Discours prononcé sur la tombe de M. Digot, le 31 mai 1864
DISCOURS
PRONONCÉ SUR LA TOMBE DE M. DIGOT
LE 31 MAI 1864
Messieurs,
Nous voici donc encore une fois réunis autour d’une tombe, pour rendre à la terre les restes mortels d’un de nos confrères et payer le dernier tribut à sa mémoire. Un mois à peine s’est écoulé depuis le deuil qui nous attriste encore, et il faut déjà que j’élève de nouveau la voix pour être l’organe de notre commune douleur et déplorer la perte irréparable que nous venons de faire dans la personne de M. Aug. Digot, ce savant éminent et modeste, cet homme bon et vertueux dont le nom restera une des gloires de cette patrie lorraine qu’il a tant aimée, et un des titres d’honneur de notre Académie qui sera toujours fière de la juste célébrité de ses travaux historiques. C’est dans la force de l’âge, dans la maturité de sa science et de son talent, que M. Digot nous est ravi, lorsqu’il semblait qu’il avait encore une longue carrière à parcourir, et que nous pouvions espérer de lui de nouveaux et nombreux ouvrages. Mais ceux qu’il a composés, pendant une vie si bien remplie et si cruellement abrégée, suffiront à faire vivre sa mémoire et à lui assurer une place honorable parmi les savants contemporains.
Les deux principaux monuments de son vaste savoir, tout le monde ici le sait, c’est son Histoire de Lorraine et son Histoire du Royaume d’Austrasie. On se rappelle, il y a huit ans, le succès qui accueillit le premier de ces deux ouvrages, dont l’édition fut épuisée aussitôt qu’elle parut et à laquelle l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres décerna l’un de ses prix destinés à l’encouragement des travaux d’histoire nationale. Moins remarquée, parce que son sujet est d’un intérêt moins général, l’Histoire du Royaume d’Austrasie est cependant un livre supérieur à l’Histoire de Lorraine. Travail neuf et original, il abonde en aperçus ingénieux et hardis, en discussions serrées et vigoureuses, en découvertes de l’érudition la plus rare et la plus profonde. Ce livre est trop solide et trop sérieux pour avoir pu être jugé du premier coup d’œil ; mais le temps, qu’il faut toujours invoquer pour la consécration de tout ce qui est fort et durable, lui assurera la place qu’il mérite dans l’estime du public et du monde savant.
Ce n’est pas le lieu, hélas ! ni le moment d’énumérer les nombreuses dissertations de critique, d’archéologie, les intéressantes notices biographiques que M. Digot a publiées dans différents recueils et dont les plus importantes figurent dans nos Mémoires. À elles seules, elles suffiraient à fonder la réputation d’un érudit, et ce n’était pour lui que les délassements de ses travaux de longue haleine. Ainsi ses recherches sur l’histoire de la Lorraine lui avaient permis de rassembler des notes pour la composition d’une histoire de l’Université de Pont-à-Mousson, qu’il allait mettre sur le métier et dont il parlait déjà avec l’allégresse que cause à un auteur l’espérance de produire un nouvel ouvrage. En attendant, pendant la préparation de son Histoire d’Austrasie, il avait pu réunir de précieux renseignements sur les origines du christianisme dans les Gaules ; il avait déjà commencé la rédaction d’un mémoire sur ce sujet, et la semaine dernière, à pareil jour, je lui en voyais encore tracer quelques lignes, les dernières peut-être qu’il ait écrites, d’une main défaillante, que la mort devait arrêter si promptement et pour toujours.
Je voudrais, Messieurs, en vous entretenant des travaux de notre docte et regretté confrère, pouvoir me distraire de la douleur profonde que me fait éprouver sa fin prématurée. Mais il faut bien que je vous parle de lui, que je vous rappelle ce qu’il a été, et quel homme la mort vient de nous ravir. La succession non interrompue de ces nombreux ouvrages où se montre une science qui rappelle celle de Dom Calmet, n’a pu être que le fruit d’une vie sagement réglée et conduite, adonnée à une activité féconde qu’interrompaient seulement d’honnêtes et pures distractions. M. Digot avait fait de son temps trois parts, l’une pour l’étude, l’autre pour la famille et un petit nombre d’amis, la troisième pour Dieu. Ce que nous a valu la première, je viens de vous le dire et la collection de ses écrits en témoigne assez hautement. Ce qu’il était dans l’amitié, peu le savent peut-être, mais puisqu’il m’a été donné de l’apprendre en le fréquentant, il est de mon devoir de le révéler à ceux qui ne le soupçonneraient pas. Attiré auprès de lui par la conformité de nos études, et par le besoin de consulter celui que j’ai trouvé investi d’une autorité si justifiée, et qui, pour tous, était un maître, là où je ne cherchais que de l’érudition et des décisions doctrinales, j’ai trouvé peu à peu, et par une habitude de plus en plus intime, les trésors du plus agréable et du plus sûr commerce, une cordialité aimable et douce, une droiture qui allait jusqu’au scrupule, une modestie qui avait produit l’effacement absolu de tout amour-propre, de toute vanité littéraire, une franche et fine gaîté, un tour d’esprit vif et piquant, une conversation où la plaisanterie coulait de source, sensée, bienveillante, égayant toujours sans blesser jamais. Voilà ce que ses amis trouvaient en lui, ce dont ils aimeront jusqu’à la fin à s’entretenir entre eux, et ce qui leur rend sa perte aussi douloureuse que sa mémoire leur est chère.
Mais ce n’est pas tout, Messieurs ; à la science, à la bonté du caractère, s’associait, en M. Digot, cette piété simple et vraie qui achève et qui consacre les vertus de l’homme, en les rattachant à Dieu qui est la source de tout bien. Fidèle en tout aux traditions de l’école bénédictine à laquelle il appartenait, tout pénétré de l’esprit de l’ancienne bourgeoisie lorraine, dont il était, parmi nous, l’un des derniers et assurément le plus complet représentant, M. Digot avait conservé intacte la foi de ses pères, et la pratiquait avec candeur et sincérité. De là cette intégrité, cette pureté de mœurs qui ont rendu sa vie si respectable et si respectée, et qui en font un grand et bel exemple, qui sera pour ses enfants la partie la plus précieuse de leur héritage. Et c’est le noble spectacle de cette vie si chrétiennement remplie, et qu’a courronné une mort si édifiante, qui m’a soutenu dans cette tâche pénible que j’ai eu à accomplir, de vous retracer votre douleur et la mienne. Car dans les amitiés, où il entre quelque chose de la foi aux promesses de la vie éternelle, quand elles se brisent sur la terre, le cœur se raffermit par l’espérance certaine qu’elles se renoueront dans le Ciel et au sein de Dieu.