Discours de Frédéric Kuhlmann lors de la pose de la première pierre de la statue en bronze à ériger à Napoléon Ier par la ville de Lille

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Pose de la première pierre de la statue en bronze à ériger à Napoléon Ier
par la ville de Lille.

La Société d’encouragement, dans sa séance générale du 9 mars 1853, a voté une somme de 1,000 francs pour sa souscription au monument que la ville de Lille élève en l’honneur de Napoléon Ier, protecteur de l’industrie française.

La chambre de commerce de Lille ayant sollicité du gouvernement l’autorisation de convertir en une statue des bronzes déposés à l’hôtel des Monnaies de cette ville et provenant de canons pris à la bataille d’Austerlitz, cette autorisation lui fut accordée. Elle ouvrit aussitôt une souscription destinée à pourvoir à la dépense du monument.

Le 9 octobre dernier, a eu lieu la pose de la première pierre de la statue qui sera érigée au milieu de la Bourse de Lille. Cette solennité avait attiré les représentants de presque toutes les grandes industries du département du Nord. S. M. l’Empereur, n’ayant pu y assister, avait délégué M. Dumas, sénateur, président de la Société d’encouragement, pour le remplacer.

Les principaux fonctionnaires du département, les membres du conseil municipal, les autorités municipales des villes voisines, les membres des Sociétés savantes ont occupé des siéges disposés dans le milieu de l’enceinte. que remplissaient plus de 3,000 personnes.

M. Dumas, ayant ouvert la séance, a donné la parole à M. Kuhlmann, président de la chambre de commerce de Lille.

« Il y a quinze jours, a dit M. Kuhlmann, Sa Majesté impériale venait, dans cette enceinte, visiter l’emplacement choisi par la chambre de commerce de Lille pour la statue que ce corps a résolu d’ériger à Napoléon Ier, et exprimait à ses membres ses regrets de ne pouvoir, pendant son trop court séjour, présider elle-même à la pose de la première pierre de ce monument.

« En présence des dispositions qui avaient été prises pour cette cérémonie, Sa Majesté ne voulut pas quitter la Bourse sans désigner un délégué chargé de la représenter.

« Elle fit ce choix avec cette habile spontanéité qui la caractérise à un si haut degré.

« Son délégué, Messieurs, représente le gouvernement par son long passage au ministère de l’agriculture et du commerce ; il se rattache au département du Nord, dont il a représenté à l’Assemblée nationale un des arrondissements les plus industrieux. Il est une des sommités du Sénat, et ses nombreux et importants travaux scientifiques en ont fait une des gloires de l’Institut. L’université le voit à la tête de son conseil supérieur, et la Société d’encouragement pour l’industrie nationale s’honore de l’avoir pour président.

« Je n’ai pas besoin de rappeler ici les circonstances qui ont amené la chambre de commerce de Lille à concevoir le projet du monument à l’occasion duquel cette solennité a lieu ; qu’il me soit permis seulement d’exprimer la gratitude de la chambre pour le gouvernement de Sa Majesté, qui a bien voulu l’autoriser à convertir en une statue de Napoléon Ier des bronzes provenant de canons pris sur l’ennemi à Austerlitz.

« La chambre a été heureuse de faire servir les nobles trophées de nos armes à fonder un monument élevé par la reconnaissance publique au monarque qui a jeté les bases de l’industrie moderne en France, et de trouver dans la réalisation de son projet une occasion de témoigner de son dévouement pour celui dont l’avènement au trône a commencé pour la France une ère nouvelle de prospérité et de grandeur.

« Pour donner à sa manifestation un caractère digne du héros qu’elle a en vue de glorifier, la chambre de commerce a fait un appel à toutes les sympathies, à tous les dévouements, et aussitôt son œuvre s’est transformée en une manifestation nationale. Une large souscription a assuré l’exécution du monument projeté, avec cet élan, cette spontanéité que l’on rencontre en France lorsqu’il s’agit d’acquitter une dette de reconnaissance.

« Elle a trouvé au pouvoir deux ministres éminents qui ont daigné accepter la présidence honoraire de la commission de souscription qu’elle a instituée. Le premier magistrat du département a dirigé les travaux de cette commission avec un dévouement dont je suis heureux de lui exprimer publiquement la gratitude de la chambre de commerce. Ce magistrat vous dira combien la souscription a trouvé partout d’appui et de sympathie.

« Après la conception du projet et le moyen d’en assurer la réalisation, est venue pour la chambre la question de l’exécution pour laquelle elle a fait appel au ciseau habile d’un enfant du Nord, que les suffrages des électeurs ont appelé à siéger au Corps Législatif.

« Napoléon Ier sera représenté dans son grand costume impérial ; il tiendra d’une main le sceptre, symbole de sa haute puissance ; l’autre main sera étendue, en signe de protection, sur les emblèmes des deux grandes industries dont il a été le promoteur en France : la filature mécanique du lin et la fabrication du sucre de betterave.

« Le bronze d’Austerlitz, dont l’origine sera écrite sur le piédestal, et qui sera placé sous la garde de la citadelle de Vauban, rappellera ainsi deux grandes pages de la vie civile de l’Empereur, dont la gloire militaire se lit sur la colonne Vendôme et à l’arc de triomphe de l’Étoile.

« Il rappellera deux mémorables décrets rendus au milieu des camps, alors que le canon ennemi retentissait encore, et qui démontrent que le grand monarque faisait reposer les éléments de sa puissance non-seulement sur la force et le dévouement de l’armée, mais aussi sur les sources de travail et de richesse que donne le développement de l’industrie agricole et manufacturière.

« En encourageant, par des récompenses nationales, la création, en France, de la filature mécanique du lin et de la fabrication du sucre de betterave, comme il l’avait fait pour la filature du coton et le tissage, Napoléon avait pressenti toute l’influence que les industries nouvelles pouvaient exercer sur notre agriculture.

« Disons que, plus tard, lorsque le sucre indigène avait grandi et portait déjà ombrage à la production tropicale, alors que la pensée de l’interdiction de cette industrie en France avait surgi et trouvait, au pouvoir même, de nombreux appuis, un autre Napoléon, mû par une rare intelligence des intérêts directs de la France, écrivit en faveur de l’industrie nouvelle des pages chaleureuses que ce pays a recueillies avec bonheur.

« Il était donné à l’héritier de ce grand nom de pouvoir, en parcourant nos campagnes et nos usines, s’assurer si les espérances de Napoléon Ier ont été déçues.

« Les progrès industriels accomplis par nos laborieuses populations ont pu convaincre Sa Majesté combien il est impossible d’assigner un terme à la perfectibilité humaine.

« Que ne pouvons-nous, Messieurs, évoquer la grande ombre pour la faire assister un instant au spectacle si animé que présente cette partie de la France, où la population est la plus concentrée, et où règne partout l’aisance, où le père de famille voit sans crainte s’augmenter le nombre de ses enfants, où les bras manqueront bientôt au travail !

« Il n’est pas de souvenir de sa gloire des grands jours de Marengo et d’Iéna qui eût valu une pareille puissance ; est-il une conquête de l’empire qui ait laissé des résultats plus féconds et plus durables que ceux obtenus par la protection dont l’empereur a entouré le travail ?

« Lorsque Napoléon Ier " écrivait son décret de Bois-le-Duc, pouvait-il espérer qu’en moins d’un demi-siècle la filature mécanique du lin compterait soixante grands établissements dans une seule ville ; qu’un seul département, en faisant mouvoir 230,000 broches, produirait annuellement pour une valeur de 35 millions de lin filé et occuperait à ce travail 12,000 ouvriers ?

« Tel a été cependant le résultat des incitations du pouvoir, et je suis heureux de le signaler dans cette enceinte, en présence des héritiers de Philippe de Girard qui a si noblement répondu à l’appel de l’empereur ; de Philippe de Girard dont la France est en droit de se glorifier comme d’un de ses enfants les plus utiles.

« Si nous jetons un coup d’œil sur cette autre industrie que l’Empereur Napoléon Ier a voulu naturaliser en France, à la condition même d’interdire l’entrée des produits étrangers, la filature du coton, nous voyons que, quoique la chute de l’empereur, en 1815, eût occasionné la ruine des premiers importateurs des mull-jennys, de Richard Lenoir, de Lieven Bauwens, l’industrie cotonnière ne fut pas moins acquise à la France, où elle occupe actuellement 600,000 ouvriers, recevant annuellement 202 millions de salaires, et produisant pour 6 à 700 millions de marchandises.

« Vient enfin cette autre industrie, en faveur de laquelle les premières inspirations de Napoléon Ier ont été accueillies par l’Europe avec un sentiment d’incrédulité, à laquelle se mêlait souvent le sarcasme, et qui a eu la ville de Lille pour école expérimentale. Qu’a-t-elle donné à la France en échange de l’immunité de tout impôt qui lui a permis de naître et de grandir ? Elle a régénéré notre agriculture : impuissante qu’elle était, dans l’origine, à produire le sucre à plus de 6 et même 8 francs le kilog., elle le produit aujourd’hui à moins de 60 centimes ; elle livre à la consommation de la France plus de 100 millions de kilog. de ses produits, et trouve des imitateurs jusqu’en Angleterre ; elle occupe près de 30,000 hectares de nos meilleures terres, et par la rotation triennale augmente la fertilité et la production en céréales pour près de 100,000 hectares.

« D’ailleurs a-t-elle dit son dernier mot, cette betterave que j’appellerai volontiers une autre manne céleste, et qui a déjà donné à l’homme un aliment précieux, à un prix que prend le pain lorsque la récolte de blé est peu abondante ? Ne doit-elle pas être pour le législateur l’objet des plus sérieuses méditations, dans un moment où un fléau terrible s’appesantit sur la culture de nos vignes, cette betterave qui peut donner à nos populations, en outre d’un aliment sain à la portée des classes peu fortunées de la société, des boissons rafraîchissantes et la base des liqueurs alcooliques ?

« Dès cette campagne, dans un rayon peu étendu autour de nous, plus de trente établissements soumettront directement à la fermentation le jus de la betterave pour suppléer à l’insuffisance de notre récolte de raisin. C’est là, j’aime à le répéter, un sujet de profonde méditation pour les hommes d’État et qui fait apercevoir qu’au milieu des plus grands désastres industriels et sociaux le génie de l’homme découvre des remèdes lorsqu’il a le bonheur de se développer sous un pouvoir qui met le travail en honneur.

« La chambre de commerce, en voulant glorifier Napoléon Ier, pouvait-elle isoler dans cette enceinte ce grand nom du souvenir des hommes qui, s’identifiant avec les idées de l’Empereur, ont pris une part active à l’illustration de son règne ?

« Pour compléter son œuvre de la reconnaissance industrielle, la chambre de commerce a décidé que la statue du grand législateur serait entourée de monuments destinés à rappeler le nom des hommes qui, pendant son règne, ont le plus contribué au développement et au perfectionnement de l’industrie humaine, des grands inventeurs en faveur desquels la reconnaissance des populations a souvent été trop tardive.

« En donnant pour cortége à Napoléon Ier les Jacquard, les Philippe de Girard, les Berthollet, les Leblanc, la chambre a voulu résumer dans cette enceinte tout ce que la protection du pouvoir a donné de bien-être au travail, et tout ce que le travail a donné à la France d’éléments de richesse et d’indépendance.

« À ceux qui s’étonneront que dans ce cortége, au milieu des grands industriels, figurent des savants les plus éminents de l’époque, je répondrai : « Pourquoi est-ce aujourd’hui un grand événement dans le monde lorsqu’un homme comme Cuvier, et, pour prendre un deuil tout récent, comme Arago, descendent dans la tombe. — Pourquoi ?

« C’est qu’on commence, Messieurs, à apprécier la valeur des grands penseurs ; c’est qu’en rapprochant la théorie de la pratique on ne dédaigne plus les études abstraites qui révèlent quelque ressort caché dans l’admirable combinaison des rouages où la Providence nous a placés.

« Il n’est pas d’hommes aux idées plus abstraites qu’Ampère, et certes on ne saurait, au premier aperçu, à quel titre il prendrait place dans le Panthéon de l’industrie, et cependant ses travaux ont donné ouverture à la télégraphie électrique, à ce prodigieux moyen de transport de la pensée qui est devenu pour le commerce et l’industrie un si puissant auxiliaire.

« L’Empereur Napoléon III, dont les vues sont si pratiques et les actes si immédiatement utiles, a bien pressenti ce qu’il pouvait y avoir encore d’avenir dans la voie d’expérimentation ouverte par nos physiciens, en offrant un prix de 50,000 francs pour les applications industrielles de l’électricité.

« Il y a un demi-siècle, une pareille proposition eût paru un rêve. — Un rêve, Messieurs, par le temps qui court, avec l’intelligence humaine, qui, au lieu de s’épuiser dans des discussions politiques, est dirigée vers les améliorations sociales, c’est la veille de la réalité.

« Déjà ne voyez-vous pas la chaîne du métier à la Jacquard s’animer sous le courant électrique sans le secours des cartons, dus à l’invention de l’immortel artisan ? Demain, oui, demain, ce ne sera plus la pensée seule qui se transmettra instantanément à des distances infinies, c’est Listz qui de son cabinet fera entendre les prodiges de ses notes sonores sur le théâtre de Londres ou de Saint-Pétersbourg.

« Au pied de la statue du grand fondateur de l’industrie française, au milieu de cette glorification vivante des génies qui ont concouru à l’édification de notre prospérité agricole et manufacturière, en présence de cette justice éclatante rendue aux hommes, qui des conditions les plus humbles se sont élevés au rang des bienfaiteurs de l’humanité, de ces modestes artisans que nous cherchons dans leur atelier, pour les faire entrer, à l’égal des maréchaux de France, dans le cortège du vainqueur d’Austerlitz, nos négociants puiseront les sentiments élevés qui assurent aux transactions commerciales un caractère de haute loyauté et les dirigent vers l’amélioration de la fortune publique ; nos industriels s’inspireront des grands exemples placés sous leurs yeux, et l’ouvrier de nos ateliers, s’il pénètre dans cette enceinte, y lira avec émotion les terribles épreuves auxquelles a dû se soumettre Jacquard, le canut de Lyon, pour doter son pays de ses immortelles découvertes, méconnues et persécutées par ceux-là mêmes dont elle devait améliorer le sort.

« Il y verra Leblanc, affranchissant le pays d’un lourd tribut payé à l’étranger, demander à un lit d’hôpital le repos nécessaire pour se préparer à une vie meilleure.

« Mais je me hâte d’ajouter, à côté de ces grands enseignements sur l’abnégation si souvent nécessaire pour accomplir le bien, notre population ouvrière verra Chaptal élevé à la dignité de ministre, Berthollet devenu sénateur ; elle lira le décret de Napoléon Ier, qui assure une pension viagère à Jacquard ; elle y lira aussi le décret récent du gouvernement actuel, qui acquitte la dette du pays envers Philippe de Girard.

« La France industrielle apprendra avec transport que Napoléon III, l’héritier du noble caractère de son oncle, héritier de ses sympathies pour les conquêtes du travail, a voulu honorer cette solennité de sa présence dans la personne d’un savant illustre, digne interprète de ses sentiments ; que Sa Majesté s’est associée ainsi à la pensée de la chambre de commerce de Lille, d’élever un Panthéon à l’industrie sous la protection du pouvoir personnifié par le nom immortel de Napoléon. »