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Discours de réception à l’Académie française de Pierre Loti

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Recueil des discours, rapports et pièces diversesFirmin-Didot et CiePremière partie (p. 57-85).



DISCOURS

de

M. PIERRE-LOTI

prononcé dans la séance publique du 7 avril 1892, en venant
prendre séance à la place de m. octave feuillet.

J’étais loin de France, naviguant sur un des cuirassés de l’escadre et arrivé de la veille au port d’Alger, le jour où votre compagnie, Messieurs, me fit le grand honneur inattendu de me donner ici la place vide qu’Octave Feuillet avait laissée.

Ce fut pour moi un inoubliable soir que celui du 21 mai 1891. L’élection avait eu lieu dans le jour, — et moi, par incrédulité absolue de ce grand triomphe, peut-être aussi par je ne sais quel tranquille fatalisme d’Oriental qui me reste au fond de l’âme, j’avais passé mon temps, l’esprit distrait et presque sans pensée, à errer tout en haut du vieil Alger, dans ces quartiers morts et ensevelis de chaux blanche qui entourent une mosquée antique et très sainte : un des lieux du monde où j’ai toujours rencontré le sentiment le plus intime, et aussi le plus calmé du néant des choses terrestres…

Le soleil baissant, je redescendis vers le port, pour regagner mon navire où m’appelait un service de nuit ; avant de rentrer cependant, je voulus aller au bureau de la marine, où l’on porte les dépêches qui nous sont destinées, pensant bien que quelque ami aurait pris soin de me dire quel était l’élu nouveau et combien de vos voix, Messieurs, s’étaient égarées sur le marin errant que j’étais. — Alors, pour me faire conduire à ce quartier solitaire du vieux port où le bureau de la marine est établi, je pris une barque sur le quai, une lilliputienne barque, la seule qui se trouvait là, menée par deux rameurs comiques, que je vois encore, et qui étaient de tout petits enfants. — Il était déjà fermé, ce bureau, quand j’arrivai ; un matelot, qui montait la garde aux environs, après avoir trouvé à grand’-peine une clef pour l’ouvrir, chercha, dans l’étagère des lettres, la case réservée à mon navire : elle était remplie d’un monceau de petits papiers bleus qui, depuis deux heures, n’avaient cessé d’arriver à mon adresse, — et, au lieu d’une dépêche que j’attendais, ce matelot, très étonné, m’en remit de quoi remplir mes deux mains.

J’avais compris, avant même d’avoir déchiré la première. Et une sorte d’éblouissement me vint, qui était plutôt mélancolique et ressemblait presque à de l’effroi…

Je remontai sans mot dire dans ma très petite barque à équipage d’enfants, qui en vérité était maintenant bien modeste pour porter ma fortune nouvelle, et tant que dura le trajet jusqu’à mon navire, tout en glissant sur l’eau tranquille, je déchirai un à un les papiers bleus, lisant de près, aux dernières lueurs rouges du jour, dans le beau crépuscule commençant, ces félicitations qui m’arrivaient de toutes parts, et où les mots joie, bonheur, revenaient toujours à côté du mot gloire. Dans ce calme du jour de printemps qui finissait, cet instant me semblait solennel — comme chaque fois qu’un grand pas vient d’être franchi dans la vie ; je sentais même une sorte d’angoisse étrange, comme si un manteau trop magnifique, — mais en même temps trop lourd, trop immobilisant eût été tout à coup jeté sur mes épaules. Et puis, je songeais à celui dont le départ m’avait ouvert ses portes, et qui précisément avait été, dans le monde des lettres, le premier déclaré de tous mes amis intellectuels ; il me semblait qu’en prenant sa place, je le plongeais plus avant dans la grande nuit où nous allons tous.

Il fallut mon arrivée à bord, la bonne et franche joie du très charmant amiral qui nous commandait, la fête que me firent mes chers camarades du carré, pour me donner enfin à entendre que cette gloire un peu effrayante était vraiment une chose heureuse ; — et j’avoue, par exemple, que je finis très gaiement la soirée au milieu d’eux.

À beaucoup de gens superficiels, il doit sembler que nous représentions, Octave Feuillet et moi, deux extrêmes, ne pouvant être aucunement rapprochés. Je crois au contraire qu’au fond notre conformité de goût était complète.

Il est vrai, nous avons peint des scènes et des figures essentiellement différentes ; mais cela ne suffit point pour établir que nous n’avons pas aimé les mêmes choses, les mêmes compagnies, — les mêmes femmes. Bien loin de là, je pense que nous étions faits tous deux pour nous laisser charmer par les mêmes simplicités sauvages autant que par les mêmes élégances ; un commun dégoût nous unissait d’ailleurs contre tout ce qui est grossier ou seulement vulgaire — et peut-être aussi, il faut l’avouer, un commun éloignement trop dédaigneux, pas assez tolérant, à peine justifiable, pour ce qui tient le milieu de l’échelle humaine, pour les demi-éducations et les banalités bourgeoises.

Je garde précieusement, comme d’un peu étranges reliques, des lettres de ce mondain exquis, me disant à quel point le berçaient ces récits lointains où n’apparaissent que mes matelots rudes et mes très petites amies à peine plus compliquées de civilisation que des gazelles ou des oiseaux.

Quant à ses femmes à lui, marquises ou duchesses, — grandes dames toujours, et non par le titre seul, mais par la haute fierté de cœur et par l’affinement extrême, — de ce que, jamais encore, on ne les a vues passer dans mes livres, il serait bien inexact de conclure que je les méconnais et que leur charme m’échappe.

Non, les milieux de prédilection d’Octave Feuillet étaient au contraire les miens. Et j’incline fort à penser que, si les hasards de la mer l’avaient mis comme moi en contact habituel avec les rudes et les simples, qui ont leur haute noblesse, eux aussi, et ne sont presque jamais vulgaires, il les aurait aimés.

En notant ainsi nos tendances communes, j’ai l’impression que je me rapproche un peu à vos yeux de celui dont le départ m’a ouvert la porte de votre compagnie, Messieurs, et dont je suis encore confus d’occuper la place.

Des différentes légendes, que mon constant éloignement a laissées se former autour de moi, et qui sont en général pour faire sourire, celle-ci par hasard s’est trouvée fondée : je ne lis jamais. C’est vrai ; par paresse d’esprit, par frayeur inexpliquée de la pensée écrite, par je ne sais quelle lassitude avant d’avoir commencé, je ne lis pas. Ce qui n’empêche que, si par hasard j’ai ouvert un livre, je suis très capable de me passionner pour lui, quand il en vaut la peine.

Qu’on me pardonne mon insistance sur ce point ; elle est pour m’excuser d’avouer qu’avant mon élection à l’Académie française je ne connaissais d’Octave Feuillet que deux livres, lus dans mon extrême jeunesse, il y a quelque vingt ans. — Lus avec passion, par exemple, dans le calme des soirs en mer, à bord du premier navire qui m’emporta vers ces pays de soleil, rêvés depuis mon enfance. Ils s’intitulaient Sibylle et Julia de Trécœur.

Des années encore passèrent. Et enfin, arriva pour moi l’instant, si imprévu et si singulièrement amené, où je livrai au public, sans oser d’abord les signer d’aucun nom, ces fragments du journal de ma vie intime qui ont été mes premiers livres.

Au lendemain de l’apparition de ces œuvres de début, remplies de maladresses et d’inexpérience, je passais à Paris, entre deux longs voyages. Déjà très étonné, et un peu charmé aussi, d’apprendre qu’on m’avait lu, j’éprouvai une vraie surprise joyeuse quand, chez mon éditeur, on me remit une carte d’Octave Feuillet me disant sa curiosité de me connaître et me priant d’aller le voir.

Je n’eus garde d’y manquer, et me rendis à l’appartement de la rue de Tournon qu’il occupait alors… En traversant, à la suite du domestique qui m’introduisait, deux ou trois salons sombres remplis de choses anciennes, — je me rappelle combien je me sentais intimidé de ma qualité nouvelle et inattendue d’auteur, au moment de comparaître devant lui.

En ce temps-là, Octave Feuillet était déjà presqu’un vieillard, pour mes yeux de 28 ans ; — vieillard séduisant s’il en fut, avec sa jolie figure distinguée, son fin sourire. Et je ne puis assez dire la simplicité, l’adorable bienveillance, la familiarité d’exquise compagnie, avec lesquelles ce maître accueillit le marin si obscur.

…Et je trouve bien particulier, bien étrange, de venir précisément ici prendre la place de celui qui m’avait le premier tendu la main, à mon arrivée, un peu brusque et imprévue, dans le monde des lettres !…

Maintenant je voudrais dire, en quelques mots, très simplement, la vie d’Octave Feuillet.

Et puis j’essaierai de dire aussi ma profonde admiration pour ses œuvres, sans employer pour cet éloge la langue consacrée de la critique — que je ne possède guère et que j’avoue ne pas aimer… Mais je me sens là bien au-dessous de ma tâche ; je suis inquiet, — en même temps que charmé avec tristesse, — du grand honneur qui me revient de parler de lui.

Sa vie, toute d’honneur pur, de délicatesse rare, elle a coulé comme une belle eau limpide, jamais troublée, jamais effleurée même d’une souillure de surface. Je ne crois pas, cependant, qu’elle ait été une vie heureuse : les gens heureux n’écrivent pas d’aussi beaux livres que lui.

Il avait du reste hérité de famille une nervosité extrême. Enfant, il était une petite sensitive, souffrant vaguement de tout, inquiet de l’inconnu de la vie et attaché étrangement à la vieille maison paternelle. Vers sa dixième année, la mort de sa mère causa un ébranlement si terrible à sa santé qu’on eut peur de le perdre, lui aussi.

La première partie de son existence d’homme, passée dans l’antique hôtel familial de Saint-Lô, fut sombre, presque séquestrée, docilement soumise à la volonté d’un père despotique et triste. Il avait pour appartement un pavillon mélancolique, et ses fenêtres donnaient sur un jardin à l’abandon, où des statues couvertes de mousse verdissaient à l’ombre. C’est là qu’il écrivit ses premières œuvres à grand succès, obsédé par la continuelle frayeur de déplaire au vieillard qui régnait en maître à son logis.

Plus tard, après la mort de ce père, si redouté et si aimé pourtant, qui avait jeté sur toute sa jeunesse une ombre oppressante, il put enfin arranger sa vie à sa guise et réaliser son désir le plus cher, en venant habiter ce Paris qu’il adorait. — Mais il resta découragé devant ses rêves accomplis. Ni la faveur des souverains d’alors, ni la liberté, ni la gloire, ne lui donnaient ce qu’il en avait attendu. Cette disposition d’âme à souffrir de tout, même du bonheur, qu’il a portée en lui jusqu’à son dernier jour, s’augmentait maintenant de la nostalgie du toit héréditaire et du lourd remords de l’avoir vendu. Et puis, ce surchauffage de Paris, — qui est capable, il est vrai, de faire éclore, chez des gens quelconques, des demi-talents très acceptables, ou, pour mieux dire, de surprenantes habiletés, — est plutôt nuisible pour ceux qui ont quelque charmant rêve à traduire, quelque plainte d’âme à communiquer à leurs frères, — ou seulement un cri sincère à jeter. Il ne fut pas long à s’en apercevoir. Il sentit aussi que le travail, au milieu des agitations mondaines, lui devenait bien plus difficile que jadis, là-bas, dans le silence du jardin paternel aux statues couvertes de mousse.

Donc, il repartit pour Saint-Lô, ne se réservant à Paris qu’un pied-à-terre, qu’un gîte de passage. Et cette troisième période de sa vie fut la plus heureuse de toutes, la plus calme, la mieux combinée à son gré, la plus favorable au développement de son talent. Chaque année, quittant sa retraite de Normandie, il apparaissait pour quelques jours au milieu des éblouissements de Compiègne ou de Fontainebleau. Tous les hivers, il passait aussi deux ou trois mois à Paris, dans les milieux d’élégance vraie, regardant et écoutant les grandes dames de son temps, dont il est le seul à nous avoir peint les allures, le ton familier, les causeries discrètes ou le hautain persiflage, les silencieux héroïsmes ou les passions affinées et sourdement terribles.

J’ai dit que, dans ces conditions nouvelles d’existence, il travaillait avec moins d’inquiétude que jadis ; mais je n’entends point par là qu’il travaillait avec confiance en lui-même. Je crois du reste qu’il a été un vrai martyr des lettres ; on ne trouverait sans doute pas un autre écrivain qui ait aimé son art avec tant de passion et qui en ait souffert aussi continuellement que lui. Cela paraît très invraisemblable, mais tous ses livres, qui, malgré des dénouements plutôt cruels, respirent une sorte de haute sérénité, de suprême aisance, avec, de temps en temps, de la gaieté de bon aloi et de l’ironie légère, — tous ses livres ont été écrits dans l’angoisse et dans la fièvre. Il était poursuivi par cette crainte obsédante de déchoir, que ne connaissent point les médiocres, en général contents d’eux-mêmes ; il se croyait toujours au-dessous de l’œuvre précédente et il lui arrivait de détruire désespérément, le lendemain, ce qu’il avait achevé la veillé.

La phase la plus pénible de son travail était celle de la composition. C’est ici que celui qui parle devient plus incapable encore de bien comprendre et de bien juger. Et c’est ici surtout que nos différences s’accentuent, — car si nous avons plusieurs points communs dont je suis fier, nous avons aussi d’extrêmes dissemblances. Je n’ai jamais composé un roman, moi ; je n’ai jamais écrit que quand j’avais l’esprit hanté d’une chose, le cœur serré d’une souffrance, — et il y a toujours beaucoup trop de moi-même dans mes livres.

Lui, au contraire, était personnellement absent de son œuvre. Alors, il lui fallait trouver la donnée d’un livre, mettre sur pied les personnages ; placer, dans le vide originel, chacune des scènes avec ordre, depuis celle du début jusqu’à celle du dénouement. Et tout ce travail, dont l’idée seule m’épouvante, était pour lui un long supplice, redouté et adoré quand même. C’était seulement lorsque se dessinaient bien, à ses yeux, ces personnages, créés de toute pièce par lui et auxquels il avait le magique talent de donner une vie si intense, qu’il commençait à respirer un peu et à moins souffrir. Et bientôt, ces figures, nées de lui, lui semblaient existantes tout à fait. Avec Mme Octave Feuillet, toujours intimement associée à ses travaux, il causait de ces charmants fantômes comme s’ils eussent été en chair et en os. Puis, quand le livre était achevé, quand il avait mis au bas le mot : « Fin », il éprouvait une impression d’abandon et de solitude ; — une impression de désespoir même, si le dénouement avait été cruel ; il versait de vraies larmes sur ces femmes de rêve qui, depuis tant de mois, faisaient partie de sa vie. Et alors, il lui arrivait de demander à Mme Feuillet, très affectueusement, avec beaucoup de sérieux et avec tout juste l’imperceptible et fin sourire qu’il fallait pour enlever à la question ce qu’elle aurait eu d’enfantin : « Tu n’en es pas jalouse au moins ? »

Ses inquiétudes, après, quand l’œuvre était lancée, devenaient terribles. Pour un article méchant, pour une injure que lui jetait un journal, il lui venait des nuits d’insomnie, de véritables accès de fièvre ; il n’avait pas vis-à-vis de ces choses, l’insouciance qu’il faut.

Dans toute existence humaine qui est un peu longue, qui n’est pas tranchée, brusquement, en pleine jeunesse, il y a presque toujours une apogée, une heure plus lumineuse, — et ensuite un triste déclin.

Son heure rayonnante, à lui, fut celle où il vint s’installer, comme bibliothécaire, dans le beau pavillon de Diane, au palais de Fontainebleau.

Mais cette sorte d’enchantement d’apothéose, qui était venu couronner sa carrière, fut de courte durée. La grande guerre éclata, balayant tout ce qui avait été la brillante cour, mettant partout du chaos, de la détresse et de la nuit.

Il n’avait plus l’âge où l’on prend un fusil et où l’on marche. Alors son vrai devoir d’honneur était la fidélité à ces souverains, si effroyablement tombés, qui toujours l’avaient traité en ami et lui avaient fait partager leur instable fortune. Son dévouement à leur malheur devint pour lui une sorte de religion douloureuse.

Des rancunes jalouses le poursuivirent ; il eut des déceptions, des revers.

Sa santé aussi s’altérait de plus en plus, minée par des excès de travail et des tristesses. De précoces infirmités lui venaient… C’était bien la triste période assombrie, la descente inévitable sur le versant noir.

En 1889, la mort de son fils aîné vint porter le dernier coup à ses forces, déjà si ébranlées. Et il le suivit de près, brisé plus vite par cette immense douleur ; en décembre 1890, il s’en alla lui aussi… Il avait trouvé le courage d’achever, pendant ses derniers jours, ses dernières heures, ce beau livre : Honneur d’artiste, qu’il appelait son chant du cygne.

Et, très près de mourir, il avait dit ceci, qui est d’une mélancolie sans bornes : « Je n’écrirais plus quand même je vivrais. Je ne serais plus compris. Le réalisme ne veut plus de mon idéal. » Il s’en est allé avec cette erreur, pour lui si douloureuse, que son œuvre avait fait son temps et ne serait plus lue.

J’affirmerai tout à l’heure, avec la plus intime conviction, avec l’assurance la plus absolue, — à défaut du talent qu’il faudrait pour le prouver, — j’affirmerai qu’il se trompait et que son œuvre durera. Et je veux dès maintenant dire ici que son idéal même ne lui nuira point, dans cet inquiétant avenir où l’on nous juge tous à notre valeur vraie. Le réalisme, et le naturalisme qui en est l’excès, je suis loin de contester leurs droits ; mais, comme de grands feux de paille impure qui s’allument, ils ont jeté une épaisse fumée par trop envahissante. La condamnation du naturalisme est, d’ailleurs, en ceci, c’est qu’il prend ses sujets uniquement dans cette lie du peuple des grandes villes où ses auteurs se complaisent. N’ayant jamais regardé que cette flaque de boue, qui est très spéciale et très restreinte, ils généralisent, sans mesure, les observations qu’ils y ont faites, — et, alors, ils se trompent outrageusement. Ces gens du monde qu’ils essaient de nous peindre, ou bien ces paysans, ces laboureurs, pareils tous à des gens que l’on prendrait dans des bals de Belleville, sont faux. Cette grossièreté absolue, ce cynisme qui raille tout, sont des phénomènes morbides, particuliers aux barrières parisiennes ; j’en ai la certitude, moi qui arrive du grand air du dehors. Et voilà pourquoi le naturalisme, tel qu’on l’entend aujourd’hui, est destiné, — malgré le monstrueux talent de quelques écrivains de cette école, — à passer, quand la curiosité malsaine qui le soutient se sera lassée.

L’idéal, au contraire, est éternel ; il ne peut qu’être voilé, ou bien sommeiller momentanément, — et déjà, sur la fin de notre siècle, il est certain qu’il reparaît, avec le mysticisme son frère ; ils se réveillent ensemble, ces deux berceurs très doux de nos âmes ; ils ne sont plus tout à fait tels qu’autrefois, ils sont plus troublés, pris de vertige et ne sachant guère où se rattacher dans le désarroi de tout, mais ils vivent toujours et on recommence à plus nettement les voir, derrière ce nuage de fumée du réalisme, qui s’est levé sur eux, des bas-fonds effroyables… Il y a de nouveau beaucoup de gens qui volontiers se reposent en lisant un livre honnête où les mots ne sont pas grossiers, un livre où les personnages, enveloppés de je ne sais quelle poésie transcendante, expriment avec distinction des pensées très nobles, — un livre d’Octave Feuillet par exemple…

Le lendemain de mon élection à l’Académie française, dès le réveil, dès le retour du souvenir, l’inquiétude me vint de cet « éloge » qu’il est traditionnel de prononcer — et qui devrait toujours être raisonné, motivé d’une façon solide et savante, éclatant, décisif, irréfutable, puisqu’il semble, hélas ! qu’un plus grand et plus morne silence se fasse, après, sur celui qui s’en est allé.

J’avais, dès cette première heure, conscience de mon incapacité certaine devant cette tâche ; je sentais cela si en dehors de ce que je puis faire ! — Et, pour tout dire, je m’effrayais aussi de connaître si peu l’œuvre d’Octave Feuillet ; je m’effrayais surtout de constater que mon admiration pour lui, examinée de près, avait en somme des raisons à peine sérieuses : quoi, en effet ? l’attrait supérieur, la distinction suprême de sa conversation et de sa personne ; l’allure exquise de cinq ou six petites lettres à moi adressées, — et le souvenir persistant de deux livres, Julia et Sibylle, lus jadis avec enthousiasme, mais lus à vingt ans… Mon Dieu, si en le lisant et en l’étudiant aujourd’hui, j’allais ne plus l’aimer !… Et si, pour écrire cet éloge imposé, la sincérité allait me faire défaut, que me resterait-il, à moi qui n’ai ni l’habileté ni l’expérience ?…

Quelques jours plus tard, à la fin de ce même mois de mai, tous ses livres, mandés en hâte à Paris, m’arrivèrent, — vingt ou trente volumes dont les titres mêmes m’étaient pour la plupart inconnus… Anxieusement, je cherchai d’abord mes deux grandes amies d’autrefois, Julia et Sibylle ; vivraient-elles, à mes yeux, autant que jadis ; garderaient-elles leur charme encore ou bien l’auraient-elles perdu ?… Et en tremblant je commençai de relire.

Je fus rassuré très vite : elles vivaient toujours, et d’une vie aussi intense ; leurs figures, un peu oubliées, me réapparaissaient aussi attirantes. Et, pour Julia que j’avais voulu revoir la première, je me rappelle que, ayant pris le livre le soir, je continuai de lire, malgré l’heure avancée de la nuit, et suivis la charmeuse dans sa course à la mort, jusqu’à cette fin admirable, haletante de vertige : « La bête, sentant l’abîme, se déroba brusquement, et marqua un demi-cercle. La jeune femme, les cheveux dénoués, l’œil étincelant, la narine ouverte, la retourna, la fit reculer… Et le cheval, fumant, cabré, se levait presque droit et se dessinait de toute sa hauteur sur le ciel gris du matin… À la fin, il fut vaincu : ses pieds de derrière quittèrent le sol et rencontrèrent l’espace. Il se renversa et ses jambes de devant battirent l’air convulsivement. — L’instant d’après, la falaise était vide. Aucun bruit ne s’était fait. Dans ce profond abîme, la chute et la mort avaient été silencieuses. »

Oh ! j’étais tranquillisé complètement. L’éloge d’Octave Feuillet, j’étais donc sûr maintenant de pouvoir le faire, de cette seule façon qui fût à ma portée, — c’est-à-dire en toute sincérité d’admiration, avec mon instinct et avec mon cœur.

Ce serait peut-être une bonne fortune, pour un critique digne de ce nom qui aurait à se prononcer sur un écrivain, que de le lire pour la première fois d’un bout à l’autre, comme je l’ai fait, dans l’ordre même où ses livres ont été écrits, et de pouvoir suivre ainsi le développement de son talent, le dégagement progressif de sa personnalité s’il en a une — et de voir s’affirmer dans l’œuvre cette unité sans laquelle il n’y a ni grandeur ni durée.

Je vais dire une chose qui paraîtra peut-être une énormité barbare : pour moi, les écrivains qui peuvent, à un moment donné, ne pas se ressembler à eux-mêmes, ceux par exemple qui peuvent écrire une pièce mystique après un poème athée, n’ont pas d’âme, ne sont que des amuseurs à gages. Les vrais poètes — dans le sens le plus libre et le plus général de ce mot — naissent avec deux ou trois chansons, qu’il leur faut à tout prix chanter, mais qui sont toujours les mêmes ; qu’importe, du reste, si chaque fois ils les chantent avec tout leur cœur !… Ceux qui en savent chanter davantage, les ont trouvées ailleurs qu’au fond de leur âme ; et alors elles ne font plus ni sourire ni pleurer… Tant de livres, dont l’habileté pourtant me confondait, m’ont lassé tout de suite ; il y avait de tout là dedans ; tel passage me rappelait je ne sais quel auteur, — et tel passage après, je ne sais quel autre. Les vrais écrivains n’ont qu’au début de légères variations de ce genre, sous l’influence des lectures premières ; ensuite ils se retrouvent eux-mêmes ; ils le deviennent de plus en plus, et restent ce qu’ils sont, sans souci des critiques, ni des insultes, — ni des modes qui changent, car il y a des modes à l’usage des écrivains de pacotille et de leurs lecteurs.

Dans l’œuvre d’Octave Feuillet, la personnalité et l’unité sont deux essentielles et bien rares choses que je veux constater d’abord. C’est toujours lui, c’est de plus en plus lui qui écrit, et dont on sent vibrer l’âme délicatement noble. Derrière la multiplicité des personnages, sous l’infinie et charmante diversité de tant de drames, la thèse soutenue, — car je suis forcé de reconnaître que les livres de Feuillet soutiennent une thèse, — la thèse aussi demeure constante.

Les hommes à théories, — surtout ceux des couches nouvelles qui viennent au monde déjà tout bardés d’érudition, — longuement discutent avec gravité si le roman doit être romanesque ou documentaire, ou psychologique, ou je ne sais quoi encore, s’il doit se borner au rôle d’amusette pour gens du monde, ou bien s’il lui est permis de soutenir quelque haute thèse de morale ou de philosophie… Je suis forcé d’avouer que la portée un peu profonde de ces discussions m’échappe ; je les trouve même passablement vaines et puériles. Dans mon ingénuité de barbare éduqué en courant la mer, peu m’importe d’abord qu’un livre s’appelle roman ou s’intitule de tel autre nom qu’on voudra, — et la seule chose que je lui demande, c’est d’avoir la vie et d’avoir le charme.

La vie et le charme… Octave Feuillet possédait le secret magique de les donner aux fantômes de son imagination. Ce secret-là, on n’arrive jamais à le posséder si, en naissant, on ne l’a reçu de quelque fée ; ce secret-là, pour un écrivain, est tout, et suffit d’ailleurs pour assurer à ses œuvres cette durée un peu longue qu’on est convenu d’appeler l’immortalité.

La vie et le charme d’un livre ! parmi les choses indéfinissables ces deux-là sont au premier rang ; où résident-elles ?… on n’en sait rien : on les constate sans les expliquer, on en subit l’entraînant sortilège, — et voilà tout.

Ah ! il le possédait pleinement, ce secret de donner le charme et de donner la vie, lui qui savait nous faire pleurer et nous faire sourire. J’ai dit qu’il se laissait prendre lui-même aux airs de réalité qu’avaient ses personnages, qu’il s’attachait à leurs quasi-existences, au point d’éprouver, après chaque livre achevé, un instant d’étrange et imaginaire douleur, comme si des êtres chéris se fussent effondrés tout à coup, dans ce vide où ne venaient de tomber que ses propres chimères. Eh bien ! nous, en le lisant, nous subissons, jusqu’à l’illusion douce ou cruelle, tous ces mirages créés par lui et auxquels il se trompait lui-même.

Nous parcourons toujours jusqu’au bout ses livres à lui, avec un intérêt grandissant — et une hâte involontaire, malgré les ravissants détails qui nous arrêtent en chemin et auxquels nous aimons ensuite revenir ; nous suivons toujours, et quelquefois avec des larmes, ses personnages, jusqu’au point final qui brusquement nous les replonge dans la nuit. Peut-être même les suivons-nous avec un intérêt qui pourrait être dangereux pour des têtes jeunes, lorsque ce sont de perverses charmeuses comme l’amante de M. de Camors, — ou surtout comme cette Julia de Trécœur, que je me souviens d’avoir quelque peu aimée d’amour, vers mes vingt ans.

Lorsqu’un écrivain met son talent, ses dons rares au service d’une thèse morale qui lui tient au cœur, si, en outre, cette thèse est excellente et s’il trouve moyen de la défendre dans vingt volumes sans cesser un instant de charmer, il me paraît que cela crée pour lui une supériorité sur ceux qui charment peut-être mais qui ne prouvent rien ; — une supériorité, par exemple, sur celui qui parle en ce moment et qui, sans jamais essayer de rien conclure, n’a su que chanter son admiration épouvantée devant l’immensité changeante du monde, ou jeter son cri de révolte et de détresse devant la mort…

Et, ce qui est encore plus à la gloire d’Octave Feuillet, c’est que, cette thèse à laquelle il a consacré sa vie, il réussit à la prouver, au moins dans une surprenante mesure et autant qu’une chose de morale peut être prouvée, à notre époque où tout chancelle. Son long plaidoyer en faveur de la femme du monde, contre l’homme du monde son mari, arrive à nous convaincre sans que nous en ayons eu conscience, attendris ou amusés que nous étions, en l’écoutant, par quelque conte toujours délicieux.

Dans Un mariage dans le monde, Mme de Loris écrit à M. de Rias : « Le mariage est une entreprise qui promet d’inestimables bénéfices ; mais il y a un cahier des charges. L’aviez-vous lu, Monsieur ? Je crains que non, car vous y auriez vu qu’une grande part de l’éducation de la femme revient à son mari ; que c’est à lui de modeler à son gré, de former suivant ses vœux, d’élever à la dignité de ses sentiments et de ses pensées, ce jeune cœur et ce jeune esprit qui ne demandent qu’à lui plaire ; vous y auriez vu qu’il est à la fois sage et charmant d’ajouter aux liens qui unissent une femme à son mari, ceux qui unissent l’élève à son maître, à son instituteur, à son guide, à son ami… » C’est la seule fois, il me semble, que Feuillet nous ait présenté tout cela sous cette petite forme de sermon ; mais il l’a prêché, de la façon la plus merveilleusement enveloppée, dans tous ses livres. — Qu’il me soit permis de dire qu’il l’a prêché aussi de son exemple en associant à tous les élans de son esprit la femme d’élite qui était la sienne.

La conséquence naturelle, qu’il déduit lui-même de cette thèse, est la responsabilité du mari mondain dans les fautes de la femme qu’il n’a traitée qu’en objet de luxe et de passagère fantaisie, et quelquefois enfin le pardon, le pardon accordé à plein cœur, avec tendresse et avec larmes, — par ce mari qui, dans le fond, aime encore celle qui est tombée et ne se sent pas vis-à-vis d’elle la conscience bien en paix. — Mais, qu’on ne s’y méprenne pas cependant, ce pardon, dans les romans de Feuillet, est toujours un pardon in extremis, si la faute a été consommée ; il n’est jamais suivi d’une reprise de la vie commune qui, après une telle déchéance de la femme, eût révolté son chevaleresque honneur. Ainsi Marcelle de Targy, pardonnée avec amour, meurt dans les bras de son mari en recevant le premier baiser de miséricorde. Ainsi Jacques Fabrice, après avoir pardonné à sa femme, s’en va, seul, errer dans le jardin sombre hésitant, troublé — et finalement prend un revolver…

Ce plaidoyer continuel en faveur des femmes est sans doute un des motifs pour lesquels son œuvre a été tant aimé d’elles ; mais je ne crois pas que ce soit le seul, ni même, quoi qu’on en ait prétendu, le principal.

Et il faut vraiment qu’ils aient été bien sérieux, leurs motifs, — car il les a malmenées comme personne. D’abord les quelques monstres qu’il lui a plu de créer sont toujours féminins. On peut répondre, il est vrai, que ces monstres sont des exceptions ; mais je trouve intéressant de citer ici quelques phrases cueillies au hasard dans ses livres, et qui s’adressent à la femme en général ; celle-ci, par exemple : « Les femmes ont des malices subtiles et profondes dont elles gardent le secret », ou bien cette autre : « Les femmes sont à l’aise dans la perfidie comme le serpent dans les broussailles, et elles s’y meuvent avec une souplesse tranquille que l’homme n’atteint jamais » ; ou encore ce portrait de la Parisienne qui, du reste, ne nous est nullement présenté comme une charge : « Dans cette étrange serre chaude de Paris, l’enfant est déjà une jeune fille, la jeune fille est une femme et la femme est un monstre. Elle se conduit quelquefois bien, quelquefois mal, sans grand goût pour l’un ni pour l’autre, parce qu’elle rêve quelque chose de mieux que le bien et de pire que le mal. Cette innocente n’est souvent séparée de la débauche que par un caprice et du crime que par une occasion. » Des réquisitoires de cette violence, on en trouve partout dans son œuvre, et il est manifeste que, d’une façon absolue, il considère les femmes comme inférieures à nous, — excepté, bien entendu, dans ces admirables mouvements d’abnégation et d’héroïsme où elles nous dépassent, il est le premier à le reconnaître.

Mais il y a pis encore de sa part, et les femmes du monde sont trop fines pour ne l’avoir pas senti ; c’est qu’il connaît à fond leurs manèges, petits tours, futilités, mièvreries, comédies et singeries, et qu’il les dévoile — et les immortalise… Voici, par exemple, la douairière de Vergnes, venue avec sa petite-fille Sibylle faire visite à une ancienne amie et apprenant du concierge que cette dernière est morte depuis six semaines : « Ah ! mon ami, s’écrie-t-elle, qu’est-ce que vous me dites !… C’est vraiment inouï, ces choses-là !… Voilà la vie, ma chère enfant ! Eh bien, mon pauvre Jean, chez le pâtissier qui fait le coin de la rue Castiglione, vous savez ?… »

Réellement il faut tout admirer, dans ce court passage, qui est une merveille de niaiserie féminine et mondaine, l’exclamation du début, la petite réflexion philosophique à l’usage de Sibylle sur la fragilité de la vie, et, pour comble, ce : « mon pauvre Jean », ce ton, endeuillé du deuil de l’amie, que prend la douairière pour prier son cocher de la conduire chez le pâtissier de son choix. — Et l’œuvre de Feuillet en est remplie, de ces coups d’épingle, parmi lesquels j’ai choisi les moins sanglants…

Je crois qu’une des principales raisons pour lesquelles Octave Feuillet s’est vu pardonner tout cela par les femmes, c’est que, malgré tout, il les a faites irrésistiblement charmantes et que, dans ses livres, leur grâce demeure toujours souveraine.

Et enfin, il y a cette raison encore, c’est que les femmes ont en général du goût, beaucoup plus de goût que nous n’en avons nous-mêmes. Si l’on écrit un livre d’histoire, de science ou de morale, c’est le jugement des hommes qui compte ; mais, pour un romancier, il me semble que l’admiration des femmes est plus désirable, parce qu’elles conservent généralement plus de délicatesse que les hommes, et qu’elles n’en ont jamais la grossièreté.

Le Roman psychologique — je suis vraiment consterné d’avoir à prononcer ce mot pédant — a, lui aussi, de nos jours, mené grand bruit autour de sa personne et décrété, absolument du reste comme le Roman naturaliste, qu’en dehors de lui-même, rien ne valait… Et pourtant, après les remarquables maîtres de cette école, dans quel indigeste pathos sont tombés les médiocres qui les ont suivis !…

De ce que les romans d’Octave Feuillet ne rentrent pas dans la catégorie étiquetée psychologique, il serait aussi enfantin de dire qu’ils ne contiennent point de psychologie, que de conclure qu’il n’y en a pas non plus dans les œuvres de Racine ou de Shakespeare, parce que ces écrivains n’ont pas intercalé dans le dialogue tragique de longues dissertations sur les états d’âme de leurs personnages.

Les romans d’Octave Feuillet sont au contraire essentiellement des romans d’âme, de puissants romans d’âme ; ils le sont même presque uniquement, puisque la description, la mise en scène, y jouent un rôle si effacé. Ses moyens sont autres que ceux des auteurs dits : Psychologues et voilà tout. Les états d’âme de ses personnages, c’est le lecteur qui les dégage lui-même, et sans peine, je le déclare, des actes commis, des conversations échangées, quelquefois rien que d’une réplique brève, où d’un haussement d’épaules ou d’un demi-sourire.

C’est le procédé du théâtre, et il semble étonnant à première vue que ses pièces n’aient pas eu un succès aussi éclatant et aussi durable que ses romans ; mais cela tient sans doute à ce que, dans ses drames, il reste toujours trop fin, trop délicat, pas assez soucieux de l’optique théâtrale ; aussi, bien qu’il ait eu le sens dramatique à un degré rare, ses pièces ne sont-elles plus guère jouées que devant des auditoires restreints et choisis.

Elles vivront quand même, parce qu’elles seront toujours exquises à lire.

En vérité, dans tout ce qui précède, j’ai la frayeur d’avoir, pour ceux qui ne le connaîtraient pas, donné l’idée d’un Feuillet presque monotone ; car j’ai dit deux choses qu’il faudrait pouvoir atténuer comme il convient : d’abord, qu’il se ressemblait toujours à lui-même, ensuite qu’il soutenait toujours sa même thèse immuable.

Ce Feuillet-là serait pourtant bien loin du vrai, qui était infiniment divers. Son unité, qui consiste en un certain triage très exclusif des milieux et des sentiments qu’il aimait à peindre, — et surtout en une certaine très haute conception invariable de l’honneur, de l’amour et de la vie, — son unité, il l’enveloppe et la dissimule, comme sa thèse, sous les plus changeantes histoires ; alors, nous la constatons sans qu’elle nous gêne ; nous en prenons juste assez conscience pour avoir une foi sympathique en lui. Et puis, de temps à autre, il effleure d’un mot, d’une phrase profonde, mille choses qui semblaient tout à fait à côté de sa route habituelle ; alors nous sentons qu’en dehors de ses sujets préférés, il était capable de tout voir et de tout comprendre. Ainsi ces quelques lignes charmantes consacrées à ces maisons familiales que l’on ne conserve guère qu’en province : « C’est le vieux nid héréditaire, que les générations successives réparent mais ne changent pas. Quand on rentre, fatigué de la vie et désenchanté des passions, dans ces chers asiles, avec quel sentiment de paix et de bien-être on y respire les odeurs d’autrefois, avec quelle douce mélancolie on écoute les bruits familiers de la maison, ces voix mystérieuses, ces murmures, ces plaintes, qu’ont entendues nos ancêtres et que nos fils entendront après nous ! Il vous semble, au milieu de ces traditions continuées, que votre propre existence se prolonge dans le passé et dans l’avenir avec une sorte d’éternité. »

Tandis qu’il chemine, tout le long de son œuvre, en compagnie constante de gens du monde, s’amusant lui-même de tout le factice de leur vie, il garde l’œil ouvert sur les abîmes réels, sur tous les abîmes humains, et, par instants il nous en donne la vision inattendue et le vertige, en quelques mots sobres qui ont des dessous infinis.

Pour ne citer qu’un exemple, n’est-il pas étrange qu’elle soit de lui, cette sombre malédiction lancée par Philippe de Boisvilliers contre la jeune parente de province qui est sa fiancée depuis l’enfance : « C’est elle qui a prononcé dès le berceau l’arrêt de ma destinée : Tu vivras là et pas ailleurs… Tu tourneras toute ta vie dans ce cercle fatal, et tu y tourneras avec moi, tu n’auras d’autre amour que moi, d’autre épouse que moi, — et mes goûts seront tes goûts, et ma chambre sera ta chambre — et ma tombe sera ta tombe !… » Je ne crois pas qu’on ait jamais su parler avec un plus glacial effroi du mariage sans amour, de la vie à deux, enchaînée irrévocablement, au fond de quelque coin de province…

Son style, je voudrais n’en presque rien dire. À mesure qu’on avance dans son œuvre, on le trouve de plus en plus simple, clarifié, bref, incisif. Il n’emploie d’ailleurs, et il faut lui en savoir gré, que des mots français, ces vieux mots français qui suffisaient si bien à nos pères pour tout dire. Mais il semble qu’il ait dédaigné le style en lui-même, qu’il ne l’ait considéré que comme moyen et qu’alors il l’ait asservi comme tel. Et, l’asservir ainsi, c’était le comble de l’habileté, chez lui qui ne décrit jamais, qui jamais ne s’attarde à se bercer avec des musiques de mots ; chez lui qui fait jaillir tout le charme de son œuvre uniquement de la conversation de ses personnages, du froissement de leur caractère, du choc de leurs volontés et de leurs passions. Je pense qu’on pourrait comparer son style à la toilette de ces femmes, dont l’élégance, bien qu’excessive, est tellement discrète qu’on la remarque à peine.

Je crois que si Octave Feuillet pouvait m’entendre, il me saurait gré de ne parler qu’en dernier lieu de son esprit ; il devait le considérer comme secondaire, dans son œuvre dont la portée morale l’inquiétait avant tout. Et cependant ; qui a été plus spirituel que lui ! Il a de l’esprit même entre les lignes, et du plus fin, et du plus inattendu. Je sais deux ou trois de ses livres qu’un lecteur, désireux de s’amuser seulement, pourrait parcourir à cet unique point de vue sans perdre sa peine.

De temps à autre, il a des personnages qui sont, à eux seuls, des petites merveilles de comique contenu, latent, presque inexplicable. Ainsi, dans Un mariage dans le monde, nous apparaît cette comtesse Jules, une vieille cousine de province qui n’arrive au milieu de la famille qu’aux grandes circonstances, fait du crochet sans rien dire, répond d’un simple signe de tête aux questions qu’on lui pose, — et trouve le moyen d’être impayable avec si peu. Une seule fois elle ouvre la bouche, — et c’est alors pour dire l’énormité la plus impossible à prévoir et la plus charmante ; comme elle passe pour un dragon d’austérité, on lui a confié la garde de deux fiancés, qui se marient demain et auxquels il s’agit d’éviter toute occasion de tête-à-tête ; quand la mère, au collet très monté, lui demande si elle accepte bien les responsabilités de cette surveillance, elle fait : oui d’un signe de tête solennel, et ne souffle mot tant que s’entendent les pas de la dame qui s’éloigne ; puis gravement prend la parole : « Mes enfants, dit-elle, dans le mariage, il n’y a que la veille de bonne, et je ne veux pas vous en priver. Allez dans le bois, vous promener tous deux, mes chers petits… »

Et tant de sous-entendus légers, de demi-mots strictement corrects, qui sont irrésistibles !

On en rencontrerait à chaque page, de ces choses extra-spirituelles, qui insinuent tout, sans quitter le ton le plus élégant.

En ce moment, il est de mode, pour les superficiels et les médiocres, d’attaquer cruellement l’œuvre d’Octave Feuillet, parce qu’elle a été presque souveraine — hier ! Rien n’est si comique, même, que ce dédain avec lequel parlent de lui certains petits jeunes gens, qui se croient des auteurs pour avoir publié deux ou trois saugrenuités inintelligibles, dans ces feuilles éphémères consacrées aux déliquescences cérébrales du jour.

Un des reproches qu’on lui adresse, entre mille autres plus accablants, est celui d’avoir vieilli. C’est, en soi, le plus inique de tous les reproches, puisque tout passe ; et cependant c’est le seul que j’admette, au moins dans une certaine mesure. Eh bien, oui, il y a là du vrai ; peut-être a-t-il un peu vieilli, par endroits, bien qu’il se soit efforcé, avec une habileté surprenante, de se soustraire à cette loi dont il semble avoir eu la frayeur anticipée. Il a évité avec soin tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, pouvait donner une date à ses livres ; il n’a jamais dit un mot des actualités de son époque, il a osé à peine esquisser la mise en scène de ses drames, — et je ne sache pas surtout qu’il ait jamais risqué la description d’une crinoline ou d’un corsage à la zouave, comme en portaient, je crois, les belles de son temps. Il a fait tout ce qu’il fallait pour que ses romans ne fussent que de purs romans d’âme, de passion éternelle et toujours jeune. Et cependant, il a un peu vieilli. En y regardant de près, il me semble que c’est le langage de ses personnages qui, comme on dit, marque, insensiblement ; ses jeunes femmes s’expriment comme parlent aujourd’hui leurs mères ; pour être dans le ton du jour, il faudrait ajouter aux dialogues de Feuillet quelque chose que je ne sais comment nommer ici ; peut-être quelque chose que l’on prendrait — oh ! à très petite dose — chez ce moqueur, extra-spirituel aussi, et en avance sur son siècle, qui s’appelle Gyp…

Mais cette concession hésitante est la seule que je fasse à ceux qui le dénigrent, et j’ajoute qu’elle n’inquiète en rien mon affectueuse et complète admiration pour lui : les plus belles choses d’hier tombent toujours dans une défaveur momentanée ; mais elles reprennent leur charme ensuite, dès que ce hier, qui fait si vite, commence un peu à devenir le passé

Et maintenant j’ai dit de mon mieux ce que je pensais de son œuvre, et je m’effraie de l’avoir dit si imparfaitement.

Et je songe avec mélancolie à ce plus grand silence qui va se faire inévitablement sur lui, à la fin de cette journée, jusqu’au jugement de l’avenir… Oh ! je n’entends pas par ce mot l’avenir très lointain : qui ose y songer, à celui-là ; c’était bon aux œuvres antiques de traverser les immenses durées ; mais nos œuvres modernes seront toutes emportées vite… Non, j’entends seulement l’avenir très voisin, celui de demain qui arrive, le siècle prochain et voilà tout. Ce mystérieux XXe siècle va bientôt regarder dans le nôtre, pour y rechercher ce qu’il a eu d’un peu grand. Toute notre littérature, pour laquelle nous nous disputons si fort, va passer à ce crible des années, qui laisse tomber dans le vide sans fond les petites choses, la profusion des œuvres impersonnelles, banales, creuses, boursouflées d’habileté seule, pour ne retenir que celles qui valent… Eh bien, dans le crible, resteront ses œuvres à lui, parce qu’elles ont précisément cette profondeur que d’aucuns leur contestent ; parce qu’elles sont toutes vibrantes d’âme ; parce qu’elles sont pleines de vie, d’esprit et de charme ; — peut-être aussi, je me plais à l’espérer, parce qu’elles sont pleines d’honnêteté — et d’idéal !