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Discours sur l’Histoire universelle/I/2

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II. Epoque.

Noé, ou le Deluge.


Prés du deluge se rangent le décroissement de la vie humaine, le changement dans le vivre, et une nouvelle nourriture substituée aux fruits de la terre, quelques préceptes donnez à Noé de vive voix seulement, la confusion des langues arrivée à la tour de babel premier monument de l’orgueïl et de la foiblesse des hommes, le partage des trois enfans de Noé, et la premiere distribution des terres. La memoire de ces trois premiers auteurs des nations et des peuples s’est conservée parmi les hommes. Japhet qui a peuplé la plus grande partie de l’Occident y est demeuré célebre sous le nom fameux d’Iapet. Cham et son fils Chanaan n’ont pas esté moins connus parmi les egyptiens et les pheniciens ; et la memoire de Sem a toûjours duré dans le peuple hebreu, qui en est sorti.

Un peu aprés ce premier partage du genre humain, Nemrod homme farouche, devient par son humeur violente le premier des conquerans ; et telle est l’origine des conquestes. Il établit son royaume à Babylone, au mesme lieu où la tour avoit esté commencée, et déja élevée fort haut, mais non pas autant que le souhaitoit la vanité humaine. Environ dans le mesme temps Ninive fut bastie, et quelques anciens royaumes établis. Ils estoient petits dans ces premiers temps, et on trouve dans la seule Egypte quatre dynasties ou principautez, celle de Thebes, celle de Thin, celle de Memphis, et celle de Tanis : c’estoit la capitale de la basse Egypte. On peut aussi rapporter à ce temps le commencement des loix et de la police des egyptiens, celuy de leurs pyramides qui durent encore, et celuy des observations astronomiques tant de ces peuples, que des chaldéens. Aussi voit-on remonter jusqu’à ce temps, et pas plus haut, les observations que les chaldéens, c’est à dire sans contestation les premiers observateurs des astres, donnerent dans Babylone à Callisthene pour Aristote.

Tout commence : il n’y a point d’histoire ancienne où il ne paroisse non seulement dans ces premiers temps, mais long-temps aprés, des vestiges manifestes de la nouveauté du monde. On voit les loix s’établir, les moeurs se polir, et les empires se former. Le genre humain sort peu à peu de l’ignorance ; l’experience l’instruit, et les arts sont inventez ou perfectionnez. à mesure que les hommes se multiplient, la terre se peuple de proche en proche : on passe les montagnes et les précipices ; on traverse les fleuves, et enfin les mers ; et on établit de nouvelles habitations. La terre qui n’estoit au commencement qu’une forest immense, prend une autre forme ; les bois abbatus font place aux champs, aux pasturages, aux hameaux, aux bourgades, et enfin aux villes. On s’instruit à prendre certains animaux, à apprivoiser les autres, et à les accoustumer au service. On eût d’abord à combatre les bestes farouches. Les premiers heros se signalerent dans ces guerres. Elles firent inventer les armes, que les hommes tournerent aprés contre leurs semblables : Nemrod le premier guerrier et le premier conquerant est appellé dans l’ecriture un fort chasseur. Avec les animaux, l’homme sceût encore adoucir les fruits et les plantes ; il plia jusqu’aux metaux à son usage, et peu à peu il y fit servir toute la nature. Comme il estoit naturel que le temps fist inventer beaucoup de choses, il devoit aussi en faire oublier d’autres, du moins à la pluspart des hommes. Ces premiers arts que Noé avoit conservez, et qu’on voit aussi toûjours en vigueur dans les contrées où se fit le premier établissement du genre humain, se perdirent à mesure qu’on s’éloigna de ce païs. Il fallut, ou les rapprendre avec le temps, ou que ceux qui les avoient conservez, les reportassent aux autres. C’est pourquoy on voit tout venir de ces terres toûjours habitées, où les fondemens des arts demeurerent en leur entier, et là mesme on apprenoit tous les jours beaucoup de choses importantes. La connoissance de Dieu et la memoire de la création s’y conserva, mais elle alloit s’affoiblissant peu à peu. Les anciennes traditions s’oublioient et s’obscurcissoient ; les fables qui leur succederent, n’en retenoient plus que de grossieres idées ; les fausses divinitez se multiplioient : et c’est ce qui donna lieu à la vocation d’Abraham.