Discours de la servitude volontaire/Édition 1922/Texte entier
DISCOURS
DE LA
SERVITUDE VOLONTAIRE
SUIVI DU
MÉMOIRE
TOUCHANT L’ÉDIT DE JANVIER 1562
[ inédit ]
LA COLLECTION DES CHEFS-D’ŒUVRE MÉCONNUS
EST PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION
DE M. GONZAGUE TRUC
La collection des « Chefs-d’Œuvre Méconnus » est imprimée sur papier Bibliophile Inaltérable (pur chiffon) de Renage et d’Annonay, au format in-16 Grand-Aigle (13,5 × 19,5).
Le tirage est limité à deux mille cinq cents exemplaires numérotés de 1 à 2500.
Le présent exemplaire porte le No 1,005
Le texte reproduit dans ce volume est, pour le Discours, celui de l’édition Bonnefon, pour le Mémoire, celui du manuscrit.
INTRODUCTION
DE
Paul BONNEFON
INTRODUCTION
ANS sa brève existence de trente-deux ans, si La Boétie eut le temps de composer plusieurs opuscules, fort divers d’allure et de ton, il ne put en publier aucun. Montaigne lui-même, héritier des papiers de son ami disparu, imprima, dès 1571, les vers latins ou français de La Boétie et ses traductions de Xénophon et de Plutarque, mais il ne jugea pas à propos de divulguer ni le Discours de la Servitude volontaire, ni les Mémoires de nos troubles sur l’édit de janvier 1562, dont Montaigne confesse formellement la paternité à La Boétie, mais à qui il trouvait « la façon trop délicate et mignarde pour les abandonner au grossier et pesant air d’une si malplaisante saison ».
Ainsi, l’histoire de l’œuvre de La Boétie débutait sur une double obscurité : Montaigne, qui imprimait les ouvrages de son ami ne pouvant soulever aucune difficulté, se taisait au contraire délibérément, sur tous ceux qui pouvaient prêter à controverse ; et ce silence offrait de la sorte, au contraire, matière à commentaires dont on ne devait pas se priver. Essayons d’expliquer ce que Montaigne a fait et comment il a compris son devoir : le commentaire de l’œuvre même de La Boétie s’ensuivra naturellement.
Étienne de La Boétie naquit à Sarlat, le mardi 1er novembre 1530. Son père, lieutenant particulier du sénéchal de Périgord, mourut prématurément. Il fut élevé par son oncle, curé de Bouillonnas : c’est à celui-ci « qu’il doit son institution et tout ce qu’il est et pouvait être », comme il le rappelle plus tard, à son lit de mort. Où cette institution eut-elle lieu ? Probablement dans la famille même, à Sarlat, où le souffle de la Renaissance se faisait sentir, à l’instigation de l’évêque, le cardinal Nicolas Gaddi, parent des Médicis et véritable humaniste, dont le logis était voisin de celui de La Boétie. On ignore également où ces études se firent, peut-être à Bordeaux ou à Bourges. En tout cas, elles s’achevèrent à Orléans, où La Boétie prit son grade de licencié en droit civil, le 23 septembre 1553, et acquit dans un milieu aussi docte que généreux l’information juridique nécessaire à un futur magistrat.
Son précoce mérite ouvrit avant l’âge à La Boétie les portes du Parlement de Bordeaux. Le 20 janvier 1553, des lettres-patentes du roi Henri II autorisaient Guillaume de Lur, conseiller, à résigner « son état et office en ladite cour », en faveur de Maître Étienne de La Boétie, qui n’avait alors que vingt-deux ans et quelques mois. L’âge requis était vingt-cinq ans. Aussi, le 13 octobre suivant, quelques jours seulement après la délivrance du diplôme de licencié, le roi octroyait de nouvelles lettres-patentes, pour pourvoir La Boétie à l’office de conseiller et y joignait des lettres de dispense, permettant au jeune homme d’occuper sa charge. Le postulant était admis à l’exercice de sa fonction et prêtait serment le 17 mai 1554, toutes chambres assemblées. Il n’avait alors que vingt-trois ans et demi, et l’exception, flatteuse assurément, n’était pas exceptionnelle. Elle rapprochait ainsi, dès l’origine de leurs relations, deux noms qui devaient se joindre davantage : Guillaume de Lur, sieur de Longa, docte humaniste qui allait venir au Parlement de Paris, et Étienne de La Boétie, humaniste lui aussi non moins fervent et qu’agitaient déjà, si l’on en croit Montaigne, de nobles ambitions.
« C’est, dit celui-ci, au chapitre XXVIII du livre I de ses Essais, à l’endroit où il parle pour la première fois de l’opuscule de La Boétie, dix-huit ans après sa perte, c’est un discours auquel il donna le nom : De la Servitude volontaire ; mais ceux qui l’ont ignoré l’ont bien proprement depuis rebaptisé : Le contre un. Il l’écrivit par manière d’essai, en sa première jeunesse, n’ayant pas atteint le dix-huitième an de son âge, à l’honneur de la liberté contre les tyrans. Il court piéçà ès mains des gens d’entendement, non sans bien grande et méritée recommandation : car il est gentil et plein tout ce qu’il est possible. Si y a il rien à dire que ce ne soit le mieux qu’il pût faire, et si, en l’âge que je l’ai connu plus avancé, il eût pris un tel dessein que le mien, de mettre par écrit ses fantaisies, nous verrions plusieurs choses rares et qui nous approcheraient bien près de l’honneur de l’antiquité. Car, notamment en cette partie des dons de nature, je n’en connais nul qui lui soit comparable. Mais il n’est demeuré de lui que ce discours, encore par rencontre, et crois qu’il ne le vit onques puis qu’il lui échappa, et quelques mémoires sur cet Édit de janvier, fameux par nos guerres civiles, qui trouveront encore ailleurs leur place. C’est ce que j’ai pu recouvrer de ses reliques, outre le livret de ses œuvres, que j’ai fait mettre en lumière ; et si suis obligé particulièrement à cette pièce, d’autant qu’elle a servi de moyen à notre première accointance car elle me fut montrée avant que je l’eusse vu, et me donna la première connaissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entière et si parfaite, que certainement il ne s’en lit guère de pareille. »
Ainsi s’exprime Montaigne dans la première édition de son œuvre : il maintient et confirme tout ce qu’il a dit du caractère de La Boétie et de son œuvre, et se corrige pourtant sur un point, mettant seize au lieu de dix-huit quand il déclare : « Mais oyons un peu parler ce garçon de dix-huit ans. » Il est manifeste que Montaigne rajeunit La Boétie, pour donner moins de portée à son œuvre, que les événements ont singulièrement accentuée, et pour qu’on ne s’y méprenne point, il se dédit d’imprimer la Servitude volontaire, qui commençait à être connue.
Montaigne s’en explique et dit clairement comment les choses se passèrent. « Parce que j’ai trouvé que cet ouvrage a été depuis mis en lumière, et à mauvaise fin, par ceux qui cherchent à troubler et à changer l’état de notre police, sans se soucier s’ils l’amenderont, qu’ils ont mêlé à d’autres écrits de leur farine, je me suis dédit de le loger ici. Et afin que la mémoire de l’auteur n’en soit intéressée en l’endroit de ceux qui n’ont pu connaître de près ses opinions et ses actions, je les avise que le sujet fut traité par lui en son enfance, par manière d’exercitation seulement, comme sujet vulgaire et tracassé en mille endroits des livres. Je ne fais nul doute qu’il ne crût ce qu’il écrivait, car il était assez consciencieux pour ne mentir pas même en se jouant, et sais davantage que, s’il eût à choisir, il eût mieux aimé être né à Venise qu’à Sarlat ; mais il avait une autre maxime souverainement empreinte en son âme, d’obéir et de se soumettre très religieusement aux lois sous lesquelles il était né. Il ne fut jamais un meilleur citoyen, ni plus affectionné au repos de sa patrie, ni plus ennemi des remuements et nouvelletés de son temps : il eût bien plutôt employé sa suffisance à les éteindre qu’à leur fournir de quoi les émouvoir davantage ; il avait son esprit moulé au patron d’autres siècles que ceux-ci. »
Ainsi s’exprime Montaigne et les faits viennent confirmer ce qu’il en dit. Comme on le voit, c’est contre son gré et sans son assentiment que l’œuvre de La Boétie vit le jour. Bientôt elle fut publiée. Dix ans après la mort de La Boétie, en 1574, un long fragment était inséré, sans commentaire, d’abord en latin (Dialogi ab Eusebio Philadelpho cosmopolita, 2e dialogue, p. 128-134 et peu après en français (Le réveille matin des Français, 2e dialogue, p. 182-190), un recueil dans lequel il n’était pas malaisé de reconnaître la main de François Hotman. L’esprit de polémique était plus manifeste encore dans les Mémoires de l’Estat de France, rassemblés en 1574 par Simon Goulard, un pamphlétaire huguenot qui insérait le texte entier de l’œuvre de La Boétie, discrètement accommodé à l’usage qu’on en prétendait faire.
La curiosité du lecteur était désormais attirée sur cette œuvre. Maintes fois elle fut réimprimée dans le recueil de Simon Goulard, Mémoires de l’Estat de France, qui reparut plusieurs fois sous des formes diverses, mais toujours avec le même titre, qui donnait un texte accommodé, par endroits, aux aspirations de l’heure présente, et qui a subsisté jusqu’au XIXe siècle. Les contemporains n’en ignoraient pas moins, encore, l’œuvre précise de La Boétie, et les esprits curieux se préoccupaient toujours d’en posséder quelque copie exacte. C’est ainsi qu’Henri de Mesme et Claude Dupuy, qui tous les deux furent des amis de Montaigne, avaient fait transcrire et possédaient dans leurs papiers une copie de la Servitude volontaire. Un troisième érudit, Jacopo Corbinelli, vit un de ces manuscrits en 1570, le lut avec grand plaisir et le trouva écrit « in francese elegantissimo », ce qui donne une date certaine et apporte un renseignement précieux (Rita Calderini dei-Marchi, Jacopo Corbinelli et les érudits de son temps, d’après la correspondance inédite Corbinelli-Pinelli (1566-1587), Milan, 1914, p. 191).
Ce témoignage de Corbinelli sert à prouver que l’œuvre de La Boétie est bien de lui, qu’elle fut composée à l’époque et dans les circonstances qu’on lui attribue et il n’y est point fait d’allusion à Henri III, mais à Charles IX, qui régna pendant quatorze ans, alors que les troubles ensanglantaient chaque jour davantage la France et fournissaient des occasions naturelles à des interprétations erronées.
Un peu plus tard, les copies de La Boétie se multiplièrent, reproduisant toujours le texte de Claude Dupuy ou d’Henri de Mesme, qu’on trouve notamment dans les manuscrits français 17, 298 (Séguier) et 20, 157 (Sainte-Marthe). À mesure qu’il se répand, le Discours de la Servitude est mieux connu et mieux apprécié. Dans son Histoire universelle (édition de Ruble, t. IV, p. 189), Agrippa d’Aubigné cite nommément La Boétie parmi « les esprits irrités qui avec merveilleuse hardiesse faisaient imprimer livres portant ce qu’en d’autres saisons on n’eût pas voulu dire à l’oreille ». Et le même Agrippa d’Aubigné, dissertant de nouveau Du devoir naturel des rois et des sujets, montrerait s’il l’eût fallu, « par le menu, comment la vengeance de cette foi violée les a poussés à remettre en lumière le livre de La Boétie touchant la Servitude volontaire. » (Œuvres de d’Aubigné, éd. Réaume et de Caussade, t. II, p. 36 et 39.)
Et ce témoignage est confirmé par un autre contemporain, Pierre de L’Estoile : « Pour la dernière batterie furent publiés en ce temps (1574) les Mémoires de l’estat de France, imprimés in-8, en trois volumes, à Genève, en Allemagne et ailleurs, qui est un fagotage et ramas de toutes les pièces qu’on y a pu coudre pour rendre cette journée odieuse… avec tout plein de notables traités, comme celui de la Servitude volontaire, qui, n’ayant été imprimé, y tient un des premiers lieux pour être bien fait, pour être faits, car, quant à la vérité de l’histoire,… on n’en peut faire aucun état, ce qui était toutefois le plus recherchable. Mais ayant été lesdits Mémoires trop précipitamment mis sur la presse n’ont pu éviter le nom de fables à l’endroit de beaucoup, au lieu de celui d’histoire. » (Registre journal de Pierre de L’Esloile (1574-1589), publié par H. Omont. Mémoires de la Société de l’Histoire de Paris, 1900, p. 6).
Tel est le témoignage d’un contemporain sur ce « fagotage » sincère mais sans critique qui tendrait, si on s’en tenait là, à faire de La Boétie un pamphlétaire et un polémiste, écrivant sous l’inspiration du moment et mettant au jour ce qui était composé depuis longtemps, et publié avec l’intention de troubler davantage les esprits. La vérité est tout autre, est-il besoin de le dire ? Écrit en pleine jeunesse, à une date qu’on ne saurait préciser, par suite d’une correction malencontreuse de Montaigne, mais qui ne peut osciller qu’entre la seizième et la dix-huitième année de son âge, c’est-à-dire vers 1548, remanié sans doute et complété vers 1550 ou 1551, alors âgé de vingt ans environ, dans toute l’ardeur d’un esprit généreux et convaincu, La Boétie ne pouvait qu’exhaler la sincérité de ses aspirations. Faut-il s’étonner qu’elles fussent à la fois doctes et libérales, ce qu’elles étaient, alors que La Boétie put retoucher son œuvre et se mêler pour un temps au savant milieu de Ronsard, de Du Bellay, de Baïf ? S’il était moins réputé, l’entourage ordinaire de La Boétie n’en était pas moins remarquable, dans une famille essentiellement de judicature, — sa mère était une Calvimont et sa femme une de Carie, — également réputée dans la jurisprudence et dans les lettres. Ainsi encadré, dans cet entourage savant, La Boétie, vaquant d’abord avec réserve aux obligations de sa charge, ne pouvait que s’abandonner à son penchant naturel d’humaniste ardent et généreux.
C’est ainsi que se formait cet esprit spontané, concentré dans ses aspirations, qui éclatait dans ses élans, avec la vivacité d’un cœur franc et noble. Il s’abandonnait à son inspiration, lui donnant la vivacité, la netteté de l’expression, la laissant, comme elle d’origine, généreuse et décousue. Pour y trouver un ordre naturel et logique, il suffit d’y suivre, sans esprit préconçu, l’argumentation de La Boétie. Bien entendu, il y mêle sans cesse des réminiscences classiques, surtout dans la pensée, car, s’il s’en imprègne, il sait lui donner le tour de la pensée antique, se l’assimile, la traduit avec un réel sentiment de l’humanisme qui soutient la générosité de son œuvre.
Bien des fois on a étudié dans le détail l’esprit qui inspire la Servitude volontaire. Nul ne l’a fait par le menu, ni avec plus de méthode, que M. Louis Delaruelle dans son étude sur l’Inspiration antique dans le « Discours de la Servitude volontaire » (Revue d’histoire littéraire de la France, 1910, p. 34-52). Tout y est antique en effet, l’inspiration comme la forme : sobre, nette et ferme, que l’idée suscite et pare de son goût. « Mais, comme l’a dit fort ingénieusement Prévost-Paradol, malgré ce commun éloignement, — de Montaigne et de La Boétie, — pour toutes les apparences d’excès, il y avait en La Boétie une certaine ardeur d’ambition et un penchant à intervenir dans les affaires humaines, qui manquaient à Montaigne. Il avait plus de confiance, ou, si l’on veut, il se faisait plus d’illusion sur la possibilité de donner à l’intelligence et à l’honnêteté un rôle utile dans les divers mouvements de ce monde. Montaigne nous avoue que son ami eût mieux aimé être né à Venise qu’à Sarlat ; plus explicite encore dans une lettre au chancelier de L’Hospital, il regrette que La Boétie ait croupi « ès cendres de son foyer domestique, au grand dommage du bien commun. Ainsi, ajoute-t-il, sont demeurées oisives en lui beaucoup de grandes parties desquelles la chose publique eût pu tirer du service et lui de la gloire ». On croirait volontiers entendre dans ce regret le murmure de La Boétie s’exhalant après sa mort par cette bouche fraternelle : mais lui-même enlevé, comme Vauvenargues devait l’être un jour, à la fleur de l’âge, a laissé échapper en mourant ce que Vauvenargues avait répété toute sa vie : « Par aventure, dit-il à Montaigne, n’étais-je point né si inutile que je n’eusse moyen de faire service à la chose publique ? Quoi qu’il en soit, je suis prêt à partir quand il plaira à Dieu. »
Entre cet espoir et ce regret, c’est toute la distance qui sépare la Servitude volontaire des Essais. Jeune et ardent, La Boétie croyait l’avenir ouvert devant lui et voulait surtout servir le bien commun, tandis que Montaigne, en se sentant instruit par l’expérience, n’avait pas gardé son illusion sur l’humanité. Devant la leçon des faits, La Boétie avait perdu sa confiance généreuse : il croyait moins spontanément à la franchise naturelle du genre humain et servait moins volontairement son utopie. La vie et le contact des hommes eussent fait leur œuvre naturelle et attiédi son ardeur comme elles eussent tempéré son impulsion. C’est pour cela que Montaigne, modéré et assagi par l’âge, s’essaie à rajeunir La Boétie pour prêter moins d’importance à son action. Loin de la surfaire, il l’atténue, adoucissant son acte, préférant laisser son langage sans écho plutôt que de lui prêter une portée excessive et injuste. Là est l’unique raison de son attitude : c’est pourquoi il a préféré se taire que livrer à des commentaires injustifiés et excessifs la Servitude volontaire d’abord, et ensuite le Mémoire sur l’Édit de janvier 1562. Malgré les risques auxquels l’exposait le silence de La Boétie, il aime mieux laisser sa pensée inconnue que permettre qu’on la travestisse : il savait que le temps finirait par la mettre au jour sous son véritable aspect. Et on ne saurait dire que ce calcul ait été trompé, puisque l’œuvre entière de La Boétie a été imprimée sans que Montaigne l’ait laissé fausser.
C’est pourquoi Montaigne laissa le langage de La Boétie ce qu’il était à l’origine : hardi et vigoureux, peu porté vers les innovations de tout genre, comme devait l’être celui d’un futur magistrat, sans sympathie pour les téméraires, même généreux. Déjà on connaissait depuis quelque temps, plus ou moins ouvertement, ce fier langage tout plein du culte de la liberté et de l’exécration de la tyrannie. Ce qui en était le danger, c’était le souffle loyaliste et spontané qui mettait en belle place l’éloge du monarque parmi les récriminations contre la tyrannie, et le récit des méfaits du tyran. Il s’agissait d’ailleurs, sous la plume de La Boétie, d’un personnage abstrait, réminiscence antique qui ne comportait nulle allusion directe, parce que les rapprochements qui pouvaient y être faits ne concordaient ni dans l’esprit ni dans l’application immédiate et prochaine.
Malgré l’apparence, cette inspiration loyaliste persistera dans le langage de La Boétie et on retrouvera ce sentiment, ce langage même, quand il reprendra la plume pour parler plus posément et d’un sens plus rassis. L’élan de sa nature libérale l’entraîna jusqu’à pousser spontanément ces accents éloquents qui se prolongent ainsi, après quatre siècles, avec une conviction si forte. Il donna de lui-même et sans préméditation cette forme noble et entraînante à des pensées que d’autres avant lui avaient envisagées, que d’autres avaient exprimées, avec moins d’enthousiasme sans doute, mais avec une logique suffisante, de Philippe Pot à Michel Geissmayer, apôtres l’un et l’autre de la liberté humaine et de l’égalité religieuse. Ces sentiments, d’autres auraient pu les manifester, mais il leur aurait manqué assurément l’entraînement, sinon la conviction. Poussé par la générosité de sa nature, gagné par son cœur ardent et mobile, La Boétie se laisse aller à ce mouvement magnanime et noble qu’il eût exprimé sans doute d’original dans des vers latins serrés et concis, s’il avait voulu exprimer des sentiments plus précis et moins déclamatoires. Mais, dans la fougue de son zèle et de son caractère, il laisse parler sa langue naturelle et pousse sans effort un cri d’indignation éloquente qui résumait tout un passé d’enthousiasme et de conviction.
Pour être complet, le recueil des opuscules de La Boétie publié par Montaigne, en 1571, manquait donc de deux ouvrages dont la paternité ne saurait faire de doute : le Discours de la Servitude volontaire, et le Mémoire touchant l’Édit de janvier 1562. On a déjà vu comment la Servitude volontaire fut divulguée ; on va savoir pourquoi nous pensons avoir découvert le Mémoire sur l’Édit de janvier et quelles raisons nous déterminent à le lui attribuer formellement.
Montaigne confesse avec netteté avoir eu en mains, après la mort de La Boétie, la Servitude volontaire, dont nous savons en détail le sort, et aussi « quelques Mémoires de nos troubles sur l’Édit de janvier 1562 ». Ce sont les termes mêmes de Montaigne, et il ajoute : « Mais quant à ces deux dernières pièces, je leur trouve la façon trop délicate et mignarde pour les abandonner au grossier et pesant air d’une si malplaisante saison ». Ceci était écrit le 10 août 1570, à une heure où les Réformés s’étaient déjà maintes fois soulevés et se montraient particulièrement turbulents, à la veille de la paix de Saint Germain qui les ménageait beaucoup.
Par scrupule, Montaigne laissa donc inédits les deux opuscules de son ami, mais tandis que la Servitude volontaire voyait le jour, les Mémoires sur l’Édit de janvier demeurèrent inédits : Montaigne les signala sans que les contemporains semblent s’être préoccupés de leur existence. Il est vrai que cet ouvrage n’agitait pas une question toujours brûlante comme le précédent, et que, traité d’une plume moins juvénile, il devait être de sens plus rassis. De sorte que, si on ne pouvait ignorer que ces Mémoires avaient été composés, on ne savait jusqu’à ce jour quel sort ils avaient eu. Les publicistes du temps ayant dédaigné cette œuvre, il fallait la rechercher dans les manuscrits inexplorés et tâcher de l’y découvrir. C’est ainsi que nous avons procédé. Après quelques incertitudes, le manuscrit no 410 de la bibliothèque Mejane, à Aix-en-Provence, nous a paru pouvoir contenir la solution de la question posée. C’est un recueil factice relié en parchemin, de trente-six pièces, les unes originales, les autres en copie du temps, presque toutes concernant des événements du xvie siècle antérieurs à 1575. L’une d’elles, fo 131-164, porte le titre : Mémoire touchant l’Édit de janvier 1562. C’est, comme on le voit, à une très légère différence près, le titre même indiqué par Montaigne, et encore convient-il de remarquer que le mot troubles, dont s’est servi Montaigne, s’il ne se trouve pas dans le titre même du manuscrit, y est employé dès la première ligne. Cette coïncidence, déjà forte en elle-même, méritait qu’on s’y arrêtât et qu’on essayât de la confirmer.
L’examen y réussit assez vite. À lire ces pages serrées et pressantes, bien que le copiste trop souvent inintelligent ou inattentif ne nous ait pas conservé le texte dans sa pureté originelle, on se convaincra aisément qu’elles émanent d’un humaniste maître de sa pensée et de sa langue, habile à développer l’une comme à écrire l’autre. Dans l’argumentation et dans le style, on retrouve, quoique avec moins d’éclat, les procédés déjà employés dans la Servitude volontaire : énumérations destinées à convaincre ; raisons éloquentes dont l’exposé est souligné par la force de l’expression ; sobre emploi des figures qui éclaire la démonstration sans l’affaiblir. Ne sont-ce pas des traits de ressemblance avec le Contr’un, plus nerveux, sans doute, et plus généreux dans la forme que les Mémoires sur l’Édit de janvier, inspirés par le même amour de la liberté et de la justice, prêchant le respect de la tolérance avec une conviction plus contenue, mais non moins profonde ?
Évidemment, toutes ces analogies n’ont qu’une valeur relative : on les souhaiterait plus directes, plus probantes. Mais d’autres constatations viennent souligner ces traits, les accentuer. On constate encore, à la lecture, que ces pages sont d’un magistrat du sud-ouest, évidemment d’un conseiller au Parlement de Bordeaux. Il parle maintes fois de la Guyenne, de notre Guyenne, de ce qui s’y fait, de ce qu’on y pense, et les rares exemples qu’il invoque sont tirés de cette région, qu’il plaint et dont il s’occupe avec une sympathie manifeste. Si ces cas sont trop rares, à notre gré, ils n’en sont pas moins caractéristiques. Magistrat, l’auteur penche pour l’exercice de la justice : c’est à elle qu’il veut qu’on fasse appel, il demande qu’elle décide et que le pouvoir administratif exécute. Il sait que, malgré ses écarts, malgré l’intolérance de nombre de ses membres, l’équité des Parlements offre plus de garanties que celle des officiers administratifs : avec elle la répression est plus mesurée, d’ordinaire, plus égale et moins sujette à écarts. Déjà, La Boétie en avait fait l’expérience quand il accompagna, en octobre 1561, Burie, lieutenant du roi à Bordeaux, quand celui-ci vint en Agenais, pour calmer les passions religieuses trop excitées. La Boétie avait essayé alors de faire triompher le bon sens et il est naturel que plus tard, préconisant une mesure générale, pour établir la concorde dans le pays, il ait songé au moyen expérimenté par lui-même.
C’est apparemment dans les derniers jours de cette année 1561, que La Boétie rédigea son mémoire. Elle avait été, cette année, pleine d’événements. À la mort de François II (5 décembre 1560), Catherine de Médicis avait pris en main le pouvoir, comme régente de son fils mineur Charles IX, et se sentant trop faible entre les partis en présence, elle essayait aussitôt de louvoyer, ménageant tantôt Condé et Antoine de Navarre, tantôt supportant les Guise et Montmorency. Cette indécision de la reine se fait sentir sur toute l’administration du royaume. Les États généraux, convoqués à Orléans quand François II trépassa, deviennent aussitôt plus pressants. Le Tiers-État revendique nettement, par la voix de l’avocat bordelais Jean Lange, des réformes politiques et religieuses. Il s’entend avec la Noblesse pour attaquer le Clergé, qui, lui, maladroitement se défend par la violence. Les trois ordres avaient été réunis pour faire face au déficit du trésor royal ; mais la question religieuse s’impose à eux, et désormais c’est elle qui primera les autres.
Ce n’est pas ce qu’eût souhaité la Régente, qui manifestement reléguait alors la question religieuse à la suite de la question dynastique et s’efforçait de maintenir la tranquillité, pour tirer les finances de la royauté et la royauté elle-même du grand embarras où elles se débattaient. Une première fois, le 19 avril 1561, un édit de tolérance vint donner à chacun la liberté des prêches privés et libérer les détenus pour cause de religion ; et ce premier pas dans la voie d’une indulgence intéressée mécontente les catholiques, sans satisfaire les réformés. Les prêches se multiplièrent, les auditeurs devinrent turbulents, Paris se troubla et il en fut de même de bien des provinces du royaume. L’audace des réformés, leur esprit de suite alarmèrent les hommes judicieux qui jusque-là s’étaient montrés sans prévention contre le culte nouveau. La reine s’en émut à son tour, et, d’elle-même, par un coup d’autorité plus affecté que réel, elle promulgua, le 11 juillet, un édit qui défendait les prêches et revint brusquement un an en arrière, à François II, et aux prescriptions de l’ordonnance de Romorantin.
Les réformés ne se méprirent pas sur cette mesure et sentirent tout ce qu’elle avait de précaire. Ils agirent avec la même constance, agitant chaque jour davantage les provinces, tandis qu’à la cour la royauté se débattait dans les mêmes difficultés. En se séparant, les États généraux d’Orléans s’étaient ajournés au 1er mai 1561. Ils ne purent se réunir à Pontoise que le 1er août suivant, et là, le Tiers-État et la Noblesse, marchandant avec le prince, cherchent à obtenir quelque chose de son autorité, en échange des sacrifices qu’ils consentent pour sauver les finances. Le Clergé, lui, est occupé aux vaines discussions théologico-ergoteuses du colloque de Poissy, car on s’est avisé, après une séance générale à Saint-Germain (27 août), pour essayer de rapprocher momentanément les adversaires religieux, de rassembler dans une réunion théologique des prélats catholiques et des pasteurs protestants. Dans ce synode, on discute pendant tout le mois de septembre ; on ergote de plus en plus âprement, à mesure que disparait l’espoir de voir l’Église catholique se réformer elle-même pour se rapprocher de ses ennemis.
On s’étonne maintenant d’une confiance si naïve ; mais il ne faut pas oublier que le dogme catholique n’était pas fixé alors comme il l’a été depuis. Le concile de Trente, qui devait le formuler, convoqué en décembre 1545, subit tant d’interruptions et d’arrêts, qu’en 1561 les mesures qu’on attendait de lui n’avaient pas encore été prises. Dans ces conjonctures, tous se croyaient permis de chercher les moyens de calmer les troubles et chacun en proposait. Naturellement le colloque de Poissy n’avait abouti à aucune solution doctrinale et l’entente avait été si mal établie que parfois les réformés se gourmèrent entre eux aussi vivement qu’ils combattaient les catholiques. Le seul résultat pratique, encore fort incertain, fut la déclaration du Roi du 18 septembre, « sur le fait de la police et réglement qu’il veut être tenu entre ses sujets », et qui, en interdisant le port des armes, donna quelque calme, mais, d’autre part, enhardit les réformés, en suspendant quelques pénalités édictées à leur endroit.
La Guyenne se ressentait naturellement de toutes ces irrésolutions. Déjà, en mai 1560, la publication de l’édit de Romorantin, qui remettait aux évêques la connaissance du crime d’hérésie, avait amené de grands troubles, surtout au pays d’Agenois. Il en fut de même dans toutes les circonstances qui touchaient à ces questions irritantes. Cependant, à la mort de François II, la Guyenne et Bordeaux étaient relativement calmes. On se réunissait un peu partout, avec ou sans armes ; les calvinistes se tenaient cois et bon nombre d’entre eux avaient fait profession de fidélité au nouveau roi. Dès le 18 janvier 1561, le Parlement de Bordeaux avait écrit à la Régente pour lui signaler la multiplication des hérétiques dans son ressort et se plaindre de leurs excès, surtout en Saintonge et dans l’Agenois. Pour veiller sur ces derniers, qui semblaient les plus graves, le lieutenant du Roi Burie avait eu ordre de se rendre à Agen, et Monluc vint l’y rejoindre. Mais les réformés se continrent, sentant que la violence n’était pas de saison et pouvait nuire à leur cause. D’ailleurs, ils pouvaient se répandre en manifestations moins tumultueuses, et, soit au second synode des églises réformées, à Poitiers le 10 mars 1561, soit à l’assemblée des trois états de la province de Guyenne, le 25 mars, il leur avait été loisible de manifester leurs aspirations autrement qu’en troublant le pays.
Les troubles éclatèrent surtout vers la fin de septembre, quand des raisons plus immédiates vinrent s’ajouter aux préoccupations confessionnelles. Des lettres patentes du 22 septembre établirent une imposition extraordinaire de 5 sols par muid de vin, exigée pendant dix ans, et dont le produit était destiné au paiement des dettes de la couronne et au rachat du domaine royal aliéné. Cette mesure fiscale fut surtout ressentie en Guyenne, province viticole, et qui faisait un commerce important de ses produits. On s’efforça de transiger, on réussit à racheter la taxe, mais cette préoccupation avait accru le mécontentement des esprits. C’était précisément l’heure où l’on essayait d’appliquer les mesures indulgentes de la déclaration royale du 18 septembre, consécutive au colloque de Poissy et aux États généraux de Pontoise. Un souffle de libéralisme et de tolérance se faisait sentir à travers les esprits ; les plus sensés songèrent à s’accommoder de cette situation, quitte à l’améliorer ensuite. C’est à bon droit que, pour cette politique, on avait choisi Burie qui n’était pas fanatique et savait juger par lui-même, sans parti pris, du mal et du remède. Suspect aux énergumènes des deux camps, sa loyauté n’en était pas moins foncière, et il voulait la faire prévaloir.
Pourtant, pour cette mission conciliante, Burie voulut emmener La Boétie avec lui et il en demanda l’autorisation au Parlement, le 21 septembre. Tous deux s’en allèrent de conserve à Langon, à Bazas, à Marmande, mais c’est à Agen surtout que leur habileté eut l’occasion de s’exercer. Les réformés s’y étaient emparés du couvent des Jacobins, et n’en voulaient pas déloger. Burie les y contraignit, poussé à cela par La Boétie, « combien qu’il ne se souciât pas beaucoup de la religion romaine », ainsi que le remarque Théodore de Bèze, qui a rapporté le fait.
Mais c’était là pure question d’équité, d’autant qu’en même temps, Burie accordait aux calvinistes l’église Sainte-Foix de la même ville, pour y célébrer leur culte. Il leur défendait non moins formellement de s’emparer désormais de tout autre édifice catholique, et ce sous peine de la mort, et décidait que, partout où il y aurait deux églises, la principale resterait aux mains des catholiques, et que l’autre serait remise aux protestants, mais que là où il n’y en aurait qu’une seule, les deux cultes s’y célébreraient tour à tour, sans se combattre. C’était, par avance, comme un essai d’une des principales dispositions que l’Édit de janvier allait bientôt proclamer.
La Boétie eut-il part à la détermination de Burie, que Théodore de Bèze rapporte ? Après avoir lu le mémoire qui suit, on n’en doutera assurément pas. Ce sont les mêmes sentiments qui inspirent celui qui a écrit et celui qui aurait agi de la sorte. Mais cette tolérance exceptionnelle n’était pas pour se faire admettre des contemporains. Dans la pratique, trop de motifs devaient venir la traverser. Devant cette condescendance, la Réforme prenait de l’audace, soit à la cour, soit dans le pays, et, là où ses adeptes étaient en nombre, ils résistaient ouvertement aux magistrats, d’autant mieux que la régente semblait pencher en leur faveur. Ils s’organisaient militairement et chassaient un peu partout, dans le sud-ouest, les moines de leurs couvents, comme à Agen, à Condom, à Marmande ou à Bazas, brisant les statues et renversant les tabernacles. Ils assassinaient aussi les gentilshommes soupçonnés de leur vouloir du mal, tels que le baron de Fumel. Il est vrai que, là où les catholiques étaient demeurés en force, comme à Cahors, le dimanche 16 novembre 1561, les huguenots furent traqués et massacrés sans merci. Il est fait allusion à cette tragédie, dans le Mémoire, preuve qu’il est postérieur à l’événement. Mais quelle en fut l’occasion précise ? S’il est aisé de le situer après décembre 1561, il l’est beaucoup moins d’en marquer positivement la date.
Le Parlement de Bordeaux était fort excité contre les fauteurs de désordre et les circonstances ne lui manquaient pas de sévir contre eux, malgré Burie qui paraît mieux garder son sang-froid. Est-ce à propos de quelque incident de ce genre que le Mémoire fut présenté au Parlement ? Il se peut ; il se peut aussi que l’occasion de sa composition fut, lorsque la cour de justice eut à désigner quelques-uns de ses membres, pour venir à Saint-Germain examiner, avec le conseil privé, quelle conduite devait être tenue à l’endroit des réformés. L’inquiétude des catholiques était manifeste devant l’attitude de la régente, qui ménageait chaque jour davantage les dissidents, et l’Espagne entretenait ouvertement, contre Catherine de Médicis, l’opposition de ses sujets. Celle-ci, pour mieux se défendre à l’occasion, parut faire alliance avec les religionnaires, dont les églises étaient bien organisées, et qui lui avaient promis, dit-on, au besoin, un secours de 50.000 hommes. C’est alors que la Reine reprit l’idée d’un nouveau colloque pareil à celui de Poissy, à cette différence près que les gens de robe s’y trouvaient mêlés aux théologiens, dont l’intransigeance avait fait échouer le premier.
Les Parlements durent désigner chacun deux membres, — Bordeaux choisit le premier président de Lagebaston, le conseiller Arnaud de Ferron et l’avocat général de Lescure, — pour se réunir dès le 3 janvier 1562, au château de Saint-Germain. Les membres de l’assemblée étaient au nombre d’une vingtaine, en outre du conseil privé, et on y délibéra aussitôt, non pas sur le point de savoir « laquelle des deux religions était la meilleure, mais si les assemblées devaient être permises ». C’est bien la question qu’examine l’auteur du Mémoire ci-dessous. Comme L’Hospital, il voulait plus de liberté aux prêches, mais à condition que les réformés se montrassent soucieux de la loi et rendissent les églises prises par eux. On discuta beaucoup encore. Les parlementaires se seraient montrés assez volontiers tolérants ; mais les membres du conseil privé n’étaient pas disposés à entrer dans cette voie, et, stimulés par les résistances catholiques, s’opposaient aux mesures trop libérales. Enfin, le 17 janvier, la Reine promulgua l’Édit de janvier, qui refusait l’autorisation d’élever des temples, mais suspendait les mesures pénales contre les novateurs et leur concédait la liberté des prêches et du culte, seulement de jour et hors des villes, à la condition de ne prêcher que « la pure parole de Dieu ».
Pour assurer désormais l’exécution du nouvel édit, il ne lui manquait plus que l’enregistrement des Parlements. Au lieu de le présenter au seul Parlement de Paris, comme c’était la coutume, le Chancelier présenta en même temps l’Édit de janvier à toutes les autres cours du royaume, qui s’empressèrent de l’accueillir, sauf le Parlement de Dijon qui s’y refusa. Plus sage le Parlement de Bordeaux l’enregistra sans retard, et dès la fin de janvier, l’édit y était publié officiellement, tandis que le Parlement de Paris résista jusqu’au 5 mars. Pendant ce temps, Catherine de Médicis, tout en pressant les magistrats, avait essayé de remettre en présence les théologiens et réuni à Saint-Germain, le 27 janvier, une autre conférence de prêtres catholiques et de pasteurs protestants destinés à discuter, en présence des membres du conseil privé, de quelques points controversés, tels que le culte des images, celui des saints et le symbole de la croix. Pas plus que le colloque de Poissy, celui-ci n’aboutit : pendant une quinzaine de jours on argumenta inutilement, moins pour se convaincre que pour ne pas se laisser entamer. Certes, il était naturel qu’il en fût ainsi et cette tentative montra, une fois de plus, la vanité d’un pareil dessein. Mais elle montra aussi combien d’esprits sagaces et positifs venaient aisément à de semblables illusions et s’y tenaient accrochés. On ne saurait s’étonner, après cela, qu’un magistrat comme La Boétie, humaniste et libéral, ait essayé lui aussi de ce moyen inattendu et en ait pesé si attentivement les inconvénients et les avantages.
Après l’enregistrement de l’édit à Bordeaux, le Parlement continua à montrer ses sympathies catholiques, soit en condamnant sévèrement les réformés qui lui étaient livrés, soit en éludant les prescriptions de l’édit nouveau. Il est vrai que la turbulence des religionnaires a augmenté, et, croyant le succès possible, ils se contraignent moins dans leurs prétentions. La Guyenne entière est troublée. Burie lui-même, si pondéré par nature, sent seul le danger et y fait face. Pour y parer, il est aidé de Blaise de Monluc, dont la personnalité vigoureuse commence à s’imposer partout. Tous deux, Burie et Monluc, ensemble ou séparément, opèrent dans tout le pays en faveur de l’autorité royale, et si l’un se montre impitoyable, l’autre fait preuve d’une énergie inaccoutumée. D’abord, le meurtre du baron de Fumel est vengé ; Cahors apaisé ; le Quercy, le Rouergue, l’Agenois visités. Tout y est à feu et à sang et la situation presque sans issue si Monluc n’eût été sans faiblesse. Il bat les huguenots à Targon, prend Monségur, Duras, Agen et Penne, complète ses avantages par des exécutions impitoyables et achève son succès par le combat de Vergt (9 octobre 1562), qui, en ruinant les troupes huguenotes en Guyenne, permet de mieux protéger cette province et améliore singulièrement l’autorité royale.
C’est sans doute peu avant cette issue, en juillet ou en août précédent, que le Mémoire suivant a été composé. Le Parlement sait ces événements si graves et y cherche des remèdes. Parfois, il tient des séances à ce destinées, par exemple une réunion solennelle le 13 juillet, en présence de Burie et de Monluc, pour examiner la situation et en dégager les conséquences. Serait-ce en pareille occurrence que l’auteur du Mémoire communique son œuvre ? Les renseignements sont trop rares pour qu’on puisse répondre avec précision. Mais si les circonstances de la composition sont mal définies, la date ne saurait l’être, car le Mémoire contient à cet égard des indications qu’on trouve plus loin. Il faut le dater du milieu de 1562. Un an plus tard, La Boétie trépassait en pleine force, et ces derniers mois semblent n’avoir été employés par lui qu’à des besognes professionnelles, à l’exercice de son office de magistrat. — Du 26 juin 1557 au 21 mai 1563, on a trouvé et publié vingt-deux arrêts du Parlement de Bordeaux, au rapport d’Étienne de La Boétie. Deux seulement sont de 1563, du 7 et du 21 mai.
Ce qui nous surprend le plus aujourd’hui, en lisant le Mémoire, c’est de voir qu’on ait pu croire à des procédés si chimériques. Depuis plus de trois siècles que l’Église catholique a fixé le dogme et établi la discipline, nous acceptons ou nous refusons cette limite, mais nous ne la discutons pas, parce qu’elle ne saurait être affaire du moment et des circonstances. Il n’en était pas de même alors, et des gens sensés purent croire faire œuvre méritoire en essayant d’accommoder les desseins permanents de la religion aux intérêts transitoires de la politique. On va voir comment l’auteur du Mémoire l’a pensé faire. À coup sûr, sa bonne foi était d’autre espèce que celle de la Régente, qui commençait à appliquer cette maxime de diviser pour mieux régner, et essayait de s’appuyer alternativement sur l’un des deux cultes, jusqu’à ce qu’elle fût assez forte pour les dominer tous les deux. Ce calcul, d’ailleurs, ne fut de mise que peu de temps, car, au moment où l’Édit de janvier était promulgué, le concile de Trente reprenait ses séances, le 18 janvier 1562, avec la ferme intention de pousser à bout la besogne dont il était investi. Il s’y donna avec ardeur, si bien qu’en dépit des obstacles, deux ans plus tard, le 26 janvier 1564, le pape Pie IV confirmait par une bulle les décrets du concile et attribuait exclusivement au Saint-Siège l’interprétation de ces décisions théologiques. Rome parlait et sur ce point il n’y avait qu’à la suivre, sous peine d’hérésie, tandis que toutes les discussions avaient pu se produire jusque-là en pleine liberté.
C’est ce qu’on ne saurait oublier en lisant les pages suivantes. Généreux et naïf, l’apôtre de l’Édit de janvier eût souhaité que l’accord entre réformés et catholiques eût des bases solides et raisonnables, fondées sur de mutuelles concessions. Il voit les vices du clergé, de l’Église, cherche de bonne foi à les amender, discute des sacrements, des images, de la vénération des saints, avec le désir manifeste de réussir à concilier des antinomies, à les rendre tolérables, sinon à les fondre. Il veut que l’Église ancienne s’améliore et que la nouvelle soit moins ardente à combattre ; que les charges financières se partagent mieux et que les individus se montrent plus modérés ; et, pour dominer les passions, que la justice, avisée mais sans faiblesse, impose à tous le respect de la chose publique. Tel est aussi, à quelques différences près, l’idéal, plus ou moins sincère, qu’on trouve dans le langage de quelques hommes prudents du temps, L’Hospital, du Ferrier, Jean de Monluc par exemple.
En parlant comme eux, avec plus de loyauté, semble-t-il, que quelques-uns, La Boétie montre ses qualités personnelles : une forme plus nette, une argumentation plus pressante, une certaine chaleur d’âme qui anime la pensée sans lui souffler la force de conviction qu’un raisonnement plus serré lui eût sans doute apportée. On jugera à la lecture de ces pages, plus éloquentes que logiques, quels sont leurs mérites et leurs défauts. C’est d’un homme de sens et d’expérience, ce mémoire, d’un esprit qui sait analyser une situation et raisonner une politique ; et si l’écrivain est un peu long par endroits, il a un style net et ferme, et s’entend à concentrer un argument dans une phrase vigoureuse. Il ne devait pas y avoir alors beaucoup d’hommes ainsi maîtres de la langue et capables de la manier avec cette sûreté et cette sobriété dans le ton grave.
Quant au texte, on s’est contenté de suivre le manuscrit, sans en garder l’orthographe et sans prétendre respecter les inadvertances d’un scribe peu intelligent ou inattentif, qui, écrivant sans doute rapidement et sous la dictée, perd souvent le fil de la pensée de son auteur. Ce qu’on a voulu surtout, à présent, c’est donner l’impression d’une œuvre suivie, qui a l’allure, la tenue littéraire, en même temps qu’en fournir un texte acceptable. Pour cela on a essayé de suppléer aux quelques lacunes, peu nombreuses d’ailleurs, par des mots ajoutés entre crochets et qui éclairent, quand on l’a pu, les obscurités de la pensée ou de la langue. On aura ainsi un texte précis où la critique verbale pourra s’exercer utilement et s’employer à l’établir tel qu’il fut composé à l’origine[1].
DISCOURS
DE LA
SERVITUDE VOLONTAIRE (¹)
D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n’y voi :
Qu’un, sans plus, soit le maître et qu’un seul soit le roi,
ce disait Ulysse en Homère, parlant en public. S’il n’eût rien plus dit, sinon
D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n’y voi… (²)
c’était autant bien dit que rien plus ; mais, au lieu que, pour le raisonner, il fallait dire que la domination de plusieurs ne pouvait être bonne, puisque la puissance d’un seul, dès lors qu’il prend ce titre de maître, est dure et déraisonnable, il est allé ajouter, tout au rebours,
Qu’un, sans plus, soit le maître, et qu’un seul soit le roi.
Il en faudrait, d’aventure, excuser Ulysse, auquel, possible, lors était besoin d’user de ce langage pour apaiser la révolte de l’armée ; conformant, je crois, son propos plus au temps qu’à la vérité. Mais, à parler à bon escient, c’est un extrême malheur d’être sujet à un maître, duquel on ne se peut jamais assurer qu’il soit bon, puisqu’il est toujours en sa puissance d’être mauvais quand il voudra ; et d’avoir plusieurs maîtres, c’est, autant qu’on en a, autant de fois être extrêmement malheureux. Si ne veux-je pas, pour cette heure, débattre cette question tant pourmenée, si les autres façons de république sont meilleures que la monarchie, encore voudrais-je savoir, avant que mettre en doute quel rang la monarchie doit avoir entre les républiques, si elle en y doit avoir aucun, pour ce qu’il est malaisé de croire qu’il y ait rien de public en ce gouvernement, où tout est à un. Mais cette question est réservée pour un autre temps, et demanderait bien son traité à part, ou plutôt amènerait quant et soi toutes les disputes politiques.
Pour ce coup, je ne voudrais sinon entendre comme il se peut faire que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’ils lui donnent ; qui n’a pouvoir de leur nuire, sinon qu’ils ont pouvoir de l’endurer ; qui ne saurait leur faire mal aucun, sinon lorsqu’ils aiment mieux le souffrir que lui contredire. Grand’chose certes, et toutefois si commune qu’il s’en faut de tant plus douloir et moins s’ébahir (¹) voir un million de millions d’hommes servir misérablement, ayant le col sous le joug, non pas contraints par une plus grande force, mais aucunement (ce semble) enchantés et charmés par le nom seul d’un, duquel ils ne doivent ni craindre la puissance, puisqu’il est seul, ni aimer les qualités, puisqu’il est en leur endroit inhumain et sauvage. La faiblesse d’entre nous hommes est telle, [qu’]il faut souvent que nous obéissions à la force, il est besoin de temporiser, nous ne pouvons pas toujours être les plus forts. Donc, si une nation est contrainte par la force de la guerre de servir à un, comme la cité d’Athènes aux trente tyrans, il ne se faut pas ébahir qu’elle serve, mais se plaindre de l’accident ; ou bien plutôt ne s’ébahir ni ne s’en plaindre, mais porter le mal patiemment et se réserver à l’avenir à meilleure fortune.
Notre nature est ainsi, que les communs devoirs de l’amitié l’emportent une bonne partie du cours de notre vie ; il est raisonnable d’aimer la vertu, d’estimer les beaux faits, de reconnaître le bien d’où l’on l’a reçu, et diminuer souvent de notre aise pour augmenter l’honneur et avantage de celui qu’on aime et qui le mérite. Ainsi donc, si les habitants d’un pays ont trouvé quelque grand personnage qui leur ait montré par épreuve une grande prévoyance pour les garder, une grande hardiesse pour les défendre, un grand soin pour les gouverner ; si, de là en avant, ils s’apprivoisent de lui obéir et s’en fier tant que de lui donner quelques avantages, je ne sais si ce serait sagesse, de tant qu’on l’ôte de là où il faisait bien, pour l’avancer en lieu où il pourra mal faire ; mais certes, si ne pourrait-il faillir d’y avoir de la bonté, de ne craindre point mal de celui duquel on n’a reçu que bien.
Mais, ô bon Dieu ! que peut être cela ? comment dirons-nous que cela s’appelle ? quel malheur est celui-là ? quel vice, ou plutôt quel malheureux vice ? Voir un nombre infini de personnes non pas obéir, mais servir ; non pas être gouvernés, mais tyrannisés ; n’ayant ni biens ni parents, femmes ni enfants, ni leur vie même qui soit à eux ! souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d’une armée, non pas d’un camp barbare contre lequel il faudrait défendre son sang et sa vie devant, mais d’un seul ; non pas d’un Hercule ni d’un Samson, mais d’un seul hommeau, et le plus souvent le plus lâche et femelin de la nation ; non pas accoutumé à la poudre des batailles, mais encore à grand peine au sable des tournois ; non pas qui puisse par force commander aux hommes, mais tout empêché de servir vilement à la moindre femmelette (¹) ! Appellerons-nous cela lâcheté ? dirons-nous que ceux qui servent soient couards et recrus ? Si deux, si trois, si quatre ne se défendent d’un, cela est étrange, mais toutefois possible ; bien pourra-l’on dire, à bon droit, que c’est faute de cœur. Mais si cent, si mille endurent d’un seul, ne dira-l’on pas qu’ils ne veulent point, non qu’ils n’osent pas se prendre à lui, et que c’est non couardise, mais plutôt mépris ou dédain ? Si l’on voit, non pas cent, non pas mille hommes, mais cent pays, mille villes, un million d’hommes, n’assaillir pas un seul, duquel le mieux traité de tous en reçoit ce mal d’être serf et esclave, comment pourrons-nous nommer cela ? est-ce lâcheté ? Or, il y a en tous vices naturellement quelque borne, outre laquelle ils ne peuvent passer : deux peuvent craindre un, et possible dix ; mais mille, mais un million, mais mille villes, si elles ne se défendent d’un, cela n’est pas couardise, elle ne va point jusque-là ; non plus que la vaillance ne s’étend pas qu’un seul échelle une forteresse, qu’il assaille une armée, qu’il conquête un royaume. Donc quel monstre de vice est ceci qui ne mérite pas encore le titre de couardise, qui ne trouve point de nom assez vilain, que la nature désavoue avoir fait et la langue refuse de nommer ?
Qu’on mette d’un côté cinquante mille hommes en armes, d’un autre autant ; qu’on les range en bataille ; qu’ils viennent à se joindre, les uns libres, combattant pour leur franchise, les autres pour la leur ôter : auxquels promettra-l’on par conjecture la victoire ? Lesquels pensera-l’on qui plus gaillardement iront au combat, ou ceux qui espèrent pour guerdon (¹) de leurs peines l’entretènement de leur liberté, ou ceux qui ne peuvent attendre autre loyer des coups qu’ils donnent ou qu’ils reçoivent que la servitude d’autrui ? Les uns ont toujours devant les yeux le bonheur de la vie passée, l’attente de pareil aise à l’avenir ; il ne leur souvient pas tant de ce qu’ils endurent, le temps que dure une bataille, comme de ce qu’il leur conviendra à jamais endurer, à eux, à leurs enfants et à toute la postérité. Les autres n’ont rien qui les enhardie qu’une petite pointe de convoitise qui se rebouche(²) soudain contre le danger et qui ne peut être si ardente qu’elle ne se doive, ce semble, éteindre par la moindre goutte de sang qui sorte de leurs plaies. Aux batailles tant renommées de Miltiade, de Léonide, de Thémistocle, qui ont été données deux mille ans y a et qui sont encore aujourd’hui aussi fraîches en la mémoire des livres et des hommes comme si c’eût été l’autre hier, qui furent données en Grèce pour le bien des Grecs et pour l’exemple de tout le monde, qu’est-ce qu’on pense qui donna à si petit nombre de gens comme étaient les Grecs, non le pouvoir, mais le cœur de soutenir la force de navires que la mer même en était chargée, de défaire tant de nations, qui étaient en si grand nombre que l’escadron des Grecs n’eût pas fourni, s’il eût fallu, des capitaines aux armées des ennemis, sinon qu’il semble qu’à ces glorieux jours-là ce n’était pas tant la bataille des Grecs contre les Perses, comme la victoire de la liberté sur la domination, de la franchise sur la convoitise ?
C’est chose étrange d’ouïr parler de la vaillance que la liberté met dans le cœur de ceux qui la défendent ; mais ce qui se fait en tous pays, par tous les hommes, tous les jours, qu’un homme mâtine(¹) cent mille et les prive de leur liberté, qui le croirait, s’il ne faisait que l’ouïr dire et non le voir ? Et, s’il ne se faisait qu’en pays étranges et lointaines terres, et qu’on le dit, qui ne penserait que cela fut plutôt feint et trouvé que non pas véritable ? Encore ce seul tyran, il n’est pas besoin de le combattre, il n’est pas besoin de le défaire, il est de soi-même défait, mais que le pays ne consente à sa servitude ; il ne faut pas lui ôter rien, mais ne lui donner rien ; il n’est pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu’il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples mêmes qui se laissent ou plutôt se font gourmander, puisqu’en cessant de servir ils en seraient quittes ; c’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d’être serf ou d’être libre, quitte la franchise et prend le joug, qui consent à son mal, ou plutôt le pourchasse. S’il lui coûtait quelque chose à recouvrer sa liberté, je ne l’en presserais point, combien qu’est-ce que l’homme doit avoir plus cher que de se remettre en son droit naturel, et, par manière de dire, de bête revenir homme ; mais encore je ne désire pas en lui si grande hardiesse ; je lui permets qu’il aime mieux je ne sais quelle sûreté de vivre misérablement qu’une douteuse espérance de vivre à son aise. Quoi ? si pour avoir liberté il ne faut que la désirer, s’il n’est besoin que d’un simple vouloir, se trouvera-t-il nation au monde qui l’estime encore trop chère, la pouvant gagner d’un seul souhait, et qui plaigne la volonté à recouvrer le bien lequel il devrait racheter au prix de son sang, et lequel perdu, tous les gens d’honneur doivent estimer la vie déplaisante et la mort salutaire ? Certes, comme le feu d’une petite étincelle devient grand et toujours se renforce, et plus il trouve de bois, plus il est prêt d’en brûler, et, sans qu’on y mette de l’eau pour l’éteindre, seulement en n’y mettant plus de bois, n’ayant plus que consommer, il se consomme soi-même et vient sans force aucune et non plus feu : pareillement les tyrans, plus ils pillent, plus ils exigent, plus ils ruinent et détruisent, plus on leur baille, plus on les sert, de tant plus ils se fortifient et deviennent toujours plus forts et plus frais pour anéantir et détruire tout ; et si on ne leur baille rien, si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien, sinon que comme la racine, n’ayant plus d’humeur ou aliment, la branche devient sèche et morte.
Les hardis, pour acquérir le bien qu’ils demandent, ne craignent point le danger ; les avisés ne refusent point la peine : les lâches et engourdis ne savent ni endurer le mal, ni recouvrer le bien ; ils s’arrêtent en cela de le souhaiter, et la vertu d’y prétendre leur est ôtée par leur lâcheté ; le désir de l’avoir leur demeure par la nature. Ce désir, cette volonté est commune aux sages et aux indiscrets, aux courageux et aux couards, pour souhaiter toutes choses qui, étant acquises, les rendraient heureux et contents : une seule chose est à dire (¹), en laquelle je ne sais comment nature défaut aux hommes pour la désirer ; c’est la liberté, qui est toutefois un bien si grand et si plaisant, qu’elle perdue, tous les maux viennent à la file, et les biens même qui demeurent après elle perdent entièrement leur goût et saveur, corrompus par la servitude : la seule liberté, les hommes ne la désirent point, non pour autre raison, ce semble, sinon que s’ils la désiraient, ils l’auraient, comme s’ils refusaient de faire ce bel acquêt, seulement parce qu’il est trop aisé.
Pauvres et misérables peuples insensés, nations opiniâtres en votre mal et aveugles en votre bien, vous vous laissez emporter devant vous le plus beau et le plus clair de votre revenu, piller vos champs, voler vos maisons et les dépouiller des meubles anciens et paternels ! Vous vivez de sorte que vous ne vous pouvez vanter que rien soit à vous ; et semblerait que meshui ce vous serait grand heur de tenir à ferme vos biens, vos familles et vos vies ; et tout ce dégât, ce malheur, cette ruine, vous vient, non pas des ennemis, mais certes oui bien de l’ennemi, et de celui que vous faites si grand qu’il est, pour lequel vous allez si courageusement à la guerre, pour la grandeur duquel vous ne refusez point de présenter à la mort vos personnes. Celui qui vous maîtrise tant n’a que deux yeux, n’a que deux mains, n’a qu’un corps, et n’a autre chose que ce qu’a le moindre homme du grand et infini nombre de nos villes, sinon que l’avantage que vous lui faites pour vous détruire. D’où a-t-il pris tant d’yeux, dont il vous épie, si vous ne les lui baillez ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les prend de vous ? Les pieds dont il foule vos cités, d’où les a-t-il, s’ils ne sont des vôtres ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous ? Comment vous oserait-il courir sus, s’il n’avait intelligence avec vous ? Que vous pourrait-il faire, si vous n’étiez recéleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue et traîtres à vous-mêmes ? Vous semez vos fruits, afin qu’il en fasse le dégât ; vous meublez et remplissez vos maisons, afin de fournir à ses pilleries ; vous nourrissez vos filles, afin qu’il ait de quoi soûler sa luxure ; vous nourrissez vos enfants, afin que, pour le mieux qu’il leur saurait faire, il les mène en ses guerres, qu’il les conduise à la boucherie, qu’il les fasse les ministres de ses convoitises, et les exécuteurs de ses vengeances ; vous rompez à la peine vos personnes, afin qu’il se puisse mignarder en ses délices et se vautrer dans les sales et vilains plaisirs ; vous vous affaiblissez, afin de le rendre plus fort et roide à vous tenir plus courte la bride ; et de tant d’indignités, que les bêtes mêmes ou ne les sentiraient point, ou ne l’endureraient point, vous pouvez vous en délivrer, si vous l’essayez, non pas de vous en délivrer, mais seulement de le vouloir faire. Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même fondre en bas et se rompre.
Mais certes les médecins conseillent bien de ne mettre pas la main aux plaies incurables, et je ne fais pas sagement de vouloir prêcher en ceci le peuple qui perdu, longtemps a, toute connaissance, et duquel, puisqu’il ne sent plus son mal, cela montre assez que sa maladie est mortelle. Cherchons donc par conjecture, si nous en pouvons trouver, comment s’est ainsi si avant enracinée cette opiniâtre volonté de servir, qu’il semble maintenant que l’amour même de la liberté ne soit pas si naturelle.
Premièrement, cela est, comme je crois, hors de doute que, si nous vivions avec les droits que la nature nous a donnés et avec les enseignements qu’elle nous apprend, nous serions naturellement obéissants aux parents, sujets à la raison, et serfs de personne. De l’obéissance que chacun, sans autre avertissement que de son naturel, porte à ses père et mère, tous les hommes s’en sont témoins, chacun pour soi ; de la raison, si elle naît avec nous, ou non, qui est une question débattue à fond par les académiques et touchée par toute l’école des philosophes. Pour cette heure je ne penserai point faillir en disant cela, qu’il y a en notre âme quelque naturelle semence de raison, laquelle, entretenue par bon conseil et coutume, florit en vertu, et, au contraire, souvent ne pouvant durer contre les vices survenus, étouffée, s’avorte. Mais certes, s’il y a rien de clair ni d’apparent en la nature et où il ne soit pas permis de faire l’aveugle, c’est cela que la nature, le ministre de Dieu, la gouvernante des hommes, nous a tous faits de même forme, et, comme il semble, à même moule, afin de nous entreconnaître tous pour compagnons ou plutôt pour frères ; et si, faisant les partages des présents qu’elle nous faisait, elle a fait quelque avantage de son bien, soit au corps ou en l’esprit, aux uns plus qu’aux autres, si n’a-t-elle pourtant entendu nous mettre en ce monde comme dans un camp clos, et n’a pas envoyé ici-bas les plus forts ni les plus avisés, comme des brigands armés dans une forêt, pour y gourmander les plus faibles ; mais plutôt faut-il croire que, faisant ainsi les parts aux uns plus grandes, aux autres plus petites, elle voulait faire place à la fraternelle affection, afin qu’elle eût où s’employer, ayant les uns puissance de donner aide, les autres besoin d’en recevoir. Puis donc que cette bonne mère nous a donné à tous toute la terre pour demeure, nous a tous logés aucunement en même maison, nous a tous figurés à même patron, afin que chacun se put mirer et quasi reconnaître l’un dans l’autre ; si elle nous a donné à tous ce grand présent de la voix et de la parole pour nous accointer et fraterniser davantage, et faire, par la commune et mutuelle déclaration de nos pensées, une communion de nos volontés ; et si elle a tâché par tous moyens de serrer et étreindre si fort le nœud de notre alliance et société ; si elle a montré, en toutes choses, qu’elle ne voulait pas tant nous faire tous unis que tous uns, il ne faut pas faire doute que nous ne soyons naturellement libres, puisque nous sommes tous compagnons, et ne peut tomber en l’entendement de personne que nature ait mis aucun en servitude, nous ayant tous mis en compagnie.
Mais, à la vérité, c’est bien pour néant de débattre si la liberté est naturelle, puisqu’on ne peut tenir aucun en servitude sans lui faire tort, et qu’il n’y a rien si contraire au monde à la nature, étant toute raisonnable, que l’injure. Reste donc la liberté être naturelle, et par même moyen, à mon avis, que nous ne sommes pas nés seulement en possession de notre franchise, mais aussi avec affectation de la défendre. Or, si d’aventure nous nous faisons quelque doute en cela, et sommes tant abâtardis que ne puissions reconnaître nos biens ni semblablement nos naïves affections, il faudra que je vous fasse l’honneur qui vous appartient, et que je monte, par manière de dire, les bêtes brutes en chaire, pour vous enseigner votre nature et condition. Les bêtes, ce maid’ Dieu ! si les hommes ne font trop les sourds, leur crient : Vive liberté ! Plusieurs en y a d’entre elles qui meurent aussitôt qu’elles sont prises : comme le poisson quitte la vie aussitôt que l’eau, pareillement celles-là quittent la lumière et ne veulent point survivre à leur naturelle franchise. Si les animaux avaient entre eux quelques prééminences, ils feraient de celles-là leur noblesse. Les autres, des plus grandes jusqu’aux plus petites, lorsqu’on les prend, font si grande résistance d’ongles, de cornes, de bec et de pieds, qu’elles déclarent assez combien elles tiennent cher ce qu’elles perdent ; puis, étant prises, elles nous donnent tant de signes apparents de la connaissance qu’elles ont de leur malheur, qu’il est bel à voir que ce leur est plus languir que vivre, et qu’elles continuent leur vie plus pour plaindre leur aise perdue que pour se plaire en servitude. Que veut dire autre chose l’éléphant qui, s’étant défendu jusqu’à n’en pouvoir plus, n’y voyant plus d’ordre, étant sur le point d’être pris, il enfonce ses mâchoires et casse ses dents contre les arbres, sinon que le grand désir qu’il a de demeurer libre, ainsi qu’il est, lui fait de l’esprit et l’avise de marchander avec les chasseurs si, pour le prix de ses dents, il en sera quitte, et s’il sera reçu de bailler son ivoire et payer cette rançon pour sa liberté ? Nous appâtons le cheval dès lors qu’il est né pour l’apprivoiser à servir ; et si ne le savons-nous si bien flatter que, quand ce vient à le dompter, il ne morde le frein, qu’il ne rue contre l’éperon, comme (ce semble) pour montrer à la nature et témoigner au moins par là que, s’il sert, ce n’est pas de son gré, ainsi par notre contrainte. Que faut-il donc dire ?
Même les bœufs sous le poids du joug geignent,
Et les oiseaux dans la cage se plaignent,
comme j’ai dit autrefois, passant le temps à nos rimes françaises (¹) ; car je ne craindrai point, écrivant à toi, ô Longa (²), mêler de mes vers, desquels je ne lis jamais que, pour le semblant que tu fais de t’en contenter, tu ne m’en fasses tout glorieux. Ainsi donc, puisque toutes choses qui ont sentiment, dès lors qu’elles l’ont, sentent le mal de la sujétion et courent après la liberté, puisque les bêtes, qui encore sont faites pour le service de l’homme, ne se peuvent accoutumer à servir qu’avec protestation d’un désir contraire, quel malencontre a été cela qui a pu tant dénaturer l’homme, seul né, de vrai, pour vivre franchement, et lui faire perdre la souvenance de son premier être et le désir de le reprendre ?
Il y a trois sortes de tyrans (¹) : les uns ont le royaume par élection du peuple, les autres par la force des armes, les autres par succession de leur race. Ceux qui les ont acquis par le droit de la guerre, ils s’y portent ainsi qu’on connaît bien qu’ils sont (comme l’on dit) en terre de conquête. Ceux-là qui naissent rois ne sont pas communément guère meilleurs, ainsi étant nés et nourris dans le sein de la tyrannie, tirent avec le lait la nature du tyran, et font état des peuples qui sont sous eux comme de leurs serfs héréditaires ; et, selon la complexion de laquelle ils sont plus enclins, avares ou prodigues, tels qu’ils sont, ils font du royaume comme de leur héritage. Celui à qui le peuple a donné l’état devrait être, ce me semble, plus insupportable, et le serait, comme je crois, n’était que dès lors qu’il se voit élevé par-dessus les autres, flatté par je ne sais quoi qu’on appelle la grandeur, il délibère de n’en bouger point ; communément celui-là fait état de rendre à ses enfants la puissance que le peuple lui a laissée : et dès lors que ceux-là ont pris cette opinion, c’est chose étrange de combien ils passent en toutes sortes de vices et même en la cruauté, les autres tyrans, ne voyant autres moyens pour assurer la nouvelle tyrannie que d’étreindre si fort la servitude et étranger tant leurs sujets de la liberté, qu’encore que la mémoire en soit fraîche, ils la leur puissent faire perdre. Ainsi, pour en dire la vérité, je vois bien qu’il y a entre eux quelque différence, mais de choix, je n’y en vois point ; et étant les moyens de venir aux règnes divers, toujours la façon de régner est quasi semblable : les élus, comme s’ils avaient pris des taureaux à dompter, ainsi les traitent-ils ; les conquérants en font comme de leur proie ; les successeurs pensent d’en faire ainsi que de leurs naturels esclaves.
Mais à propos, si d’aventure il naissait aujourd’hui quelques gens tout neufs, ni accoutumés à la sujétion, ni affriandés à la liberté, et qu’ils ne sussent que c’est ni de l’un ni de l’autre, ni à grand peine des noms ; si on leur présentait ou d’être serfs, ou vivre francs, selon les lois desquelles ils ne s’accorderaient : il ne faut pas faire doute qu’ils n’aimassent trop mieux obéir à la raison seulement que servir à un homme ; sinon, possible, que ce fussent ceux d’Israël, qui, sans contrainte ni aucun besoin, se firent un tyran : duquel peuple je ne lis jamais l’histoire que je n’en aie trop grand dépit, et quasi jusqu’à en devenir inhumain pour me réjouir de tant de maux qui leur en advinrent. Mais certes tous les hommes, tant qu’ils ont quelque chose d’homme, devant qu’ils se laissent assujétir, il faut l’un des deux, qu’ils soient contraints ou déçus : contraints par des armes étrangères, comme Sparte ou Athènes par les forces d’Alexandre, ou par les factions, ainsi que la seigneurie d’Athènes était devant venue entre les mains de Pisistrate. Par tromperie perdent-ils souvent la liberté, et, en ce, ils ne sont pas si souvent séduits par autrui comme ils sont trompés par eux-mêmes : ainsi le peuple de Syracuse, la maîtresse ville de Sicile (on me dit qu’elle s’appelle aujourd’hui Saragousse), étant pressé par les guerres, inconsidérément ne mettant ordre qu’au danger présent, éleva Denis, le premier tyran, et lui donna la charge de la conduite de l’armée, et ne se donna garde qu’il l’eût fait si grand que cette bonne pièce-là, revenant victorieux, comme s’il n’eût pas vaincu ses ennemis mais ses citoyens, se fit de capitaine roi, et de roi tyran. Il n’est pas croyable comme le peuple, dès lors qu’il est assujetti, tombe si soudain en un tel et si profond oubli de la franchise, qu’il n’est pas possible qu’il se réveille pour la ravoir, servant si franchement et tant volontiers qu’on dirait, à le voir, qu’il a non pas perdu sa liberté, mais gagné sa servitude. Il est vrai qu’au commencement on sert contraint et vaincu par la force ; mais ceux qui viennent après servent sans regret et font volontiers ce que leurs devanciers avaient fait par contrainte. C’est cela, que les hommes naissant sous le joug, et puis nourris et élevés dans le servage, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés, et ne pensent point avoir autre bien ni autre droit que ce qu’ils ont trouvé, ils prennent pour leur naturel l’état de leur naissance. Et toutefois il n’est point d’héritier si prodigue et nonchalant que quelquefois ne passe les yeux sur les registres de son père, pour voir s’il jouit de tous les droits de sa succession, ou si l’on n’a rien entrepris sur lui ou son prédécesseur. Mais certes la coutume, qui a en toutes choses grand pouvoir sur nous, n’a en aucun endroit si grande vertu qu’en ceci, de nous enseigner à servir et, comme l’on dit de Mithridate qui se fit ordinaire à boire le poison, pour nous apprendre à avaler et ne trouver point amer le venin de la servitude. L’on ne peut pas nier que la nature n’ait en nous bonne part, pour nous tirer là où elle veut et nous faire dire bien ou mal nés ; mais si faut il confesser qu’elle a en nous moins de pouvoir que la coutume : pour ce que le naturel, pour bon qu’il soit, se perd s’il n’est entretenu ; et la nourriture nous fait toujours de sa façon, comment que ce soit, maugré la nature. Les semences de bien que la nature met en nous sont si menues et glissantes qu’elles ne peuvent endurer le moindre heurt de la nourriture contraire ; elles ne s’entretiennent pas si aisément comme elles s’abâtardissent, se fondent et viennent à rien : ni plus ni moins que les arbres fruitiers, qui ont bien tous quelque naturel à part, lequel ils gardent bien si on les laisse venir, mais ils le laissent aussitôt pour porter d’autres fruits étrangers et non les leurs, selon qu’on les ente. Les herbes ont chacune leur propriété, leur naturel et singularité ; mais toutefois le gel, le temps, le terroir ou la main du jardinier y ajoutent ou diminuent beaucoup de leur vertu : la plante qu’on a vue en un endroit, on est ailleurs empêché de la reconnaître. Qui verrait les Vénitiens, une poignée de gens vivant si librement que le plus méchant d’entre eux ne voudrait pas être le roi de tous, ainsi nés et nourris qu’ils ne reconnaissent point d’autre ambition sinon à qui mieux avisera et plus soigneusement prendra garde à entretenir la liberté, ainsi appris et faits dès le berceau qu’ils ne prendraient point tout le reste des félicités de la terre pour perdre le moindre de leur franchise ; qui aura vu, dis-je, ces personnages-là, et au partir de là s’en ira aux terres de celui que nous appellons Grand Seigneur, voyant là des gens qui ne veulent être nés que pour le servir, et qui pour maintenir sa puissance abandonnent leur vie, penserait-il que ceux-là et les autres eussent un même naturel, ou plutôt s’il n’estimerait pas que, sortant d’une cité d’hommes, il était entré dans un parc de bêtes (¹) ? Lycurgue, le policier de Sparte, avait nourri, ce dit-on, deux chiens, tous deux frères, tous deux allaités de même lait, l’un engraissé en la cuisine, l’autre accoutumé par les champs au son de la trompe et du huchet, voulant montrer au peuple lacédémonien que les hommes sont tels que la nourriture les fait, mit les deux chiens en plein marché, et entre eux une soupe et un lièvre : l’un courut au plat et l’autre au lièvre. « Toutefois, dit-il, si sont-ils frères ». Donc celui-là, avec ses lois et sa police, nourrit et fit si bien les Lacédémoniens, que chacun d’eux eut plus cher de mourir de mille morts que de reconnaître autre seigneur que le roi et la raison.
Je prends plaisir de ramentevoir un propos que tinrent jadis un des favoris de Xerxès, le grand roi des Persans, et deux Lacédémoniens. Quand Xerxès faisait les appareils de sa grande armée pour conquérir la Grèce, il envoya ses ambassadeurs par les cités grégeoises demander de l’eau et de la terre : c’était la façon que les Persans avaient de sommer les villes de se rendre à eux. À Athènes ni à Sparte n’envoya-t-il point, pour ce que ceux que Daire, son père, y avait envoyés, les Athéniens et les Spartiens en avaient jeté les uns dedans les fosses, les autres dans les puits, leur disant qu’ils prinsent hardiment de là de l’eau et de la terre pour porter à leur prince : ces gens ne pouvaient souffrir que, de la moindre parole seulement, on touchât à leur liberté. Pour en avoir ainsi usé, les Spartains connurent qu’ils avaient encouru la haine des dieux, même de Talthybie, le dieu des hérauts : ils s’avisèrent d’envoyer à Xerxès, pour les apaiser, deux de leurs citoyens, pour se présenter à lui, qu’il fît d’eux à sa guise, et se payât de là pour les ambassadeurs qu’ils avaient tués à son père. Deux Spartains, l’un nommé Sperte et l’autre Bulis, s’offrirent à leur gré pour aller faire ce paiement. De fait ils y allèrent, et en chemin ils arrivèrent au palais d’un Persan qu’on nommait Indarne, qui était lieutenant du roi en toutes les villes d’Asie qui sont sur les côtes de la mer. Il les accueillit fort honorablement et leur fit grande chère, et, après plusieurs propos tombant de l’un de l’autre, il leur demanda pourquoi ils refusaient tant l’amitié du roi. « Voyez, dit-il, Spartains, et connaissez par moi comment le roi sait honorer ceux qui le valent, et pensez que si vous étiez à lui, il vous ferait de même : si vous étiez à lui et qu’il vous eût connu, il n’y a celui d’entre vous qui ne fût seigneur d’une ville de Grèce. — En ceci, Indarne, tu ne nous saurais donner bon conseil, dirent les Lacédémoniens, pour ce que le bien que tu nous promets, tu l’as essayé, mais celui dont nous jouissons, tu ne sais que c’est : tu as éprouvé la faveur du roi ; mais de la liberté, quel goût elle a, combien elle est douce, tu n’en sais rien. Or, si tu en avais tâté, toi-même nous conseillerais-tu la défendre, non pas avec la lance et l’écu, mais avec les dents et les ongles. » Le seul Spartain disait ce qu’il fallait dire, mais certes et l’un et l’autre parlait comme il avait été nourri ; car il ne se pouvait faire que le Persan eût regret à la liberté, ne l’ayant jamais eue, ni que le Lacédémonien endurât la sujétion, ayant goûté la franchise.
Caton l’Uticain, étant encore enfant et sous la verge, allait et venait souvent chez Sylla le dictateur, tant pour ce qu’à raison du lieu et maison dont il était, on ne lui refusait jamais la porte, qu’aussi ils étaient proches parents. Il avait toujours son maître quand il y allait, comme ont accoutumé les enfants de bonne maison. Il s’aperçut que, dans l’hôtel de Sylla, en sa présence ou par son consentement, on emprisonnait les uns, on condamnait les autres ; l’un était banni, l’autre étranglé ; l’un demandait la confiscation d’un citoyen, l’autre la tête ; en somme, tout y allait non comme chez un officier de ville, mais comme chez un tyran de peuple, et c’était non pas un parquet de justice, mais un ouvroir de tyrannie. Si dit lors à son maître ce jeune gars : « Que ne me donnez-vous un poignard ? Je le cacherai sous ma robe : j’entre souvent dans la chambre de Sylla avant qu’il soit levé, j’ai le bras assez fort pour en dépêcher la ville. » Voilà certes une parole vraiment appartenant à Caton : c’était un commencement de ce personnage, digne de sa mort. Et néanmoins qu’on ne die ni son nom ni son pays, qu’on conte seulement le fait tel qu’il est, la chose même parlera et jugera l’on, à belle aventure, qu’il était Romain et né dedans Rome, et lors qu’elle était libre. À quel propos tout ceci ? Non pas certes que j’estime que le pays ni le terroir y fassent rien, car en toutes contrées, en tout air, est amère la sujétion et plaisant d’être libre ; mais parce que je suis d’avis qu’on ait pitié de ceux qui, en naissant, se sont trouvés le joug sous le col, ou bien que si on les excuse, ou bien qu’on leur pardonne, si, n’ayant vu seulement l’ombre de la liberté et n’en étant point avertis, ils ne s’aperçoivent point du mal que ce leur est d’être esclaves. S’il y avait quelque pays, comme dit Homère des Cimmériens, où le soleil se montre autrement qu’à nous, et après leur avoir éclairé six mois continuels, il les laisse sommeillants dans l’obscurité sans les venir revoir de l’autre demie année, ceux qui naîtraient pendant cette longue nuit, s’ils n’avaient pas ouï parler de la clarté, s’ébahiraient ou si, n’ayant point vu de jour, ils s’accoutumaient aux ténèbres où ils sont nés, sans désirer la lumière ? On ne plaint jamais ce que l’on n’a jamais eu, et le regret ne vient point sinon qu’après le plaisir, et toujours est, avec la connaissance du mal, la souvenance de la joie passée. La nature de l’homme est bien d’être franc et de le vouloir être, mais aussi sa nature est telle que naturellement il tient le pli que la nourriture lui donne.
Disons donc ainsi, qu’à l’homme toutes choses lui sont comme naturelles, à quoi il se nourrit et accoutume ; mais cela seulement lui est naïf, à quoi la nature simple et non altérée l’appelle : ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est la coutume : comme des plus braves courtauds, qui au commencement mordent le frein et puis s’en jouent, et là où naguères ruaient contre la selle, ils se parent maintenant dans les harnais et tout fiers se gorgiassent sous la barde (¹). Ils disent qu’ils ont été toujours sujets, que leurs pères ont ainsi vécu ; ils pensent qu’ils sont tenus d’endurer le mal et se font accroire par exemple, et fondent eux-mêmes sous la longueur du temps la possession de ceux qui les tyrannisent ; mais pour vrai, les ans ne donnent jamais droit de mal faire, ainsi agrandissent l’injure. Toujours s’en trouve il quelques-uns, mieux nés que les autres, qui sentent le poids du joug et ne se peuvent tenir de le secouer ; qui ne s’apprivoisent jamais de la sujétion et qui toujours, comme Ulysse, qui par mer et par terre cherchait toujours de voir de la fumée de sa case, ne se peuvent tenir d’aviser à leurs naturels privilèges et de se souvenir de leurs prédécesseurs et de leur premier être ; ceux sont volontiers ceux-là qui, ayant l’entendement net et l’esprit clairvoyant, ne se contentent pas comme le gros populas, de regarder ce qui est devant leurs pieds s’ils n’avisent et derrière et devant et ne remémorent encore les choses passées pour juger de celles du temps à venir et pour mesurer les présentes ; ce sont ceux qui, ayant la tête d’eux-mêmes bien faite, l’ont encore polie par l’étude et le savoir. Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue et toute hors du monde, l’imaginent et la sentent en leur esprit, et encore la savourent, et la servitude ne leur est de goût, pour tant bien qu’on l’accoutre.
Le grand Turc s’est bien avisé de cela, que les livres et la doctrine donnent, plus que toute autre chose, aux hommes le sens et l’entendement de se reconnaître et d’haïr la tyrannie ; j’entends qu’il n’a en ses terres guère de gens savants ni n’en demande. Or, communément, le bon zéle et affection de ceux qui ont gardé malgré le temps la dévotion à la franchise, pour si grand nombre qu’il y en ait, demeure sans effet pour ne s’entreconnaître point : la liberté leur est toute ôtée, sous le tyran, de faire, de parler et quasi de penser ; ils deviennent tous singuliers en leurs fantaisies. Donc, Momes, le dieu moqueur, ne se moqua pas trop quand il trouva cela à redire en l’homme que Vulcain avait fait, de quoi il ne lui avait mis une petite fenêtre au cœur, afin que par là on put voir ses pensées. L’on voulsit bien dire que Brute et Casse, lorsqu’ils entreprindrent la délivrance de Rome, ou plutôt de tout le monde, ne voulurent pas que Cicéron, ce grand zélateur du bien public s’il en fut jamais, fut de la partie, et estimèrent son cœur trop faible pour un fait si haut : ils se fiaient bien de sa volonté, mais ils ne s’assuraient point de son courage. Et toutefois, qui voudra discourir les faits du temps passé et les annales anciennes, il s’en trouvera peu ou point de ceux qui voyant leur pays mal mené et en mauvaises mains, aient entrepris d’une intention bonne, entière et non feinte, de le délivrer, qui n’en soient venus à bout, et que la liberté, pour se faire paraître, ne se soit elle-même fait épaule. Harmode, Aristogiton, Thrasybule, Brute le vieux, Valère et Dion, comme ils l’ont vertueusement pensé, l’exécutèrent heureusement ; en tel cas, quasi jamais à bon vouloir ne défend la fortune. Brute le jeune et Casse ôtèrent bien heureusement la servitude, mais en ramenant la liberté ils moururent : non pas misérablement (car quel blasphème serait-ce de dire qu’il y ait eu rien de misérable en ces gens-là, ni en leur mort, ni en leur vie ?) mais certes au grand dommage, perpétuel malheur et entière ruine de la république, laquelle fut, comme il semble, enterrée avec eux. Les autres entreprises qui ont été faites depuis contre les empereurs romains n’étaient que conjurations de gens ambitieux, lesquels ne sont pas à plaindre des inconvénients qui leur en sont advenus, étant bel à voir qu’ils désiraient, non pas ôter, mais remuer la couronne, prétendant chasser le tyran et retenir la tyrannie. À ceux-ci je ne voudrais pas moi-même qu’il leur en fut bien succédé, et suis content qu’ils aient montré, par leur exemple, qu’il ne faut pas abuser du saint nom de liberté pour faire mauvaise entreprise.
Mais pour revenir à notre propos, duquel je m’étais quasi perdu, la première raison pourquoi les hommes servent volontiers, est pour ce qu’ils naissent serfs et sont nourris tels. De celle-ci en vient une autre, qu’aisément les gens deviennent, sous les tyrans, lâches et efféminés : dont je sais merveilleusement bon gré à Hyppocras, le grand-père de la médecine, qui s’en est pris garde, et l’a ainsi dit en l’un de ses livres qu’il institue Des maladies (¹). Ce personnage avait certes en tout le cœur en bon lieu, et le montra bien lorsque le Grand Roi le voulut attirer près de lui à force d’offres et grands présents, il lui répondit franchement qu’il ferait grand conscience de se mêler de guérir les Barbares qui voulaient tuer les Grecs, et de bien servir, par son art à lui, qui entreprenait d’asservir la Grèce. La lettre qu’il lui envoya se voit encore aujourd’hui parmi ses autres œuvres, et témoignera pour jamais de son bon cœur et de sa noble nature. Or, est-il donc certain qu’avec la liberté se perd tout en un coup la vaillance. Les gens sujets n’ont point d’allégresse au combat ni d’âpreté : ils vont au danger quasi comme attachés et tous engourdis, par manière d’acquit, et ne sentent point bouillir dans leur cœur l’ardeur de la franchise qui fait mépriser le péril et donne envie d’achapter, par une belle mort entre ses compagnons, l’honneur et la gloire. Entre les gens libres, c’est à l’envi à qui mieux mieux, chacun pour le bien commun, chacun pour soi, ils s’attardent d’avoir tous leur part au mal de la défaite ou au bien de la victoire ; mais les gens asservis, outre ce courage guerrier, ils perdent aussi en toutes autres choses la vivacité, et ont le cœur bas et mol et incapable de toutes choses grandes. Les tyrans connaissent bien cela, et, voyant qu’ils prennent ce pli, pour les faire mieux avachir, encore ils aident-ils.
Xénophon, historien grave et du premier rang entre les Grecs, a fait un livre auquel il fait parler Simonide avec Hiéron, tyran de Syracuse, des misères du tyran. Ce livre est plein de bonnes et graves remontrances, et qui ont aussi bonne grâce, à mon avis, qu’il est possible. Que plût à Dieu que les tyrans qui ont jamais été l’eussent mis devant les yeux et s’en fussent servi de miroir ! Je ne puis pas croire qu’ils n’eussent reconnu leurs verrues et eu quelque honte de leurs taches. En ce traité il conte la peine en quoi sont les tyrans, qui sont contraints, faisant mal à tous, se craindre de tous. Entre autres choses, il dit cela, que les mauvais rois se servent d’étrangers à la guerre et les soudoient, ne s’osant fier de mettre à leurs gens, à qui ils ont fait tort, les armes en main. (Il y a bien eu de bons rois qui ont eu à leur solde des nations étrangères, comme les Français mêmes, et plus encore d’autrefois qu’aujourd’hui, mais à une autre intention, pour garder des leurs, n’estimant rien le dommage de l’argent pour épargner les hommes. C’est ce que disait Scipion, ce crois-je, le grand Africain, qu’il aimerait mieux avoir sauvé un citoyen que défait cent ennemis.) Mais, certes, cela est bien assuré, que le tyran ne pense jamais que la puissance lui soit assurée, sinon quand il est venu à ce point qu’il n’a sous lui homme qui vaille : donc à bon droit lui dire on cela, que Thrason en Térence se vante avoir reproché au maître des éléphants :
Pour cela si brave vous êtes
Que vous avez charge des bêtes.
Mais cette ruse de tyrans d’abêtir leurs sujets ne se peut pas connaître plus clairement que Cyrus fit envers les Lydiens, après qu’il se fut emparé de Sardis, la maîtresse ville de Lydie, et qu’il eut pris à merci Crésus, ce tant riche roi, et l’eut amené quand et soi : on lui apporta nouvelles que les Sardains s’étaient révoltés ; il les eut bientôt réduits sous sa main ; mais, ne voulant pas ni mettre à sac une tant belle ville, ni être toujours en peine d’y tenir une armée pour la garder, il s’avisa d’un grand expédient pour s’en assurer : il y établit des bordeaux, des tavernes et jeux publics, et fit publier une ordonnance que les habitants eussent à en faire état. Il se trouva si bien de cette garnison que jamais depuis contre les Lydiens il ne fallut tirer un coup d’épée. Ces pauvres et misérables gens s’amusèrent à inventer toutes sortes de jeux, si bien que les Latins en ont tiré leur mot, et ce que nous appelons passe-temps, ils l’appellent ludi, comme s’ils voulaient dire Lydi. Tous les tyrans n’ont pas ainsi déclarés exprès qu’ils voulsissent efféminer leurs gens ; mais, pour vrai, ce que celui ordonna formellement et en effet, sous main ils l’ont pourchassé la plupart. À la vérité, c’est le naturel du mérite populaire, duquel le nombre est toujours plus grand dedans les villes, qu’il est soupçonneux à l’endroit de celui qui l’aime, et simple envers celui qui le trompe. Ne pensez pas qu’il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni poisson aucun qui, pour la friandise du ver, s’accroche plus tôt dans le haim que tous les peuples s’allèchent vitement à la servitude, par la moindre plume qu’on leur passe, comme l’on dit, devant la bouche ; et c’est chose merveilleuse qu’ils se laissent aller ainsi tôt, mais seulement qu’on les chatouille. Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les tableaux et autres telles drogueries, c’étaient aux peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté, les outils de la tyrannie. Ce moyen, cette pratique, ces alléchements avaient les anciens tyrans, pour endormir leurs sujets sous le joug. Ainsi les peuples, assotis, trouvent beaux ces passe-temps, amusés d’un vain plaisir, qui leur passait devant les yeux, s’accoutumaient à servir aussi niaisement, mais plus mal, que les petits enfants qui, pour voir les luisantes images des livres enluminés, apprennent à lire. Les Romains tyrans s’avisèrent encore d’un autre point : de festoyer souvent les dizaines publiques, abusant cette canaille comme il fallait, qui se laisse aller, plus qu’à toute autre chose, au plaisir de la bouche : le plus avisé et entendu d’entre eux n’eut pas quitté son esculée de soupe pour recouvrer la liberté de la république de Platon. Les tyrans faisaient largesse d’un quart de blé, d’un sestier de vin et d’un sesterce ; et lors c’était pitié d’ouïr crier : Vive le roi ! Les lourdauds ne s’avisaient pas qu’ils ne faisaient que recouvrer une partie du leur, et que cela même qu’ils recouvraient, le tyran ne leur eut pu donner, si devant il ne l’avait ôté à eux-mêmes. Tel eut amassé aujourd’hui le sesterce, et se fut gorgé au festin public, bénissant Tibère et Néron, et leur belle libéralité qui, le lendemain, étant contraint d’abandonner ses biens à leur avarice, ses enfants à la luxure, son sang même à la cruauté de ces magnifiques empereurs, ne disait mot, non plus qu’une pierre, ne remuait non plus qu’une souche (¹). Toujours le populaire a eu cela : il est, au plaisir qu’il ne peut honnêtement recevoir, tout ouvert et dissolu, et, au tort et à la douleur qu’il ne peut honnêtement souffrir, insensible. Je ne vois pas maintenant personne qui, oyant parler de Néron, ne tremble même au surnom de ce vilain monstre, de cette orde et sale peste du monde ; et toutefois, de celui-là, de ce boutefeu, de ce bourreau, de cette bête sauvage, on peut bien dire qu’après sa mort, aussi vilaine que sa vie, le noble peuple romain en reçut tel déplaisir, se souvenant de ses jeux et de ses festins, qu’il fut sur le point d’en porter le deuil ; ainsi l’a écrit Corneille Tacite, auteur bon et grave, et l’un des plus certains. Ce qu’on ne trouvera pas étrange, vu que ce peuple là même avait fait auparavant à la mort de Jules César, qui donna congé aux lois et à la liberté, auquel personnage il n’y eut, ce me semble, rien qui vaille, car son humanité même, que l’on prêche tant, fut plus dommageable que la cruauté du plus sauvage tyran qui fut oncques, pour ce qu’à la vérité ce fut cette sienne venimeuse douceur qui, envers le peuple romain, sucra la servitude ; mais, après sa mort, ce peuple-là, qui avait encore en la bouche ses banquets et en l’esprit la souvenance de ses prodigalités, pour lui faire ses honneurs et le mettre en cendre, amoncelait à l’envi les bancs de la place, et puis lui éleva une colonne, comme au Père du peuple (ainsi le portait le chapiteau), et lui fit plus d’honneur, tout mort qu’il était, qu’il n’en devait faire par droit à homme du monde, si ce n’était par aventure à ceux qui l’avaient tué. Ils n’oublièrent pas aussi cela, les empereurs romains, de prendre communément le titre de tribun du peuple, tant pour que ce que cet office était tenu pour saint et sacré qu’aussi il était établi pour la défense et protection du peuple, et sous la faveur de l’État. Par ce moyen, ils s’assuraient que le peuple se fierait plus d’eux, comme s’il devait en ouïr le nom, et non pas sentir les effets au contraire. Aujourd’hui ne font pas beaucoup mieux ceux qui ne font guère mal aucun, même de conséquence, qu’ils ne passent devant quelque joli propos du bien public et soulagement commun : car tu sais bien, ô Longa, le formulaire, duquel en quelques endroits ils pourraient user assez finement ; mais, à la plupart, certes, il n’y peut avoir de finesse là où il y a tant d’impudence. Les rois d’Assyrie, et encore après eux ceux de Méde, ne se présentaient en public que le plus tard qu’ils pouvaient, pour mettre en doute ce populas s’ils étaient en quelque chose plus qu’hommes, et laisser en cette rêverie les gens qui font volontiers les imaginatifs aux choses desquelles ils ne peuvent juger de vue. Ainsi tant de nations, qui furent assez longtemps sous cet empire assyrien, avec ce mystère s’accoutumaient à servir et servaient plus volontiers, pour ne savoir pas quel maître ils avaient, ni à grand’peine s’ils en avaient, et craignaient tous, à crédit, un que personne jamais n’avait vu. Les premiers rois d’Égypte ne se montraient guère, qu’ils ne portassent tantôt un chat, tantôt une branche, tantôt du feu sur la tête ; et, ce faisant, par l’étrangeté de la chose ils donnaient à leurs sujets quelque révérence et admiration, où, aux gens qui n’eussent été trop sots ou trop asservis, ils n’eussent apprêté, ce m’est avis, sinon passe-temps et risée. C’est pitié d’ouïr parler de combien de choses les tyrans du temps passé faisaient leur profit pour fonder leur tyrannie ; de combien de petits moyens ils se servaient, ayant de tout temps trouvé ce populas fait à leur poste, auquel il ne savait si mal tendre filet qu’ils n’y vinssent prendre lequel ils ont toujours trompé à si bon marché qu’ils ne l’assujettissaient jamais tant que lorsqu’ils s’en moquaient le plus.
Que dirai-je d’une autre belle bourde que les peuples anciens prindrent pour argent comptant ? Ils crurent fermement que le gros doigt de Pyrrhe, roi des Épirotes, faisait miracles et guérissait les malades de la rate ; ils enrichirent encore mieux le conte, que ce doigt, après qu’on eut brûlé tout le corps mort, s’était trouvé entre les cendres, s’étant sauvé, malgré le feu. Toutefois ainsi le peuple sot fait lui-même les mensonges, pour puis après les croire. Prou de gens l’ont ainsi écrit, mais de façon qu’il est bel à voir qu’ils ont amassé cela des bruits de ville et du vain parler du populas. Vespasien, revenant d’Assyrie et passant à Alexandrie pour aller à Rome, s’emparer de l’empire, fit merveilles : il addressait les boiteux, il rendait clairvoyants les aveugles, et tout plein d’autres belles choses auxquelles qui ne pouvait voir la faute qu’il y avait, il était à mon avis plus aveugle que ceux qu’il guérissait. Les tyrans même trouvaient bien étrange que les hommes pussent endurer un homme leur faisant mal ; ils voulaient fort se mettre la religion devant pour gardecorps, et, s’il était possible, emprunter quelque échantillon de la divinité pour le maintien de leur méchante vie. Donc Salmonée, si l’on croit à la sibylle de Virgile en son enfer, pour s’être ainsi moquée des gens et avoir voulu faire du Jupiter, en rend maintenant compte, et elle le vit en l’arrière-enfer,
Souffrant cruels tourments, pour vouloir imiter
Les tonnerres du ciel, et feux de Jupiter,
Dessus quatre coursiers, celui allait, branlant,
Haut monté, dans son poing un grand flambeau brillant.
Par les peuples grégeois et dans le plein marché,
Dans la ville d’Élide haut il avait marché
Et faisant sa bravade ainsi entreprenait
Sur l’honneur qui, sans plus, aux dieux appartenait.
L’insensé, qui l’orage et foudre inimitable
Contrefaisait, d’airain, et d’un cours effroyable
De chevaux cornepieds, le Père tout puissant ;
Lequel, bientôt après, ce grand mal punissant,
Lança, non un flambeau, non pas une lumière
D’une torche de cire, avecque sa fumière,
Et de ce rude coup d’une horrible tempête,
Il le porta à bas, les pieds par-dessus tête (¹).
Si celui qui ne faisait que le sot est à cette heure bien traité là-bas, je crois que ceux qui ont abusé de la religion, pour être méchants, s’y trouvent encore à meilleures enseignes.
Les nôtres semèrent en France je ne sais quoi de tel, des crapauds, des fleurs de lis, l’ampoule et l’oriflamme. Ce que de ma part, comment qu’il en soit, je ne veux pas mécroire, puisque nous ni nos ancêtres n’avons eu jusqu’ici aucune occasion de l’avoir mécru, ayant toujours eu des rois si bons en la paix et si vaillants en la guerre, qu’encore qu’ils naissent rois, il semble qu’ils ont été non pas faits comme les autres par la nature, mais choisis par le Dieu tout-puissant, avant que naître, pour le gouvernement et la conservation de ce royaume ; et encore, quand cela n’y serait pas, si ne voudrais-je pas pour cela entrer en lice pour débattre la vérité de nos histoires, ni les éplucher si privément, pour ne tollir ce bel ébat, où se pourra fort escrimer notre poésie française, maintenant non pas accoutrée, mais, comme il semble, faite toute à neuf par notre Ronsard, notre Baïf, notre du Bellay, qui en cela avancent bien tant notre langue, que j’ose espérer que bientôt les Grecs ni les Latins n’auront guère, pour ce regard, devant nous, sinon, possible, le droit d’aînesse. Et certes je ferais grand tort à notre rime, car j’use volontiers de ce mot, et il ne me déplaît point pour ce qu’encore que plusieurs l’eussent rendue mécanique, toutefois je vois assez de gens qui sont à même pour la rennoblir et lui rendre son premier honneur ; mais je lui ferais, dis-je, grand tort de lui ôter maintenant ces beaux contes du roi Clovis, auxquels déjà je vois, ce me semble, combien plaisamment, combien à son aise s’y égayera la veine de notre Ronsard, en sa Franciade (¹). J’entends la portée, je connais l’esprit aigu, je sais la grâce de l’homme : il fera ses besognes de l’oriflamb aussi bien que les Romains de leurs ancilles
et les boucliers du ciel en bas jettés,
ce dit Virgile ; il ménagera notre ampoule aussi bien que les Athéniens le panier d’Erichtone (²) ; il fera parler de nos armes aussi bien qu’eux de leur olive qu’ils maintiennent être encore en la tour de Minerve. Certes je serais outrageux de vouloir démentir nos livres et de courir ainsi sur les erres de nos poètes. Mais pour retourner d’où, je ne sais comment, j’avais détourné le fil de mon propos, il n’a jamais été que les tyrans, pour s’assurer, ne se soient efforcés d’accoutumer le peuple envers eux, non seulement à obéissance et servitude, mais encore à dévotion. Donc ce que j’ai dit jusques ici, qui apprend les gens à servir plus volontiers, ne sert guère aux tyrans que pour le menu et grossier peuple.
Mais maintenant je viens à un point, lequel est à mon avis le ressort et le secret de la domination, le soutien et fondement de la tyrannie. Qui pense que les hallebardes, les gardes et l’assiette du guet garde les tyrans, à mon jugement se trompe fort ; et s’en aident-ils, comme je crois, plus pour la formalité et épouvantail que pour fiance qu’ils y aient. Les archers gardent d’entrer au palais les mal habillés qui n’ont nul moyen, non pas les bien armés qui peuvent faire quelque entreprise (¹). Certes, des empereurs romains il est aisé à compter qu’il n’y en a pas eu tant qui aient échappé quelque danger par le secours de leurs gardes, comme de ceux qui ont été tués par leurs archers mêmes. Ce ne sont pas les bandes des gens à cheval, ce ne sont pas les compagnies des gens de pied, ce ne sont pas les armes qui défendent le tyran. On ne le croira pas du premier coup, mais certes il est vrai : ce sont toujours quatre ou cinq qui maintiennent le tyran, quatre ou cinq qui tiennent tout le pays en servage. Toujours il a été que cinq ou six ont eu l’oreille du tyran, et s’y sont approchés d’eux-mêmes, ou bien ont été appelés par lui, pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés, et communs aux biens de ses pilleries. Ces six adressent si bien leur chef, qu’il faut, pour la société, qu’il soit méchant, non pas seulement par ses méchancetés, mais encore des leurs. Ces six ont six cents qui profitent sous eux, et font de leurs six cents ce que les six font au tyran. Ces six cents en tiennent sous eux six mille, qu’ils ont élevé en état, auxquels ils font donner ou le gouvernement des provinces, ou le maniement des deniers, afin qu’ils tiennent la main à leur avarice et cruauté et qu’ils l’exécutent quand il sera temps, et fassent tant de maux d’ailleurs qu’ils ne puissent durer que sous leur ombre, ni s’exempter que par leur moyen des lois et de la peine. Grande est la suite qui vient après cela, et qui voudra s’amuser à dévider ce filet, il verra que, non pas les six mille, mais les cent mille, mais les millions, par cette corde, se tiennent au tyran, s’aident d’icelle comme, en Homère, Jupiter qui se vante, s’il tire la chaîne, d’emmener vers soi tous les dieux. De là venait la crue du Sénat sous Jules, l’établissement de nouveaux États, érection d’offices ; non pas certes à le bien prendre, réformation de la justice, mais nouveaux soutiens de la tyrannie. En somme que l’on en vient là, par les faveurs ou sous-faveurs, les gains ou regains qu’on a avec les tyrans, qu’il se trouve enfin quasi autant de gens auxquels la tyrannie semble être profitable, comme de ceux à qui la liberté serait agréable. Tout ainsi que les médecins disent qu’en notre corps, s’il y a quelque chose de gâté, dès lors qu’en autre endroit il s’y bouge rien, il se vient aussitôt rendre vers cette partie véreuse : pareillement, dès lors qu’un roi s’est déclaré tyran, tout le mauvais, toute la lie du royaume, je ne dis pas un tas de larroneaux et essorillés, qui ne peuvent guère en une république faire mal ni bien, mais ceux qui sont tâchés d’une ardente ambition et d’une notable avarice, s’amassent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin, et être, sous le grand tyran, tyranneaux eux-mêmes. Ainsi font les grands voleurs et les fameux corsaires : les uns découvrent le pays, les autres chevalent les voyageurs ; les uns sont en embûche, les autres au guet ; les autres massacrent, les autres dépouillent, et encore qu’il y ait entre eux des prééminences, et que les uns ne soient que valets, les autres chefs de l’assemblée, si n’y en a-il à la fin pas un qui ne se sente sinon du principal butin, au moins de la recherche. On dit bien que les pirates siciliens ne s’assemblèrent pas seulement en si grand nombre, qu’il fallut envoyer contre eux Pompée le grand ; mais encore tirèrent à leur alliance plusieurs belles villes et grandes cités aux hâvres desquelles ils se mettaient en sûreté, revenant des courses, et pour récompense, leur baillaient quelque profit du recélement de leur pillage.
Ainsi le tyran asservit les sujets les uns par le moyen des autres, et est gardé par ceux desquels, s’ils valaient rien, il se devrait garder ; et, comme on dit, pour fendre du bois il fait des coins du bois même. Voilà ses archers, voilà ses gardes, voilà ses hallebardiers ; non pas qu’eux-mêmes ne souffrent quelquefois de lui, mais ces perdus et abandonnés de Dieu et des hommes sont contents d’endurer du mal pour en faire, non pas à celui qui leur en fait, mais à ceux qui en endurent comme eux, et qui n’en peuvent mais. Toutefois, voyant ces gens-là, qui nacquetent (¹) le tyran pour faire leurs besognes de sa tyrannie et de la servitude du peuple, il me prend souvent ébahissement de leur méchanceté, et quelquefois pitié de leur sottise : car, à dire vrai, qu’est-ce autre chose de s’approcher du tyran que se tirer plus arrière de sa liberté, et par manière de dire serrer à deux mains et embrasser la servitude ? Qu’ils mettent un petit à part leur ambition et qu’ils se déchargent un peu de leur avarice, et puis qu’ils se regardent eux-mêmes et qu’ils se reconnaissent, et ils verront clairement que les villageois, les paysans, lesquels tant qu’ils peuvent ils foulent aux pieds, et en font pis que de forçats ou esclaves, ils verront, dis-je, que ceux-là, ainsi malmenés, sont toutefois, au prix d’eux, fortunés et aucunement libres. Le laboureur et l’artisan, pour tant qu’ils soient asservis, en sont quittes en faisant ce qu’ils ont dit ; mais le tyran voit les autres qui sont près de lui, coquinant et mendiant sa faveur : il ne faut pas seulement qu’ils fassent ce qu’il dit, mais qu’ils pensent ce qu’il veut, et souvent, pour lui satisfaire, qu’ils préviennent encore ses pensées. Ce n’est pas tout à eux que de lui obéir, il faut encore lui complaire ; il faut qu’ils se rompent, qu’ils se tourmentent, qu’ils se tuent à travailler en ses affaires et puis qu’ils se plaisent de son plaisir, qu’ils laissent leur goût pour le sien, qu’ils forcent leur complexion, qu’ils dépouillent leur naturel ; il faut qu’ils se prennent garde à ses paroles, à sa voix, à ses signes et à ses yeux ; qu’ils n’aient ni œil, ni pied, ni main, que tout ne soit au guet pour épier ses volontés et pour découvrir ses pensées. Cela est-ce vivre heureusement ? cela s’appelle-il vivre ? est-il au monde rien moins supportable que cela, je ne dis pas à un homme de cœur, je ne dis pas à un bien né, mais seulement à un qui ait le sens commun, ou, sans plus, la face d’homme ? Quelle condition est plus misérable que de vivre ainsi, qu’on n’aie rien à soi, tenant d’autrui son aise, sa liberté, son corps et sa vie ?
Mais ils veulent servir pour avoir des biens : comme s’ils pouvaient rien gagner qui fût à eux, puisqu’ils ne peuvent pas dire de soi qu’ils soient à eux-mêmes ; et comme si aucun pouvait avoir rien de propre sous un tyran, ils veulent faire que les biens soient à eux, et ne se souviennent pas que ce sont eux qui lui donnent la force pour ôter tout à tous, et ne laisser rien qu’on puisse dire être à personne. Ils voient que rien ne rend les hommes sujets à sa cruauté que les biens ; qu’il n’y a aucun crime envers lui digne de mort que le dequoi ; qu’il n’aime que les richesses et ne défait que les riches, et ils se viennent présenter, comme devant le boucher, pour s’y offrir ainsi pleins et refaits et lui en faire envie. Ses favoris ne se doivent pas tant souvenir de ceux qui ont gagné autour des tyrans beaucoup de biens comme de ceux qui, ayant quelque temps amassé, puis après y ont perdu et les biens et les vies ; il ne leur doit pas tant venir en l’esprit combien d’autres y ont gagné de richesses, mais combien peu de ceux-là les ont gardées. Qu’on découvre toutes les anciennes histoires, qu’on regarde celles de notre souvenance, et on verra tout à plein combien est grand le nombre de ceux qui, ayant gagné par mauvais moyens l’oreille des princes, ayant ou employé leur mauvaistié ou abusé de leur simplesse, à la fin par ceux-là mêmes ont été anéantis et autant qu’ils y avaient trouvé de facilité pour les élever, autant y ont-ils connu puis après d’inconstance pour les abattre. Certainement en si grand nombre de gens qui se sont trouvés jamais près de tant de mauvais rois, il en a été peu, ou comme point, qui n’aient essayé quelquefois en eux-mêmes la cruauté du tyran qu’ils avaient devant attisée contre les autres : le plus souvent s’étant enrichis, sous l’ombre de sa faveur, des dépouilles d’autrui, ils l’ont à la fin eux-mêmes enrichi de leurs dépouilles.
Les gens de bien mêmes, si toutefois il s’en trouve quelqu’un aimé du tyran, tant soient-ils avant en sa grâce, tant reluise en eux la vertu et intégrité, qui voire aux plus méchants donne quelque révérence de soi quand on la voit de près, mais les gens de bien, dis-je, n’y sauraient durer, et faut qu’ils se sentent du mal commun, et qu’à leurs dépens ils éprouvent la tyrannie. Un Sénèque, un Burre, un Trasée, cette terne de gens de bien, desquels même les deux leur mâle fortune approcha du tyran et leur mit en main le maniement de ses affaires, tous deux estimés de lui, tous deux chéris, et encore l’un l’avait nourri et avait pour gages de son amitié la nourriture de son enfance ; mais ces trois-là sont suffisants témoins par leur cruelle mort, combien il y a peu d’assurance en la faveur d’un mauvais maître ; et, à la vérité, quelle amitié peut-on espérer de celui qui a bien le cœur si dur que d’haïr son royaume, qui ne fait que lui obéir, et lequel, pour ne se savoir pas encore aimer, s’appauvrit lui-même et détruit son empire ?
Or, si l’on veut dire que ceux-là pour avoir bien vécu sont tombés en ces inconvénients, qu’on regarde hardiment autour de celui-là même, et on verra que ceux qui vindrent en sa grâce et s’y maintindrent par mauvais moyens ne furent pas de plus longue durée. Qui a ouï parler d’amour si abandonnée, d’affection si opiniâtre ? qui a jamais lu d’homme si obstinément acharné envers femme que celui-là envers Popée ? Or, fut-elle après empoisonnée par lui-même. Agrippine, sa mère, avait tué son mari Claude, pour lui faire place à l’empire ; pour l’obliger, elle n’avait jamais fait difficulté de rien faire ni de souffrir : donc son fils même, son nourrisson, son empereur fait de sa main, après l’avoir souvent faillie, enfin lui ôta la vie ; il n’y eut lors personne qui ne dit qu’elle avait trop bien mérité cette punition, si ç’eut été par les mains de tout autre que de celui à qui elle l’avait baillée. Qui fut onc plus aisé à manier, plus simple, pour le dire mieux, plus vrai niais que Claude l’empereur ? Qui fut onc plus coiffé que femme que lui de Messaline ? Il la mit enfin entre les mains du bourreau. La simplesse demeure toujours aux tyrans, s’ils en ont, à ne savoir bien faire, mais je ne sais comment à la fin, pour user de cruauté, même envers ceux qui leur sont près, si peu qu’ils ont d’esprit, cela même s’éveille. Assez commun est le beau mot de cet autre qui, voyant la gorge de sa femme découverte, laquelle il aimait le plus, et sans laquelle il semblait qu’il n’eut su vivre, il la caressa de cette belle parole : « Ce beau col sera tantôt coupé, si je le commande. » Voilà pourquoi la plupart des tyrans anciens étaient communément tués par leurs plus favoris, qui, ayant connu la nature de la tyrannie, ne se pouvaient tant assurer de la volonté du tyran comme ils se défiaient de sa puissance. Ainsi fut tué Domitien par Étienne, Commode par une de ses amies mêmes, Antonin par Macrin, et de même quasi tous les autres (¹).
C’est cela que certainement le tyran n’est jamais aimé ni n’aime. L’amitié, c’est un nom sacré, c’est une chose sainte ; elle ne se met jamais qu’entre gens de bien, et ne se prend que par une mutuelle estime ; elle s’entretient non tant par bienfaits que par la bonne vie. Ce qui rend un ami assuré de l’autre, c’est la connaissance qu’il a de son intégrité : les répondants qu’il en a, c’est son bon naturel, la foi et la constance. Il n’y peut avoir d’amitié là où est la cruauté, là où est la déloyauté, là où est l’injustice ; et entre les méchants, quand ils s’assemblent, c’est un complot, non pas une compagnie ; ils ne s’entraiment pas, mais ils s’entrecraignent ; ils ne sont pas amis, mais ils sont complices.
Or, quand bien cela n’empêcherait point, encore serait-il malaisé de trouver en un tyran un amour assuré, parce qu’étant au-dessus de tous, et n’ayant point de compagnon, il est déjà au delà des bornes de l’amitié, qui a son vrai gibier en l’équalité, qui ne veut jamais clocher, ainsi est toujours égale. Voilà pourquoi il y a bien entre les voleurs (ce dit-on) quelque foi au partage du butin, pour ce qu’ils sont pairs et compagnons, et s’ils ne s’entraiment, au moins ils s’entrecraignent et ne veulent pas, en se désunissant, rendre leur force moindre ; mais du tyran, ceux qui sont ses favoris n’en peuvent avoir jamais aucune assurance, de tant qu’il a appris d’eux-mêmes qu’il peut tout, et qu’il n’y a droit ni devoir aucun qui l’oblige, faisant son état de compter sa volonté pour raison, et n’avoir compagnon aucun, mais d’être de tous maître. Donc n’est-ce pas grande pitié que, voyant tant d’exemples apparents, voyant le danger si présent, personne ne se veuille faire sage aux dépens d’autrui, et que, de tant de gens s’approchant si volontiers des tyrans, qu’il n’y pas un qui ait l’avisement et la hardiesse de leur dire ce que dit, comme porte le conte, le renard au lion qui faisait le malade : « Je t’irais voir en ta tanière ; mais je vois bien assez de traces de bêtes qui vont en avant vers toi, mais qui reviennent en arrière je n’en vois pas une. »
Ces misérables voient reluire les trésors du tyran et regardent tout ébahis les rayons de sa braveté ; et, alléchés de cette clarté, ils s’approchent, et ne voient pas qu’ils se mettent dans la flamme qui ne peut faillir de les consommer : ainsi le satyre indiscret (comme disent les fables anciennes), voyant éclairer le feu trouvé par Prométhée, le trouva si beau qu’il l’alla baiser et se brûla ; ainsi le papillon qui, espérant jouir de quelque plaisir, se met dans le feu, pour ce qu’il reluit, il éprouve l’autre vertu, celle qui brûle, comme dit le poète toscan(¹). Mais encore, mettons que ces mignons échappent les mains de celui qu’ils servent, ils ne se sauvent jamais du roi qui vient après : s’il est bon, il faut rendre compte et reconnaître au moins lors la raison ; s’il est mauvais et pareil à leur maître, il ne sera pas qu’il n’ait aussi bien ses favoris, lesquels aucunement ne sont pas contents d’avoir à leur tour la place des autres, s’ils n’ont encore le plus souvent et les biens et les vies. Se peut-il donc faire qu’il se trouve aucun qui, en si grand péril et avec si peu d’assurance, veuille prendre cette malheureuse place, de servir en si grande peine un si dangereux maître ? Quelle peine, quel martyre est-ce, vrai Dieu ? Être nuit et jour après pour songer de plaire à un, et néanmoins se craindre de lui plus que d’homme du monde ; avoir toujours l’œil au guet, l’oreille aux écoutes, pour épier d’où viendra le coup, pour découvrir les embûches, pour sentir la ruine de ses compagnons, pour aviser qui le trahit, rire à chacun et néanmoins se craindre de tous, n’avoir aucun ni ennemi ouvert ni ami assuré ; ayant toujours le visage riant et le cœur transi, ne pouvoir être joyeux, et n’oser être triste !
Mais c’est plaisir de considérer qu’est-ce qui leur revient de ce grand tourment, et le bien qu’ils peuvent attendre de leur peine de leur misérable vie. Volontiers le peuple, du mal qu’il souffre, n’en accuse point le tyran, mais ceux qui le gouvernent : ceux-là, les peuples, les nations, tout le monde à l’envi, jusqu’aux paysans, jusqu’aux laboureurs, ils savent leur nom, ils déchiffrent leurs vices, ils amassent sur eux mille outrages, mille vilenies, mille maudissons ; toutes leurs oraisons, tous leurs vœux sont contre ceux-là ; tous les malheurs, toutes les pestes, toutes leurs famines, ils les leur reprochent ; et si quelquefois ils leur font par apparence quelque honneur lors même qu’ils les maugréent en leur cœur, et les ont en horreur plus étrange que les bêtes sauvages. Voilà la gloire, voilà l’honneur qu’ils reçoivent de leur service envers les gens, desquels, quand chacun aurait une pièce de leur corps, ils ne seraient pas encore, ce leur semble, assez satisfaits ni à-demi saoûlés de leur peine ; mais certes, encore après qu’ils sont morts, ceux qui viennent après ne sont jamais si paresseux que le nom de ces mange-peuples ne soit noirci de l’encre de mille plumes, et leur réputation déchirée dans mille livres, et les os mêmes, par manière de dire, traînés par la postérité, les punissant, encore après leur mort, de leur méchante vie(¹).
Apprenons donc quelquefois, apprenons à bien faire ; levons les yeux vers le ciel, ou pour notre honneur, ou pour l’amour même de la vertu, ou certes, à parler à bon escient, pour l’amour et honneur de Dieu tout-puissant, qui est assuré témoin de nos faits et juste juge de nos fautes. De ma part, je pense bien, et ne suis pas trompé, puisqu’il n’est rien si contraire à Dieu, tout libéral et débonnaire, que la tyrannie, qu’il réserve là-bas à part pour les tyrans et leurs complices quelque peine particulière(¹).
MÉMOIRE INÉDIT
TOUCHANT L’ÉDIT DE JANVIER 1562
E SUJET de la délibération est la pacification des troubles. Il faut donc entendre premièrement en quel état est à présent le mal que l’on veut guérir ; après, reconnaître l’origine et la source pour savoir comment il est né, comme il s’est nourri et a pris accroissement. Si on doit trouver quelque remède, il se verra plus à clair, après avoir considéré ces deux choses.
Tout le mal est la diversité de religion, qui a passé si avant, qu’un même peuple, vivant sous même prince, s’est clairement divisé en deux parts, et ne faut douter que ceux d’un côté n’estiment leurs adversaires ceux qui sont de l’autre. Non seulement les opinions sont différentes, mais déjà ont diverses églises, divers chefs, contraires observations, divers ordres, contraire police en religion : bref, pour ce regard, aucunement deux diverses républiques opposées de front l’une à l’autre.
De ce mal en sortent deux autres : l’un est une haine et malveillance quasi universelle entre les sujets du Roi, laquelle en quelques endroits se nourrit plus secrètement, en autres se déclare plus ouvertement, mais partout elle produit assez de tristes effets.
L’autre est que peu à peu le peuple s’accoutume à une irrévérence envers le magistrat, et, avec le temps, apprend à désobéir volontiers, et se laisse mener aux appâts de la liberté, ou plutôt licence, qui est la plus douce et friande poison du monde. Cela se fait pour ce que le populaire, ayant connu qu’il n’est tenu d’obéir à son prince naturel en ce qui concerne la religion, fait mal son profit de cette règle, qui, de soi, n’est point mauvaise, et en tire une fausse conséquence qu’il ne faut obéir aux supérieurs qu’aux choses bonnes d’elles-mêmes, et après s’attribue le jugement de ce qui est bon ou mauvais, et enfin se rend à cela de n’avoir autre loi que sa conscience, c’est-à-dire, en la plus grande part, la persuasion de leur esprit et leurs fantaisies, et quelquefois tout ce qu’ils veulent ; car comme il n’est rien plus juste ni plus conforme aux loix que la conscience d’un homme religieux, et craignant Dieu, et pourvu de probité et de prudence, ainsi il n’est rien plus fol, plus vain et plus monstrueux que la conscience et superstition de la multitude indiscrète.
La désobéissance au magistrat vient aussi d’ailleurs. C’est que ceux des deux religions voient entre les officiers de la Justice aucunes mutuellement contraires à leurs opinions, et leur veulent encore plus de mal pour cette occasion qu’ils ne font aux privés, même ceux de la nouvelle Église, tant pour la crainte qu’ils ont de la Justice pour l’avenir, voyant le Roi ne vivre pas à leur façon, qu’aussi pour la souvenance qu’ils ont de la rigueur des jugements donnés au temps des autres rois contre ceux qui ont introduit et formé leur doctrine. Ainsi, étant grande la haine contre la Justice, il est nécessaire que la révérence et l’obéissance soit fort diminuée, car il est impossible d’honorer ceux qu’on méprise ni d’obéir volontiers à ceux qu’on hait et qu’on a en horreur ; même pour ce que cette envie de désobéir n’est pas sans pouvoir, pour ce que maintenant il n’y a personne faible de tant que chacun a (par manière de dire) sa bande et sait son enseigne et sa retraite, étant les factions si ouvertes à cause du différend de la doctrine : ce qui se manifeste plus clairement aux nations qui sont de leur naturel plus martiales et qui s’échauffent plus volontiers, comme en la Gascogne, là où la diversité des opinions a fait d’autres effets qu’en plusieurs autres pays. Non pas [qu’on puisse nier] que la nature et l’humeur des peuples est diverse, et selon la différente disposition des cerveaux la même chose a diversement ouvré(¹). Mais il ne faut douter qu’à la longue, par contagion, il ne fit aux plus paisibles nations de France les mêmes effets, pour ce que le mauvais exemple est la plus pernicieuse doctrine et le pire enseignement du monde au populaire indiscret, qui pense être loisible tout ce qui se fait de mal et qui se souffre. Et ainsi on voit les plus grands vices, et même ceux qui viennent de la licence, se donner de main à main, de voisin à voisin, ainsi que les maladies contagieuses se portent de pays en pays. Voilà donc le mal auquel il faut pourvoir, mais premièrement il faut savoir l’origine comme il est venu.
Or, de chercher les causes de toutes les erreurs et fausses opinions qui peuvent naître en la religion, ce serait une chose malaisée et fort longue, et qui, par aventure, ne servirait de rien à ce propos. Pour ce regard il doit suffire que la sainte Écriture a prédit : il faut qu’il y ait des hérésies, afin que ceux qui sont bons et éprouvés soient manifestes. Aussi il n’advient rien de quoi ne se doive moins ébahir que de la diversité des opinions, pour ce que c’est ce qui est entre les hommes les plus commun et ordinaire de les voir, non pas seulement contraire aux autres en avis, mais enfiévrés en eux-mêmes, et en un instant prendre et laisser reprendre encore des opinions toutes différentes, selon les diverses raisons qu’ils s’imaginent. Le pis est qu’en la chose la plus grave et la plus précieuse, et qui nous est importante du salut, c’est en notre foi et créance, je ne sais par quelle corruption de nature la plupart sont plus sujets en cela qu’en tout autre fait, de prendre une opinion fausse pour vraie et changer volontiers, voire le plus souvent, sans savoir ce qu’on laisse ni ce qu’on prend.
C’est, pour vrai, comme un grand auteur ancien disait de la médecine, et combien qu’on ne puisse mettre sans grand danger sa personne entre les mains d’un médecin inconnu, il n’y a toutefois chose en quoi l’on soit si facile et léger à croire qu’en cela ; de sorte qu’on se fie même des plus ignorantes vieilles, si elles promettent la santé, avec des brevets ou des bracelets d’herbes. Et combien que la peur qu’on a de la mort pût être cause qu’on ne se fiât légèrement à personne, sans la bien connaître, pour mettre notre corps à sa merci, toutefois, tout au rebours, la crainte démesurée de mourir et le désir et espérance de guérir fait qu’on se fie de tout le monde. Ainsi, en la religion, bien que le poids de la chose, qui est le salut de l’âme, nous dut faire résoudre de ne recevoir aucune nouvelle créance d’aucun, sinon avec grande connaissance de cause, il advient tout le contraire : qu’en chose du monde on n’est si facile à croire qu’en cela, lorsque quelqu’un menace de la damnation ou promet la félicité éternelle. Et c’est à cause que Dieu a mis en nous naturellement une affection et crainte, lesquelles, conduites avec raison, ne sont autre chose que dévotion et piété ; et quand elles sont dépourvues de jugement, c’est vanité et une sotte et aveugle superstition. Il ne faut donc point s’ébahir des erreurs quelle part qu’on les voie, mais plutôt il faut chercher par quelle occasion la dévotion que nous voyons à présent est entrée, qu’est-ce qui a pu émouvoir tant de gens qu’il n’y a maintenant que quarante et trois ans vivaient sous une même loi, en une même Église, en une concorde telle, que ce étant [c’était] toute la chrétienté(¹).
Qui a rompu cette paix et mis toute l’Europe en combustion ? L’un nommera Martin [Luther], l’autre Zwingle, l’autre quelqu’un des chefs de leur doctrine. Mais ce n’est pas ce que je cherche. Le mal se couvait devant que ceux-là naquissent ; et encore qu’ils aient été les instruments pour émouvoir la noise, se peut-il qu’il faut prendre la cause de plus haut, ce me semble, comme il advient quand on a quelque mauvaise aposthème et fort enflammée, laquelle on craint de faire percer au chirurgien, bien qu’elle soit mûre, que souvent par rencontre on vient à heurter quelqu’un qui, ou par fortune ou par envie qu’il a de faire mal, la fait crever, et avec grande douleur, mais toutefois pour le bien et avantage de celui qui reçoit le coup. Ainsi il est aisé à connaître que l’Église étant, long temps y a, merveilleusement corrompue d’infinis abus, survenus tant par la longueur du temps que la dissolution des mœurs, ne pouvant plus elle-même se contenir en soi et s’étant venue la maladie en son entière maturité, elle a rencontré ces gens-là, toute assurée, si elle n’eut trouvé ceux-là, d’en trouver d’autres. Il est bien possible que, par aventure, ils eussent mieux fait et plus gracieusement cet office, avec plus de modestie, de prudence et de bonne intention ; mais, cependant, l’Église doit avoir senti que, soit de la main amie ou ennemie, elle a été en quelque endroit touchée là où était vraiment le mal qu’il fallait purger. Reste donc que sans doute [que] les abus de l’Église ont été l’occasion qui a donné tant de vigueur au feu qui est maintenant allumé. Le peuple n’a pas moyen de juger, étant dépourvu de ce qui donne ou confirme le bon jugement, les lettres, les discours et l’expérience. Puisqu’il ne peut juger, il croit autrui. Or, est cela ordinaire que la multitude croit plus aux personnes qu’aux choses, et qu’il est plus persuadé par l’autorité de celui qui parle que par les raisons qu’il dit ; et on [ne] peut douter, qu’en son endroit, les impressions qu’il prend de ce qu’il voit de ses yeux corporels n’aient plus de pouvoir que les plus subtiles disputes et les plus vifs arguments du monde. Car son principal entendement consiste aux sens naturels et non à l’esprit.
Ainsi le peuple oyant les invectives que faisaient contre les ecclésiastiques ceux qui s’étaient départis de l’Église, ils ont pris garde aux vices manifestes du clergé, à la mauvaise vie, l’ambition, la vilenie, avarice de plusieurs ; et ayant trouvé cela véritable que les autres en avaient dit, ils ont aisément cru que la doctrine était fausse de ceux qui vivaient si mal, et commettaient des abus si grossiers ; et, au contraire, que la doctrine de leurs adversaires était vraie, les ayant trouvés véritables en ce qui leur avaient dit de la dissolution des mœurs. Par ce moyen ayant commencé à mépriser leurs prélats et perdu la révérence qu’ils avaient à l’Église, ils n’ont plus écouté leur prière, l’ayant à dédain à cause de ses pasteurs, et ainsi la plupart ont laissé une cause qu’ils n’entendaient point, comme plusieurs juges qui, par un zèle indiscret, connaissent une partie de mauvaise foi et grand plaideur, condamnent la cause pour la personne sans avoir connu du droit.
Ainsi l’origine de cette calamité est l’abus des ecclésiastiques et la mauvaise vie et insuffisance des pasteurs, qui était si grande et si notoire qu’elle émut cette querelle, et a servi d’un argument invincible à leurs adversaires ; et de cela en est un témoignage certain, si on veut se ressouvenir où se prit premièrement le feu. Ce fut, je crois, aux indulgences de 1517, pour ce que de ce côté là sans doute l’Église était si tarée, qu’il était impossible de couvrir cette difformité sans trop grande impudence. Or, le mal a toujours crû, et cela pour autant qu’au lieu que le chef de l’Église devait avoir connu le vice et s’aviser de rhabiller promptement ce défaut, ils firent tout le rebours, et au contraire de ceux qui, voyant la flamme allumée, abattent ce qui est près, même s’il est de bois et sujet à brûler. Car au lieu d’être avertis par ce commencement des abus qui était parmi eux, d’ôter celui-là où l’hérésie s’était attaquée et encore les autres, afin de ne lui donner prise sur eux, ils s’opiniâtrèrent sans cause à maintenir ceux-là, attisant le feu par ce moyen et lui donnant alimentation et nourriture ; de sorte que, depuis, s’étant embrasé vivement, il a consommé non seulement ce qui était de ce bâtiment gâté et vicieux, mais encore de celui-là même qui était bon et solide, et bien fondé.
Si [le] pape Léon, dès le commencement, eut habilement assemblé le concile et reçu Martin [Luther] à débattre, et reconnu les fautes notoires, et retranché les manifestes abus, nous ne fussions pas maintenant en cette malheureuse perturbation de toutes choses. Mais c’est ce qu’on dit que souvent, pour vouloir tout garder, on perd tout, et pour ne se vouloir point départir de fausses coutumes introduites par avarice en l’Église, on a donné occasion aux ennemis d’ébranler les bonnes et saintes traditions, et [que] nos bons religieux pères nous avaient laissées. Aussi de notre part, en France, nous aidâmes beaucoup à avancer la ruine, quand au lieu de remettre sur la vraie et ancienne eslation des pasteurs, et la corriger, nous l’ôtâmes du tout et, de malheur, ce fut lors que Martin [Luther] commença d’entrer en lice, qui n’était autre chose, sinon, à l’heure que l’ennemi était en campagne et qu’il fallait renforcer les garnisons, les casser du tout et ouvrir les portes.
On a fait encore pis, quand on a voulu maintenant non seulement maintenir les bonnes opinions, mais encore souvent des observances, ou indifférentes, ou par aventure abusives, avec le glaive et le feu. Car il n’est rien si dangereux en un État, lorsqu’on veut garder qu’une opinion de la religion qui trouble la chose publique ne s’augmente, que de contraindre ceux qui la tiennent à l’approuver par leur mort. Car de voir que quelqu’un meurt sur la querelle de son opinion est la plus grande preuve qu’on pourrait donner aux ignorants pour les persuader, et cet argument combat plus vivement que nul autre les entendements des idiots, et quelquefois des bons et simples. Il est vrai que cependant la vérité ne s’ébranle point et ceux qui meurent sous une fausse persuasion n’en sont que plus fols, car il n’est rien de plus vrai que le dire de saint Augustin, que ce n’est pas la peine qui fait le martyre, mais la cause ; et ceux-là sont vrais martyrs qui sont morts en l’Église catholique pour rendre témoignage de leur foi en Jésus-Christ, mais [les] manichéens, les donatistes, les anabaptistes qui ont souffert le supplice pour leur doctrine ne sont pas martyrs, ains faux témoins désespérés, et toutefois ils n’ont pas laissé d’augmenter leur nombre par ce moyen. On ne saurait faire accroire à beaucoup de gens qu’il y a que celui-là n’ait la raison pour lui qui veut maintenir ce qu’il dit au prix de son sang et de sa vie ; donc, en cuidant par le couteau extirper les opinions, nous faisons, comme l’on dit de l’hydre, que pour une tête qu’on lui coupait on en voyait renaître sept.
On a fait cette faute sous le roi François et Henri, et, depuis ce règne, il est advenu qu’en faisant le contraire, et ne punissant personne, on n’a pas toutefois amendé l’état des choses. Mais tout est clairement allé de mal en pis, et pour autant qu’il n’est pas dit, si on s’est mal trouvé de suivre une extrémité, qu’il faille sauter à l’autre, ni qu’on soit assuré de s’en porter mieux. Il avait très mal succédé de rechercher les opinions des hommes et de les contraindre à les soutenir au milieu des flammes ; mais comme cette sévérité était inutile, aussi voyons-nous ce qui est advenu d’avoir souffert qu’on fit deux corps et deux collèges d’Église, avec leurs chefs et consistoires. Tout le désordre ne vient d’ailleurs sinon d’avoir enduré d’établir cet ordre, car ç’a été rompre l’union du corps de cette monarchie et bander entre eux-mêmes les sujets du Roi. Depuis en ça on [n’]a cessé de voir misérables meurtres, pilleries, boutte-feux, saccagements, assemblées en armes, forces publiques et une infinité de piteux spectacles inconnus à nos pères et non accoutumés en un État paisible et florissant, comme celui-ci voudrait être ; et maintenant sans doute on ne voit où qu’on se tourne sinon la face d’une extrême désolation et les pièces éparses d’une république démembrée. En cela ne fallait-il point épargner à toute heure le glaive punissant, et exercer la rigueur de la sévérité, non pas comme au commencement gêner les esprits des hommes et vouloir se faire maîtres de leurs pensées et opinions.
Puisque le mal est connu, puisqu’on voit la source et son progrès, et quelles occasions on lui a données de s’augmenter, reste maintenant d’y pourvoir, s’il est possible.
En cette affaire, il n’y a que trois conseils, desquels il faut nécessairement choisir l’un. C’est ou de maintenir seulement l’ancienne doctrine ou la religion, ou d’introduire du tout la nouvelle, ou les entretenir toutes deux sous le soin et conduite des magistrats. Quant à faire tenir la nouvelle seulement, je crois que ce serait peine perdue de débattre contre ce conseil, pour ce que le Roi n’a jamais montré qu’il y eut pensé, et je crois qu’il n’entra oncques en son esprit, ni de la Reine, de vouloir donner à son peuple une loi qu’il ne tient pas, et attempter un si grand remuement au milieu de ses troubles, et ayant devant les yeux tant de dangers si grands et si apparents.
Je ne verrais donc plus que deux chemins, par l’un desquels il faut passer. C’est ou de confirmer la religion de nos prédécesseurs, ou d’entretenir celle-là et la nouvelle, et toutes deux ensemble. Ce conseil semble à plusieurs bon et nécessaire, non pour autre raison à mon avis sinon pour ce que c’est le premier qui se présente à l’esprit et qui est le plus aisé.
Mais de ma part je ne puis goûter cet entre-deux et ne vois point qu’on puisse attendre rien qu’une manifeste ruine de voir en ce royaume deux religions ordonnées et établies.
Premièrement, le Roi ne le peut faire sans offenser sa conscience, de tant que son devoir est non pas seulement de faire vivre ses naturels sujets en paix et tranquillité, mais encore principalement de prendre qu’ils marchent à droit chemin, et puis qu’ils ne se détournent de la voie de leur salut ; et n’est pas raisonnable qu’en cela il se laisse surmonter aux princes païens, desquels plusieurs, pour l’amour de la vertu, ne se sont pas tant souciés d’avoir en leur rép[ublique] de riches citoyens comme d’en avoir de bons et droit-voyants. Et de deux doctrines si contraires que celles-ci, il n’y en peut avoir qu’une vraie et puisque la chose est venue à tant qu’il y a deux Églises, il faut nécessairement que les unes et les autres soient hors de la vraie Église, et qui n’est qu’une ni ne peut être. Ainsi, quelle excuse peut avoir Sa Majesté de souffrir que l’une des deux parties de son royaume, clairement et sans feinte, fasse profession d’une fausse opinion, et encore non pas simplement d’une opinion, mais d’une fausse opinion en la religion, en laquelle les moindres erreurs sont plus importantes qu’en un autre fait, toutes les plus grandes fautes du monde ? On ne saurait garder une partie des hommes qu’ils ne pensent que les princes qui approuvent deux religions n’en approuvent pas une ; même que la règle de notre foi est claire [qu’elle] recherche l’homme hérétique après la première ou seconde admonition ; et d’ailleurs l’Apôtre dit qu’on peut bien hanter ceux d’une autre loi toute contraire, mais il défend de vivre avec ceux qui errent en notre religion. Par ce moyen, le Roi ne peut entretenir en ce débat sa conscience et son honneur saufs.
Quand bien il se pourrait dissimuler, encore serait sans doute cette dissimulation pernicieuse. En premier lieu, on ne saurait mieux nourrir inimitié entre nous que de permettre que le peuple se sépare et que nous nous tuions, et au contraire, rien n’est si profitable à la réconciliation que de nous mêler.
Davantage, personne n’ignore que nous n’ayons des voisins grands et puissants ; mais c’est d’une telle grandeur qu’il est impossible qu’elle ne nous soit en tous temps redoutable, et principalement en celui-ci. Et n’y a personne qui ne voit cela et ne connaisse, si on ne veut trop faire l’assuré. Or, peut-on voir que tous les potentats de la chrétienté, et même ceux qui sont nos proches voisins, regardent maintenant fort soigneusement quel chemin nous prendrons. Prenons donc garde à ce qui en adviendra. Nécessairement, ils s’offenseront tout autant de voir accorder l’intérim que si on changeait du tout, car quelle raison ont-ils de se fâcher du changement entier, sinon ou bien pour ce qu’ils ont en horreur la nouvelle doctrine, ou bien pour ce que les pays du Roi les bornent de toutes parts, et ainsi ils prévoient clairement qu’à la longue, si en France cette loi est tolérée publiquement, ils ne sauraient défendre leurs terres de la contagion. Ces mêmes raisons auront-ils de s’offenser pour l’intérim, car ils ne sont pas si peu habiles qu’ils n’entendent bien que toujours, sinon lorsque Dieu par sa providence ouvre miraculeusement, par l’ordre naturel la nouvelle opinion emporte la vieille, si elle peut une fois prendre racine et gagner ce point d’être écoutée publiquement, de tant qu’il n’y a communément que les gens mûrs et à qui l’âge et l’expérience ont conformé le jugement qui ne prennent grand plaisir à changer et le plus souvent les jeunes courent à la nouveauté. Ainsi pour plus tard, en un âge, tous les vieux à qui il a fâché de varier, s’en sont allés, et après vient le nouveau siècle tout peuplé de la jeunesse, qui demeure imbue de la nouvelle façon qu’elle a reçue.
Nos voisins donc savent bien combien vaut l’intérim(¹) ; c’est-à-dire que ce n’est pas changer de religion, mais c’est bien permettre qu’elle se change d’elle-même et lui en donner le loisir, en ce qu’on n’ose faire faire au temps, ce qui est le pis au populaire, qui est le pire policeur du monde. Davantage, le danger qu’ils craignent que le mal entre jusque dans leur pays est tout un si on permet les deux religions comme si on éteint du tout l’ancienne, car toujours auront-ils même occasion de la craindre, quand ils verront prêcher publiquement cette doctrine en nos terres que touchent les leurs de toutes parts, et n’attendront les princes autre chose sinon d’être contraints par les sujets, à notre exemple, de leur permettre ce que le nôtre ou n’a voulu défendre aux siens ou n’a pu. Il est aisé à voir qu’ils en auront un malcontentement merveilleux. Je pense bien qu’il n’est pas raisonnable qu’ils contrerollent le Roi quand il dispose de ce qui est de son état comme il lui plaît ; mais encore ce n’est pas tout de savoir que nos voisins auraient tort de nous courir sus ; mais encore faut-il regarder, quand ils le voudraient faire, s’ils nous pourraient endommager. On se console d’être affligé sans cause, mais il vaut beaucoup mieux n’être point affligé du tout et n’avoir point besoin de consolation. Je ne saurais croire que si le Roi permet les deux religions et que le royaume étant ainsi divisé, l’étranger, à quelque couleur que ce soit, commençait la guerre et nous venait prendre sur cette séparation et parmi cette perturbation universelle, que nous n’eussions plus à faire que nous n’avions aux guerres passées lorsque tout le royaume était uni.
Je sais bien qu’il n’y a nation au monde si fidèle à son prince que la française, reconnaissant l’antiquité de cette monarchie et la bonté de ses rois naturels(¹). Mais ni la France ne fut oncques, au branle qu’elle est, et comme quelqu’un disait qu’il ne faut jamais éprouver toute sa force, aussi ne vois-je point qu’il soit besoin d’essayer, en temps si périlleux, toute la fidélité que le Roi pourrait bien trouver en son peuple. Nulle dissension n’est si grande ni si dangereuse que celle qui vient pour la religion : elle sépare les citoyens, les voisins, les amis, les parents, les frères, le père et les enfants, le mari et la femme ; elle rompt les alliances, les parentés, les mariages, les droits inviolables de nature, et pénètre jusqu’au fond des cœurs pour extirper les amitiés et enraciner des haines irréconciliables(²). Il est bien possible, qu’encore qu’elle fasse tout cela, que pourtant elle n’ôtera rien de l’obéissance que le sujet doit à son souverain. Mais tant y a que nous étant en garboil(¹) l’ennemi qui nous visitera trouvera ce peuple, sinon en moindre volonté, au moins en plus mauvais état pour se défendre. On ne peut ignorer que de la querelle de la religion on n’ait vu sortir des brigues et menées, ce qui nous sert de suffisant témoignage qu’en ce fait ceux qui sont passionnés, comme il y en a plusieurs, ne s’épargneront point de servir par tous moyens à leur passion. Or est-il bien vrai ce qui se dit, que la ville divisée est à moitié prise. Si on veut parler à la vérité sans déguisement, c’est une chose claire que la part qui se sentira défavorisée de son prince, sera du côté de l’étranger qui lui présentera faveur. J’ai cette opinion que si on ne voulait avoir égard qu’à l’utilité de ce royaume et à la conservation de cet État, il vaudrait mieux changer entièrement la religion et tout d’un coup que d’accorder l’intérim. Car, si on l’accorde et que la guerre nous vienne trouver sur cette division, elle est si épouvantable que j’ai horreur de penser les calamités dont ce temps nous menace et les nouveaux exemples de cruauté que la France se prépare de voir parmi les siens, là où si du tout on introduisait la nouvelle [religion], l’étranger ne nous saurait assaillir si tôt que les choses [ne] fûssent aucunement rangées et établies en un certain état, et que l’on ne se fût mis au point pour l’attendre. Car sans difficulté toutes terres du Roi seraient plutôt accoutumées à une certaine loi, qu’il plairait à Sa Majesté leur donner, pour si griève qu’elle fût, qu’ils n’auraient appris à se comporter l’un l’autre en diverses bandes comme ils sont, car, à qui a puissance d’ordonner, le moyen d’apaiser ceux qui sont en différend n’est pas de les entretenir tous deux et de les flatter, en leur cause, mais plutôt d’adjuger rondement à l’un ce qui est contentieux. Même qu’en ce fait, si l’on autorise les deux parts, chacune se sentira forte, et rien ne donne au sujet tant de moyen de faire entreprise que de se sentir fort et appuyé. Or aucune des deux parties ne sera faible, d’autant que publiquement même il y aura deux Églises, qui sont cause que l’on voit les choses autant de régiments et compagnies, là où au contraire si le Roi avait introduit la nouvelle, l’autre, n’étant plus autorisée du Roi, serait faible, sans ordre et sans police, et sans avoir aucune moyen d’entreprendre ni lever la tête. Ains pourrait le Roi tirer service de celle-là même pour ce qu’elle serait emportée par l’autre, et par nécessité, comme un membre inutile, elle se réunirait avec le reste du corps de cette république.
On pense que l’intérim est le seul remède à tous les maux que nous voyons. Et comment est-il possible de le penser ? Car il s’en faut tant qu’il en puisse sortir une bonne paix, qu’au contraire, nous ne sommes maintenant en peine que de trouver moyen de remédier aux inconvénients qui nous sont advenus de cet intérim toléré, sans lequel nous n’aurions maintenant rien à délibérer. C’est donc à cet intérim souffert jusqu’ici et aux maux qui nous en sont venus qu’il nous faut mettre remède, et nous voulons appliquer pour remède ce qui nous fait le mal. Au maniement des affaires il n’y a point de si bons ni si certains enseignements que ceux que l’expérience donne. Or, l’expérience qu’on fait du mal sur autrui est moins ennuyeuse ; mais celle qu’on fait sur soi-même enseigne plus et imprime mieux. Nous avons fait l’essai sur nous, et ne sentons pas la poison que nous avons avalée et qui maintenant nous suit tout le corps. Il y a tantôt huit mois(¹) qu’il y a intérim par toute la France, et que non seulement chacun vit à sa mode, mais que chacun suit son Église, ses chefs et sa police ecclésiastique. Quel fruit avons-nous reconnu de cette tolérance ? Toujours les choses sont allées en empirant et le désordre a augmenté à vue d’œil, et depuis ce temps, si on y prend garde, toujours le jour d’après a été pire et plus malheureux que le jour de devant, jusques à ce que, maintenant, nous sommes venus à une telle confusion, qu’on ne peut quasi rien espérer qui soit meilleur, ni rien craindre qui soit pire.
Mais à cela on peut dire que tout sera beaucoup mieux rangé, lorsque le Roi le permettra expressément, qu’il n’a été par le passé, quand il a dissimulé ; et que maintenant les officiers du Roi pourraient eux-mêmes mettre ordre à ce qui est nécessaire même à réprimer les insolences, et que toutes les deux parts le souffriront, quand elles seront toutes autorisées du prince. Et, au contraire, que ci-devant, si ceux-ci des églises réformées ont fait quelque force, la plus grande occasion a été pour ce qu’ils se craignaient du magistrat et qu’ils n’avaient point expresse permission du Roi ; et maintenant, quand le Roi leur fera ce bien de leur permettre ce qu’ils demandent, ils vivront en paix, reconnaissant le bénéfice et l’humanité du Roi. Ce sont les plus grandes raisons de l’intérim, mais de ma part je pense tout le contraire. J’ai vu qu’au commencement, il peut y avoir un an(¹), on disait qu’il était bon et profitable de souffrir les publiques assemblées ; car il serait impossible, disaient-ils, que toujours le magistrat ne soit en soupçon de ce qui se fera aux privées et secrètes congrégations, et qu’il ne se craigne qu’il n’y fasse quelque conjuration contre l’État du prince. Là où les congrégations sont publiques, le Roi en sera hors de souci et ses officiers auront bien moyen de tenir l’œil, qu’il ne soit fait rien contre l’autorité du Roi. Mais, quoi ! avec toutes ces belles raisons, l’on les a souffertes, et maintenant tout ce qui se voit est le fruit de cette tolérance ! Pour vrai, la dissimulation des assemblées privées et secrètes est le commencement du mal ; la tolérance des publiques a été l’accroissement de nos calamités.
Premièrement, de les cuider obliger par ce bienfait, c’est peine perdue ; car, ceux qui sont déraisonnables et desquels vient le désordre ne cuideront pas que le Roi leur donne rien, de tant qu’ils ont déjà ce que le Roi leur donnera et en jouissent. Mais, tout au contraire, ils penseront qu’ils ont bien fait de désobéir, puisqu’à la fin, le Roi donne à chacun ce qu’il a pu prendre, et n’y en a point de meilleure caution que ceux qui ont usurpé quelque chose, de tant qu’à fin de compte, le Roi leur laisse de bon gré ce qu’ils ont pris au commencement, par force. Au reste, de cuider que le magistrat les range mieux, quand le Roi aura expressément déclaré qu’il le permet, je ne le puis comprendre ; car je m’assure bien que depuis huit mois que le Roi a toléré les deux religions, il a autant voulu empêcher les désordres et insolences comme il fera quand elles seront permises ; et s’il l’a autant voulu, pourquoi n’a-t-il eu autant de puissance comme il aura à l’avenir de réprimer les fols ? Car toujours la même cause des troubles qui ont été demeure, et, à mon avis, augmente. C’est la diversité des religions et l’établissement de diverses églises et contraires polices. Pour le respect du Roi, c’était autant à lui de savoir qu’il avait délibéré de tolérer deux Églises comme ce sera les permettre, car il ne laissait pas cependant à empêcher de son pouvoir les maux qui n’ont pu être empêchés.
Le magistrat a fait ce qu’il pouvait, car, voyant bien l’intention du Roi, il a souffert et dissimulé ; mais de garder des insolences, il n’était en leur puissance, ni ne sera.
Ils demandent des temples, et, avec cela, dit-on, il est aisé de les contenter, de tant que c’est la seule cause qui les fait tumulter, comme si les plus grandes insolences et rébellions n’avaient pas été faites par ceux qui ont eu des temples, et depuis qu’ils en ont eu, et cependant qu’ils en jouissaient paisiblement. En Guyenne, en la plupart des lieux, ils en ont pris tant qu’il leur en fallait, il y a neuf mois ou plus, et le Roi l’a toléré, et encore le lieutenant du Roi(¹), qui y a été envoyé, les y a vus, et confia et remit l’affaire au bon plaisir de Sa Majesté. Se sont-ils contentés de cela ? On vit lors, qu’à toute bride ils se sont laissés aller à leurs passions et nous ont accoutumés à voir et souffrir, en moins d’un an, ce que la couronne de France n’avait souffert de ses sujets en mille ans qu’il y a qu’elle est établie ; et ç’a été pour nous enseigner que les folles têtes, si on les laisse un peu envieillir en leurs folies, ne se peuvent pas après gagner par l’indulgence, mais reprendre et contenir par la punition.
Mais [s’]ils vivront plus paisiblement quand ils sauront que le roi a permis à chacun de vivre en sa doctrine, on se trompe. Ils ont tous pensé cela longtemps y a et cela leur a donné l’audace de faire toutes ces folies, auxquelles ils n’eussent jamais pensé s’ils eussent cru que le Roi se fut à bon escient courroucé de voir ériger en France un nouvel ordre d’Église.
Aussi c’est une vaine fantaisie, et vraiment un songe, d’espérer concorde et amitié entre ceux qui tout fraîchement ne viennent que de se tirer et se départir de cette querelle, que l’une estime l’autre infidèle et idolâtre. C’est une noise qui se réveille toujours, en la conversation ordinaire, par la dispute, pour l’usage des ordonnances de notre religion ; et bref, il n’y a heure du jour où il n’y ait quelque chose qui renouvelle la mémoire du différend, même que, de malheur, en toutes les deux parts les passionnés (qui sont le plus grand nombre) sont abreuvés de cette pernicieuse opinion que leur cause est si bonne et si religieuse que pour l’avancer il n’y a point de mauvais moyen. D’où nous avons vu sortir ces meurtres cruels et cette rage populaire de ceux de Cahors(¹), et, de l’autre, ces prises ordinaires, pilleries et brûlements de temples, meurtres, saccagements, et une infinité de forces publiques. Mais pour ce qu’on ne se voit jamais si bien comme on voit autrui, regardons les exemples des autres nations, quant à ce qui leur est advenu de la permission de diverses religions.
L’empereur Charles V fut contraire de le permettre en Allemagne ; et l’on n’a vu autre chose sortir de cela que guerres et infinies calamités par toute l’Allemagne. De sorte que c’est pitié de voir cet État-là, au prix ou bien de celui d’Espagne et d’Italie, où on n’a rien souffert, ou bien encore de l’Angleterre, où toute la religion a été changée tout à coup. Je laisse à part qu’il n’y a nulle réformation de vie, comme leurs réformateurs mêmes se plaignent, mais je ne parle maintenant que des séditions.
Il me semble que je vois devant mes yeux que si on entretient ainsi deux opinions diverses, et qu’on permette que chacun ait son Église et ses ordonnances, il ne tardera guère qu’on verra un nombre infini qui, sur ce différend, mépriseront l’une Église pour l’amour de l’autre, et les quitteront toutes, et la France se remplira d’impiété et d’irréligion. Cela est fort à craindre, car chose du monde ne mène tant les choses à l’impiété que de voir mêmement en même peuple diverses assemblées tenant diverses religions, et d’une opinion maintenue aussi constamment des siens que l’autre des autres, et chacun se vantant avoir Dieu pour lui. Mais pour le moins une chose est bien certaine, qu’aux lieux où il y a eu licence de tenir deux religions, de ces deux-là en sont nées infimes d’autres et n’est possible qu’il n’advienne autrement. Martin [Luther] eut une saison Caroletad(¹) pour compagnon ; après il fit bande à part et commença de mettre en avant l’opinion du sacrement, qui depuis a eu de grands auteurs, Zwingle(²), Ecolampe(³) et Jean Calvin. D’une autre secte, Schuenfelde(⁴) a ses partisans. Les anabaptistes se sont déclarés et ont fait des tragédies horribles. Les anti-moines se sont mis en avant. Osiandre(⁵) a commencé une nouvelle secte de la justice essentielle de Dieu en l’homme ; Illyricus Flacus(⁶) une autre ; Stancarus(¹) en Pologne de l’office de médiatement propre seulement à la nature humaine du Fils de Dieu. J’en laisse un nombre infini d’autres qui sont les vrais rejetons de l’intérim et de la licence de débattre et prêcher à plaisir de la religion. Ne pensons donc pas permettre deux religions, mais voyons qu’en permettant ces deux nous en permettons tant qu’il en pourra naître, dans l’esprit des gens fantasques et envieux pleins d’ambition. Et à vrai dire, si nous souffrons deux Églises, quelle raison en saurait-on rendre, sinon le nombre de ceux qui en veulent qui est une loi pour jamais qu’il faudra que le Roi donne, et que plusieurs lui demanderont s’ils sont en nombre redoutable ; qu’il advienne que l’opinion du sacrement des églises de Saxe, qui est celle de Luther, se publie en France, comme il est aisé, comment pourra-t-on refuser à ceux qui le tiendront une église, non plus qu’à ceux qui suivent Calvin ? D’être de l’Église romaine ils ne sauraient. Et iront-ils sans faire tort à leur conscience d’être de l’Église de ceux qui tiennent l’opinion Zwinglienne ? Ils ne pourront, l’ayant en horreur. Quel remède sinon de partir encore l’Église de Dieu et y faire une autre pièce, comme les pères à qui il naît d’autres enfants, après le premier testament, qui augmentent le nombre des parties de leur hérédité. Eh quoi ! s’il vient encore d’autres opinions, il faudra encore faire subdivision. Dira-t-on, si ce sont opinions impies, on ne les permettra pas comme l’on fait celles-ci qui sont supportables. C’est une mauvaise couleur, car on voit bien qu’on ne permet pas ce qu’on veut permettre pour jugement qu’on fait de deux opinions, mais pour la multitude de ceux qui la tiennent. Davantage, puisqu’il est nécessaire que l’une des deux soit vraie, il faut que l’une soit non seulement fausse, mais fort mauvaise, car l’Église romaine tient les protestants pour hérétiques, quant aux sacrements et infinis autres points, et les protestants appellent les catholiques idolâtres. Donc, si le Roi en entretient deux par nécessité, il en entretient une fort méchante.
Et outre, quelle est la fin de ce conseil de maintenir deux religions ? Jamais on ne parla, en république aucune, d’entretenir quelque diversité, sinon qu’en attendant et jusques à quelque certain temps. Qu’est-ce qu’on attendra donc ? Et, si on n’attend rien, qui ouït jamais parler de telle délibération ? Chacun vive comme il l’entend et croit si bon lui semble. C’est autant à dire comme si on disait : établissons la discussion qui est à présent, par l’ordonnance du Roi, et, de peur qu’elle cesse, autorisons-la pour jamais. Je crois qu’il n’y a personne qui se propose une si inepte résolution. Si on attend quelque fin, comment et par quel moyen ? Si c’est que l’ordre s’y mette de lui-même, quelle imprudence est-ce de laisser aller la navire sans gouvernail, et attendre qu’il arrive à port de salut. Le Roi ne peut mettre ordre, et, pour cette cause, il abandonne l’affaire et espère que par rencontre l’ordre s’y mettra. Pour vrai, l’ordre s’y mettra ; mais c’est l’ordre qui viendra de la multitude et de sa belle police, qui sera tel comme il a toujours accoutumé d’être, venant de telle main, c’est-à-dire la ruine entière et d’eux et de leurs maîtres.
Reste le dernier point. On attendra le Conseil. Il ne s’assemblera jamais. De quoi il n’est pas besoin d’alléguer les raisons, qui sont trop apparentes. Mais mettons qu’il s’assemble ; ce sera si tard qu’entre ci et là nous aurons eu beau loisir de voir tout ruiné. Et quand il sera tenu de bonne heure, quelle espérance peut-on avoir de faire tenir rien qui soit [mieux] ordonné que les princes ne le feront avec la force. Ainsi, quand ils auraient ordonné quelque chose au Conseil, en serait-il de même qu’à présent. C’est qu’il faudrait que le Roi en fit l’exécution, qui est en toutes choses le tout, et dès lors il commençât à faire ce qu’il devait faire à présent ; et faudrait, ou que la chose demeurât inutile, ou que le Roi y mit la main pour la faire observer à bon escient. Et pourquoi attendra-t-il jusque lors, puisque le mal est à cette heure si pressant et que, toujours ayant crû avec le temps, il serait encore lors plus mal aisé qu’à cette heure.
Mais il y a plusieurs inconvénients à refuser l’intérim. Premièrement, on allègue qu’il n’est pas nouveau qu’en un empire, sous même prince, les sujets vivent paisiblement, alors qu’ils tiennent diverses religions. Sous l’Empire romain, il y avait autant de religions que de nations, et toutefois, à cette occasion, il n’en vint jamais aucun inconvénient mémorable. Encore aujourd’hui le Grand-Seigneur a sous sa main des peuples, non pas seulement de diverses opinions, mais directement contraires, et plusieurs villes d’Allemagne et de Suisse se sont maintenues de notre temps en cette diversité.
Davantage, il ne faut pas croire que l’empereur Charles cinquième étant en même trouble en Allemagne, auquel le Roi se voit maintenant, permit l’intérim de son gré ; mais il prit ce conseil vaincu par les circonstances et obéissant à la nécessité du temps. Et nous en sommes en même désordre [de sorte] qu’il ne faut pas faire difficulté d’accorder ce qu’on ne peut refuser. Et puisque les nouvelles églises sont tant, et de si grande multitude d’hommes, c’est folie de penser ou espérer de les supprimer, et c’est plutôt un souhait qu’une délibération. Ce sont, à peu près, les raisons qu’on déduit. Mais il est bien aisé de répondre à ce qu’on dit que, souvent et en beaucoup de lieux, plusieurs religions se sont comportées en une république. Quant aux vagues superstitions des gentils, il ne se faut pas ébahir s’il y en avait : autant de pays et autant de diverses façons de religion ; car elles étaient toutes compatibles et une ne tendait pas à la ruine de l’autre, pour ce qu’ils étaient tous d’accord qu’il y avait des dieux sans nombre. Et bien que chaque peuple eut les siens, si ne condamnait-il pas les dieux de ses voisins pour les avoir autres, pour ce que la race de leurs dieux ne refusait point compagnie. Entre nous, tout au contraire, et c’est pour autant qu’il est bien aisé que tant [de] diverses opinions toutes fausses s’y comportent. Mais d’accoupler la vérité et le mensonge il est impossible, de tant que l’une nécessairement chasse l’autre. Ainsi toutes les erreurs des anciens se souffraient bien ; mais dès lors que la vraie clarté de l’Évangile est venue, qui démentait toutes les idolâtries des gentils, lors a commencé de se manifester l’incompatibilité de la religion vraie et des fausses. Et oncques ce combat n’a cessé jusques à tant que la vérité a vaincu le mensonge et que la lumière a chassé les ténèbres. Or, tout ainsi que notre loi ne pourrait souffrir aucunement le paganisme, ainsi en soi elle ne peut souffrir diverses sectes, étant la vérité une, pure et simple, et n’entrant jamais en composition avec ce qui est faux et abusif. Et c’est vouloir faire violence à la naturelle pureté de notre foi, de penser qu’elle ait quelque naturelle communication avec ce qu’elle rejette. Quant aux chrétiens qui vivent sous la tyrannie du Turc, il est bien aisé à voir que cela n’a rien de semblable avec notre propos. Le Grand Seigneur fit la guerre aux empereurs grecs, et, à la fin, détruisit entièrement cet empire ; et depuis a usé de la Grèce, Macédoine et Esclavonie comme de terre conquise ; et les habitants, battus de la longue guerre et réduits à une extrême misère, s’estiment trop heureux que le Grand Seigneur les laissât vivre tributaires sous sa seigneurie, sans les contraindre de laisser leur foi. Et depuis ils sont tenus de sa cour et captivés en une si misérable servitude que ce n’est pas merveille si les Chrétiens peuvent vivre paisiblement avec les Turcs, mais c’est un miracle de la puissante main de Dieu qu’il y ait encore des Chrétiens.
Et encore j’ai opinion que le nôtre se comporterait plutôt avec le paganisme qu’avec l’hérésie. Ceux qui ont des biens divisés et bornés n’ont pas sitôt querelle que ceux qui ont des biens communs et en société, pour ce que communément c’est occasion de tous les différends que d’avoir quelque chose à départir. Notre religion, en ce pays-là, ne se mêle point avec l’autre et n’ont rien de commun ensemble. Mais c’est autrement en ce qui se propose, — vu la communauté d’une même créance que les deux parts ont, celle même est l’occasion d’attaquer la querelle sur leurs différends. Encore y a-t-il un autre point : que deux religions, quand elles sont toutes deux vieilles et enracinées de longue main, ne se querellent jamais, ni si volontiers, ni tant, ni si opiniâtrement que deux dont l’une est ancienne l’autre nouvelle ou toutes nouvelles, pour ce que la chaleur est à la première pointe ; et tout ainsi que l’on voit aux âges de l’homme que la jeunesse est bouillante et pleine de ferveur au prix des autres, ainsi, en toutes choses, les commencements emportent la plus grande part de l’ardeur et violence. Quant à l’exemple des villes de l’Allemagne et de Suisse, qui ont reçu deux religions, et [de] l’Empereur, qui accorde l’intérim, il ne faut pas tant prendre garde au conseil qu’ils ont pris, qu’on n’avise encore plus au succès qu’on a vu advenir de ce conseil. Car il est bon, en un mauvais passage, avoir quelqu’un qui passe devant pour essayer le gué. Mais il ne sert de rien d’en avoir, si, encore qu’il s’en soit mal trouvé, on s’est résolu de le suivre. Fut-il oncques un si misérable État que celui où l’Allemagne a été depuis l’an 1517 jusques à l’an 1553 et qu’il est encore ? Où a-t-on vu tant d’exemples de cruautés inouïes, de massacres, tant de nouvelles pertes, d’étranges hérésies et inconnues, si grande incertitude de religion ? Bref, tant de confusion et une perturbation si grande, que cette pauvre région peut faire pitié à ses ennemis mêmes. Et sans doute la cause n’est pas autre sinon que, la diversité des opinions y étant tolérée, et ayant grand nombre de grands princes, puissantes villes, chacun a voulu vivre à sa mode ; et, selon les diverses passions, ils se sont partis en opinions et y ont rangé leurs peuples. De sorte que, par ce moyen, il s’est engendré un mélange d’erreur, et de là vint infinité de calamités horribles. Ceux qui ont pris garde à l’état des choses qui se sont passées, savent bien qu’il y est mort, depuis ce commencement des troubles, plus de deux cent mille hommes.
L’Empereur fut contraint de permettre ce qu’il ne voulait pourtant, parce qu’il avait à faire non pas à son peuple naturel, mais à un grand nombre de grands et puissants princes, comme le duc de Saxe(¹), [le L]andgrave, le marquis de Brandebourg, le duc de Vitember, les villes d’Allemagne. Il n’avait pas là une pleine et entière domination comme sur ses vrais sujets ; et, davantage, il fallut qu’il reçût cette condition de ne contreroller personne pour assembler en un les forces de l’Allemagne, afin de résister à l’armée du Grand Seigneur, qui venait lors à Belgrade. Au contraire, notre Roi n’a qu’à faire à son peuple, et duquel il est pleinement et absolument maître et seigneur ; et, en lieu que la crainte du Turc mène l’Empereur à cette extrémité de laisser vivre chacun à sa mode, tout au contraire les avertissements de nos voisins nous somment de ne le faire pas.
Reste ce point qu’il n’y a lieu de consultation là où il est impossible de faire autrement, et qu’à cause de la multitude des églises nouvelles, il faut céder à la nécessité, contre laquelle aucune raison ne peut valoir ; or, à cette occasion, puisque le Roi ne veut introduire la nouvelle, [mais] du tout maintenir l’ancienne, [je crois] qu’il n’y a que ce moyen de les maintenir toutes deux.
Premièrement, je dirai ce qu’il me semble être bon de faire, et puis après il faudra voir s’il est possible de l’exécuter. Mon avis est de commencer par la punition des insolences advenues à cause de la religion, et après ne laisser, comment que ce soit, [qu’]une Église, et que ce soit l’ancienne, mais qu’on réforme tellement celle-là qu’elle soit en apparence toute nouvelle, et en mœurs toute autre ; et, en ce faisant, user telle modération qu’en tout ce que la doctrine de l’Église pourra souffrir, on s’accorde aux protestants, pour les ranger en un troupeau, faire revenir ceux qui ne seront trop délicats et leur donner moyen de se réunir sans offenser leur conscience, et non pas déchirer la part de Jésus-Christ en deux bandes, chose détestable devant Dieu, et certaine révélation de son ire, et indubitable présage de l’entière ruine de ce royaume.
Sur toutes choses et avant rien faire, il faut faire rigoureuse punition des forces publiques qui ont été faites par toute la France, car il est bien aisé de contenir en effet un peuple accoutumé et nourri à obéir par une médiocre sévérité au châtiment des fautes qui se font journellement ; mais il est impossible de remettre le populaire en train d’obéir, s’étant si lourdement débauché par une grande rigueur et un exemple afférent ; et si on ne lui fait voir la terrible face de la Justice courroucée, ils ne sauraient croire que le Roi fait autre chose que de se jouer avec lui et le flatter, et n’éprouve à bon escient sa puissance et son bras rigoureux. La miséricorde, rarement employée et avec jugement, est une belle et singulière vertu en un prince ; mais la clémence ordinaire et sans distinction de discipline est l’entière subversion de tout l’ordre.
Le moyen de châtier le peuple n’est pas d’en donner la charge aux gouverneurs des pays, car il faut qu’ils soient punis par la vraie et naturelle Justice. C’est la Justice qui a été outragée ; c’est elle qu’il faut rétablir, si le Roi veut régner. Et maintenant ce qu’on a principalement à faire, c’est d’enseigner les sujets du Roi à le révérer et les remettre en ce chemin de lui porter honneur ; et autrement il n’y aura jamais fin de cette malédiction.
Soit donc de chaque Parlement envoyée une Chambre pour passer par les lieux où les plus grands excès ont été faits, qui fasse les procès et les juge, et soit accompagnée des gouverneurs avec forces pour assister à ceux qui seront employés par la Justice, pour la capture et autres exécutions de leurs jugements. Que cette Chambre ne recherche en façon quelconque personne pour la religion, mais seulement vaque à la punition des insolences, de voies de fait et de forces publiques ; et encore, pour ce que le nombre est infini des lieux où tels excès ont été commis, il faudra choisir les endroits où sont advenues les plus grandes violences et si renommées qu’on ne le peut dissimuler ; surtout qu’il y ait punition des chefs et quelques exemples mémorables, mais rares, et en peu de lieux, comme rasement de maison et démantellement de ville.
Ce sera pour venger les injures faites au Roi, et pour disposer le peuple à recevoir à l’avenir les lois qu’il fera. On ne saurait croire de combien, après cette terreur, il sera plus traitable, plus facile à ranger, plus aisé à contenter.
Voilà le moyen de réprimer les insolences ; mais il faut aussi réformer l’Église ancienne, et, en la réformation, s’aviser de supporter ceux qui l’ont laissée, pour les rappeler.
Les moyens de s’accommoder sont de laisser indifférent de quoi ils s’offensent et dont nous sommes en controverse. Nous sommes en différend ou bien pour raison des choses qui consistent en opinions, ou bien à cause de celles qui gisent en observations et harmonies extérieures. Pour le regard des opinions on se trompe fort si on pense que tant d’hommes se soient séparés de nous pour la contrariété de l’opinion. En la plupart des choses, de cent mille hommes qu’il y a, par aventure, en France, aux églises réformées, il y en a, possible, deux cents qui savent de quoi il est question. Tous les autres savent bien qu’il y a différend, mais non pas qu’il y a grand peine, ni de quoi. Et cela se verrait si on leur proposait les différends qui sont les plus grands, comme du péché originel, de la prédestination, de la providence, de l’élection et réprobation, de la justification, des œuvres de la foi ; si la foi est simplement créance ou assurance de son élection ; s’il suffit d’être enfant des fidèles, ou si le baptême extérieur est nécessaire à salut ; si le corps et sang de Jésus-Christ en l’Eucharistie, est reçu corporellement, comme disent les catholiques, et Luther, ou seulement en foi, comme dit Zwingle et Calvin ; si la substance du pain demeure, comme veut Martin [Luther], ou si elle n’y est plus, comme veut l’Église romaine. Lors connaîtra on clairement qu’ils ne se sont point séparés pour pensée que nous ayons en cela mauvaise opinion, car ils ne savent ni la nôtre ni la leur ; et souvent, à les en ouïr parler, ils parlent aussitôt contre leur doctrine que contre la nôtre. Mais c’est l’autre différend qui les fait désunir, nos cérémonies et observations ; car cela est visible et consiste en l’apparence extérieure, à quoi le populaire a toujours coutume de s’arrêter plus qu’à nulle autre chose. Et en cela, à mon avis, si on y prend garde, de ce quoi ils se scandalisent le plus est ce que nous pouvons accoutrer le plus aisément, sans faire aucun tort à notre doctrine. Il est vrai que je ne prétends pas contenter les chefs de leur religion, qui ne seront jamais satisfaits, quelle mine qu’ils fassent, sinon qu’on leur laisse une grande domination, un empire spirituel en tout semblable à celui du Pape, sinon en la magnificence qui se voit par dehors. Mais je parle de contenter le grand nombre de ceux qui ont quitté notre Église, où ils avaient été faits chrétiens, pour les scrupules qu’on leur a mis devant les yeux ; de ceux là, veux-je dire, et de la plus grande part, que ce qui les scandalise le plus en notre Église, c’est ce que nous pouvons ou laisser du tout ou rhabiller sans aucun préjudice de notre cause.
Ils ne peuvent souffrir l’usage des images. Pourquoi pense-t-on que ce soit ? Si dans les Églises on n’eût fait autre chose des images, sinon de les tenir comme des autres pierres et l’autre bois, qui eut été si délicat de le trouver mauvais, puisque personne ne se scandalise de voir aux maisons les tableaux, les portraits, les tapisseries, les images taillées ? Mais en autre manière en use-t-on aux temples et autrement dans les maisons ; car, aux maisons, les portraits y sont pour servir vraiment de ce à quoi il convient les employer : c’est ou pour l’ornement, ou pour la mémoire des personnes représentées, ou pour tous deux ; et n’y a aucun qui là porte chandelle aux peintures. Mais aux églises, au contraire, on leur baise les pieds, on y fait offrande, on les vestit, on les couronne. Qu’on commence de faire cela même aux tapisseries des maisons, et commencera de réprouver la tapisserie. Ainsi il est aisé à voir que ce qui offense les protestants n’est pas la chose, car [autrement] ils la trouveraient mauvaise partout, mais l’usage. Donc que nuira-t-il d’ôter ce qui ne sert de rien à nous et à eux leur fait un grand scrupule et les jette hors de l’Église ? Conservons, puisque l’Église l’a ordonné il y a douze cents ans, c’est-à-dire aussitôt qu’il y a eu des temples et que notre foi a été publiquement reçue des princes, les images, mais avec le vrai et pur usage, selon l’ancienne intention : c’est qu’elles servent au temple pour la mémoire des martyrs et pour l’ornement et décoration du lieu destiné au service de Dieu, et ôtons, ce qui est advenu, de les honorer servilement.
Soit donc ordonné que les peintures et images taillées demeureront aux temples sans plus, pour la mémoire et décoration ; y soit admonesté le peuple qu’elles n’y sont que pour leur donner occasion de s’enquérir de la vie de ceux qui sont représentés, afin de les honorer et encore plus d’essayer à les imiter.
Au reste, qu’il soit défendu de porter chandelles, de faire offrandes, de les baiser ni couvrir, de les vêtir ni couronner de fleurs, ni faire aucun honneur extérieur. Ainsi le peuple sera hors du danger de tomber en idolâtrie, et les adversaires n’auront plus occasion de trouver non plus mauvaises les peintures aux lieux publics que dans les maisons privées, et la chose sera remise en son premier et naturel état.
Des reliques tout de même, qui s’offensera qu’on les garde soigneusement aux temples, si on ne les adore point, comme Eusèbe narre que les Chrétiens firent de Polycarpe, disciple de saint Jean, duquel bon et saint marin, après que le corps fut brûlé, les Chrétiens amassèrent les cendres et les gardèrent, mus d’une bonne et sainte affection. Qu’on ne fasse que ce qu’ils firent et il n’y aura rien que les plus dégoûtés puissent trouver étrange. Qu’elles soient donc gardées honorablement, mais sans les présenter aucunement à baiser ni adorer ; qu’à raison de ce, qu’il soit défendu d’en prendre ni donner rien, mêmement pour ce, qu’on ne peut ignorer que les imposteurs en aient supposé une infinité de reliques fausses ; en sorte qu’on ne saurait faire plus grand tort aux saints dont on a les vraies, que d’honorer toutes celles qu’on montre indifféremment, puisqu’elles sont toutes mêlées et sans différence, étant certain qu’une partie, et la plus grande, ne sont que les instruments de l’avarice du clergé corrompu.
Ayant ainsi ôté l’abus des images, voilà le lieu pour en partir, et déjà c’est le moyen de remettre le peuple en sa première société, quand le scrupule du site de l’assemblée ne les empêchera plus de converser ensemble ; car sans doute c’est un grand point gagné pour la réconciliation d’amitié, si on peut s’accoutumer à se voir et qu’on ne fuie pas la mutuelle conversation.
Au surplus, ils n’ont en leur église que trois choses : la prédication, la prière et l’administration des sacrements.
Quant aux deux premiers, il est aisé de s’accommoder ; le dernier est plus difficile.
Pour le regard de la prédication, qu’il s’en fasse deux toutes les fêtes : une le matin, auquel le prêcheur pourra librement prêcher de toutes choses, et en prêchant, disputer et débattre, toutefois sans rien avancer sur la doctrine de notre Église ; et à celle-là ceux qui ne peuvent porter d’ouïr parler contre leur opinion ne se trouveront pas, s’ils ne veulent. Aussi est-il croyable que les services accoutumés d’être faits le matin les en garderaient. Mais qu’il y en ait un autre après dîner, lequel je voudrais être fait non par religieux, mais par séculier, comme aussi les canons anciens défendent la prédication aux gens de religion, afin que tous pussent y venir sans scrupule, et qu’il soit défendu à celui-[là] de rien disputer ou proposer, ni pour ni contre, qui soit des points qui soient en controverse, lesquels on baillera par articles. Mais que le prêcheur enseigne purement l’Évangile et le déclare, et fasse ce qui est le principal de son devoir : c’est de porter à suivre les commandements de Dieu, et réprimer les vices. S’il vient sur les lieux qui sont employés de l’une et l’autre part, qu’il ne fasse sans plus qu’interpréter le texte et le traduire en français ; et si on trouve malaisé qu’il puisse tenir ce moyen, qu’on considère combien est grand, et beau le sujet de la prédication, encore qu’il n’entre aux disputes, si on s’emploie à enseigner les commandements de Dieu, ramentevoir la grandeur de ses bénéfices, représenter la vigueur de son ire contre les mauvais, inciter à obéissance et humilier et retirer les cœurs de la corruption du vice. Bref, qu’on prenne garde si les bons et saints Pères ont eu faute de matière en leurs homélies, pleines d’une sainte pureté et d’une incroyable élégance, et toutefois ils étaient morts mille ans devant que toutes les questions qui sont aujourd’hui fussent mises en avant. Il faudrait ordonner peines contre ceux qui contreviendront à cet article, et, à l’entretien de cela, que non seulement les prélats, mais aussi la justice tint la main.
Quant à la prière, il ne saurait être que fort bien, qu’au sermon d’après-dîner, le prêcheur fit une solennelle prière en français, telle quelle, à lui prescrite par quelques modestes théologiens, comme il serait bien aise de la faire, bonne et sainte, et telle qu’aucun ne s’en saurait plaindre ; et à ces prières, celui qui tiendra le lieu du privé, comme écrit saint Paul aux Corinthiens, répondra Amen ; voire tous les privés, c’est-à-dire tout le peuple, comme dit Justin martyr, en sa seconde apologie pour les chrétiens.
Reste l’administration des sacrements.
Quant au baptême, nous sommes tous d’accord que l’eau seule y est nécessaire et la façon solennelle que Dieu même ordonne de sa bouche, au dernier de saint Mathieu, baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ; voire que l’Église a toujours tenu les Arméniens pour hérétiques, à cause de ce qu’ils estimaient que le baptême n’était pas bon sans chrême. Or, je pense qu’en ce sacrement, il ne faut rien changer de ce qui est accoutumé en l’Église, pour deux raisons : l’une, de tant qu’en ce sacrement qui est l’entrée au royaume de Dieu, auquel nous faisons profession de notre foi et du nom de Chrétiens, on ne peut rien inventer sans impiété, car tout est selon la primitive Église ; de quoi nous ne pouvons, puisque Denis, soit-il l’Aréopagite, soit-il l’évêque de Corinthe, fait expresse mention de l’insuflation et exorcisme, et Tertullien au livre du baptême, et saint Cyprien au Chrême, au premier livre, en l’épître XIIe, et saint Augustin en plusieurs lieux. Aussi je vois que Luther s’est pas fort soucié de ce qui se fait en l’Église, quant au sacrement, et Calvin même, et ceux qui le suivent, condamnent les anabaptistes qui se font rebaptiser, comme les catholiques anciennement rebaptisaient ceux qui avaient été lavés par les Paulianistes et Cataphryges, ainsi qu’il est ordonné au concile de Nicée.
Aussi trouverais-je fort bon d’ajouter une chose qui serait grandement profitable pour l’édification et commode pour contenter ceux qui se sont séparés : c’est qu’après la solennité accoutumée au baptême, celui qui baptiserait fit, en français, une explication des promesses de Dieu, en ce sacrement, et déclaration de ce qu’il signifie, et la grâce qui lui est conférée. Et il serait bon que cette exhortation fut composée par quelque théologien, et amateur de la concorde, qui put servir à tous pour cet usage, afin de la lire en langage intelligible.
Le second sacrement que l’Église met en ce compte est la confirmation, qui consiste en deux choses : et l’imposition des mains pour confirmer, et l’onction. Quant à l’imposition des mains, on ne peut craindre en cela aucun mécontentement de personne. Car si on commence de la faire par manière d’acquit seulement, comme la plupart des choses se font, mais pour en tirer fruit, qui pourrait nier qui ne fut une sainte institution ? Et si on revenait à la première ordonnance, qu’on interrogeât ceux qui ont commencé d’entrer en l’âge de connaissance des articles de notre foi et qu’avec imposition des mains l’évêque priât sur eux, à ce qu’ils reçussent le Saint-Esprit, il ne se pourrait nier que ce ne fut selon la coutume des Apôtres, comme il se voit au VIIe des Actes, et Calvin même proteste de ne s’en offenser. Quant au surplus de la chrême, à raison de ce, on ne peut craindre qu’aucun craigne d’être en notre Église, car on sait bien que de tout temps jamais la centième partie en la plupart des lieux n’ont reçu cette onction.
Pour le regard de la communion, où semble être plus grande difficulté, si on veut entendre sans contestation à la régler, je crois, si cela était fait, que peu de gens feraient difficulté de la recevoir en notre Église. Premièrement, pour le regard de la communication du calice aux laïcs, je ne vois pas pourquoi on y doive résister et s’opiniâtrer si fort, voyant les troubles avoir passé si avant. Aucun ne nie que l’Église ne puisse accorder la communication sous les deux espèces, de [la] sorte que le pape Paul l’accorda aux Allemands. En outre, on sait bien qu’aucunement les laïcs communiqueront aussi, dont saint Cyprien fait expresse mention, et Justin, et infinis autres. Puisque donc que l’Église peut octroyer le calice aux laïcs, et l’ôter, pourquoi n’aime cela mieux employer à sa puissance à le bailler qu’à le refuser, puisque à le bailler il y a espérance de paix, et à le refuser grand trouble ?
Aussi puisque la figure de Jésus-Christ importe au sacrement, n’en faisons point d’instance et ne combattons point contre les délicats pour chose qui n’est pas de conséquence.
Quand on baillera à communier, qu’on dise à la table, en français, l’institution de la Cène, prise d’un des Évangiles ; car, puisque la consécration est faite devant, cela servira pour inciter la foi des communiants, en quoi il n’y peut avoir aucun danger d’immutation de doctrine, mais plutôt édification et encore moyen d’accord.
Qu’avant la Cène, il se fasse un sermon de la dignité du sacrement, de la preuve que chacun doit faire de soi-même de la grande bénignité de Dieu, de la foi, de la contrition que chacun doit apporter à cette table ; mais que ce soit sans aucunement entrer en dispute sur les opinions ni de Luther, ni de Zwingle, et à la façon des sermons qui se doivent faire les fêtes après-dîner.
Après ce prêche, une prière, et puis soudain la communion. Ainsi on suivra la même forme qui est mot à mot déduite par Justin martyr, en la seconde apologie pour les Chrétiens.
Deux ou trois semaines devant, aux prêches du matin, les prêcheurs pourront avoir apprêté leur troupeau à communier dignement, et disputer encore s’ils veulent éprouver notre doctrine ; et aussi aux sermons d’après dîner, sans rien débattre, le prêcheur pourra avoir disposé la conscience des auditeurs.
Quant au sacrement de pénitence, il n’y faut avoir occasion d’estriver, sinon pour le regard de la confession ; mais, pour tant générale que soit la coutume de l’Église que chacun confesse ses péchés, toutefois c’est aussi la coutume qu’on ne recherche point qui s’est confessé, ni qui ne s’est pas. Je ne suis pas d’avis d’user maintenant d’une recherche curieuse lorsqu’il en est moins besoin, même que si l’Église comme bonne mère attend patiemment et supporte ses enfants égarés, je ne fais nul doute qu’avec le temps tous ne soient bien contents de revenir à une si bonne et si sainte institution que la confession, pourvu qu’elle soit remise à sa première façon, et si on en use avec plus de crainte et de respect, et principalement si la personne des confesseurs recommande la chose. Qu’il soit donc défendu d’en prendre rien ni d’en bailler, et qu’on ôte ainsi la vilité de ce malheureux gain ; qu’on mette quelque moyen [terme] aux scrupuleux dénombrements de la circonstance des péchés : qu’on regarde cela selon sa directe et véritable fin, c’est que le confesseur par une exhortation fasse avoir horreur du péché et appelle le pécheur a vraie contrition et pénitence, non pas comme par ci-devant que tout se faisait pour contenter seulement et sans fruit. Qu’on honore la chose de la suffisance de ceux qui seront employés au ministère. Qu’il y ait jours à part destinés pour les femmes, assemblées en un lieu, afin qu’elles aillent publiquement à la privée confession pour éviter soupçon, et qu’après la confession il se fasse un prêche pour exalter la pénitence. Je ne saurais croire qu’avec le temps on ne vienne à reconnaître que c’est une bonne et sainte tradition de l’Église universelle, n’ayant rien en soi qu’une reconnaissance des fautes du pécheur et douleur du péché commis, avec humble requête de pardon. Maintenant pour ce qu’on ne voit quasi rien que chaos en la dépravation, on pense que c’est un moyen de [nous] gagner inventé de nouveau. Si on le voyait inventé en sa vraie forme, on reconnaîtrait lors que c’est ancienne tradition qui est de tout temps en l’Église, à laquelle le plus dégoûté du monde ne saurait trouver que reprendre. Aussi saint Jean Chrysostôme, saint Augustin, et, devant ceux-là, le grand saint Basile, et encore avant lui l’ancien Origène, Tertullien qui est dans le siècle des Apôtres, font mention, voire de la particulière confession. Nous disions bien que pour bien juger de la doctrine, il ne faut pas considérer l’abus, ains l’institution en sa pureté. Mais cela est pour la dispute des savants et non pour l’usage du populaire, qui blâme ou loue la chose seulement par ce qu’il en voit, et ne songe pas à l’origine, ni si de soi elle est bonne, et n’a garde de juger de la confession par ce qui se devrait observer, mais par ce qu’il voit en l’usage commun et ordinaire.
Pour le regard du sacrement d’ordre, bien qu’il s’en fasse de grandes disputes, si est-ce qu’elles n’empêchent point cette union qu’il faut faire de ce peuple démembré. Car pourquoi empêcher[ait] cette dispute que nous ne vivions en une congrégation, puisque personne ne prend les ordres qui ne veut, et qui le veut les a en estime. Et toutefois je pense que tout le mal ou la plus grande partie vient de l’abus qui a été certain en cestui-ci et qu’il n’est point besoin de déclarer davantage, de tant que la faute est grossière et manifeste. Pour y remédier, il ne faut rien introduire de nouveau, mais seulement renouveler l’ancienne façon, du tout ensevelie, et en cela exécuter les saintes constitutions des Pères.
Premièrement, soit exactement gardé l’âge ordonné de trente ans, afin qu’ils ne portent pas le nom de prêtres sans cause.
Après, soit pour jamais ordonné le nombre des prêtres qui sera trouvé suffisant, selon le gouverneur de la charge, pour aider à celui qui sera le pasteur et aura la principale cure du troupeau.
En outre, et c’est le principal, pour que les noms des ordres ne soient pas de vains titres et une pure moquerie, mais vraies charges et offices en l’église.
Maintenant on en baille quatre tout à un coup, et puis le reste, sans que celui à qui on les baille serve jamais en sa charge, voire sans que celui-là qui les a pris pense avoir autre chose à faire, à cause de cela, sinon de bien garder ses titres.
Soit donc ordonné que vraiment par ordre, ainsi le nom le porte, qui sera fait premièrement ostiarius serve de cet état, selon la première institution, et ce par quelque temps certain. Après, quand il sera lecteur, qu’il fasse pareillement sa charge ; et d’exorciste de même, car aussi, anciennement, l’exorciste n’était pas seulement pour l’exorcisme ; et l’acolyte, puis du sous-diacre et diacre, le tout par certain espace ; et pour le dernier, qu’il soit fait prêtre, s’il a exercé partout bien son office. Par ce moyen, on conservera l’ordre en l’Église, on fera que l’état qui maintenant est vil reviendra à sa première dignité, et nous n’apprêterons pas à rire, comme nous faisons, aux adversaires, de bailler quatre offices successifs à une personne tout à un coup par égard seulement et non avec effet, et cela même pour ne savoir pas à grand’peine bien lire.
Au reste, les cures ne soient baillées qu’à celui qui sera passé par tous les ordres et en outre qui fera preuve publique, avant d’être reçu, de sa suffisance à prêcher et duquel la bonne vie soit attestée.
Et ne trouverais-je pas mauvais de prendre de ceux qui sont sortis de notre Église, pour en faire une nouvelle, une observation qu’ils ont : c’est qu’au synode les curés assemblés devant leur évêque nommassent ceux qui seront suffisants pour la prédication et pour avoir l’administration d’une église ; et que l’évêque, avec les curés, choisisse ainsi ceux qui auraient témoigné de leurs églises qui, après advenant le cas, pussent être envoyés à la cure d’un troupeau.
Et pour montrer que le Roi ne veut tenir la main aux abus qui se font à la trafique des bénéfices, il est nécessaire que désormais il n’en retienne pas devant ses juges aucune cause, et qu’on n’admette personne à demander en façon quelconque aucun bénéfice, ni le plaider. Car c’est à l’Église à demander son chef, et à l’évêque, avec le conseil des pasteurs qui sont sous lui, d’en pourvoir, non pas à aucun de s’ingérer ; de tant qu’il s’en déclare indigne par ce fait même qu’il le demande, qui est une espèce de simonie et ambition. Par ce moyen on abolirait toutes les résignations et autres tels fatras qui ne sont entrés dans l’Église que pour la ruiner de fond en comble. Ainsi le patronage des ecclésiastique s’en irait, et quant à celui des laïcs, on y pourrait aisément mettre tel ordre qu’on aviserait, de ne les intéresser trop, et néanmoins avoir plus de respect à la conservation de tout l’état ecclésiastique et au règlement de cet ordre tout corrompu.
Quant au dernier sacrement de l’extrême-onction, il n’en peut venir grand débat, de tant qu’on ne l’apporte à personne, si on ne va chercher les gens ecclésiastiques pour l’administrer.
Reste la sépulture, en laquelle on a accoutumé de montrer par les cérémonies extérieures, qu’on appelle deuil, la douleur intérieure, mettre les morts en certain lieu et faire commémoration d’eux et prières pour eux. Je m’assure que rien de tout cela n’eût scandalisé personne, si, ce qui était de soi bon, n’eût été tant couvert de corruption, et l’abus que quelques-uns, de leur naturel peu patients, n’ont pas eu la discrétion de regarder à l’institution, mais, seulement par dehors, à ce qui se fait : qui est ainsi qu’il se pratique, une pure marchandise et violente trafique. On veut là tirer au mort la couverture de son coffre, [on mesure] la lumière qui éclaire. À ceux qui prient on marchande combien de messes, si elles seront basses, si elles seront hautes ; on met à prix le son des cloches et mille autres telles indignités, lesquelles ôtées, il ne restera qu’une sainte cérémonie, pleine de piété, laquelle, à mon avis, sera enfin goûtée et reçue de tous. Non pas, par aventure, sitôt de maint un qui est dégoûté, mais pour le moins on peut espérer que ce serait avec l’aide de quelque nombre d’années. Qu’on fasse donc seulement ce qui se trouve avoir été fait de tout temps, que chacun pleure sur son mort, comme parle la Sainte Écriture, mais de cela que la France soit libre. Qui le voudra pleurer avec le chaperon et montrer par l’habit la douleur, qu’il le fasse. Qui ne voudra faire ainsi n’y soit point contraint. Mais que l’Église n’aille point chercher le corps, qui n’est autre chose que le quêter, et, comme disent ceux qui ont envie de reprendre, aboyer après la charogne. Quand la famille du mort aura porté le corps au lieu destiné, comme nous sommes en cela tous d’accord que l’Église fasse commémoration du mort et prie pour lui en ses prières, aux services accoutumés et ce dans le temple seulement ; mais à tous également et sans rien prendre, ni plus ni moins, pour les pauvres que pour les riches, et sans en être requise, mais de soi-même, pour faire ce qui est en elle. Et serait bon de n’approuver aucun légat pour faire faire service aucun en l’Église ; ainsi, pour éviter tout soupçon de gain déshonnête et ne profaner la chose sainte par le commerce, faire également pour tous règle prise sans aucune distinction. S’il se faisait ainsi, serait-ce pas du tout fermer la bouche à la calomnie ? On commencerait donc à trouver bonnes les raisons comme elles sont qui montrent que les oraisons pour les morts sont pleines de piété, et au contraire l’autre opinion inhumaine et accompagnée d’irréligion et d’une cruelle ingratitude. Au reste, en ce faisant, attendons que de tout on se rangeât à même opinion peu à peu, car les maladies de l’esprit ne se guérissent point autrement. Il n’y aurait aucun qui se put offenser, car personne ne serait contraint de faire prier Dieu pour les morts, de tant que l’Église d’elle-même prierait, ni de faire emporter le corps hors de la maison avec chants funèbres, quand il serait en sa puissance d’ensevelir son mort.
Rien ne se fasse en l’Église, je ne dis pas à prix d’argent, mais du tout où il y intervienne aucune mention de marché ou don, ni accordé ni volontaire. Que cette règle soit seulement gardée et on verra, en moins de rien, tous les abus survenus tomber de soi-même, et ne demeurer rien que la pure et saine doctrine de l’Écriture, et ce qui est des traditions des Apôtres et de l’Église ancienne, desquelles je pense l’observation être nécessaire.
J’ai mis en avant ces moyens, non pas que je pense qu’il fallût nécessairement en user ainsi, ni pour opinion que j’aie qu’il n’y eût beaucoup d’autres meilleurs expédients ; mais seulement pour montrer ce chemin, m’assurant que si ceux qui ont expérience des affaires et sont pourvus de vertu suivaient sa trace, il serait aisé de trouver ainsi une réformation qui remettrait l’Église en son honneur et première splendeur et qui ferait aimer et révérer ses ennemis. On userait d’une telle modération qu’on ferait d’une pierre deux coups, de tant qu’on donnerait sa première forme à l’assemblée de Dieu, et si, on s’accommoderait à ceux qui s’en sont séparés pour les y rappeler : ce que je pense être nécessaire, comment que ce soit, afin qu’il n’y ait point deux Églises ni deux polices, qui est la vraie semence de tous les malheurs du monde, qui nous sont déjà sur la tête, si on ne pourvoit à détourner cette tempête.
Mais en cela il y a deux difficultés : l’une par qui sera fait ce règlement et qui en a le pouvoir ; l’autre comment le pourra-t-on mettre en œuvre et exécuter ce qui sera ordonné. Quant au premier, pour le dire en un mot, je crois que votre compagnie doit arrêter la réformation, sinon pour le regard de certains points qui sont bien peu ; car d’attendre que les évêques le fassent par un concile provincial, c’est attendre par aventure le remède du lieu dont vient le mal, et il faut tenir pour dit qu’ils ne le feront point. Et de ma part je les excuse aucunement, car maintenant que des ecclésiastiques les uns sont tous les jours au danger de leurs vies, les autres voient leur fait en un merveilleux trouble, ce n’est pas bien la saison qu’ils prennent le loisir de penser à une exacte réformation. De faire un colloque de théologiens il ne succéda jamais bien en Allemagne à l’Empereur et ce n’est qu’irriter les parties l’une contre l’autre, même que chacun soutient son règne avec passion. Ainsi il faut que ce soit votre assemblée, si on délibère de le faire jamais, ou pour le moins si on a envie d’en tirer quelque fruit assez à temps devant la ruine. Et donc les laïcs feront-ils des lois sur l’Église et jugeront-ils de la doctrine ? Premièrement, je m’ébahis que le Roi fasse scrupule de mettre la main à l’extirpation de si grossiers abus et visibles, et qu’il se fait conscience de souffrir et autoriser l’introduction d’une nouvelle Église, qui ne se bâtit que de la subversion de la nôtre, laquelle a été fondée en France aussitôt comme la foi chrétienne y a été plantée. Il nous fâche de nous employer à rhabiller la nôtre pour la conserver, et on tient bien la main par une pernicieuse patience de la laisser du tout détruire et anéantir, pour en publier une déjà corrompue clairement dès sa naissance et pleine de plusieurs erreurs déjà condamnées. Mais encore il appert évidemment qu’il ne se faut arrêter là ; car, excepté deux ou trois points de ce que j’ai dit, tout le demeurant n’est point chose que le Roi ne puisse et ne doive faire et ne l’ait accoutumé. Un seul évêque la pourrait faire à ses constitutions qu’on appelle synodales. Aussi les synodes, en chaque diocèse, n’avaient été instituées pour autre raison qu’afin de rhabiller à cette heure ce qui se gâte en l’ordre ecclésiastique, pour ce qu’il n’est possible, ni que le corps humain se maintienne en santé sans purgation, ni un bâtiment sans réparations ordinaires, ni quelque police que ce soit sans corriger à toute heure ce qui s’empire et remettre en leur lieu les parties qui se jettent hors de leur place. C’est vraiment l’office du Roi de tenir l’œil, non pas pour usurper rien de l’autorité ecclésiastique, mais pour [la] conserver en son état. Il n’y a rien qui soit contre les constitutions ecclésiastiques, mais au contraire qui ne soit clairement conforme aux conciles et saints décrets. Or, sait-on bien qu’en France, le Roi qui est protecteur de l’Église gallicane, peut empêcher qu’on y contrevienne, et l’a toujours ainsi fait. Or, à cette occasion, en ses cours de Parlement, on y débat ordinairement les dispenses des Papes et les provisions qui sont contraires aux saints décrets ; et les gens du Roi interjettent appellation des ressorts octroyés contre les conciles, et aux états derniers le Roi n’a pas craint d’ordonner une certaine forme pour l’eslation des évêques, en quoi sans doute consiste la plus grande part de l’état ecclésiastique, et plusieurs autres édits ont été faits, en répondant aux cahiers, qui tendent à même fin. On doit donc faire comme les bons et savants médecins, qui trouvent aux plus venimeux animaux et aux herbes les plus mauvaises quelque chose de bon pour la santé ; et nous aussi, du malheur de ce temps tirerons cette commodité qu’on pourra régler l’Église, sinon du tout, au moins aucunement, pour ce qu’elle se laissera panser(¹) à cause de sa faiblesse, là où étant en sa prospérité, elle n’eût jamais souffert la main du chirurgien. S’il faut déclarer les articles de notre foi, s’il est besoin d’arrêter quelque doctrine ou de donner interprétation à l’Écriture, lors faut-il déférer à l’Église et lui rendre obéissance ; et encore s’il fallait faire quelques nouvelles constitutions pour la police du clergé, il s’en faut reposer sur elle. Mais si, à faute de célébration des anciennes, le prince la voit en extrême péril et quasi hors d’espérance de salut, ne fera-t-il pas l’office de bon fils, et obéissant, de s’employer de tout son pouvoir à la relever et lui tendre la main, pour la remettre au premier chemin, duquel s’étant écartée, elle n’a jamais cessé d’aller en décadence, jusques à tant qu’elle est venue jusques à l’extrémité. Je m’assure qu’en tout ce qu’il faudra faire, il n’y aura rien que le Roi ne le puisse de son autorité, rien qu’il n’ait fait souvent et, par aventure, entreprenant plus sur les ecclésiastiques, et, pour certain, leur profitant moins qu’il ne ferait à ce coup. Voire, j’ai bien cette opinion que pour le regard de quelques articles, comme de la permission du calice aux laïcs et autres, s’il y en a de quoi il faille parler au Pape, qu’il les accordera volontiers. Autrefois, en moindre besoin, l’a-t-il accordé à l’Allemagne, et maintenant je ne fais doute qu’il ne trouve bonne cette réformation, pour ce qu’il ne pourra nier qu’il n’en faille, et quand il ne le ferait pour la conscience, encore le ferait-il pour la conservation de sa puissance, voyant en ce royaume sa supériorité si fort ébranlée, même quand on l’avertira que par même moyen la nouvelle Église sera rompue et autrement il est malaisé ou plutôt impossible.
Voilà quant au premier point par qui sera faite cette réformation.
Reste l’autre, qui est la plus difficile : comment on pourra [parvenir](¹) à exécuter cette réformation.
En toutes choses qui concernent l’administration de quelque charge, soit en la police temporelle, soit en l’ecclésiastique, l’établissement de bonnes lois, c’est le moindre, mais la provision de ceux qui doivent administrer l’affaire, c’est le principal, et à mon avis le tout. Toutes lois sont mortes et se laissent corrompre et tirer en autre sens, et souffrent être renversées. Bref, elles ne se peuvent [si bien] défendre, que les mauvais ne prennent moyen et argument d’elles-mêmes pour faire les plus grands maux. Tout va donc à faire de bonnes lois vives, c’est-à-dire à faire bonne eslation de personnages suffisants, pourvus de bon entendement et de probité. Ainsi il n’y aura aucune espérance si les évêques ne sont secourus. Ils ne se sauraient démêler de ce trouble. On n’a pas prévu ce danger et grand hasard, et, pour cette cause, jusques ici, en la plupart des évêchés, le Roi a mis des évêques qui ne peuvent maintenant soutenir ce faix en ce grand besoin. Si est-ce que de là dépend toute, la restauration de cet état, qu’ils ne se fâchent donc point de prendre des conducteurs en leur charge, en laquelle, s’ils ont bon zèle, ils seront bien aises d’être soulagés et d’être aidés par même moyen à la conservation de leur troupeau. Ce n’est pas chose nouvelle : elle est ordinaire en Allemagne, où plusieurs évêques [ont des] coadjuteurs. Et quel inconvénient y a-t-il quand la charge augmente de prendre compagnons en cet honnête travail ?
De ma part je voudrais que tous en prissent, tant pour ce qu’il n’y a point d’évêché où il ne soit bien requis, vu la grandeur des affaires, et aussi d’en bailler seulement à quelques-uns ce serait rendre la chose odieuse et pleine d’envie et de jalousie. Les bons sans doute y prendront plaisir et les mauvais en ont besoin, et doivent plutôt remercier d’y être soufferts que se plaindre d’avoir des aides. Si on n’en use ainsi, que sert-il d’ordonner que tous les évêques résident, puisque la plupart sont tels que leur présance est plus scandaleuse que l’absence n’est dommageable ?
Il y a environ six vingts évêchés en France. Il faut que la cour du Parlement choisisse six vingts hommes suffisants, et amateurs de paix et de concorde, et désirant la restauration de l’Église, qui, après avoir fait profession de la doctrine selon l’Église catholique, même aux points qui sont en controverse, et avoir déclaré qu’ils tiendront la main de leur pouvoir à l’entretien des articles de la réformation qui leur seront baillés, seront nommés aux évêques pour les recevoir en la communication de la charge et du conseil, pour mettre ordre aux errements et faire l’office de prédication.
Je sais bien qu’il est impossible de remuer ainsi le monde tout à un coup ; mais toujours les choses empirent quand on n’y met pas la main, et il est bien temps meshui de commencer. C’est folie si on pense appliquer à un si grand mal des remèdes lénitifs. La saison de ce conseil est passée pièçà et maintenant on gâterait tout si on flattait cette plaie, car si on donne aux gens espérance de réformation et qu’après on les cuide payer d’une mine de correction légère, ils prendront cela pour moquerie et à cause de cette nouvelle opinion seront plus irrités et moins traitables. L’abus auquel il faut plus tâcher de remédier, et qui est plus malaisé, c’est d’abolir cette fiance, malheureuse persuasion qui s’est si fort enracinée : c’est qu’il n’en est guère qui n’estiment que le revenu des cures, et des dîmes assignées pour la nourriture et entretien des pasteurs, c’est [cette] espèce de bien qu’on appelle le bien d’église, là où cela ne devrait n’être autre chose que les gages du prêcheur et administrateur des sacrements, et le loyer du journalier spirituel. À cela faut-il pourvoir surtout et ramener cela à sa première nature.
Soit donc ordonné que les dîmes des cures et les autres revenus des personnes ecclésiastiques qui ont charge seront toujours publiquement baillées à ferme au plus offrant ; en baillant bonne et suffisante caution ; et soit toujours la ferme faite à la condition d’en bailler au curé même seulement un quartier, au terme du quartier, et non aux autres parties, ni en autres lieux, ni aux autres personnes, mêmement aux villes où, à cause de l’affluence du peuple, la continuelle présence d’un bon et suffisant pasteur est plus requise. Là où il faudrait que le revenu qui est destiné pour son entretien fût mis par les fermiers entre les mains des consuls comme deniers publics, où ils seraient gardés sans être employés à aucun autre usage, à peine de sacrilège, sans rémission.
Il faudrait du temps pour remettre la chose, mais la longueur qu’on peut craindre ne doit garder d’entreprendre, mais donner cœur de commencer, plutôt, de s’y employer plus diligemment ; et par aventure, si on y apporte bon zèle, on connaîtra que l’on en viendrait à bout dans moins de temps qu’on n’espérât. Il semble qu’il faudrait beaucoup d’années avant que pouvoir mettre au gouvernement des églises, hommes capables de cette charge au lieu de ceux que l’on y voit.
Il vaquera un grand nombre de paroisses, si le Roi, sans exception, et sans recevoir aucune dispense, commande à ses officiers de prendre le revenu de tous les bénéfices où les curés ne résideront ; et en peu de temps tout sera renouvelé. Si on ne reçoit les résignations, je pense qu’il ne se doive aucunement faire, ou encore qu’on en reçut, et néanmoins l’évêque en fit examiner avec son coadjuteur, et inquisitions des résignataires, quel[que] provision de Rome qu’ils aient. Tout de même sorte qu’il ferait, il y pourvoirait sans désignation.
Mais il faudrait dès cette heure, sans attendre, pour faire vivre, autres bénéfices ; car il est certain que les paroisses demeurant parties comme elles sont, elles ne sont suffisantes pour l’entretien honorable du pasteur ; et aussi il est impossible de trouver si grande multitude de personnages suffisants pour administrer un si grand nombre de paroisses. Donc dès à présent l’évêque doit unir les paroisses si la vacation s’y offre, ou détenir celles qui doivent être unies avenant la vacation.
Aussi faut-il que le revenu des cures fut grand, car il doit servir non au curé seulement, mais aux prêtres qui lui assisteront, tant pour lui aider à la prédication, comme il se faisait autrement, ou pour le service ordinaire, qu’au surplus de la charge et administration des sacrements.
Il faut qu’ils soient nourris du public, car il est nécessaire que tout gain cesse de ce commerce des choses sacrées si longtemps supporté.
Certain nombre sera prescrit des prêtres qu’on baillera à chaque curé pour jamais et des diacres, aussi des acolytes et autres ministres de l’Église, desquels les charges seront distinctes et séparées.
Tandis, en attendant qu’avec le temps la chose se parforce, on choisira le plus possible de ceux qui y sont à présent, mais en y ajoutant quelqu’un qui supplée le défaut des autres. L’âge de ceux qui devront être pourvus à chaque ordre sera spécifié.
Après Pâques, au synode, selon la coutume de l’Église, tous les curés s’assembleront devant leur évêque et sera cette assemblée employée à rhabiller les fautes de tous, et chacun d’eux à son tour sortira, pour être délibéré à ce que les autres auront à proposer contre lui, et amiablement seront les fautes ou blâmées seulement ou reprises aigrement ou punies comme il y tiendra.
Aussi sera lors avisé s’il y a aucun digne d’être reçu à la cure des âmes, et s’il s’en trouve quelqu’un, après l’avoir ouï prêcher, l’évêque l’enregistrera, pourvu qu’il ait d’ailleurs témoignage de sa bonne vie, pour le bailler pasteur au troupeau qui vaquerait par après.
Sans observer cette forme, aucun ne soit commis à cette charge.
Or veux-je, pour mettre en avant cet ordre, faire l’union, établir cette réformation et l’introduire, qu’aucun des évêques de France passerait, par tous les évêchés pour faire le règlement, avec tel nombre d’évêques et les coadjuteurs qu’il sera nécessaire. Monsieur d’Orléans(¹) est vraiment digne de cette charge et un autre avec lui qui ressemblerait, si on en pouvait choisir un qui ne fut si turbulent, ni [si] superstitieux que la plupart.
J’avais omis que les coadjuteurs auraient certaine portion du revenu de l’évêché, en certain lieu, qui leur serait baillée des fruits mêmes et non par les mains de l’évêque.
La réformation faite, soient cassées les nouvelles églises et tous les offices qu’on y a établis, et soit défendu, à peine de la vie, de ne prendre administration ni titres, comme de surveillants, ministres et tous les autres états, de la nouvelle Église, qui sont les appuis de cette dissension et vrais capitaines de la guerre civile.
Soit défendu, à peine de la hart, à autres qu’aux députés par les évêques, de dogmatiser ni administrer les sacrements. Qui prêchera, qui administrera autrement, soit puni de mort.
Qui assistera à telles prédications et administration des sacrements, soit puni d’amende pécuniaire.
Je crois qu’il y aurait de la rigueur si on ordonnait plus grande peine, et [même] qu’elle n’aurait pas tant d’effet. Il nous a apparu par expérience qu’usant de plus grande rigueur, on les contraignait à s’opiniâtrer et prendre le frein aux dents, et ne faut douter que cette façon de punir n’en détourne plusieurs à qui rien n’est plus cher que l’argent, même que l’exécution en sera facile et la multe certaine et non pondérable.
Il semble [qu’]en l’exécution de tout ce conseil il y aura grande difficulté ; mais, à mon avis, il n’y [a] que celui-ci par le moyen duquel on se puisse sauver d’une manifeste calamité, et à la panser il est plus facile que tous les autres.
Le nombre des catholiques est sans comparaison plus grand que des protestants ; tout le plat pays ne sait guère que c’est de cette nouvelle doctrine, et aux villes mêmes où elle a été reçue, excepté quelques-unes, et bien peu, leurs congrégations sont petites au respect des assemblées de notre Église. Ce qui fait estimer grande leur multitude en beaucoup d’endroits, c’est non pas le nombre, mais l’insolence, et aussi toujours, quoique ce soit, dix qui font quelque chose de nouveau paraissent plus que cent vivants à la commune façon et accoutumée.
Tous nos voisins étrangers nous donneront tant de loisir que nous voudrons pour abolir cette division et ôter l’Église nouvelle et réformer celle de nos prédécesseurs, là où, faisant le contraire, il est à craindre qu’ils empêchent l’exécution de quelque autre conseil qu’on saurait prendre. Il y a donc bien grande différence de faire une chose avec loisir et sûreté et paix et repos, en laquelle nous serons favorisés de tous les princes qui nous peuvent aider, ou nuire, ou attendre un remuement auquel ils nous donneront empêchement de tout leur pouvoir.
La reine Marie d’Angleterre a remis la religion ancienne, du tout abolie par le roi Édouard, et a bien pu y ranger son peuple, de son naturel barbare et rebelle ; et si ne réforme aucunement l’ancienne. Comment estime-t-on que le Roi l’entretienne, même en la réformant, vu que la plus grande part de son peuple la tient encore ?
Davantage, il est tout certain que la nouveauté a appelé plus de gens à l’église réformée qu’autre chose, et combien qu’il y en ait que le zèle et une affection de la religion a mis en cette assemblée, si est-ce que quiconque voudra juger sainement, il dira que la plus grande part s’y sont mis sans savoir quel différend ils ont avec nous, que la seule légèreté les a fait ranger à ce qui s’est présenté de nouveau.
Quand la nôtre sera ainsi réglée et réformée, elle semblera toute nouvelle et elle leur donnera grande occasion d’y revenir sans scrupule, pour ce qu’ils ne cuideront pas rentrer en celle qu’ils ont maintenant en haine et horreur, mais en une autre toute neuve ; de tant qu’après avoir nettoyé tant de si grandes taches et si apparentes dont elle est à présent couverte, elle présenterait une face tout autre, qui serait belle à voir et si aimable que les plus rebelles seraient conviés à se raccointer d’elle ; les abus les ont éloignés et la réformation les rappellerait. La curiosité les a fait entrer en l’autre pour voir que c’était et cela même les ramènerait en la nôtre. Aussi est-il croyable qu’il [y] en a une grande partie qui meshui sont las des troubles et seraient bien aises de cette honnête occasion de repos, sans aucune offense de leur conscience. Par aventure, au moment que cette dissension s’échauffe, ils n’eussent pas si aisément reçu cette composition, comme ils feront à présent, étant travaillés de tumultes, et de la division, et des frais qui sont grands à l’entretien de leur état ; et les gens de bien, et ceux qui ont de quoi, commencent d’avoir suspecte cette puissance du populaire et prendront grand plaisir de la voir réprimer ; et peu à peu, sans qu’on y prit garde, avec la mutuelle conversation, il s’est fait comme une réunion de courages et d’opinions qu’on n’eût osé espérer au commencement. Le temps a amené ceci et le temps l’admoitera, comme nous voyons que les opinions des anciennes sectes se sont évanouies, quand on les a laissé mourir en Églises séparées et en certain ordre.
En somme, il faut faire une rigoureuse punition des insolences et violences publiques commises sur les chefs et auteurs, et ce par la justice assistée des gouverneurs.
Il faut réformer vivement et promptement l’ancienne Église, rompre l’ordre et établissement de la nouvelle. Une chose pourra fort empêcher la réformation : c’est que par ce moyen le Roi perd la subvention des décimes qu’il prend du clergé. Mais sans doute ç’a toujours été et sera, si Dieu n’y pourvoit, un malheureux appât qui nous tire à notre ruine. Ce serait une chose étrange si le Roi prenait les décimes comme pour un loyer d’avoir abandonné la république, et s’il se laissait suborner par cet exécrable gain afin de tenir la main à tant d’indignités, et vilains et énormes abus, et cependant voyait devant lui tout son État se renverser et aller en désordre. Et se mécompte-t-on grandement, si on pense longuement jouir de ce tribut et si on en fait état ; car il est aisé de voir que dans un an pour le plus tard, en la plus grande partie de ce royaume les dîmes ne seront payées. Car déjà ceux de la nouvelle religion commencent à voir qu’ils entretiennent les membres de l’Antéchrist, en payant les dîmes aux prêtres ; et s’ils ont pensé la couleur bonne d’abattre les autels et les images, pour ce, disent-ils, qu’il faut ôter les instruments d’idolâtrie, pourquoi ne ceçoit-on qu’ils auront bien autant de prétexte de mettre en avant qu’ils font conscience de nourrir de leurs biens les loups du troupeau et de leur donner le moyen d’entretenir leur superstition. Même que l’avarice et la friandise se relève ce qu’ils baillent pour la dîme servira toujours de belles raisons, même étant piqués par une haine capitale qu’ils ont contre tout l’ordre des ecclésiastiques. Au reste, quand ceux de l’Église réformée ne refuseraient les dîmes, ceux de la romaine le feront, de tant que leurs curés ni leurs vicaires ne pourront faire à leurs paroisses aucun service accoutumé, comme déjà l’on voit dans presque la moitié de la Guyenne.
Davantage, puisque l’on voit que de ne réformer point l’ancienne et de la maintenir avec la nouvelle, c’est maintenir le trouble et provoquer, comme je pense, une cruelle et calamiteuse guerre, c’est folie de croire, si nous sommes en affaires, que ni le vrai revenu du Roi, ni les emprunts ni les décimes y puissent fournir ; si lorsque tout le peuple était uni sous un prince majeur, il n’a été possible d’en tirer tant de subsides qui aient pu satisfaire à la défense des guerres, de sorte que nous sommes devenus enfoncés en dettes infinies, qu’espérons-nous maintenant si nous y revenons, et pendant que cette monarchie démembrée en dissensions et discordes est entre les jeunes mains de l’enfance de notre prince ? Gagnons seulement le repos et n’ayons point de peine qu’il soit pauvre : si nous avons guerre, rien ne suffit, si nous avons paix, rien ne défaudra. Nous nous acquitterons, si ce n’est en six ans, ou au moins en douze.
Il n’y a pas deux ans qu’ils réputaient à grand heur d’avoir la vie sauve et ne priaient sinon qu’ils ne fussent contraints de faire profession d’une loi qu’ils estimaient fausse. Ce point en fut accordé, et, à mon avis, fort justement. Mais, soudain après, ils s’assemblèrent en maisons privées pour faire des prières. Le Roi, espérant les obliger, par cette bénignité, le permit. Ils n’ont pas eu sitôt gagné cet avantage, qu’en ces mêmes congrégations, où on n’avait parlé que de prier Dieu, ils ont passé outre et l’on a prêché et administré les sacrements. Le prince, les cuidant vaincre par sa clémence, l’a dissimulée, en espérant qu’ils s’arrêteraient là, puisqu’ils ne pouvaient prétendre qu’il leur fallut plus grande liberté pour vivre selon leur conscience. Mais quoi ! cette règle de conscience n’est jamais certaine, et ne saurait-on voir la fin de ce qu’elle produit. Ils ont trouvé des lieux publics, de quoi ils ont fait des temples, et ainsi ont clairement et ouvertement fait voir la séparation, et ont mis en évidence un ordre tout nouveau d’une autre république ecclésiastique. Encore le Roi leur a cédé, pour voir que demanderait cette licence, et pour essayer si en cette nouvelle réformation la vie répondrait en la profession. Ils ont depuis fait grande instance d’avoir des temples ; le Roi leur a déclaré qu’il ne leur en donnerait point, mais ils ne se sont pas arrêtés à si beau chemin. En plusieurs lieux, et, à mon avis, partout où ils ont cru être les plus forts, ils en ont pris [de] force et abattu les images et brûlé les ornements. Il semble bien qu’il n’était plus possible que le Roi l’endurât. Toutefois il l’a fait et a, possible, pensé qu’il y avait prou temples, et [que] quand bien les églises réformées n’en seront encore jetées, il en demeurait assez pour les autres. Qu’il n’eut dit que cette si grande et incroyable douceur de notre souverain eut amolli le cœur des plus barbares et qu’elle était suffisante non seulement à les convier de s’en tenir là et ne passer plus avant, mais encore de reculer plutôt et remettre quelque chose de ce qu’ils avaient usurpé. Incontinent, voici en beaucoup d’endroits, tous les ecclésiastiques, tous ceux de l’Église romaine, privés de toutes leurs cérémonies et réduits à une misérable servitude. Je ne veux rien dire plus avant et me suffit qu’il est aisé de connaître par là qu’à un déraisonnable et insolent demandeur de lui accorder quelque chose ce n’est pas contenter son désir, mais augmenter son audace.
Ils demandent l’intérim et des temples. Mais qui les donnera à ceux de l’Église romaine par toute la Guyenne, où ils sont maintenant en tel état qu’ils n’oseront servir Dieu selon leur religion et celle de leur prince, à peine de perdre la vie ? Les protestants demandent donc au Roi qu’il donne à ceux qui ne sont pas de sa loi ce qu’eux-mêmes ne donnent pas aux lieux où ils ont pouvoir par le droit de la force qu’ils ont usurpée. Mais encore prenons conseil des chefs de leur réformation. Je sais bien qu’il y a grand nombre d’hommes en Angleterre qui, en leur cœur, ne sauraient approuver la religion de leur reine et qui tiennent l’Église romaine pour la vraie et apostolique. Je me fais doute qu’il n’y en ait maint un encore en réserve. Mais comment pensons-nous qu’ils seraient bien reçus de leur maîtresse, s’ils demandaient temples, pour vivre à leur façon ? Comment les écouterait Calvin ? Il estimerait sans doute ceux-là qui le mettraient en avant turbulents et introducteurs de nouveauté, tendant à sédition, et, pour cette cause, le grand Athanase, il y a tantôt treize [cents] ans, répondit bien à Constantin, l’empereur, qui le priait de laisser un temple à ceux qui suivaient Arrius, dans la ville d’Alexandrie, d’où il était évêque : « Leur en laisserai, dit-il, quand ils en bailleront sept aux catholiques à Antioche », où Arrius avait fait recevoir sa doctrine.
EXTRAIT D’UNE LETTRE
que Monsieur le Conseiller de MONTAIGNE écrit à Monseigneur de Montaigne, son père, concernant quelques particularités qu’il remarqua en la maladie et mort de feu Monsieur DE LA BOÉTIE,
UANT à ses dernières paroles, sans doute si homme en doit rendre bon compte, c’est moi, tant parce que du long de sa maladie il parlait aussi volontiers à moi qu’à nul autre, que aussi pour ce que pour la singulière et fraternelle amitié que nous nous étions entreportés, j’avais très certaine connaissance des intentions, jugements et volontés qu’il avait eus durant sa vie, autant sans doute qu’homme peut avoir d’un autre. Et parce que je les savais être hautes, vertueuses, pleines de très certaine résolution, et quand tout est dit, admirables, je prévoyais bien que si la maladie lui laissait le moyen de se pouvoir exprimer, qu’il ne lui échapperait rien en une telle nécessité qui ne fut grand et plein de bon exemple : ainsi je m’en prenais le plus garde que je pouvais. Il est vrai, Monseigneur, comme j’ai la mémoire fort courte, et débauchée encore par le trouble que mon esprit avait à souffrir une si lourde perte, et si importante, qu’il est impossible que je n’aie oublié beaucoup de choses que je voudrais être sues. Mais celles desquelles il m’est souvenu, je vous les manderais le plus au vrai qu’il me sera possible. Car pour le représenter ainsi fièrement arrêté en sa brave démarche, pour vous faire voir ce courage invincible dans un corps attéré et assommé par les furieux efforts de la mort et de la douleur, je confesse qu’il y faudrait un beaucoup meilleur style que le mien. Par ce qu’encore que durant sa vie, quand il parlait de choses graves et importantes, il en parlait de telle sorte qu’il était malaisé de les si bien écrire, si est-ce qu’à ce coup il semblait que son esprit et sa langue s’efforçassent à l’envi, comme pour lui faire leur dernier service. Car sans doute je ne le vis jamais plein ni de tant et de si belles imaginations, ni de tant d’éloquence, comme il a été le long de cette maladie. Au reste, Monseigneur, si vous trouvez que j’aie voulu mettre en compte ses propos plus légers et ordinaires, je l’ai fait à escient. Car étant dits en ce temps là, et au plus fort d’une si grande besogne, c’est un singulier témoignage d’une âme pleine de repos, de tranquillité et d’assurance.
Comme je revenais du Palais, le lundi neuvième d’août 1563, je l’envoyai convier à dîner chez moi. Il me manda qu’il me merciait, qu’il se trouvait un peu mal, et que je lui ferais plaisir si je voulais être une heure avec lui, avant qu’il partît pour aller en Médoc. Je l’allai trouver bientôt après dîner. Il était couché vêtu, et montrait déjà je ne sais quel changement en son visage. Il me dit que c’était un flux de ventre avec des tranchées, qu’il avait pris le jour avant, jouant en pourpoint sous une robe de soie, avec M. d’Escars(¹) ; et que le froid lui avait souvent fait sentir semblables accidents. Je trouvai bon qu’il continuât l’entreprise qu’il avait piéça faite de s’en aller ; mais qu’il n’allât pour ce soir que jusques à Gernignan(²), qui n’est qu’à deux lieues de la ville. Cela faisais-je pour le lieu où il était logé tout avoisiné de maisons infectes de peste, de laquelle il avait quelque appréhension, comme revenant du Périgord et d’Agenois, où il avait laissé tout empesté ; et puis, pour semblable maladie que la sienne je m’étais autrefois très bien trouvé de monter à cheval. Ainsi il s’en partit, et Madamoiselle de La Boétie sa femme, et M. de Mouillhonnas son oncle, avec lui(³).
Le lendemain de bien bon matin, voici venir un de ses gens à moi de la part de Madamoiselle de La Boétie, qui me mandait qu’il s’était fort mal trouvé la nuit d’une forte dysenterie. Elle envoyait quérir un médecin et un apothicaire ; et me priant d’y aller, comme je fis l’après-dînée.
À mon arrivée, il sembla qu’il fut tout éjoui de me voir ; et comme je voulais prendre congé de lui pour m’en revenir, et lui promisse de le revoir le lendemain, il me pria avec plus d’affection et d’instance qu’il n’avait jamais fait d’autre chose, que je fusse le plus que je pourrais avec lui. Cela me toucha aucunement. Ce néanmoins je m’en allais quand Madamoiselle de La Boétie, qui pressentait déjà je ne sais quel malheur, me pria les larmes à l’œil, que je ne bougeasse pour ce soir. Ainsi elle m’arrêta, de quoi il se réjouit avec moi. Le lendemain je m’en revins ; et le jeudi, le fus retrouver. Son mal allait en empirant : son flux de sang et ses tranchées qui l’affaiblissaient encore plus, croissaient d’heure à autre.
Le vendredi, je le laissai encore : et le samedi, je le fus revoir déjà fort abattu. Il me dit alors, que la maladie était un peu contagieuse, et outre cela, qu’elle était mal plaisante, et mélancolique : qu’il connaissait très bien mon naturel, et me priait de n’être avec lui que par boutées, mais le plus souvent que je pourrais. Je ne l’abandonnai plus. Jusques au dimanche il ne m’avait tenu nul propos de ce qu’il jugeait de son être, et ne parlions que de particulières occurences de sa maladie, et de ce que les anciens médecins en avaient dit. D’affaires publiques, bien peu ; car je l’en trouvai tout dégoûté dès le premier jour. Mais le dimanche, il eut une grande faiblesse : et comme il fut revenu à soi, il dit qu’il lui avait semblé être en une confusion de toutes choses, et n’avoir rien vu qu’une épaisse nue et brouillard obscur, dans lequel tout était pêle-mêle et sans ordre : toutefois il n’avait eu nul déplaisir à tout cet accident : « La mort n’a rien de pire que cela, lui dis-je lors, mon frère. — Mais n’a rien de si mauvais », — me répondit-il.
Depuis lors, parce que dès le commencement de son mal, il n’avait pris nul sommeil, et que nonobstant tous les remèdes, il allait toujours en empirant : de sorte qu’on y avait déjà employé certains breuvages, desquels on ne se sert qu’aux dernières extrémités, il commença à désespérer entièrement de sa guérison, ce qu’il me communiqua. Ce même jour, par ce qu’il fut trouvé bon, je lui dis, qu’il me siérait mal, pour l’extrême amitié que je lui portais, si je ne me souciais que comme en sa santé on avait vu toutes ses actions pleines de prudence et de bon conseil autant qu’à homme du monde qu’il les continuât encore en sa maladie ; et que, si Dieu voulait qu’il empirât, je serais très marri qu’à faute d’avisement il eut laissé nulle de ses affaires domestiques décousu, tant pour le dommage que ses parents y pourraient souffrir, que pour l’intérêt de sa réputation : ce qu’il prit de moi de très bon visage. Et après s’être résolu des difficultés qui le tenaient suspens en cela, il me pria d’appeler son oncle et sa femme seuls, pour leur faire entendre ce qu’il avait délibéré quant à son testament. Je lui dis qu’il les étonnerait. « Non, non, me dit-il, je les consolerai et leur donnerai beaucoup meilleure espérance de ma santé, que je ne l’ai moi-même ». Et puis il me demanda, si les faiblesses qu’il avait eues ne nous avaient pas un peu étonnés. « Cela n’est rien, lui dis-je, mon frère : ce sont accidents ordinaires à telles maladies. — Vraiment non, ce n’est rien, mon frère, me répondit-il, quand bien il en adviendrait ce que vous en craindriez le plus. — À vous ne serait-ce que heur, lui répliquai-je ; mais le dommage serait à moi qui perdrais la compagnie d’un si grand, si sage et si certain ami, et tel que je serais assuré de n’en trouver jamais de semblable. — Il pourrait bien être, mon frère, ajouta-t-il, et vous assure que ce qui me fait avoir quelque soin que j’ai de ma guérison, et n’aller si courant au passage que j’ai déjà franchi à demi, c’est la considération de votre perte, et de ce pauvre homme et de cette pauvre femme (parlant de son oncle et de sa femme) que j’aime tous deux uniquement, et qui porteront bien impatiemment (j’en suis assuré) la perte qu’ils feront en moi, qui de vrai est bien grande et pour vous et pour eux. J’ai aussi respect au déplaisir que auront beaucoup de gens de bien qui m’ont aimé et estimé pendant ma vie, desquels certes, je le confesse, si c’était à moi à faire je serais content de ne perdre encore la conversation. Et si je m’en vais, mon frère, je vous prie, vous qui les connaissez, de leur rendre témoignage de la bonne volonté que je leur ai portée jusques à ce dernier terme de ma vie. Et puis, mon frère, par aventure n’étais-je point né si inutile que je n’eusse moyen de faire service à la chose publique ? Mais quoi qu’il en soit, je suis prêt à partir quand il plaira à Dieu, étant tout assuré que je jouirai de l’aise que vous me prédites. Et quant à vous, mon ami, je vous connais si sage, que, quelque intérêt que vous y ayez, si vous conformerez-vous volontiers et patiemment à tout ce qu’il plaira à sa sainte Majesté d’ordonner de moi, et vous supplie vous prendre garde que le deuil de ma perte ne pousse ce bon homme et cette bonne femme hors des gonds de la raison. » Il me demanda lors comme ils s’y comportaient déjà. Je lui dis que assez bien pour l’importance de la chose : « Oui, suivit-il, à cette heure qu’ils ont encore un peu d’espérance. Mais si je la leur ai une fois toute ôtée, mon frère, vous serez bien empêché à les contenir. » Suivant ce respect, tant qu’il vécut depuis, il leur cacha toujours l’opinion certaine qu’il avait de sa mort, et me priait bien fort d’en user de même. Quand il les voyait auprès de lui, il contrefaisait la chère plus gaie et les paissait de belles espérances.
Sur ce point je le laissai pour les aller appeler. Ils composèrent leur visage le mieux qu’ils purent pour un temps. Et après nous être assis autour de son lit nous quatre seuls, il dit ainsi d’un visage posé et comme tout éjoui : « Mon oncle, ma femme, je vous assure sur ma foi, que nulle nouvelle atteinte de ma maladie ou opinion mauvaise que j’aie de ma guérison, ne m’a mis en fantaisie de vous faire appeler pour vous dire ce que j’entreprends ; car je me porte, Dieu merci, très bien et plein de bonne espérance ; mais ayant de longue main appris, tant par longue expérience que par longue étude, le peu d’assurance qu’il y a à l’instabilité et inconstance des choses humaines, et même en notre vie que nous tenons si chère, qui n’est toutefois que fumée et chose de néant ; et considérant aussi, que puisque je suis malade, je me suis d’autant approché du danger de la mort, j’ai délibéré de mettre quelque ordre à mes affaires domestiques, après en avoir eu votre avis premièrement. » Et puis adressant son propos à son oncle : « Mon bon oncle, dit-il, si j’avais à vous rendre à cette heure compte des grandes obligations que je vous ai, je n’aurais en pièce fait : il me suffit que jusques à présent, où que j’aie été, et à quiconque j’en aie parlé, j’aie toujours dit que tout ce que un très sage, très bon et très libéral père, pouvait faire pour son fils, tout cela avez-vous fait pour moi, soit pour le soin qu’il a fallu à m’instruire aux bonnes lettres, soit lorsqu’il vous a plu me pousser aux états : de sorte que tout le cours de ma vie a été plein de grands et recommandables offices d’amitiés vôtres envers moi : somme, quoi que j’aie, je le tiens de vous, je l’avoue de vous, je vous en suis redevable, vous êtes mon vrai père ; ainsi comme fils de famille je n’ai nulle puissance de disposer de rien, s’il ne vous plaît de m’en donner congé. » Lors il se tut et attendit que les soupirs et les sanglots eussent donné loisir à son oncle de lui répondre qu’il trouverait toujours très bon tout ce qu’il lui plairait. Lors ayant à le faire son héritier, il le supplia de prendre de lui le bien qui était sien.
Et puis, détournant sa parole à sa femme : « Ma semblance, dit-il (ainsi l’appelait-il souvent, our quelque ancienne alliance qui était entre eux), ayant été joint à vous du saint nœud du mariage, qui est l’un des plus respectables et inviolables que Dieu ait ordonné ça bas, pour l’entretien de la société humaine, je vous ai aimée, chérie, et estimée autant qu’il m’a été possible, et suis tout assuré que vous m’avez rendu réciproque affection, que je ne saurais assez reconnaître. Je vous prie de prendre de la part de mes biens ce que je vous donne, et vous en contenter, encore que je sache bien que c’est bien peu au prix de vos mérites. »
Et puis, tournant son propos à moi : « Mon frère, dit-il, que j’aime si chèrement et que j’avais choisi parmi tant d’hommes, pour renouveler avec vous cette vertueuse et sincère amitié, de laquelle l’usage est par les vices dès si longtemps éloigné d’entre nous qu’il n’en reste que quelques vieilles traces en la mémoire de l’antiquité, je vous supplie pour signal de mon affection envers vous, vouloir être successeur de ma bibliothèque et de mes livres que je vous donne : présent bien petit, mais qui part de bon cœur, et qui vous est concevable pour l’affection que vous avez aux Lettres. Ce vous sera μνημοσυνον tui sodalis. »
Et puis, parlant à tous trois généralement, loua Dieu, de quoi en une si extrême nécessité il se trouvait accompagné de toutes les plus chères personnes qu’il eut en ce monde ; et qu’il lui semblait très beau à voir une assemblée de quatre si accordants et si unis d’amitié, faisant, disait-il, état, que nous nous entraînions unanimement les uns pour l’amour des autres. Et nous ayant recommandé les uns aux autres, il suivit ainsi : « Ayant mis ordre à mes biens, encore me faut-il penser à ma conscience. Je suis chrétien, je suis catholique : tel ai vécu, tel suis-je délibéré de clore ma vie. Qu’on me fasse venir un prêtre ; car je ne veux faillir à ce dernier devoir d’un chrétien. »
Sur ce point il finit son propos, lequel il avait continué avec telle assurance de visage, telle force de parole et de voix, que là où je l’avais trouvé, lorsque j’entrai en sa chambre, faible, traînant lentement ses mots, les uns après les autres, et ayant le pouls abattu comme de fièvre lente, et tirant à la mort, le visage pâle et tout meurtri, il semblait lors qu’il vint, comme par miracle, de reprendre quelque nouvelle vigueur : le teint plus vermeil et le pouls plus fort, de sorte que je lui fis tâter le mien pour les comparer ensemble. Sur l’heure j’eus le cœur si serré, que je ne sus rien lui répondre. Mais deux ou trois heures après, tant pour lui continuer cette grandeur de courage, que aussi parce que je souhaitais pour la jalousie que j’ai eue toute ma vie de sa gloire et de son honneur, qu’il y eut plus de témoins de tant et si belles preuves de magnanimité, y ayant plus grande compagnie en sa chambre, je lui dis que j’avais rougi de honte de quoi le courage m’avait failli à ouïr ce que lui, qui était engagé dans ce mal, avait eu courage de me dire : que jusques lors j’avais pensé que Dieu ne nous donnait guères si grand avantage sur les accidents humains, et croyais mal aisément ce que quelquefois j’en lisais parmi les histoires ; mais qu’en ayant senti une telle preuve, je louais Dieu de quoi ce avait été en une personne de qui je fusse tant aimé, et que j’aimasse si chèrement, et que cela me servirait d’exemple pour jouer ce même rôle à mon tour.
Il m’interrompit pour me prier d’en user ainsi, et de montrer par effet que les discours que nous avions tenus ensemble pendant notre santé, nous ne les portions pas seulement en la bouche, mais engravés bien avant au cœur et en l’âme, pour les mettre en exécution aux premières occasions qui s’offriraient, ajoutant que c’était la vraie pratique de nos études et de la philosophie. Et me prenant par la main : « Mon frère, mon ami, me dit-il, je t’assure que j’ai fait assez de choses, ce me semble, en ma vie, avec autant de peine et difficulté que je fais celle-ci. Et quand tout est dit, il y a fort longtemps que j’y étais préparé et que j’en savais ma leçon par cœur. Mais n’est-ce pas assez vécu jusques à l’âge auquel je suis ? J’étais prêt à entrer à mon trente-troisième an. Dieu m’a fait cette grâce, que tout ce que j’ai passé, jusques à cette heure de ma vie, a été plein de santé et de bonheur ; par l’inconstance des choses humaines, cela ne pouvait guère plus durer. Il était meshui temps de se mettre aux affaires et de voir mille choses mal plaisantes, comme l’incommodité de la vieillesse, de laquelle je suis quitte par ce moyen. Et puis, il est vraisemblable que j’ai vécu jusqu’à cette heure avec plus de simplicité et moins de malice que je n’eusse par aventure fait, si Dieu m’eut laissé vivre jusqu’à ce que le soin de m’enrichir et accommoder mes affaires me fut entré dans la tête. Quant à moi, je suis certain, que je m’en vais trouver Dieu et le séjour des bienheureux. » Or, parce que je montrais même au visage l’impatience que j’avais à l’ouïr : « Comment, mon frère, me dit-il, me voulez-vous faire peur ? Si je l’avais, à qui serait-ce à me l’ôter qu’à vous ? » Sur le soir, parce que le notaire survint, qu’on avait mandé pour recevoir son testament(¹), je le lui fis mettre par écrit, et puis je lui fus dire s’il ne le voulait pas signer : « Non pas signer, dit-il, je le veux faire moi-même. Mais je voudrais, mon frère, qu’on me donnât un peu de loisir ; car je me trouve extrêmement travaillé et si affaibli, que je n’en puis quasi plus. » Je me mis à changer de propos ; mais il se reprit soudain et me dit qu’il ne fallait pas grand loisir à mourir, et me pria de savoir si le notaire avait la main bien légère, car il n’arrêterait guères à dicter. J’appelai le notaire, et sur le champ il dicta si vite son testament qu’on était bien empêché à le suivre. Et ayant achevé, il me pria de lui lire, et parlant à moi : « Voilà, dit-il, le soin d’une belle chose que nos richesses. Sunt hæc quæ hominibus vocantur bona. » Après que le testament eût été signé, comme sa chambre était pleine de gens, il me demanda s’il ferait mal de parler. Je lui dis que non, mais que ce fût fort doucement.
Lors il fit appeler Madamoiselle de Saint-Quentin(¹), sa nièce, et parla ainsi à elle : « Ma nièce, m’amie, il m’a semblé depuis que je t’ai connue, avoir vu reluire en toi des traits de très bonne nature ; mais ces derniers offices que tu fis avec si bonne affection, et telle diligence, à ma présente nécessité, me promettent beaucoup de toi, et vraiment je t’en suis obligé et t’en remercie très affectueusement. Au reste, pour ma décharge, je t’avertis d’être premièrement dévote envers Dieu : car c’est sans doute la principale partie de notre devoir, et sans laquelle nulle autre action ne peut être ni bonne ni belle : et celle-là y étant bien à bon escient, elle traîne après soi par nécessité toutes autres actions de vertu. Après Dieu, il te faut aimer et honorer ton père et ta mère, même ta mère, ma sœur, que j’estime des meilleures et des plus sages femmes du monde, et te prie de prendre d’elle l’exemple de ta vie. Ne te laisse point emporter aux plaisirs ; fuis comme peste ces folles privautés que tu vois les femmes avoir quelquefois avec les hommes, car encore que sur le commencement elles n’aient rien de mauvais ; toutefois petit à petit elles corrompent l’esprit, elles conduisent à l’oisiveté, et de là, dans le vilain bourbier du vice. Crois-moi : la plus sûre garde de la chasteté à une fille, c’est la sévérité. Je te prie, et veux qu’il te souvienne de moi, pour avoir souvent devant les yeux l’amitié que je t’ai portée, non pas pour te plaindre et pour te douloir de ma perte, et cela défends-je à tous mes amis, tant que je puis, attendu qu’il semblerait qu’ils fussent envieux du bien, duquel, merci à ma mort, je me verrai bientôt jouissant : et t’assure, ma fille, que si Dieu me donnait à cette heure à choisir, ou de retourner à vivre encore, et d’achever le voyage que j’ai commencé, je serais bien empêché au choix. Adieu, ma nièce, m’amie. »
Il fit après appeler Madamoiselle d’Arsac(¹), sa belle-fille, et lui dit : « Ma fille vous n’avez pas grand besoin de mes avertissements, ayant une telle mère, que j’ai trouvée si sage, si bien conforme à mes conditions et volontés, ne m’ayant jamais fait nulle faute. Vous serez très bien instruite d’une telle maîtresse d’école. Et ne trouvez point étrange si moi, qui ne vous attouche d’aucune parenté, me soucie et me mêle de vous. Car étant fille d’une personne qui m’est si proche, il est impossible que tout ce qui vous concerne ne me touche aussi. Et pourtant ai-je toujours eu tout le soin des affaires de Monsieur d’Arsac, votre frère, comme des miennes propres. Vous avez de la richesse et de la beauté assez : vous êtes damoiselle de bon lieu. Il ne vous reste que d’y ajouter les biens de l’esprit, ce que je vous prie vouloir faire. Je ne vous défends pas le vice qui est tant détestable aux femmes, car je ne veux pas penser seulement qu’il vous puisse tomber en l’entendement : voire je crois que le nom même vous en est horrible. Adieu, ma belle-fille. »
Toute la chambre était pleine de cris et de larmes, qui n’interrompaient toutefois nullement le train de ses discours, qui furent longuets. Mais après tout cela il commanda qu’on fit sortir tout le monde, sauf sa garnison, ainsi nomma-t-il les filles qui le servaient. Et puis, appelant mon frère de Beauregard(¹) : « Monsieur de Beauregard, lui dit-il, je vous mercie bien fort de la peine que vous prenez pour moi : vous voulez bien que je vous découvre quelque chose que j’ai sur le cœur à vous dire. » De quoi quand mon frère lui eut donné l’assurance, il suivit ainsi : « Je vous jure que de tous ceux qui se sont mis à la réformation de l’Église, je n’ai jamais pensé qu’il y en ait eu un seul qui s’y soit mis avec meilleur zèle, plus entière, sincère et simple affection que vous. Et crois certainement que les seuls vices de nos prélats, qui ont sans doute besoin d’une grande correction, et quelques imperfections que le cours du temps a apporté en notre Église, vous ont incité à cela : je ne vous en veux pour cette heure démouvoir : car aussi ne prie-je pas volontiers personne de faire quoi que ce soit contre sa conscience. Mais je vous veux bien avertir, qu’ayant respect de la bonne réputation qu’a acquis la maison de laquelle vous êtes, par une continuelle concorde : maison que j’ai autant chère que maison du monde : mon Dieu, quelle case, de laquelle il n’est jamais sorti acte que d’homme de bien ! ayannt respect à la volonté de votre père, ce bon père à qui vous devez tant, de votre oncle, à vos frères, vous fuirez ces extrémités : ne soyez point si âpre et si violent : accommodez-vous à eux. Ne faites point de bande et de corps à part : joignez-vous ensemble. Vous voyez combien de ruines, ces dissentions ont apporté en ce royaume ; et vous réponds qu’elles en apporteront de bien plus grandes. Et comme vous êtes sage et bon, gardez de mettre ces inconvénients parmi votre famille, de peur de lui faire perdre la gloire et le bonheur duquel elle a joui jusques à cette heure. Prenez en bonne part, Monsieur de Beauregard, ce que je vous en dis, et pour un certain témoignage de l’amitié que je vous porte. Car pour cet effet me suis-je réservé jusques à cette heure à vous le dire ; et à l’aventure vous le disant en l’état auquel vous me voyez vous donnerez plus de poids et d’autorité à mes paroles. » Mon frère le remercia bien fort.
Le lundi matin, il était si mal qu’il avait quitté toute espérance de vie. De sorte que dès lors qu’il me vit, il m’appela tout piteusement, et me dit : « Mon frère, n’avez-vous pas de compassion de tant de tourments que je souffre ? Ne voyez-vous pas meshui, que tout le secours que vous me faites, ne sert que d’allongement à ma peine ? » Bientôt après, il s’évanouit de sorte qu’on le cuida abandonner pour trépassé : en fin, on le réveilla à force de vinaigre et de vin. Mais il ne vit de fort longtemps après, et nous oyant crier autour de lui, il nous dit : « Mon Dieu, qui me tourmente tant ? Pourquoi m’ôte-t-on de ce grand et plaisant repos auquel je suis ? Laissez-moi, je vous prie. » Et puis m’oyant, il me dit : « Et vous aussi, mon frère, vous ne voulez donc pas que je guérisse ? Ô quel aise vous me faites perdre ! » Enfin, s’étant encore plus remis, il demanda un peu de vin. Et puis s’en étant bien trouvé, me dit que c’était la meilleure liqueur du monde. « Non est dea, fis-je pour le mettre en propos, c’est l’eau. — C’est mon, répliqua-t-il, ὕδωρ ἄριστον(¹). » Il avait déjà toutes les extrémités jusques au visage, glacées de froid, avec une sueur mortelle qui lui coulait le long du corps : et n’y pouvait-on quasi plus trouver nulle connaissance de pouls. Ce matin, il se confessa à son prêtre : mais parce que le prêtre n’avait pas apporté tout ce qu’il lui fallait, il ne lui put dire la messe. Mais le mardi matin, M. de La Boétie le demanda, pour l’aider, dit-il, à faire son dernier office chrétien. Ainsi, il ouït la messe et fit ses Pâques. Et comme le prêtre prenait congé de lui, il lui dit : « Mon père spirituel, je vous supplie humblement, et vous et ceux qui sont tous de votre charge, priez Dieu pour moi soit qu’il soit ordonné par les très sacrés trésors des desseins de Dieu que je finisse à cette heure mes jours, qu’il ait pitié de mon âme, et me pardonne mes péchés, qui sont infinis, comme il n’est pas possible que si vile et si basse créature que moi aie pu exécuter les commandements d’un si haut et si puissant maître : ou s’il lui semble que je fasse encore besoin par deçà, et qu’il veuille me réserver à quelque autre heure, suppliez-le qu’il finisse bien tôt en moi les angoisses que je souffre, et qu’il me fasse la grâce de guider dorénavant mes pas à la suite de sa volonté, et de me rendre meilleur que je n’ai été. » Sur ce point il s’arrêta un peu pour prendre haleine : et voyant que le prêtre s’en allait, il le rappela, et lui dit : « Encore veux-je dire ceci en votre présence : Je proteste, que comme j’ai été baptisé, ai vécu, ainsi veux-je mourir sous la loi et religion que Moïse planta premièrement en Égypte, que les Pères reçurent depuis en Judée, et qui de main en main par succession de temps a été apportée en France. » Il sembla, à le voir, qu’il eut parlé encore plus longtemps, qu’il eut pu : mais il finit, priant son oncle et moi de prier Dieu pour lui. « Car ce sont, dit-il, les meilleurs offices que les chrétiens puissent faire les uns pour les autres. » Il s’était en parlant, découvert une épaule, et pria son oncle la recouvrir, encore qu’il eut un valet près de lui. Et puis, me regardant : « Ingenui est, dit-il, cui multum debeas, ei plurinum velle debere. » M. de Belot le vint voir après-midi, et il lui dit, lui présentant sa main : « Monsieur mon bon ami, j’étais ici à même pour payer ma dette, mais j’ai trouvé un bon créditeur qui me l’a remise. » Un peu après, comme il se réveillait en sursaut : « Bien, bien, qu’elle vienne quand elle voudra, je l’attends gaillard et de pied coi » ; mots qu’il redit deux ou trois fois en sa maladie. Et puis, comme on lui entr’ouvrait la bouche par force pour le faire avaler : « An vivere tanti est ? » dit-il, tournant son propos à M. de Belot(¹). Sur le soir, il commença bien à bon escient à tirer aux traits de la mort ; et comme je soupais, il me fit appeler, n’ayant plus que l’image et que l’ombre d’un homme, et comme il disait de soi-même : « Non homo, sed species hominis. » Il me dit, à toutes peines : « Mon frère, mon ami, plut à Dieu que je visse les effets des imaginations que je viens d’avoir. » Après avoir attendu quelque temps, qu’il ne parlait plus, et qu’il tirait des soupirs tranchants pour s’en efforcer, car dès lors la langue commençait fort à lui dénier son office : « Quelles sont-elles, mon frère ? lui dis-je. — Grandes, grandes, me répondit-il. — Il ne fut jamais, suivis-je, que je n’eusse cet honneur que de communiquer à toutes celles qui vous venaient à l’entendement, voulez-vous pas que j’en jouisse encore ? — C’est non dea, répondit-il ; mais, mon frère, je ne puis : elles sont admirables, infinies, et indicibles. » Nous en demeurâmes là, car il n’en pouvait plus. De sorte qu’un peu auparavant il avait voulu parler à sa femme, et lui avait dit d’un visage plus gai qu’il le pouvait contrefaire, qu’il avait à lui dire un conte. Et sembla qu’il s’efforçât pour parler : mais la force lui défaillant, il demanda un peu de vin pour la lui rendre. Ce fut pour néant ; car il s’évanouit soudain, et fut longtemps sans voir. Étant déjà bien voisin de sa mort et oyant les pleurs de Madamoiselle de La Boétie, il l’appela, et lui dit ainsi : « Ma semblance, vous vous tourmentez avant le temps : voulez-vous pas avoir pitié de moi ? Prenez courage. Certes je porte plus la moitié de peine, pour le mal que je vous vois souffrir, que pour le mien, et avec raison, parce que les maux que nous sentons en nous, ce n’est pas nous proprement qui les sentons, mais certains sens que Dieu a mis en nous : mais ce que nous sentons pour les autres, c’est par certain jugement et par discours de raison que nous le sentons. Mais je m’en vais. » Ce disait-il, parce que le cœur lui faillait. Or, ayant eu peur d’avoir étonné sa femme, il se reprit et dit : « Je m’en vais dormir, bonsoir, ma femme, allez-vous-en. » Voilà le dernier congé qu’il prit d’elle. Après qu’elle fut partie : « Mon frère, me dit-il, tenez-vous auprès de moi, s’il vous plaît. » Et puis, ou sentant les pointes de la mort plus pressantes et poignantes, ou bien la force de quelque médicament chaud qu’on lui avait fait avaler, il prit une voix plus éclatante et plus forte, et donnait des tours dans son lit avec tout plein de violence de sorte que toute la compagnie commença à avoir quelque espérance, par ce que jusques lors la seule faiblesse nous l’avait fait perdre. Lors, entre autres choses, il se prit à me prier et reprier avec une extrême affection, de lui donner une place : de sorte que j’eus peur que son jugement fut ébranlé. Même que lui ayant bien doucement remontré qu’il se laissait emporter au mal, et que ces mots n’étaient pas d’homme bien rassis, il ne se rendit point au premier coup, et redoubla encore plus fort : « Mon frère, mon frère me refusez-vous une place ? » Jusques à ce qu’il me contraignit de le convaincre par raison, et de lui dire, que puisqu’il respirait et parlait, et qu’il avait corps, il avait par conséquent son lieu. « Voire, voire, me répondit-il lors, j’en ai, mais ce n’est pas celui qu’il me faut : et puis, quand tout est dit, je n’ai plus d’être. — Dieu vous en donnera un bientôt, lui fis-je. — Y fussé-je déjà, mon frère, me répondit-il ; il y a trois jours que j’ahanne pour partir. » Étant sur ces détresses, il m’appela souvent pour s’informer seulement si j’étais près de lui. En fin il se mit un peu à reposer, qui nous confirma encore plus en notre bonne espérance. De manière que sortant de sa chambre, je m’en réjouis avecque Madamoiselle de La Boétie. Mais une heure après, ou environ, me nommant une fois ou deux, et puis tirant à soi un grand soupir, il rendit l’âme, sur les trois heures du mercredi matin dix-huitième d’août, l’an mil cinq cent soixante-trois après avoir vécu 32 ans, sept mois et dix-sept jours(¹).NOTES
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Page 49. — (¹) C’est le titre que La Boétie lui-même avait donné. Ce témoignage est confirmé dans les Essais : « C’est un discours auquel il donne nom : De la servitude volontaire ; mais ceux qui l’ont ignoré l’ont bien proprement depuis rebaptisé : Le Contr’un. » (Essais, t. I, ch. 28.)
Page 49. — (²) À ce propos, Feugère a rappelé des passages d’Hérodote, de Polybe et de Plutarque. On y peut joindre d’autres noms, Xénophon et Tacite notamment. (L. Delornelle, L’inspiration antique dans le « Discours de la Servitude volontaire », Revue d’histoire littéraire de la France, t. XVII (17e année), p. 34-72.
Page 51. — (¹) C’est ici que commence le long fragment de La Boétie qui a été publié, pour la première fois, dans le second dialogue du Réveille-matin des François en 1574 et qui donne le premier texte connu de La Servitude volontaire, accommodée aux besoins du moment.
Page 53. — (¹) On a mis plusieurs noms sous le personnage du tyran, et on a voulu y voir un portrait. Il est vraisemblable d’y reconnaître une figure symbolique, qui rassemble et qui groupe les éléments historiques d’un personnage à la fois précis et indéterminé. « Ainsi, dit M. Delornelle (loco citato), tous les traits de cette figure anonyme se retrouvent dans l’image que l’histoire nous a laissée de Néron. Plusieurs mêmes ne s’appliquent à personne mieux qu’à l’empereur romain. C’est de lui, nous pouvons maintenant l’affirmer, que La Boétie s’est souvenu dans cette page pour incarner le type du tyran. »
Page 54. — (¹) Guerdon, récompense : entreténement, nous dirions maintenant entretien, loyer : récompense.
Page 54. — (²) Se rebouche, s’émousse.
Page 55. — (¹) Mâtine, maltraite. Montaigne parle « de se laisser mâtiner contre l’honneur de son rang ». (Essais, III, 3.)
Page 57. — (¹) Est à dire, leur manque, lui fait défaut. Il est aisé de dire comment La Boétie en est venu à l’idée que la liberté fait partie des droits naturels, imprescriptibles de l’humanité : c’est par Cicéron qu’il connaît sa doctrine, et par ses traités philosophiques.
Page 64. — (¹) Ces vers ne se trouvent pas dans les vers déjà connus de La Boétie et ceci confirmerait ce que l’auteur vient d’en dire.
Page 64. — (²) Guillaume de Lur de Longa, conseiller-lay au Parlement de Bordeaux depuis 1528. C’était un fervent ami des lettres. Il fut reçu le 24 mars 1524, se démit de ses fonctions le 20 janvier 1553, en faveur de La Boétie lui-même, et garda ses entrées au Parlement, malgré la cession de son office, sans toutefois y « avoir opinion ». Il mourut en 1557.
Page 65. — (¹) On pourrait croire que cette énumération du tyran provient de la Politique d’Aristote. Il n’en est rien et ce passage résume d’autres faits historiques connus alors de La Boétie.
Page 70. — (¹) C’est sans doute ce passage qui a donné lieu à Montaigne de croire que La Boétie « eût mieux aimé être né à Venise qu’à Sarlat ». (Essais, l. I, ch. 27.)
Page 74. — (¹) Se gorgiasent sous la barde, c’est-à-dire se pavanent sous l’armure.
Page 78. — (¹) Ce n’est pas dans le traité Des Maladies, mentionné par La Boétie, mais bien dans celui Des airs, des eaux et des lieux, que La Boétie aurait dû alléguer Hippocrate.
Page 83. — (¹) Autour de cette idée principale : que le peuple est lâche et crédule, viennent s’énumérer et se grouper un assez grand nombre d’exemples historiques d’origine diverse : allusion à l’opuscule de Hiéron sur le tyran ; comment on abêtit les Lygiens, et comment les rois d’Assyrie et d’Égypte abusent le peuple. À noter cependant une allusion aux événements contemporains, qui prouve le loyalisme de l’auteur, par le souci de ménager le sang et les forces des Français.
Page 87. — (¹) On ne reconnaîtrait guère, sous cette traduction peu poétique, les beaux vers de Virgile, Énéide, ch. vi, v. 385 et suiv.
Page 88. — (¹) Les quatre premiers chants de La Franciade, — les seuls qui parurent, — furent publiés seulement en 1572, quelques jours après la Saint-Barthélémy. Mais Ronsard avait conçu le projet de ce poème épique plus de vingt ans auparavant. Il en avait longuement entretenu ses amis et ses protecteurs. Le prologue de La Franciade fut lu devant Henri II par Lancelot de Carie, le jour des Rois de 1550 ou 1551, si l’on en croit Olivier de Magny, qui assistait lui-même à cette audition.
Page 88. — (²) La Boétie fait allusion ici aux Panathénées, fêtes religieuses instituées, dit-on, par Erichlorius, roi d’Athènes (1573-1556 avant Jésus-Christ). On sait que, pendant ces fêtes, avaient lieu des processions de canéphores, c’est-à-dire de jeunes filles, portant sur leur tête des corbeilles enguirlandées.
Page 89. — (¹) Serait-ce ce passage qui pourrait expliquer le Discours de la servitude volontaire ? « Vous aviez le livre de la Servitude volontaire fait par La Boétie, conseiller au parlement de Bordeaux, irrité de ce que, voulant voir la salle de bal, un archer de la garde, qui le sentit à l’écolier, lui laissa tomber sa hallebarde sur le pied ; de quoi cestui-ci, criant justice par le Louvre, n’eut que risée des grands qui l’entendirent. » (Agrippa d’Aubigné, Histoire universelle, édition de Ruble, 1890, t. IV (1573-1575, p. 189.) En ce cas, cet incident, que d’Aubigné place sous la date de 1573, aurait été antérieur à la date véritable qu’il aurait dû avoir.
Page 92. — (¹) Ils nacquetent, ils servent. Le nacquet était, proprement, le valet qui servait les joueurs, au jeu de paume.
Page 98. — (¹) La Boétie interprète ici les souvenirs antiques dont son esprit était plein et qui se transforment sous sa plume.
Page 100. — (¹) Le poète toscan, Pétrarque, sonnet 17.
Page 101. — (¹) On ne saurait mettre en doute la parfaite authenticité du texte même de La Boétie, d’abord parce que nous en avons deux copies complètes et contemporaines, et aussi parce que nous en possédons une analyse, par Jean-Jacques de Mesme, complète également et qui suit pas à pas le texte de La Boétie.
Page 102. — (¹) On a déjà fait remarquer que cette conclusion s’adapte mal à l’ensemble du Discours. « Notre étonnement sera moindre, dit M. Delornelle (loco citato), si, à côté de la Servitude volontaire, nous ouvrons, à la dernière page aussi, de l’Économique de Xénophon, que La Boétie avait traduit aussi. On remarque aisément que La Boétie dépasse la portée de cet ouvrage d’économie rurale. « L’exemple de Xénophon lui aura fermé les yeux sur ce que cette conclusion avait de brusque et d’inattendu. »
Page 106. — (¹) Ouvre, travaille, opère.
Page 108. — (¹) Le copiste, inintelligent ou inattentif, a perdu ici le sens de l’auteur, et a essayé de le ressaisir en se corrigeant. Nous avons tenté de le redifier, sans prétendre l’expliquer absolument.
Page 119. — (¹) En 1548, Charles-Quint avait présenté à la diète d’Augsbourg une sorte de concordat, désigné depuis sous le nom d’Intérim d’Augsbourg, par lequel l’Empereur concédait aux protestants la communion sous les deux espèces et le mariage des prêtres, jusqu’à ce que l’Église eût pris une décision à cet égard, par la voie d’un concile général.
Page 120. — (¹) Dans la Servitude volontaire, La Boétie a pris soin également de vanter la bonté des rois de France et la soumission de leurs sujets. (Œuvres, éd. P. Bonnefon, p. 43.)
Page 120. — (²) Ce tableau énergique doit être rapproché du langage que La Boétie mourant tint à Thomas de Montaigne, sieur de Beauregard, frère cadet de Michel et qui avait embrassé les doctrines de la Réforme. (Œuvres, p. 317.)
Page 121. — (¹) Garboil, querelle, grabuge.
Page 123. — (¹) À compter de la date de l’édit du 17 janvier 1562, cela indiquerait que le mémoire fut écrit vers la fin d’août ou le début de septembre suivant.
Page 124. — (¹) Ceci confirmerait la date indiquée ci-dessus et reporterait le propos relevé à une époque où il était parfaitement de mise.
Page 127. — (¹) Ce lieutenant du Roi est manifestement Charles de Coucy de Burie, que La Boétie accompagnait en octobre 1561. Mais faut-il voir ici une allusion à cette circonstance ? En ce cas, l’évaluation : « il y a neuf mois ou plus » serait un peu courte. L’auteur, d’ailleurs, embrasse ce qui s’est passé, « en Guyenne », « en moins d’un an ». Il est permis de trouver dans ce passage l’expression des sentiments que La Boétie avait gardés de sa mission à Agen et de son intervention auprès des huguenots. Son libéralisme n’avait pas été compris, et il voyait maintenant que la question religieuse servait de prétexte à l’exercice de bien des passions égoïstes.
Page 128. — (¹) Le dimanche 16 novembre 1561.
Page 129. — (¹) André Bodenstein, de Carlsbad (1483-1532).
Page 129. — (²) Ulrich Zwingli (1484-1531).
Page 129. — (³) Jean Husgen, dit Acolempade (1482-1531).
Page 129. — (⁴) Gaspard de Schwenkfeld (1490-1561), fondateur des Confesseurs de la gloire de Dieu.
Page 129. — (⁵) André Osiander (1498-1552).
Page 129. — (⁶) Matthias Flach-Francowitz, plus connu sous le nom de Flocius Illyricus (1520-1575).
Page 130. — (¹) Francesco Stancari (1401-1574), théologien italien, qui vécut et mourut en Pologne.
Page 138. — (¹) Le duc de Saxe était Jean-Frédéric (1503-1564), le landgrave de Hesse Philippe le Magnanime (1504-1567), le marquis de Brandebourg Joachim II (1505-1571), le duc de Wurtemberg Ulric VIII (1487-1550).
Page 163. — (¹) Passer pour Panser.
Page 165. — (¹) Il manquait évidemment le mot : parvenir.
Page 171. — (¹) Jean de Morvilliers, prélat et homme d’État, qui naquit à Blois le 1er décembre 1506 et mourut à Tours le 23 octobre 1577. Évêque d’Orléans depuis 1562, ambassadeur à Venise, il assista successivement au colloque de Poissy (1561), au concile de Trente (1562), et fut garde des sceaux de 1568 à 1570. Voy. G. Baguenault de Puchesse.
Page 183. — (¹) François de Peyrusse, comte d’Escars, était lieutenant du Roi en Guyenne depuis les premiers mois de 1559.
Page 183. — (²) Gernignan, village de la commune de Taillan, à peu de distance au nord-ouest de Bordeaux. La Boétie s’y arrêta à la maison de campagne de Richard de Lestonnac, beau-frère de Montaigne.
Page 183. — (³) Avant d’être curé de Bouilhonnas, Étienne de La Boétie avait été prieur des Vayssières, près Sarlat, et il avait étudié à Toulouse, au collège Saint-Martial, de 1517 à 1523. Il prit son grade de bachelier en droit le 3 mars 1523.
Page 193. — (¹) Montaigne se trompe légèrement en donnant à ce testament la date du dimanche 15 août. C’est le samedi 14 qu’il fut confectionné.
Page 194. — (¹) C’était la fille de sa sœur Anne, épouse de Jean Le Bigot, seigneur de Saint-Quentin, près Castillonnès.
Page 195. — (¹) Marguerite de Carle avait eu de son premier mari, Jean d’Arsac, deux enfants : un fils, Gaston d’Arsac, et une fille, Jaquette d’Arsac.
Page 197. — (¹) Né le 17 mai 1534, Thomas de Montaigne, sieur de Beauregard, était le frère cadet de Michel. Il épousa plus tard Jaquette d’Arsac, belle-fille de La Boétie.
Page 199. — (¹) C’est le commencement de la première Olympique de Pindare.
Page 201. — (¹) Le conseiller Jean de Belot, seigneur et vicomte de Pommiers, appartint d’abord au parlement de Bordeaux, puis fut maître des requêtes de l’hôtel du Roi. Ronsard et Baïf le louèrent.
Page 204. — (¹) Cette lettre s’achève, dans l’édition originale, par la mention suivante qui clôt le volume : « Achevé d’imprimer le 24 de novembre 1570 ».
la collection des chefs-d’œuvre méconnus est imprimée
par Frédéric Paillart imprimeur à Abbeville (Somme),
sur vélin pur chiffon
des papeteries d’Annonay et de Renage.
- ↑ [M. Paul Bonnefon, décédé presque subitement, n’a pas eu le loisir de relire l’épreuve en pages de ce volume. On peut dire que sa dernière pensée a été pour La Boétie, puisque la mort l’a surpris, la plume à la main, au moment même où il nous écrivait à ce sujet. Nous avons tâché de suppléer dans la mesure du possible à sa vigilance et nous nous excusons par avance de fautes qu’il n’aurait pas laissé échapper. Peut-être eût-il encore amélioré le texte du Mémoire qu’il avait transcrit en 1913, pour la Revue d’Histoire Littéraire de la France. Qu’il nous soit permis, en passant, d’honorer la mémoire d’un ami à qui la Collection des Chefs-d’œuvre Méconnus et son directeur doivent beaucoup. (G. T.)].