Discours sur l’Histoire universelle/II/1

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I.

La Création & les premiers temps.


Sur tout, la religion et la suite du peuple de Dieu considerée de cette sorte, est le plus grand et le plus utile de tous les objets qu’on puisse proposer aux hommes. Il est beau de se remettre devant les yeux les estats differens du peuple de Dieu sous la loy de nature et sous les patriarches ; sous Moïse et sous la loy écrite ; sous David et sous les prophetes ; depuis le retour de la captivité jusqu’à Jesus-Christ ; et enfin sous Jesus-Christ mesme, c’est à dire sous la loy de grace et sous l’evangile : dans les siécles qui ont attendu le messie, et dans ceux où il a paru ; dans ceux où le culte de Dieu a esté réduit à un seul peuple, et dans ceux où conformément aux anciennes propheties il a esté répandu par toute la terre ; dans ceux enfin où les hommes encore infirmes et grossiers, ont eû besoin d’estre soustenus par des récompenses et des chastimens temporels, et dans ceux où les fideles mieux instruits ne doivent plus vivre que par la foy, attachez aux biens éternels, et souffrant, dans l’esperance de les posseder, tous les maux qui peuvent exercer leur patience. Asseûrément, monseigneur, on ne peut rien concevoir qui soit plus digne de Dieu, que de s’estre premierement choisi un peuple qui fust un exemple palpable de son éternelle providence ; un peuple dont la bonne ou la mauvaise fortune dépendist de la pieté, et dont l’estat rendist témoignage à la sagesse et à la justice de celuy qui le gouvernoit. C’est par où Dieu a commencé, et c’est ce qu’il a fait voir dans le peuple juif. Mais aprés avoir établi par tant de preuves sensibles ce fondement immuable, que luy seul conduit à sa volonté tous les évenemens de la vie presente, il estoit temps d’élever les hommes à de plus hautes pensées, et d’envoyer Jesus-Christ, à qui il estoit réservé de découvrir au nouveau peuple ramassé de tous les peuples du monde, les secrets de la vie future.

Vous pourrez suivre aisément l’histoire de ces deux peuples, et remarquer comme Jesus-Christ fait l’union de l’un et de l’autre, puis qu’ou attendu, ou donné, il a esté dans tous les temps la consolation et l’esperance des enfans de Dieu. Voilà donc la religion toûjours uniforme, ou plûtost toûjours la mesme dés l’origine du monde : on y a toûjours reconnu le mesme Dieu, comme auteur, et le mesme Christ, comme sauveur du genre humain.

Ainsi vous verrez qu’il n’y a rien de plus ancien parmi les hommes que la religion que vous professez, et que ce n’est pas sans raison que vos ancestres ont mis leur plus grande gloire à en estre les protecteurs.

Quel témoignage n’est-ce pas de sa verité, de voir que dans les temps où les histoires profanes n’ont à nous conter que des fables, ou tout au plus des faits confus et à-demi oubliez, l’ecriture, c’est à dire, sans contestation, le plus ancien livre qui soit au monde, nous ramene par tant d’évenemens précis, et par la suite mesme des choses, à leur veritable principe, c’est à dire, à Dieu, qui a tout fait ; et nous marque si distinctement la création de l’univers, celle de l’homme en particulier, le bonheur de son premier estat, les causes de ses miseres et de ses foiblesses, la corruption du monde et le deluge, l’origine des arts et celle des nations, la distribution des terres, enfin la propagation du genre humain, et d’autres faits de mesme importance dont les histoires humaines ne parlent qu’en confusion, et nous obligent à chercher ailleurs les sources certaines ?

Que si l’antiquité de la religion luy donne tant d’autorité, sa suite continuée sans interruption, et sans alteration durant tant de siécles et malgré tant d’obstacles survenus, fait voir manifestement que la main de Dieu la soustient. Qu’y a-t-il de plus merveilleux que de la voir toûjours subsister sur les mesmes fondemens dés les commencemens du monde, sans que ni l’idolastrie et l’impieté qui l’environnoit de toutes parts, ni les tyrans qui l’ont persecutée, ni les hérétiques et les infideles qui ont tasché de la corrompre, ni les lasches qui l’ont trahie, ni ses sectateurs indignes qui l’ont deshonorée par leurs crimes, ni enfin la longueur du temps qui seule suffit pour abbatre toutes les choses humaines ayent jamais esté capables, je ne dis pas de l’éteindre, mais de l’alterer ? Si maintenant nous venons à considerer quelle idée cette religion dont nous réverons l’antiquité nous donne de son objet, c’est à dire du premier estre, nous avoûërons qu’elle est au dessus de toutes les pensées humaines, et digne d’estre regardée comme venuë de Dieu mesme. Le Dieu qu’ont toûjours servi les hebreux et les chrestiens n’a rien de commun avec les divinitez pleines d’imperfection, et mesme de vice, que le reste du monde adoroit. Nostre Dieu est un, infini, parfait, seul digne de venger les crimes et de couronner la vertu, parce qu’il est seul la sainteté mesme.

Il est infiniment au dessus de cette cause premiere, et de ce premier moteur que les philosophes ont connu, sans toutefois l’adorer. Ceux d’entre eux qui ont esté le plus loin, nous ont proposé un Dieu, qui trouvant une matiere éternelle et existente par elle-mesme aussi-bien que luy, l’a mise en oeuvre, et l’a façonnée comme un artisan vulgaire, contraint dans son ouvrage par cette matiere et par ses dispositions qu’il n’a pas faites ; sans jamais pouvoir comprendre que si la matiére est d’elle-mesme, elle n’a pas deû attendre sa perfection d’une main étrangere, et que si Dieu est infini et parfait, il n’a eû besoin, pour faire tout ce qu’il vouloit, que de luy-mesme et de sa volonté toute-puissante. Mais le Dieu de nos peres, le Dieu d’Abraham, le Dieu dont Moïse nous a écrit les merveilles, n’a pas seulement arrangé le monde ; il l’a fait tout entier dans sa matiere et dans sa forme. Avant qu’il eust donné l’estre, rien ne l’avoit que luy seul. Il nous est representé comme celuy qui fait tout, et qui fait tout par sa parole, tant à cause qu’il fait tout par raison, qu’à cause qu’il fait tout sans peine, et que pour faire de si grands ouvrages il ne luy en couste qu’un seul mot, c’est-à-dire qu’il ne luy en couste que de le vouloir.

Et pour suivre l’histoire de la création, puis que nous l’avons commencée, Moïse nous a enseigné que ce puissant architecte, à qui les choses coustent si peu, a voulu les faire à plusieurs reprises, et créer l’univers en six jours, pour montrer qu’il n’agit pas avec une necessité, ou par une impetuosité aveugle comme se le sont imaginé quelques philosophes. Le soleil jette d’un seul coup, sans se retenir, tout ce qu’il a de rayons : mais Dieu, qui agit par intelligence et avec une souveraine liberté, applique sa vertu où il luy plaist, et autant qu’il luy plaist : et comme en faisant le monde par sa parole, il montre que rien ne le peine ; en le faisant à plusieurs reprises, il fait voir qu’il est le maistre de sa matiere, de son action, de toute son entreprise, et qu’il n’a en agissant d’autre regle que sa volonté toûjours droite par elle-mesme. Cette conduite de Dieu nous fait voir aussi que tout sort immediatement de sa main. Les peuples et les philosophes qui ont cru que la terre meslée avec l’eau, et aidée, si vous voulez, de la chaleur du soleil avoit produit d’elle-mesme par sa propre fecondité les plantes et les animaux, se sont trop grossiérement trompez. L’ecriture nous a fait entendre que les elemens sont steriles, si la parole de Dieu ne les rend feconds. Ni la terre, ni l’eau, ni l’air n’auroient jamais eû les plantes ni les animaux que nous y voyons, si Dieu qui en avoit fait et préparé la matiere, ne l’avoit encore formée par sa volonté toute-puissante, et n’avoit donné à chaque chose les semences propres pour se multiplier dans tous les siécles.

Ceux qui voyent les plantes prendre leur naissance et leur accroissement par la chaleur du soleil, pourroient croire qu’il en est le créateur. Mais l’ecriture nous fait voir la terre revestuë d’herbes et de toute sorte de plantes avant que le soleil ait esté créé, afin que nous concevions que tout dépend de Dieu seul. Il a plû à ce grand ouvrier de créer la lumiere, avant mesme que de la réduire à la forme qu’il luy a donnée dans le soleil et dans les astres, parce qu’il vouloit nous apprendre que ces grands et magnifiques luminaires dont on nous a voulu faire des divinitez, n’avoient par eux-mesmes ni la matiere précieuse et éclatante dont ils ont esté composez, ni la forme admirable à laquelle nous les voyons réduits.

Enfin le recit de la création, tel qu’il est fait par Moïse, nous découvre ce grand secret de la veritable philosophie, qu’en Dieu seul réside la fecondité et la puissance absoluë. Heureux, sage, tout-puissant, seul suffisant à luy-mesme, il agit sans necessité comme il agit sans besoin ; jamais contraint ni embarassé par sa matiere dont il fait ce qu’il veut, parce qu’il luy a donné par sa seule volonté le fond de son estre. Par ce droit souverain il la tourne, il la façonne, il la meut sans peine : tout dépend immediatement de luy ; et si selon l’ordre établi dans la nature, une chose dépend de l’autre, par exemple, la naissance et l’accroissement des plantes, de la chaleur du soleil, c’est à cause que ce mesme Dieu qui a fait toutes les parties de l’univers, a voulu les lier les unes aux autres, et faire éclater sa sagesse par ce merveilleux enchaisnement. Mais tout ce que nous enseigne l’ecriture sainte sur la création de l’univers, n’est rien à comparaison de ce qu’elle dit de la création de l’homme.

Jusques icy Dieu avoit tout fait en commandant : ... etc. Ce n’est plus cette parole imperieuse et dominante ; c’est une parole plus douce, quoy-que non moins efficace. Dieu tient conseil en luy-mesme ; Dieu s’excite luy-mesme comme pour nous faire voir que l’ouvrage qu’il va entreprendre surpasse tous les ouvrages qu’il avoit faits jusqu’alors.

faisons l’homme. Dieu parle en luy-mesme ; il parle à quelqu’un qui fait comme luy, à quelqu’un dont l’homme est la créature et l’image : il parle à un autre luy-mesme ; il parle à celuy par qui toutes choses ont esté faites, à celuy qui dit dans son evangile, tout ce que le pere fait, le fils le fait semblablement . En parlant à son fils, ou avec son fils, il parle en mesme temps avec l’esprit tout-puissant, égal et coéternel à l’un et à l’autre.

C’est une chose inoûïe dans tout le langage de l’ecriture, qu’un autre que Dieu ait parlé de luy-mesme en nombre pluriel ; faisons . Dieu mesme dans l’ecriture, ne parle ainsi que deux ou trois fois, et ce langage extraordinaire commence à paroistre lors qu’il s’agit de créer l’homme. Quand Dieu change de langage et en quelque façon de conduite, ce n’est pas qu’il change en luy-mesme ; mais il nous montre qu’il va commencer, suivant des conseils éternels, un nouvel ordre de choses.

Ainsi l’homme si fort élevé au dessus des autres créatures dont Moïse nous avoit décrit la génération, est produit d’une façon toute nouvelle. La trinité commence à se déclarer, en faisant la créature raisonnable dont les operations intellectuelles sont une image imparfaite de ces éternelles operations par lesquelles Dieu est fecond en luy-mesme.

La parole de conseil dont Dieu se sert, marque que la créature qui va estre faite, est la seule qui peut agir par conseil et par intelligence. Tout le reste n’est pas moins extraordinaire. Jusques-là nous n’avions point veû dans l’histoire de la genese, le doit de Dieu appliqué sur une matiere corruptible. Pour former le corps de l’homme, luy-mesme prend de la terre ; et cette terre arrangée sous une telle main reçoit la plus belle figure qui ait encore paru dans le monde.

Cette attention particuliere, qui paroist en Dieu quand il fait l’homme, nous montre qu’il a pour luy un égard particulier, quoy-que d’ailleurs tout soit conduit immediatement par sa sagesse. Mais la maniere dont il produit l’ame, est beaucoup plus merveilleuse : il ne la tire point de la matiere ; il l’inspire d’enhaut ; c’est un souffle de vie qui vient de luy-mesme. Quand il créa les bestes, il dit, que l’eau produise les poissons ; et il créa de cette sorte les monstres marins et toute ame vivante et mouvante qui devoit remplir les eaux. Il dit encore, que la terre produise toute ame vivante, les bestes à quatre pieds, et les réptiles.

C’est ainsi que devoient naistre ces ames vivantes d’une vie brute et bestiale, à qui Dieu ne donne pour toute action que des mouvemens dépendans du corps. Dieu les tire du sein des eaux et de la terre : mais cette ame dont la vie devoit estre une imitation de la sienne, qui devoit vivre comme luy, de raison et d’intelligence ; qui luy devoit estre unie en le contemplant et en l’aimant, et qui pour cette raison estoit faite à son image, ne pouvoit estre tirée de la matiere. Dieu en façonnant la matiere, peut bien former un beau corps ; mais en quelque sorte qu’il la tourne et la façonne, jamais il n’y trouvera son image et sa ressemblance. L’ame faite à son image, et qui peut estre heureuse en le possedant, doit estre produite par une nouvelle creation : elle doit venir d’enhaut, et c’est ce que signifie ce souffle de vie, que Dieu tire de sa bouche.

Souvenons-nous que Moïse propose aux hommes charnels par des images sensibles des veritez pures et intellectuelles. Ne croyons pas que Dieu souffle à la maniere des animaux. Ne croyons pas que nostre ame soit un air subtil, ni une vapeur déliée. Le souffle que Dieu inspire, et qui porte en luy-mesme l’image de Dieu, n’est ni air, ni vapeur. Ne croyons pas que nostre ame soit une portion de la nature divine, comme l’ont resvé quelques philosophes. Dieu n’est pas un tout qui se partage. Quand Dieu auroit des parties, elles ne seroient pas faites. Car le créateur, l’estre incréé ne seroit pas composé de créatures. L’ame est faite, et tellement faite, qu’elle n’est rien de la nature divine ; mais seulement une chose faite à l’image et ressemblance de la nature divine ; une chose qui doit toûjours demeurer unie à celuy qui l’a formée : c’est ce que veut dire ce souffle divin ; c’est ce que nous represente cét esprit de vie.

Voilà donc l’homme formé. Dieu forme encore de luy la compagne qu’il luy veut donner. Tous les hommes naissent d’un seul mariage, afin d’estre à jamais, quelque dispersez et multipliez qu’ils soient, une seule et mesme famille. Nos premiers parens ainsi formez sont mis dans ce jardin délicieux, qui s’appelle le paradis : Dieu se devoit à luy-mesme de rendre son image heureuse. Il donne un précepte à l’homme, pour luy faire sentir qu’il a un maistre ; un précepte attaché à une chose sensible, parce que l’homme estoit fait avec des sens ; un précepte aisé, parce qu’il vouloit luy rendre la vie commode tant qu’elle seroit innocente. L’homme ne garde pas un commandement d’une si facile observance : il écoute l’esprit tentateur, et il s’écoute luy-mesme, au lieu d’écouter Dieu uniquement : sa perte est inévitable, mais il la faut considerer dans son origine aussi-bien que dans ses suites.

Dieu avoit fait au commencement ses anges, esprits purs et separez de toute matiere. Luy qui ne fait rien que de bon, les avoit tous créez dans la sainteté, et ils pouvoient asseûrer leur felicité en se donnant volontairement à leur créateur. Mais tout ce qui est tiré du neant est défectueux. Une partie de ces anges se laissa seduire à l’amour propre. Malheur à la créature qui se plaist en elle-mesme, et non pas en Dieu ! Elle perd en un moment tous ses dons. Etrange effet du peché ! Ces esprits lumineux devinrent esprits de tenébres : ils n’eurent plus de lumiéres qui ne se tournassent en ruses malicieuses. Une maligne envie prit en eux la place de la charité ; leur grandeur naturelle ne fut plus qu’orgueïl ; leur felicité fut changée en la triste consolation de se faire des compagnons dans leur misere, et leurs bienheureux exercices au miserable employ de tenter les hommes. Le plus parfait de tous, qui avoit aussi esté le plus superbe, se trouva le plus malfaisant, comme le plus malheureux. L’homme que Dieu avoit mis un peu au dessous des anges , en l’unissant à un corps, devint à un esprit si parfait un objet de jalousie : il voulut l’entraisner dans sa rebellion, pour ensuite l’envelopper dans sa perte. Ecoutons comme il luy parle, et penetrons le fond de ses artifices. Il s’adresse à Eve comme à la plus foible : mais en la personne d’Eve, il parle à son mari aussi-bien qu’à elle : pourquoy Dieu vous a-t-il fait cette défense ? S’il vous a fait raisonnables, vous devez sçavoir la raison de tout : ce fruit n’est pas un poison ; vous n’en mourrez pas . Voilà par où commence l’esprit de révolte. On raisonne sur le précepte, et l’obéïssance est mise en doute. vous serez comme des dieux, libres et indépendans, heureux en vous-mesmes, sages par vous-mesmes : vous sçaurez le bien et le mal ; rien ne vous sera impenetrable. C’est par ces motifs que l’esprit s’éleve contre l’ordre du créateur, et au dessus de la régle. Eve à-demi gagnée regarda le fruit dont la beauté promettoit un goust excellent . Voyant que Dieu avoit uni en l’homme l’esprit et le corps, elle crut qu’en faveur de l’homme il pourroit bien encore avoir attaché aux plantes des vertus surnaturelles et des dons intellectuels aux objets sensibles. Aprés avoir mangé de ce beau fruit, elle en presenta elle-mesme à son mari. Le voilà dangereusement attaqué. L’exemple et la complaisance fortifient la tentation : il entre dans les sentimens du tentateur si bien secondé ; une trompeuse curiosité, une flateuse pensée d’orgueïl, le secret plaisir d’agir de soy-mesme et selon ses propres pensées, l’attire et l’aveugle : il veut faire une dangereuse épreuve de sa liberté, et il gouste avec le fruit défendu la pernicieuse douceur de contenter son esprit : les sens meslent leur attrait à ce nouveau charme ; il les suit, il s’y soumet, et il s’en fait le captif, luy qui en estoit le maistre. En mesme temps tout change pour luy. La terre ne luy rit plus comme auparavant ; il n’en aura plus rien que par un travail opiniastre : le ciel n’a plus cét air serain : les animaux qui luy estoient tous, jusqu’aux plus odieux et aux plus farouches, un divertissement innocent, prennent pour luy des formes hideuses : Dieu qui avoit tout fait pour son bonheur, luy tourne en un moment tout en supplice. Il se fait peine à luy-mesme, luy qui s’estoit tant aimé. La rebellion de ses sens luy fait remarquer en luy je ne sçay quoy de honteux. Ce n’est plus ce premier ouvrage du créateur où tout estoit beau ; le peché a fait un nouvel ouvrage qu’il faut cacher. L’homme ne peut plus supporter sa honte, et voudroit pouvoir la couvrir à ses propres yeux. Mais Dieu luy devient encore plus insupportable. Ce grand Dieu qui l’avoit fait à sa ressemblance, et qui luy avoit donné des sens comme un secours necessaire à son esprit, se plaisoit à se montrer à luy sous une forme sensible : l’homme ne peut plus souffrir sa presence. Il cherche le fonds des forests pour se dérober à celuy qui faisoit auparavant tout son bonheur. Sa conscience l’accuse avant que Dieu parle. Ses malheureuses excuses achevent de le confondre. Il faut qu’il meure : le remede d’immortalité luy est osté ; et une mort plus affreuse, qui est celle de l’ame, luy est figurée par cette mort corporelle à laquelle il est condamné. Mais voicy nostre sentence prononcée dans la sienne. Dieu qui avoit résolu de récompenser son obéïssance dans toute sa posterité, aussitost qu’il s’est révolté le condamne, et le frape, non seulement en sa personne, mais encore dans tous ses enfans comme dans la plus vive et la plus chere partie de luy-mesme : nous sommes tous maudits dans nostre principe ; nostre naissance est gastée et infectée dans sa source. N’examinons point icy ces regles terribles de la justice divine, par lesquelles la race humaine est maudite dans son origine. Adorons les jugemens de Dieu, qui regarde tous les hommes comme un seul homme dans celuy dont il veut tous les faire sortir. Regardons-nous aussi comme dégradez dans nostre pere rebelle, comme flestris à jamais par la sentence qui le condamne, comme bannis avec luy, et exclus du paradis où il devoit nous faire naistre.

Les regles de la justice humaine nous peuvent aider à entrer dans les profondeurs de la justice divine dont elles sont une ombre : mais elles ne peuvent pas nous découvrir le fond de cét abisme. Croyons que la justice aussi-bien que la misericorde de Dieu ne veulent pas estre mesurées sur celles des hommes, et qu’elles ont toutes deux des effets bien plus étendus et bien plus intimes. Mais pendant que les rigueurs de Dieu sur le genre humain nous épouvantent, admirons comme il tourne nos yeux à un objet plus agreable. Sous la figure du serpent dont le rampement tortueux estoit une vive image des dangereuses insinuations et des détours fallacieux de l’esprit malin, Dieu fait voir à Eve nostre mere son ennemi vaincu, et luy montre cette semence benite par laquelle son vainqueur devoit avoir la teste écrasée , c’est à dire devoit voir son orgueïl dompté, et son empire abbatu par toute la terre.

Cette semence benite estoit Jesus-Christ fils d’une Vierge, ce Jesus-Christ en qui seul Adam n’avoit point peché, parce qu’il devoit sortir d’Adam d’une maniere divine, conceû non de l’homme, mais du Saint Esprit.

Mais avant que de nous donner le sauveur, il falloit que le genre humain connust par une longue experience le besoin qu’il avoit d’un tel secours. L’homme fut donc laissé à luy-mesme, ses inclinations se corrompirent, ses débordemens allerent à l’excés, et l’iniquité couvrit toute la face de la terre.

Alors Dieu medita une vengeance dont il voulut que le souvenir ne s’éteignist jamais parmi les hommes : c’est celle du deluge universel dont en effet la memoire dure encore dans toutes les nations, aussi-bien que celle des crimes qui l’ont attiré.

Que les hommes ne pensent plus que le monde va tout seul, et que ce qui a esté sera toûjours comme de luy-mesme. Dieu qui a tout fait, et par qui tout subsiste, va noyer tous les animaux avec tous les hommes, c’est à dire qu’il va détruire la plus belle partie de son ouvrage. Il n’avoit besoin que de luy-mesme pour détruire ce qu’il avoit fait d’une parole : mais il trouve plus digne de luy de faire servir ses creatures d’instrument à sa vengeance, et il appelle les eaux pour ravager la terre couverte de crimes. Il s’y trouva pourtant un homme juste. Dieu, avant que de le sauver du deluge des eaux, l’avoit préservé par sa grace du deluge de l’iniquité. Sa famille fut réservée pour repeupler la terre qui n’alloit plus estre qu’une immense solitude. Par les soins de cét homme juste, Dieu sauve les animaux, afin que l’homme entende qu’ils sont faits pour luy, et soumis à son empire par leur createur.

Le monde se renouvelle, et la terre sort encore une fois du sein des eaux : mais dans ce renouvellement, il demeure une impression éternelle de la vengeance divine. Jusqu’au deluge toute la nature estoit plus forte et plus vigoureuse : par cette immense quantité d’eaux que Dieu amena sur la terre, et par le long sejour qu’elles y firent, les sucs qu’elle enfermoit furent alterez ; l’air chargé d’une humidité excessive fortifia les principes de la corruption ; et la premiere constitution de l’univers se trouvant affoiblie, la vie humaine qui se poussoit jusques à prés de mille ans se diminua peu à peu : les herbes et les fruits n’eûrent plus leur premiere force, et il fallut donner aux hommes une nourriture plus substantielle dans la chair des animaux. Ainsi devoient disparoistre et s’effacer peu à peu les restes de la premiere institution ; et la nature changée avertissoit l’homme que Dieu n’estoit plus le mesme pour luy depuis qu’il avoit esté irrité par tant de crimes.

Au reste cette longue vie des premiers hommes marquée dans les annales du peuple de Dieu, n’a pas esté inconnuë aux autres peuples, et leurs anciennes traditions en ont conservé la memoire. La mort qui s’avançoit fit sentir aux hommes une vengeance plus prompte ; et comme tous les jours ils s’enfonçoient de plus en plus dans le crime, il falloit qu’ils fussent aussi, pour ainsi parler, tous les jours plus enfoncez dans leur supplice.

Le seul changement des viandes leur pouvoit marquer combien leur estat alloit s’empirant, puis qu’en devenant plus foibles, ils devenoient en mesme temps plus voraces et plus sanguinaires. Avant le temps du deluge, la nourriture que les hommes prenoient sans violence dans les fruits qui tomboient d’eux mesmes, et dans les herbes qui aussi-bien sechoient si viste, estoit sans doute quelque reste de la premiere innocence, et de la douceur à laquelle nous estions formez. Maintenant pour nous nourrir il faut répandre du sang malgré l’horreur qu’il nous cause naturellement ; et tous les rafinemens dont nous nous servons pour couvrir nos tables suffisent à peine à nous déguiser les cadavres qu’il nous faut manger pour nous assouvir. Mais ce n’est là que la moindre partie de nos malheurs. La vie déja racourcie s’abrege encore par les violences qui s’introduisent dans le genre humain. L’homme qu’on voyoit dans les premiers temps épargner la vie des bestes, s’est accoustumé à n’épargner plus la vie de ses semblables. C’est en vain que Dieu défendit aussitost aprés le deluge de verser le sang humain ; en vain, pour sauver quelque vestige de la premiere douceur de nostre nature, en permettant de manger de la chair des bestes, il en avoit réservé le sang. Les meurtres se multiplierent sans mesure. Il est vray qu’avant le deluge Caïn avoit sacrifié son frere à sa jalousie. Lamech sorti de Caïn avoit fait le second meurtre, et on peut croire qu’il s’en fit d’autres aprés ces damnables exemples. Mais les guerres n’estoient pas encore inventées. Ce fut aprés le deluge que parurent ces ravageurs de provinces, que l’on a nommez conquerans, qui poussez par la seule gloire du commandement, ont exterminé tant d’innocens. Nemrod, maudit rejetton de Cham maudit par son pere, commença à faire la guerre seulement pour s’établir un empire. Depuis ce temps l’ambition s’est joûée sans aucune borne de la vie des hommes : ils en sont venus à ce point de s’entretuer sans se haïr : le comble de la gloire et le plus beau de tous les arts a esté de se tuer les uns les autres. Voilà les commencemens du monde, tels que l’histoire de Moïse nous les represente : commencemens heureux d’abord, pleins ensuite de maux infinis ; par rapport à Dieu qui fait tout, toûjours admirables ; tels enfin que nous apprenons en les repassant dans nostre esprit, à considerer l’univers et le genre humain toûjours sous la main du créateur, tiré du néant par sa parole, conservé par sa bonté, gouverné par sa sagesse, puni par sa justice, delivré par sa misericorde, et toûjours assujeti à sa puissance. Ce n’est pas icy l’univers tel que l’ont conceû les philosophes, formé selon quelques-uns par un concours fortuit des premiers corps, ou qui selon les plus sages a fourni sa matiere à son auteur, qui par consequent n’en dépend, ni dans le fond de son estre, ni dans son premier estat, et qui l’astreint à certaines loix que luy-mesme ne peut violer. Moïse et nos anciens peres dont Moïse a recuëilli les traditions nous donnent d’autres pensées. Le Dieu qu’il nous a montré a bien une autre puissance : il peut faire et défaire ainsi qu’il luy plaist ; il donne des loix à la nature, et les renverse quand il veut.

Si pour se faire connoistre dans le temps que la pluspart des hommes l’avoient oublié, il a fait des miracles étonnans, et a forcé la nature à sortir de ses loix les plus constantes, il a continué par là à montrer qu’il en estoit le maistre absolu, et que sa volonté est le seul lien qui entretient l’ordre du monde.

C’est justement ce que les hommes avoient oublié : la stabilité d’un si bel ordre ne servoit plus qu’à leur persuader que cét ordre avoit toûjours esté, et qu’il estoit de soy-mesme ; par où ils estoient portez à adorer ou le monde en général, ou les astres, les elemens, et enfin tous ces grands corps qui le composent. Dieu donc a témoigné au genre humain une bonté digne de luy, en renversant dans des occasions éclatantes cét ordre qui non seulement ne les frapoit plus parce qu’ils y estoient accoustumez, mais encore qui les portoit, tant ils estoient aveuglez, à imaginer hors de Dieu l’éternité et l’indépendance.

L’histoire du peuple de Dieu attestée par sa propre suite et par la religion tant de ceux qui l’ont écrite que de ceux qui l’ont conservée avec tant de soin, a gardé comme dans un fidele registre la memoire de ces miracles, et nous donne par là l’idée veritable de l’empire supréme de Dieu maistre tout-puissant de ses créatures, soit pour les tenir sujetes aux loix générales qu’il a établies, soit pour leur en donner d’autres quand il juge qu’il est necessaire de réveiller par quelque coup surprenant le genre humain endormi. Voilà le Dieu que Moïse nous a proposé dans ses ecrits comme le seul qu’il falloit servir ; voilà le Dieu que les patriarches ont adoré avant Moïse ; en un mot le Dieu d’Abraham, d’Isaac, et de Jacob, à qui nostre pere Abraham a bien voulu immoler son fils unique, dont Melchisedech figure de Jesus-Christ estoit le pontife, à qui nostre pere Noé a sacrifié en sortant de l’arche, que le juste Abel avoit reconnu en luy offrant ce qu’il avoit de plus précieux, que Seth donné à Adam à la place d’Abel avoit fait connoistre à ses enfans appellez aussi les enfans de Dieu, qu’Adam mesme avoit montré à ses descendans comme celuy des mains duquel il s’estoit veû récemment sorti, et qui seul pouvoit mettre fin aux maux de sa malheureuse posterité. La belle philosophie que celle qui nous donne des idées si pures de l’auteur de nostre estre ! La belle tradition que celle qui nous conserve la memoire de ses oeuvres magnifiques ! Que le peuple de Dieu est saint, puis que par une suite non interrompuë depuis l’origine du monde jusqu’à nos jours, il a toûjours conservé une tradition et une philosophie si sainte !