Discours prononcé aux funérailles d’Ernest Gossart

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Discours prononcé aux funérailles d’Ernest Gossart
Bulletin de la Classe des lettres de l’Académie royale de Belgique
Année 1919, p. 95-98

DISCOURS PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES D’ERNEST GOSSART
par M. Henri Pirenne, membre de l’Académie


Messieurs,

C’est une belle et noble vie qui vient de finir, une vie dédiée tout entière au culte des lettres et de l’amitié. Car l’amitié a été une des sources de l’activité littéraire de notre vénéré confrère. Lié depuis son enfance avec ce grand patriote et cet éminent politique que fut Émile Banning, il a consacré, vous le savez, à perpétuer sa mémoire et à publier ses écrits, une partie notable de son labeur. Et à côté de cet ami, le plus grand et le plus cher de tous, combien d’autres n’en avait-il pas ! Permettez-moi, devant son cercueil, d’en rendre témoignage. Il m’est impossible de ne pas me rappeler en ce moment les lettres si cordiales, si réconfortantes aussi, qu’il m’écrivait, il y a quelques mois encore, pendant mon exil en Allemagne.

Il m’y parlait de sa santé, raffermie, disait-il, après une crise dangereuse, et, rassuré par ses paroles, je ne m’étais pas hâté, hélas ! au milieu des besognes multiples qui m’assaillirent au retour, de venir lui serrer la main et lui exprimer des sentiments dont le sort me résolvait le cruel honneur de ne lui apporter l’hommage que sur sa tombe.

Ernest Gossart est né à Ath le 20 janvier 1837. Après ses études universitaires et un court passage à l’Administration provinciale de Liège, il entra, en 1862, à la Bibliothèque royale. Durant plusieurs années, il consacra à la presse une partie de son activité. L’Écho du Parlement, le grand journal libéral de l’époque, le compta parmi ses rédacteurs. Il s’y occupait surtout de politique extérieure et, sans doute, il y acquit ce sens des réalités politiques qui devait plus tard le guider dans ses études historiques et le détourner de l’érudition morte, en même temps qu’il s’initiait à la connaissance des langues étrangères. Aussi le Gouvernement le choisit-il, en 1879, pour le mettre à la tête du bureau de traduction institué au Ministère de l’Intérieur. Des perfectionnements qu’il apporta à l’organisation du bureau est sortie l’institution de la première salle de lecture de périodiques que la Belgique ait connue. Mais c’est surtout par la création de l’Athenaeum belge que Gossart mérite une place d’honneur parmi les précurseurs de notre renouveau scientifique qui coïncida, vers 1880, avec notre renouveau littéraire. Il avait compris le rôle salutaire que pouvait jouer en Belgique une revue renseignant le public sur le mouvement intellectuel de l’Europe. De 1878 à 1883, l’Athenaeum belge a exercé la plus heureuse influence, grâce à une élite de collaborateurs groupés sous la direction de Gossart qui, par zèle et par modestie tout ensemble, ne prétendait être que le plus laborieux de tous.

Cependant, en 1882, notre confrère était nommé conservateur à cette Bibliothèque royale dans laquelle s’est écoulée sa studieuse et utile carrière. Il y dirigea la section des imprimés, et le souvenir qu’il y a laissé lui survivra longtemps. Son obligeance, son aménité étaient exquises. On sentait en lui l’homme qui aime les livres parce qu’il aime la vérité, et les lecteurs parce qu’il reconnaît ou du moins qu’il suppose en eux des fervents du même culte.

Les études de Gossart furent dès sa jeunesse orientées vers l’histoire. Ses recherches sur Antoine de La Salle, parues en 1871 et dont il donna une nouvelle édition en 1902, attestaient déjà la méthode prudente, sobre et sagace qui fut toujours la sienne, et une science sûre d’elle-même et attentive à ne pas s’étaler. La connaissance approfondie qu’il possédait de la langue espagnole le dirigea plus tard vers le XVIe et le XVIIe siècles. Il a renouvelé en bien des points l’histoire de Charles-Quint, celle de Philippe II, celle des archiducs par l’utilisation des sources castillanes de ces époques. Je rappellerai encore l’intéressante lecture, la dernière œuvre, si je ne me trompe, qui soit sortie de sa plume, qu’il fit à la Classe des lettres, en 1910, sur la Révolution du XVIe siècle et l’ancien théâtre espagnol.

Il avait été nommé correspondant de cette Classe le 9 mai 1898 et en était devenu membre le 6 mai 1907. Élu vice-directeur en 1914, c’est lui qui devait diriger nos travaux l’année prochaine... Du moins n’a-t-il pas été privé de la joie de voir, après les années tragiques qui ont endeuillé le soir de sa vie, le droit et la justice triompher en même temps que la patrie.

Qu’ajouterai-je, Messieurs, à cette esquisse d’une biographie aussi simple que l’existence qu’elle résume ? Rien que ne sachent aussi bien que moi tous ceux qui ont connu notre confrère. Ce qui frappait en lui, dès d’abord, c’était une modestie si vraie, si évidente qu’elle forçait l’estime. Et à cette estime s’ajoutait bientôt le charme prenant d’un homme dont on ne savait quoi le plus louer, de sa loyauté, de son amabilité, exquise parce qu’elle était naturelle et spontanée, ou de sa culture si variée et si étendue. Les regrets qu’il nous laisse nous font mieux comprendre ceux de sa famille devant laquelle nous nous inclinons respectueusement. Nous étions d’ailleurs liés à lui par une affection quasi familiale et nous sentions, par l’intérêt qu’il témoignait à l’Académie, qu’il la payait de retour de tout son cœur. C’est avec une émotion que partageront tous ses confrères, que j’apporte ici, à notre cher mort, l’expression de notre suprême adieu.