Discours prononcé à la séance publique annuelle de l’Académie des sciences morales et politiques par M. Gréard

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Discours prononcé à la séance publique annuelle de l’Académie des sciences morales et politiques par M. Gréard
Revue pédagogique, second semestre 1888 (p. 481-501).

Nouvelle série. Tome XIII.
15 Décembre 1888.
N° 12.

REVUE PÉDAGOGIQUE

DISCOURS
prononcé
À LA SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES, PAR M. GRÉARD, PRÉSIDENT
le 1er décembre 1888.


[ Le discours prononcé par M. Gréard comme président de l’Académie des sciences morales politiques, dans la séance annuelle, le 1er décembre, à l’occasion de la distribution des prix, touche par plus d’un point aux choses de l’éducation. À côté de hautes leçons morales et d’aperçus philosophiques d’un intérêt général, il traite en un certain nombre de passages de questions spécialement scolaires. Ajoutons que plusieurs des lauréats de l’Académie ont été ou sont encore des collaborateurs de la Revue pédagogique, et que l’éminent orateur lui-même a fait quelquefois à notre recueil l’honneur de lui envoyer des articles. À ces divers titres, il nous a paru que la place de ce discours était marquée en tête de ce numéro, et nous remercions M. Gréard d’avoir bien voulu nous accorder l’autorisation de le reproduire. La Rédaction. ]

Messieurs,

C’est un honneur périlleux que d’avoir à rendre compte des résultats de vos concours. La difficulté n’est pas seulement de réunir un moment les compétences les plus diverses pour rendre à chaque lauréat la justice qui lui est due. Comment oublier que vous attendez tous avec impatience l’éloquente parole qui est la fête de cette journée ? J’essaierai de concilier le devoir qui m’est imposé avec le sentiment que je partage. Aussi bien n’est-ce qu’une sorte de procès-verbal général de vos décisions qu’il m’appartient de vous présenter.

L’Académie disposait cette année de dix-neuf prix ; deux prix du budget : c’est notre modeste dotation d’État ; les autres représentent le produit des libéralités qui constituent notre richesse. Nous éprouvons une satisfaction de gratitude à en relever l’importance. Nous aimons surtout à en signaler le caractère. Les dates de ces donations portent avec elles leur enseignement. Les premières remontent à l’époque où l’Académie a été reconstituée ; elles ont été déposées comme dans son berceau. Les autres se rattachent plus particulièrement à deux périodes : à celle qui a suivi l’explosion des idées de 1848 et à celle que nous traversons aujourd’hui et dont on ne saurait dire que le respect des traditions soit la faiblesse. Il n’est pas sans exemple que des exécuteurs testamentaires se présentent à nous, legs en main, et disent : « Faites-en ce que vous voudrez dans l’esprit de votre institution. » Mais d’ordinaire ces dons ont leur destination marquée. Si à l’origine on tenait pour suffisant d’en indiquer le but d’un mot, aujourd’hui on serre davantage les questions, qui nous étreignent elles-mêmes de plus près. Soit pour seconder les courants de l’opinion, soit pour aider à les redresser, on veut, avec vous et par vous, exercer une action.

Cette action, l’Académie n’en récuse point l’autorité. D’autres classes de l’Institut vivent plus ou moins dans le passé et sur le passé. C’est l’état social contemporain qui est le principal objet et la matière de vos travaux ; ce sont les spéculations philosophiques et morales, les sentiments, les intérêts au milieu desquels le monde moderne se développe et se transforme, dont vous suivez l’étude, observant le présent impartialement, dans ses misères comme dans ses grandeurs, à la lumière des lois éternelles, et travaillant à fonder l’avenir sur les bases chaque jour plus larges et mieux assurées de la raison et de la justice. À recueillir depuis soixante ans les programmes de nos concours, on retrouverait l’histoire des idées qui ont ému l’esprit public, profondément marquée de l’empreinte de vos fermes et libérales directions. Pour ne prendre que les sujets de cette année, — le pessimisme, la morale de Spinoza, la permanence des lois économiques, le revenu de la terre, la mer territoriale, les emprunts, la dette, les logements d’ouvriers, l’assistance dans les campagnes, — en est-il qui ne se rapporte à un de nos besoins les plus pressants, à une de nos préoccupations les plus prochaines, au péril d’hier ou au progrès de demain ? Et, dans cette variété de questions propres à solliciter toutes les vocations du talent, l’unique prescription que nous imposions, c’est de partir de l’analyse des faits, sans lesquels il n’y a pas de science, pour s’élever à la conception des principes en dehors desquels toute science demeure frappée de stérilité.

Ainsi l’entendent ceux qui nous apportent le fruit de leurs méditations et de leurs recherches. Rarement ils ont été plus nombreux et leurs travaux plus nourris. Cinquante-trois ouvrages, trente-huit mémoires formant un total de plus de seize mille pages, ont été soumis à votre examen. Pour nos donateurs, quel plus éclatant témoignage de l’efficacité de leurs bienfaits !

Et pourtant toutes les questions n’ont pas abouti. Vous avez prononcé quatre remises. Nous ne songeons ni à nous en étonner ni à nous en plaindre. Ces ajournements sont pour les concurrents une garantie, pour les concours une force. Quelque soin que nous prenions d’annoncer les sujets, il peut se faire que notre appel ne parvienne pas à ceux qu’il intéresse ou qu’il les trouve engagés en d’autres études. Parfois aussi il arrive que la question n’est pas saisie tout d’abord comme elle a été posée. Souvent enfin les plus laborieux ne se trouvent point prêts dans les délais. Que de fois ces renvois à correction nous ont valu des refontes heureuses et de remarquables achèvements !

C’est l’espoir que nous a laissé le concours ouvert par la section de morale pour le prix Bordin. Le sujet était la Morale de Spinoza. Sujet neuf à quelques égards pour la philosophie française, où Spinoza n’a pas fait école comme en Allemagne, — d’un intérêt singulièrement approprié aux controverses de la critique contemporaine, Spinoza étant le premier des penseurs modernes qui ait essayé de fonder une morale indépendante de toute foi dogmatique, sinon du sentiment religieux, — sujet d’une haute portée, car à l’examen des principes sur lesquels repose l’Éthique il s’agissait d’ajouter l’étude de l’influence qu’elle a exercée. Le danger était de faire aux préliminaires métaphysiques une place trop restreinte ou trop considérable, et de ne suivre les effets du spinozisme qu’à travers l’histoire de la philosophie. Aucun des trois mémoires qui nous ont été envoyés n’a évité ces écueils. Mais deux d’entre eux, déjà distingués, nous reviendront sans doute dans dix-huit mois, revisés et complétés comme ils méritent de l’être.

L’ajournement de celui des prix du Budget qui appartenait à la section d’histoire ne se présente pas dans des conditions aussi heureuses. Il y a quatre ans, sous les auspices de M. Vuitry, l’Académie a entrepris de continuer la publication des Ordon nances des rois de France. Déjà plus de douze mille actes ont été recueillis ; et grâce à la diligence passionnée de M. Picot, non seulement l’impression des titres des « Actes du pouvoir souverain sous François Ier » est parvenue à l’année 1534, mais une table analytique permet au chercheur de se frayer rapidement sa voie. C’est le dépouillement de ces richesses que la section d’histoire provoquait, en proposant l’étude de l’Administration royale sous François Ier. Elle ne demandait pas, est-il besoin de le dire ? une histoire du règne ; mais il lui avait paru que les Actes royaux offraient un cadre nouveau pour dresser le tableau des grandes institutions judiciaires, administratives et financières qui datent de cette époque, et en expliquer le jeu par un judicieux groupement des faits. — Le seul mémoire que nous ayons reçu n’a point répondu à ce programme. Le crédit afférent au prix se trouve ainsi annulé faute d’emploi. Mais le sujet a été main tenu pour un concours spécial que nous aurons tout à l’heure à faire connaître. Nous avons la confiance que quelque disciple de notre jeune école historique saura tirer parti de ce trésor créé par l’Académie. Œuvre de science, le travail qu’elle appelle est en même temps une œuvre de patriotisme éclairé. Dans ces vieilles institutions respire l’âme de la France, âme trop mobile parfois, hélas ! et que le souffle des passions emporte, mais qui, à travers toutes les vicissitudes, conserve, indestructible, son fonds héréditaire de rectitude et de bon sens.

Aucun mémoire n’a été déposé pour le prix Odilon Barrot (section de Législation) ni pour le prix Rossi (section d’Économie politique). Il ne sera peut-être pas inopportun d’en rappeler les sujets.

En invitant à une étude sur les résultats de la protection industrielle, la section d’Économie politique n’a pas l’intention de renouveler une discussion entre les défenseurs de la protection et les disciples de la liberté. Il n’y a plus guère à revenir sur les arguments de raison que depuis un siècle ces adversaires s’opposent sans se convaincre. C’est dans l’expérience qu’il faut chercher la lumière, dans les comptes des gains réalisés par les bénéficiaires de la protection et des sacrifices subis par les consommateurs qui en supportent les charges ou par l’État. N’arrivât-on pas à établir du premier coup cette balance du doit et de l’avoir, un ensemble raisonné d’indications, même approximatives, résultant de l’examen des conditions économiques du marché, contribuerait à éclairer le problème qui met aux prises les passions des peuples en même temps que leurs intérêts.

Le sujet du prix Odilon Barrot est l’histoire du droit public et privé dans la Lorraine et les Trois-Évêchés. La section de Législation se propose d’appeler successivement le concours sur chacune de nos anciennes provinces. Si la Lorraine est la première région dont elle ait fait choix, c’est d’abord parce qu’elle est une de celles où aucune entreprise de ce genre n’a été tentée. Faut-il indiquer d’autres raisons ? Il est constant que certains coutumiers germaniques, notamment le Miroir de Souabe, ont pénétré en Lorraine au moyen âge, mais que pour être appliqués, ils durent être traduits en français. C’est en français que sont rédigés les documents considérés comme les plus anciennes sources du droit lorrain. Qu’il n’y eût pas de règle commune à la province el que chaque contrée eût ses coutumes propres, cela ne semble point matière à discussion. Mais quel était l’esprit général de ces populations enfermées entre la Meuse et le Rhin ? De quel côté les portaient leurs affinités naturelles, leurs inclinations raisonnées ? Est-ce en France, est-ce en Allemagne qu’elles cherchaient la règle de leurs mœurs et l’appui de leurs intérêts ? Avaient-elles le sentiment du particularisme dans lequel s’enfermaient certains pays voisins ? Ce que l’Académie demande sur ces divers points, c’est une investigation appuyée sur d’irrécusables témoignages, contrôlée avec scrupule, prise de haut, suivant les règles de l’érudition française, qui ne place rien au-dessus du respect de la vérité.

J’en ai fini avec l’indication des résolutions d’ajournement. J’arrive à la liste, beaucoup plus longue, des prix et des récompenses que vous avez attribués.

La section d’Économie politique en a la plus large part : un des deux prix du Budget, un des deux prix Bordin, le prix Rossi et le prix Léon Faucher.

Le prix Léon Faucher avait pour sujet les Variations des prix et du revenu de la terre depuis un siècle. A la la suite de Ricardo, un certain nombre d’économistes anglais et allemands ont posé en règle que la rente de la terre s’élève d’un mouvement presque mécanique, au fur et à mesure que se développent la population et les capitaux. Les socialistes de tous les pays ont abusé de cette règle pour essayer de prouver que l’ouvrier était voué à la misère fatalement, et formuler des conclusions contre la légitimité de la propriété foncière. C’est l’honneur de l’école française d’avoir soumis la loi de Ricardo à l’épreuve des faits, dégagé l’élément de vérité qu’elle renferme, et détruit du même coup les utopies qu’on s’était ingénié à en faire sortir. Dans son opuscule sur les modes de culture, Hippolyte Passy avait établi que l’ordre de fertilité des terres est souvent modifié d’une époque à une autre tant par les progrès de la culture elle-même que par ceux du commerce et de la richesse. M. Daniel Zolla, professeur à l’École d’agriculture de Grandjouan, a fait de cette thèse une démonstration complète et décisive. Joignant des informations agronomiques étendues à une connaissance très sûre des principes économiques, son mémoire, en même temps qu’une enquête approfondie, est une œuvre doctrinale de sérieuse valeur. L’Académie lui décerne le prix.

Ce qui donne confiance dans les résultats d’une science qui, écartant toute prévention théorique, tire sa force de l’observation, c’est que les faits sont l’expression des lois qui régissent la nature et l’humanité. Telle est la conclusion à laquelle devait ramener l’étude ouverte pour le prix Rossi sur la permanence des lois économiques dans l’antiquité. De tout temps l’homme a dû demander au travail le moyen de pourvoir à son existence. Les grandes lois économiques ne sont que des rapports de cause à effet. Il était donc impossible que les anciens n’en eussent pas appliqué les principes. Pour ceux qui ont vieilli dans le culte de l’antiquité, il n’est pas sans intérêt de constater en outre qu’ils ont connu quelques-uns de ces principes et que, dans ces sciences qui se font honneur parfois d’être nées d’hier, comme en tout le reste, les Grecs, ces maîtres souverains de la philosophie, des lettres et des arts, ont été, par la bouche d’Aristote et de Xénophon, les premiers interprètes de la raison universelle. Parmi les trois mémoires qui ont été déposés, l’un d’eux a marqué, dès l’abord, sa supériorité, L’auteur, M. Léon Smith, possède bien les éléments du sujet. Sa méthode, comme son savoir, dénotent un esprit judicieux et ouvert. L’Académie lui accorde le prix. Elle attribue une mention honorable à M. J. Chastain, professeur au lycée de Nice, qui, dans le n ° 1, à défaut d’une exposition suffisamment serrée et concluante, a fait preuve d’érudition et de sagacité.

De concert avec la section d’Histoire, la section d’Économie politique, avait indiqué pour le prix du Budget l’Exposé des origines, de la formation et du développement, jusqu’en 1789, de la dette publique en France. L’ancien régime n’a connu ni l’unité d’administration, ni la publicité des actes administratifs ; et quand on sait quelles difficultés les économistes éprouvent aujourd’hui à calculer le total des dettes de l’État, on ne peut être surpris que les historiens aient tant de peine à reconstituer celles de la monarchie absolue. On peut dire que la dette perpétuelle date de François Ier et de la création des rentes sur l’Hôtel de Ville. Déjà au temps de François II, Michel de l’Hôpital estimait que le Trésor devait 43 millions. Un siècle et demi plus tard, à la mort de Louis XIV, ce chiffre montait, d’après le calcul le plus autorisé, à 3,460 millions. À la veille des États généraux, il était de 4, 812 millions. Le chiffre de 1715 est moins élevé que celui de 1789. Néanmoins la charge était plus lourde, parce que le taux de la monnaie ayant changé, la dette de Louis XIV représentait un poids de métal fin plus considérable que celle de Louis XVI et aussi parce que la richesse de la France, ayant augmenté au XVIIIe siècle, était plus capable de supporter le fardeau. Il s’agissait d’expliquer le mouvement complexe de cette progression. Des trois mémoires qui ont été déposés, aucun n’est sans mérite, mais un seul, le n° 1, abondamment fourni de faits, s’est approche du but assez près pour mériter une récompense, presque le prix. Allégé de certains développements, ce travail, s’il est publié, prendra un rang très honorable à côté des ouvrages qui font autorité en la matière. L’Académie décerne à l’auteur, M. Pasquier, professeur d’histoire au lycée Saint Louis, une médaille de quinze cents francs.

Entre la dette et l’emprunt le rapport est étroit et il semble que leur histoire se confonde. Mais la section d’Economie poli tique avait donné à la question de l’emprunt un caractère nouveau. Il s’agissait d’examiner, non le fond, mais la forme des emprunts publics opérés aux XVIIIe et XIXe siècles dans les trois pays qui étaient, au XVIIIe siècle surtout, les maîtres du crédit européen, la France, l’Angleterre et la Hollande, et de montrer quelle avait été sur cette forme l’influence des institutions et des mœurs. Les deux facteurs de l’emprunt ont été et seront toujours la nécessité publique et l’intérêt privé : la nécessité que les gouvernements s’imposent en vue de certaines entreprises ou à laquelle ils se laissent réduire par imprévoyance ; l’intérêt, que les particuliers exploitent au mieux de leurs ressources. Mais ils n’en peut aller dans une monarchie absolue comme dans une monarchie tempérée, dans une monarchie tempérée comme dans une république. Le tableau des procédés suivis pour les emprunts depuis deux siècles nous montre : en Hollande, les grandes villes, formées en confédération, apportant à la conduite des finances de l’État les habitudes du commerce, combinant leurs opérations coloniales dans le secret, abusant de leur or pour fomenter l’intrigue dans les cabinets de l’Europe, succombant bientôt sous le poids de la défiance qu’elles ont amassée, non moins que sous la masse des engagements qu’elles ont contractés, glissant d’expédients en expédients et ne se relevant que le jour où le nouveau crédit se fonde, à l’inverse de ce qui avait paru faire la force de l’ancien, sur le contrôle public d’un parlement libre ; — en Angleterre, la bourgeoisie, maîtresse de la richesse mobilière, imposant ses conditions aux ministres emprunteurs et surveillant l’emploi de ses fonds, mais peu à peu, dans l’ivresse de la puissance, laissant les emprunts s’accumuler sans souci de la fortune publique qu’ils compromettent, revenant plus tard à la sagesse avec une égale force de réaction et s’attachant à ces deux principes devenus les lois du crédit britannique : la régularité de l’amortissement et la substitution de l’impôt à l’emprunt ; – en France, les rois disposant, trop souvent selon leur bon plaisir, de l’aisance de leurs sujets, les financiers, endosseurs de l’emprunt, jouant avec les contrôleurs généraux à qui se trompera le mieux, sans pitié pour ceux qui paient ; puis, sous l’influence d’un Turgot, d’un Necker, de cette école de bons citoyens que le souffle de 1789 fit sortir de tous les rangs de la société, l’esprit public se réformant lui-même, s’éclairant, par la connaissance plus répandue des lois économiques, sur les garanties réciproques des contrats de prêt, et arrivant aujourd’hui à cette doctrine simple et claire : que tout emprunt consenti entre un gouvernement et un citoyen doit prévenir les erreurs comme les tromperies et ne cacher pour personne ni piège ni fraude. — Il semble que l’Académie avait le droit de compter sur ce caractère psychologique et moral du sujet pour attirer les concurrents, et c’est celui qui semble avoir le moins frappé leur esprit. L’observation en avait déjà été faite à la première échéance du concours, en 1885. Les deux mémoires présentés à nouveau sont restés dans l’esprit trop restreint de leur rédaction première ; mais ils ont été heureusement améliorés sur un certain nombre de points. L’Académie accorde à chacun de leurs auteurs, M. Jacques de Reinach et M. Léon Poinsard, une récompense de mille francs.

La section de Législation avait pris sous son patronage un intérêt national d’un autre ordre, en provoquant une étude sur la mer territoriale, c’est-à-dire sur le principe de la souveraineté et les conditions légales de la navigation dans les eaux qui en dépendent. Il y a moins de deux cents ans, les peuples qui devaient leur fortune au commerce maritime, les Portugais, les Hollandais, les Espagnols et les Anglais, s’arrogeaient, sur les différentes parties du globe, la pleine et absolue propriété des eaux dont ils avaient frayé la route. Le droit public universel reconnaît aujourd’hui que la haute mer n’appartient en propre à personne et que les pavillons de toutes les nations souveraines y ont, au même titre, la liberté de circulation. Il est également admis, de l’assentiment commun, que la mer qui baigne les côtes d’un pays appartient à ce pays, si elle lui sert de frontière. Mais cette dépendance constitue-t-elle une propriété semblable à celle qui s’exerce sur le littoral même, ou seulement un droit qui entraîne la faculté d’accomplir certains actes de préservation ? Si cette dernière interprétation est celle qui prévaut dans les écrits des publicistes contemporains, nul jusqu’ici n’en a définitivement établi les principes. Quelle est l’étendue de la zone territoriale ? Peut-elle être fixée mathématiquement, comme on le faisait jadis, à la distance déterminée d’un certain nombre de milles, ou, suivant les théories plus justifiées de la science moderne, sa limite n’est-elle pas subordonnée au perfectionnement des ressources de la défense ? Quelles doivent être, d’autre part, les règles du droit international sur la propriété et la libre navigation en temps de paix et en temps de guerre, non seulement des détroits propre ment dits, mais encore des détroits artificiels comme le canal de Suez ? Tel est le large champ d’investigations qu’ouvrait le concours. L’Académie, appréciant dans le mémoire qu’elle a reçu le fond solide des études juridiques, l’étendue des recherches, la justesse des observations courantes et des conclusions partielles, lui attribue une récompense de mille francs. L’auteur est M. Imbart-Latour, docteur en droit.

Il appartenait aux sections réunies d’Économie politique et de Législation d’examiner les titres des candidats au prix fondé par M. Wolowski en faveur du meilleur ouvrage de droit publié dans les six dernières années. Grâce à des accumulations d’intérêts arriérés, la somme disponible était de cinq mille francs. Trois médailles sont accordées : une de mille francs, deux de cinq cents francs. Les médailles de cinq cents francs sont décernées : l’une, à M. Lehr, pour ses Éléments de droit civil anglais, dont les jurisconsultes les plus autorisés de l’Angleterre tiennent en grande estime l’exactitude et la clarté ; l’autre à M. Edmond Villey, professeur à la Faculté de droit de Caen, déjà lauréat de l’Institut, pour son Cours de droit criminel. La médaille de mille francs est attribuée à M. André Weiss, professeur agrégé à la Faculté de droit de Dijon qui, dans un traité élémentaire de Droit international privé, a exposé avec netteté toutes les questions relatives à la nationalité et à la condition des étrangers. Mais, dès l’abord, le jury avait placé hors de pair le Précis de droit commercial de MM. Lyon-Caen et Léon Renault, professeurs à la Faculté de droit de Paris. Cet ouvrage, composé de deux volumes renfermant plus de deux mille pages, est un Manuel, au sens le plus élevé du mot : tous les renseignements de doctrine et de jurisprudence, propres à élucider le Code de commerce, y sont réunis avec la simplicité d’appareil qui est le caractère de la science sûre d’elle-même. L’Académie lui décerne le prix, dont la valeur est de trois mille francs.

Un jour qu’on demandait à Victor Cousin pourquoi il avait réservé à la philosophie ancienne le bénéfice de sa fondation, il répondit dans son grand langage : « Je veux qu’on retourne sans cesse aux autels des dieux ; on honorera toujours assez les idoles modernes. » — La section de philosophie n’a pas entendu honorer les idoles modernes en ouvrant un concours sur la question du Pessimisme ; mais elle a cru utile de soumettre à la critique un système dont les adeptes ne seraient pas éloignés de faire une religion. « Le mieux pour l’homme est de ne pas naître, et, quand il est né, de mourir jeune », a dit le tragique grec ; et l’écho de cette plainte mélancolique a traversé les siècles, retentissant dans l’âme du poète épris de l’idéal ou dans l’intelligence du penseur qu’attire le mystère de l’inconnu, répété après eux, sous le coup de la douleur, par tous ceux qui ont subi l’épreuve des souffrances ou des amertumes de l’existence. Mais jamais encore on n’avait entre pris d’ériger en une conception doctrinale ce sentiment des misères humaines. Léopardi se plaît à chanter que c’est pour l’homme une triple illusion de chercher le bonheur soit dans la vie présente, soit dans une vie future, soit dans la vie collective et progressive de l’humanité. Tout l’effort de la logique de Schopenhauer porte sur la démonstration qu’il veut faire que l’homme doit être malheureux ; et, comme par un surenchérissement de ténébreuse et cruelle métaphysique, M. de Hartmann prononce qu’en réalité l’homme est malheureux. Peut-être sommes-nous plus libres que d’autres pour apprécier le vice logique du système et le danger des ruines qu’il accu mule dans la conscience. Le pessimisme a engendré le nihilisme en Russie et, en Allemagne, il soutient le socialisme. Chez nous, il n’a produit qu’une littérature d’oisifs, non sans talent parfois, mais sans autorité. C’est un mal qui n’est point français. Les rêves obscurs et malsains dont il se nourrit répugnent à notre esprit national, alerte et vaillant, qui n’est à l’aise que dans l’activité et la lumière. Contre ces désolantes glorifications du néant, élevées à la hauteur d’un dogme philosophique et social, le remède le plus sûr sera toujours le sentiment du devoir et ses clartés sereines, du devoir raisonnablement et courageusement accompli. L’erreur fondamentale des doctrines du pessimisme est de prétendre construire une métaphysique en dehors de la morale. Si le mal peut avoir sa théorie, le bien aussi a son principe. En provoquant l’examen de la théorie du mal, c’est le principe du bien dont, par une analyse contradictoire, les concurrents étaient appelés à sonder, après les maîtres, la profondeur et la solidité. L’espoir de l’Académie n’a pas été complètement satisfait, puisque le prix n’est pas décerné. Mais des sept mémoires produits, quatre ont été réservés : deux pour des mentions honorables accordées : l’une au n° 3, M. Henri Lauret, professeur de philosophie au lycée d’Angoulême, qui s’est fait remarquer par une exposition sensée, pénétrante et fine des idées de Schopenhauer et M. de Hartmann, l’autre au n° 5, M. Léon Lescaur, dont l’Académie a distingué la vive intelligence et le talent de discussion facile, de belle humeur, très littéraire. Le n° 1, qui témoigne aussi d’une plume élégante et exercée, porte en même temps la marque d’un esprit élevé, sage et délicat, très versé dans la méditation des idées qu’il discute, très pénétré du sentiment douloureux qu’elles inspirent. L’auteur est M. Metman, ancien magistrat, avocat à Dijon ; une médaille de deux mille cinq cents francs lui est décernée. Même récompense est attribuée au n° 7, M. Léon Jouvin, sous-inspecteur de l’enseignement à Paris. Inégal, mal gardé contre certaines intempérances, mais très vivant et très substantiel, son mémoire demeure, par l’ampleur et la netteté de l’argumentation comme par la fortifiante gravité des conclusions, un des travaux que l’Académie se sait gré d’avoir suscités.

S’il est quelque chose qui puisse contribuer à donner de la vie une idée saine, c’est assurément le sentiment de la solidarité sociale et l’intelligence du devoir qui s’impose à chacun de travailler au bonheur de tous. La condition des classes ouvrières a été de tout temps l’une des préoccupations les plus vives de l’Académie. Dans quel esprit, vous le savez. L’auteur de l’Ouvrière le définissait, il y a trente ans, avec une précision heureuse : « La question à résoudre est celle-ci : sauver l’ouvrier par lui-même. » Or, parmi les moyens de faire naître dans le cœur de l’homme le goût de se moraliser, je ne sais s’il en est de plus efficace que l’amélioration du milieu où il est appelé à vivre. C’est de cette pensée que s’est inspirée la section de Morale en proposant l’étude des logements d’ouvriers dans leurs rapports avec l’esprit de famille. Créer le foyer, c’est créer la famille. Les anciens avaient fait du culte du foyer la base de la religion. L’âme du foyer est douce et bienfaisante à ceux qui en entretiennent l’amour et le respect. En invitant à l’esprit d’ordre, en inspirant le goût de la prévoyance, en resserrant le lien des affections, le foyer transforme les habitudes, discipline les sentiments, fait germer les vertus. Petites vertus, si l’on veut ; mais ce sont ces vertus de tous les jours qui soutiennent la famille, et, avec la famille, la société. Celui qui, par les exemples donnés et pratiqués autour de lui, enfant, époux et père, aura compris le bienfait de l’autorité, la dignité de l’obéissance, les salutaires devoirs des hiérarchies nécessaires, celui-là ne sera jamais tenté de prendre pour règle ! a formule du blasphème et de la révolte : « Ni Dieu, ni maître. » La section de Morale a regretté que sa pensée n’ait pas été suffisamment comprise. Des trois mémoires sur lesquels s’est arrêtée son attention (les trois autres étant restés trop en dehors du sujet), l’un a pris la question en économiste, l’autre en architecte, le dernier en juriste. Sans doute il n’était pas sans intérêt d’établir ce qu’une statistique étendue à tous les états, à toutes les villes, et, dans les grandes villes, à tous les quartiers, peut nous apprendre sur la déplorable organisation des logements d’ouvriers. Encore moins devions-nous être indifférents à l’exposé des règles techniques suivant lesquelles cette organisation a besoin d’être réformée, pour donner satisfaction aux conditions d’une orientation salubre, d’un aménagement commode, d’une indépendance sans isolement et d’un rapprochement sans promiscuité. C’était enfin une diversion heureuse que de nous montrer, pour rendre à la vie de famille son attrait, les dangers et les vices du célibat, en s’appuyant sur le vœu du législateur. Mais c’est à l’étude de l’action morale du foyer domestique que nous aurions voulu voir ramener ces aperçus juridiques et ces observations de métier. Cependant il est un mérite commun aux trois mémoires qu’il est bon de relever. Tous ils repoussent avec énergie l’indiscrète intervention de l’État. Chacun d’eux se distingue, en outre, par des mérites propres que la section a jugés dignes de récompense. L’Académie, tenant compte au n° 1 de la richesse de son inventaire, accorde à l’auteur, M. Antony Rouillet, une médaille de cinq cents francs. Elle décerne deux médailles de mille francs : l’une, à MM. Müller et Cacheux (n° 5), dont les plans bien étudiés jettent sur ce qu’ils appellent, dans leur langue d’hommes d’affaires, le côté pratique du sujet, d’utiles lumières ; l’autre, à M. Charles Berteaux, docteur en droit, procureur de la République à Romorantin (n° 7), à qui le temps sans doute a manqué pour assurer à son mémoire la tenue de composition et la force d’expression qui donnent à la pensée tout son relief, mais dont l’esprit droit et ouvert a bien saisi certains traits du sujet, et qui en résume avec accent l’idée essentielle, lorsqu’il dit : « Au milieu qui tue la famille substituons un milieu qui la vivifie. »

En même temps qu’elle appelait l’attention publique sur l’un des moyens de relever l’existence morale des ouvriers dans les villes, l’Académie choisissait pour sujet du prix quinquennal de dix mille francs fondé par le baron de Beaujour : l’Indigence et l’Assistance dans les campagnes. Quelle était, il y a cent ans, quelle est aujourd’hui la condition des populations rurales ? Quelle part leur a été faite dans nos lois d’assistance ? Quelles réformes nouvelles y aurait-il lieu de poursuivre ? Même pour ceux à qui il ne déplaît point de médire de leur temps, il serait difficile aujourd’hui d’évoquer sans invraisemblance l’image du paysan de La Bruyère. L’augmentation croissante des salaires agricoles, la diffusion de l’instruction, la vulgarisation des meilleurs engins de culture, le développement des voies de transport qui font circuler dans l’économie du corps social le produit du travail comme un sang nourricier, tous ces progrès dont le bénéfice s’est étendu aux régions jadis réputées inaccessibles, ont profondément modifié le sort de l’ouvrier rural. Tout autre est d’ailleurs la misère des villes et la misère des campagnes. A la ville, la misère, trop souvent greffée sur le vice et entretenue par le désordre, transmise de génération en génération comme une lèpre, a je ne sais quoi de douloureux qui glace le cœur même de ceux qui la soulagent. Soit qu’elle s’étale, soit qu’elle se cache, on sent qu’elle a des profondeurs incurables, et le contraste du luxe au milieu duquel elle se perpétue en rend le spectacle plus saisissant. A la campagne, on l’a dit avec finesse, ce qui se <nowki/> rencontre, c’est la pauvreté, ce n’est pas le paupérisme. A la campagne, point de misère inconnue, innommée, point de ces affairements de la vie urbaine, de ces distances qui creusent l’abîme entre celui qui manque du nécessaire et celui qui jouit du superflu. La main secourable est proche et toute prête à se tendre, offrant, avec le secours, les moyens de relèvement. Et puis, la nature aussi est là avec ses grandes lois de renouvellement, bonne conseillère pour tous, qui rappelle aux uns les souffrances du chômage, et empêche les autres de s’aigrir dans le sentiment de leurs maux par l’espérance du travail renaissant avec les jours meilleurs ; n’est-il pas enfin jusqu’au soleil qui, dissipant ce que la langue vulgaire appelle d’un mot si expressif la misère noire, fait pénétrer dans les plus humbles chaumières son rayon de santé et de gaîté ? Cependant il est à la ville, comme à la campagne, des enfants, des malades, des infirmes ; et l’intérêt national, non moins que la charité, commande que l’assistance leur vienne en aide. Mais quel sera l’organe de cette assistance ? Est-ce l’État seul qui doit en assumer la charge ? ou dans quelle mesure peut— il y participer ? Il n’y a pas bien longtemps encore qu’une école plus généreuse qu’éclairée essayait de remettre en honneur ce principe, éclos aux premiers jours de la Constituante, dans des imaginations égarées par l’amour de l’humanité : « Tout homme a droit à la subsistance : l’État paie cette dette nationale. » La raison publique s’est détachée de ces chimères. La charité légale, a-t-on dit avec une haute sagesse, ouvre des sources de misère plus abondantes que celles qu’elle peut fermer. Non seulement, en énervant les ressorts du travail et des vertus qui s’y rattachent, elle n’arriverait qu’à appauvrir le pays, mais elle détruirait au fond des cours le germe des sentiments qui assurent la cohésion et font la force morale d’une nation. A l’individu, d’abord, de payer sa dette envers son semblable dans la mesure où il le peut ; à l’association de soutenir l’individu dont les efforts sont impuissants ; à la commune, au canton, au département d’exercer autour d’eux une sage et bienfaisante tutelle par les institutions de prévoyance, de secours et d’hygiène qu’il est en leur pouvoir de créer ou d’encourager, en laissant aux diverses assemblées qui les représentent la responsabilité du bien à accomplir en même temps que la satisfaction du bien accompli. Quand, à tous les degrés, chacun a épuisé ses ressources et fait son œuvre de fraternelle activité, c’est alors seulement que, dans un intérêt général insuffisamment garanti, l’État a le devoir d’intervenir. Ainsi peut-il espérer de faire le bien sans courir le risque d’en voir sortir le mal ; ainsi seront fortifiés les liens de la société qu’une fausse application de l’assistance systématiquement organisée aboutirait à détendre, sinon à briser. Cette doctrine, que nous avons déjà relevée dans les mémoires sur les logements d’ouvriers, est également le fond de tous ceux qu’a produits le concours du prix de Beaujour. Au témoignage des membres de la commission, ce concours a été supérieur. Sur huit mémoires reçus, six obtiennent une récompense. Il est accordé : une mention honorable à M. Georges Saunois de Chevert (n° 7), à qui l’Académie sait gré des monographies d’institutions charitables dont son travail est semé ; une mention très honorable (n° 1) à M. Antony Roulliet, déjà mentionné dans un autre concours, dont les laborieuses analyses révèlent une fois de plus un esprit exact et nourri. Des vues personnelles, développées avec abondance, soutenues avec feu, ont mérité au n° 8, dont l’auteur est Mme Clémence Royer, une médaille de mille francs. Avec le n° 5, qui appartient à M. Chevallier, professeur d’économie politique à l’Institut national agronomique, nous nous élevons encore d’un degré : une science mûrie tant par l’étude des principes que par l’observation des faits, un sens juste, une langue simple, l’auraient peut-être, malgré de regrettables lacunes, désigné pour le prix dans une année moins riche ; il lui est décerné une médaille de trois mille francs. Une récompense d’égale va leur est donnée au n° 2, M. Léon Lallemand, avocat à la Cour de Paris, dont le travail, malheureusement trop court sur l’objet spécial de la question, mais bien ordonné, solide et précis, a déjà la fermeté d’un livre. Enfin une récompense plus haute, une médaille de cinq mille francs, a paru nécessaire à l’Académie pour signaler dignement à l’opinion publique le n° 4, dont l’auteur est M. Hubert-Valleroux, avocat à la Cour de Paris. Si la passion l’anime, si la polémique l’entraîne çà et là avec quelque excès, son œuvre dans l’ensemble est méthodique, élevée et forte ; elle aurait suffi pour honorer le concours.

Ce ne sont pas non plus les concurrents qui ont fait désaut pour le prix Joseph Audiffred. Le prix de cinq mille francs est attribué pour ses trois volumes : La Première invasion prussienne, Valmy, la Retraite de Brunswick, à M. Arthur Chuquet, un des plus brillants représentants de notre histoire militaire. Très exactement informé en tout ce qui touche aux premières guerres de la Révolution française, M. Chuquet a eu le talent de se montrer neuf dans des récits où il était difficile de l’être et la sagesse de rester impartial dans un sujet où il serait excusable de ne l’avoir pas été. Un reliquat permettant d’accorder en outre quelques médailles, la commission a distingué : pour une médaille de deux mille cinq cents francs, M. l’abbé Camille Rambaud, directeur d’un orphelinat à Lyon, qui, dans un livre d’Économie sociale ou Science de la vie, traite toutes les questions relatives aux rapports du patron avec l’ouvrier, avec indépendance, patriotisme et bon sens ; pour une médaille de mille francs, M. Alexandre Martin, chargé de cours à la Faculté des lettres de Nancy, dont l’ouvrage, intitulé l’Éducation du caractère, analyse avec finesse les divers éléments qui peuvent concourir à assurer à l’enfant la rectitude et la fermeté des sentiments ; pour trois médailles de cinq cents francs chacune, M. Duverger, professeur à la Faculté de droit de Paris, qui dans l’Athéisme et le Code civil, établit victorieusement que ni l’athéisme positiviste, ni l’athéisme idéaliste ne saurait donner un fondement au devoir, M. Arthur Raffalovich, dont les études sur le logement de l’ouvrier et du pauvre, solides et intéressantes, auraient pu prendre rang dans le concours dont nous venons de rendre compte, M. Louis Vignon, auteur de la France dans l’Afrique du nord (Algérie et Tunisie) qui, par ce volume comme par celui qui l’a précédé sur les Colonies françaises, a heureusement contribué, suivant les termes du testament de Joseph Audiffred, « à faire connaître et aimer la patrie ».

Nous avions à appliquer pour la première fois le prix Thorel. Dans sa longue carrière de délégué cantonal à Paris, M. Thorel avait appris ce que vaut l’œuvre simplement accomplie d’un esprit juste, d’un cœur droit. Il savait qu’à l’école les gros livres, comme les grandes leçons, ne sont pas ce qui pénètre le plus sûrement dans l’intelligence de l’enfant. Il se défiait des manuels de pédagogie. Quelques pages d’une inspiration saine, voilà, à défaut d’une œuvre distinguée, ce qu’il avait en vue d’encourager. L’œuvre distinguée s’est rencontrée, et il nous semble que M. Thorel aurait donné sa pleine adhésion au jugement qui a accordé une médaille de mille francs à M. E. Anthoine, ancien inspecteur général de l’enseignement primaire, pour son livre : A travers nos écoles, souvenirs posthumes. L’Académie française avait remarqué ce recueil d’études morales et littéraires, de notes d’inspection prises sur le vif, de conseils pratiques et presque de confessions personnelles, d’un sentiment si fin, d’une grâce si délicate. Les règlements ne lui permettaient pas de décerner un prix Montyon à un écrivain qui ne lui avait pas fourni l’occasion de le récompenser avant sa mort. Elle a du moins contribué à le désigner à l’Académie des sciences morales, qui se félicite de pouvoir acquitter ainsi une double dette.

Grâce à la libéralité de M. Halphen, l’instruction primaire avait droit à une autre faveur. Sur des ressources ajoutées aux annuités triennales, elle a pu faire honneur à une institutrice, aujourd’hui inspectrice générale, Mlle Lucquin, qui, pendant plus de trente ans, a dirigé à Lyon une École professionnelle justement citée comme école modèle. Une médaille de douze cents francs lui est accordée. Le prix, d’une valeur de quinze cents francs, ne pouvait être disputé à un homme qui, après avoir marqué sa place dans l’enseignement secondaire, s’est élevé au premier rang parmi les interprètes les plus autorisés des besoins de l’enseignement populaire, M. l’inspecteur général Vessiot. Deux livres d’une remarquable valeur pédagogique, l’Éducation à l’école et l’Enseignement à l’école, une Revue (l’Instituteur) qui, depuis deux ans à peine qu’elle est fondée, a conquis, dans le corps enseignant, un crédit à part, répondaient et au-delà à l’objet du concours. Judicieusement appropriés aux besoins de ceux auxquels ils s’adressent, les articles et les livres de M. Vessiot visent en même temps un but plus élevé. Frappé, non sans regret, de l’affaiblissement du sentiment religieux chez les familles et profondément convaincu de la nécessité de donner à la morale, dans la conscience de l’enfant, une base spiritualiste inébranlable, M. Vessiot ramène à cette préoccupation toute la discipline de l’école ; et joignant l’exemple au précepte, il fait de cette doctrine l’âme de son propre enseignement.

Pour couronner cette année féconde, il vous appartenait de décerner le prix Jean Reynaud. Vous l’avez attribué à M. Fustel de Coulanges. C’est l’invention que Jean Reynaud, ce philosophe si inventif lui-même, a voulu concourir à signaler. M. Fustel de Coulanges n’accepterait peut-être pas sans réserve ce mérite d’invention. L’histoire est pour lui une science inviolable : ni l’imagination du poète, ni la passion du poli tique, ni même la conception du philosophe n’a le droit d’y toucher. Tels il saisit les faits dans les textes, tels il les exprime, sans autre souci que de montrer ce qu’il a vu. C’est ainsi qu’il a reconstitué la Cité antique et les Institutions politiques de la France à l’époque mérovingienne, qui ont fondé sa renommée. Mais nulle part peut-être le secret de son talent ne se révèle avec plus d’autorité que dans un volume qui appartenait proprement au concours par sa date récente, et dont le titre est : Recherches sur quelques problèmes d’histoire. A lire ce recueil de savants mémoires sur des questions touchant au régime des personnes et au régime des biens au moyen âge, il semble qu’on suive le travail pénétrant, approfondi, obstiné, de son esprit. Des textes, médités avec une patience aussi heureuse qu’infatigable, l’idée sort peu à peu, se ramifie, comme les racines d’une plante qui s’organise, s’étend, se développe, s’épanouit, jetant au jour toute une floraison de coordinations originales et de vues nouvelles. A cette méthode d’investigation sagace s’accommode une langue simple, précise et sobre, qui n’est que l’exacte expression des choses et d’où la chaleur se dégage avec la lumière. Ce sévère logicien est en même temps — qu’il me le pardonne ! – un charmeur. Il s’insinue, il captive, il enferme et retient la pensée dans le réseau de ses déductions ingénieuses et hardies. Ceux-là même qui ne peuvent souscrire à toutes les idées de M. Fustel de Coulanges sont les premiers à faire profession d’admiration pour ce don d’analyse créatrice qui, à l’étranger comme en France, l’a placé parmi les maîtres de l’école historique contemporaine. Comment ne pas s’incliner devant cet absolu dévouement à l’œuvre qu’il poursuit, devant cet amour de la science dont il a vécu et qui, longtemps encore, grâce à Dieu, le fera vivre ?

A ces hommages qu’il nous est si doux de rendre, pourquoi faut-il que nous ayons à mêler des expressions de regret ? Nous avons perdu, cette année, trois confrères, un associé étranger, un membre titulaire et un membre libre, M. Sumner-Maine, M. Paul Pont, M. Hippolyte Carnot : – Sumner-Maine, élève puis professeur de l’Université de Cambridge ; homme d’action à ses jours et qui, pendant quelques années, « conseiller pour les affaires de l’Inde », administra le pays dont il avait décrit les institutions primitives ; par-dessus tout, historien philosophe et écrivain humoriste, versant à pleines mains les anecdotes piquantes et les observations profondes ; — Paul Pont, le savant auteur du Traité du contrat de mariage et du Traité des sociétés civiles et commerciales, l’intègre jurisconsulte, qui, à l’Académie comme à la Cour de cassation, modestement, mais avec une autorité d’autant plus respectée qu’elle ne s’imposait point, portait dans les esprits la lumière ; – Hippolyte Carnot, l’honnête homme, attaché dès sa jeunesse à toutes les sociétés de propagande généreuse, dévoué pendant soixante ans aux intérêts les plus éle.os de la démocratie, et partout, — en exil, au pouvoir, dans l’Opposition où le rejeta le gouvernement de l’Empire comme dans les rangs de la politique libérale que lui avait rouverts la République, – obtenant l’estime des partis contraires, par la droiture de son caractère, par la modération résolue de ses idées, par la dignité de sa vie.

J’aurais fini si, rapporteur fidèle, je n’avais à dire un mot d’un incident de nos dernières séances. Tandis qu’il s’occupait de nous léguer un bien considérable, un de nos plus récents donateurs, M. Corbay, avait pris les avis de deux de nos confrères, M. Auroc et M. Ficot ; et par un sentiment de gratitude délicate, il s’était réservé de leur faire une place dans son testament. Après s’être dévoués sans compter à leur charge d’héritiers consultants, MM. Aucoc et Picot n’ont voulu retenir des intentions de M. Corbay que le moyen de devenir à leur tour les bienfaiteurs de l’Académie. Ils ont fondé deux prix : l’un de deux mille francs, sur l’Administration royale sous François Ier, l’autre de six mille francs et dont le sujet est le Parlement de Paris depuis l’avènement de saint Louis jusqu’à l’avènement de Louis XII. Leur récompense sera de trouver dans les mémoires que produiront ces deux grandes questions, la méthode, la science, les vues, dont l’Histoire du Conseil d’État et l’Histoire des États généraux ont donné des modèles.

Tel est, Messieurs, le résumé de l’ensemble de vos travaux de l’année[1]. Et maintenant, le procès verbal-étant lu et adopté, la séance, la vraie séance, est ouverte : la parole est à M. Jules Simon.


  1. A la liste des prix décernés il convient d’ajouter le prix Gegner, attribué à M. Picavet, bibliothécaire de la Faculté des Lettres, auteur d’un excellent mémoire sur le Scepticisme dans l’Antiquité grecque, et lauréat de l’Institut. On sait que le prix Gegner, d’une valeur de quatre mille francs, est « destiné à soutenir un écrivain philosophe qui se sera signalé par des travaux sérieux et qui contribuera, dès lors, au progrès de la science philosophique ».