n’en possède pas le texte complet.

L’étranger qui n’a jamais entendu parler du bolchevisme a bien du mal à se faire une idée personnelle sur nos divergences. Tout ce que les bolcheviks affirment, les mencheviks le contestent, et inversement. Sans doute, au cours de la lutte, il ne saurait en être autrement ; c’est pourquoi, il est fort important que la dernière conférence du parti des mencheviks[11] ait adopté en décembre 1918 une résolution longue et détaillée qui a été intégralement publiée dans leur journal Gazéta pétchatnikov. Dans ce document les mencheviks exposent eux-mêmes brièvement l’histoire de la lutte de classe et de la guerre civile. Il y est dit qu’ils condamnent les groupes de leur parti, alliés aux classes possédantes dans l’Oural, dans le Sud, en Crimée et en Géorgie ; toutes ces régions sont énumérées. Ces groupes, qui, alliés aux classes possédantes, se sont dressés contre le Îiouvoir des Soviets, sont blâmés à présent dans a résolution, et le dernier point condamne également ceux qui se sont joints aux communistes. Il s’ensuit : les mencheviks sont obligés de reconnaître qu’il n’y a pas d’unité dans leur parti, et qu’ils se rangent soit aux côtés de la bourgeoisie soit aux côtés du prolétariat. La majeure partie des mencheviks s’est rangée aux côtés de la bourgeoisie, et pendant la guerre civile a lutté contre nous. Certes, nous les réprimons, nous allons même jusqu’à les fusiller lorsque dans la guerre contre nous ils combattent notre Armée Rouge et fusillent nos commandants rouges. A la guerre de la bourgeoisie, nous avons répondu par celle du prolétariat ; il ne peut y avoir d’autre issue. Ainsi, du point de vue politique, tout cela n’est que de l’hypocrisie menchevique. Historiquement parlant, on ne comprend pas comment, à la conférence de Berne, des gens qui officiellement ne sont pas déclarés fous, ont pu sur mandat des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires parler de la lutte des bolcheviks contre eux, mais faire le silence sur leur propre action en alliance avec la bourgeoisie contre le prolétariat.

Tous ils se dressent avec acharnement contre nous parce que nous les réprimons. Cela est vrai. Mais ils ne profèrent pas un mot sur leur propre participation à la guerre civile ! Je pense que je devrais présenter pour le procès-verbal le texte complet de la résolution, et j’attire l’attention des camarades étrangers sur cette résolution, car elle constitue un texte historique dans lequel la question est posée correctement, et qui fournit la meilleure documentation pour apprécier les divergences des orientations « socialistes » en Russie. Entre le prolétariat et la bourgeoisie, il existe encore une classe de gens qui penchent tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; il en a toujours été ainsi dans toutes les révolutions, et il est absolument impossible que dans la société capitaliste, où le prolétariat et la bourgeoisie forment deux camps ennemis, il n’y ait pas entre eux de couches intermédiaires. L’existence de ces éléments hésitants est historiquement inévitable, et, par malheur, de tels éléments, qui ne savent pas eux-mêmes de quel côté ils se rangeront demain, existeront encore assez longtemps.

Je voudrais faire une proposition pratique : adopter une résolution dans laquelle trois points doivent être expressément mentionnés.

Premièrement : une des tâches essentielles pour les camarades des pays d’Europe occidentale consiste à expliquer aux masses la signification, l’importance et la nécessité du système des Soviets. En cette matière, on observe une compréhension insuffisante. S’il est vrai que Kautsky et Hilferding ont fait faillite en tant que théoriciens, il n’est pas moins vrai que les derniers articles de la Freiheit prouvent qu’ils reflètent correctement l’état d’esprit des éléments retardataires du prolétariat allemand. Chez nous aussi, la même chose s’est produite : au cours des premiers huit mois de la révolution russe, la question de l’organisation des Soviets était très discutée ; les ouvriers ne comprenaient pas bien en quoi consiste le nouveau système et si l’on peut former avec les Soviets un appareil d’Etat. Dans notre révolution, nous avons progressé par l’action pratique et non par la voie théorique. Par exemple, nous n’avions pas posé la question de l’Assemblée Constituante sous l’angle théorique, et nous ne disions pas que nous refusions de reconnaître l’Assemblée Constituante. Ce n’est que plus, tard, lorsque les organisations soviétiques se sont répandues dans tout le pays et ont conquis le pouvoir politique, ce n’est qu’alors que nous avons décidé de dissoudre l’Assemblée Constituante. Nous voyons à présent qu’en Hongrie et en Suisse la question se pose d’une manière beaucoup plus aiguë. D’une part, c’est fort bien : nous y puisons la ferme certitude que la révolution dans les Etats d’Europe occidentale avance plus vite et nous apportera de grandes victoires. D’autre part, il y a là un certain danger, à savoir que la lutte sera tellement impétueuse que la conscience des masses ouvrières ne pourra suivre un tel développement. Aujourd’hui encore, la signification du système des Soviets n’est pas claire pour de grandes masses d’ouvriers allemands politiquement cultivés, vu qu’ils sont éduqués dans l’esprit du parlementarisme et des préjugés bourgeois.

Deuxièmement : l’extension du système des Soviets. Lorsque nous apprenons avec quelle vitesse se répand l’idée des Soviets en Allemagne et même en Angleterre, c’est pour nous la meilleure preuve que la révolution prolétarienne triomphera. On ne saurait retarder sa marche que pour peu de temps. Quand les camarades Albert et Platten nous déclarent que chez eux dans les villages, parmi les ouvriers agricoles et les petits paysans, les Soviets n’existent presque pas, c’est autre chose. J’ai lu dans la Rote Fahne un article contre les Soviets de paysans, mais pour les Soviets des salariés agricoles et des paysans pauvres[12], ce qui est parfaitement juste. La bourgeoisie et ses valets, comme Scheidemann et compagnie, ont déjà lancé le mot d’ordre : Soviets des paysans. Mais nous, nous n’avons besoin que de Soviets des ouvriers agricoles et des paysans pauvres. Malheureusement, les rapports des camarades Albert et Platten et d’autres nous apprennent que, à l’exception de la Hongrie, on fait très peu de chose pour diffuser le système des Soviets dans les campagnes. C’est peut-être là encore un danger pratique et assez grand pour empêcher le prolétariat allemand de vaincre sûrement. La victoire ne peut être assurée que le jour où seront organisés non seulement les ouvriers des villes, mais aussi les prolétaires des campagnes, et organisés dans des Soviets, et non comme autrefois dans les syndicats et dans les coopératives. Pour nous, la victoire a été plus facile parce qu’en Octobre 1917 nous avons agi en commun avec la paysannerie, avec toute la paysannerie. Dans ce sens, notre révolution était alors bourgeoise. Le premier pas de notre gouvernement prolétarien a été de reconnaître dans la loi promulguée le 26 octobre (vieux style) 1917[13], au lendemain même de la révolution, les vieilles revendications de la paysannerie tout entière, formulées sous le gouvernement Kérenski par les Soviets et les assemblées des paysans. C’est ce qui faisait notre force, et c’est pourquoi nous avons conquis si facilement une majorité écrasante. Pour les campagnes, notre révolution continuait encore à être bourgeoise ; ce n’est que plus tard, au bout de six mois, que nous avons été obligés, dans le cadre de l’organisation de l’Etat, d’amorcer dans les campagnes la lutte des classes, de créer dans chaque village des comités de paysans pauvres, des semi-prolétaires et de lutter systématiquement contre la bourgeoisie rurale. Chez nous, c’était inévitable vu le caractère arriéré de la Russie. En Europe occidentale, les choses se passeront autrement, et c’est pourquoi nous devons souligner que l’extension du système des Soviets à la population rurale, sous des formes appropriées, peut-être nouvelles, est d’une nécessité absolue.

Troisièmement : nous devons dire que la conquête d’une majorité communiste au sein des Soviets constitue la tâche première dans tous les pays où le pouvoir des Soviets ne l’a pas encore emporté. Notre commission des résolutions a examiné hier ce problème. Il se peut que d’autres camarades se prononcent encore là-dessus. Mais j’aurais voulu proposer d’adopter ces trois points à titre de résolution spéciale. Certes, nous ne sommes pas en mesure de tracer la voie au développement. Il est fort probable que dans beaucoup de pays d’Europe occidentale, la révolution éclatera très prochainement. Mais nous autres, en qualité de partie organisée de la classe ouvrière, en qualité de parti, nous cherchons et nous devons chercher à gagner la majorité au sein des Soviets. Alors notre victoire sera assurée, et aucune force ne pourra entreprendre quoi que ce soit contre la révolution communiste. Autrement, la victoire ne sera pas si facile et elle ne sera pas durable. Ainsi, je voudrais proposer d’adopter ces trois points sous la forme d’une résolution spéciale.

Publié en 1921 dans le livre : Ier Congrès de l’internationale communiste Procès-verbaux, Petrograd

Œuvres, Paris-Moscou,

t. 28, pp. 481-499
3
DISCOURS DE CLOTURE, LE 6 MARS

Si nous avons réussi à nous rassembler, malgré toutes les barrières et toutes les persécutions policières, si nous avons réussi, sans divergences notables, à prendre en peu de temps des décisions importantes sur toutes les questions brûlantes de l’époque révolutionnaire contemporaine, c’est grâce à ce fait que par leurs actions les masses prolétariennes du monde entier ont posé pratiquement ces problèmes à l’ordre du jour, et ont commencé à les résoudre pratiquement.

Nous avons seulement enregistré ici ce que les masses ont déjà conquis dans leur lutte révolutionnaire.

Le mouvement en faveur des Soviets s’étend de plus en plus en Europe orientale aussi bien qu’en Europe occidentale, dans les pays vaincus aussi bien que dans les pays vainqueurs, par exemple en Angleterre ; et ce mouvement n’a d’autre objectif que l’instauration d’une démocratie nouvelle, la démocratie prolétarienne ; c’est le pas en avant le plus marquant vers la dictature du prolétariat, vers la victoire totale du communisme.

La bourgeoisie mondiale aura beau fulminer, elle aura beau proscrire, incarcérer, voire assassiner les spartakistes et les bolcheviks, tout cela ne la sauvera plus. Cela ne servira qu’à éclairer les masses, qu’à les délivrer des vieux préjugés de la démocratie bourgeoise et à les aguerrir dans la lutte. La victoire de la révolution prolétarienne dans le monde entier est assurée. L’heure de la fondation de la république mondiale des Soviets est proche. (Vifs applaudissements.)

Publié pour la première fois en 1920 dans l’édition allemande et en 1921 dans l’édition russe des procès-verbaux du Ier Congrès de l’internationale communiste

Œuvres, Paris-Moscou, t. 28, p. 501 IIe CONGRÈS DE L’INTERNATIONALE COMMUNISTE

19 juillet — 7 août 1920
1
RAPPORT SUR LA SITUATION INTERNATIONALE ET LES TÂCHES FONDAMENTALES DE L’INTERNATIONALE COMMUNISTE, LE 19 JUILLET

(Ovation. Toute la salle se lève et applaudit. L’orateur essaie de parler, mais les applaudissements et les exclamations dans toutes les langues continuent. L’ovation se prolonge.)

Camarades, les thèses sur les questions relatives aux tâches fondamentales de l’internationale communiste ont été publiées dans toutes les langues et, surtout pour les camarades russes, elles n’apportent rien de bien nouveau, puisqu’elles ne font qu’étendre dans une large mesure à divers pays occidentaux, à l’Europe occidentale, certains traits essentiels de notre expérience révolutionnaire et les leçons de notre mouvement révolutionnaire. Aussi dans mon rapport insisterai-je, ne seraitce que sommairement, sur la première partie de mon sujet, à savoir : la situation internationale.

A la base de la situation internationale, telle qu’elle apparaît aujourd’hui, se trouvent les rapports économiques de l’impérialisme. Dans le courant du XXe siècle, cette phase nouvelle, suprême et ultime du capitalisme a pris son aspect définitif. Vous savez tous, bien entendu, que le trait le plus caractéristique, le trait essentiel de l’impérialisme réside dans le fait que le capital a atteint de vastes proportions. A la place de la libre concurrence est apparu le monopole, aux proportions gigantesques. Un nombre infime de capitalistes ont pu concentrer entre leurs mains parfois des branches entières de l’industrie ; celles-ci sont passées aux mains d’ententes, de cartels, de syndicats, de trusts, de caractère souvent international. Des branches entières de l’industrie, non seulement à l’intérieur des différents pays, mais également à l’échelle mondiale, se sont ainsi trouvées accaparées par les monopolistes, sous le rapport financier, sous celui du droit de propriété et, pour une part, sous celui de la production. Sur ce terrain s’est affirmée la suprématie sans précédent d’un nombre infime de grandes banques, de rois de la finance, de magnats de la finance qui transformaient en fait les républiques même les plus libres en monarchies financières. Dès avant la guerre, la chose était reconnue publiquement par des auteurs nullement révolutionnaires, comme Lysis en France.

Cette domination d’une poignée de capitalistes atteignait son point culminant au moment où le globe terrestre se trouva partagé, non seulement au sens de l’accaparement des différentes sources de matières premières et des moyens de production par les plus grands capitalistes, mais également au sens de l’achèvement du partage préalable des colonies. Il y a quarante ans, on comptait un peu plus de 250 millions d’habitants de pays coloniaux dominés par six puissances capitalistes. A la veille de la guerre de 1914, les colonies comptaient près de 600 millions d’habitants. En y ajoutant des pays comme la Perse, la Turquie, la Chine, qui étaient déjà à ce moment des semi-colonies, on obtenait en chiffres ronds une population d’un milliard d’hommes asservis aux pays les plus riches, les plus civilisés et les plus libres, en vertu du régime de dépendance coloniale. Et vous savez qu’en dehors d’une dépendance directe politique et juridique, la dépendance coloniale implique toute une série de rapports de dépendance financière et économique, toute une série de guerres que l’on ne considérait pas comme telles parce qu’elles n’étaient souvent que des carnages, à une époque où les armées impérialistes d’Europe et d’Amérique pourvues des moyens d’extermination— les plus perfectionnés, massacraient les habitants sans armes et sans défense des pays coloniaux.

C’est de ce partage du globe, de cette domination des monopoles capitalistes, de cette omnipotence d’un nombre infime de grandes banques (deux, trois, quatre ou cinq, pas plus, par Etat), que devait naître inévitablement la première guerre impérialiste de 1914-1918. On s’est battu pour un nouveau partage du monde, on s’est battu pour savoir lequel de ces groupes infimes de grands Etats, l’anglais ou l’allemand, aurait la possibilité et le droit de piller, d’opprimer, d’exploiter la terre entière. Vous savez que la guerre a tranché cette question au profit du groupe anglais. Mais elle n’a fait qu’exaspérer à l’extrême toutes les contradictions capitalistes. Elle a rejeté d’un coup une population d’environ 250 millions d’habitants dans une situation analogue à celle des colonies. Elle y a rejeté la Russie qui compte environ 130 millions d’habitants, l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne, la Bulgarie, qui en comptent au moins 120 millions. Un quart de milliard d’hommes, dans des pays qui, comme l’Allemagne, sont parmi les plus avancés, les plus éclairés, les plus cultivés, les plus à la hauteur, sur le plan technique, du progrès moderne. Par le traité de Versailles[14], la guerre leur a imposé des conditions telles que des peuples avancés sont tombés dans un état de dépendance coloniale, de misère, de famine, de ruine et d’asservissement, car ils sont liés par ce traité pour plusieurs générations et réduits à des conditions qu’aucun peuple civilisé n’a jamais connues. Telle est l’image du monde après la guerre : un milliard et quart d’hommes au moins sont soumis au joug colonial, à l’exploitation d’un capitalisme bestial, qui se vantait d’aimer la paix et qui, il y a une cinquantaine d’années, avait quelques droits de s’en vanter, tant que la terre n’était pas partagée, tant qu’il n’y avait pas la domination des monopoles, tant que le capitalisme pouvait se développer d’une façon relativement pacifique sans provoquer d’immenses conflits militaires.

Aujourd’hui, après cette époque « pacifique », nous assistons à une aggravation monstrueuse de l’oppression, nous constatons le retour d’une oppression coloniale et militaire beaucoup plus dure qu’avant. Le traité de Versailles a placé l’Allemagne et toute une série d’Etats vaincus dans des conditions qui rendent matériellement impossible leur existence économique, les privent de tous droits et les humilient.

Quel est le nombre de nations à profiter d’un tel état de choses ? Pour répondre à cette question, nous devons nous rappeler que la population des Etats-Unis d’Amérique, qui sont seuls à avoir tout gagné à la guerre, qui, de pays endetté au possible, sont devenus le pays auquel tout le monde doit de l’argent, ne dépasse pas 100 millions d’hommes. La population du Japon, qui a beaucoup gagné en restant à l’écart du conflit Europe-Amérique et en s’emparant d’une énorme partie du continent asiatique, est de 50 millions. La population de la Grande-Bretagne, qui a profité le plus après ces deux pays, atteint 50 millions. Et si nous y ajoutons les Etats neutres dont la population est très faible, qui se sont enrichis pendant la guerre, nous obtenons — en chiffres ronds — un quart de milliard.

Cela nous donne, en ses traits généraux, le tableau du monde tel qu’il apparaît après la guerre impérialiste. Un milliard et quart d’hommes dans les colonies opprimées, les pays démembrés comme la Perse, la Turquie, la Chine ; et les pays vaincus, réduits à l’état de colonies. Un quart de milliard d’hommes, tout au plus, pour les pays qui se sont maintenus dans leur situation d’antan, mais qui sont tous tombés sous la dépendance économique de l’Amérique et qui, durant toute la guerre, furent sous sa dépendance militaire, car la guerre s’est étendue à tout l’univers et n’a permis à aucun pays de rester neutre en fait. Enfin, l’on compte encore un quart de milliard d’habitants, tout au plus, dans les pays dont, bien entendu, seul le haut du panier, seuls les capitalistes ont profité du partage du globe. Au total, près d’un milliard trois quarts d’habitants composant la population du globe. Je tiens à vous rappeler ce tableau du monde, car toutes les contradictions fondamentales du capitalisme, de l’impérialisme, qui mènent à la révolution, toutes les contradictions fondamentales du mouvement ouvrier qui ont amené la lutte acharnée contre la IIe Internationale dont a parlé le camarade président, tout cela est lié au partage de la population du globe.

Bien entendu, ces chiffres ne donnent qu’une idée générale et sommaire de la situation économique du monde. Et naturellement, camarades, grâce à ce partage de la population du globe, le pouvoir d’exploitation du capital financier et des monopoles capitalistes s’est accru dans de très grandes proportions.

Ce ne sont pas seulement les pays coloniaux, les pays vaincus qui se trouvent réduits à l’état de dépendance ; à l’intérieur même de chaque pays victorieux, des contradictions plus aiguës se sont développées, toutes les contradictions capitalistes se sont aggravées. Je le montrerai brièvement par quelques exemples.

Voyez les dettes d’Etat. Nous savons que les dettes des principaux Etats européens ont aug-Uienté, de 1914 à 1920, d’au moins sept fois. Je vous citerai encore une source économique, qui prend une importance particulièrement grande ; c’est Keynes, diplomate anglais et auteur du livre Les Conséquences économiques de la paix ; chargé par son gouvernement de participer aux négociations de paix de Versailles, il les a suivies sur place, d’un point de vue purement bourgeois, il a étudié la question pas à pas, en détail, et, en sa qualité d’économiste, a pris (part aux conférences. Il a abouti à des conclusions qui sont plus incisives, plus concrètes et plus édifiantes que celles d’un révolutionnaire communiste, parce qu’elles sont celles d’un bourgeois authentique, d’un ennemi implacable du bolchevisme dont il se fait, en petit-bourgeois anglais, une image monstrueuse, bestiale et féroce. Keynes en est arrivé à cette conclusion qu’avec le traité de Versailles, l’Europe et le monde vont à la banqueroute. Il a donné sa démission ; il a jeté son livre à la face de son gouvernement et dit : « Vous commettez une folie. » Je vous citerai ses chiffres qui, dans l’ensemble, se réduisent à ceci :

Quels sont les rapports de débiteurs à créanciers qui se sont établis entre les principales puissances ? Je convertis les livres sterling en roubles-or, au taux de 10 roubles-or pour Une livre sterling. Voici ce que cela donne : les Etats-Unis ont un actif de 19 milliards ; leur passif est nul. Jusqu’à la guerre, ils étaient les débiteurs de la Grande-Bretagne. Au dernier congrès du Parti communiste d’Allemagne, le 14 avril 1920, le camarade Lévi notait avec raison dans son rapport qu’il ne restait plus que deux puissances indépendantes de par le monde : la Grande-Bretagne et l’Amérique. Mais seule l’Amérique est restée absolument indépendante du point de vue financier. Avant la guerre, elle était débitrice ; aujourd’hui elle est créancière. Toutes les autres puissances du monde sont endettées. La Grande-Bretagne en est réduite à la situation suivante : actif 17 milliards, passif 8 milliards, elle est déjà à moitié débitrice. De plus, dans son actif figurent près de 6 milliards que lui doit la Russie. Les fournitures militaires que la Russie avait achetées pendant la guerre font partie des créances anglaises. Il y a quelque temps, quand, en sa qualité de représentant du gouvernement des Soviets de Russie, Krassine a pu s’entretenir avec Lloyd George au sujet des traités financiers, il fit ressortir aux yeux des techniciens et des politiciens dirigeants du gouvernement anglais, que s’ils comptaient se faire rembourser ces dettes, ils se trompaient étrangement. Et le diplomate anglais Keynes le leur avait déjà prédit.

Cela ne tient pas seulement au fait, et il n’en est même pas question, que le gouvernement révolutionnaire russe n’a pas l’intention de payer ces dettes. Aucun gouvernement ne saurait accepter de les régler, pour la bonne raison qu’elles ne représentent que les intérêts usuraires de ce qui a déjà été payé une vingtaine de fois, et ce même bourgeois Keynes, qui n’a nulle sympathie pour le mouvement révolutionnaire russe, le dit : « Il est clair qu’il n’est pas possible de tenir compte de ces dettes. »

En ce qui concerne la France, Keynes cite des chiffres comme ceux-ci : son actif est de trois milliards et demi, son passif de 10 milliards et demi ! Et c’est le pays dont les Français eux-mêmes disaient qu’il était l’usurier du monde, parce que son « épargne » était colossale et que le pillage colonial et financier, qui lui avait fourni un capital gigantesque, lui permettait de prêter des milliards et des milliards, en particulier à la Russie. Ces prêts procuraient à la France des revenus énormes. Et malgré cela, malgré la victoire, la France se trouve dans la situation de débiteur.

Un auteur bourgeois, américain, cité par le camarade Braun, communiste, dans son livre Qui doit payer les dettes de guerre ? (Leipzig 1920), définit de la façon suivante le rapport qui existe entre les dettes et le patrimoine national : dans les pays victorieux, en Grande-Bretagne et en France, les dettes représentent plus de 50% du patrimoine national. En Italie, ce pourcentage est de 60 à 70 ; quant à la Russie, il est de 90, mais — comme vous le savez — ces dettes ne nous inquiètent nullement, étant donné que quelque temps avant que ne paraisse le livre de Keynes, nous avions suivi son excellent conseil : nous avons annulé toutes nos dettes. (Vifs applaudissements.)

Seulement Keynes révèle ici son habituelle bizarrerie de philistin : en conseillant d’annuler toutes les dettes, il déclare que, bien entendu, la France ne fera qu’y gagner, que, bien entendu, la Grande-Bretagne n’y perdra pas grand-chose car, de toutes manières, on ne pourrait rien tirer de la Russie ; que l’Amérique y perdra pas mal, mais Keynes compte sur la « générosité » américaine ! A cet égard, nous ne partageons pas les conceptions de Keynes et des autres pacifistes petits-bourgeois. Nous pensons que pour obtenir l’annulation des dettes, il leur faudra trouver quelque chose d’autre et travailler dans une direction quelque peu différente de celle qui consiste à compter sur la « générosité » de Messieurs les capitalistes.

Il ressort de ces quelques chiffres que la guerre impérialiste a créé également pour les pays victorieux une situation impossible. L’écart énorme entre les salaires et la hausse des prix l’indique également. Le 8 mars de cette année, le Conseil supérieur économique, institution chargée de défendre l’ordre bourgeois du monde entier contre la révolution montante, a voté une résolution qui se termine par un appel à l’ordre, au travail, à l’épargne, à la condition évidemment que les ouvriers restent les esclaves du capital. Ce Conseil supérieur économique, organe de l’Entente, organe des capitalistes du monde entier, a dressé le bilan que voici :

Aux Etats-Unis, la hausse des prix des denrées alimentaires a été en moyenne de 120 %, alors que les salaires n’ont augmenté que de 100 %. En Grande-Bretagne, les denrées ont augmenté de 170 % et les salaires de 130 %. En France, les denrées ont augmenté de 300 %, les salaires de 200 %. Au Japon, les prix ont augmenté de 130 %, les salaires de 60 % (je confronte les chiffres indiqués par le camarade Braun dans sa brochure et ceux du Conseil supérieur économique donnés par le Times du 10 mars 1920).

Il est clair que dans une telle situation l’accroissement du mécontentement des ouvriers, l’accentuation de l’état d’esprit et des aspirations révolutionnaires, l’essor des grèves spontanées de masse sont inévitables. Car la situation des ouvriers devient intolérable. Ils se convainquent par leur propre expérience que les capitalistes se sont enrichis prodigieusement du fait de la guerre, dont ils rejettent les charges et les dettes sur leurs épaules. Récemment, une dépêche nous apprenait que l’Amérique veut rapatrier en Russie encore 500 communistes, pour se débarrasser de ces « dangereux agitateurs ».

Mais même si l’Amérique nous envoyait, non pas 500, mais 500 000 « agitateurs » russes, américains, japonais, français, cela ne changerait rien à l’affaire, car le décalage des prix subsisterait, contre lequel ils ne peuvent rien. Et ils n’y peuvent rien parce que la propriété privée est chez eux strictement respectée, parce qu’elle est chez eux « sacrée ». Il ne faut pas l’oublier, la propriété privée des exploiteurs n’est abolie qu’en Russie. Les capitalistes ne peuvent rien en ce qui concerne le décalage des prix, et les ouvriers ne peuvent pas vivre avec les anciens salaires. Contre cette calamité, aucune vieille méthode ne peut servir, aucune grève isolée, aucune lutte parlementaire, aucun scrutin n’y peut rien, car la « propriété privée est sacrée », et les capitalistes ont accumulé de telles dettes que le monde entier se trouve asservi à une poignée d’hommes ; cependant, les conditions d’existence des ouvriers deviennent de plus en plus insupportables. Il n’y a pas d’autre issue que l’abolition de la « propriété privée » des exploiteurs.

Dans sa brochure : La Grande-Bretagne et la Révolution mondiale, dont notre Courrier du Commissariat du Peuple aux Affaires étrangères de février 1920 a publié des extraits très précieux, le camarade Lapinski indique qu’en Grande-Bretagne, les prix du charbon à l’exportation ont été deux fois plus élevés que ceux prévus par les milieux industriels officiels.

Dans le Lancashire, on en est arrivé à une hausse des actions de 400 %. Les bénéfices des banques sont de l’ordre de 40 à 50 % au minimum, encore faut-il noter que Lorsqu’il s’agit de déterminer les bénéfices, tous les banquiers savent en camoufler la part du lion en ne l’appelant pas bénéfices, mais en la dissimulant sous forme de primes, de tantièmes, etc. De sorte que là aussi, des faits économiques indiscutables montrent que la richesse d’une infime poignée d’hommes s’est accrue d’une manière incroyable, qu’un luxe inouï dépasse toutes les bornes, tandis que la misère de la classe ouvrière ne cesse de s’aggraver. En particulier, il faut encore noter une circonstance que le camarade Lévi a soulignée d’une manière particulièrement frappante dans son rapport mentionné plus haut : la modification de la valeur de l’argent. En raison des dettes, de l’émission de papier-monnaie, etc., l’argent s’est partout déprécié. La même source bourgeoise, que j’ai déjà citée, c’est-à-dire la déclaration du Conseil supérieur économique du 8 mars 1920, estime qu’en Grande-Bretagne, la dépréciation de la monnaie, par rapport au dollar, est de l’ordre d’un tiers ; en France et en Italie, des deux tiers ; quant à l’Allemagne, elle y atteint 96 %.

Ce fait montre que le « mécanisme » de l’économie capitaliste mondiale est complètement détraqué. Il n’est plus possible de continuer les relations commerciales dont dépendent, en régime capitaliste, l’approvisionnement en matières premières et l’écoulement des produits manufacturés ; elles ne peuvent continuer précisément du fait que toute une série de pays se trouvent soumis à un seul, par suite de la dépréciation de l’argent. Aucun des pays riches ne peut vivre ni commercer parce qu’il ne peut vendre ses produits, ni recevoir des matières premières.

Il arrive ainsi que l’Amérique elle-même, le pays le plus riche, auquel sont soumis tous les autres, ne peut ni acheter ni vendre. Et ce même Keynes, qui a connu les tours et détours des négociations de Versailles, est contraint de reconnaître cette impossibilité, en dépit de sa décision bien arrêtée de défendre le capitalisme et malgré toute sa haine du bolchevisme. Soit dit en passant, je ne pense pas qu’aucun manifeste communiste ou, d’une façon générale, révolutionnaire, puisse jamais égaler, quant à la vigueur, les pages où Keynes dépeint Wilson et le « wilsonisme » en action. Wilson fut l’idole des petits bourgeois et des pacifistes genre Keynes et certains héros de la IIe Internationale (et même de l’internationale « deux et demie[15] ») qui ont exalté ses « 14 points[16] » et écrit des livres « savants » sur les « racines » de la politique wilsonnienne, espérant que Wilson sauverait la « paix sociale », réconcilierait les exploiteurs et les exploités, et réaliserait des réformes sociales. Keynes a montré avec force comment Wilson a été joué comme un niais, et comment toutes ces illusions s’en sont allées en fumée au premier contact avec la politique pratique, mercantile et affairiste du capital incarné par MM. Clemenceau et Lloyd George. Lés masses ouvrières voient maintenant de plus en plus clairement par leur expérience vécue, et les pédants savants pourraient le voir à la seule lecture de l’ouvrage de Keynes, que les « racines » de la politique de Wilson plongeaient dans l’obscurantisme clérical, la phraséologie petite-bourgeoise et l’incompréhension totale de la lutte des classes.

De tout cela deux conditions, deux données fondamentales découlent tout naturellement et inévitablement. D’une part, la misère, la ruine des masses se sont accrues d’une façon inouïe, et tout d’abord en ce qui concerne un milliard et quart d’êtres humains, soit 70 % de la population du globe. Il s’agit des pays coloniaux, dépendants, dont la population est privée de tout droit juridique, des pays placés « sous mandat » des forbans de la finance. Et, de plus, l’esclavage des pays vaincus a été sanctionné par le traité de Versailles et les accords secrets concernant la Russie, qui ont par moment — il est vrai — autant de valeur que les chiffons de papier sur lesquels il est écrit que nous devons tant et tant de milliards. Nous sommes en présence, dans l’histoire mondiale, d’un premier exemple de sanction juridique de la spoliation, de l’esclavage, de la dépendance, de la misère et de la faim d’un milliard et quart d’êtres humains.

D’autre part, dans chaque pays devenu créancier, la situation des ouvriers est devenue insupportable. La guerre a aggravé au plus haut point toutes les contradictions capitalistes, et c’est là l’origine de cette profonde effervescence révolutionnaire qui ne fait que croître, car pendant la guerre les hommes étaient sous le régime de la discipline militaire, envoyés à la mort oü menacés des représailles immédiates de la justice militaire. Les conditions imposées par la guerre ne permettaient pas de voir la réalité économique. Les écrivains, les poètes, le clergé, toute la presse glorifiaient la guerre. Aujourd’hui que la guerre est finie, les révélations commencent à se faire jour. Démasqué l’impérialisme allemand, avec sa paix de Brest-Litovsk[17]. Démasquée la paix de Versailles, qui devait être la victoire de l’impérialisme et qui s’est révélée comme sa défaite. L’exemple de Keynes montre, entre autres, comment des dizaines et des centaines de milliers de petits bourgeois, d’intellectuels ou simplement de personnes tant soit peu évoluées et cultivées d’Europe et d’Amérique ont dû prendre le même chemin que lui, qui a donné sa démission et jeté à la face de son gouvernement le livre qui le démasquait. Keynes a montré ce qui se passe et se passera dans la conscience de milliers et de centaines de milliers d’hommes quand ils comprendront que tous les discours sur la « guerre pour la liberté », etc., n’ont été que mensonge et que la guerre n’a abouti qu’à ce résultat : enrichir une infime minorité, alors que les autres étaient ruinés, réduits en esclavage. En effet, le bourgeois Keynes déclare que, pour sauvegarder leur existence, pour sauver l’économie anglaise, les Anglais doivent obtenir la reprise de relations commerciales libres entre l’Allemagne et la Russie ! Mais comment l’obtenir ? En annulant toutes les dettes, ainsi qu’il le propose ! C’est une idée qui n’appartient pas au seul savant économiste Keynes. Des millions d’hommes y viennent et y viendront. Et des millions d’hommes entendent les économistes bourgeois déclarer qu’il n’y a pas d’autre issue que l’annulation des dettes, qu’en conséquence « maudits soient les bolcheviks » (qui les ont annulées), et faisons appel à la « générosité » de l’Amérique !! Je pense qu’au nom du Congrès de l’internationale communiste, il y aurait lieu d’envoyer une adresse de remerciements à ces économistes qui font de l’agitation en faveur du bolchevisme.

Si, d’une part, la situation économique des masses est devenue insupportable ; si, d’autre part, au sein de l’infime minorité des pays victorieux tout-puissants a commencé et s’accélère le désaccord révélé par Keynes, nous sommes bien en présence du mûrissement des deux conditions de la révolution mondiale.

Nous avons maintenant sous les yeux un tableau un peu plus complet du monde. Nous savons ce qu’est cette dépendance à l’égard d’une poignée de richards d’un milliard et quart d’hommes placés dans des conditions d’existence intolérables. D’un autre côté, quand on a présenté aux peuples le Pacte de la Société des Nations[18], par lequel celle-ci déclare mettre fin aux guerres et ne point permettre à quiconque de rompre la paix, quand ce pacte — ultime espérance des masses laborieuses du monde entier — entra en vigueur, ce fut pour nous la plus grande victoire. Tant qu’il n’était pas en vigueur, on pouvait dire : il est impossible de ne pas imposer à un pays comme l’Allemagne des conditions particulières ; quand il y aura un traité, vous verrez que tout ira bien. Mais quand ce pacte fut publié, les pires adversaires du bolchevisme ont dû le renier ! Dès son entrée en vigueur, il s’est trouvé que le petit groupe des pays les plus riches, ce « quatuor des gros » — Clemenceau, Lloyd George, Orlando et Wilson — fut chargé de régler les nouveaux rapports ! Et quand la machine du pacte fut mise en route, ce fut la catastrophe générale !

Nous l’avons vu par les guerres contre la Russie. Faible, ruinée, accablée, la Russie, le pays le plus retardataire, lutte contre toutes les nations, contre l’alliance des Etats riches, puissants, qui dominent le monde, et elle sort victorieuse de cette lutte. Nous ne pouvions opposer des forces tant soit peu équivalentes, et nous fûmes pourtant les vainqueurs. Pourquoi ? Parce qu’il n’y avait pas ombre d’unité parmi eux, parce que chaque puissance agissait contre une autre. La France voulait que la Russie lui payât ses dettes et devînt une force redoutable contre l’Allemagne ; la Grande-Bretagne désirait le partage de la Russie, elle tentait de s’emparer du pétrole de Bakou et de conclure des traités avec les pays limitrophes de la Russie. Parmi les documents officiels anglais, il existe un livre qui énumère très consciencieusement tous les Etats (on en compte 14) qui, il y a six mois, en décembre 1919, promettaient de prendre Moscou et Petrograd. La Grande-Bretagne fondait sur eux sa politique et leur prêtait des millions et des millions. Mais aujourd’hui, tous ces calculs ont fait fiasco et tous ces prêts sont perdus.

Telle est la situation créée par la Société des Nations. Chaque jour d’existence de ce pacte constitue une excellente agitation en faveur du bolchevisme. Car les partisans les plus puissants de « l’ordre » capitaliste nous montrent comment, à propos de chaque question, ils se font des crocs-en-jambes. Le partage de la Turquie, de la Perse, de la Mésopotamie, de la Chine donne lieu à des querelles féroces entre le Japon, la Grande-Bretagne, l’Amérique et la France. La presse bourgeoise de ces pays est pleine des attaques les plus véhémentes et les plus acerbes contre leurs « collègues » qui leur font passer le butin sous le nez. Nous sommes les témoins du total désaccord qui règne parmi cette poignée infime des pays les plus riches. Il est impossible qu’un milliard et quart d’hommes, représentant les 70 % de la population du globe, vivent dans les conditions d’asservissement qu’entend leur imposer le capitalisme « avancé » et civilisé. Quant à l’infime poignée de puissances richissimes, la Grande-Bretagne, l’Amérique, le Japon (qui a pu piller les pays d’Orient, les pays d’Asie, mais qui ne peut avoir aucune force indépendante, financière et militaire sans l’aide d’un autre pays), ces deux ou trois pays ne sont pas en mesure d’organiser les relations économiques et toute leur politique tend à faire échouer celle de leurs associés et partenaires de la Société des Nations. D’où la crise mondiale. Et ce sont ces causes économiques de la crise qui constituent la raison essentielle du fait que l’internationale communiste remporte de brillants succès.

Camarades, nous abordons maintenant la question de la crise révolutionnaire, base de notre action révolutionnaire. Et ici, il faut avant tout noter deux erreurs très répandues. D’une part, les économistes bourgeois représentent cette crise comme un simple « malaise », selon l’élégante expression des Anglais. D’autre part, des révolutionnaires s’efforcent parfois de démontrer que cette crise est absolument sans issue.

C’est une erreur. Il n’existe pas de situation absolument sans issue !. La bourgeoisie se conduit comme un forban sans vergogne qui a perdu la tête ; elle commet bêtise sur bêtise, aggravant la situation et hâtant sa propre perte. C’est un fait. Mais il n’est pas possible de « prouver » qu’il n’y a absolument aucune chance qu’elle endorme une minorité d’exploités à l’aide de petites concessions, qu’elle réprime un mouvement ou une insurrection d’une partie des opprimés et des exploités. Tenter d’en « prouver » à l’avance l’impossibilité « absolue » serait pur pédantisme, verbiage ou jeu d’esprit. Dans cette question et dans des questions analogues, seule la pratique peut fournir la « preuve » réelle. Le régime bourgeois traverse dans le monde entier une profonde crise révolutionnaire. Il faut « démontrer » maintenant, par l’action pratique des partis révolutionnaires, qu’ils possèdent suffisamment de conscience, d’organisation, de liens avec les masses exploitées, d’esprit de décision et de savoir-faire pour exploiter cette crise au profit d’une révolution victorieuse.

C’est avant tout pour préparer cette « démonstration » que nous nous sommes réunis en ce congrès de l’internationale communiste.

Pour montrer à quel point l’opportunisme règne encore dans les partis qui désirent adhérer à la IIIe Internationale, à quel point le travail de certains partis est encore loin de préparer la classe révolutionnaire à mettre à profit la crise révolutionnaire, je citerai le chef du « Parti travailliste indépendant » de Grande-Bretagne[19], Ramsay Mac Donald. Dans son livre Le Parlement et la Révolution, consacré précisément aux questions essentielles qui nous occupent aujourd’hui, Mac Donald dépeint la situation à peu près dans l’esprit des pacifistes bourgeois. Il reconnaît qu’il existe une crise révolutionnaire, que l’état d’esprit révolutionnaire grandit, que les masses ouvrières manifestent de la sympathie pour le pouvoir des Soviets et la dictature du prolétariat (notez qu’il est question de la Grande-Bretagne), que la dictature du prolétariat vaut mieux que la dictature actuelle de la bourgeoisie anglaise.

Mais il reste profondément un pacifiste et un conciliateur bourgeois, un petit bourgeois qui rêve d’un gouvernement en dehors des classes. Il ne reconnaît la lutte des classes que comme un « fait descriptif », à l’exemple de tous les menteurs, sophistes et pédants de la bourgeoisie. Il passe sous silence l’expérience de Kérenski, des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires de Russie, l’expérience similaire de la Hongrie et de l’Allemagne, etc., concernant la création d’un gouvernement « démocratique » et soi-disant en dehors des classes. Il endort son parti et les ouvriers qui ont le malheur de prendre ce bourgeois pour un socialiste et ce philistin pour un chef, en leur disant : « Nous savons que tout cela (c’est-à-dire la crise révolutionnaire, la fermentation révolutionnaire) passera, s’arrangera. » La guerre, voyez-vous, devait inévitablement provoquer la crise, mais après la guerre, peut-être pas d’un seul coup, « tout s’arrangera » !

Voilà ce qu’écrit un homme qui est le chef d’un parti désireux d’adhérer à la IIIe Internationale. C’est là une révélation, d’autant plus précieuse qu’elle est d’une sincérité exceptionnelle, de ce que l’on peut observer non moins souvent dans les milieux dirigeants du parti socialiste français et du parti social-démocrate indépendant allemand, à savoir non seulement l’incapacité, mais également le refus d’utiliser dans un sens révolutionnaire la crise révolutionnaire ou, en d’autres termes, l’incapacité et le refus de procéder à une préparation réellement révolutionnaire du parti et de la classe à la dictature du prolétariat.

C’est le mal le plus grave dont souffrent maints partis qui abandonnent actuellement la IIe Internationale. Et c’est précisément pourquoi j’insiste surtout, dans les thèses que je présente au congrès, sur la définition la plus concrète et la plus précise des tâches qu’implique la préparation à la dictature du prolétariat.

Encore un exemple. Un nouveau livre contre le bolchevisme vient de paraître. Il paraît actuellement des quantités extraordinaires de livres de ce genre en Europe et en Amérique, mais plus on en publie et plus la sympathie des masses pour le bolchevisme grandit et se renforce. Il s’agit du livre d’Otto Bauer : Bolchevisme ou social-démocratie ? Les Allemands y apprennent clairement ce qu’est le menchevisme, dont le rôle honteux dans la révolution russe est assez connu des ouvriers de tous les pays. Otto Bauer a donné là un pamphlet profondément menchevique, bien qu’il ait dissimulé sa sympathie pour le menchevisme. Mais il est aujourd’hui indispensable de répandre en Europe et en Amérique une connaissance plus, précise de ce qu’est le menchevisme, car c’est le nom générique de tous les courants soi-disant socialistes, social-démocrates, etc., hostiles au bolchevisme. Il nous paraîtrait fastidieux à nous, Russes, d’écrire pour expliquer à l’Europe ce qu’est le menchevisme. Otto Bauer l’a montré dans son livre et nous remercions à l’avance les éditeurs bourgeois et opportunistes qui le publieront et en feront la traduction en différentes langues. Le livre de Bauer sera utile, ne serait-ce qu’à titre de complément aux manuels de communisme. Prenez n’importe quel paragraphe, n’importe quel raisonnement d’Otto Bauer et démontrez en quoi consiste le menchevisme, quelles sont les racines des idées qui ont pour aboutissement l’action pratique des traîtres au socialisme, des amis de Kérenski, de Scheidemann, etc. ; cette question pourrait être posée utilement et avec profit aux « examens » probatoires du bon communiste. Si vous ne pouvez pas y répondre, c’est que vous n’êtes pas encore communiste et il est préférable que vous n’adhériez pas au parti. (Applaudissements.)

Otto Bauer a parfaitement exprimé le fond même des conceptions de l’opportunisme mondial dans une phrase pour laquelle, si nous étions les maîtres à Vienne, nous devrions, de son vivant, lui élever un monument. L’emploi de la violence dans la lutte de classe, au sein des démocraties modernes — a-t-il déclaré sentencieusement — serait « une violence exercée sur les facteurs sociaux de la force même ».

Vous trouverez sans doute que cela rend un son bizarre et incompréhensible ? C’est le modèle de ce à quoi ils ont réduit le marxisme, à quelle banalité et à quelle défense des exploiteurs on peut dégrader la théorie la plus révolutionnaire. Prenez la variété allemande de l’esprit petit-bourgeois et vous aboutirez à la « théorie » suivant laquelle « les facteurs sociaux de la force » sont le nombre, le degré d’organisation, la place que l’on occupe dans le processus de la production et de la répartition, l’activité, l’instruction. Si le salarié de la campagne, si l’ouvrier de la ville exercent la violence révolutionnaire contre le propriétaire foncier ou le capitaliste, ce n’est nullement la dictature du prolétariat, ce n’est nullement la violence sur les exploiteurs et les oppresseurs du peuple. Pas du tout. C’est de la « violence sur les facteurs sociaux de la force ».

Peut-être mon exemple paraît-il un peu humoristique. Mais la nature de l’opportunisme contemporain est telle que sa lutte contre le bolchevisme prend une allure humoristique. Entraîner la classe ouvrière, tout ce qu’elle compte d’hommes doués de réflexion, à la lutte du menchevisme international (des Mac Donald, des O. Bauer et Cie) contre le bolchevisme, c’est pour l’Europe et l’Amérique la chose la plus utile, la plus urgente.

Ici, nous devons nous demander ce qui explique la persistance de ces tendances en Europe et pourquoi cet opportunisme est plus fort en Europe occidentale que chez nous. Mais parce que les pays avancés ont bâti et bâtissent leur culture grâce à la possibilité qu’ils ont de vivre aux dépens d’un milliard d’opprimés. Parce que les capitalistes de ces pays ont des profits bien supérieurs à ceux qu’ils pourraient tirer de la spoliation des ouvriers de leurs pays.

On estimait avant la guerre que les trois pays les plus riches, la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne, tiraient de la seule exportation de leurs capitaux à l’étranger un revenu annuel de 8 à 10 milliards de francs sans compter les autres revenus.

On comprend qu’il soit possible de prélever sur Cette jolie somme au moins un demi-milliard à distribuer en aumône aux dirigeants ouvriers, à l’aristocratie ouvrière, comme dessous-de-table de toute espèce. En effet, tout est dans la corruption. On s’y prend de mille façons : en élevant le niveau de culture des grands centres, en créant des établissements éducatifs, des milliers de sinécures à l’intention des dirigeants des coopératives, des trade-unions, des leaders parlementaires. Cela se fait dans tous les pays de civilisation capitaliste. Et ces milliards de super-bénéfice constituent la base économique de l’opportunisme dans le mouvement ouvrier. En Amérique, en Grande-Bretagne, en France, nous assistons à une résistance infiniment plus forte des chefs opportunistes, des couches supérieures de la classe ouvrière, de l’aristocratie ouvrière ; ils opposent une résistance plus grande au mouvement communiste. C’est pourquoi nous devons nous attendre à voir les partis ouvriers européens et américains se guérir de cette maladie plus difficilement que nous. Nous savons que depuis la fondation de la IIIe Internationale, des progrès énormes ont été réalisés en ce qui concerne la guérison de cette maladie, mais nous n’en sommes pas encore à la guérison définitive : l’épuration des partis ouvriers, des partis révolutionnaires du prolétariat du monde entier de l’influence bourgeoise et des opportunistes qui se trouvent dans leur propre sein, est encore loin d’être achevée. Je ne m’arrêterai pas sur la façon concrète dont nous devons le faire. Il en est question dans mes thèses, qui ont été publiées. Ma tâche consiste à indiquer les causes économiques profondes de ce phénomène. Cette maladie est devenue chronique ; sa guérison se fait plus attendre que les optimistes ne pouvaient l’espérer. L’opportunisme, voilà notre ennemi principal. L’opportunisme des couches supérieures du mouvement ouvrier, c’est un socialisme non prolétarien, mais bourgeois. La preuve est faite que les militants du mouvement ouvrier qui appartiennent à la tendance opportuniste sont de meilleurs défenseurs de la bourgeoisie que les bourgeois eux-mêmes. S’ils n’avaient pas en main la direction des ouvriers, la bourgeoisie ne pourrait pas se maintenir. Ce n’est pas seulement l’histoire du régime Kérenski en Russie qui le prouve ; la République démocratique d’Allemagne, avec à sa tête un gouvernement social-démocrate, le prouve aussi de même que le comportement d’Albert Thomas à l’égard de son gouvernement bourgeois. La preuve est faite enfin par l’expérience analogue de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis. L’opportunisme est notre ennemi principal et nous devons en venir à bout. Nous devons quitter ce congrès avec la ferme résolution de mener cette lutte jusqu’au bout dans tous les partis. C’est là notre tâche essentielle.

Comparée à cette tâche, celle qui consiste à redresser les erreurs de la tendance de « gauche » dans le mouvement communiste sera aisée. Nous observons dans maints pays un antiparlementarisme qui n’est pas tant le fait d’hommes issus de la petite bourgeoisie que celui de certains groupes avancés du prolétariat, mus par la haine à l’égard de l’ancien parlementarisme, haine légitime, juste et nécessaire, provoquée par le comportement des parlementaires de Grande-Bretagne, de France, d’Italie, de tous les pays. Il faut distribuer les directives de l’internationale communiste, éclairer mieux et davantage les camarades sur l’expérience russe et le rôle véritable d’un parti politique prolétarien. Notre travail consistera à résoudre ce problème. Et la lutte contre ces erreurs du mouvement prolétarien, contre ces insuffisances, sera mille fois plus facile que la lutte contre la bourgeoisie qui, sous le couvert du réformisme, pénètre dans les vieux partis de la IIe Internationale et oriente toute leur activité dans un esprit non prolétarien, mais bourgeois.

En conclusion, camarades, je m’arrêterai encore sur un autre aspect de la question. Le camarade président a dit que ce congrès méritait bien le titre de congrès mondial. Je pense qu’il a raison, surtout parce que nous avons ici pas mal de représentants du mouvement révolutionnaire des colonies et des pays arriérés. Ce n’est qu’un petit commencement, mais l’essentiel est qu’il y ait un commencement. L’union des prolétaires révolutionnaires des pays capitalistes avancés avec les masses révolutionnaires des pays où il n’y a pas ou presque pas de prolétariat, avec les masses opprimées des colonies, des pays d’Orient, cette union devient une réalité dans ce congrès. Il ne dépend que de nous — et je suis convaincu que nous le ferons — de la consolider. L’impérialisme mondial ne pourra que s’écrouler quand l’offensive révolutionnaire des ouvriers exploités et opprimés au sein de chaque pays, surmontant la résistance des éléments petits-bourgeois et l’influence de cette minorité infime qu’est l’aristocratie ouvrière, fera sa jonction avec l’offensive révolutionnaire des centaines de millions d’hommes qui, jusqu’à présent, étaient en dehors de l’histoire et considérés comme n’en étant que l’objet.

La guerre impérialiste a aidé la révolution : la bourgeoisie a tiré des colonies, des pays arriérés, de l’isolement où ils étaient, des soldats qu’elle a lancés dans cette guerre impérialiste. La bourgeoisie anglaise a inculqué aux soldats hindous qu’il était du devoir du paysan hindou de défendre la Grande-Bretagne contre l’Allemagne, la bourgeoisie française a inculqué aux soldats de ses colonies que les Noirs devaient défendre la France. Elle leur a enseigné le maniement des armes. C’est une science extrêmement utile, et nous pourrions en remercier la bourgeoisie du plus profond de nous-mêmes, au nom de tous les ouvriers et de tous les paysans russes, au nom surtout de toute l’Armée Rouge de Russie. La guerre impérialiste a fait entrer les peuples dépendants dans l’histoire du monde. Et l’une de nos tâches les plus importantes est de réfléchir aujourd’hui à la façon de poser la première pierre de l’organisation du mouvement soviétique dans les pays non capitalistes. Les Soviets y sont possibles ; ce ne seront pas des Soviets ouvriers, mais des Soviets paysans ou des Soviets de travailleurs.

Cela exigera un travail énorme ; des erreurs seront inévitables ; de grosses difficultés se dresseront sur notre chemin. Une tâche essentielle du IIe Congrès est d’élaborer ou d’indiquer les bases pratiques qui permettront que le travail qui se faisait jusqu’à présent d’une manière inorganisée parmi des centaines de millions d’hommes, se fasse dorénavant d’une manière organisée, cohérente et systématique.

Un peu plus d’un an après le Ier Congrès de l’internationale communiste, nous voilà vainqueurs de la IIe Internationale ; les idées soviétiques ne sont pas aujourd’hui répandues uniquement parmi les ouvriers des pays civilisés, qui les connaissent et les comprennent ; les ouvriers de tous les pays se moquent des beaux esprits, parmi lesquels il y en a bon nombre qui se disent socialistes et qui font des dissertations savantes ou presque sur le « système » soviétique, comme aiment à s’exprimer les Allemands systématiciens, ou sur « l’idée » soviétique, comme s’expriment les partisans anglais du « ghilde-socialisme[20] » ; ces dissertations sur le « système » et sur l’« idée » soviétiques en imposent parfois aux yeux et à l’esprit des ouvriers. Mais ils rejettent tout ce fatras de pédants et se saisissent de l’arme que les Soviets leur offrent. Et la compréhension du rôle et de la signification des Soviets s’est maintenant répandue jusque dans les pays d’Orient.

Les bases d’un mouvement soviétique sont maintenant jetées dans tout l’Orient, dans toute l’Asie, parmi tous les peuples coloniaux.

L’idée que les exploités doivent se soulever contre les exploiteurs et former leurs Soviets n’est pas trop compliquée. Après notre expérience, après deux ans et demi d’existence de la République des Soviets de Russie, après le Ier Congrès de la IIIe Internationale, cette idée devient accessible à des centaines de millions d’hommes opprimés par les exploiteurs du monde entier, et si aujourd’hui, en Russie, nous sommes souvent contraints d’accepter des compromis, de temporiser, étant plus faibles que les impérialistes internationaux, nous savons pourtant que nous défendons les intérêts de cette masse d’un milliard et quart d’hommes. Des barrières, des préjugés, de l’ignorance, qui d’heure en heure reculent dans le passé, nous gênent encore, mais plus nous avançons et mieux nous représentons et défendons dans les faits ces 70 % de la population du globe, cette masse de travailleurs et d’exploités. Nous pouvons dire avec fierté : lors du premier congrès, nous n’étions au fond que des propagandistes, nous ne faisions que jeter au prolétariat du monde entier des idées essentielles, nous ne faisions que lancer un appelé la lutte, que demander : où sont les hommes susceptibles de s’engager dans cette voie ? Aujourd’hui, il y a partout un prolétariat avancé. Il existe partout une armée prolétarienne, parfois mal organisée il est vrai, et qui demande à être réorganisée, et si nos camarades de tous les pays nous aident maintenant à organiser une armée unique, rien ne pourra plus nous empêcher d’accomplir notre œuvre. Cette œuvre, c’est la révolution prolétarienne universelle, la création de la République universelle des Soviets (Applaudissements prolongés.)

Pravda n° 162 du 24 juillet 1920

Œuvres, Paris-Moscou,

t. 31, pp. 221-241
2
DISCOURS SUR LE RÔLE DU PARTI COMMUNISTE, LE 23 JUILLET

Camarades, je voudrais faire quelques remarques concernant les discours des camarades Tanner et Mac Laine. Tanner dit qu’il est pour la dictature du prolétariat, mais celle-ci est présentée d’une manière quelque peu différente de celle dont nous la concevons. Il dit que nous entendons en réalité par dictature du prolétariat celle de sa minorité organisée et consciente.

En effet, à l’époque du capitalisme quand les masses ouvrières sont soumises à une exploitation continue, et ne peuvent développer leurs capacités humaines, le trait le plus caractéristique des partis politiques ouvriers réside précisément dans le fait qu’ils ne peuvent toucher qu’une minorité de leur classe. Le parti politique ne peut rassembler qu’une minorité de la classe, de même que dans toute la société capitaliste les ouvriers réellement conscients ne sont qu’une minorité parmi les ouvriers. Force nous est donc de reconnaître que ce n’est que cette minorité consciente qui peut diriger les larges masses ouvrières et les entraîner avec elle. Et si le camarade Tanner dit qu’il est l’ennemi du parti, mais qu’il est en même temps pour que la minorité des ouvriers les mieux organisés et les plus révolutionnaires indique la voie à l’ensemble du prolétariat, je dis qu’en réalité il n’y a pas de différence entre nous. Qu’est-ce que cette minorité organisée ? Si cette minorité est vraiment consciente, si elle sait entraîner les masses, si elle est capable de répondre à chaque question à l’ordre du jour, alors elle est, en réalité, le parti. Et si nous attachons tant d’importance à l’opinion de camarades comme Tanner qui sont les représentants d’un mouvement de masse, ce que l’on ne saurait dire, sans trop forcer les choses, des représentants du parti socialiste britannique[21], si ces camarades sont pour qu’il y ait une minorité qui lutte résolument pour la dictature du prolétariat et qui instruit les masses ouvrières dans cet esprit, cette minorité n’est pas autre chose, en réalité, que le parti. Le camarade Tanner dit que cette minorité doit organiser et entraîner avec elle toute la masse ouvrière. Si lui et les autres camarades du groupe Shop Stewards et de l’Union des ouvriers industriels du monde (I.W.W.)[22] l’admettent — et nous constatons tous les jours dans nos conversations avec eux qu’ils l’admettent effectivement — s’ils approuvent cette situation où la minorité communiste consciente de la classe ouvrière entraîne avec elle le prolétariat, alors ils doivent convenir aussi que tel est le sens de toutes nos résolutions. Et alors, l’unique différence existant entre nous consiste seulement dans le fait qu’ils évitent le mot « parti » parce qu’il existe parmi les camarades anglais une certaine prévention contre le parti politique. Ils ne se représentent pas un parti politique autrement qu’à l’image des partis de Gompers et de Henderson[23], des partis d’affairistes parlementaires, de traîtres à la classe ouvrière. S’ils ne voient le parlementarisme que tel qu’il existe aujourd’hui en Grande-Bretagne ou en Amérique, alors, nous aussi, nous sommes les ennemis d’un tel parlementarisme et de tels partis politiques. Nous avons besoin de partis nouveaux, d’autres partis. Nous avons besoin de partis qui soient constamment et effectivement liés aux masses et qui sachent diriger ces masses.

Je passe à la troisième question, dont je voudrais dire deux mots à propos du discours du camarade Mac Laine. Il est partisan de l’affiliation du Parti communiste anglais au Labour Party. Je me suis déjà prononcé à ce sujet dans mes thèses relatives à l’admission à la IIIe Internationale[24]. Dans ma brochure, j’ai laissé cette question ouverte[25]. Cependant, après avoir discuté avec plusieurs camarades, j’ai abouti à cette conviction que la décision de rester au Labour Party constitue la seule tactique juste. Mais voilà que le camarade Tanner prend la parole et déclare : Ne soyez pas trop dogmatique. Cette expression me semble ici tout à fait déplacée. Le camarade Ramsay dit : Veuillez nous permettre, à nous, communistes anglais, de résoudre nous-mêmes cette question. Que serait l’internationale si chaque petite fraction venait lui dire : certains d’entre nous sont pour, d’autres contre ; laissez-nous le soin de régler cela ? A quoi servirait alors l’Internationale, le congrès et toute cette discussion ? Le camarade Mac Laine n’a parlé que du rôle du parti politique. Mais cela concerne également les syndicats et le parlementarisme. Il est parfaitement exact que la majeure partie des meilleurs révolutionnaires est contre l’affiliation au Labour Party, parce qu’ils répudient le parlementarisme en tant que moyen de lutte. Peut-être serait-il mieux alors de renvoyer cette question en commission. Cette commission devra la discuter et l’étudier, et l’affaire devra être réglée dans tous les cas par le présent congrès de l’internationale communiste. Nous ne pouvons pas admettre qu’elle ne concerne que les communistes anglais. Nous devons dire, en général, quelle tactique est la bonne.

Je m’arrêterai maintenant sur certains arguments du camarade Mac Laine, concernant la question du Labour Party anglais. Il faut le dire nettement : le Parti communiste ne peut se joindre au Labour Party qu’à la condition de garder son entière liberté de critique et d’être à même de poursuivre sa politique propre. C’est le plus important. Quand le camarade Serrati parle à ce propos de collaboration de classes, j’affirme pour ma part : ce n’est pas de la collaboration de classes. Si les camarades italiens tolèrent dans leur parti des opportunistes genre Turati et Cie, c’est-à-dire des éléments bourgeois, c’est là, effectivement, de la collaboration de classes. Mais en l’occurrence, en ce qui concerne le Labour Party anglais, il ne s’agit que de la collaboration de la minorité avancée des ouvriers anglais avec leur écrasante majorité. Les membres du Labour Party sont tous membres des syndicats. Il s’agit là d’une structure très originale, que nous ne trouvons dans aucun autre pays. Cette organisation embrasse 4 millions d’ouvriers sur les 6 ou 7 millions de membres des syndicats. On ne leur demande pas quelles sont leurs opinions politiques. Que le camarade Serrati me prouve que quelqu’un nous empêchera d’y user de notre droit de critique. Quand vous l’aurez prouvé, alors seulement vous aurez prouvé que le camarade Mac Laine se trompe. Le parti socialiste britannique peut dire délibérément que Henderson est un traître et néanmoins rester au sein du Labour Party. Ici se réalise la collaboration de l’avant-garde de la classe ouvrière avec les ouvriers arriérés, avec l’arrière-garde. Cette collaboration a une importance tellement grande pour l’ensemble du mouvement que nous insistons catégoriquement pour que les communistes anglais soient le chaînon qui relie le parti, c’est-à-dire la minorité de la classe ouvrière, à toute la masse des ouvriers. Si la minorité ne sait pas diriger les masses, se lier étroitement avec elles, elle n’est pas un parti, elle ne vaut rien en général, qu’elle s’appelle Parti ou Comité national des Shop Stewards Committees, pour autant que je sache que les Shop Stewards de Grande-Bretagne possèdent un Comité national, une direction nationale, ce qui est déjà un pas vers le parti. Par conséquent, si le fait que le Labour Party anglais est composé de prolétaires n’est pas infirmé, alors il s’agit de la collaboration de l’avant-garde de la classe ouvrière avec les ouvriers arriérés, et si cette collaboration n’est pas systématiquement poursuivie, alors le Parti communiste ne vaut rien, et il ne saurait être question de la dictature du prolétariat. Et si nos camarades italiens n’ont pas d’arguments plus probants, nous devrons plus tard trancher ici définitivement la question sur la base de ce que nous savons et nous serons amenés à conclure que l’adhésion est une tactique juste.

Les camarades Tanner et Ramsay nous disent que la, majorité des communistes anglais n’accepteront pas l’affiliation, mais devons-nous nécessairement être d’accord avec la majorité ? Pas du tout. Si elle n’a pas encore compris quelle est la politique juste, peut-être pouvons-nous attendre. L’existence parallèle de deux partis pendant un certain temps serait même préférable au refus de répondre à la question : quelle est la tactique juste ? Naturellement, compte tenu de l’expérience de tous les membres du congrès et sur la base des arguments produits ici, vous n’insisterez pas pour que nous prenions séance tenante la décision de créer sans délai dans tous les pays un parti communiste unique. Cela est impossible. Mais exprimer franchement notre opinion et donner des directives, cela nous pouvons le faire. Nous devons examiner dans une commission spéciale la question soulevée par la délégation anglaise et dire ensuite : la tactique juste, c’est l’adhésion au Labour Party. Si la majorité est, contre, nous devrons organiser la minorité à part. Cela pourra être utile sur le plan éducatif. Si les masses ouvrières anglaises continuent à avoir confiance en leur ancienne tactique, nous vérifierons nos conclusions au prochain congrès. Mais nous ne pouvons pas dire que cette question ne concerne que la Grande-Bretagne, ce serait imiter les pires habitudes de la IIe Internationale. Nous devons exprimer ouvertement notre opinion. Si les communistes anglais ne parviennent pas à s’entendre et si un parti de masse n’est pas créé, la scission sera de toute façon inévitable.

Messager du IIe Congrès de l’internationale communiste, n° 5, 5 août 1920

Œuvres, Paris-Moscou,

t. 31, pp. 242-246
3
RAPPORT DE LA COMMISSION NATIONALE ET COLONIALE, LE 26 JUILLET

Camarades, je me bornerai à une brève entrée en matière, après quoi le camarade Maring, qui fut secrétaire de notre commission, vous présentera un rapport détaillé sur les modifications que nous avons apportées aux thèses. Le camarade Roy, qui a formulé des thèses complémentaires, prendra ensuite la parole. Notre commission a adopté à l’unanimité les thèses initiales[26] avec les amendements et les thèses complémentaires. De cette manière, nous avons pu aboutir à l’unanimité complète sur toutes les questions importantes. Je ferai maintenant quelques brèves remarques.

En premier lieu, quelle est l’idée essentielle, fondamentale de nos thèses ? La distinction entre les nations opprimées et les nations qui oppriment. Nous faisons ressortir cette distinction, contrairement à la IIe Internationale et à la démocratie bourgeoise. A l’époque de l’impérialisme, il est particulièrement important pour le prolétariat et l’internationale communiste de constater les faits économiques concrets et, dans la solution de toutes les questions coloniales et nationales, de partir non de notions abstraites, mais des réalités concrètes.

Le trait caractéristique de l’impérialisme est que le monde entier, comme nous le voyons, se divise actuellement en un grand nombre de nations opprimées et un nombre infime de nations oppresseurs, qui disposent de richesses colossales et d’une force militaire puissante. En estimant la population totale du globe à un milliard trois quarts, l’immense majorité, comprenant plus d’un milliard et, selon toute probabilité, un milliard deux cent cinquante millions d’êtres humains, c’est-à-dire près de 70 % de la population du globe, appartient aux nations opprimées, qui ou bien se trouvent placées sous le régime de dépendance coloniale directe, ou bien constituent des Etats semi-coloniaux, comme la Perse, la Turquie, la Chine, ou encore, vaincues par l’armée d’une grande puissance impérialiste, se trouvent sous sa dépendance en vertu de traités de paix. Cette idée de distinction, de division des nations en opprimées et qui oppriment, se retrouve dans toutes les thèses tant dans les premières parues sous ma signature et publiées antérieurement, que dans celles du camarade Roy. Ces dernières ont été écrites principalement à partir de la situation des Indes et des autres grands peuples d’Asie opprimés par la Grande-Bretagne, et c’est en cela que réside leur grande importance pour nous.

La deuxième idée directrice de nos thèses est que, dans la situation internationale d’aujourd’hui, après la guerre impérialiste, les relations réciproques des peuples et tout le système politique mondial sont déterminés par la lutte d’un petit groupe de nations impérialistes contre le mouvement soviétique et les Etats soviétiques, à la tête desquels se trouve la Russie des Soviets. Si nous perdons cela de vue, nous ne saurons poser correctement aucune question nationale ou coloniale, quand bien même il s’agirait du point le plus reculé du monde. Ce n’est qu’en partant de là que les questions politiques peuvent être posées et résolues d’une façon juste par les partis communistes, aussi bien des pays civilisés que des pays arriérés.

En troisième lieu, je tiens à attirer tout particulièrement l’attention sur la question du mouvement démocratique bourgeois dans les pays arriérés. Cette question, précisément, a provoqué certaines divergences. Nous avons discuté pour savoir s’il serait juste ou non, en principe et en théorie, de déclarer que l’Internationale communiste et les partis communistes doivent soutenir le mouvement démocratique bourgeois des pays arriérés ; cette discussion nous a amenés à la décision unanime de remplacer l’expression mouvement « démocratique bourgeois » par celle de mouvement national-révolutionnaire. Il n’y a pas le moindre doute que tout mouvement national ne puisse être que démocratique bourgeois, car la grande masse de la population des pays arriérés est composée de paysans, qui représentent les rapports bourgeois et capitalistes. Ce serait une utopie de croire que les partis prolétariens, en admettant qu’ils puissent en général faire leur apparition dans ces pays, pourront, sans avoir des rapports déterminés avec le mouvement paysan, sans le soutenir en fait, poursuivre une tactique et une politique communiste dans ces pays arriérés. Mais des objections ont été faites : si nous parlons de mouvement démocratique bourgeois, toute distinction s’effacera entre mouvement réformiste et mouvement révolutionnaire. Or, ces temps derniers, la distinction est apparue en toute clarté dans les pays arriérés et coloniaux, car la bourgeoisie impérialiste s’applique par tous les moyens à implanter le mouvement réformiste aussi parmi les peuples opprimés. Un certain rapprochement s’est fait entre la bourgeoisie des pays exploiteurs et celle des pays coloniaux, de sorte que, très souvent, et peut-être même dans la majorité des cas, la bourgeoisie des pays opprimés, tout en soutenant les mouvements nationaux, est en même temps d’accord avec la bourgeoisie impérialiste, c’est-à-dire qu’elle lutte avec celle-ci contre les mouvements révolutionnaires et les classes révolutionnaires. Ceci a été démontré d’une façon irréfutable à la commission, et nous avons estimé que la seule attitude juste était de prendre en considération cette distinction et de remplacer presque partout l’expression « démocratique bourgeois » par celle de « national-révolutionnaire ». Le sens de cette substitution est que, en tant que communistes, nous ne devrons soutenir et nous ne soutiendrons les mouvements bourgeois de libération des pays coloniaux que dans les cas où ces mouvements seront réellement révolutionnaires, où leurs représentants ne s’opposeront pas à ce que nous formions et organisions dans un esprit révolutionnaire la paysannerie et les larges masses d’exploités. Si ces conditions ne sont pas remplies, les communistes doivent, dans ces pays, lutter contre la bourgeoisie réformiste, à laquelle appartiennent également les héros de la IIe Internationale. Les partis réformistes existent déjà dans les pays coloniaux, et parfois leurs représentants s’appellent social-démocrates et socialistes. La distinction indiquée figure maintenant dans toutes les thèses et je pense que notre point de vue se trouve ainsi formulé maintenant d’une manière beaucoup plus précise.

Ensuite, je voudrais encore faire une remarque au sujet des Soviets paysans. Le travail pratique des communistes russes dans les colonies qui ont appartenu à la Russie tsariste, dans des pays arriérés comme le Turkestan et autres, a amené la question suivante : comment appliquer la tactique et la politique communistes dans les conditions précapitalistes, étant donné que le trait caractéristique essentiel de ces pays est que les rapports précapitalistes y prédominent encore, et que, par suite, il ne saurait y être question d’un mouvement purement prolétarien. Dans ces pays, le prolétariat industriel n’existe presque pas. Malgré cela, là aussi, nous avons assumé et nous devons assumer le rôle de conducteurs. Notre travail nous a démontré qu’il faut dans ces pays surmonter d’immenses difficultés, mais les résultats pratiques ont montré également que, malgré ces difficultés, il est possible d’éveiller dans les masses une aspiration à la pensée politique et à l’activité politique indépendantes, même là où le prolétariat est presque inexistant. Ce travail a été plus difficile pour nous que pour les camarades des pays d’Europe occidentale, le prolétariat de Russie étant surchargé de besognes intéressant l’Etat. On conçoit saris peine que les paysans qui se trouvent placés dans une dépendance semi-féodale puissent parfaitement assimiler l’idée de l’organisation soviétique et la faire passer dans les faits. Il est également évident que les masses opprimées, exploitées non seulement par le capitalisme marchand, mais également par les féodaux et par l’Etat bâti sur des bases féodales, peuvent employer cette arme, cette forme d’organisation, même dans la situation qui est la leur. L’idée de l’organisation soviétique est simple ; elle peut être appliquée non seulement dans le cadre de rapports prolétariens, mais également dans celui de rapports paysans, de caractère féodal ou semi-féodal. Notre expérience dans ce domaine n’est pas encore bien grande, mais les débats en commission, auxquels prirent part plusieurs représentants des pays coloniaux, ont prouvé irréfutablement qu’il est indispensable d’indiquer dans les thèses de l’internationale communiste que les Soviets de paysans, les Soviets d’exploités sont un moyen valable non seulement pour les pays capitalistes, mais également pour ceux où prédominent les rapports précapitalistes, que le devoir absolu des partis communistes et des éléments qui sont disposés à constituer des partis communistes est de faire de la propagande en faveur des Soviets de paysans, des Soviets de travailleurs toujours et partout, dans les pays arriérés, dans les colonies ; et là où les conditions le permettent, ils doivent tenter immédiatement de créer des Soviets du peuple travailleur.

Nous voyons ici s’ouvrir pour nous un domaine très intéressant et très important de travail pratique. Jusqu’à présent notre expérience commune à cet égard n’est pas très grande, mais petit à petit nous réunissons une documentation de plus en plus abondante. Il est tout à fait hors de discussion que le prolétariat des pays avancés peut et doit aider les masses travailleuses arriérées, et que les pays arriérés pourront sortir de leur stade actuel de développement quand le prolétariat victorieux des Républiques soviétiques aura tendu la main à ces masses et sera en mesure de leur prêter son appui.

Sur cette question, des débats assez vifs ont été suscités par les thèses signées par moi, mais bien plus encore par celles du camarade Roy, qu’il va défendre ici et pour lesquelles certains amendements ont été adoptés à l’unanimité.

La question se posait ainsi : pouvons-nous considérer comme juste l’affirmation que le stade capitaliste de développement de l’économie est inévitable pour les peuples arriérés, actuellement en voie d’émancipation et parmi lesquels on observe depuis la guerre un mouvement vers le progrès ? Nous y avons répondu par la négative. Si le prolétariat révolutionnaire victorieux mène parmi eux une propagande systématique, si les gouvernements soviétiques les aident par tous les moyens à leur disposition, on aurait tort de croire que le stade de développement capitaliste est inévitable pour les peuples arriérés. Dans toutes les colonies et dans tous les pays arriérés, nous devons non seulement constituer des cadres indépendants de militants, des organisations du parti, non seulement y poursuivre dès maintenant la propagande en faveur de l’organisation des Soviets de paysans, en nous attachant à les adapter aux conditions précapitalistes qui sont les leurs, mais encore l’internationale communiste doit établir et justifier sur le plan théorique ce principe qu’avec l’aide du prolétariat des pays avancés, les pays arriérés peuvent parvenir au régime soviétique et, en passant par certains stades de développement, au communisme, en évitant le stade capitaliste.

Il n’est pas possible d’indiquer à l’avance les moyens qui sont nécessaires à cet effet. L’expérience nous les soufflera. Mais il est nettement établi que l’idée des Soviets est accessible à toutes les masses travailleuses des peuples les plus éloignés, que ces organismes, les Soviets, doivent être adaptés aux conditions du régime social précapitaliste et que le travail du parti communiste doit être entrepris immédiatement en ce sens dans le monde entier.

Je voudrais encore souligner l’importance du travail révolutionnaire des partis communistes non seulement dans leur propre pays, mais aussi dans les pays coloniaux et, notamment, parmi les troupes que les nations exploiteuses utilisent pour maintenir sous leur domination les peuples de ces pays.

Le camarade Quelch, du Parti socialiste britannique, en a parlé à notre commission. Il a déclaré qu’un simple ouvrier anglais considérerait comme une trahison le fait d’aider les peuples asservis dans leurs soulèvements contre la domination anglaise. Il est exact que le jingoïsme[27] et le chauvinisme de l’aristocratie ouvrière de Grande-Bretagne et d’Amérique constituent le plus grand danger pour le socialisme, qu’ils forment le rempart le plus solide de la IIe Internationale, et que nous avons affaire ici à la plus grande trahison de la part des chefs et des ouvriers appartenant à cette Internationale bourgeoise. La IIe Internationale a également discuté de la question coloniale. Le Manifeste de Bâle[28] en parle à son tour en termes parfaitement clairs. Les partis de la IIe Internationale avaient bien promis d’agir d’une façon révolutionnaire, mais nous ne voyons pas que la IIe Internationale et, je suppose, la majorité des partis ayant quitté celle-ci dans l’intention d’adhérer à la IIIe Internationale, fassent un travail effectivement révolutionnaire et apportent une aide aux peuples exploités et dépendants dans leurs soulèvements contre les nations qui les oppriment. Nous devons le déclarer hautement, et c’est irréfutable. Nous verrons si l’on tentera de le démentir.

Ce sont ces considérations qui ont été mises à la base de nos résolutions incontestablement beaucoup trop longues ; j’espère cependant qu’elles seront utiles et contribueront au développement et à l’organisation d’un travail effectivement révolutionnaire dans les questions nationale et coloniale, ce qui constitue précisément notre tâche essentielle.

Messager du IIe Congrès, de l’Internationale, communiste, n° 6, 7 août 1920

Œuvres, Paris-Moscou, t. 31, pp. 247-253
4
DISCOURS SUR LES CONDITIONS D’ADMISSION À L’INTERNATIONALE COMMUNISTE, [29] LE 30 JUILLET

Camarades, Serrati a dit : nous n’avons pas encore inventé le sincéromètre, désignant par ce néo-logisme français un instrument destiné à mesurer la sincérité ; un tel instrument n’a pas encore été inventé. Nous n’en avons d’ailleurs nullement besoin ; par contre, nous possédons déjà un instrument permettant d’apprécier les tendances. Et le tort, dont je parlerai plus loin, du camarade Serrati a bien été d’avoir fait fi de cet instrument connu depuis fort longtemps.

Je voudrais dire quelques mots seulement à propos du camarade Crispien. Je regrette beaucoup qu’il soit absent (Dittman : « Il est malade ! » ). Dommage. Son discours est un document des plus importants, car il exprime d’une manière précise la ligne politique de l’aile droite du Parti social-démocrate indépendant. Je ne parlerai ni de personnalité, ni de cas particuliers, mais des idées clairement exprimées dans ce discours. Comme je l’espère, je saurai prouver que tout ce discours a été un discours essentiellement kautskiste et que le camarade Crispien partage les conceptions kautskistes sur la dictature du prolétariat. A une remarque, Crispien a répondu : « La dictature, ce n’est pas une nouveauté, il en était déjà question dans le Programme d’Erfurt ». Ce programme[30] n’en dit rien ; et l’histoire a prouvé que ce n’est pas un hasard. Quand, en 1902-1903, nous élaborions le premier programme de notre parti, nous avions toujours sous nos yeux l’exemple du programme d’Erfurt, à une époque où Plékhanov, le même Plékhanov qui disait alors avec juste raison : « Ou bien Bernstein enterrera la social-démocratie ou bien c’est la social-démocratie qui enterrera Bernstein », Plékhanov soulignait tout particulièrement ce fait que si le programme d’Erfurt ne disait rien de la dictature du prolétariat, c’était une erreur sur le plan théorique et, sur le plan pratique, une concession pusillanime faite aux opportunistes[31]. Aussi la dictature du prolétariat a-t-elle été incluse dans notre programme dès 1903.

Quand le camarade Crispien dit maintenant que la dictature du prolétariat n’est pas une nouveauté, et qu’il ajoute : « Nous avons toujours été pour la conquête du pouvoir politique », cela signifie éluder le fond du problème. On admet la conquête du pouvoir politique, mais pas la dictature. Toute la littérature socialiste, non seulement allemande, mais française et anglaise, prouve que les chefs des partis opportunistes, par exemple Mac Donald en Grande-Bretagne, sont partisans de la conquête du pouvoir politique. Ils sont tous — ce n’est pas peu dire — des socialistes sincères, mais ils sont contre la dictature du prolétariat ! Dès l’instant que nous avons un bon parti révolutionnaire, digne de porter le titre de communiste, il faut faire de la propagande pour la dictature du prolétariat, à la différence des anciennes conceptions de la IIe Internationale. Le camarade Crispien a masqué et dissimulé cette vérité, et c’est la faute fondamentale propre à tous les partisans de Kautsky.

Le camarade Crispien continue : « Nous sommes des chefs élus par les masses. » C’est un point de vue formel et faux car, au dernier congrès du parti des Indépendants allemands, la lutte des tendances nous est apparue clairement. Point n’est besoin de rechercher un sincéromètre et de plaisanter à ce sujet, comme le fait le camarade Serrati, pour établir ce simple fait que la lutte des tendances doit exister et existe ; l’une des tendances groupe les ouvriers révolutionnaires, récemment venus à nous et adversaires de l’aristocratie ouvrière ; l’autre tendance, c’est l’aristocratie ouvrière guidée dans tous les pays civilisés par les anciens chefs. Crispien fait-il partie de la tendance des anciens chefs et de l’aristocratie ouvrière ou de la tendance de la nouvelle masse ouvrière révolutionnaire, qui est contre l’aristocratie ouvrière ? C’est précisément ce que Crispien a laissé dans l’ombre.

Sur quel ton le camarade Crispien a-t-il parlé de la scission ? Il a dit que la scission constitue une navrante nécessité et il s’est lamenté longuement à ce propos. C’est tout à fait dans l’esprit de Kautsky. Se séparer de qui ? De Scheidemann ? Mais, bien sûr ! Crispien a dit : « Nous avons fait la scission. » Premièrement, vous l’avez faite trop tard ! Du moment qu’on en parle, il faut le dire. Deuxièmement, au lieu de pleurer à ce sujet, les indépendants devraient dire : La classe ouvrière internationale est encore sous le joug de l’aristocratie ouvrière et des opportunistes. C’est le cas en France et en Grande-Bretagne. Le camarade Crispien conçoit lâ scission non pas en communiste, mais tout à fait dans l’esprit de Kautsky qui, soi-disant, n’a pas d’influence. Ensuite, Crispien a parlé des hauts salaires. En Allemagne, voyez-vous, les circonstances sont telles que, comparativement aux ouvriers russes et, en général, aux ouvriers de l’Europe orientale, les ouvriers vivent assez bien. D’après lui, on ne pourrait faire la révolution que dans le cas où elle n’aggraverait « pas trop » la situation des ouvriers. Je pose la question : est-il admissible de tenir un tel langage dans un parti communiste ? C’est un langage contre-révolutionnaire. Le niveau de vie en Russie est incontestablement inférieur à celui de l’Allemagne, et quand nous eûmes institué la dictature, les ouvriers souffrirent davantage de la faim et leur niveau de vie tomba encore plus bas. La victoire des ouvriers est impossible sans sacrifices, sans une aggravation momentanée de leur situation. Nous devons dire aux ouvriers le contraire de ce qu’a dit Crispien. Quand, pour préparer les ouvriers à la dictature, on leur parle d’une aggravation « pas trop » grande de leur situation, on oublie l’essentiel, à savoir que l’aristocratie ouvrière s’est précisément constituée en aidant « sa » bourgeoisie à conquérir et à opprimer le monde entier par des moyens impérialistes, afin de s’assurer ainsi de meilleurs salaires. Si les ouvriers allemands veulent faire aujourd’hui œuvres de révolutionnaires, ils doivent consentir des sacrifices et ne point s’en effrayer.

Du point de vue général, du point de vue de l’histoire universelle, il est exact que, dans les pays arriérés, un simple coolie est incapable de faire la révolution prolétarienne, mais dans un petit nombre de pays plus riches où, grâce au pillage impérialiste, on vit plus à l’aise, il serait contre-révolutionnaire de dire aux ouvriers qu’ils ont à redouter un « trop grand » appauvrissement. C’est le contraire qu’il faut dire. L’aristocratie ouvrière qui a peur des sacrifices, qui redoute un « trop grand » appauvrissement pendant la période de lutte révolutionnaire, ne peut appartenir au parti. Autrement, la dictature est impossible, surtout dans les pays d’Europe occidentale.

Que dit Crispien de la terreur et de la violence ? Il dit que ce sont deux choses différentes. Probablement, une telle distinction est-elle possible dans un manuel de sociologie, mais elle n’est pas possible dans la pratique politique, surtout en Allemagne. Contre les hommes qui agissent comme ont agi les officiers allemands lors de l’assassinat de Liebknecht et de Rosa Luxemburg, contre des hommes comme Stinnes et Krupp, qui soudoient la presse, contre ces genslà nous sommes bien obligés d’employer la violence et la terreur. Bien entendu, il n’est nul besoin de proclamer à l’avance que nous aurons certainement recours à la terreur ; mais si les officiers allemands et les partisans de Kapp restent ce qu’ils sont ; si Krupp et Stinnes restent ce qu’ils sont, le recours à la terreur sera inévitable. Non seulement Kautsky, mais également Ledebour et Crispien parlent de la terreur et de la violence dans un esprit tout à fait contrerévolutionnaire. Un parti qui s’accommode de telles conceptions ne peut pas participer à la dictature, c’est l’évidence même.

Ensuite, la question agraire. Là surtout Crispien s’échauffe et croit pouvoir nous confondre en décelant chez nous un esprit petit-bourgeois ; faire quelque chose pour la petite paysannerie aux dépens des gros propriétaires d’après lui relèverait d’un esprit petit-bourgeois. Il faut exproprier les gros propriétaires et remettre la terre aux communes. C’est une conception de pédant. Même dans les pays hautement développés, y compris l’Allemagne, il y a pas mal de latifundia et de domaines cultivés non pas suivant les méthodes de la grande exploitation capitaliste, mais suivant des méthodes semi-féodales, dont on peut prélever quelque chose au profit des petits paysans sans porter atteinte à l’économie. On peut maintenir la grosse production tout en donnant aux petits paysans quelque chose de fort substantiel. Malheureusement, on n’y pense pas, mais dans la pratique on est bien obligé de le faire, sinon on commettrait une erreur. Cela se trouve confirmé, par exemple, par le livre de Varga (ancien commissaire du peuple à l’Economie Nationale de la République des Soviets de Hongrie), qui écrit que l’instauration de la dictature du prolétariat n’a presque rien changé à la campagne hongroise, que les journaliers ne s’en aperçurent pas et que la petite paysannerie ne reçut rien. En Hongrie, il y a de vastes latifundia, une économie semi-féodale règne sur de vastes domaines. On trouvera toujours et on devra toujours trouver des parties de vastes propriétés dont on pourrait donner quelque chose aux petits paysans, peut-être pas en toute propriété, mais à bail, de manière que le petit paysan parcellaire gagne quelque chose à la confiscation du domaine. Autrement, le petit paysan ne verra pas de différence entre ce qu’il y avait avant et la dictature des Soviets. Si le pouvoir d’Etat prolétarien n’applique pas cette politique, il ne pourra pas se maintenir.

Bien que Crispien ait dit : « Vous ne pouvez pas contester nos convictions révolutionnaires », je répondrai : « Je les conteste catégoriquement ». Je ne dis pas que vous ne voudriez pas agir d’une façon révolutionnaire, mais je dis que vous ne savez pas raisonner en révolutionnaire. Je parie que l’on pourrait désigner n’importe quelle commission formée d’hommes cultivés, lui donner dix ouvrages de Kautsky et le discours de Crispien, et que cette commission dirait : « Ce discours est du Kautsky tout pur, il est imprégné de bout en bout des conceptions de Kautsky. » Toute l’argumentation de Crispien est foncièrement kautskiste. Après cela, Crispien vient nous dire : « Kautsky n’a plus aucune influence dans notre parti. » Aucune influence, peut-être, sur les ouvriers révolutionnaires qui ont adhéré récemment. Mais il faut considérer comme absolument prouvé que Kautsky a exercé et exerce jusqu’à présent une énorme influence sur Crispien, sur toute la marche de sa pensée, sur toutes ses conceptions. Son discours le prouve. C’est pourquoi, sans inventer le sincéromètre ou l’appareil de mesure de la sincérité, on peut dire : l’orientation de Crispien n’est pas celle de l’internationale communiste. Et en disant cela, nous définissons l’orientation de toute l’internationale communiste.

Si les camarades Wijnkoop et Münzenberg ont exprimé leur mécontentement du fait que nous avons invité le Parti socialiste indépendant et que nous discutons avec ses représentants, je considère qu’ils ont tort. Quand Kautsky nous attaque et publie des livres, nous lui répliquons comme à un ennemi de classe. Mais lorsque le Parti social-démocrate indépendant, grossi par l’afflux des ouvriers révolutionnaires, vient ici pour des pourparlers, nous devons discuter avec ses représentants, car ils représentent une partie des ouvriers révolutionnaires. Il ne nous est pas possible de nous entendre immédiatement sur l’internationale avec les Indépendants allemands, les Français et les Anglais. Le camarade Wijnkoop prouve dans chacun de ses discours qu’il partage presque toutes les erreurs du camarade Pannekoek. Il a déclaré qu’il ne partageait pas les conceptions de Pannekoek, mais ses discours prouvent le contraire. C’est là l’erreur essentielle de ce groupe de « gauche », mais c’est, d’une façon générale, l’erreur d’un mouvement prolétarien en plein développement. Les discours des camarades Crispien et Dittman sont de bout en bout pénétrés d’un esprit bourgeois qui ne saurait permettre de préparer la dictature du prolétariat. Si les camarades Wijnkoop et Mûnzenberg vont encore plus loin en ce qui concerne le Parti social-démocrate indépendant, nous ne nous solidarisons pas avec eux.

Bien sûr, nous n’avons pas de sincéromètre, comme l’a dit Serrati, pour éprouver la bonne foi des gens, et nous sommes entièrement d’accord pour dire qu’il ne s’agit pas de juger des hommes, mais bien d’apprécier la situation. Je regrette que Serrati ait parlé pour ne rien dire de nouveau. Son discours était de ceux que nous entendions dans la IIe Internationale.

Il a eu tort de dire : « En France, situation non révolutionnaire, en Allemagne, situation révolutionnaire, en Italie, situation révolutionnaire. »

Quand bien même la situation serait contre-révolutionnaire, la IIe Internationale se trompe et porte une lourde responsabilité en ne voulant pas organiser la propagande et l’agitation révolutionnaires, étant donné que même dans une situation non révolutionnaire, on peut et on doit faire de la propagande révolutionnaire : toute l’histoire du parti bolchevique l’a prouvé. La différence entre les socialistes et les communistes consiste précisément dans le fait que les socialistes refusent d’agir de la manière dont nous agissons dans toute situation, quelle qu’elle soit, à savoir : poursuivre le travail révolutionnaire.

Serrati ne fait que répéter ce qui a été dit par Crispien. Nous ne voulons pas dire qu’il faille sans faute exclure Turati à telle ou telle date. Cette question a déjà été abordée par le Comité exécutif et Serrati nous a dit : « Pas d’exclusions, mais une épuration du parti. » Nous devons dire simplement aux camarades italiens que c’est bien l’orientation des membres de l’Ordine Nuovo[32] qui correspond à celle de l’internationale communiste, et non pas l’orientation de la majorité actuelle des dirigeants du Parti socialiste et de leur fraction parlementaire. On prétend qu’ils veulent défendre le prolétariat contre la réaction. Tchemov, les mencheviks et bien d’autres, en Russie, « défendent » également le prolétariat contre la réaction, mais cela n’est certes pas une raison suffisante pour les admettre parmi nous.

C’est pourquoi nous devons dire aux camarades italiens et à tous les partis qui ont une aile droite : cette tendance réformiste n’a rien de commun avec le communisme.

Nous vous prions, camarades italiens, de convoquer un congrès et de lui soumettre nos thèses et résolutions. Je suis convaincu que les ouvriers italiens voudront rester dans l’internationale communiste.

Publié intégralement en 1921 dans l’ouvrage : Le IIe Congrès de l’Internationale communiste. Compte rendu sténographique, Petrograd

Œuvres, Paris-Moscou,

t. 31, pp. 254-260
5
DISCOURS SUR LE PARLEMENTARISME, LE 2 AOÛT

Le camarade Bordiga a visiblement voulu défendre ici le point de vue des marxistes italiens, mais il n’a néanmoins répondu à aucun des arguments avancés par d’autres marxistes en faveur de l’action parlementaire.

Il a reconnu que l’expérience historique ne se crée pas artificiellement. Il vient de nous dire qu’il faut reporter la lutte dans un autre domaine. Ignorerait-il que toute crise révolutionnaire s’accompagne d’une crise parlementaire ? Il a dit, c’est vrai, qu’il faut reporter la lutte dans un autre domaine, dans les Soviets. Mais il a reconnu lui-même qu’il n’est pas possible de créer artificiellement des Soviets. L’exemple de la Russie prouve qu’on ne peut les organiser que pendant la révolution ou bien juste à la veille de la révolution. Du temps de Kérenski, les Soviets (les Soviets mencheviks) étaient organisés d’une telle manière qu’ils ne pouvaient en aucune façon constituer le pouvoir prolétarien. Le parlement est un produit du développement historique, et nous ne pouvons l’éliminer tant que nous ne sommes pas suffisamment forts pour dissoudre cette institution bourgeoise. Ce n’est qu’en en faisant partie que l’on peut, partant des conditions historiques données, lutter contre la société bourgeoise et le parlementarisme. Le moyen dont la bourgeoisie se sert dans la lutte doit être aussi utilisé par le prolétariat, dans des buts tout autres, évidemment. Vous ne pouvez pas affirmer qu’il n’en est pas ainsi, et, si vous voulez le contester, vous devez effacer l’expérience de tous les événements révolutionnaires du monde.

Vous avez dit que les syndicats aussi étaient opportunistes et qu’ils constituaient un danger ; mais, d’un autre côté, vous avez dit qu’il fallait faire une exception en leur faveur, étant donné qu’ils sont des organisations ouvrières. Mais cela n’est juste que jusqu’à un certain point. Il existe aussi dans les syndicats des éléments très arriérés. Une partie de la petite bourgeoisie prolétarisée, les ouvriers arriérés et les petits paysans, tous ces éléments croient réellement que leurs intérêts sont représentés au Parlement ; il faut lutter contre cela par l’action parlementaire et montrer aux masses la vérité dans les faits. Les théories n’ont pas prise sur les masses arriérées ; elles ont besoin de l’expérience.

Nous l’avons bien vu en Russie. Nous avons été obligés de convoquer l’Assemblée Constituante, après la victoire du prolétariat, pour montrer à l’ouvrier arriéré qu’il ne pouvait rien obtenir d’elle[33]. Afin qu’il puisse comparer les deux expériences, nous avons dû opposer concrètement les Soviets à l’Assemblée Constituante, et lui montrer ainsi que les Soviets étaient la seule issue.

Le camarade Souchy, syndicaliste révolutionnaire[34], a défendu les mêmes théories, mais la logique n’est pas de son côté. Il a dit qu’il n’était pas marxiste, alors cela va de soi. Mais lorsque vous, camarade Bordiga, affirmez que vous êtes marxiste, il est permis d’exiger de vous plus de logique. Il faut savoir de quelle manière on peut briser le Parlement. Si vous pouvez le faire par la voie de l’insurrection armée dans tous les pays, c’est très bien. Vous savez qu’en Russie nous avons montré notre volonté, non seulement en théorie mais également en pratique, d’abolir le Parlement bourgeois. Mais vous avez perdu de vue que cela est impossible sans une préparation relativement longue et que, dans la plupart des pays, il est encore impossible d’abolir le Parlement d’un seul coup. Nous devons donc poursuivre la lutte au sein même du Parlement pour détruire le Parlement. Aux conditions qui déterminent la ligne politique de toutes les classes de la société contemporaine vous substituez votre propre volonté révolutionnaire, et c’est pourquoi vous oubliez que, pour détruire le Parlement bourgeois de Russie, nous avons dû d’abord convoquer. l’Assemblée Constituante, même après notre victoire. Vous avez dit : « La vérité est que la révolution russe est un exemple qui ne correspond pas aux conditions de l’Europe occidentale. » Mais vous n’avez produit aucun argument de poids pour nous le prouver. Nous sommes passés par une période de démocratie bourgeoise. Nous l’avons traversée très rapidement, à l’époque où nous étions obligés de faire de l’agitation en faveur des élections à l’Assemblée Constituante. Et plus tard, lorsque la classe ouvrière a pu s’emparer du pouvoir, la paysannerie croyait encore à la nécessité d’un Parlement bourgeois.

Tenant compte de ces éléments arriérés, nous dûmes procéder à des élections et montrer aux masses, par l’exemple et dans les faits, que cette Assemblée Constituante, élue au moment de la plus grande misère générale, n’exprimait pas les aspirations et les revendications des classes exploitées. Par là même, le conflit entre le pouvoir des Soviets et le pouvoir bourgeois apparut très clairement, pour nous, avant-garde de la classe ouvrière, mais aussi pour l’immense majorité de la paysannerie, pour les petits employés, pour la petite bourgeoisie, etc. Dans tous les pays capitalistes, il y a des éléments arriérés de la classe ouvrière, qui sont convaincus que le Parlement est la véritable représentation du peuple et qui ne voient pas les procédés malpropres auxquels on y a recours. On dit que le Parlement est l’instrument à l’aide duquel la bourgeoisie trompe les masses. Mais cet argument doit être retourné contre vous et il se retourne contre vos thèses. Comment révélerez-vous aux masses vraiment arriérées et trompées par la bourgeoisie le véritable caractère du Parlement ? Si vous n’en faites pas partie, , comment dévoilerez-vous telle ou telle manœuvre parlementaire, la position de tel ou tel parti ? Si vous êtes marxistes, vous devez reconnaître qu’au sein de la société capitaliste les rapports des classes et les rapports des partis sont étroitement liés. Comment, je le répète, montrerez-vous tout cela si vous n’êtes pas membres du Parlement, si vous répudiez l’action parlementaire ? L’histoire de la révolution russe a montré clairement qu’aucun argument n’aurait pu convaincre les larges masses de la classe ouvrière, la paysannerie, les petits employés s’ils ne l’avaient pas appris par leur propre expérience.

On a dit ici que nous perdons beaucoup de temps en participant à la lutte parlementaire. Peut-on concevoir une autre institution intéressant autant toutes les classes que le Parlement ? On ne peut pas créer cela artificiellement. Si toutes les classes sont amenées à participer à la lutte parlementaire, c’est que les intérêts et les conflits de classe se reflètent au Parlement. S’il était possible d’organiser d’emblée partout, mettons, une grève générale décisive capable d’abattre d’un seul coup le capitalisme, la révolution se serait déjà faite dans les différents pays. Mais il faut compter avec les faits, et le Parlement est toujours l’arène de la lutte des classes. Le camarade Bordiga et ceux qui partagent son point de vue doivent dire la vérité aux masses. L’Allemagne est le meilleur exemple du fait qu’une fraction communiste au Parlement est possible, et c’est pourquoi vous devriez dire ouvertement aux masses : nous sommes trop faibles pour créer un parti solidement constitué. Telle serait la vérité qu’il faudrait dire. Mais si vous reconnaissiez votre faiblesse devant les masses, elles deviendraient non pas vos amies, mais bien vos adversaires, et elles se rallieraient au parlementarisme.

Si vous dites : « Camarades ouvriers, nous sommes si faibles que nous ne pouvons pas créer un parti suffisamment discipliné pour obliger ses députés à se soumettre à sa volonté », les ouvriers vous abandonneront, car ils se diront : « Comment pourrions-nous instaurer la dictature prolétarienne avec des gens aussi faibles ? »

Vous êtes bien naïfs, si vous vous imaginez que le jour de la victoire du prolétariat, les intellectuels, la classe moyenne, la petite bourgeoisie deviendront communistes.

Mais si vous ne vous faites pas cette illusion, vous devez dès maintenant préparer le prolétariat à s’engager dans la voie qui est la nôtre. Vous ne trouverez aucune exception à cette règle dans aucun domaine du travail d’Etat. Le lendemain de la révolution, vous verrez partout des avocats opportunistes, qui se diront communistes, des petits bourgeois qui n’admettront ni la discipline du parti communiste, ni celle de l’Etat prolétarien. Si vous ne préparez pas les ouvriers à fonder un parti vraiment discipliné, qui impose sa discipline à tous ses membres, vous ne préparerez jamais la dictature du prolétariat. Je pense que vous ne voulez pas admettre que précisément la faiblesse d’un très grand nombre de nouveaux partis communistes les amène à contester la nécessité du travail parlementaire. Et je suis convaincu que l’immense majorité des ouvriers vraiment révolutionnaires nous suivra et se prononcera contre vos thèses antiparlementaires.

Publié intégralement en 1921 dans l’ouvrage : Le IIe Congrès de l’Internationale communiste. Compte rendu sténographique, Petrograd

Œuvres, Paris-Moscou,

t. 31, pp. 261-265
6
DISCOURS SUR L’AFFILIATION AU LABOUR PARTY DE GRANDE-BRETAGNE, LE 6 AOÛT[35]

Camarades, le camarade Gallacher a commencé son discours en disant qu’il regrettait que nous soyons obligés d’entendre pour la centième et pour la millième fois, les phrases que le camarade Mac Laine et d’autres camarades anglais ont déjà répétées à satiété dans leurs discours, dans les journaux et les revues. Je considère qu’il n’y a pas lieu de le regretter. La méthode de l’ancienne Internationale consistait à laisser le soin de résoudre de telles questions aux partis des pays intéressés. C’était une grave erreur. Il est fort possible que nous ne connaissions pas très exactement la situation de tel ou tel parti, mais il s’agit en l’occurrence de poser les principes de la tactique du Parti communiste. C’est très important et nous devons, au nom de la IIIe Internationale, formuler ici clairement le point de vue communiste.

Tout d’abord, je tiens à noter une petite inexactitude commise par le camarade Mac Laine, et qu’on ne peut accepter. Il qualifie le Labour Party d’organisation politique du mouvement trade-unioniste. Il l’a répétée par la suite : le Labour Party « est l’expression politique du mouvement syndical ». J’ai rencontré cette opinion à plusieurs reprises dans le journal du Parti socialiste britannique. C’est faux et cela provoque en partie l’opposition, dans une certaine mesure parfaitement justifiée, des ouvriers révolutionnaires anglais. En effet, les définitions « organisation politique du mouvement trade-unioniste » ou « expression politique » de ce mouvement sont erronées. Certes, le Labour Party est en majeure partie composé d’ouvriers. Mais, est-il véritablement un parti politique ouvrier ? Cela ne dépend pas seulement de la question de savoir s’il est composé d’ouvriers, mais également quels sont ceux qui le dirigent et quel est le caractère de son action et de sa tactique politique. Seuls ces derniers éléments nous permettent de juger si nous sommes en présence d’un véritable parti politique du prolétariat. De ce point de vue, le seul juste, le Labour Party est un parti foncièrement bourgeois, car, bien que composé d’ouvriers, il est dirigé par des réactionnaires, par les pires réactionnaires, qui agissent tout à fait dans l’esprit de la bourgeoisie ; c’est une organisation de la bourgeoisie, organisation qui n’existe que pour duper systématiquement les ouvriers, avec l’aide des Noske et Scheidemann anglais.

Mais nous sommes également en présence d’un autre point de vue, défendu par les camarades Sylvia Pankhurst et Gallacher, et qui révèle leur opinion. Quel est le contenu des discours de Gallacher et de beaucoup de ses amis ? Ils nous disent : nous ne sommes pas assez liés aux masses, mais prenez le Parti socialiste britannique : ses liaisons avec les masses sont jusqu’à présent encore plus mauvaises ; il est très faible. Et le camarade Gallacher nous a raconté comment lui et ses camarades avaient organisé d’une façon vraiment excellente un mouvement révolutionnaire à Glasgow, en Ecosse, et comment, pendant la guerre, ils avaient su très bien manœuvrer sur le plan tactique et soutenir habilement les pacifistes petits-bourgeois Ramsay Mac Donald et Snowden lors de leurs visites à Glasgow, pour organiser, grâce à ce soutien, un vigoureux mouvement de masse contre la guerre.

Notre but consiste précisément à intégrer cet excellent nouveau mouvement révolutionnaire, représenté par le camarade Gallacher et ses amis, dans un Parti communiste ayant une tactique vraiment communiste, c’est-à-dire marxiste. Telle est actuellement notre tâche. D’une part, le Parti socialiste britannique est trop faible et ne sait pas faire convenablement de l’agitation parmi les masses ; d’autre part, nous avons de jeunes éléments révolutionnaires si bien représentés ici par le camarade Gallacher, et qui, tout en étant liés aux masses, ne forment pas un parti politique — ce qui les rend en ce sens encore plus faibles que le Parti socialiste britannique — et qui ne savent absolument pas organiser leur travail politique. Dans ces conditions, nous devons exprimer en toute franchise notre opinion sur la tactique juste. Lorsque le camarade Gallacher a dit en parlant du Parti socialiste britannique que ce parti était « incurablement réformiste » (hopelessly reformist), il a certainement exagéré. Mais le sens général et le contenu de toutes les résolutions que nous avons adoptées ici montrent avec une clarté absolue que nous exigeons un changement dans cet esprit de la tactique du Parti socialiste britannique, et que la seule tactique juste des amis de Gallacher consistera à entrer sans délai dans le parti communiste, pour transformer la tactique de ce dernier dans l’esprit des résolutions adoptées ici. Si vous avez tant de partisans que vous pouvez organiser à Glasgow des réunions populaires de masse, il ne vous sera pas difficile d’entraîner au parti plus de dix mille personnes. Le dernier congrès du Parti socialiste britannique, qui s’est tenu à Londres voici trois ou quatre jours, a décidé qu’il s’appellerait dorénavant Parti communiste et il a introduit dans son programme un paragraphe relatif à la participation aux élections parlementaires et à l’affiliation au Labour Party. Dix mille membres organisés étaient représentés à ce congrès. Il ne serait donc pas difficile pour les camarades écossais d’amener à ce « Parti communiste de Grande-Bretagne » plus de dix mille ouvriers révolutionnaires, qui possèdent mieux l’art d’agir parmi les masses, et de modifier par ce moyen l’ancienne tactique du Parti socialiste britannique dans le sens d’une agitation plus profitable, d’une action plus révolutionnaire. La camarade Sylvia Pankhurst a indiqué plusieurs fois à la commission qu’on avait besoin en Grande-Bretagne de « gauches ». Je lui ai naturellement répondu que cela était absolument exact, mais qu’il ne fallait pas forcer la note dans le « gauchisme ». Ensuite, elle a dit : « Nous sommes d’excellents pionniers, mais pour le moment nous faisons surtout du bruit (noisy). » Je n’interprète pas cette boutade dans le mauvais sens, mais bien dans le bon sens, à savoir qu’ils excellent dans l’agitation révolutionnaire. Nous apprécions beaucoup cela, et nous devons l’apprécier. Nous l’avons dit dans toutes nos résolutions, car nous soulignons toujours que nous ne pouvons considérer un parti comme parti ouvrier que s’il est, et seulement s’il est effectivement lié aux masses et lutte contre les anciens chefs entièrement pourris, aussi bien les chauvins de l’aile droite que ceux qui occupent une position intermédiaire, comme les Indépendants de droite d’Allemagne. Dans toutes nos résolutions, nous l’avons affirmé et répété plus de dix fois. C’est dire précisément que nous exigeons une transformation de l’ancien parti dans le sens d’une liaison plus étroite avec les masses.

Sylvia Pankhurst a encore demandé : « Est-il admissible que le Parti communiste s’affilie à un autre parti politique qui, de son côté, fait partie de la IIe Internationale ? » Et elle a répondu que c’était impossible. Il ne faut pas oublier que le Labour Party anglais se trouve placé dans des conditions très particulières : c’est un parti très original, ou, plus exactement, ce n’est pas du tout un parti au sens habituel de ce mot. Composé de travailleurs de toutes les organisations professionnelles, il groupe aujourd’hui environ quatre millions de membres et laisse assez de liberté à tous les partis politiques qui le composent. Ainsi, l’immense majorité des ouvriers anglais qui en font partie sont menés en laisse par les pires éléments bourgeois, des social-traîtres encore pires que Scheidemann, Noske et consorts. Mais, dans le même temps, le Labour Party tolère dans ses rangs le Parti socialiste britannique et admet que ce parti possède ses propres journaux, dans lesquels les membres de ce même Labour Party peuvent déclarer, ouvertement et en toute liberté, que les chefs du parti sont des social-traîtres. Le camarade Mac Laine nous a cité de telles déclarations du Parti socialiste britannique. Je puis moi-même affirmer avoir lu dans le journal Call, du Parti socialiste britannique, que les chefs du Labour Party étaient des social-patriotes et des social-traîtres. Cela signifie qu’un parti adhérant au Labour Party a la possibilité non seulement de critiquer sévèrement les vieux chefs, mais encore de les nommer ouvertement et nettement en les qualifiant de social-traîtres. C’est une situation très originale que celle d’un parti qui rassemble d’énormes masses d’ouvriers comme s’il s’agissait d’un parti politique, mais qui se voit cependant obligé de laisser toute latitude à ses membres. Le camarade Mac Laine nous a indiqué qu’au Congrès du Labour Party, les Scheidemann de chez eux se sont vus obligés de poser ouvertement la question de l’adhésion à la IIIe Internationale et que toutes les organisations et sections locales ont dû discuter de cette question. Dans ces conditions, ce serait commettre une erreur que de ne pas s’affilier à ce parti.

Au cours d’une conversation particulière, la camarade Pankhurst m’a dit : « Si nous devenons de véritables révolutionnaires et si nous entrons au Labour Party, ces Messieurs nous exclueront. » Mais ce ne serait pas mal du tout. Dans notre résolution il est dit que nous sommes partisans de l’affiliation, pour autant que le Labour Party laisse assez de liberté de critique. Nous sommes, sur ce point, conséquents jusqu’au bout. Le camarade Mac Laine a encore souligné que des conditions si originales se sont actuellement créées en Grande-Bretagne, qu’un parti politique peut, s’il le désire, rester un parti ouvrier révolutionnaire, bien qu’affilié à une organisation ouvrière de structure spéciale, groupant quatre millions de membres, organisation mi-professionnelle, mi-politique et dirigée par des chefs bourgeois. Dans ces conditions, ce serait une très grande erreur de la part des meilleurs éléments révolutionnaires que de ne pas faire tout leur possible pour rester dans ce parti. Que Messieurs Thomas et autres social-traîtres, que vous appelez ainsi, vous excluent. Cela produira un excellent effet sur les masses ouvrières anglaises.

Les camarades font ressortir que l’aristocratie ouvrière est plus forte en Grande-Bretagne que partout ailleurs. C’est bien vrai. C’est qu’elle a derrière elle non pas des décades, mais des siècles d’existence. La bourgeoisie, qui possède une bien plus grande expérience — une expérience démocratique — a su y soudoyer des ouvriers et former parmi eux une couche importante, plus forte en Grande-Bretagne que dans les autres pays, mais cependant pas tellement importante comparativement aux larges masses ouvrières. Cette couche est profondément imprégnée de préjugés bourgeois et elle poursuit une politique réformiste bourgeoise bien déterminée. Ainsi, en Irlande, nous voyons 200 000 soldats anglais, par une terreur féroce, écraser les Irlandais. Les socialistes anglais ne font aucune propagande révolutionnaire parmi eux. Or, nous avons clairement indiqué dans nos résolutions que nous ne reconnaissons la qualité de membre de l’Internationale communiste qu’a ceux des partis anglais qui font une propagande vraiment révolutionnaire parmi les ouvriers et les soldats anglais. Je souligne que ni ici ni dans les commissions, nous n’avons rencontré d’objections à cette condition.

Les camarades Gallacher et Sylvia Pankhurst ne peuvent pas le nier. Ils ne peuvent pas contester que tout en restant au sein du Labour Party, le Parti socialiste britannique jouit d’une liberté suffisamment large pour pouvoir écrire que tels ou tels chefs du Labour Party sont des traîtres ; que ces vieux leaders défendent les intérêts de la bourgeoisie, qu’ils sont des agents de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier ; c’est absolument vrai. Lorsque les communistes jouissent de cette liberté, ils doivent, s’ils veulent tenir compte de l’expérience des révolutionnaires de tous les pays et non seulement de celle de la révolution russe — car nous sommes ici à un congrès international et non russe — s’affilier au Labour Party. Le camarade Gallacher a fait de l’ironie en disant qu’en l’occurrence nous sommes influencés par le Parti socialiste britannique. Non, notre conviction se fonde sur l’expérience de toutes les révolutions de tous les pays. Nous pensons qu’il est de notre devoir de le dire aux masses. Le Parti communiste anglais doit conserver la liberté indispensable jour pouvoir démasquer et critiquer les traîtres à a cause des ouvriers et qui sont beaucoup plus forts en Grande-Bretagne que dans les autres pays. Ce n’est pas difficile à comprendre. L’affirmation du camarade Gallacher qui déclare qu’en nous prononçant pour l’affiliation au Labour Party, nous écarterions de nous les meilleurs éléments parmi les ouvriers anglais, est erronée. Nous devons tenter l’expérience. Nous sommes persuadés que les résolutions et décisions qui seront adoptées par le congrès seront publiées dans tous les journaux socialistes révolutionnaires anglais et que toutes les organisations et sections locales auront la possibilité d’en discuter. Nos résolutions indiquent, le plus clairement possible, que nous sommes les représentants de la tactique révolutionnaire de la classe ouvrière de tous les pays et que notre but est de lutter contre le vieux réformisme et l’opportunisme. Les événements montrent que notre tactique l’emporte effectivement sur le vieux réformisme. Et alors les meilleurs éléments révolutionnaires de la classe ouvrière, mécontents de la lenteur du développement qui sera sans doute plus lent en Grande-Bretagne que dans d’autres pays, viendront à nous. La lenteur du développement est due au fait que la bourgeoisie anglaise peut offrir de meilleures conditions d’existence à l’aristocratie ouvrière, freinant par là même le mouvement révolutionnaire de Grande-Bretagne. C’est pourquoi les camarades anglais doivent tendre non seulement à élever l’esprit révolutionnaire des masses, ce qu’il font admirablement (le camarade Gallacher l’a démontré), mais aussi à créer un véritable parti politique de la classe ouvrière. Ni le camarade Gallacher, ni Sylvia Pankhurst, qui ont pris la parole ici, n’appartiennent encore au Parti communiste révolutionnaire. Une organisation prolétarienne aussi remarquable que les Shop Stewards n’adhère pas encore à un parti politique. Si vous vous organisez sur le plan politique, vous verrez que notre tactique est fondée sur une appréciation exacte du développement politique des dernières décennies et qu’un véritable parti révolutionnaire ne peut être créé que s’il absorbe tous les meilleurs éléments de la classe révolutionnaire et utilise la moindre possibilité pour lutter contre les chefs réactionnaires partout où ils se manifestent.

Si le Parti communiste anglais commence par agir révolutionnairement au sein du Labour Party et si les Henderson se voient contraints de l’exclure, ce sera une grande victoire du mouvement ouvrier communiste et révolutionnaire de Grande-Bretagne.

Publié intégralement en 1921 dans l’ouvrage : Le IIe Congrès de l’Internationale communiste. Compte rendu, sténographique, Petrograd

Œuvres, Paris-Moscou, t. 31, pp. 266-272
IIIe CONGRÈS DE L’INTERNATIONALE COMMUNISTE
22 juin — 12 juillet 1921
1
THÈSES DU RAPPORT SUR LA TACTIQUE DU PARTI COMMUNISTE DE RUSSIE
1. LA SITUATION INTERNATIONALE DE LA R.S.F.S.R.

La situation internationale de la R.S.F.S.R. est caractérisée en ce moment par un certain équilibre qui, pour extrêmement instable qu’il soit, n’en a pas moins créé une conjoncture originale dans la politique mondiale.

Cette originalité est que, d’une part, la bourgeoisie internationale, remplie d’hostilité et de haine furieuses contre la Russie soviétique, est prête à tout moment à se jeter sur elle pour l’étrangler. D’autre part, toutes les tentatives d’intervention militaire qui ont coûté à cette bourgeoisie des centaines de millions de francs, se sont soldées par un échec complet, ceci, bien que le pouvoir soviétique fût moins fort qu’aujourd’hui, et que les grands propriétaires fonciers et les capitalistes russes eussent des armées entières sur le territoire de la R.S.F.S.R. Dans tous les pays capitalistes l’opposition à la guerre contre la Russie soviétique s’est accentuée à l’extrême, alimentant le mouvement révolutionnaire du prolétariat et gagnant de très larges masses de la démocratie petite-bourgeoise. Les querelles d’intérêt entre les différents pays impérialistes se sont aggravées et s’aggravent chaque jour davantage. Le mouvement révolutionnaire se développe avec une vigueur remarquable parmi les centaines de millions d’opprimés de l’Orient. Toutes ces conditions ont fait que l’impérialisme international, quoique bien plus fort que la Russie soviétique, a été incapable de l’étrangler ; il a dû momentanément la reconnaître ou la reconnaître seulement à moitié, passer des traités de commerce avec elle.

Il en est résulté un équilibre extrêmement précaire, extrêmement instable, il est vrai, mais qui cependant permet à la République socialiste, pas pour longtemps, bien entendu, d’exister au milieu de l’encerclement capitaliste.

2. LE RAPPORT DES FORCES DE CLASSE À L’ÉCHELLE INTERNATIONALE

Devant cet état de choses, le rapport des forces de classe à l’échelle internationale s’est établi comme suit :

La bourgeoisie internationale n’ayant pas la possibilité de faire la guerre ouvertement à la Russie soviétique, se tient dans l’expectative, à l’affût d’un moment favorable où les circonstances qui permettront de relancer la guerre.

Partout, dans les pays capitalistes avancés, le prolétariat a déjà formé son avant-garde, les partis communistes qui grandissent et s’acheminent sans discontinuer vers la conquête de la majorité du prolétariat dans chaque pays, en détruisant l’influence des vieux bureaucrates trade-unionistes et de l’aristocratie ouvrière d’Amérique et d’Europe, corrompue par les privilèges impérialistes.

Dans les pays capitalistes, la démocratie petite-bourgeoise, dont l’avant-garde est représentée par la IIe Internationale et l’internationale II½, constitue à l’heure actuelle le principal soutien du capitalisme, car son influence s’exerce encore sur la majorité ou une partie considérable des ouvriers et employés de l’industrie et du commerce qui craignent, si la révolution éclate, de perdre leur bien-être petit-bourgeois relatif, fondé sur les prérogatives dispensées par l’impérialisme. Cependant la crise économique croissante aggrave partout la situation des larges masses ; cette circonstance, ajoutée au fait de plus en plus évident que les nouvelles guerres impérialistes sont inévitables avec le maintien du capitalisme, rend ledit soutien de plus en plus précaire.

Les masses laborieuses des pays coloniaux et semi-coloniaux, qui forment l’immense majorité de la population du globe, ont été éveillées à la vie politique dès le début du XXe siècle, notamment par les révolutions de Russie, de Turquie, de Perse et de Chine. La guerre impérialiste de 1914-1918 et le pouvoir soviétique en Russie font définitivement de ces masses un facteur actif de la politique mondiale et de la destruction révolutionnaire de l’impérialisme, bien que la petite bourgeoisie instruite d’Europe et d’Amérique, y compris les chefs de la IIe Internationale et de l’internationale II½, s’obstinent à ne pas le remarquer. Les Indes britanniques ont pris la tête de ces pays ; la révolution y monte, d’une part, à mesure que le prolétariat industriel et ferroviaire devient plus nombreux, et d’autre part, à mesure que les Anglais exercent une terreur plus féroce, multipliant les massacres (Amritsar[36]), les fustigations publiques, etc.

3. LE RAPPORT DES FORCES DE CLASSE EN RUSSIE

La situation politique intérieure de la Russie soviétique est caractérisée par le fait que, pour la première fois dans l’histoire mondiale, nous n’y voyons exister, depuis un certain nombre d’années, que deux classes : le prolétariat qui a été éduqué pendant des dizaines d’années par une grosse industrie mécanique, très jeune, mais moderne toutefois, et la petite paysannerie qui forme l’énorme majorité de la population.

Les gros propriétaires terriens et les capitalistes n’ont pas disparu en Russie, mais ils ont été entièrement expropriés, politiquement battus en tant que classe dont les vestiges se cachent parmi les employés des administrations publiques du pouvoir soviétique. Ils ont conservé leur organisation de classe à l’étranger : c’est l’émigration qui compte probablement de 1, 5 à 2 millions d’hommes, dispose de plus de cinquante quotidiens appartenant à tous les partis bourgeois et « socialistes » (c’est-à-dire petits-bourgeois), des restes d’armée, et entretient des relations étendues avec la bourgeoisie internationale. Ces émigrés travaillent de toutes leurs forces et par tous les moyens à détruire le pouvoir soviétique et à restaurer le capitalisme en Russie.

4. LE PROLÉTARIAT ET LA PAYSANNERIE EN RUSSIE

Devant une telle situation intérieure, la tâche essentielle du prolétariat de Russie, en tant que classe dominante, est de bien définir et d’appliquer les mesures propres à guider la paysannerie, de s’allier solidement à elle, pour arriver par une longue suite de transitions graduelles à la grosse agriculture collective mécanisée. Cette tâche est singulièrement difficile en Russie, car notre pays est arriéré, et, de plus, entièrement ruiné par sept années de guerre impérialiste et de guerre civile. Mais, même abstraction faite de cette particularité, cette tâche est une des plus difficiles des tâches d’édification socialiste qui se poseront à tous les pays capitalistes, à l’exception peut-être de l’Angleterre. Mais, même pour ce pays, il ne faut pas oublier que si la classe des petits fermiers cultivateurs y est très peu nombreuse, en revanche, il y a un pourcentage extrêmement élevé d’ouvriers et d’employés qui mènent une existence petite-bourgeoise grâce à l’esclavage auquel sont pratiquement réduits des centaines de millions d’hommes des colonies « appartenant » à l’Angleterre.

Aussi, du point de vue du développement de la révolution prolétarienne mondiale, considérée comme un processus d’ensemble, la signification de l’époque que traverse la Russie est d’expérimenter et vérifier la politique menée par le prolétariat au pouvoir à l’égard de la masse petite-bourgeoise.

5. L’ALLIANCE MILITAIRE DU PROLÉTARIAT ET DE LA PAYSANNERIE DE LA R.S.F.S.R.

La période 1917-1921 est à la base des rapports justes entre le prolétariat et la paysannerie en Russie soviétique, époque à laquelle l’invasion des capitalistes et des grands propriétaires fonciers, épaulés par toute la bourgeoisie mondiale et tous les partis de la démocratie petite-bourgeoise (socialistes-révolutionnaires et mencheviks) a créé, affermi et cristallisé l’alliance militaire du prolétariat et de la paysannerie pour défendre le pouvoir soviétique. La guerre civile est la forme la plus critique de la lutte de classes ; or, plus cette lutte est critique, et plus vite disparaissent dans ses flammes toutes les illusions et tous les préjugés petits-bourgeois, plus la réalité montre avec évidence même aux couches paysannes les plus arriérées que seule la dictature du prolétariat peut les sauver ; que les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks ne sont en fait que les serviteurs des grands propriétaires fonciers et des capitalistes.

Mais si l’alliance militaire du prolétariat et de la paysannerie a été, et ne pouvait manquer d’être la première forme de leur solide alliance, elle n’aurait pu tenir même quelques semaines sans une certaine alliance économique de ces deux classes. Le paysan recevait de l’Etat ouvrier toute la terre, il était protégé contre le hobereau, contre le koulak ; les ouvriers recevaient des paysans des produits agricoles à titre de prêt, en attendant que la grosse industrie soit relevée.

6. L’ÉTABLISSEMENT DE RAPPORTS ÉCONOMIQUES NORMAUX ENTRE LE PROLÉTARIAT ET LA PAYSANNERIE

L’alliance des petits paysans et du prolétariat ne pourra devenir absolument normale et stable du point de vue socialiste que le jour où les transports et la grande industrie, parfaitement rétablis, permettront au prolétariat de fournir aux paysans, en échange des produits agricoles, tous les objets industriels dont ils ont besoin pour eux-mêmes et pour améliorer leurs exploitations. Etant donné la ruine immense du pays, il nous était absolument impossible d’y arriver d’un seul coup. Les réquisitions étaient la mesure la plus accessible à un Etat insuffisamment organisé, pour pouvoir tenir en livrant une guerre incroyablement dure contre les grands propriétaires fonciers. La mauvaise récolte et la disette de fourrages de 1920 ont particulièrement aggravé la misère déjà si dure des paysans, et rendu absolument nécessaire le passage immédiat à l’impôt en nature.

Un impôt en nature modéré permet tout de suite d’améliorer sensiblement la situation des paysans qui, d’autre part, ont intérêt à augmenter les emblavures et à améliorer la culture.

L’impôt en nature marque le passage des réquisitions de tous les excédents de blé du paysan, à l’échange socialiste normal des produits entre l’industrie et l’agriculture.

7. À QUELLES CONDITIONS ET POURQUOI LE POUVOIR DES SOVIETS ADMET LE CAPITALISME ET LE SYSTÈME DES CONCESSIONS

Bien entendu, l’impôt en nature assure au paysan la liberté de disposer des excédents restant après qu’il a acquitté l’impôt. Comme l’Etat n’est pas à même de fournir au paysan les produits de l’usine socialiste en échange de tous ces excédents, la liberté de vendre ces excédents équivaut nécessairement à la liberté de développer le capitalisme.

Cependant, dans les limites indiquées, cela ne présente aucun danger pour le socialisme, tant que les transports et la grande industrie demeurent entre les mains du prolétariat. Au contraire, le développement du capitalisme, contrôlé et réglé par l’Etat prolétarien (c’est-à-dire du capitalisme « d’Etat » pris dans ce sens) est avantageux et indispensable (bien entendu dans une certaine mesure seulement) dans un pays de petits paysans, ruiné et arriéré à l’extrême, puisque ce développement est susceptible de hâter l’essor immédiat de l’agriculture paysanne. Cela est d’autant plus valable pour les concessions : sans procéder à aucune dénationalisation, l’Etat ouvrier cède à bail telles mines, tels secteurs forestiers, tels puits de pétrole, etc., aux capitalistes étrangers qui lui fourniront un supplément d’outillage et de machines permettant d’accélérer le rétablissement de la grande industrie soviétique.

En remettant aux concessionnaires une partie de ces précieuses ressources, l’Etat ouvrier paye sans nul doute tribut à la bourgeoisie mondiale ; sans nullement chercher à estomper ce fait, nous devons bien comprendre que nous avons avantage à verser ce tribut, puisqu’il nous permettra de rétablir plus vite notre grande industrie et d’améliorer sensiblement la situation des ouvriers et des paysans.

8. LES SUCCÈS DE NOTRE POLITIQUE DU RAVITAILLEMENT

La politique du ravitaillement pratiquée par la Russie soviétique de 1917 à 1921 a été sans nul doute très rudimentaire et imparfaite ; elle a donné lieu à maints abus. Bien des erreurs ont été commises dans son application. Mais à l’époque elle était somme toute la seule possible. Elle a rempli sa mission historique : elle a sauvé la dictature du prolétariat dans un pays ruiné et arriéré. Il est indiscutable qu’elle s’est peu à peu perfectionnée. Pendant notre première année de plein pouvoir (1er août 1918 — 1er août 1919), l’Etat a collecté 110 millions de pouds de blé ; dans la seconde, 220 ; dans la troisième, plus de 285 millions.

Aujourd’hui, forts de l’expérience acquise, nous nous proposons d’obtenir et comptons collecter 400 millions de pouds (l’impôt en nature étant de 240 millions de pouds). Seule la possession effective de stocks suffisants permettra à l’Etat ouvrier de se tenir fermement sur ses jambes, économiquement parlant, d’assurer le relèvement, lent mais incessant, de la grosse industrie, et de mettre sur pied un système financier adéquat.

9. LA BASE MATÉRIELLE DU SOCIALISME ET LE PLAN D’ÉLECTRIFICATION DE LA RUSSIE

La base matérielle du socialisme ne peut être que la grande industrie mécanique, capable de réorganiser l’agriculture, elle aussi. Mais on ne saurait se borner à ce principe général. Il doit être concrétisé. La grande industrie au niveau de la technique moderne et capable de réorganiser l’agriculture, c’est l’électrification de tout le pays. Nous devions mettre au point scientifiquement le plan d’électrification de la R.S.F.S.R. ; nous l’avons fait. Ces travaux, auxquels ont pris part plus de 200 savants, ingénieurs et agronomes parmi les meilleurs de Russie, sont terminés et exposés dans un ouvrage volumineux et approuvés, dans leurs grandes lignes, par le VIIIe Congrès des Soviets de Russie, en décembre 1920. A l’heure actuelle, la convocation d’un Congrès national des électriciens a été décidée ; il se réunira en août 1921 et examinera de près cet ouvrage, qui sera alors définitivement approuvé par l’Etat[37]. Les travaux de la première tranche sont échelonnés sur dix ans ; ils nécessiteront près de 370 millions de journées de travail.

En 1918, nous avons construit 8 centrales électriques (4 757 kW) ; en 1919, ce chiffre s’est élevé à 36 (1 648 kW) et, en 1920, à 100 (8 699 kW).

Si modeste que soit ce début pour notre immense pays, le travail n’en est pas moins amorcé, il a pris son départ et avance de mieux en mieux. Après la guerre impérialiste, maintenant qu’un million de prisonniers ont connu la technique moderne en Allemagne, après l’expérience de trois années de guerre civile, dure, mais tonifiante, le paysan russe n’est plus ce qu’il était autrefois. Chaque mois qui passe lui montre avec toujours plus de netteté et d’évidence que seule la direction du prolétariat peut affranchir de l’esclavage capitaliste la masse des petits cultivateurs

et les amener au socialisme.
10. LE RÔLE DE LA « DÉMOCRATIE PURE », DE LA IIe INTERNATIONALE ET DE L’INTERNATIONALE II½, DES SOCIALISTES-RÉVOLUTIONNAIRES ET DES MENCHEVIKS, ALLIÉS DU CAPITAL

Loin de marquer la cessation de la lutte de classes, la dictature du prolétariat en est la continuation sous une forme nouvelle et par des moyens nouveaux. Cette dictature est nécessaire aussi longtemps que les classes sociales subsistent, aussi longtemps que la bourgeoisie renversée dans un seul pays décuple ses attaques contre le socialisme à l’échelle internationale. La classe des petits cultivateurs est forcément sujette à de nombreuses oscillations pendant la période transitoire. Les difficultés de cet état de transition, l’influence de la bourgeoisie provoquent inévitablement, de temps à autre, des hésitations dans l’état d’esprit de cette masse. Le prolétariat, affaibli et jusqu’à un certain point déclassé par la destruction de sa base vitale, la grande industrie mécanique, est chargé d’une mission historique très difficile, en même temps que sublime : tenir bon en dépit de ces oscillations et mener à bien son œuvre d’affranchissement du travail du joug capitaliste.

Politiquement, les flottements de la petite bourgeoisie se traduisent par la politique des partis démocratiques petits-bourgeois, c’est-à-dire des partis affiliés à la IIe Internationale et à l’Internationale II½ tels que les partis « socialiste-révolutionnaire » et menchevique de Russie. Pratiquement, ces formations, qui possèdent maintenant à l’étranger leurs états-majors et leurs journaux, font bloc avec toute la contre-révolution bourgeoise et la servent fidèlement.

Les chefs avisés de la grande bourgeoisie russe avec en tête Milioukov, chef du parti des « cadets » ( « constitutionnels-démocrates »[38]), ont apprécié en termes parfaitement clairs, nets et précis, le rôle de la démocratie petite-bourgeoise, c’est-à-dire des socialistes révolutionnaires et des mencheviks. A l’occasion de l’émeute de Cronstadt[39], où l’on a vu les mencheviks, les socialistes-révolutionnaires et les gardes blancs conjuguer leurs efforts, Milioukov s’est prononcé pour le mot d’ordre : « Les Soviets sans les bolcheviks ». En développant cette idée, il écrivait : « Honneur et place » aux socialistes-révolutionnaires et aux mencheviks (Pravda, n° 64, 1921, citation empruntée aux Poslednié Novosti[40] de Paris), car c’est à eux qu’incombe la mission d’assurer le premier déplacement du pouvoir détenu par les bolcheviks. Milioukov, chef de la grande bourgeoisie, tient parfaitement compte des enseignements de toutes les révolutions, lesquelles ont montré que la démocratie petite-bourgeoise est incapable de garder le pouvoir, qu’elle n’a jamais servi qu’à masquer la dictature de la bourgeoisie, qu’elle n’a jamais été qu’un échelon conduisant au pouvoir absolu de la bourgeoisie.

La révolution prolétarienne en Russie confirme une fois de plus l’expérience de 1789-1794 et de 1848-1849 ; elle confirme les paroles de Friedrich Engels qui, dans une lettre à Bebel, écrivait le 11 décembre 1884 :

« … La démocratie pure acquerra au moment de la révolution, pour un bref délai, une importance temporaire … comme dernière ancre de salut de toute l’économie bourgeoise, et même féodale. C’est ainsi qu’en 1848 toute la masse bureaucratique féodale a soutenu, de mars à septembre, les libéraux, afin de tenir dans l’obéissance les masses révolutionnaires… En tout cas, pendant la crise et au lendemain de celle-ci, notre unique adversaire sera toute la masse réactionnaire groupée autour de la démocratie pure ; et c’est ce que l’on ne doit, à mon avis, négliger en aucun cas » (publié en russe dans le journal Kommounistitcheski Troud, 1921, n° 360 du 9 juin, 1921, article du camarade V. Adoratski : « Marx et Engels à propos de la démocratie ». En allemand, dans le livre de Friedrich Engels : Testament politique, Berlin 1920, n° 12. (Bibliothèque internationale de la jeunesse, page 19).

N. Lénine

Moscou, au Kremlin, 13 juin 1921.

Publié en 1921 en brochure à Moscou par la section de presse de l’Internationale communiste

Œuvres, Paris-Moscou,

t. 32, pp. 483-491
2
DISCOURS SUR LA QUESTION ITALIENNE[41], LE 28 JUIN

Camarades, je voudrais répondre principalement au camarade Lazzari. Il a dit : « Citez-nous des faits concrets et non des paroles. » Parfait. Mais, si nous suivons l’évolution de la tendance réformiste et opportuniste en Italie, que sera-ce donc, des paroles ou des faits ? Dans vos discours et dans toute votre politique, vous perdez de vue un fait de grande importance pour le mouvement socialiste italien : c’est que non seulement cette tendance mais aussi le groupe opportuniste et réformiste existent depuis longtemps. Je me rappelle fort bien encore l’époque où Bernstein a commencé sa propagande opportuniste qui s’est achevée par le social-patriotisme, la trahison et la faillite de la IIe Internationale. Depuis, nous connaissons Turati, non seulement de nom, mais aussi par sa propagande au sein du parti italien et du mouvement ouvrier italien, dont il a été le désorganisateur pendant les 20 années qui se sont écoulées. Le manque de temps ne me permet pas d’étudier à fond les documents concernant le parti italien, mais je considère que l’un des plus importants est le compte rendu de la conférence de Turati et de ses amis à Reggio-Emilia[42], publié dans un journal bourgeois italien, je ne me souviens plus si c’est la Stampa ou le Carriere della Sera. Je l’ai comparé à ce qu’avait publié L’Avanti ![43]. N’est-ce point là une preuve suffisante ? Après le IIe Congrès de l’Internationale communiste, au cours du débat avec Serrati et ses amis, nous leur avons exposé ouvertement : et en termes précis quelle était selon nous la situation. Nous leur avons déclaré que le parti italien ne peut pas devenir communiste aussi longtemps qu’il tolère dans ses rangs des hommes comme Turati.

Qu’est-ce donc ? Des faits politiques ou encore des paroles seulement ? Et quand, après le IIe Congrès de l’Internationale communiste, nous avons ouvertement déclaré au prolétariat italien : « Ne vous unissez pas aux réformistes[44], à Turati », et quand Serrati s’est mis à publier dans la presse italienne une série d’articles contre l’internationale communiste et qu’il a réuni une conférence spéciale des réformistes, ce sont des paroles ? C’était plus qu’une scission, c’était déjà la fondation d’un nouveau parti. Il fallait être aveugle pour ne pas le voir. Ce document a une importance décisive dans cette question. Tous ceux qui ont participé a la conférence de Reggio-Emilia doivent être exclus du parti : ce sont des mencheviks, non des mencheviks russes, mais des mencheviks italiens. Lazzari a dit : « Nous connaissons la psychologie du peuple italien. » Pour ma part, je n’oserais pas en dire autant du peuple russe, mais peu importe. « Les socialistes italiens comprennent bien l’esprit du peuple italien », a dit Lazzari. C’est possible, je ne discute pas. Mais le menchevisme italien, à en juger par les données concrètes et cette répugnance obstinée à l’extirper, leur est inconnu. Nous sommes obligés de dire : il faut, si affligeant que ce soit, confirmer la résolution de notre Comité exécutif. L’Internationale communiste ne peut pas admettre un parti qui tolère dans ses rangs des opportunistes et des réformistes comme Turati.

« Pourquoi changer le nom du parti ? — demande le camarade Lazzari. — N’est-il pas pleinement satisfaisant ? » Nous ne pouvons pas partager ce point de vue. Nous connaissons l’histoire de la IIe Internationale, sa chute et sa faillite. Ne connaissons-nous pas l’histoire du parti allemand ? Ne savons-nous pas que le grand malheur du mouvement ouvrier en Allemagne est de n’avoir pas opéré la rupture dès avant la guerre ? Cela a coûté la vie à 20 000 ouvriers, livrés au gouvernement allemand par les scheidemannistes et les centristes, à cause de leur polémique et de leurs plaintes contre les communistes allemands[45].

Et n’observons-nous pas, à présent, le même tableau en Italie ? Le parti italien n’a jamais été véritablement révolutionnaire. Son grand malheur est de n’avoir pas rompu avec les mencheviks et les réformistes dès avant la guerre, d’avoir gardé ces derniers dans le parti. Le camarade Lazzari dit : « Nous admettons entièrement la nécessité d’une rupture avec les réformistes ; la seule divergence est que nous n’estimions pas nécessaire de l’opérer au congrès de Livourne[46]. » Mais les faits disent autre chose. Ce n’est pas la première fois que nous débattons la question du réformisme italien. L’année dernière, dans une discussion à ce sujet avec Serrati, nous lui avons demandé : « Excusez-nous, mais pourquoi la scission du parti italien ne peut-elle être opérée dès maintenant, pourquoi doit-elle être ajournée ? » Que nous a donc répondu Serrati ? Rien. Et, citant un article de Frossard qui dit qu’« il faut être souple et sage », le camarade Lazzari y voit sans doute un argument en sa faveur et contre nous. Je pense qu’il se trompe. Au contraire, c’est un excellent argument en notre faveur et contre le camarade Lazzari. Quand il sera obligé d’expliquer aux ouvriers italiens son comportement et son départ, que diront ces derniers ? S’ils reconnaissent que notre tactique est souple et sage comparée aux zigzags de la prétendue gauche communiste (cette gauche qui n’est même pas toujours simplement communiste et rappelle bien plus souvent l’anarchisme), que leur répondrez-vous ?

Que signifient tous les racontars de Serrati et de son parti, prétendant que tout ce que veulent les Russes, c’est qu’on les imite ? Nous demandons exactement l’inverse. Il ne suffit pas de connaître par cœur les résolutions communistes et d’utiliser à tout bout-de-champ des tournures révolutionnaires. Cela ne suffit pas, et nous sommes d’avance contre les communistes qui connaissent par cœur telle ou telle résolution. La première condition du véritable communisme, c’est de rompre avec l’opportunisme. Les communistes qui y souscrivent, nous leur parlerons tout à fait librement et ouvertement, et nous leur dirons à bon droit et avec courage : « Ne faites pas de sottises ; montrez-vous sages et souples. » Mais nous ne parlerons ainsi qu’avec les communistes qui ont rompu avec les opportunistes, ce qu’on ne peut pas encore dire de vous. Aussi, je le répète, j’espère que le Congrès ratifiera la résolution du Comité exécutif. Le camarade Lazzari a dit : « Nous sommes dans une période préparatoire. » C’est la pure vérité. Vous êtes dans une période préparatoire. La première étape de cette période, c’est la rupture avec les mencheviks, semblable à celle que nous avons nous-mêmes opérée en 1903 avec les nôtres. Le parti allemand n’a pas rompu avec les mencheviks, et toute la classe ouvrière allemande en a pâti au cours de la longue et exténuante période d’après-guerre de l’histoire de la révolution allemande.

Le camarade Lazzari dit que le parti italien en est à la période préparatoire. Je l’admets entièrement. Et la première étape, c’est une rupture sérieuse, définitive, sans ambiguïté et résolue avec le réformisme. Alors, la masse deviendra tout entière favorable au communisme. La deuxième étape ne consistera nullement à répéter les mots d’ordre révolutionnaires. Elle consistera à adopter nos décisions sages et souples, qui seront toujours telles, et qui répéteront toujours : les principes révolutionnaires fondamentaux doivent s’adapter aux particularités des différents pays.

En Italie, la révolution se déroulera autrement qu’en Russie. Elle commencera d’une autre façon. Comment au juste ? Ni vous ni nous ne le savons. Les communistes italiens ne sont pas toujours suffisamment des communistes. Quand on occupait les fabriques, en Italie, un seul communiste au moins s’est-il révélé[47] ? Non, le communisme n’existait pas encore en Italie ; on peut parler d’un certain anarchisme, mais en aucune façon du communisme marxiste. Il est encore à créer, à inculquer aux masses ouvrières par l’expérience de la lutte révolutionnaire. Et le premier pas sur ce chemin, c’est une rupture définitive avec les mencheviks, qui, pendant plus de 20 ans, ont collaboré et travaillé avec le gouvernement bourgeois. Il se peut fort bien que Modigliani, que j’ai eu un peu l’occasion d’observer aux conférences de Zimmerwald et de Kienthal[48] soit un politicien assez adroit pour ne pas entrer dans un gouvernement bourgeois et rester au centre du parti socialiste où il peut être bien plus utile à la bourgeoisie. Mais toute la position théorique, toute la propagande et toute l’agitation du groupe Turati et de ses amis constituent déjà une collaboration avec la bourgeoisie. Les nombreuses citations du discours de Gennari ne l’ont-elles pas prouvé ? Oui, c’est là le front unique que Turati a déjà préparé. C’est pourquoi je dois dire au camarade Lazzari : avec des discours comme le vôtre et comme celui qu’a tenu ici le camarade Serrati, on ne prépare pas la révolution, on la désorganise. (Exclamations : « Bravo ! » Applaudissements.)

A Livourne vous aviez une majorité considérable. Vous aviez 98 000 voix, contre 14 000 réformistes et 58 000 communistes. Pour le début d’un mouvement purement communiste dans un pays comme l’Italie, aux traditions bien connues et sans une préparation suffisante de la scission, ce chiffre est pour les communistes un grand succès.

C’est une grande victoire, une preuve palpable qui illustre le fait qu’en Italie le mouvement ouvrier se développera plus vite que le nôtre en Russie ; en effet, si vous connaissez les chiffres relatifs à notre mouvement, vous savez qu’en février 1917, après la chute du tsarisme et sous la république bourgeoise, nous étions encore en minorité par rapport aux mencheviks. C’était ainsi après 15 années de lutte acharnée et de scissions. Notre aile droite ne s’est pas développée, et ce n’était pas aussi simple que vous le pensez quand vous parlez de la Russie sur un ton dédaigneux. C’est incontestable, en Italie l’évolution sera toute autre. Après 15 ans de lutte contre les mencheviks et après la chute du tsarisme, nous nous sommes mis à l’œuvre avec un nombre de partisans bien inférieur. Vous avez 58 000 ouvriers de tendance communiste, contre 98 000 centristes unifiés dont la position est indéterminée. C’est une preuve, c’est un fait qui doit nécessairement convaincre tous ceux qui refusent de fermer les yeux devant le mouvement de masse des ouvriers italiens. Tout ne vient pas d’un coup. Mais cela constitue déjà la preuve que les masses ouvrières sont avec nous ; non pas les vieux chefs, ni les bureaucrates, ni les professeurs, ni les journalistes, mais la classe vraiment exploitée, l’avant-garde des exploités. Et cela montre la grave erreur que vous avez commise à Livourne. C’est un fait. Vous disposiez de 98 000 voix, mais vous avez préféré vous allier aux 14 00 réformistes contre les 58 000 communistes. Même si ces communistes n’étaient pas de vrais communistes, même s’ils étaient seulement des partisans de Bordiga (ce qui est faux, car Bordiga a très loyalement déclaré après le IIe Congrès qu’il renonçait à tout anarchisme et à tout antiparlementarisme), vous deviez vous allier à eux. Qu’avez-vous fait ? Vous avez préféré l’union avec les 14 000 réformistes et la rupture avec les 58 000 communistes, et c’est la meilleure preuve que la politique de Serrati a été un malheur pour l’Italie. Nous n’avons jamais voulu que Serrati imite en Italie la révolution russe. Ce serait stupide. Nous avons suffisamment de sagesse et de souplesse pour éviter cette stupidité. Mais Serrati a démontré que sa politique en Italie était erronée. Peut-être devait-il louvoyer. C’est l’expression qu’il a répétée le plus souvent ici, il y a un an. Il disait : « Nous savons louvoyer, nous ne voulons pas d’imitation servile. Ce serait de l’idiotie. Nous devrons louvoyer pour arriver à nous séparer de l’opportunisme. Vous autres Russes, vous ne savez pas le faire. Nous, les Italiens, nous sommes plus capables sous ce rapport. Nous verrons bien. » Et qu’avons-nous vu ? Serrati a magnifiquement louvoyé. Il a rompu avec les 58 000 communistes. Et maintenant, les camarades viennent ici et disent : « Si vous nous repoussez, les masses ne comprendront plus rien. » Non, camarades, vous vous trompez. C’est maintenant que les masses ouvrières d’Italie ne comprennent plus rien, et ce sera pour leur bien que nous leur dirons : « Choisissez, camarades, choisissez, ouvriers italiens, entre l’internationale communiste, qui ne demandera jamais que vous imitiez servilement les Russes, et les mencheviks que nous connaissons depuis 20 ans et que nous ne tolérerons jamais comme voisins dans l’internationale communiste vraiment révolutionnaire. » Voilà ce que nous dirons aux ouvriers italiens. Le résultat ne fait pas de doute. Les masses ouvrières nous suivront. (Vive approbation.)

Publié intégralement le 4 juillet 1921 dans le n° 8 du Bulletin du IIIe Congrès de l’Internationale communiste

Œuvres, Paris-Moscou, t. 32, pp. 492-497
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DISCOURS EN FAVEUR DE LA TACTIQUE DE L’INTERNATIONALE COMMUNISTE, LE 1er JUILLET

Camarades, à mon grand regret, je dois me cantonner dans la légitime défense. (Rires.) Je dis « à mon grand regret », car après avoir pris connaissance du discours du camarade Terracini et des amendements présentés par les trois délégations, je voudrais bien passer à l’offensive ; en effet, contre les points de vue défendus par Terracini et ces trois délégations, il faut à proprement parler une action offensive[49]. Si le congrès ne mène pas une offensive énergique contre ces erreurs, contre ces sottises « gauchistes », tout le mouvement est condamné. Telle est ma conviction profonde. Mais nous sommes des marxistes organisés et disciplinés. Nous ne pouvons pas nous contenter de discours contre certains camarades. De ces phrases de gauche, nous autres Russes, nous en avons assez jusqu’à l’écœurement. Nous sommes partisans de l’organisation. En dressant nos plans, nous devons avancer coude à coude et tenter de trouver la ligne juste. Certes, ce n’est un secret pour personne que nos thèses sont un compromis. Pourquoi ne le seraient-elles pas ? Entre communistes, qui en sont déjà à leur troisième congrès et qui ont mis au point certains principes fondamentaux, les compromis s’imposent sous certaines conditions. Nos thèses[50], proposées par la délégation russe, ont été étudiées et préparées de la façon la plus minutieuse ; elles sont le résultat de longues réflexions et de conférences avec les diverses délégations. Elles ont pour but de fixer la ligne directrice de l’internationale communiste et sont particulièrement nécessaires maintenant que nous avons exclu du parti les véritables centristes, jugeant insuffisant de les condamner pour la forme. Tels sont les faits. Je dois me faire le défenseur de ces thèses. Et quand Terracini vient dire à présent que nous devons poursuivre la lutte contre les centristes, et qu’il décrit ensuite comment on s’apprête à la mener, j’affirme que, si ces amendements doivent représenter une certaine tendance, il faut lutter de manière implacable contre cette tendance, sinon il n’y a pas de communisme et pas d’Internationale communiste. Je m’étonne que le Parti communiste ouvrier d’Allemagne[51] n’ait pas souscrit à ces amendements. (Rires.) Ecoutez donc ce que défend Terracini et ce que disent ces amendements. Ils commencent de la sorte : « A la page 1, 1re colonne, ligne 19, il convient de biffer : « La majorité… » La majorité ! Mais c’est terriblement dangereux ! (Rires.) Ensuite : les mots « principes fondamentaux » doivent être remplacés par « buts ». Les principes fondamentaux et les buts sont deux choses différentes, car pour les buts même les anarchistes seront d’accord avec nous, puisqu’ils sont pour la suppression de l’exploitation et des différences de classes.

J’ai rencontré et parlé dans ma vie avec assez peu d’anarchistes ; malgré tout, j’en ai vu suffisamment. J’ai parfois réussi à m’entendre avec eux à propos des buts, mais jamais sur le plan des principes. Les principes, ce ne sont ni le but, ni le programme, ni la tactique, ni la théorie. La tactique et la théorie, ce ne sont pas les principes. Qu’est-ce qui nous distingue des anarchistes quant aux principes ? Les principes du communisme consistent dans l’institution de la dictature du prolétariat, dans l’emploi par l’Etat des méthodes de coercition en période de transition. Tels sont les principes du communisme, mais non son but. Et les camarades qui ont fait cette proposition ont commis une erreur.

Ensuite, on nous dit : « Il faut biffer le mot « majorité ». Lisez tout le passage :

« Le IIIe Congrès de l’Internationale communiste entreprend de réviser les questions de tactique dans des conditions où, dans nombre de pays, la situation objective s’est tendue dans le sens révolutionnaire, et où s’est organisée toute une série de partis communistes de masse, lesquels, pourtant, n’ont pris nulle part entre leurs mains la direction réelle de la majorité de la classe ouvrière dans leur lutte révolutionnaire effective. »

Et voilà qu’on veut biffer le mot « majorité ». Si nous ne pouvons pas nous entendre sur des choses aussi simples, je ne comprends pas comment nous pouvons travailler ensemble et conduire le prolétariat à la victoire. Il ne faut pas s’étonner alors si nous ne pouvons pas non plus parvenir à un accord sur la question des principes. Indiquez-moi un parti qui ait déjà conquis la majorité de la classe ouvrière. Terracini n’a même pas eu l’idée de citer un exemple quelconque. Il n’en existe d’ailleurs pas.

Ainsi, remplacer le mot « principes » par « buts » et biffer le mot « majorité ». Merci beaucoup ! Nous n’y consentirons pas. Même le parti allemand qui est l’un des meilleurs, même lui, n’est pas suivi par la majorité de la classe ouvrière. C’est un fait. Alors que nous allons vers les luttes les plus dures, nous ne craignons pas de dire cette vérité ; mais il y a ici trois délégations qui désirent commencer par une contrevérité, parce que si le congrès biffe le mot « majorité », il montrera par là qu’il veut la contre-vérité. C’est absolument évident.

Ensuite vient l’amendement suivant : « Page 4, 1re colonne, ligne 10, « il convient de biffer » les mots « La Lettre ouverte »[52], etc. J’ai déjà entendu aujourd’hui un discours où j’ai retrouvé la même idée. Mais là c’était parfaitement naturel. Il s’agit du discours du camarade Gempel, membre du Parti communiste ouvrier d’Allemagne. Il a dit : La « Lettre ouverte » était un acte d’opportunisme. A mon profond regret et à ma grande honte, j’ai déjà entendu exprimer de semblables opinions en privé. Mais que la « Lettre ouverte » soit qualifiée d’opportuniste devant le congrès, après d’aussi longs débats, quelle honte, quelle infâmie ! Et voici le camarade Terracini qui vient, au nom de trois délégations, demander que l’on biffe les mots « Lettre ouverte ». A quoi sert donc la lutte contre le Parti communiste ouvrier d’Allemagne ? La « Lettre ouverte » est une initiative politique exemplaire. C’est ce que disent nos thèses. Et nous devons absolument la soutenir. C’est exemplaire, car c’est le premier acte d’une méthode pratique visant à attirer la majorité de la classe ouvrière. Qui ne comprend pas qu’en Europe, où presque tous les prolétaires sont organisés, nous devons conquérir la majorité de la classe ouvrière, celui-là est perdu pour le mouvement communiste, n’apprendra jamais rien, s’il ne l’a pas encore appris en trois ans de grande révolution.

Terracini dit que nous avons triomphé en Russie bien que le parti fût très petit. Il est mécontent de ce que les thèses indiquent à propos de la Tchécoslovaquie. Il y a 27 amendements, et si l’idée me venait de les critiquer, il me faudrait, à l’instar de certains orateurs, parler pendant au moins trois heures… On a déclaré ici qu’en Tchécoslovaquie le Parti communiste compte 300 à 400 000 membres, qu’il faut attirer la majorité, créer une force invincible et continuer à attirer de nouvelles masses ouvrières. Terracini est déjà prêt à l’offensive. Il dit : s’il y a déjà 400 000 ouvriers dans le parti, pourquoi nous en faut-il davantage ? Biffons cela ! (Rires.) Il a peur du mot « masse » et veut le faire disparaître. Le camarade Terracini n’a pas compris grand-chose à la révolution russe.

En Russie, nous étions un petit parti, mais nous avions en plus avec nous la majorité des Soviets de députés ouvriers et paysans de tout le pays. (Exclamation : « C’est juste ! » ) Et vous ? Nous avions près de la moitié de l’armée qui comptait alors, au bas mot, 10 millions d’hommes. Auriez-vous la majorité de l’armée ? Indiquez-moi donc un tel pays ! Si trois autres délégations partagent l’opinion du camarade Terracini, c’est que quelque chose ne va pas dans l’Internationale ! Alors nous devons dire : « Halte-là ! Luttons énergiquement ! Sinon l’Internationale communiste est perdue. » (Animation dans la salle.)

Me fondant sur mon expérience, je dois dire, bien que j’occupe une position défensive (rires), que mon discours a pour but et pour principe la défense de la résolution et des thèses proposées par notre délégation. Certes, il serait pédant d’affirmer qu’on ne saurait y changer la moindre lettre. J’ai eu l’occasion de lire bon nombre de résolutions, et je sais bien qu’on pourrait y apporter d’excellents amendements à chaque ligne. Mais cela serait pédant. Et si maintenant je déclare tout de même que, politiquement parlant, pas une seule lettre ne peut être changée, c’est parce que les amendements ont, à ce que je vois, un caractère politique parfaitement déterminé, parce qu’ils conduisent dans une voie nuisible et dangereuse pour l’internationale communiste. C’est pourquoi moi-même, nous tous, la délégation russe, nous devons insister pour qu’il ne soit pas changé une seule lettre aux thèses. Nous n’avons pas seulement condamné nos hommes de droite, nous les avons chassés. Mais si comme Terracini, on fait un sport de la lutte contre les hommes de droite, nous devons dire : « Assez ! Sinon le danger sera trop grave ! »

Terracini a défendu la théorie de la lutte offensive[48]. Les fameux amendements proposent à ce sujet une formule de deux à trois pages. Nous n’avons pas besoin de les lire. Nous savons ce qu’elles contiennent. Terracini a dit tout à fait clairement de quoi il retourne. Il a défendu la théorie de l’offensive, en mentionnant les « tendances dynamiques » et le « passage de la passivité à l’action ». Nous autres, en Russie, nous possédons une expérience politique suffisante de la lutte contre les centristes. Il y a 15 ans, nous menions la lutte contre nos opportunistes et nos centristes, ainsi que contre les mencheviks, et nous avons vaincu non seulement les mencheviks, mais aussi les semi-anarchistes.

Sans cela nous n’aurions pas été en état de garder le pouvoir, je ne dis même pas trois ans et demi, mais trois semaines et demie, et nous n’aurions pas pu réunir ici des congrès communistes. « Tendances dynamiques », « passage de la passivité à l’action » : tout ça, ce sont les phrases que les socialistes-révolutionnaires de gauche[53] lançaient contre nous. A présent, ils sont en prison où ils défendent les « buts du communisme » et méditent sur le « passage de la passivité à l’action ». (Rires.) Il n’est pas possible d’argu- menter comme on le fait dans les amendements proposés, parce qu’ils sont dénués de marxisme, d’expérience politique et d’argumentation. Aurions-nous développé dans nos thèses une théorie générale de l’offensive révolutionnaire ? Radek ou quelqu’un d’autre parmi nous aurait-il commis une telle sottise ? Nous avons parlé de la théorie de l’offensive pour un pays bien déterminé à une période bien déterminée.

Nous pouvons prendre dans notre lutte contre les mencheviks des exemples montrant que, dès avant la première révolution russe, il s’en trouvait certains pour douter que le parti révolutionnaire doive mener l’offensive. Si de tels doutes venaient à un social-démocrate quelconque (c’était à l’époque notre nom à tous), nous engagions la lutte contre lui et nous disions que c’était un opportuniste, qu’il ne comprenait rien au marxisme ni à la dialectique du parti révolutionnaire. Un parti peut-il discuter pour savoir si l’offensive révolutionnaire est admissible de façon générale ? Pour trouver de tels exemples chez nous, il faudrait revenir quinze ans en arrière. S’il y a des centristes ou des centristes camouflés qui contestent la théorie de l’offensive, il faut les exclure sur-le-champ. Cette question ne peut pas susciter de débats. Mais maintenant que l’internationale communiste a trois ans, nous discuterions des « tendances dynamiques » et du « passage de la passivité à l’action » ! Quelle infamie, quelle honte !

Nous ne sommes pas en litige à ce sujet avec le camarade Radek qui a mis au point ces thèses avec nous. Peut-être n’était-il pas tout à fait juste d’entamer en Allemagne des débats sur la théorie de l’offensive révolutionnaire, alors que l’offensive réelle n’avait pas été préparée. Les combats de mars sont quand même un grand pas en avant, malgré les erreurs des dirigeants[54]. Mais cela ne veut rien dire. Des centaines de milliers d’ouvriers ont combattu héroïquement. Malgré la lutte vaillante du Parti communiste ouvrier d’Allemagne contre la bourgeoisie, nous devons dire la même chose que le camarade Radek dans un article russe à propos de Hölz. Si quelqu’un, fût-il un anarchiste, lutte héroïquement contre la bourgeoisie, c’est évidemment une grande chose, mais si des centaines de milliers de personnes luttent contre une objecte provocation des social traîtres et la bourgeoisie, c’est un véritable pas en avant.

Il est très important de considérer d’un œil critique ses propres erreurs. C’est par là que nous avons commencé. Si après une lutte à laquelle des centaines de milliers de personnes ont participé, quelqu’un prend position contre cette lutte et agit comme Lévi, il faut l’exclure. C’est ce qui a été fait. Mais nous devons en tirer une leçon : avions-nous préparé l’offensive ? (Radek : « Nous n’avions même pas préparé la défense. » ) En effet, il n’avait été question de l’offensive que dans la presse. Cette théorie, appliquée à l’action déclenchée au mois de mars 1921 en Allemagne, était fausse, nous devons en convenir ; mais de façon générale, la théorie de l’offensive révolutionnaire n’est nullement erronée.

Si nous avons gagné en Russie, avec au surplus une telle facilité, c’est parce que nous avions préparé notre révolution pendant la guerre impérialiste. C’est la première condition. Dix millions de nos ouvriers et paysans étaient armés, et notre mot d’ordre était : paix immédiate, coûte que coûte. Nous avons gagné parce que les masses paysannes les plus larges étaient pour la révolution, contre les grands propriétaires fonciers. Les socialistes-révolutionnaires, partisans des Internationales II et II½, formaient en novembre 1917 un grand parti paysan. Ils exigeaient des mesures révolutionnaires, mais, en dignes hérauts des Internationales II et II½ » ils n’avaient pas assez de courage pour agir de façon révolutionnaire. En août et septembre 1917, nous disions : « En théorie, nous combattons les socialistes-révolutionnaires, comme précédemment, mais sur le plan pratique nous sommes prêts à adopter leur programme, parce que nous sommes les seuls à pouvoir le réaliser. » Et ce que nous disions, nous l’avons fait[55]. Après notre victoire, la paysannerie, dressée contre nous en novembre 1917, et qui avait envoyé une majorité de socialistes-révolutionnaires à l’Assemblée Constituante, nous l’avons conquise, sinon en l’espace de quelques jours, comme je le présumais et le prédisais à tort, du moins en l’espace de quelques semaines. La différence était peu sensible. Indiquez-moi en Europe un pays où vous pourriez attirer à vos côtés la majorité de la paysannerie en l’espace de quelques semaines ? L’Italie peut-être ? (Rires.) Si l’on dit que nous avons triomphé en Russie bien que nous eussions un petit parti, on ne fait que démontrer qu’on n’a pas compris la révolution russe et qu’on ne comprend absolument pas comment il faut préparer une révolution.

Notre premier acte a été lao fondation d’un véritable parti communiste afin de savoir à qui nous avons affaire et en qui nous pouvons avoir une entière confiance. Le mot d’ordre des Ier et IIe Congrès a été : « A bas les centristes ! » Si nous ne nous débarrassons pas sur toute la ligne et dans le monde entier des centristes et des semi-centristes, que nous appelons mencheviks en Russie, c’est que même l’a b c du communisme nous est inaccessible. Notre première tâche, c’est de fonder un véritable parti révolutionnaire, de rompre avec les mencheviks. Mais ce n’est là que l’école préparatoire. Nous en sommes déjà au IIIe Congrès, et le camarade Terracini continue à répéter que la tâche de l’école préparatoire est de pourchasser et démasquer les centristes et les semi-centristes. Merci beaucoup ! Nous nous sommes assez livrés à cette occupation. Nous avons déjà annoncé au IIe Congrès que les centristes sont nos ennemis. Mais il faut tout de même avancer. La seconde étape consistera pour nous, une fois organisée en parti, à apprendre à préparer la révolution. Dans de nombreux pays, nous n’avons même pas appris à conquérir la direction. Nous avons triomphé en Russie non seulement parce que nous avions la majorité incontestable de la classe ouvrière (aux élections de 1917, l’écrasante majorité des ouvriers était avec nous contre les mencheviks), mais aussi parce que la moitié de l’armée, immédiatement après notre prise du pouvoir, et les 9/10 de la masse paysanne, sont passés à nos côtés en l’espace de quelques semaines ; nous avons triomphé parce que nous n’avions pas adopté notre programme agraire, mais celui des socialistes-révolutionnaires, et que nous l’avons mis en pratique. Notre victoire est venue précisément de ce que nous avons appliqué le programme des socialistes-révolutionnaires ; voilà pourquoi elle a été tellement facile. Vous autres, en Occident, vous pourriez donc avoir de telles illusions ? C’est ridicule ! Comparez donc les conditions économiques concrètes, camarade Terracini, et vous tous qui avez signé la proposition d’amendements ! Bien que la majorité se fût rangée si rapidement de notre côté, les difficultés qui nous ont assaillis après la victoire étaient très grandes. Nous avons quand même fait notre chemin, parce que nous n’avons pas oublié non seulement nos buts, mais aussi nos principes, et que nous n’avons pas toléré dans notre parti les gens qui se taisaient sur les principes et parlaient des buts, des « tendances dynamiques » et du « passage de la passivité à l’action ». Peut-être nous accusera-t-on de préférer garder ces messieurs en prison. Mais la dictature est impossible autrement. Nous devons préparer la dictature, et cela consiste à lutter contre ce genre de phrases et ce genre d’amendements. (Rires.) Il est partout question de la masse dans nos thèses. Mais, camarades, il faut tout de même comprendre ce que c’est que la masse. Le Parti communiste ouvrier d’Allemagne, les camarades de gauche abusent un peu trop de ce mot. Mais le camarade Terracini et tous ceux qui ont souscrit à ces amendements ne savent pas non plus ce qu’il faut entendre par ce mot.

Voilà trop longtemps que j’ai la parole ; aussi voudrais-je me borner à quelques mots sur la notion de « masse ». La notion de « masse » est variable, elle varie en fonction du caractère de la lutte. Au commencement de la lutte, il suffisait de quelques milliers de véritables ouvriers révolutionnaires pour que l’on pût parler de masse. Si le parti réussit à entraîner dans la lutte non pas seulement ses membres, s’il réussit à galvaniser aussi les sans-parti, c’est déjà un début de conquête des masses. Pendant nos révolutions, il est arrivé que quelques milliers d’ouvriers représentent la masse. Dans l’histoire de notre mouvement, dans l’histoire de notre lutte contre les mencheviks, vous trouverez beaucoup de ces exemples, où il suffisait de quelques milliers d’ouvriers dans une ville pour que le mouvement ait un caractère de masse évident. Si quelques milliers d’ouvriers sans-parti, qui mènent habituellement une vie toute plate et traînent une existence misérable, qui n’ont jamais entendu parler de politique, se mettent à l’action révolutionnaire, vous avez devant vous la masse. Si le mouvement s’étend et se renforce, il se transforme progressivement en une véritable révolution. Nous l’avons vu en 1905 et en 1917, au cours de trois révolutions[56], et vous aurez également l’occasion de vous en convaincre. Lorsque la révolution est suffisamment préparée, la notion de « masse » devient différente : quelques milliers d’ouvriers ne forment plus la masse. Ce mot commence à prendre une autre signification. La notion de masse se modifie, en ce sens qu’on entend par là la majorité, et de surcroît non pas la simple majorité des ouvriers, mais la majorité de tous les exploités : une interprétation différente est inadmissible pour un révolutionnaire, tout autre sens de ce mot devient incompréhensible. Il se peut qu’un petit parti, par exemple le parti anglais ou américain, après avoir bien étudié le cours de l’évolution politique et s’être familiarisé avec la vie et les habitudes des masses sans-parti, suscite au moment propice un mouvement révolutionnaire (le camarade Radek a signalé comme un bon exemple la grève des mineurs[57]). Si un tel parti, à un tel moment, lance ses mots d’ordre et parvient à être suivi par des millions d’ouvriers, vous aurez là un mouvement de masse. Je ne repousse pas d’une façon absolue l’idée que la révolution puisse être entreprise même par un parti très petit et menée à la victoire. Mais il faut savoir par quelles méthodes attirer les masses de son côté. Il faut pour cela une préparation sérieuse de la révolution. Mais voilà des camarades qui viennent déclarer : renonçons immédiatement à exiger les « grandes » masses. Il faut engager la lutte contre ces camarades. Sans une préparation sérieuse, vous n’obtiendrez la victoire dans aucun pays. Il suffit d’un parti tout petit pour entraîner les masses. A certains moments, il n’est pas besoin de grandes organisations.

Mais pour la victoire, il faut avoir la sympathie des masses. La majorité absolue n’est pas toujours nécessaire ; mais pour vaincre, pour garder le pouvoir, il faut non seulement la majorité de la classe ouvrière (j’emploie ici l’expression « classe ouvrière » dans le sens usité en Europe occidentale, c’est-à-dire dans le sens de prolétariat industriel), mais aussi la majorité des exploités et des travailleurs ruraux. Avez-vous réfléchi à cela ? Trouvons-nous dans le discours de Terracini ne serait-ce qu’une allusion à une pensée semblable ? Il n’y est question que de la « tendance dynamique » et du. « passage de la passivité à l’action ». Aborde-t-il, fût-ce avec un seul mot, la question du ravitaillement ? Pourtant, les ouvriers ont besoin de se nourrir, bien qu’ils puissent aussi beaucoup supporter et jeûner, comme nous l’avons vu, jusqu’à un certain point, en Russie. C’est pdurquoi nous devons attirer de notre côté non seulement la majorité de la classe ouvrière, mais aussi la majorité de la population laborieuse et exploitée des campagnes. Avez-vous préparé cela ? Presque nulle part.

Ainsi, je le répète, je dois absolument défendre nos thèses, je m’y considère tenu. Nous n’avons pas seulement condamné les centristes, nous les avons chassés du parti. Maintenant, nous devons nous tourner d’un autre côté que nous jugeons également dangereux. Nous devons dire la vérité aux camarades, sous les formes les plus courtoises (et nos thèses le disent aimablement et poliment), de sorte que personne ne se sente offensé ; nous devons maintenant faire face à d’autres problèmes plus importants que la chasse aux centristes. Foin de cette affaire-là, elle commence à nous lasser. Au lieu de cela, les camarades devraient apprendre à mener la vraie lutte révolutionnaire. Les ouvriers allemands s’y sont déjà mis. Des centaines de milliers de prolétaires se sont battus héroïquement dans ce pays. Quiconque prend position contre cette lutte doit être immédiatement exclu. Mais, après cela, il ne faut pas pérorer dans le vide ; il faut commencer tout de suite à étudier, à profiter de l’expérience des erreurs commises, pour apprendre à mieux organiser la lutte. Nous ne devons pas dissimuler nos erreurs devant l’ennemi. Celui qui craint pareille chose n’est pas un révolutionnaire. Au contraire, si nous déclarons ouvertement aux ouvriers : « Oui, nous nous sommes trompés », cela veut dire que nos erreurs ne se reproduiront plus et que nous saurons mieux choisir le moment. Et si, au moment de la lutte même, nous avons à nos côtés la majorité des travailleurs (non seulement la majorité des ouvriers, mais la majorité de tous les exploités et de tous les opprimés), alors véritablement, nous vaincrons. (Vifs applaudissements prolongés.)

Publié intégralement le 8 juillet 1921 dans le n° 11 du Bulletin du IIIe Congrès de l’Internationale communiste

Œuvres, Paris-Moscou, t. 32, pp. 498-508
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RAPPORT SUR LA TACTIQUE DU PARTI COMMUNISTE DE RUSSIE, LE 5 JUILLET

Camarades, pour parler franchement, il m’a été impossible de préparer convenablement ce rapport. Je n’ai pu préparer méthodiquement que la traduction de ma brochure sur l’impôt en nature et les thèses sur la tactique du Parti communiste de Russie[58]. Je me bornerai à y ajouter quelques remarques et éclaircissements.

Pour motiver la tactique de notre parti, il est nécessaire, à mon avis, de commencer par l’examen de la situation internationale. Nous avons déjà discuté en détail de la situation économique du capitalisme à l’échelle mondiale, et le congrès a déjà adopté certaines résolutions à ce sujet. Dans mes thèses, je n’en parle que très brièvement et exclusivement du point de vue politique. Je n’aborde pas la base économique, mais je pense que, dans la situation internationale de notre république, il faut bien tenir compte du fait que, sur le plan politique, il s’est actuellement établi, à coup sûr, un certain équilibre des forces qui s’affrontaient ouvertement, les armes à la main, pour la suprématie de l’une ou l’autre classe dirigeante, un équilibre entre la société bourgeoise, la bourgeoisie internationale dans son ensemble, d’une part, et la Russie des Soviets, de l’autre. Mais, bien entendu, un équilibre dans un sens limité. C’est uniquement à l’égard de cette lutte armée que je constate un certain équilibre dans la situation internationale. Il faut, bien sûr, noter qu’il s’agit seulement d’un équilibre relatif, d’un équilibre fort instable. De nombreux matériaux inflammables se sont accumulés dans les Etats capitalistes, de même que dans les colonies et les semi-colonies qui n’étaient considérées jusqu’ici que comme des objets et non comme des sujets de l’histoire ; aussi est-il fort possible que tôt pu tard, et de la manière la plus inattendue, des insurrections, de grandes batailles, des révolutions éclatent dans ces pays. Ces dernières années, nous avons vu la bourgeoisie internationale s’attaquer directement à la première république prolétarienne. Cette lutte a été au centre de la situation politique mondiale ; et c’est sur ce terrain qu’un changement est intervenu maintenant. La tentative de la bourgeoisie internationale d’étrangler notre république ayant échoué, il s’est établi un équilibre — bien entendu, fort instable.

Certes, nous comprenons parfaitement que la bourgeoisie internationale est aujourd’hui beaucoup plus forte que notre république, et que seul un concours de circonstances particulières l’empêche de poursuivre la guerre. Ces dernières semaines déjà, nous avons pu observer en Extrême-Orient une nouvelle tentative d’invasion[59] ; il est absolument certain que ces tentatives vont se multiplier. Sur ce point aucun doute ne subsiste dans notre parti. Ce qu’il importe de noter c’est qu’il existe un équilibre instable et que nous devons profiter de cette trêve en tenant compte des particularités de la situation et en y adaptant notre tactique, sans oublier un instant que la nécessité d’une lutte armée peut à nouveau se présenter brusquement. L’organisation et le renforcement de l’Armée Rouge demeurent à l’ordre du jour. En ce qui concerne le ravitaillement, nous devons penser avant tout, comme par le passé, à notre Armée Rouge. Dans la situation internationale actuelle, où nous devons toujours nous attendre à de nouvelles agressions et à de nouvelles tentatives d’invasion de la bourgeoisie internationale, nous ne pouvons nous engager dans une autre voie. Et dans notre politique pratique, le fait qu’un équilibre relatif s’est instauré dans la situation internationale revêt une certaine importance, non seulement en ce sens que nous devons reconnaître que le mouvement révolutionnaire a sans doute progressé, mais aussi que le cours de la révolution internationale n’a pas emprunté cette année une voie aussi droite, comme nous l’escomptions.

Quand nous avons entrepris, à l’époque, la révolution internationale, nous n’avons pas agi avec l’idée que nous pouvions anticiper son développement, mais parce qu’un concours de circonstances nous a incités à commencer. Ou bien la révolution internationale nous viendra en aide, pensions-nous, et alors nos victoires seront absolument garanties, ou bien nous réaliserons notre modeste tâche révolutionnaire avec le sentiment que, en cas de défaite, nous aurons tout de même servi la cause de la révolution et que notre expérience profitera à d’autres révolutions. Nous comprenions fort bien que sans le soutien de la révolution internationale, la victoire de la révolution prolétarienne est impossible. Avant comme après la révolution, nous nous disions : ou bien la révolution éclatera dans les pays capitalistes plus évolués immédiatement, sinon à brève échéance, ou bien nous devons périr. Malgré cette conviction, nous avons tout mis en œuvre pour sauvegarder le système soviétique, coûte que coûte, en toutes circonstances, car nous savions que nous ne travaillions pas seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour la révolution internationale. Nous le savions ; nous avons exprimé cette conviction maintes fois avant et immédiatement après la Révolution d’Octobre, ainsi qu’à la conclusion de la paix de Brest-Litovsk. Et c’était, en somme, une position juste.

En réalité, le mouvement n’a pas suivi une voie droite comme nous l’escomptions. Dans d’autres grands pays, les plus évolués au point de vue capitaliste, la révolution n’a pas encore éclaté. Il est vrai qu’elle se développe dans le monde entier, nous le constatons avec satisfaction, et c’est uniquement pour cette raison que la bourgeoisie internationale, bien que cent fois plus forte que nous au point de vue économique et militaire, est impuissante à nous étrangler. (Applaudissements.)

Au paragraphe 2 des thèses, j’analyse comment une telle situation a pu se créer et quelles conclusions nous devons en tirer. Je voudrais y ajouter que la conclusion définitive que j’en tire est la suivante : la révolution internationale que nous avons prédite va de l’avant. Mais ce mouvement ascendant n’a pas suivi une voie droite, comme nous l’escomptions. Il est évident au premier coup d’œil que dans les autres pays capitalistes, après la conclusion de la paix, si imparfaite fût-elle, il n’a pas été possible de déclencher la révolution, bien que les symptômes révolutionnaires, nous le savons bien, fussent nombreux et très importants, et même beaucoup plus nombreux et importants que nous ne le pensions. Les brochures qui commencent à paraître nous apprennent que ces dernières années et ces derniers mois, ces symptômes révolutionnaires ont été bien plus sérieux en Europe, que nous ne le soupçonnions. Que devons-nous donc faire à présent ? Il est indispensable de préparer activement la révolution et d’étudier de façon approfondie son développement concret dans les pays capitalistes avancés. Telle est la première leçon à tirer de la situation internationale. Pour notre république de Russie, nous devons exploiter cette courte trêve pour adapter notre tactique à cette voie historique sinueuse. Au point de vue politique, cet équilibre est très important, car nous voyons avec netteté que dans de nombreux pays d’Europe occidentale où les larges masses de la classe ouvrière, et très probablement l’énorme majorité de la population, sont organisées, la bourgeoisie s’appuie avant tout sur les organisations ouvrières hostiles, affiliées à la IIe Internationale ou à l’Internationale II½. J’en parle au paragraphe 2 des thèses, et je pense qu’ici je dois me borner aux deux points qui ont déjà été traités dans nos débats sur la question de la tactique. Premier point : la conquête de la majorité du prolétariat. Plus le prolétariat est organisé dans un pays capitaliste avancé, et plus l’histoire nous demande de montrer du savoir-faire dans la préparation de la révolution, et aussi pour gagner la majorité de la classe ouvrière. Deuxième point : le principal appui du capitalisme dans les pays capitalistes à industrie évoluée, c’est justement la fraction de la classe ouvrière organisée dans la IIe Internationale et dans l’internationale II½. Si la bourgeoisie internationale ne s’appuyait pas sur cette partie de la classe ouvrière, sur ces éléments contre-révolutionnaires au sein de la classe ouvrière, elle serait absolument incapable de se maintenir au pouvoir. (Applaudissements.)

Je voudrais souligner également l’importance du mouvement dans les colonies. Sous ce rapport, nous constatons dans tous les anciens partis, dans tous les partis ouvriers bourgeois et petits-bourgeois de la IIe Internationale et de l’Internationale II½ des vestiges des vieilles conceptions sentimentales ; tous prétendent sympathiser avec les peuples opprimés des pays coloniaux et semi-coloniaux. On continue à considérer le mouvement dans les pays coloniaux comme un mouvement national insignifiant et parfaitement pacifique. Il n’en est rien. Dès le début du XXe siècle, de profonds changements se sont produits, des millions et des centaines de millions d’hommes, en fait l’immense majorité de la population du globe, agissent ’à présent comme des facteurs révolutionnaires actifs et indépendants. Il est bien évident que lors des batailles décisives imminentes de la révolution mondiale, le mouvement de la majorité de la population terrestre, orienté au départ vers la libération nationale, se tournera contre le capitalisme et l’impérialisme, et jouera peut-être. un rôle révolutionnaire beaucoup plus important que nous ne le pensons. Il importe de souligner que les préparatifs de cette lutte ont été entamés pour la première fois par notre Internationale. Certes, dans ce vaste domaine, les difficultés sont beaucoup plus nombreuses ; en tout cas, le mouvement progresse et les masses de travailleurs, les paysans des pays coloniaux, bien qu’arriérés pour le moment, joueront un rôle révolutionnaire éminent dans les phases ultérieurs de la révolution mondiale. (Vives approbations.)

En ce qui concerne la situation politique intérieure de notre république, je dois commencer par l’examen minutieux des rapports de classe. Au cours de ces derniers mois, des changements sont intervenus ; nous observons la formation de nouvelles organisations de la classe exploiteuse, dirigées contre nous. Le socialisme a pour tâche de supprimer les classes. Les grands propriétaires fonciers et les industriels capitalistes sont aux premiers rangs de la classe exploiteuse. Ici, l’œuvre de destruction est assez facile et peut être menée à bien en quelques mois, parfois en quelques semaines ou en quelques jours. En Russie, nous avons exproprié nos exploiteurs, les gros propriétaires terriens, aussi bien que les capitalistes. Pendant la guerre, ils n’avaient pas d’organisations propres et ils étaient à la remorque des forces armées de la bourgeoisie mondiale. Maintenant que nous avons repoussé l’assaut de la contre-révolution internationale, la bourgeoisie russe et tous les partis contre-révolutionnaires russes se sont organisés à l’étranger. On peut évaluer à un million et demi ou deux millions le nombre des émigrés russes disséminés dans tous les pays étrangers. Dans presque chacun d’eux, ils éditent des quotidiens, et tous les partis des propriétaires fonciers et des petits bourgeois, sans excepter les partis socialistes-révolutionnaires et mencheviques, ont de multiples liens avec les éléments bourgeois étrangers. C’est-à-dire qu’ils reçoivent assez d’argent pour avoir leur propre presse. On peut observer à l’étranger l’activité concertée de tous nos anciens partis politiques sans exception. Nous voyons que la presse russe « libre » de l’étranger, depuis les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks jusqu’aux monarchistes les plus réactionnaires, défend la grande propriété foncière. Cela facilite dans une certaine mesure notre tâche, puisque nous pouvons plus aisément considérer les forces de l’ennemi, son organisation et les tendances politiques de son camp. D’autre part, naturellement, cela entrave notre travail, parce que ces émigrés contrerévolutionnaires russes mettent en œuvre tous les moyens pour préparer la lutte contre nous. Cette lutte prouve une fois de plus que, dans l’ensemble, l’instinct de classe et la conscience de classe des oppresseurs sont encore supérieurs à la conscience de classe des opprimés, quoique la révolution russe ait fait à cet égara bien plus que toutes les révolutions antérieures. Il n’est pas en Russie un seul village où le peuple, où les opprimés n’aient pas été secoués. Néanmoins, si nous jugions avec sang-froid l’organisation et la netteté des conceptions politiques des émigrés contrerévolutionnaires russes de l’étranger, nous constaterions que la conscience de classe de la bourgeoisie est encore supérieure à celle des exploités et des opprimés. Ces gens-là mettent tout en œuvre et profitent habilement de la moindre occasion pour attaquer, sous une forme ou sous une autre, la Russie des Soviets et la démembrer. Il serait fort instructif de suivre de près méthodiquement, — je pense que les camarades étrangers le feront, — les principales tendances, les principaux procédés tactiques, les principaux courants de cette contre-révolution russe. Elle opère surtout à l’étranger, et les camarades étrangers n’auront guère de peine à observer de près le mouvement. A certains égards, nous devons nous mettre à l’école de cet ennemi. Ces émigrés contre-révolutionnaires sont très bien informés, merveilleusement organisés. Ce sont de bons stratèges, et je pense que la confrontation et l’étude méthodiques de la manière dont ils s’organisent et profitent de telle ou telle occasion, peuvent exercer une forte influence sur la classe ouvrière du point de vue de la propagande. Ce n’est pas une théorie générale, c’est une politique pratique qui montre bien ce que l’ennemi a pu apprendre. La bourgeoisie russe a essuyé ces dernières années une terrible défaite. Un vieil adage dit qu’une armée battue apprend beaucoup. L’armée réactionnaire battue a beaucoup appris, elle a fort bien appris. Elle s’instruit avec la plus grande avidité, et elle a vraiment réalisé d’importants succès. Quand nous avons pris le pouvoir d’un seul élan, la bourgeoisie russe n’était ni organisée ni développée politiquement. Je pense qu’à présent elle a atteint le niveau de développement actuel des pays occidentaux modernes. Nous devons en tenir compte, améliorer nos propres organisations et méthodes ; nous y consacrerons tous nos efforts. Il nous a été relativement facile de venir à bout de ces deux classes exploiteuses, et je pense qu’il en sera de même pour les autres révolutions.

Mais à part ces classes exploiteuses, il existe dans presque tous les pays capitalistes, sauf peut-être en Angleterre, une classe des petits producteurs et des petits agriculteurs. La question capitale de la révolution, c’est actuellement de lutter contre ces deux dernières classes. Pour nous en délivrer, il faut employer des méthodes différentes de celles de la lutte contre les grands propriétaires fonciers et les capitalistes. Ces deux classes, nous pouvions tout simplement les exproprier et les chasser : c’est ce que nous avons fait. Mais nous ne pouvons agir de même avec les dernières classes capitalistes, les petits producteurs et les petits bourgeois qui existent dans tous les pays. Dans la plupart des Etats capitalistes, elles représentent une très forte minorité, de 30 à 45 % environ de la population. Si l’on y ajoute l’élément petit-bourgeois de la classe ouvrière, nous arriverons à plus de 50 %. On ne peut ni les exproprier ni les chasser ; ici la lutte doit être menée autrement. Ce qui fait le sens de la période qui commence actuellement en Russie, du point de vue international, si l’on considère la révolution mondiale comme un processus unique, c’est qu’au fond nous devons résoudre pratiquement le problème des rapports du prolétariat avec la dernière classe capitaliste de notre pays. Sous l’angle théorique, tous les marxistes l’ont réglé facilement et correctement. Mais la théorie et la pratique sont deux choses différentes, et résoudre ce problème pratiquement ou théoriquement n’est pas du tout la même chose. Nous savons pertinemment que nous avons commis de graves erreurs. Du point de vue international, le fait que nous nous attachions à déterminer l’attitude du prolétariat, maître du pouvoir, envers la dernière classe capitaliste, le petit producteur, la petite propriété, clé de voûte du capitalisme, marque un immense progrès. Ce problème se pose maintenant à nous de façon pratique. Je pense que nous saurons le résoudre. En tout cas, l’expérience que nous faisons sera utile aux révolutions prolétariennes futures qui sauront mieux se préparer en vue de la solution de ce problème.

J’ai essayé d’analyser dans mes thèses la question des rapports entre le prolétariat et la paysannerie. Pour la première fois dans l’histoire, il existe un Etat qui ne compte que ces deux classes : le prolétariat et la paysannerie. Cette dernière constitue l’immense majorité de la population. Elle est naturellement très arriérée. Sous quelle forme pratique se manifeste, dans le développement de la révolution, l’attitude du prolétariat, maître du pouvoir, envers la paysannerie ? La première forme est l’alliance, une alliance étroite. C’est une tâche très difficile, mais possible, en tout cas, sur le plan économique et politique.

Comment avons-nous abordé pratiquement ce problème ? Nous avons conclu une alliance avec a paysannerie. Voici comment nous l’entendons : le prolétariat affranchit la paysannerie du joug de l’exploitation, de la domination et de l’influence bourgeoises, l’attire à ses côtés pour triompher ensemble des exploiteurs.

Les mencheviks raisonnent ainsi : la paysannerie forme la majorité, nous sommes de purs démocrates, partant, c’est la majorité qui doit décider. Mais comme la paysannerie ne peut être indépendante, cela ne signifie en réalité rien d’autre que la restauration du capitalisme. Le mot d’ordre est le même : alliance avec les paysans. Quand nous en parlons, nous visons à renforcer et à consolider le prolétariat. Nous avons essayé de réaliser cette alliance entre le prolétariat et la paysannerie, et la première étape a été l’alliance militaire. Trois années de guerre civile ont fait naître des difficultés extrêmes, mais elles ont, en un sens facilité la tâche. Cela peut paraître étrange, mais c’est la réalité. La guerre n’a pas été un fait nouveau pour les paysans ; ils comprenaient fort bien la guerre contre les exploiteurs, contre les gros propriétaires terriens. Les énormes masses paysannes étaient avec nous. Malgré les distances extrêmement grandes, bien que la majorité de nos paysans ne sachent ni lire ni écrire, ils ont très bien compris notre propagande. C’est la preuve que les larges masses, chez nous aussi bien que dans les pays les plus avancés, apprennent beaucoup mieux par leur expérience pratique que dans les livres. L’expérience pratique des paysans a été facilitée chez nous par l’étendue immense de la Russie, par le fait que ses différentes parties ont pu, en même temps, traverser des phases d’évolution diverses.

En Sibérie et en Ukraine, la contre-révolution a pu vaincre provisoirement parce que la bourgeoisie était suivie par la paysannerie, parce que les paysans étaient contre nous. Ils disaient souvent : « Nous sommes bolcheviks, mais pas, communistes. Nous sommes pour les bolcheviks parce qu’ils ont chassé les propriétaires fonciers, mais nous ne sommes pas pour les communistes, parce qu’ils sont contre l’économie individuelle. » Et la contre-révolution a pu un certain temps vaincre en Sibérie et en Ukraine, parce que la bourgeoisie l’emportait dans la lutte d’influence parmi les paysans ; mais peu de temps a suffi pour leur ouvrir les yeux. Ils ont vite fait leur expérience pratique et n’ont pas tardé à déclarer : « Oui, les bolcheviks sont assez désagréables ; nous ne les aimons pas, mais ils sont tout de même mieux que les gardes blancs et l’Assemblée Constituante. » La Constituante est pour eux un gros mot. Non seulement pour les communistes conscients, mais aussi pour les paysans. La vie leur a appris qu’Assemblée Constituante et gardes blancs, c’est la même chose ; que la première entraîne inévitablement les seconds. Les mencheviks, eux aussi, mettent à profit l’alliance militaire avec la paysannerie, sans toutefois penser que cette alliance seule ne suffit pas. L’alliance militaire ne peut se maintenir sans l’alliance économique. Car enfin, nous ne vivons pas uniquement d’air pur ; notre alliance avec les paysans n’aurait pu, en aucune façon, se maintenir longtemps sans une base économique, fondement de notre victoire dans la guerre contre notre bourgeoisie allié à la bourgeoisie internationale.

La base de notre alliance économique avec la paysannerie était évidemment très simple et même rudimentaire. Nous avons remis toute la terre aux paysans, nous leur avons donné notre appui contre la grande propriété foncière. En échange, nous devions obtenir des vivres. Cette alliance était quelque chose d’absolument nouveau et ne reposait pas sur les rapports habituels entre producteurs et consommateurs. Nos paysans le comprenaient bien mieux que les hérauts de la IIe Internationale et de l’internationale II½. Us se disaient : « Ces bolcheviks sont de durs chefs, mais ils sont tout de même des nôtres. » De toute façon, nous avons ainsi jeté les fondements d’une nouvelle alliance économique. Les paysans livraient leurs produits à l’Armée Rouge qui les aidait à défendre leurs biens. C’est ce qu’oublient toujours les hérauts de la IIe Internationale qui, tel Otto Bauer, ne comprennent absolument pas la situation présente. Nous reconnaissons que la forme initiale de cette alliance était très primitive et que nous avons commis un grand nombre d’erreurs. Mais nous devions agir le plus vite possible, nous devions organiser à tout prix le ravitaillement de l’armée. Pendant la guerre civile, nous étions coupés de toutes les régions à blé de la Russie. Notre situation était effroyable. Que le peuple russe et la classe ouvrière aient pu supporter tant de souffrances, de privations et de misère, sans avoir rien d’autre que leur ferme volonté de vaincre, semble tenir du miracle ! (Vive approbation et applaudissements.)

Depuis la fin de la guerre civile, notre tâche a en tout cas changé. Si le pays n’avait pas été aussi ravagé, comme il le fut après sept années de guerre ininterrompue, peut-être aurait-on pu passer plus aisément à une nouvelle forme d’alliance entre le prolétariat et la paysannerie. Mais à la situation déjà si pénible du pays se sont ajoutées la mauvaise récolte, la pénurie de fourrage, etc. Les privations des paysans sont devenues intenables. Nous devions montrer immédiatement aux larges masses paysannes que nous étions prêts, sans nous écarter un instant de la voie révolutionnaire, à modifier notre politique de sorte que les paysans puissent se dire : les bolcheviks veulent a toute force améliorer sans délai notre intolérable situation.

C’est ainsi que nous avons modifié notre politique économique : les réquisitions ont fait place à l’impôt en nature. Cela n’est pas venu du premier coup. Vous pouvez lire dans la presse bolchevique diverses propositions publiées au cours de plusieurs mois, mais on n’a pas trouvé un projet dont le succès eût été vraiment assuré. Cependant, cela n’a pas d’importance. Ce qui importe, c’est que nous avons modifié notre politique économique en obéissant exclusivement aux circonstances pratiques et aux impératifs de la situation. La mauvaise récolte, le manque de fourrages, la pénurie de combustible exercent naturellement une influence décisive sur l’économie dans son ensemble, et aussi sur l’économie paysanne. Si la paysannerie dit non, nous n’aurons pas de bois. Et sans bois, les fabriques seront forcées de s’arrêter. La récolte désastreuse et le manque de fourrages ont fait que la crise économique a pris, au printemps de 1921, des proportions gigantesques. Tout ceci est la conséquence de trois années de guerre civile. Il fallait prouver à la paysannerie que nous pouvions et voulions modifier rapidement notre politique afin d’améliorer immédiatement son sort. Nous disons sans cesse, — au IIe Congrès on l’a dit aussi, — que la révolution demande des sacrifices. Certains camarades argumentent ainsi dans leur propagande : nous sommes prêts à faire la révolution, mais il ne faut pas qu’elle soit trop dure. Si je ne m’abuse, cette thèse a été formulée par le camarade Smeral dans son discours au congrès du parti tchécoslovaque. J’ai lu cela dans le compte rendu du Vorwärts, de Reichenberg[60]. Il y a là apparemment un courant légèrement teinté de gauchisme. Cette source ne peut donc être considérée comme absolument impartiale. En tout cas, je dois dire que si Smeral l’a affirmé, il a eu tort. Quelques orateurs qui ont pris la parole à ce congrès après Smeral, ont dit : « Oui, nous suivrons Smeral, parce que cela nous dispensera de la guerre civile. ». (Rires.) Si tout cela est exact, je dois dire qu’une telle propagande n’est ni communiste ni révolutionnaire. Il est naturel que toute révolution entraîne des sacrifices immenses pour la classe qui l’a faite. Ce qui distingue la révolution de la lutte ordinaire, c’est que ceux qui participent au mouvement sont dix fois, cent fois plus nombreux, et à cet égard chaque révolution implique des sacrifices non seulement pour certaines personnes, mais pour toute une classe. La dictature du prolétariat en Russie a imposé à la classe dominante, au prolétariat, des sacrifices, des privations, des misères tels que l’histoire n’en avait jamais connus, et il est fort probable qu’il en sera exactement de même dans n’importe quel autre pays.

Une question se pose : comment allons-nous répartir ces privations ? Nous représentons le pouvoir d’Etat. Nous sommes en mesure, jusqu’à un certain point, de répartir les privations, de les imposer à quelques classes, et adoucir ainsi, relativement, la situation de certaines couches de la population. De quel principe devons-nous nous inspirer ? Le principe de la justice ou de la majorité ? Non. Nous devons agir dans un sens pratique. Répartir les charges de manière à sauvegarder le pouvoir du prolétariat. C’est là notre unique principe. Au début de la révolution, la classe ouvrière a été contrainte d’endurer une misère incroyable. Je constate à présent que notre politique de ravitaillement enregistre chaque année de nouveaux succès. Il est certain que la situation s’est améliorée dans son ensemble. Mais il n’est pas moins certain qu’en Russie les paysans ont plus profité de la révolution que la classe ouvrière. Aucun doute ne saurait subsister à ce sujet. Du point de vue théorique, cela montre naturellement que notre révolution a été bourgeoise dans une certaine mesure. Quand Kautsky a lancé cet argument contre nous, nous avons bien ri. Assurément, sans l’expropriation de la grande propriété foncière, sans l’expulsion des gros propriétaires terriens et sans le partage du sol, la révolution ne peut être que bourgeoise, et non socialiste. Mais nous avons été le seul parti qui ait su mener la révolution bourgeoise jusqu’au bout et faciliter la lutte pour la révolution socialiste. Le pouvoir et le système soviétiques sont des institutions de l’Etat socialiste. Nous les avons déjà établies, mais le problème des rapports économiques entre la paysannerie et le prolétariat n’est pas encore résolu. Il reste encore beaucoup à faire, et l’issue de la lutte dépendra de notre aptitude à régler cette question. Ainsi, la répartition des privations est pratiquement une des tâches les plus ardues. La situation de la paysannerie s’est en somme améliorée, alors que de dures épreuves sont échues à la classe ouvrière, précisément parce qu’elle exerce sa dictature.

J’ai déjà dit que le manque de fourrages et la mauvaise récolte ont suscité, au printemps 1921, une misère affreuse parmi les paysans qui sont en majorité dans notre pays. Sans entretenir de bons rapports avec les masses paysannes, nous ne pouvons subsister. C’est pourquoi notre tâche était de les assister sur-le-champ. La situation de la classe ouvrière est extrêmement difficile. Ses souffrances sont atroces. Pourtant les éléments politiquement les plus avancés comprennent que nous devons, dans l’intérêt de la dictature de la classe ouvrière, faire un gros effort pour secourir la paysannerie à n’importe quel prix. L’avant-garde de la classe ouvrière l’a compris, mais il existe encore dans cette avant-garde des gens qui ne peuvent le saisir, qui sont trop fatigués pour comprendre. Ils ont considéré cela comme une erreur et se sont mis à parler d’opportunisme. Les bolcheviks, disaient-ils, aident les paysans. Le paysan qui nous exploite reçoit tout ce qu’il désire, tandis que l’ouvrier est affamé. Est-ce de l’opportunisme ? Nous aidons les paysans parce que sans alliance avec eux le pouvoir politique du prolétariat est impossible, on ne saurait le conserver. C’est ce motif pratique qui a été décisif pour nous et non la répartition équitable. Nous aidons les paysans, car c’est absolument nécessaire pour garder le pouvoir politique. Le grand principe de la dictature est de soutenir r alliance du prolétariat et de la paysannerie, afin qu’il puisse garder son rôle dirigeant et le pouvoir d’Etat.

Le seul moyen que nous ayons trouvé, c’est l’impôt en nature qui est l’inévitable conséquence de la lutte. Bientôt, cet impôt sera mis en vigueur pour la première fois. Cette mesure n’a pas encore été mise à l’épreuve. Nous devons passer de l’alliance militaire à l’alliance économique qui, théoriquement, ne peut avoir qu’un seul fondement, l’institution de l’impôt en nature. C’est l’unique possibilité sur le plan théorique de poser la base économique vraiment solide de la société socialiste. La fabrique socialisée fournit ses produits au paysan qui, en échange, livre son blé. C’est la seule forme possible d’existence de la société socialiste, la seule forme d’édification socialiste dans un pays où les petits paysans constituent la majorité ou, au moins, une très forte minorité. Le paysan livrera une partie de la récolte sous forme d’impôt, une autre contre les produits de la fabrique socialiste ou au moyen de l’échange des marchandises.

Nous en venons ici à la question la plus ardue. L’impôt en nature signifie, il va de soi, la liberté du commerce. Après s’être acquitté de l’impôt, le paysan est maître d’échanger librement ses excédents de blé. Cette liberté d’échange implique la liberté du capitalisme. Nous le disons ouvertement et le soulignons. Nous ne le dissimulons nullement. Les choses iraient mal pour nous si nous nous avisions de le cacher. La liberté du commerce, c’est la liberté du capitalisme, mais toutefois, sous une nouvelle forme. Cela veut dire que, jusqu’à un certain point, nous créons de nouveau le capitalisme. Nous le faisons tout à fait ouvertement. C’est le capitalisme d’Etat. Mais le capitalisme d’Etat dans une société où le pouvoir appartient au capital, et le capitalisme d’Etat dans l’Etat prolétarien, sont deux notions différentes. Dans la société capitaliste, le capitalisme d’Etat est reconnu par l’Etat qui le contrôle dans l’intérêt de la bourgeoisie et contre le prolétariat. Dans l’Etat prolétarien, la même chose se fait au profit de la classe ouvrière pour lui permettre de résister à la bourgeoisie encore puissante et de lutter contre elle. Il va sans dire que nous devons accorder des concessions au capital étranger, à la bourgeoisie des autres pays. Sans la moindre dénationalisation nous remettons mines, forêts, puits de pétrole aux capitalistes étrangers pour obtenir produits industriels, machines, etc., et relever ainsi notre propre industrie.

Dans la question du capitalisme d’Etat, nous n’avons bien entendu pas été tous d’accord dès le début. Mais à cette occasion, nous avons pu constater avec une grande joie que notre paysannerie évoluait, qu’elle a parfaitement compris la portée historique de la lutte que nous soutenons a l’heure actuelle. De simples paysans des régions les plus reculées venaient nous dire : « Comment ? On a chassé nos capitalistes qui parlent russe, et maintenant des capitalistes étrangers vont venir ? » Est-ce que cela ne montre pas le progrès de nos paysans ? Inutile d’expliquer à l’ouvrier au courant des questions économiques pourquoi cela est nécessaire. Après sept ans de guerre, nous sommes tellement ruinés qu’il faudra de longues années pour relever notre industrie. Il nous faut payer notre retard, notre faiblesse, l’apprentissage que nous faisons maintenant, que nous sommes obligés de faire. Quiconque veut s’instruire doit payer. Nous devons l’expliquer à tous et à chacun ; et si nous en apportons la preuve pratique, les grandes masses ouvrières et paysannes seront d’accord avec nous, puisque leur situation va s’améliorer aussitôt, puisque nous aurons ainsi la possibilité de relever notre industrie. Qu’est-ce qui nous y oblige ? Nous ne sommés pas seuls sur terre. Nous sommes dans un système d’Etats capitalistes. D’un côté, des pays coloniaux qui ne peuvent pas encore nous aider ; de l’autre, des pays capitalistes qui sont nos ennemis. Ce qui donne un certain équilibre, très précaire il est vrai. Mais nous devons cependant tenir compte de cet état de choses. Il ne faut pas fermer les yeux sur ce fait si nous voulons exister. Ou bien vaincre immédiatement toute la bourgeoisie, ou bien payer tribut.

Loin de le dissimuler, nous reconnaissons ouvertement que les concessions dans le système du capitalisme d’Etat reviennent à payer tribut au capitalisme. Mais nous gagnons du temps, et gagner du temps c’est tout gagner, notamment à une époque d’équilibre, quand nos camarades étrangers préparent activement leur révolution. Et plus cette préparation sera poussée, plus sûre sera la victoire. Jusqu’à ce moment nous serons tenus de payer tribut.

Quelques mots sur notre politique du ravitaillement. Il est certain qu’elle a été primitive et mauvaise. Mais nous pouvons noter aussi quelques succès. A ce propos, je dois souligner une fois de plus que la grande industrie mécanique est la seule base économique possible du socialisme. Quiconque oublie cela n est pas communiste. Il nous faut mettre au point cette question de façon concrète. Nous ne pouvons pas poser les problèmes comme le font les théoriciens de l’ancien socialisme. Nous devons les poser pratiquement. Qu’est-ce que la grande industrie moderne ? C’est l’électrification de toute la Russie. La Suède, l’Allemagne et l’Amérique en sont près, bien qu’elles soient encore des pays bourgeois. Un camarade de Suède m’a raconté qu’une partie importante de l’industrie y est déjà électrifiée, ainsi que 30% de l’agriculture. En Allemagne et en Amérique, pays capitalistes plus développés, l’échelle est encore plus large. La grande industrie mécanique n’est rien d’autre que l’électrification de tout le pays. Nous avons déjà désigné une commission spéciale composée des économistes et des techniciens les plus qualifiés. Il est vrai qu’ils sont presque tous contre le pouvoir des Soviets. Tous ces spécialistes viendront au communisme, mais autrement que nous, qui, au cours de vingt années d’activité clandestine, avons sans cesse étudié, répété, rabâché l’a b c du communisme.

Presque tous les organes du pouvoir soviétique étaient d’avis que l’on fît appel aux spécialistes. Les ingénieurs viendront à nous, quand nous aurons prouvé pratiquement que de cette façon les forces productives du pays s’accroissent. Il ne suffit pas de le leur prouver en théorie. Il le faut aussi pratiquement. Nous gagnerons ces gens à nos côtés si nous posons la question autrement et non sur le terrain de la propagande théorique du communisme. Nous affirmons que la grande industrie est l’unique moyen d’arracher la paysannerie à la misère et à la famine. Tout le monde est d’accord. Mais comment faire ? Pour relever l’industrie sur l’ancienne base, il faut trop d’efforts et de temps. Nous devons moderniser l’industrie, et pour cela, procéder à l’électrification du pays, ce qui demande beaucoup moins de temps. Les plans d’électrification sont déjà dressés. Plus de 200 spécialistes, presque tous adversaires du pouvoir soviétique, y ont travaillé avec intérêt bien que non communistes. Du point de vue de la science technique, ils étaient bien obligés de reconnaître que c’est la seule voie juste. Sans doute, il y a loin du plan à sa réalisation. Les spécialistes prudents disent que la première tranche des travaux demandera au moins dix ans. Le professeur Ballod a calculé que trois à quatre années suffiront pour électrifier l’Allemagne. Pour nous, même dix ans sont trop peu. Je cite dans mes thèses des chiffres pour montrer que nous avons fait bien peu jusqu’à présent dans ce domaine. Ces chiffres sont si modestes qu’on s’aperçoit tout de suite qu’ils ont une valeur de propagande plutôt que scientifique. Et c’est par la propagande que nous devons commencer. Le paysan russe, qui a fait la guerre mondiale et a passé plusieurs années en Allemagne, y a vu comment il faut gérer les exploitations avec les procédés modernes pour vaincre la famine. Nous devons développer un gros effort de propagande dans ce sens. Par eux-mêmes, ces plans, n’ont pas jusqu’ici une grande portée pratique, cependant que leur valeur pour la propagande est considérable.

Le paysan voit qu’il faut créer quelque chose de nouveau. Le paysan comprend que tout l’Etat doit se mettre à l’œuvre et non chacun pour soi. Quand il était prisonnier en Allemagne il a vu, il a connu la base réelle d’une vie civilisée. 12 000 kilowatts, c’est un début très modeste. Il se peut qu’un étranger qui connaît l’électrification américaine, allemande ou suédoise, trouve la chose ridicule. Mais rira bien qui rira le dernier. En effet, c’est un début modeste. Mais la paysannerie commence à se rendre compte qu’il faut effectuer de nouveaux et immenses travaux et qu’ils sont déjà entrepris. Il faudra vaincre des difficultés énormes. Nous essayerons d’entrer en relations avec les pays capitalistes. Il ne faut pas regretter d’offrir aux capitalistes quelques centaines de millions de kilogrammes de pétrole à condition qu’ils nous aident à électrifier notre pays. Et maintenant, pour terminer, quelques mots sur la « démocratie pure ». Je cite ce que Engels à écrit le 11 décembre 1884 dans une lettre à Bebel :

« La démocratie pure acquerra au moment de la révolution, pour un bref délai, une importance temporaire en tant que parti bourgeois le plus extrême, ainsi qu’elle s’est déjà affirmée à Francfort[61], comme la dernière ancre de salut de toute l’économie bourgeoise, et même féodale… C’est ainsi qu’en 1848 toute la masse bureaucratique féodale a soutenu, de mars à septembre, les libéraux afin de tenir dans l’obéissance les masses révolutionnaires… En tout cas, pendant la crise et au lendemain de celle-ci, notre unique adversaire sera toute la réaction groupée autour de la démocratie pure ; et c’est ce que l’on ne doit, à mon avis, négliger en aucun cas. »

Nous ne pouvons pas poser les questions comme le font les théoriciens. La réaction tout entière, non seulement bourgeoise mais aussi féodale, se ralie autour de la « démocratie pure ». Les camarades allemands savent mieux que quiconque ce que signifie la « démocratie pure », puisque Kautsky et d’autres chefs de la IIe Internationale et de l’internationale II½ la défendent contre les méchants bolcheviks. Si l’on juge les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks russes sur leurs actes et non sur leurs paroles, ils n’apparaîtront pas autrement que comme les représentants de la « démocratie pure » petite-bourgeoise. Au cours de notre révolution et aussi pendant la dernière crise, aux jours de l’émeute de Cronstadt, ils ont montré avec une pureté classique ce que signifie la démocratie pure. Une grande effervescence régnait parmi les paysans, et les ouvriers étaient eux aussi mécontents. Ils étaient fatigués, exténués. Car enfin, les forces humaines ont des limites. Ils ont souffert de la faim pendant trois ans, mais cela ne peut durer quatre ou cinq ans. Il va sans dire que la faim a des répercussions profondes sur l’activité politique. Comment ont agi les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks ? Leurs hésitations incessantes n’ont fait que renforcer la bourgeoisie. L’organisation de tous les partis russes à l’étranger a montré quelle est la situation aujourd’hui. Les chefs les plus intelligents de la grande bourgeoisie russe se sont dit : « Nous ne pouvons vaincre immédiatement en Russie. Aussi notre mot d’ordre doit-il être : « Les Soviets sans les bolcheviks. » Milioukov, leader des cadets, défendait le pouvoir des Soviets contre les socialistes-révolutionnaires. Cela semble bizarre. Mais telle est la dialectique pratique que nous étudions de façon originale au cours de notre révolution, à travers notre lutte pratique et celle de nos adversaires. Les cadets défendent les « Soviets sans les bolcheviks », parce qu’ils comprennent fort bien la situation et qu’ils espèrent faire mordre à cet hameçon une partie de la population. Voilà ce que disent les cadets intelligents. Certes, tous les cadets ne sont pas intelligents, mais certains le sont et ont puisé une certaine expérience dans la Révolution française. A présent le mot d’ordre est : lutter contre les bolcheviks à tout prix, coûte que coûte. Toute la bourgeoisie aide maintenant les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires. Ils forment aujourd’hui l’avant-garde de toute la réaction. Ce printemps, nous avons eu l’occasion de connaître les fruits de cette coalition contre-révolutionnaire[62].

Nous devons donc poursuivre la lutte implacable contre ces éléments. La dictature est un état de guerre exacerbée. Nous nous trouvons précisément dans cet état. Il n’y a pas en ce moment d’invasion armée. Nous sommes cependant isolés. D’autre part, nous ne le sommes pas tout à fait, puisque toute la bourgeoisie mondiale est incapable, à l’heure actuelle, de mener une guerre ouverte contre nous, car l’ensemble de la classe ouvrière, bien que sa majorité ne soit pas encore communiste, est suffisamment consciente pour ne pas tolérer l’intervention. La bourgeoisie est obligée de tenir compte de cet état d’esprit des masses qui, il est vrai, n’ont pas encore tout à fait atteint le niveau du communisme. Aussi, la bourgeoisie ne peut-elle à présent déclencher l’offensive contre nous, mais cela n’a rien d’impossible. Tant qu’il n’y a pas de résultat général et définitif, cet état de guerre effroyable subsistera. Nous disons : « A la guerre comme à la guerre : nous ne promettons aucune liberté ni aucune démocratie. » Nous déclarons ouvertement aux paysans qu’ils doivent choisir : ou bien le pouvoir des bolcheviks, et alors nous ferons toutes les concessions possibles, dans la mesure où le maintien du pouvoir le permet, et ensuite nous les conduirons au socialisme ; ou bien le pouvoir de la bourgeoisie. Tout le reste n’est que duperie, démagogie pure. Une lutte sans merci doit être engagée contre cette duperie, contre cette démagogie. Notre point de vue est celui-ci : pour l’instant, grandes concessions et prudence extrême, justement parce qu’il existe un certain équilibre, que nous sommes plus faibles que nos adversaires réunis, que notre base économique est trop fragile et que nous avons besoin d’une base économique plus solide.

Voilà ce que j’ai voulu dire aux camarades sur notre tactique, sur la tactique du Parti communiste de Russie. (Applaudissements prolongés.)

Publié intégralement le 14 juillet 1921 dans le n° 17 du Bulletin du IIIe Congrès de l’Internationale communiste

Œuvres, Paris-Moscou,

t. 32, pp. 509-527
5
DISCOURS À LA CONFÉRENCE DES MEMBRES DES DÉLÉGATIONS ALLEMANDE, POLONAISE, TCHÉCOSLOVAQUE, HONGROISE ET ITALIENNE, LE 11 JUILLET
1

J’ai lu hier dans la Pravda quelques informations qui m’ont convaincu que le moment de l’offensive est peut-être plus proche que nous ne’ l’avions estimé au congrès, ce qui nous a valu une belle attaque de la part de jeunes camarades. Mais je parlerai de ces informations plus tard ; ce qu’il me faut dire tout de suite, c’est que plus l’offensive générale est proche, plus nous devons agir avec « opportunisme ». Vous allez tous maintenant rentrer chez vous, et vous direz aux ouvriers que nous sommes devenus plus réfléchis que nous ne l’étions avant le IIIe Congrès. Vous ne devez pas vous sentir embarrassés, vous direz que nous avons commis des erreurs et que nous voulons à présent agir avec plus de circonspection ; nous attirerons ainsi de notre côté les masses du parti social-démocrate et du parti socialdémocrate indépendant, masses qui, objectivement, sont poussées vers nous par tout le cours des événements, mais qui ont peur de nous. Et je voudrais montrer, à partir de notre exemple, qu’il faut agir avec plus de circonspection.

Au début de la guerre, pour nous, bolcheviks, il n’y avait qu’un seul mot d’ordre : la guerre civile, et sans merci. Tous ceux qui n’étaient pas pour la guerre civile, nous les rangions parmi les traîtres. Mais quand, en mars 1917, nous sommes revenus en Russie[63], nous avons complètement modifié notre position. Lorsque nous sommes revenus en Russie et que nous avons parlé avec les paysans et les ouvriers, nous nous sommes aperçus qu’ils étaient tous pour la défense de la patrie, mais, bien entendu, dans un tout autre sens que les mencheviks, et nous ne pouvions qualifier ces simples ouvriers, ces simples paysans de canailles et de traîtres. Nous avons appelé cela le « jusqu’auboutisme de bonne foi ». Je veux d’ailleurs écrire à ce sujet tout un article et publier tous les documents. Le 7 avril, j’ai publié des thèses dans lesquelles je disais : prudence et patience[64]. Notre première position, au début de la guerre, était juste, il importait à ce moment-là de créer un noyau cohérent et résolu. La position que nous avons prise par la suite était également juste. Elle partait du fait qu’il fallait gagner les masses. A ce moment déjà nous nous prononcions contre, le renversement immédiat du Gouvernement provisoire. J’écrivais : « Il faut le renverser, car c’est un gouvernement oligarchique et non populaire, qui ne peut donner ni le pain ni la paix. Mais on ne peut le renverser en ce moment, car il repose sur les Soviets ouvriers et qu’il inspire encore confiance aux ouvriers. Mais nous ne sommes pas des blanquistes[65], nous ne voulons pas exercer le pouvoir avec la minorité de la classe ouvrière contre la majorité[66]. » Les cadets, qui sont de fins politiques, ont aussitôt remarqué la contradiction entre notre position antérieure et notre position nouvelle, et ils nous ont qualifiés d’hypocrites. Mais, comme en même temps ils nous traitaient d’espions, de traîtres, de canailles et d’agents allemands, cette nouvelle épithète ne fit aucunement impression. Le 20 avril s’ouvrit une première crise. La note de Milioukov sur les Dardanelles[67] a démasqué le gouvernement, qui est apparu comme un gouvernement impérialiste. Là-dessus, des masses de soldats en armes ont marché sur le siège du gouvernement et ont renversé Milioukov. A leur tête, il y avait un certain Linde, un sans-parti. Ce mouvement n’avait pas été organisé par le parti. Nous l’avons défini à ce moment-là de la façon suivante : c’est un peu plus qu’une manifestation armée et un peu moins qu’un soulèvement armé. A notre conférence du 22 avril, la tendance de gauche a exigé le renversement immédiat du gouvernement. Le Comité central, au contraire, s’est prononcé contre le mot d’ordre de guerre civile et nous avons donné à tous nos propagandistes de province la directive de réfuter le mensonge impudent prétendant que les bolcheviks voulaient la guerre civile. Le 22 avril, j’écrivais que le mot d’ordre « A bas le Gouvernement provisoire » n’est pas juste, car, si on n’a pas derrière soi la majorité du peuple, ce mot d’ordre n’est qu’une phrase en l’air ou bien une aventure[68].

Nous ne nous sommes pas gênés, face à nos adversaires, de traiter nos gauchistes d’« aventuriers ». Les mencheviks jubilaient et parlaient de notre faillite. Mais nous disions que toute tentative de se placer un peu, si peu que ce soit, plus à gauche que le Comité central était une stupidité et que celui qui est plus à gauche que le Comité central avait déjà perdu le simple bon sens. Nous ne nous laisserons pas intimider par l’idée que l’adversaire se réjouit de nos échecs.

Notre seule stratégie, maintenant, c’est de devenir plus forts et par conséquent plus sages, plus réfléchis, plus « opportunistes » et nous devons le dire aux masses. Mais lorsque, grâce à notre sage tactique, nous aurons gagné les masses, alors nous appliquerons la tactique de l’offensive, et cela dans son sens le plus strict.

Et maintenant en ce qui concerne les trois informations :

1) La grève des ouvriers municipaux de Berlin. Les ouvriers municipaux sont dans leur majorité des gens conservateurs, appartenant aux social-démocrates majoritaires et au parti socialdémocrate indépendant, de situation aisée, mais ils sont contraints à faire la grève.

2) La grève des ouvriers du textile de Lille[69].

3) Le troisième fait est le plus important. A Rome s’est tenu un meeting pour organiser la lutte contre les fascistes, auquel ont participé 50 000 ouvriers appartenant à tous les partis : communistes, socialistes et aussi républicains. Cinq mille anciens combattants y ont assisté en uniforme et pas un seul fasciste n’a osé se montrer dans la rue. Cela démontre qu’il y a en Europe plus de matériaux inflammables que nous ne l’avions pensé. Lazzari a fait l’éloge de notre résolution sur la tactique. C’est un grand succès de notre congrès. Si Lazzari l’approuve, alors les milliers d’ouvriers qui le suivent nous rejoindront sûrement et leurs dirigeants ne pourront pas les éloigner de nous. « Il faut reculer pour mieux sauter[70]. » Et ce saut est inévitable étant donné que la situation devient objectivement insoutenable.

Ainsi, nous commençons à appliquer notre nouvelle tactique. Il n’y a pas à s’énerver, nous ne pouvons pas être en retard, nous risquons plutôt de commencer trop tôt, et quand vous demandez si la Russie pourra tenir aussi longtemps, nous répondons que nous faisons à présent la guerre contre la petite bourgeoisie, contre les paysans, une guerre économique qui est pour nous beaucoup plus dangereuse que la guerre passée. Mais comme l’a dit Clausewitz, l’élément naturel de la guerre c’est le danger, et pas un seul instant nous n’avons été hors de danger. Je suis convaincu que si nous agissons prudemment, si nous savons faire des concessions à temps, nous vaincrons également dans cette guerre même si elle dure plus de trois ans.

Je résume :

1) Nous dirons unanimement dans toute l’Europe que nous appliquons une tactique nouvelle et de cette façon nous gagnerons les masses.

2) Coordination de l’offensive dans les pays les plus importants : Allemagne, Tchécoslovaquie, Italie. Il faut pour cela une préparation, une interaction constante. L’Europe est grosse de la révolution, mais il est impossible de fixer d’avance le calendrier de la révolution. Nous, en Russie, nous tiendrons non seulement 5 ans, mais même plus longtemps. La seule stratégie juste est celle que nous avons adoptée. Je suis sûr que nous conquerrons pour la révolution des positions auxquelles l’Entente ne pourra rien opposer, et

ce sera le commencement de la victoire à l’échelle mondiale.
2

Smeral semblait satisfait de mon intervention, mais il l’interprète de façon unilatérale. J’ai dit à la commission que pour trouver une ligne juste, Smeral doit faire trois pas à gauche et Kreibich, un pas à droite. Malheureusement, Smeral n’a aucunement parlé de faire ces trois pas. Il n’a rien dit non plus sur la façon dont il envisage la situation. A propos des difficultés, Smeral a répété ce qu’il avait déjà dit sans rien ajouter de neuf. Smeral a dit que j’ai dissipé son inquiétude. Au printemps, il craignait que la direction communiste lui demande d’engager une action prématurée, mais les événements ont dissipé ces craintes. Mais il y a autre chose qui nous inquiète actuellement, et c’est ceci : est-ce qu’effectivement en Tchécoslovaquie on en viendra également à préparer l’offensive ou bien est-ce qu’on se bornera à parler des difficultés ? L’erreur de gauche, c’est simplement une erreur, elle n’est pas grave et elle est facile à corriger. Mais une erreur qui met en cause la résolution d’engager l’action, ce n’est plus une petite erreur, c’est une trahison. Il n’y a pas de commune mesure entre ces deux sortes d’erreurs. La théorie selon laquelle nous ferons la révolution, mais seulement après que les autres auront engagé l’action, est fondamentalement fausse.

3

Si au cours de ce congrès, nous avons fait marche arrière, il faut, à mon avis, rapprocher cela de ce que nous avons fait en 1917 en Russie, et montrer ainsi que cette marche arrière doit servir à préparer la marche en avant. Les adversaires diront que ce que nous disons aujourd’hui, ce n’est pas ce que nous disions auparavant. Ils n’en tireront guère avantage, et les masses ouvrières nous comprendront si nous leur disons dans quel sens on peut considérer l’action de mars comme un succès, pourquoi nous critiquons ses erreurs et pourquoi nous disons que nous devons être mieux préparés à l’avenir. Je suis d’accord avec Terracini quand il dit que les interprétations de Smeral et Burian sont erronées. Si l’on entend par coordination que nous devons attendre l’entrée en action d’un autre pays plus riche et de population plus nombreuse, ce n’est pas là une interprétation communiste, c’est une véritable escroquerie. La coordination doit consister en ceci que les camarades des autres pays sachent quels sont les moments décisifs. Le meilleur sens que l’on puisse donner à la coordination est celui-ci : mieux, et plus rapidement, imiter les bons exemples. L’exemple des ouvriers de Rome est bon.

Publié pour la première Œuvres, Paris-Moscou, fois en 1958 : la première t. 42, pp. 335-340 intervention intégralement, la deuxième et la troisième d’après le sténogramme résumé paru dans la revue Voprossy Istorii K.P.S.S., n° 5

Publié pour la première fois intégralement dans le tome 44 des Œuvres de

Lénine (5e édition)
IVe CONGRÈS DE L’INTERNATIONALE COMMUNISTE
5 novembre — 5 décembre 1922
AU IVe CONGRÈS MONDIAL DE L’INTERNATIONALE COMMUNISTE, AU SOVIET DES DÉPUTÉS DES OUVRIERS ET DES SOLDATS ROUGES DE PETROGRAD

Je regrette très vivement de ne pouvoir assister à la première séance du Congrès et de devoir me limiter à un message écrit.

Malgré les difficultés gigantesques qui se dressent sur la route des partis communistes, l’internationale communiste grandit et se renforce. Comme par le passé, la tâche principale consiste à conquérir la majorité des ouvriers. Et cette tâche, en dépit de tout, nous la réaliserons.

L’unification des Internationales II et II 1/2 sera profitable au mouvement révolutionnaire du prolétariat : moins de fictions, moins de duperie, c’est toujours avantageux pour la classe ouvrière.

Aux ouvriers de Petrograd et à leur nouveau Soviet, qui accueille dans sa ville le IVe Congrès de l’internationale communiste, j’adresse mes meilleurs vœux et un salut chaleureux.

Sur le front économique également, les ouvriers de Petrograd doivent être dans les premiers rangs. Nous entendons avec joie parler du début de la renaissance économique de votre ville. A votre invitation de me rendre à Petrograd, j’espère répondre dans un proche avenir.

Le pouvoir soviétique de Russie fête son cinquième anniversaire. Il est plus solide que jamais. La guerre civile est terminée. Les premiers succès économiques sont là. La Russie des Soviets estime que sa plus grande fierté est d’aider les ouvriers du monde entier dans leur lutte difficile pour le renversement du capitalisme. La victoire sera à nous.

Vive l’internationale communiste !

V. Oulianov (Lénine)

Moscou, le 4 novembre 1922.

Pravda, n° 253 du 9 novembre 1922

Œuvres, Paris-Moscou, t. 33, pp. 427-428
CINQ ANS DE RÉVOLUTION RUSSE ET LES PERSPECTIVES DE LA RÉVOLUTION MONDIALE
RAPPORT PRÉSENTÉ AU IVe CONGRÈS DE L’INTERNATIONALE COMMUNISTE, LE 13 NOVEMBRE 1922

(L’apparition du camarade Lénine est saluée par de vifs applaudissements, prolongés et les ovations de toute l’assistance. Toute la salle se lève et chante l’« Internationale ».)

Camarades,

Je figure dans la liste des orateurs comme rapporteur principal, mais vous comprendrez qu’après ma longue maladie je ne puisse faire un rapport étendu. Je peux simplement donner une introduction aux questions les plus importantes. Mon sujet sera très limité. Le thème « Cinq ans de révolution russe et les perspectives de la révolution mondiale » est, de toute façon, trop vaste et trop grand pour qu’un seul orateur puisse l’épuiser dans un seul discours. C’est pourquoi je ne prends, pour ma part, qu’une petite partie de ce sujet, à savoir la « nouvelle politique économique ». C’est à dessein que je prends une petite partie seulement afin de vous faire connaître cette question, extrêmement importante aujourd’hui, du moins pour moi, puisque j’y travaille en ce moment.

Je parlerai donc de la manière dont nous avons amorcé la nouvelle politique économique et des résultats que nous avons obtenus à l’aide de cette politique. En me bornant à ce problème, je réussirai peut-être à vous présenter un aperçu général et à vous en donner une idée d’ensemble.

Pour dire comment nous en sommes venus à la nouvelle politique économique, je dois me référer à un article que j’ai écrit en 1918[71]. Au début de 1918, dans une courte polémique, j’ai touché précisément la question de l’attitude que nous devions adopter à l’égard du capitalisme d’Etat. J’écrivais à cette date :

« Le capitalisme d’Etat serait un pas en avant par rapport à l’état actuel des choses dans notre République des Soviets. Si dans six mois, par exemple, nous avions instauré chez nous le capitalisme d’Etat ce serait un immense succès et la plus sûre garantie qu’un an plus tard dans notre pays le socialisme serait définitivement assis et invincible[72]. »

Certes, cela était dit à une époque où nous étions moins intelligents qu’aujourd’hui, mais non pas sots au point de ne pas savoir examiner de pareilles questions.

Ainsi, en 1918, j’étais d’avis que, par rapport à la situation économique de la République des Soviets à l’époque, le capitalisme d’Etat était un pas en avant. Cela paraît très étrange et peut-être même absurde, car déjà à ce moment notre République était une république socialiste ; nous adoptions alors chaque jour, avec la plus grande précipitation, — précipitation excessive sans doute, — de nouvelles mesures économiques de toute sorte que l’on ne saurait qualifier autrement que de mesures socialistes. Néanmoins, je pensais que compte tenu de la situation économique qui était à l’époque celle de la République des Soviets, le capitalisme d’Etat était un pas en avant. Et pour expliquer cette pensée, j’ai énuméré simplement les éléments du régime économique de la Russie. Voici quels étaient, selon moi, ces éléments : « 1° l’économie patriarcale, c’est-à-dire dans une très grande mesure, l’économie naturelle paysanne ; 2° la petite production marchande (cette rubrique comprend la plupart des paysans qui vendent du blé) ; 3° le capitalisme privé ; 4° le capitalisme d’Etat et 5° le socialisme[73] ». Tous, ces éléments économiques existaient dans la Russie de ce temps. Je m’étais assigné pour tâche d’élucider leurs rapports, et je me demandais s’il ne convenait pas de considérer l’un des éléments non socialistes, en l’espèce le capitalisme d’Etat, comme supérieur au socialisme. Je le répète : cela paraît fort étrange à tous de voir que dans une République qui se proclame socialiste, un élément non socialiste soit considéré comme supérieur, comme placé au-dessus du socialisme. Mais la chose devient compréhensible, si vous vous rappelez que nous ne considérions nullement le régime économique de la Russie comme un système homogène et hautement évolué ; nous nous rendions entièrement compte qu’en Russie l’agriculture patriarcale, c’est-à-dire la forme la plus primitive de l’agriculture, existait à côté de la forme socialiste. Quel rôle pouvait donc jouer le capitalisme d’Etat dans ces conditions ?

Je me demandais ensuite : lequel de ces éléments prédomine ? Il est clair que dans un milieu petit-bourgeois, c’est l’élément petit-bourgeois qui domine. Je me rendais compte alors que ce dernier prédominait ; il était impossible de penser autrement. La question que je me posais — au cours d’une polémique qui n’a rien a voir avec la question que nous sommes en train d’examiner, — était celle-ci : quelle est notre attitude à l’égard du capitalisme d’Etat ? Et je me suis fait cette réponse : le capitalisme d’Etat, sans être une forme socialiste, serait pour nous et pour la Russie une forme plus favorable que celle d’aujourd’hui. Qu’est-ce à dire ? C’est que, tout en ayant déjà accompli la révolution sociale, nous n’avons surestimé ni les germes ni les principes de l’économie socialiste. Au contraire, déjà à ce moment nous avions conscience, jusqu’à un certain point, de cette vérité : oui, en effet, mieux eût valu passer d’abord par le capitalisme d’Etat pour, ensuite, arriver au socialisme.

Il me faut tout spécialement insister sur ce point, car j’estime que c’est seulement en partant de là qu’on peut, d’abord, montrer ce qu’est la politique économique actuelle ; en second lieu, on peut en tirer des conclusions pratiques très importantes aussi pour l’internationale communiste. Je ne peux pas dire que nous avions déjà un plan de retraite tout prêt. Non, nous ne l’avions pas. Ces quelques lignes écrites à l’occasion d’une polémique n’étaient pas le moins du monde, à ce moment, un plan de retraite. On n’y trouve pas un mot sur un point essentiel, savoir sur la liberté du commerce, qui est d’une importance fondamentale pour le capitalisme d’Etat. Cependant l’idée générale, encore imprécise, de la retraite, y était déjà indiquée. Je pense que nous devons porter là-dessus notre attention non seulement du point de vue d’un pays qui, par son régime économique, était et est encore très arriéré, mais aussi sous l’angle de l’internationale communiste et des pays avancés de l’Europe occidentale. Ainsi, à l’heure actuelle, nous nous occupons du programme. J’estime, pour ma part, que nous ferions bien mieux, pour le moment, de ne discuter tous les programmes qu’à titre préliminaire, pour ainsi dire en première lecture, et de les faire reproduire tels quels, sans adopter une décision définitive tout de suite, cette année-ci. Pourquoi ? Tout d’abord, selon moi, parce que nous ne les avons guère étudiés à fond, c’est évident. Et puis aussi parce que nous n’avons presque pas réfléchi du tout sur la question d’une retraite éventuelle et des moyens de l’effectuer. Or, c’est là un problème auquel — étant donné les changements radicaux qui s’opèrent dans le monde entier, tels que le renversement du capitalisme et la construction du socialisme avec les immenses difficultés qu’elle comporte — il nous faut absolument porter notre attention. Il ne suffit pas de savoir ce que nous avons à faire quand nous passons directement à l’offensive et que nous remportons la victoire. En période révolutionnaire, cela n’est pas si difficile, ni si important ; du moins, ce n’est pas le plus décisif. Pendant la révolution, il y a toujours des moments où l’adversaire perd la tête, et si nous l’attaquons à un de ces moments, nous pouvons facilement le battre. Mais cela ne veut rien dire encore ; si notre adversaire est suffisamment maître de lui, il peut ramasser ses forces à temps, etc. Dès lors, il peut aisément provoquer une attaque, et puis nous rejeter en arrière pour de longues années. Voilà pourquoi je pense que l’idée que nous devons nous ménager la possibilité d’une retraite a une très grande importance, et non seulement du point de vue théorique. Sur le plan pratique également, tous les partis qui s’apprêtent dans un proche avenir à passer à l’offensive déclarée contre le capitalisme, doivent dès maintenant songer aussi à se ménager une retraite. Je pense que si nous mettons à profit cet enseignement, ainsi que tous les autres fournis par l’expérience de notre révolution, loin de nous porter préjudice, cela nous sera vraisemblablement utile en maintes occasions.

Après avoir souligné que dès 1918 nous envisagions le capitalisme d’Etat comme une ligne de retraite éventuelle, j’en viens aux résultats de notre nouvelle politique économique. Je répète : à ce moment-là, c’était encore une idée très vague ; mais en 1921, après avoir franchi cette étape très importante qu’était la guerre civile, et l’avoir franchi victorieusement, nous nous sommes heurtés à une grande — je pense, la plus grande — crise politique intérieure de la Russie des Soviets. Cette crise intérieure a révélé le mécontentement d’une partie notable des paysans, et aussi des ouvriers. C’était, dans l’histoire de la Russie des Soviets, la première et, je l’espère, la dernière fois que l’on a vu de grandes masses paysannes se tourner contre nous, instinctivement et non consciemment. Qu’est-ce qui avait provoqué cette situation particulière et, bien entendu, fort désagréable pour nous ? C’est que, dans notre offensive économique, nous avions trop pris les devants, sans nous être assuré une base suffisante : les masses ont senti ce que nous ne savions pas encore formuler pertinemment à l’époque, mais que bientôt, quelques semaines plus tard, à notre tour, nous avons reconnu, savoir : qu’il était au-dessus de nos forces du moment de passer tout de suite aux formes purement socialistes, à la répartition purement socialiste ; et que si nous nous montrions incapables d’opérer la retraite de façon à nous borner à des tâches plus faciles, nous étions menacés de mort. La crise a commencé, je crois, en février 1921. Déjà au printemps de cette même année, nous avons décidé à l’unanimité — je n’ai pas observé de désaccords sensibles entre nous à ce sujet — de passer à la nouvelle politique économique. Aujourd’hui, à la fin de 1922, au bout d’un an et demi, nous pouvons déjà faire quelques comparaisons. Que s’est-il donc passé ? Comment avons-nous vécu cette période de plus de dix-huit mois ? Quel en est le résultat ? Cette retraite nous a-t-elle profité, nous a-t-elle réellement sauvés, ou bien le résultat est-il encore incertain ? Telle est la question principale que je me pose. J’estime qu’elle est d’une importance primordiale aussi pour tous les partis communistes. Car, si la réponse était négative, nous serions tous condamnés à périr. J’estime que nous pouvons tous répondre, la conscience tranquille, par l’affirmative, notamment en ce sens que les dix-huit mois écoulés prouvent, positivement et absolument, que nous avons triomphé de cette épreuve.

J’essaierai maintenant d’en faire la démonstration. Il me faut pour cela énumérer en bref tous les éléments constitutifs de notre économie.

Je m’arrêterai tout d’abord à notre système financier et au fameux rouble russe. Je pense que l’on peut dire du rouble russe qu’il est fameux, ne serait-ce que parce que le nombre de ces roubles dépasse actuellement le quadrillion. (Rires.) C’est déjà quelque chose. C’est un chiffre astronomique. Je suis certain que tous ici ne savent pas même ce qu’il signifie. (Rires.). Mais nous ne tenons pas ces chiffres pour très importants, du point de vue de la science économique : des zéros on peut toujours les biffer. (Rires). Dès à présent nous enregistrons quelques succès en cet art qui, considéré sous l’angle de la science économique, est de même sans aucune importance. Et j’ai la certitude que, par la suite, nous ferons des progrès encore plus grands dans cet art. Ce qui importe réellement, c’est la stabilisation du rouble. Ce problème nous préoccupe, il préoccupe nos meilleurs cadres, et nous lui attribuons une portée décisive. Si nous arrivons à stabiliser le rouble d’abord pour une longue période, et puis pour toujours, nous aurons gain de cause. Alors tous ces chiffres astronomiques — tous ces trillions et quadrillions — ne seront plus rien. Nous pourrons dès lors assigner à notre économie une base solide et la développer sur cette base. Je crois pouvoir vous citer à ce sujet des faits assez marquants et décisifs. En 1921, la période de stabilité du cours du rouble-papier avait duré moins de trois mois. En cette année 1922, qui du reste n’est pas encore terminée, elle a duré plus de cinq mois. Je pense que cela seul suffit. Bien entendu, ce serait insuffisant si vous exigiez de nous la preuve scientifique que, dans l’avenir, nous résoudrons entièrement ce problème. Mais d’une façon générale il est impossible, à mon avis, d’en faire la preuve pleine et entière. Les chiffres cités montrent que, depuis l’an dernier, depuis que nous avons inauguré notre nouvelle politique économique, jusqu’à ce jour, nous avons déjà appris à marcher de l’avant. S’il en est ainsi, je suis sûr que nous saurons à l’avenir également progresser dans cette voie, à moins que nous ne commettions quelque grosse sottise. Mais ce qui importe le plus, ce qu’il nous faut surtout, c’est le commerce, ce sont les échanges. Et puisque nous nous en sommes tirés pendant deux ans, bien que nous fussions en état de guerre (car, vous le savez, nous avons repris Vladivostok il y a quelques semaines seulement), bien que nous ne puissions aborder notre activité économique d’une façon vraiment méthodique qu’aujourd’hui, puisque malgré tout nous avons fait en sorte que la période de stabilité du rouble-papier est passée de trois à cinq mois, je crois pouvoir affirmer que nous avons des raisons d’être satisfaits. C’est que nous sommes seuls. Nous n’avons reçu ni ne recevons le moindre emprunt. Aucun de ces puissants Etats capitalistes, qui organisent leur économie « brillamment » au point d’ignorer jusqu’à présent où ils vont, ne nous est venu en aide. Par le traité de Versailles ils ont créé un système de finances dans lequel eux-mêmes ne peuvent se retrouver. Si ces grands Etats capitalistes mènent ainsi leurs affaires, j’estime que nous, pays arriéré et inculte, nous pouvons être contents d’avoir compris l’essentiel : les conditions de la stabilisation du rouble. Ce qui le prouve, ce n’est pas une analyse théorique quelconque, c’est la pratique ; et celle-ci, selon moi, importe plus que toutes les discussions théoriques du monde. Or, la pratique montre qu’ici nous avons obtenu des résultats décisifs. Savoir : nous commençons à orienter l’économie vers la stabilisation du rouble, ce qui a une portée majeure pour le commerce, pour l’échange libre des marchandises, pour les paysans et la grande masse des petits producteurs.

J’en viens maintenant à l’examen de nos objectifs sociaux. L’essentiel, bien entendu, c’est la paysannerie. En 1921, le mécontentement d’une partie considérable des paysans était un fait flagrant. Puis ce fut la famine. Epreuve la plus pénible pour les paysans. Rien de plus naturel que toute la presse de l’étranger se fût mise à clamer : « Vous voyez, voilà bien les résultats de l’économie socialiste. » Rien de plus naturel, bien entendu, qu’ils eussent passé sous silence que la famine était en réalité la conséquence monstrueuse de la guerre civile. Tous les grands propriétaires fonciers et les capitalistes, qui avaient entrepris leur offensive contre nous en 1918, essayèrent de faire croire que la famine était le résultat de l’économie socialiste. La famine a été en effet un grand malheur, un malheur si grave qu’il menaçait d’anéantir toute notre œuvre d’organisation, toute notre œuvre révolutionnaire.

Eh bien, je demande maintenant : après cette calamité inouïe, inattendue, où en sont les choses aujourd’hui, depuis que nous avons institué la nouvelle politique économique, depuis que nous avons accordé aux paysans la liberté du commerce ? La réponse est claire, elle est évidente pour tous : en une année, la paysannerie n’a pas seulement eu raison de la famine ; elle a acquitté l’impôt en nature dans des proportions telles que nous avons déjà reçu des centaines de millions de pouds, et cela presque sans la moindre mesure de contrainte. Les soulèvements paysans qui, avant 1921, étaient pour ainsi dire un fait général en Russie, ont presque complètement cessé. La paysannerie est satisfaite de sa situation actuelle. Nous pouvons le dire sans hésiter. Nous estimons que ces preuves importent plus que toutes les démonstrations à coups de statistique. Que la paysannerie soit chez nous un facteur décisif, personne n’en doute. Elle est aujourd’hui dans une situation telle que nous n’avons pas à craindre de sa part un mouvement d’hostilité contre nous. Nous le disons en pleine conscience, sans exagération. C’est là un fait acquis. La paysannerie peut être mécontante de l’activité de notre pouvoir dans tel ou tel domaine, et elle peut s’en plaindre. Certes, cela est possible et inévitable, puisque notre appareil d’Etat et notre économie nationale sont encore trop défectueux pour le prévenir. En tout cas, ce qui est certain, c’est qu’un mécontentement sérieux de l’ensemble de la paysannerie contre nous est absolument exclu. Ce résultat a été acquis en l’espace d’un an. J’estime que c’est déjà beaucoup.

J’en viens à l’industrie légère. Nous devons précisément faire le départ entre l’industrie lourde et l’industrie légère, puisque leur situation est différente. Pour ce qui est de l’industrie légère, je puis dire sans hésiter : on assiste ici à un essor général. Je n’entrerai point dans les détails. Et je ne me propose pas de produire des statistiques. Mais cette impression d’ensemble est fondée sur des faits, et je puis garantir qu’elle ne renferme rien de faux ou d’inexact. Nous constatons un essor général de l’industrie légère et, partant, une amélioration notable de la condition des ouvriers de Petrograd et de Moscou. Dans les autres régions, cela s’observe dans une mesure moindre parce que là prédomine l’industrie lourde. Il ne faut donc pas généraliser ce fait. Toujours est-il, je le répète, que l’industrie légère est incontestablement en progrès et l’adoucissement du sort des ouvriers de Petrograd et de Moscou est indéniable. Au printemps de 1921, il y avait du mécontentement parmi les ouvriers de ces deux villes. Aujourd’hui, ce n’est absolument plus le cas. Nous qui suivons au jour le jour la situation et l’état d’esprit des ouvriers, nous ne nous trompons pas en cette matière.

La troisième question concerne l’industrie lourde. Je dois dire qu’ici la situation reste encore difficile. Un certain changement s’y est produit en 1921-1922. Nous pouvons donc espérer, très prochainement, un tournant. A cet effet, nous avons déjà réuni, en partie, les moyens nécessaires. Pour améliorer l’état de l’industrie lourde dans un pays capitaliste, il aurait fallu emprunter des centaines de millions, sans lesquels le redressement eût été impossible. L’histoire économique des pays capitalistes montre que, dans les pays arriérés, seuls les emprunts à long terme de centaines de millions de dollars ou de roubles-or pourraient aider au relèvement de l’industrie lourde. Nous n’avons pas bénéficié d’emprunts de ce genre, et nous n’avons rien reçu jusqu’à ce jour. Tout ce qu’on écrit maintenant au sujet des concessions, etc., c’est à peu près lettre morte. Ces temps derniers, nous avons beaucoup écrit à ce sujet et surtout à propos de la concession d’Urquhart. Cependant notre politique de concessions me paraît très bonne. Cela n’empêche que nous n’avons pas encore de concession rentable. Je vous prie de ne pas l’oublier. De la sorte, l’état de l’industrie lourde est réellement une question très grave pour notre pays arriéré, car nous ne pouvions espérer d’emprunts dans les pays riches. Néanmoins, nous observons déjà une amélioration notable, et puis nous voyons que notre activité commerciale nous a déjà rapporté un certain capital. Fort modeste, il est vrai, pour le moment : un peu plus de vingt millions de roubles-or. En tout cas, c’est un commencement : notre commerce nous procure des ressources que nous pouvons utiliser pour relever l’industrie lourde. De toute façon, à l’heure actuelle, notre industrie lourde se trouve encore dans une situation fort difficile. Mais j’estime que le fait essentiel est que nous sommes déjà en mesure d’économiser quelque peu. Nous le ferons à l’avenir également. Bien que, souvent, cela se fasse aux dépens de la population, nous devons quand même économiser dès maintenant. Nous travaillons en ce moment à réduire notre budget d’Etat, à comprimer notre appareil d’Etat. Tout à l’heure, je dirai encore quelques mots de notre appareil d’Etat. Nous devons, en tout cas, le comprimer, nous devons économiser autant que faire se peut. Nous économisons sur tout, même sur les écoles, cela parce que nous comprenons que, si nous ne sauvons pas l’industrie lourde, si nous ne la relevons pas, nous ne pourrons construire aucune industrie, et à défaut de celle-ci, ç’en sera fait de nous, en général, comme pays indépendant. Cela, nous le savons bien.

Le salut pour la Russie n’est pas seulement dans une bonne récolte, — cela ne suffit pas encore, — et pas seulement dans le bon état de l’industrie légère qui fournit aux paysans les objets de consommation, — cela non plus ne suffit pas encore, — il nous faut également une industrie lourde. Or, pour la mettre en bon état, il faudra plusieurs années de travail.

L’industrie lourde a besoin de subventions de l’Etat. Si nous ne les trouvons pas, c’en est fait de nous comme Etat civilisé, je ne dis même pas socialiste. Donc, à cet égard nous avons fait un pas résolu en avant. Nous avons commencé à accumuler les ressources nécessaires pour mettre debout l’industrie lourde. La somme que nous nous sommes procurée jusqu’à présent dépasse à peine, il est vrai, vingt millions de roubles-or. En tout cas, cette somme existe, et son unique destination est de relever notre industrie lourde.

Je pense que, dans l’ensemble, je vous ai exposé brièvement, comme je l’avais promis, les éléments essentiels de notre économie nationale. Et je pense qu’on peut conclure de tout cela que la nouvelle politique économique a donné, dès maintenant, un bon résultat. Nous avons, dès aujourd’hui, la preuve que nous sommes en mesure, en tant qu’Etat, de faire du commerce, de garder de solides positions dans l’agriculture et l’industrie et de marcher de l’avant. Notre activité pratique l’a démontré. Je pense que cela nous suffit pour le moment. Nous aurons encore beaucoup à apprendre, et nous avons compris qu’il nous était encore nécessaire d’apprendre. Nous sommes au pouvoir depuis cinq ans, et cinq années durant nous avons été en état de guerre. Donc nous avons remporté un succès.

Cela se comprend : c’est que les paysans étaient pour nous. Il serait difficile d’être pour nous plus qu’ils ne l’ont été. Ils comprenaient que, derrière les gardes blancs, se tenaient les grands propriétaires fonciers qu’ils haïssent plus que tout au monde. Aussi étaient-ils pour nous avec le plus grand enthousiasme, le plus grand dévouement. Il n’a pas été difficile de décider la paysannerie à nous défendre contre les gardes blancs. Les paysans qui, naguère, exécraient la guerre, faisaient tout pour la guerre contre les gardes blancs, pour la guerre civile contre les grands propriétaires fonciers. Néanmoins, ce n’était pas encore tout. Car, au fond, il ne s’agissait là que d’une chose : le pouvoir resterait-il aux grands propriétaires fonciers ou aux paysans ? Pour nous ce n’était pas assez. Les paysans comprennent que nous avons pris le pouvoir pour les ouvriers et que notre but est de créer le régime socialiste à l’aide de ce pouvoir. Aussi, le plus important pour nous, c’était la préparation de l’économie socialiste. Nous ne pouvions la préparer directement. Nous avons été obligés de le faire par voies détournées. Le capitalisme d’Etat, tel que nous l’avons établi chez nous, est un capitalisme d’Etat particulier. Il ne répond pas à la notion ordinaire de capitalisme d’Etat. Nous détenons tous les leviers de commande ; nous détenons la terre ; elle appartient à l’Etat. Cela est très important, encore que nos adversaires présentent les choses de façon à faire croire que cela ne signifie rien. C’est faux. Lé fait que la terre appartient à l’Etat est de la plus haute importance et a également une grande valeur pratique du point de vue économique. Nous avons obtenu cela, et je dois dire que toute notre activité ultérieure doit se développer uniquement dans ce cadre. Nous avons déjà obtenu ce résultat que nos paysans sont satisfaits, que notre industrie revit, de même que notre commerce. J’ai déjà dit que notre capitalisme d’Etat se distinguait du capitalisme d’Etat pris à la lettre, en ceci que notre Etat prolétarien détient non seulement la terre, mais aussi tous les éléments les plus importants de l’industrie. Avant tout nous avons donné à bail une certaine partie seulement de la petite et moyenne industrie ; mais tout le reste demeure entre nos mains. Pour ce qui est du commerce, je tiens encore à souligner que nous nous efforçons de fonder des sociétés mixtes, que nous en fondons déjà ; ce sont des sociétés où une part du capital appartient aux capitalistes privés, aux surplus étrangers, et l’autre part, à nous. D’abord, nous apprenons ainsi à faire du commerce, — nous en avons besoin, — et, ensuite, nous avons toujours la possibilité, si nous le jugeons nécessaire, de liquider une telle société, de sorte que nous ne courons, pour ainsi dire, aucun risque. En revanche, nous nous instruisons auprès du capitaliste privé, nous tâchons de savoir comment nous pouvons progresser et quelles fautes nous commettons. Je crois pouvoir me borner à ce que je viens de dire.

Je voudrais encore toucher quelques points secondaires. Il est certain que nous avons commis et que nous commettrons encore des sottises en quantité énorme. Personne n’est mieux placé que moi pour le voir et en juger. (Rires.) Pourquoi donc commettons-nous des sottises ? Cela se conçoit : premièrement, nous sommes un pays arriéré ; deuxièmement, l’instruction, dans notre pays, est minime ; troisièmement, nous ne recevons pas d’aide du dehors ; aucun Etat civilisé ne nous aide. Au contraire, ils œuvrent tous contre nous. Quatrièmement, la faute en est à notre appareil d’Etat. Nous avons hérité de l’ancien appareil d’Etat, et c’est là notre malheur. L’appareil d’Etat fonctionne bien souvent contre nous. Voici comment les choses se sont passées. En 1917, lorsque nous avons pris le pouvoir, l’appareil d’Etat nous a sabotés. Nous avons été très effrayés à ce moment, et nous avons demandé : « Revenez s’il vous plaît. » Ils sont revenus, et ce fut notre malheur. Nous avons maintenant d’énormes masses d’employés, mais nous n’avons pas d’éléments suffisamment instruits pour diriger efficacement ce personnel. En fait, il arrive très souvent qu’ici, au sommet, où nous avons le pouvoir d’Etat, l’appareil fonctionne tant bien que mal, tandis que là-bas, à la base, ce sont eux qui commandent de leur propre chef, et ils le font de telle sorte que, bien souvent, ils agissent contre nos dispositions. Au sommet nous avons, je ne sais combien au juste, mais de toute façon, je le crois, quelques milliers seulement, ou tout au plus, quelques dizaines de milliers des nôtres. Or, à la base, il y a des centaines de milliers d’anciens fonctionnaires, légués par le tsar et la société bourgeoise, et qui travaillent en partie consciemment, en partie inconsciemment, contre nous. On ne saurait y remédier dans un court laps de temps, cela est certain. Nous devons travailler durant de longues années pour perfectionner l’appareil, le modifier et y faire participer des forces nouvelles. Nous le faisons à un rythme assez rapide, trop rapide peut-être. Des "écoles soviétiques, des facultés ouvrières ont été fondées ; des centaines de milliers de jeunes gens étudient. Ils étudient, peut-être trop vite, mais en tout cas, le travail a commencé, et je pense qu’il portera ses fruits. Si nous ne travaillons pas trop à la hâte, nous aurons dans quelques années une masse de jeunes gens capables de refondre radicalement notre appareil.

J’ai dit que nous avions commis une énorme quantité de sottises, mais, là-dessus, je dois dire aussi quelques mots de nos adversaires. Si nos adversaires nous reprennent et indiquent que, voyez-vous, Lénine lui-même reconnaît que les bolcheviks ont fait une énorme quantité de sottises, je réponds à cela : oui, mais nos sottises, vous savez, sont quand même d’une tout autre espèce que les vôtres. Nous avons seulement commencé notre apprentissage, mais nous apprenons d’une façon assez systématique pour être certains d’obtenir de bons résultats. Et si nos adversaires, c’est-à-dire les capitalistes et les paladins de la IIe Internationale, soulignent les sottises faites par nous, je me permettrai, pour la comparaison, de citer ici, en les paraphrasant un peu, les paroles d’un célèbre écrivain russe : quand les bolcheviks font des sottises, ils disent : « Deux fois deux font cinq. » Mais quand ce sont leurs adversaires, c’est-à-dire les capitalistes et les paladins de la IIe Internationale, qui font des sottises, ils semblent dire : « Deux fois deux font une bougie[74]. » Cela n’est pas difficile à démontrer. Prenez, par exemple, le traité conclu avec Koltchak par l’Amérique, l’Angleterre, la France, le Japon. Y a-t-il au monde, je vous le demande, des Etats plus éclairés et plus puissants ? Or, qu’est-il arrivé ? Ils ont promis leur aide à Koltchak, sans avoir calculé, ni réfléchi, ni observé. Ce fut un fiasco difficile même à concevoir, selon moi, du point de vue de la raison humaine.

Et cet autre exemple, encore plus rapproché de nous et plus important : la paix de Versailles. Qu’est-ce que les « grandes » puissances, « couvertes de gloire », ont fait là, je vous le demande ? Comment peuvent-elles maintenant trouver une issue à ce chaos et à ce non-sens ? Je pense ne pas exagérer en répétant que nos sottises ne sont rien en comparaison de celles que commettent, ensemble, les Etats capitalistes, le monde capitaliste et la IIe Internationale. C’est pourquoi j’estime que les perspectives de révolution mondiale — thème que je dois aborder brièvement — sont favorables. Et je présume qu’à certaines conditions, elles deviendront encore meilleures. C’est de ces conditions que je voudrais dire quelques mots.

En 1921, au IIIe Congrès, nous avons voté une résolution sur la structure organique des partis communistes, ainsi que sur les méthodes et le contenu de leur travail. Texte excellent, mais essentiellement russe, ou presque, c’est-à-dire que tout y est tiré des conditions de vie russes. C’est là son bon mais aussi son mauvais côté. Son mauvais côté, parce que je suis persuadé que presque aucun étranger ne peut la lire ; avant de dire cela j’ai relu cette résolution : premièrement, elle est trop longue : 50 paragraphes ou plus. Les étrangers, d’ordinaire, ne peuvent aller jusqu’au bout de pareils textes. Deuxièmement, même s’ils la lisaient, pas un de ces étrangers ne la comprendrait, précisément parce qu’elle est trop russe. Non parce qu’elle a été écrite en russe, — on l’a fort bien traduite dans toutes les langues, — mais parce qu’elle est entièrement imprégnée de l’esprit russe. Et, troisièmement, si même quelque étranger, par exeption, la comprenait, il ne pourrait l’appliquer. C’est là son troisième défaut. Je me suis entretenu avec quel- 2ues délégués venus ici, et j’espère, au cours du Congrès, sans y prendre part personnellement, — à mon grand regret, cela m’est impossible, — du moins causer de façon détaillée avec un grand nombre de délégués de différents pays. J’ai eu l’impression qu’avec cette résolution, nous avons commis une faute grave, nous coupant nous-mêmes le chemin vers de nouveaux progrès. Comme je l’ai dit, le texte est fort bien rédigé, et je souscris à tous ses 50 paragraphes ou plus. Mais nous n’avons pas compris comment il fallait présenter aux étrangers notre expérience russe. Tout ce qui est dit dans la résolution est resté lettre morte. Or, à moins de comprendre cela, nous ne pourrons aller de l’avant. J’estime que le plus important pour nous tous, tant pour les Russes que pour les camarades étrangers, c’est que, après cinq ans de révolution russe, nous devons nous instruire. C’est maintenant seulement que nous pouvons le faire. Je ne sais combien de temps nous aurons cette possibilité. Je ne sais combien de temps les puissances capitalistes nous laisseront étudier tranquillement. Mais chaque instant libre, à l’abri des batailles, de la guerre, nous devons l’utiliser pour étudier, et cela par le commencement.

Tout le Parti et toutes les couches de la population de la Russie le prouvent par leur soif de savoir. Cette aspiration montre que la tâche la plus importante pour nous, aujourd’hui, est de nous instruire, encore et toujours. Mais les camarades étrangers, eux aussi, doivent apprendre, non pas dans le même sens que nous, c’est-à-dire à lire, à écrire et à comprendre ce que nous avons lu, — ce dont nous avons encore besoin. On discute pour savoir si cela se rapporte à la culture prolétarienne ou bourgeoise. Je laisse cette question en suspens. Une chose, en tout cas, est certaine : il nous faut, avant tout, apprendre à lire, à écrire et à comprendre ce que nous avons lu. Les étrangers, eux, n’en ont pas besoin. Il leur faut quelque chose de plus élevé : notamment, et avant tout, comprendre aussi ce que nous avons écrit sur la structure organique des partis communistes, et que les camarades étrangers ont signé sans lire ni comprendre. Telle doit être leur première tâche. Il faut appliquer cette résolution. On ne peut le faire en une nuit, c’est absolument impossible. Cette résolution est trop russe : elle traduit l’expérience de la Russie. Aussi est-elle tout à fait incompréhensible pour les étrangers ; ils ne peuvent se contenter de l’accrocher dans un coin, comme une icône, et de l’adorer. On n’arrivera à rien de cette façon. Ils doivent assimiler une bonne tranche d’expérience russe. Comment cela se passera, je l’ignore. Peut-être que les fascistes d’Italie, par exemple, nous rendront un signalé service en montrant aux Italiens qu’ils ne sont pas encore suffisamment éclairés et que leur pays n’est pas encore garanti des Cent-Noirs[75] ? Cela sera, peut-être, très utile. Nous autres, Russes, devons aussi rechercher les moyens d’expliquer aux étrangers les principes de cette résolution. Sinon, ils seront absolument incapables de la mettre en œuvre. Je suis persuadé que nous devons dire, à cet égard, non seulement aux Russes, mais aussi aux camarades étrangers, que le plus important, dans la période qui vient, c’est l’étude. Nous, nous étudions dans le sens général du terme. Ils doivent, eux, étudier dans un sens particulier, pour comprendre réellement l’organisation, la structure, la méthode et le contenu de l’action révolutionnaire. Si cela se fait, je suis persuadé qu’alors les perspectives de la révolution mondiale seront non seulement bonnes, mais excellentes. (Vifs applaudissements prolongés. Les acclamations : « Vive notre camarade Lénine ! » provoquent de nouvelles ovations enthousiastes.)

Pravda n° 258 du 15 novembre 1922

Œuvres, Paris-Moscou, t. 33, pp. 429-444
ANNEXE
LES CONDITIONS D’ADMISSION À L’INTERNATIONALE COMMUNISTE

Le premier congrès constitutif de l’Internationale communiste n’a pas élaboré les conditions précises d’admission des différents partis à la IIIe Internationale. Au moment de sa convocation, il n’existait encore, dans la plupart des pays, que des tendances et des groupes communistes.

C’est dans des conditions différentes que se réunit le IIe Congrès mondial de l’Internationale communiste. Il existe désormais dans la plupart des pays non seulement des courants et des tendances communistes, mais des partis et des organisations communistes.

Aujourd’hui, l’Internationale communiste reçoit de plus en plus souvent des demandes de partis et de groupes qui appartenaient récemment encore à la IIe Internationale et qui désirent maintenant adhérer à la IIIe Internationale, mais qui ne sont pas encore en fait devenus communistes. La IIe Internationale est définitivement battue. Les partis intermédiaires et les groupes du « centre », voyant que sa situation est tout à fait désespérée, tentent de s’appuyer sur l’Internationale communiste qui se renforce de plus en plus ; ils espèrent conserver toutefois une « autonomie » qui leur permettrait de poursuivre leur ancienne politique opportuniste ou « centriste ». L’Internationale communiste est, jusqu’à un certain point, à la mode.

Le désir de certains groupes dirigeants du « centre » d’adhérer maintenant à la IIIe Internationale prouve indirectement que l’Internationale communiste a gagné la sympathie de l’immense majorité des ouvriers conscients du monde entier et devient une puissance de jour en jour croissante.

Dans certaines circonstances, l’Internationale communiste peut être menacée de ramollissement par des groupes indécis et hybrides qui n’ont pas encore rompu avec l’idéologie de la IIe Internationale.

De plus, dans certains grands partis (Italie, Suède), dont la majorité se place sur les positions du communisme, il existe encore une forte aile réformiste et social-pacifiste, qui n’attend que le moment de relever la tête, de commencer le sabotage actif de la révolution prolétarienne et d’aider ainsi la bourgeoisie et la IIe Internationale.

Aucun communiste ne doit oublier les leçons de la République des Soviets de Hongrie. L’union des communistes hongrois et des réformistes a coûté cher au prolétariat hongrois.

Compte tenu de ces faits, le IIe Congrès mondial tient à déterminer avec la plus grande précision les conditions d’admission des nouveaux partis, et de rappeler, par la même occasion aux partis déjà admis à l’Internationale communiste les obligations qui leur incombent.

Le IIe Congrès de l’Internationale communiste décide que les conditions d’appartenance au Komintern sont les suivantes :

* * *

1°) La propagande et l’agitation quotidiennes doivent avoir un caractère effectivement communiste. Tous les organes de presse appartenant au parti doivent être rédigés par des communistes sûrs, ayant donné la preuve de leur dévouement à la cause de la révolution prolétarienne. Il ne s’agit pas de parler de la dictature du prolétariat tout simplement, comme d’une formule courante apprise par cœur ; il faut organiser la propagande en sa faveur d’une façon telle que pour chaque simple ouvrier, ouvrière, soldat ou paysan, sa nécessité découle des faits de la vie quotidienne notés au jour le jour par notre presse. Dans les journaux, dans les réunions publiques, dans les syndicats, dans les coopératives, partout où les partisans de la IIIe Internationale auront accès, il est indispensable de flétrir systématiquement et sans merci non seulement la bourgeoisie, mais aussi ses auxiliaires, les réformistes de toutes nuances.

2°) Toute organisation désirant appartenir à l’Internationale communiste est tenue d’écarter systématiquement des postes tant soit peu responsables dans le mouvement ouvrier (organisation du parti, rédaction, syndicat, fraction parlementaire, coopérative, municipalité, etc.) les réformistes et les partisans du « centre » et de mettre à leur place les communistes éprouvés, sans craindre d’avoir parfois, au début, à remplacer des dirigeants « expérimentés » par des ouvriers sortis du rang.

3°) Dans tous les pays où, en raison de l’état de siège ou de lois d’exception, les communistes n’ont pas la possibilité de mener légalement toute leur action, il est absolument indispensable de combiner le travail légal et le travail illégal. Dans presque tous les pays d’Europe et d’Amérique, la lutte des classes entre dans la phase de la guerre civile. Dans ces conditions, les communistes ne peuvent se fier à la légalité bourgeoise. Ils doivent créer partout une organisation parallèle illégale qui puisse, au moment décisif, aider le parti à remplir son devoir envers la révolution.

4°) Une propagande et une agitation systématiques et persévérantes doivent être faites parmi les troupes, et il faut former des cellules communistes dans chaque unité. Les communistes seront obligés de faire ce travail en grande partie illégalement, mais s’y refuser serait trahir le devoir révolutionnaire et serait incompatible avec l’appartenance à la IIIe Internationale.

5°) Une agitation régulière et systématique dans les campagnes est indispensable. La classe ouvrière ne peut affermir sa victoire si elle n’a pas pour elle au moins une partie des ouvriers agricoles et des paysans pauvres et si elle n’a pas neutralisé par sa politique une partie du reste de la population des campagnes. Dans la période actuelle, l’action communiste à la campagne prend une importance de premier plan. Elle doit être le fait, principalement, des ouvriers communiste révolutionnaire qui ont des attaches à la campagne. Se réfuser à ce travail ou le confier à des éléments semi-réformistes peu sûrs équivaut à renoncer à la révolution prolétarienne.

6°) Tout parti désireux d’appartenir à la IIIe Internationale est tenu de démasquer non seulement le social-patriotisme avoué, mais également l’hypocrisie et la fausseté du social-pacifisme ; démontrer systématiquement aux ouvriers que, sans le renversement révolutionnaire du capitalisme, aucune cour internationale d’arbitrage, aucun débat sur la réduction des armements, aucune réorganisation « démocratique » de la Société des Nations ne sauraient sauver l’humanité de nouvelles guerres impérialistes.

7°) Les partis désireux d’appartenir à la IIIe Internationale sont tenus de reconnaître la nécessité d’une rupture totale et absolue avec le réformisme et la politique du « centre », et de faire de la propagande en faveur de cette rupture dans les milieux les plus larges de leurs organisations. Sans cela, aucune politique communiste conséquente n’est possible.

L’Internationale communiste exige absolument et sous forme d’ultimatum que cette rupture soit réalisée dans le plus bref délai. Elle ne peut admettre que des réformistes avérés, comme Turati, Modigliani et autres, aient le droit de se considérer comme des membres de l’Internationale communiste. Un tel état de choses conduirait la IIIe Internationale à ressembler singulièrement à la défunte IIe Internationale.

8°) Dans la question des colonies et des nationalités opprimés, les partis des pays dont la bourgeoisie possède des colonies et opprime d’autres nations doivent avoir une ligne de conduite particulièrement claire et nette. Tout parti désireux d’appartenir à la IIIe Internationale est tenu de démasquer impitoyablement les entreprises de « ses » impérialistes dans les colonies, de soutenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement de libération dans les colonies, d’exiger qu’en soient expulsés les impérialistes nationaux, de cultiver dans les cœurs des ouvriers de son pays une attitude vraiment fraternelle à l’égard de la population laborieuse des colonies et des nationalités opprimées, et de poursuivre une agitation systématique parmi les troupes de son pays contre toute oppression des peuples coloniaux.

9°) Tout parti qui désire appartenir à l’Internationale communiste est tenu de mener systématiquement et sans faiblesse une action communiste au sein des syndicats, des coopératives et des autres organisations ouvrières de masse. Il est indispensable d’y constituer des cellules communistes qui, par un travail constant et opiniâtre, doivent gagner les syndicats à la cause du communisme. Ces cellules sont tenues, à chaque moment du travail quotidien, de démasquer la trahison des social-patriotes et les hésitations du « centre ». Elles doivent être entièrement subordonnées au parti dans son ensemble.

10°) Un parti appartenant à l’Internationale communiste est tenu de lutter opiniâtrement contre l’« Internationale » des syndicats jaunes d’Amsterdam. Il doit faire une propagande obstinée parmi les ouvriers syndiqués pour la rupture avec elle. Il doit, par tous les moyens, soutenir le rassemblement international en voie de réalisation des syndicats rouges adhérant à l’Internationale communiste.

11°) Les partis désireux d’appartenir à la IIIe Internationale sont tenus de revoir la composition de leurs fractions parlementaires, d’en éliminer les éléments peu sûrs, de subordonner ces fractions, non en paroles mais en fait, à leurs comités centraux, d’exiger de chaque prolétaire communiste que toute son activité soit subordonnée aux intérêts d’une propagande et d’une agitation vraiment révolutionnaires.

12°) De même, la presse périodique et non périodique et tous les services d’édition doivent être entièrement subordonnés au Comité central du parti, indépendamment de la question de savoir si, à tel moment, le parti dans son ensemble est légal ou illégal ; il est inadmissible que des services d’édition, abusant de leur autonomie, poursuivent une politique qui ne soit pas entièrement celle du parti.

13°) Les partis adhérents à l’Internationale communiste doivent être organisés selon le principe du centralisme démocratique. Dans la période actuelle de guerre civile exacerbée, un parti communiste ne saurait faire son devoir que s’il est organisé de la manière la plus centralisée, s’il y règne une discipline de fer confinant à la discipline militaire, et si son organisme central est puissant, nanti de pouvoirs étendus et jouissant d’une autorité morale et de la confiance unanime de ses membres.

14°) Les partis communistes des pays où les communistes mènent légalement leur action doivent procéder à des épurations périodiques (réenregistrement) des effectifs de leurs organisations, de manière à en écarter systématiquement les éléments petits-bourgeois qui s’y faufilent inévitablement.

15°) Tout parti qui désire appartenir à l’Internationale communiste est tenu de soutenir sans réserve toute République soviétique dans sa lutte contre les forces contre-révolutionnaires. Les partis communistes doivent faire une propagande incessante pour que les ouvriers refusent de transporter les fournitures militaires destinées aux ennemis des Républiques soviétiques ; ils doivent faire de la propagande, légalement ou illégalement, parmi les troupes envoyées pour écraser les Républiques ouvrières, etc.

16°) Les partis qui, jusqu’à présent, ont conservé leurs anciens programmes social-démocrates, sont tenus de les réviser dans le plus bref délai et d’établir un nouveau programme communiste adapté aux conditions particulières de leur pays et conforme aux décisions de l’Internationale communiste. En règle générale, le programme de chaque parti affilié à l’Internationale communiste doit être ratifié par le Congrès ordinaire de l’Internationale communiste ou par son Comité exécutif. En cas de non-ratification par le Comité exécutif de l’Internationale communiste du programme de tel ou tel parti, celui-ci a le droit d’en appeler au Congrès de l’Internationale communiste.

17°) Toutes les décisions des Congrès de l’Internationale communiste, de même que celles de son Comité exécutif, sont obligatoires pour tous les partis affiliés. L’Internationale communiste, placée dans une ambiance de guerre civile exaspérée, doit être organisée d’une façon beaucoup plus centralisée que ne l’était la IIe Internationale. Cela étant, l’Internationale communiste et son Comité exécutif doivent, bien entendu, tenir compte, dans toute leur activité, de la diversité des conditions dans lesquelles les différents partis ont à lutter et à agir, et n’adopter de décisions obligatoires pour tous que dans les questions où de telles décisions sont possibles.

18°) Conformément à tout ce qui précède, tous les partis désireux d’adhérer à l’Internationale communiste doivent modifier leur appellation. Tout parti désireux de s’affilier à l’internationale communiste doit s’intituler : Parti communiste de tel pays (Section de la IIIe Internationale communiste). Cette question d’appellation n’est pas de pure forme, elle a une importance politique considérable. L’Internationale communiste a engagé une lutte décisive contre le monde bourgeois et tous les partis social-démocrates jaunes. Il est indispensable que la différence apparaisse clairement aux yeux de chaque travailleur entre les partis communistes et les anciens partis officiels « social-démocrates » ou « socialistes » qui ont trahi le drapeau de la classe ouvrière.

19°) Après la fin des travaux du Deuxième Congrès mondial de l’Internationale communiste, tous les partis désireux d’adhérer à l’Internationale communiste doivent, dans le plus bref délai, convoquer un congrès extraordinaire afin qu’y soient ratifiés officiellement, au nom de l’ensemble du parti, les engagements ci-dessus précisés.

20°) Les partis qui désireraient actuellement adhérer à la IIIe Internationale mais qui, jusqu’à présent, n’ont pas encore modifié radicalement leur ancienne tactique doivent, avant cette adhésion, faire le nécessaire pour que leur Comité central et leurs principaux organismes centraux comptent, au moins pour les deux tiers, des camarades qui, dès avant le IIe Congrès de l’Internationale communiste, se sont prononcés publiquement et sans équivoque pour l’adhésion à la IIIe Internationale. Des exceptions peuvent être admises avec accord du Comité exécutif de la IIIe Internationale. Ce dernier a le droit de faire également des exceptions pour les représentants du « centre » désignés au § 7.

21°) Les adhérents au Parti qui rejettent en principe les conditions et les thèses établies par l’Internationale communiste doivent être exclus du Parti.

Ceci concerne également les délégués aux Congrès extraordinaires[76].

Œuvres, Paris-Moscou, t. 31, pp. 210-217
  1. Membres de l’organisation révolutionnaire des social-démocrates allemands de gauche fondée au début de la première guerre mondiale par Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, Franz Mehring, etc. Les spartakistes portaient la propagande révolutionnaire dans les masses, organisaient des manifestations contre la guerre, dirigeaient les grèves, dénonçaient le caractère impérialiste de la guerre et la trahison des chefs opportunistes de la social-démocratie. En avril 1917, les spartakistes fusionnèrent avec le parti des « indépendants » tout en conservant leur autonomie d’organisation. Pendant la révolution de novembre 1918, les spartakistes rompirent avec les « indépendants » pour fonder, en janvier 1919, le Parti communiste d’Allemagne.
  2. Les Comités de délégués d’usine étaient des organisations ouvrières élues qui fonctionnèrent dans certaines branches de l’industrie anglaise pendant la première guerre mondiale. À l’encontre des trade-unions conciliateurs qui promouvaient une politique de « paix sociale », les comités faisaient de la propagande contre la guerre, défendaient les intérêts de la classe ouvrière. Ils soutinrent activement la Russie des Soviets. Nombres de militants de ces comités participèrent par la suite au mouvement communiste.
  3. Il est probable que le journal qu’avait lu Lénine avait fait une erreur. Il s’agissait sans doute du comité de délégués d’usine et non pas du Soviet des députés ouvriers de Birmingham.
  4. Première conférence d’après-guerre des partis social-chauvins et centristes réunie à Berne du 3 au 10 février 1919 en vue de reconstituer la IIe Internationale. La conférence examina surtout le problème de la démocratie et de la dictature. La résolution finale, après avoir hypocritement salué les révolutions en Russie, Autriche-Hongrie et Allemagne, désapprouvait en fait la dictature du prolétariat et glorifiait la démocratie bourgeoise.
  5. Voir K. Marx : La Guerre civile en France.
  6. Il s’agit de la révolution du XVIIe siècle en Angleterre et de la révolution du XVIIIe siècle en France.
  7. Bloc de puissances impérialistes (Grande-Bretagne, France et Russie) constitué au début du XXe siècle pour combattre la Triple-Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie et Italie). Il tira son nom de l’Entente cordiale conclue en 1904 entre la France et la Grande-Bretagne.
  8. Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne, formation centriste dans le mouvement socialiste fondée en avril 1917. Faisant usage d’une phraséologie centriste, les « indépendants » prêchaient l’unité avec les social-chauvins et penchaient pour l’abandon de la lutte de classes. En octobre 1920, au Congrès de Halle, le parti se scinda. Une fraction importante des « indépendants » fusionna avec le Parti communiste. Les éléments de droite formèrent un parti séparé qui reprit l’ancien nom de Parti social-démocrate indépendant et subsista jusqu’en 1922.
  9. Parti petit-bourgeois fondé en Russie fin 1901 — début 1902. Au cours de la première guerre mondiale, la majorité de ce parti s’aligna sur les positions social-chauvines. Après la Révolution démocratique bourgeoise de 1917, les s.-r. donnèrent leur appui au Gouvernement provisoire bourgeois dont leurs leaders firent partie. Après la Révolution socialiste d’Octobre, ils engagèrent une lutte ouverte contre le pouvoir des Soviets.
  10. Il s’agit de la résolution adoptée par le VIIe Congrès du P.C.(b)R. (6-8 mars 1918) et portant sur le changement de dénomination du parti et de son programme.
  11. Courant opportuniste au sein de la social-démocratie russe. Reçut sa dénomination au IIe Congrès du P.O.S.D.R. en 1903 lorsque aux élections des organismes directeurs du parti, les partisans de Lénine obtinrent la majorité et les opportunistes restèrent en minorité : d’où les noms de bolcheviks (majoritaires) et de mencheviks (minoritaires). Formellement, les bolcheviks et les mencheviks formèrent un seul parti jusqu’à la Conférence de Prague du P.O.S.D.R. (1912)
  12. Il s’agit de l’article de Rosa Luxemburg : « Der Anfang » (le Commencement) inséré le 18 novembre 1918 dans le n° 3 du journal Die Rote Fahne, organe central des spartakistes puis du Parti communiste allemand, qui parut à Berlin à partir du 9 novembre 1918.
  13. Il est question ici du Décret sur la terre promulgué le 26 octobre (8 novembre) 1917, où entrait « Le mandat impératif paysan sur la terre » composé sur la base de 242 mandats paysans.
  14. Traité de paix qui mit fin à la première guerre mondiale (1914-1918). Il fut signé le 28 juillet 1919, entre les Etats-Unis d’Amérique, le Royaume-Uni, la France, l’Italie, le Japon et les puissances associées, d’une part, et l’Allemagne vaincue, de l’autre. Ce traité consacrait le nouveau partage du monde capitaliste au profit des pays vainqueurs. De très importantes réparations furent imposées à l’Allemagne.
  15. Organisation internationale fondée en février 1921 à Vienne, à la Conférence des partis et groupes centristes ayant quitté la IIe Internationale sous la pression des masses révolutionnaires. En 1923, cette organisation fusionna avec la IIe Internationale.
  16. Il s’agit du programme énoncé par le président des Etats-Unis Wilson et rendu public en janvier 1918. Il devait servir de base au traité de paix entre les puissances de l’Entente et la coalition austro-allemande (Allemagne, Autriche-Hongrie, Bulgarie et Turquie). Les « 14 points » visaient à contrecarrer l’influence exercée sur les masses populaires des pays belligérants par le décret de Lénine sur la paix, qui proposait à tous les peuples et gouvernements une paix immédiate, sans annexions ni contributions. Le programme Wilson parlait de la réduction des armements, de la liberté absolue des mers, de l’organisation d’une Société des Nations, etc. La plupart des points ne furent pas réalisés.
  17. Il s’agit du traité de paix entre la Russie soviétique et la coalition austro-allemande signé le 3 mars 1918 à Brest-Litovsk, à des conditions très dures pour la Russie soviétique. Après la révolution de novembre 1918 qui jeta bas la monarchie en Allemagne, le traité fut annulé.
  18. Organisation internationale qui fonctionna dans l’entre-deux-guerres. Fut constituée en 1919 à la Conférence de Paris par les pays vainqueurs de la première guerre mondiale.
  19. Organisation réformiste fondée en 1893 dans le contexte d’une sensible reprise des grèves et du mouvement en faveur de l’indépendance de la classe ouvrière de Grande-Bretagne vis-à-vis des partis bourgeois. Occupa, dès le début, des positions réformistes bourgeoises, mais en portant l’accent sur la forme de lutte parlementaire et les transactions parlementaires avec le parti libéral.
  20. Courant réformiste né au sein des trade-unions britanniques avant la première guerre mondiale, qui préconisait la constitution, sur la base des trade-unions existants, de groupements de producteurs, les « ghildes », auxquels devait être remise la gestion de l’industrie. Les partisans de ce courant croyaient pouvoir ainsi édifier graduellement la société socialiste. Ils intensifièrent leur propagande après la Révolution d’Octobre, s’attachant à opposer leur « théorie » du « ghilde-socialisme » aux idées de la lutte de classe et de la dictature du prolétariat. Dans les années 20, ce courant perdit tout appui au sein des masses populaires.
  21. Ce parti fut fondé en 1911, mais ses faibles effectifs et le manque de contacts avec les masses en firent une organisation sectaire. En avril 1916, la conférence annuelle du British Socialist Party (B.S.P.) désapprouva ceux de ses membres qui professaient des idées social-chauvines ; ceux-ci durent quitter le parti.

    Le B.S.P. adhéra en 1919 à l’internationale communiste et joua un rôle notable dans la constitution du Parti communiste de Grande-Bretagne.

  22. Organisation syndicale américaine, formé en 1905 et ayant réuni principalement des ouvriers non qualifiés et mal rémunérés de diverses professions. Elle eut des filiales au Canada, en Australie, en Grande-Bretagne, en Amérique latine, en Afrique du Sud. Les I.W.W. organisèrent plusieurs grèves de masse, prirent position contre la politique réformiste des leaders de l’A.F.L. (Fédération américaine du Travail). Mais des tendances anarcho-syndicalistes se firent jour dans leur activité : rejet de la lutte politique du prolétariat, contestation du rôle dirigeant du parti, refus de porter l’action parmi les syndiqués faisant partie de l’A.F.L. Leurs leaders refusèrent d’adhérer à l’internationale communiste. Par la suite les I.W.W. devinrent un groupe sectaire et perdirent toute influence au sein de la classe ouvrière.
  23. Il s’agit de l’A.F.L., groupement syndical réformiste des Etats-Unis et du Labour Party de Grande-Bretagne.
  24. Dans ses Thèses sut les tâches fondamentales du IIe Congrès de l’internationale communiste Lénine préconisait l’affiliation des groupes communistes de Grande-Bretagne au Labour Party aussi longtemps que celui-ci gardait son caractère de rassemblement de toutes les organisations professionnelles de la classe ouvrière (voir Œuvres, Paris-Moscou, t. 31, p. 202).
  25. La Maladie infantile du communisme (le « gauchisme » ), Editions sociales, 1972.
  26. La Première ébauche des thèses sur les questions nationale et coloniale (pour le IIe Congrès de l’internationale communiste) fut rédigée par Lénine et publiée dans le n° 41 de la revue l’Internationale communiste, le 14 juillet 1920.
  27. Chauvinisme militant ; ce terme provient de « jingo », un mot d’origine incertaine figurant au refrain d’une chanson anglaise chauvine des années 1870.
  28. Manifeste adopté au Congrès socialiste international extraordinaire qui tint ses assises à Bâle, les 24-25 novembre 1912. Le Manifeste mettait en garde les peuples contre le danger d’une guerre mondiale imminente et invitait les ouvriers de tous les pays à défendre résolument la paix ; il dénonçait la politique expansionniste des Etats impérialistes et appelait les socialistes du monde entier à lutter contre l’oppression des petites nations et toutes les manifestations de chauvinisme.
  29. On trouvera en annexe au présent volume, p. 230 et suivantes, les conditions d’admission à l’internationale communiste.
  30. Programme du Parti social-démocrate d’Allemagne adopté en octobre 1891, au Congrès d’Erfurt. Ce document s’inspirait de la théorie du marxisme sur la disparition inévitable du mode de production capitaliste, appelé à être remplacé par le socialisme.
  31. On lira avec intérêt MARX-ENGELS : Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Editions sociales, 1972.
  32. Hebdomadaire publié à Turin depuis 1919, d’abord comme organe de l’aile gauche du Parti socialiste italien, puis, à partir de 1921, comme celui du Parti communiste. Dirigé par A. Gramsci et P. Togliatti, ce journal propageait le marxisme-léninisme, dénonçait la politique de conciliation des leaders du P.S.I. Le groupe de révolutionnaires qui l’anima devint le noyau dirigeant du Parti communiste italien.
  33. Le Gouvernement provisoire bourgeois au pouvoir en Russie après la révolution de Février 1917, avait déclaré le 2 (15) mars son intention de convoquer l’Assemblée Constituante. Ces élections ayant été ajournées à plusieurs reprises, la Constituante ne fut réunie que le 5janvier 1918, après la Révolution socialiste d’Octobre. L’écrasante majorité du peuple exigea de la Constituante qu’elle reconnût le pouvoir des Soviets et entérinât les décrets sur la paix et sur la terre adoptés par le IIe Congrès des Soviets. Mais comme les députés, qui appartenaient pour la plupart à des formations politiques ayant perdu tout crédit auprès du peuple, opposèrent leur refus, la Constituante fut dissoute.
  34. Le syndicalisme révolutionnaire est un courant anarchisant petit-bourgeois apparu au sein du mouvement ouvrier de certains pays d’Europe occidentale à la fin du XIXe siècle. Les syndicalistes niaient la nécessité d’une lutte politique de la classe ouvrière et de la dictature du prolétariat ; ils croyaient que les syndicats, par une grève générale des ouvriers, pourraient abolir le capitalisme sans révolution et prendre en main la gestion de la production.
  35. Après l’intervention de Lénine, le Congrès se prononça à la majorité des voix (58 contre 24 et 2 abstentions), pour l’affiliation du Parti communiste de Grande-Bretagne au Labour Party. Mais ce dernier refusa d’admettre le Parti communiste dans son sein.
  36. Le 13 avril 1919, à Amritsar, important centre industriel du Pendjab, les autorités britanniques firent tirer sur un meeting de travailleurs, faisant environ 1 000 morts et 2 000 blessés.
  37. Le plan d’électrification de la Russie (plan GŒLRO)
  38. Grand parti de la bourgeoisie monarchiste libérale russe, fondé en octobre 1905. Les cadets préconisaient l’instauration d’une monarchie constitutionnelle. Après la Révolution socialiste d’Octobre, ils devinrent les ennemis jurés du pouvoir des Soviets, prirent part à toutes les actions contre-révolutionnaires, à toutes les campagnes interventionnistes. Réfugiés dans l’émigration après la défaite des gardes blancs et de l’intervention, ils continuèrent leur activité antisoviétique à l’étranger.
  39. Il s’agit de l’émeute contre-révolutionnaire que les s.-r., les mencheviks et les gardes blancs ont déclenché le 28 février 1921. N’osant pas intervenir au grand jour contre le régime soviétique, la contre-révolution lança le slogan : « Les Soviets sans les communistes », entendant ainsi écarter les communistes de la direction des Soviets, abolir le pouvoir soviétique et rétablir le régime capitaliste en Russie. Le 18 mars l’émeute fut jugulée.
  40. Les Dernières Nouvelles, quotidien des cadets émigrés, publié à Paris d’avril 1920 à juillet 1940.
  41. La question italienne fut mise aux débats au IIIe Congrès de l’Internationale communiste, à la suite d’une protestation du Parti socialiste italien contre la décision de l’Exécutif de l’I.C. de l’exclure de l’I.C. et de reconnaître le Parti communiste comme l’unique section de l’I.C. en Italie. Le P.S.I. protesta contre cette décision et envoya au IIIe Congrès une délégation de trois personnes : C. Lazzari, F. Maffi et E. Riboldi. Le 29 juin 1921, le Congrès prit la décision suivante : « Tant que le Parti socialiste italien n’aura pas exclu de ses rangs les personnes ayant pris part à la conférence réformiste de Reggio-Emilia et toutes celles qui les soutiennent ; ce parti ne peut appartenir à l’internationale communiste… » La décision resta inappliquée.
  42. Il s’agit de la conférence de l’aile réformiste du Parti socialiste italien, réunie les 10 et 11 octobre 1920. Elle rejeta l’adoption inconditionnelle des 21es conditions d’admission à l’I.C., vota une résolution qui répudiait la conquête révolutionnaire du pouvoir, l’instauration de la dictature du prolétariat et du pouvoir des Soviets.
  43. Quotidien, organe central du P.S.I., paraît depuis 1896.
  44. Il s’agit sans doute de la conférence de la fraction « unitaire » du P.S.I. (Serrati, Baratono, etc.) réunie les 21 et 22 novembre 1920 à Florence, qui se prononça contre la rupture avec les réformistes et pour l’adoption, avec cette réserve, de la 21e condition d’admission à l’Internationale communiste.
  45. En janvier 1919, une manifestation spontanée d’ouvriers berlinois se transforma en grève générale, puis en une insurrection armée proclamant le renversement du gouvernement bourgeois de Scheidemann. Les ouvriers de Berlin furent appuyés par ceux de la Rhénanie, de la Ruhr, etc. Effrayé par l’ampleur du mouvement, le C.C. du Parti social-démocrate indépendant entama des pourparlers avec le gouvernement qui en profita pour préparer et déclencher la répression féroce des ouvriers.
  46. En janvier 1921 eut lieu à Livourne le XVIIe Congrès du P.S.I. Les centristes majoritaires refusèrent de rompre avec les réformistes et d’adopter sans réserve les conditions d’admission à l’I.C. Les délégués de l’aile gauche quittèrent le congrès et fondèrent le Parti communiste italien.
  47. En septembre 1920, un grave conflit entre le syndicat des ouvriers métallurgistes et l’association des industriels d’Italie, se solda par l’occupation des usines par les métallos. Rapidement, le mouvement s’étendit à tout le pays et gagna d’autres secteurs. Mais les leaders réformistes des syndicats décidèrent de ne pas laisser le mouvement se transformer en une action révolutionnaire et de le limiter au cadre syndical. Il fut convenu d’entamer les négociations avec les industriels, en suite de quoi la lutte révolutionnaire des ouvriers italiens perdit beaucoup de sa vigueur.
  48. a et b Il est question des conférences socialistes tenues en Suisse en 1915 et en 1916. Les centristes opposés à une rupture brutale avec les social-chauvins qui soutenaient au grand jour leurs gouvernements, s’y affrontèrent avec l’aile gauche révolutionnaire des partis socialistes. Congrès de l’I.C. désapprouva cette politique d’aventure et lui opposa la tactique léniniste prévoyant la préparation minutieuse de la révolution. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p158 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.
  49. Il s’agit d’amendements apportés par les délégations allemande, autrichienne et italienne au projet de thèses sur la tactique déposée par la délégation russe au IIIe Congrès de l’I.C.
  50. Ces thèses furent rédigées par Karl Radek.
  51. Parti formé en avril 1920 par les communistes de « gauche » exclus du Parti communiste d’Allemagne. Cette organisation sectaire pratiqua une politique scissionniste au sein du mouvement communiste allemand et perdit par la suite toute influence au sein de la classe ouvrière allemande.
  52. Il s’agit de la « Lettre ouverte » du C.C. du Parti communiste unifié d’Allemagne au Parti socialiste, au Parti social-démocrate indépendant, au Parti communiste ouvrier d’Allemagne et à toutes les organisations syndicales. Ce document appelait tous les ouvriers, organisations syndicales et socialistes à engager une lutte commune contre la réaction et l’offensive croissante du capital contre les droits des travailleurs. Les dirigeants des organisations contactées rejetèrent cette proposition.
  53. L’aile gauche du parti des socialistes-révolutionnaires se constitua en novembre 1917 en un parti indépendant. Après la Révolution socialiste d’Octobre, les s.-r. de gauche admirent d’abord la coopération avec les bolcheviks et figurèrent dans le gouvernement ; mais dès le mois de juillet 1918, ils rompirent la coalition en déclenchant un soulèvement armé contre le pouvoir des Soviets, et entrèrent en lutte déclarée contre l’Etat soviétique.
  54. Il s’agit de l’action révolutionnaire que le prolétariat allemand déclencha en mars 1921. Provoquée par le gouvernement qui souhaitait une insurrection prématurée et mal préparée afin de pouvoir démanteler d’un coup toutes les organisations révolutionnaires de la classe ouvrière, l’insurrection fut écrasée malgré la résistance héroïque des ouvriers.
  55. Le Décret sur la terre du 26 octobre (8 novembre) 1917 et « La loi fondamentale sur la socialisation de la terre » du 18 (31) janvier 1918 prévoyaient une répartition égalitaire de la terre ( « selon la norme de travail ou de consommation » ), revendication formulée par la paysannerie et figurant dans le programme des s.-r.
  56. Il s’agit des révolutions démocratiques bourgeoises de 1905-1907 et de février 1917, et de la Révolution socialiste d’Octobre 1917 en Russie.
  57. La grive des mineurs anglais d’avril 1921.
  58. Voir plus haut, page 123 et la suite.
  59. Le 26 mai 1921, les gardes blancs, avec l’appui d’interventionnistes japonais, instaurèrent au Primorié un régime de dictature bourgeoise et de terrorisme qui dura jusqu’à la fin de 1922.
  60. Journal publié à partir de mai 1911 à Reichenberg comme organe des social-démocrates autrichiens de gauche, et depuis 1921, comme organe du Parti communiste de Tchécoslovaquie (section allemande).
  61. L’Assemblée nationale de Francfort, réunie en 1848-1849.
  62. Il s’agit de l’émeute contre-révolutionnaire de Cronstadt, en mars 1921. Voir la note de la page 139.
  63. Allusion au retour de Lénine d’émigration, en mars 1917.
  64. Voir Œuvres, t. 24, pp. 11-16.
  65. Partisans du révolutionnaire français Auguste Blanqui (1805-1881), fondateur de plusieurs sociétés secrètes. La conviction que la révolution peut être accomplie par une petite poignée de conspirateurs, qu’il n’est pas nécessaire d’associer les masses populaires au mouvement révolutionnaire constitua le point faible du blanquisme.
  66. Voir Œuvres, t. 24, p. 30.
  67. Allusion à la note du ministre des Affaires étrangères du Gouvernement provisoire P. Milioukov aux pays de l’Entente, qui affirmait la volonté du peuple russe de mener la guerre jusqu’au bout et l’intention du Gouvernement provisoire de faire face à ses obligations envers les Alliés. La note provoqua l’indignation des larges masses, qui répondirent par les manifestations des 20-21 avril (3-4 mai) 1917.
  68. Voir Œuvres, t. 24, pp. 208-209.
  69. Grève déclenchée en juillet 1921 à la suite d’une diminution de salaires ; la grève s’étendit à plusieurs départements et fut appuyée en septembre par une grève générale dans la région du Nord.
  70. En français dans le texte.
  71. Il s’agit de l’article « Sur l’infantilisme de « gauche » et les idées petites-bourgeoises ».
  72. Voir Œuvres, t. 27, p. 349.
  73. Œuvres, t. 27, pp. 350-351.
  74. Expression mise dans la bouche de Pigassov, un personnage du roman de Tourguénev : Roudine. Déniant aux femmes la faculté de penser en termes logiques, Pigassov affirme notamment : « Un homme peut dire, par exemple, que deux fois deux ne font pas quatre, mais cinq, ou trois et demie ; une femme dira que deux fois deux font une bougie. »
  75. Nom donné aux « centuries noires », organisation terroriste soutenue par le tsarisme, qui multipliait les attentats contre les socialistes et les pogromes contre les Juifs.
  76. Lénine a formulé les 19 premières conditions qui ont été adoptées par le IIe Congrès après quelques retouches de détail.

    Les deux dernières conditions ont été ajoutées après coup à la suite des travaux d’une commission mixte (représentants de la commission des conditions d’admission et de la commission des tâches du Congrès) qui présenta un texte définitif adopté, à l’unanimité moins deux voix, le 6 août 1920.