Discours sur l’Histoire universelle/II/6

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VI.

Jesus-Christ, & sa Doctrine.


Dans ce déclin de la religion et des affaires des juifs, à la fin du regne d’Herode, et dans le temps que les pharisiens introduisoient tant d’abus, Jesus-Christ est envoyé sur la terre pour rétablir le royaume dans la maison de David d’une maniere plus haute que les juifs charnels ne l’entendoient, et pour prescher la doctrine que Dieu avoit résolu de faire annoncer à tout l’univers. Cét admirable enfant appellé par Isaïe le Dieu fort, le pere du siécle futur, et l’auteur de la paix, naist d’une vierge à Bethléem, et il y vient reconnoistre l’origine de sa race. Conceû du Saint Esprit, saint par sa naissance, seul digne de réparer le vice de la nostre, il reçoit le nom de sauveur, parce qu’il devoit nous sauver de nos péchez. Aussitost aprés sa naissance, une nouvelle etoile, figure de la lumiere qu’il devoit donner aux gentils, se fait voir en Orient, et amene au sauveur encore enfant les prémices de la gentilité convertie. Un peu aprés ce Seigneur tant desiré vient à son saint temple, où Simeon le regarde, non seulement comme la gloire d’Israël , mais encore comme la lumiere des nations infideles . Quand le temps de prescher son evangile approcha, saint Jean Baptiste, qui luy devoit préparer les voyes, appella tous les pecheurs à la penitence, et fit retentir de ses cris tout le desert où il avoit vescu dés ses premieres années avec autant d’austerité que d’innocence. Le peuple, qui depuis cinq cens ans n’avoit point veû de prophetes, reconnut ce nouvel Elie, tout prest à le prendre pour le sauveur, tant sa sainteté paroissoit grande : mais luy-mesme il montroit au peuple celuy dont il estoit indigne de délier les souliers . Enfin Jesus-Christ commence à prescher son evangile, et à réveler les secrets qu’il voyoit de toute eternité au sein de son pere. Il pose les fondemens de son eglise par la vocation de douze pescheurs, et met saint Pierre à la teste de tout le troupeau avec une prérogative si manifeste, que les evangelistes, qui dans le dénombrement qu’ils font des apostres ne gardent aucun ordre certain, s’accordent à nommer saint Pierre devant tous les autres comme le premier. Jesus-Christ parcourt toute la Judée, qu’il remplit de ses bienfaits ; secourable aux malades, misericordieux envers les pecheurs dont il se montre le vray medecin par l’accés qu’il leur donne auprés de luy, faisant ressentir aux hommes une autorité et une douceur qui n’avoit jamais paru qu’en sa personne. Il annonce de hauts mysteres ; mais il les confirme par de grands miracles : il commande de grandes vertus ; mais il donne en mesme temps de grandes lumieres, de grands exemples, et de grandes graces. C’est par là aussi qu’il paroist plein de grace et de verité, et nous recevons tous de sa plenitude . Tout se soustient en sa personne ; sa vie, sa doctrine, ses miracles. La mesme verité y reluit par tout : tout concourt à y faire voir le maistre du genre humain, et le modele de la perfection. Luy seul vivant au milieu des hommes, et à la veûë de tout le monde, a pû dire sans craindre d’estre démenti,... etc.

Ses miracles sont d’un ordre particulier, et d’un caractere nouveau. Ce ne sont point des signes dans le ciel , tels que les juifs les demandoient : il les fait presque tous sur les hommes mesmes, et pour guerir leurs infirmitez. Tous ces miracles tiennent plus de la bonté que de la puissance, et ne surprennent pas tant les spectateurs, qu’ils les touchent dans le fond du coeur. Il les fait avec empire : les démons et les maladies luy obéïssent : à sa parole les aveugles nez reçoivent la veûë, les morts sortent du tombeau, et les pechez sont remis. Le principe en est en luy-mesme ; ils coulent de source : je sens, dit-il, qu’une vertu est sortie de moy . Aussi personne n’en avoit-il fait ni de si grands, ni en si grand nombre ; et toutefois il promet que ses disciples feront en son nom encore de plus grandes choses , tant est feconde et inépuisable la vertu qu’il porte en luy-mesme. Qui n’admireroit la condescendance avec laquelle il tempere la hauteur de sa doctrine ? C’est du lait pour les enfans, et tout ensemble du pain pour les forts. On le voit plein des secrets de Dieu, mais on voit qu’il n’en est pas étonné comme les autres mortels à qui Dieu se communique : il en parle naturellement, comme estant né dans ce secret et dans cette gloire ; et ce qu’il a sans mesure , il le répand avec mesure, afin que nostre foiblesse le puisse porter. Quoy-qu’il soit envoyé pour tout le monde, il ne s’adresse d’abord qu’aux brebis perduës de la maison d’Israël, ausquelles il estoit aussi principalement envoyé : mais il prépare la voye à la conversion des samaritains et des gentils. Une femme samaritaine le reconnoist pour le Christ que sa nation attendoit aussi-bien que celle des juifs, et apprend de luy le mystere du culte nouveau qui ne seroit plus attaché à un certain lieu. Une femme chananéenne et idolatre luy arrache, pour ainsi dire, quoy-que rebutée, la guérison de sa fille. Il reconnoist en divers endroits les enfans d’Abraham dans les gentils, et parle de sa doctrine comme devant estre preschée, contredite, et receûë par toute la terre. Le monde n’avoit jamais rien veû de semblable, et ses apostres en sont étonnez. Il ne cache point aux siens les tristes épreuves par lesquelles ils devoient passer. Il leur fait voir les violences et la séduction employées contre eux, les persécutions, les fausses doctrines, les faux-freres, la guerre au dedans et au dehors, la foy épurée par toutes ces épreuves ; à la fin des temps, l’affoiblissement de cette foy et le refroidissement de la charité parmi ses disciples ; au milieu de tant de perils, son eglise et la verité toûjours invincibles.

Voicy donc une nouvelle conduite, et un nouvel ordre de choses : on ne parle plus aux enfans de Dieu de récompenses temporelles ; Jesus-Christ leur montre une vie future, et les tenant suspendus dans cette attente, il leur apprend à se détacher de toutes les choses sensibles. La croix et la patience deviennent leur partage sur la terre, et le ciel leur est proposé comme devant estre emporté de force . Jesus-Christ qui montre aux hommes cette nouvelle voye, y entre le premier : il presche des veritez pures qui étourdissent les hommes grossiers, et néanmoins superbes : il découvre l’orgueïl caché, et l’hypocrisie des pharisiens et des docteurs de la loy qui la corrompoient par leurs interpretations. Au milieu de ces reproches il honore leur ministere, et la chaire de Moïse où ils sont assis . Il frequente le temple, dont il fait respecter la sainteté, et renvoye aux prestres les lepreux qu’il a gueris. Par là il apprend aux hommes comment ils doivent reprendre et réprimer les abus, sans préjudice du ministere établi de Dieu, et montre que le corps de la synagogue subsistoit malgré la corruption des particuliers. Mais elle penchoit visiblement à la ruine. Les pontifes, et les pharisiens animoient contre Jesus-Christ le peuple juif, dont la religion se tournoit en superstition. Ce peuple ne peut souffrir le sauveur du monde, qui l’appelle à des pratiques solides, mais difficiles. Le plus saint et le meilleur de tous les hommes, la sainteté et la bonté mesme, devient le plus envié et le plus haï. Il ne se rebute pas, et ne cesse de faire du bien à ses citoyens ; mais il voit leur ingratitude : il en prédit le chastiment avec larmes, et dénonce à Jerusalem sa chute prochaine. Il prédit aussi que les juifs ennemis de la verité qu’il leur annonçoit, seroient livrez à l’erreur, et deviendroient le joûët des faux prophetes. Cependant la jalousie des pharisiens et des prestres le mene à un supplice infame : ses disciples l’abandonnent ; un d’eux le trahit ; le premier et le plus zelé de tous le renie trois fois. Accusé devant le conseil, il honore jusqu’à la fin le ministere des prestres, et répond en termes précis au pontife qui l’interrogeoit juridiquement. Mais le moment estoit arrivé, où la synagogue devoit estre réprouvée. Le pontife et tout le conseil condamne Jesus-Christ, parce qu’il se disoit le Christ fils de Dieu. Il est livré à Ponce Pilate président romain : son innocence est reconnuë par son juge, que la politique et l’interest font agir contre sa conscience : le juste est condamné à mort : le plus grand de tous les crimes donne lieu à la plus parfaite obéïssance qui fut jamais : Jesus maistre de sa vie, et de toutes choses, s’abandonne volontairement à la fureur des méchans, et offre le sacrifice qui devoit estre l’expiation du genre humain. A la croix, il regarde dans les propheties ce qui luy restoit à faire : il l’acheve, et dit enfin, tout est consommé . A ce mot, tout change dans le monde : la loy cesse, ses figures passent, ses sacrifices sont abolis par une oblation plus parfaite. Cela fait, Jesus-Christ expire avec un grand cri : toute la nature s’émeut : le centurion qui le gardoit, étonné d’une telle mort, s’écrie qu’il est vrayment le fils de Dieu ; et les spectateurs s’en retournent frapant leur poitrine. Au troisiéme jour il ressuscite ; il paroist aux siens qui l’avoient abandonné, et qui s’obstinoient à ne pas croire sa résurrection. Ils le voyent, ils luy parlent, ils le touchent, ils sont convaincus. Pour confirmer la foy de sa résurrection, il se montre à diverses fois et en diverses circonstances. Ses disciples le voyent en particulier, et le voyent aussi tous ensemble : il paroist une fois à plus de cinq cens hommes assemblez. Un apostre qui l’a écrit, asseûre que la pluspart d’eux vivoient encore dans le temps qu’il l’écrivoit. Jesus-Christ ressuscité donne à ses apostres tout le temps qu’ils veulent pour le bien considerer ; et aprés s’estre mis entre leurs mains en toutes les manieres qu’ils le souhaitent, en sorte qu’il ne puisse plus leur rester le moindre doute, il leur ordonne de porter témoignage de ce qu’ils ont veû, de ce qu’ils ont oûï, et de ce qu’ils ont touché. Afin qu’on ne puisse douter de leur bonne foy, non plus que de leur persuasion, il les oblige à sceller leur témoignage de leur sang. Ainsi leur prédication est inébranlable ; le fondement en est un fait positif, attesté unanimement par ceux qui l’ont veû. Leur sincerité est justifiée par la plus forte épreuve qu’on puisse imaginer, qui est celle des tourmens, et de la mort mesme. Telles sont les instructions que receûrent les apostres. Sur ce fondement douze pescheurs entreprennent de convertir le monde entier, qu’ils voyoient si opposé aux loix qu’ils avoient à leur prescrire, et aux veritez qu’ils avoient à leur annoncer. Ils ont ordre de commencer par Jérusalem, et de là de se répandre par toute la terre, pour instruire toutes les nations, et les baptiser au nom du pere, du fils, et du Saint Esprit .

Jesus-Christ leur promet d’estre avec eux jusqu’à la consommation des siecles , et asseûre par cette parole la perpetuelle durée du ministere ecclesiastique. Cela dit, il monte aux cieux en leur presence.

Les promesses vont estre accomplies : les propheties vont avoir leur dernier éclaircissement. Les gentils sont appellez à la connoissance de Dieu par les ordres de Jesus-Christ ressuscité : une nouvelle céremonie est instituée pour la régenération du nouveau peuple ; et les fideles apprennent que le vray dieu, le dieu d’Israël, ce dieu un et indivisible auquel ils sont consacrez par le baptesme, est tout ensemble pere, fils, et Saint Esprit.

Là donc nous sont proposées les profondeurs incompréhensibles de l’estre divin, et la grandeur ineffable de son unité, et les richesses infinies de cette nature, plus feconde encore au dedans qu’au dehors, capable de se communiquer sans division à trois personnes égales. Là sont expliquez les mysteres qui estoient enveloppez, et comme scellez dans les anciennes ecritures. Nous entendons le secret de cette parole, faisons l’homme à nostre image ; et la trinité marquée dans la création de l’homme, est expressément declarée dans sa régenération. Nous apprenons ce que c’est que cette sagesse conceûë , selon Salomon, devant tous les temps dans le sein de Dieu ; sagesse qui fait toutes ses délices, et par qui sont ordonnez tous ses ouvrages. Nous sçavons qui est celuy que David a veû engendré devant l’aurore ; et le nouveau testament nous enseigne que c’est le verbe, la parole interieure de Dieu, et sa pensée éternelle, qui est toûjours dans son sein, et par qui toutes choses ont esté faites. Par là nous répondons à la mysterieuse question qui est proposée dans les proverbes : dites-moy le nom de Dieu, et le nom de son fils, si vous le sçavez . Car nous sçavons que ce nom de Dieu si mysterieux et si caché est le nom de pere entendu en ce sens profond qui le fait concevoir dans l’éternité pere d’un fils égal à luy, et que le nom de son fils est le nom de verbe ; verbe qu’il engendre éternellement en se contemplant luy-mesme, qui est l’expression parfaite de sa verité, son image, son fils unique, l’éclat de sa clarté, et l’empreinte de sa substance . Avec le pere et le fils nous connoissons aussi le Saint Esprit, l’amour de l’un et de l’autre, et leur éternelle union. C’est cét esprit qui fait les prophetes, et qui est en eux pour leur découvrir les conseils de Dieu, et les secrets de l’avenir ; esprit dont il est écrit, le Seigneur m’a envoyé et son esprit, qui est distingué du Seigneur, et qui est aussi le Seigneur mesme, puis qu’il envoye les prophetes, et qu’il leur découvre les choses futures. Cét esprit qui parle aux prophetes, et qui parle par les prophetes est uni au pere et au fils, et intervient avec eux dans la consécration du nouvel homme. Ainsi le pere, le fils, et le Saint Esprit, un seul dieu en trois personnes, montré plus obscurément à nos peres, est clairement révelé dans la nouvelle alliance. Instruits d’un si haut mystere, et étonnez de sa profondeur incompréhensible, nous couvrons nostre face devant Dieu avec les chérubins que vit Isaïe, et nous adorons avec eux celuy qui est trois fois saint. C’estoit au fils unique qui estoit dans le sein du pere , et qui sans en sortir venoit à nous ; c’estoit à luy à nous découvrir pleinement ces admirables secrets de la nature divine que Moïse et les prophetes n’avoient qu’effleurez. C’estoit à luy à nous faire entendre d’où vient que le messie promis comme un homme qui devoit sauver les autres hommes, estoit en mesme temps montré comme Dieu en nombre singulier, et absolument à la maniere dont le créateur nous est désigné : et c’est aussi ce qu’il a fait, en nous enseignant que, quoy-que fils d’Abraham, il estoit devant qu’Abraham fust fait ; qu’il est descendu du ciel, et toutefois qu’il est au ciel ; qu’il est Dieu, fils de Dieu, et tout ensemble homme, fils de l’homme ; le vray Emanuël ; Dieu avec nous ; en un mot le verbe fait chair, unissant en sa personne la nature humaine avec la divine, afin de réconcilier toutes choses en luy-mesme. Ainsi nous sont révelez les deux principaux mysteres, celuy de la trinité, et celuy de l’incarnation. Mais celuy qui nous les a révelez, nous en fait trouver l’image en nous-mesmes, afin qu’ils nous soient toûjours presens, et que nous reconnoissions la dignité de nostre nature.

En effet, si nous imposons silence à nos sens, et que nous nous renfermions pour un peu de temps au fond de nostre ame, c’est à dire dans cette partie où la verité se fait entendre, nous y verrons quelque image de la trinité que nous adorons. La pensée que nous sentons naistre comme le germe de nostre esprit, comme le fils de nostre intelligence, nous donne quelque idée du fils de Dieu conceû éternellement dans l’intelligence du pere celeste. C’est pourquoy ce fils de Dieu prend le nom de verbe, afin que nous entendions qu’il naist dans le sein du pere, non comme naissent les corps, mais comme naist dans nostre ame cette parole interieure que nous y sentons quand nous contemplons la verité. Mais la fecondité de nostre esprit ne se termine pas à cette parole intérieure, à cette pensée intellectuelle, à cette image de la verité qui se forme en nous. Nous aimons et cette parole interieure et l’esprit où elle naist ; et en l’aimant nous sentons en nous quelque chose qui ne nous est pas moins précieux que nostre esprit et nostre pensée, qui est le fruit de l’un et de l’autre, qui les unit, qui s’unit à eux, et ne fait avec eux qu’une mesme vie.

Ainsi autant qu’il se peut trouver de rapport entre Dieu et l’homme, ainsi, dis-je, se produit en Dieu l’amour éternel qui sort du pere qui pense, et du fils qui est sa pensée, pour faire avec luy et sa pensée une mesme nature également heureuse et parfaite. En un mot Dieu est parfait, et son verbe image vivante d’une verité infinie, n’est pas moins parfait que luy ; et son amour qui sortant de la source inépuisable du bien en a toute la plenitude, ne peut manquer d’avoir une perfection infinie ; et puis que nous n’avons point d’autre idée de Dieu que celle de la perféction, chacune de ces trois choses considerée en elle-mesme merite d’estre appellée Dieu : mais parce que ces trois choses conviennent nécessairement à une mesme nature, ces trois choses ne sont qu’un seul Dieu.

Il ne faut donc rien concevoir d’inégal, ni de séparé dans cette trinité adorable ; et quelque incomprehensible que soit cette égalité, nostre ame, si nous l’écoutons, nous en dira quelque chose. Elle est, et quand elle sçait parfaitement ce qu’elle est, son intelligence répond à la verité de son estre ; et quand elle aime son estre avec son intelligence autant qu’ils meritent d’estre aimez, son amour égale la perfection de l’un et de l’autre. Ces trois choses ne se séparent jamais, et s’enferment l’une l’autre : nous entendons que nous sommes, et que nous aimons ; et nous aimons à estre, et à entendre. Qui le peut nier, s’il s’entend luy-mesme ? Et non seulement une de ces choses n’est pas meilleure que l’autre, mais les trois ensemble ne sont pas meilleures qu’une d’elles en particulier, puis que chacune enferme le tout, et que dans les trois consiste la felicité, et la dignité de la nature raisonnable. Ainsi et infiniment au dessus est parfaite, inséparable, une en son essence, et enfin égale en tout sens, la trinité que nous servons, et à laquelle nous sommes consacrez par nostre baptesme.

Mais nous-mesmes, qui sommes l’image de la trinité, nous-mesmes, à un autre égard, nous sommes encore l’image de l’incarnation. Nostre ame d’une nature spirituelle et incorruptible a un corps corruptible qui luy est uni ; et de l’union de l’un et de l’autre résulte un tout, qui est l’homme, esprit et corps tout ensemble, incorruptible et corruptible, intelligent et purement brute. Ces attributs conviennent au tout, par rapport à chacune de ses deux parties : ainsi le verbe divin dont la vertu soustient tout, s’unit d’une façon particuliere, ou plustost il devient luy-mesme, par une parfaite union, ce Jesus-Christ fils de Marie, ce qui fait qu’il est Dieu et homme tout ensemble, engendré dans l’éternité, et engendré dans le temps, toûjours vivant dans le sein du pere, et mort sur la croix pour nous sauver. Mais où Dieu se trouve meslé, jamais les comparaisons tirées des choses humaines ne sont qu’imparfaites. Nostre ame n’est pas devant nostre corps, et quelque chose luy manque lors qu’elle en est separée. Le verbe parfait en luy-mesme dés l’éternité ne s’unit à nostre nature que pour l’honorer. Cette ame qui préside au corps, et y fait divers changemens, elle-mesme en souffre à son tour. Si le corps est meû au commandement et selon la volonté de l’ame, l’ame est troublée, l’ame est affligée, et agitée en mille manieres ou fascheuses, ou agreables, suivant les dispositions du corps ; en sorte que comme l’ame éleve le corps à elle en le gouvernant, elle est abbaissée au dessous de luy par les choses qu’elle en souffre. Mais en Jesus-Christ, le verbe préside à tout, le verbe tient tout sous sa main. Ainsi l’homme est élevé, et le verbe ne se rabaisse par aucun endroit : immuable et inalterable il domine en tout et par tout la nature qui luy est unie. De là vient qu’en Jesus-Christ l’homme absolument soumis à la direction intime du verbe qui l’éleve à soy, n’a que des pensées et des mouvemens divins. Tout ce qu’il pense, tout ce qu’il veut, tout ce qu’il dit, tout ce qu’il cache au dedans, tout ce qu’il montre au dehors est animé par le verbe, conduit par le verbe, digne du verbe, c’est à dire digne de la raison mesme, de la sagesse mesme, et de la verité mesme. C’est pourquoy tout est lumiere en Jesus-Christ ; sa conduite est une regle ; ses miracles sont des instructions ; ses paroles sont esprit et vie. Il n’est pas donné à tous de bien entendre ces sublimes veritez, ni de voir parfaitement en luy-mesme cette merveilleuse image des choses divines, que saint Augustin et les autres peres ont crû si certaine. Les sens nous gouvernent trop, et nostre imagination qui se veut mesler dans toutes nos pensées, ne nous permet pas toûjours de nous arrester sur une lumiere si pure. Nous ne nous connoissons pas nous-mesmes ; nous ignorons les richesses que nous portons dans le fond de nostre nature ; et il n’y a que les yeux les plus épurez qui les puissent appercevoir. Mais si peu que nous entrions dans ce secret, et que nous sçachions remarquer en nous l’image des deux mysteres qui font le fondement de nostre foy, c’en est assez pour nous élever au dessus de tout, et rien de mortel ne nous pourra plus toucher. Aussi Jesus-Christ nous appelle-t-il à une gloire immortelle, et c’est le fruit de la foy que nous avons pour les mysteres.

Ce dieu-homme, cette verité et cette sagesse incarnée qui nous fait croire de si grandes choses sur sa seule autorité, nous en promet dans l’eternité la claire et bienheureuse vision, comme la récompense certaine de nostre foy. De cette sorte, la mission de Jesus-Christ est relevée infiniment au dessus de celle de Moïse. Moïse estoit envoyé pour réveiller par des récompenses temporelles les hommes sensuels et abrutis. Puis qu’ils estoient devenus tout corps et tout chair, il les falloit d’abord prendre par les sens, leur inculquer par ce moyen la connoissance de Dieu, et l’horreur de l’idolatrie à laquelle le genre humain avoit une inclination si prodigieuse.

Tel estoit le ministere de Moïse : il estoit réservé à Jesus-Christ d’inspirer à l’homme des pensées plus hautes, et de luy faire connoistre dans une pleine évidence la dignité, l’immortalité, et la felicité éternelle de son ame. Durant les temps d’ignorance, c’est à dire durant les temps qui ont précedé Jesus-Christ, ce que l’ame connoissoit de sa dignité et de son immortalité l’induisoit le plus souvent à erreur. Le culte des hommes morts faisoit presque tout le fond de l’idolatrie : presque tous les hommes sacrifioient aux manes, c’est à dire aux ames des morts. De si anciennes erreurs nous font voir à la verité combien estoit ancienne la croyance de l’immortalité de l’ame, et nous montrent qu’elle doit estre rangée parmi les premieres traditions du genre humain. Mais l’homme qui gastoit tout, en avoit étrangement abusé, puis qu’elle le portoit à sacrifier aux morts. On alloit mesme jusqu’à cét excés de leur sacrifier des hommes vivans : on tuoit leurs esclaves, et mesme leurs femmes, pour les aller servir dans l’autre monde. Les gaulois le pratiquoient avec beaucoup d’autres peuples ; et les indiens marquez par les auteurs payens parmi les premiers défenseurs de l’immortalité de l’ame, ont aussi esté les premiers à introduire sur la terre, sous prétexte de religion, ces meurtres abominables. Les mesmes indiens se tuoient eux-mesmes pour avancer la felicité de la vie future ; et ce déplorable aveuglement dure encore aujourd’huy parmi ces peuples : tant il est dangereux d’enseigner la verité dans un autre ordre que celuy que Dieu a suivi, et d’expliquer clairement à l’homme tout ce qu’il est avant qu’il ait connu Dieu parfaitement.

C’estoit faute de connoistre Dieu, que la pluspart des philosophes n’ont pû croire l’ame immortelle sans la croire une portion de la divinité, une divinité elle-mesme, un estre éternel, incréé aussi-bien qu’incorruptible, et qui n’avoit non plus de commencement que de fin. Que diray-je de ceux qui croyoient la transmigration des ames : qui les faisoient rouler des cieux à la terre, et puis de la terre aux cieux ; des animaux dans les hommes, et des hommes dans les animaux ; de la felicité à la misere, et de la misere à la felicité, sans que ces révolutions eussent jamais ni de terme, ni d’ordre certain ? Combien estoit obscurcie la justice, la providence, la bonté divine parmi tant d’erreurs ! Et qu’il estoit necessaire de connoistre Dieu, et les regles de sa sagesse, avant que de connoistre l’ame et sa nature immortelle ! C’est pourquoy la loy de Moïse ne donnoit à l’homme qu’une premiere notion de la nature de l’ame et de sa felicité. Nous avons veû l’ame au commencement faite par la puissance de Dieu aussi-bien que les autres créatures ; mais avec ce caractere particulier, qu’elle estoit faite à son image et par son soufle, afin qu’elle entendist à qui elle tient par son fonds, et qu’elle ne se crust jamais de mesme nature que les corps, ni formée de leur concours. Mais les suites de cette doctrine, et les merveilles de la vie future ne furent pas alors universellement développées, et c’estoit au jour du messie que cette grande lumiere devoit paroistre à découvert. Dieu en avoit répandu quelques étincelles dans les anciennes ecritures. Salomon avoit dit que comme le corps retourne à la terre d’où il est sorti, l’esprit retourne à Dieu qui l’a donné . Les patriarches et les prophetes ont vescu dans cette esperance, et Daniel avoit prédit qu’il viendroit un temps où ceux qui dorment dans la poussiere s’éveïlleroient, les uns pour la vie éternelle, et les autres pour une éternelle confusion, afin de voir toûjours . Mais en mesme temps que ces choses luy sont révelées, il luy est ordonné de sceller le livre, et de le tenir fermé jusqu’au temps ordonné de Dieu, afin de nous faire entendre que la pleine découverte de ces veritez estoit d’une autre saison et d’un autre siecle.

Encore donc que les juifs eussent dans leurs ecritures quelques promesses des felicitez eternelles, et que vers les temps du messie où elles devoient estre déclarées, ils en parlassent beaucoup davantage, comme il paroist par les livres de la sagesse, et des machabées : toutefois cette verité faisoit si peu un dogme universel de l’ancien peuple, que les saducéens, sans la reconnoistre, non seulement estoient admis dans la synagogue, mais encore élevez au sacerdoce. C’est un des caracteres du peuple nouveau, de poser pour fondement de la religion la foy de la vie future, et ce devoit estre le fruit de la venuë du messie. C’est pourquoy non content de nous avoir dit qu’une vie éternellement bienheureuse estoit réservée aux enfans de Dieu, il nous a dit en quoy elle consistoit. La vie bienheureuse est d’estre avec luy dans la gloire de Dieu son pere : la vie bienheureuse est de voir la gloire qu’il a dans le sein du pere dés l’origine du monde : la vie bienheureuse est que Jesus-Christ soit en nous comme dans ses membres, et que l’amour éternel que le pere a pour son fils s’étendant sur nous, il nous comble des mesmes dons : la vie bienheureuse en un mot est de connoistre le seul vray Dieu et Jesus-Christ qu’il a envoyé ; mais le connoistre de cette maniere qui s’appelle la claire veûë, la veûë face à face et à découvert, la veûë qui réforme en nous et y acheve l’image de Dieu, selon ce que dit saint Jean, que nous luy serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est .

Cette veûë sera suivie d’un amour immense, d’une joye inexplicable, et d’un triomphe sans fin. Un alleluya éternel, et un amen éternel, dont on entend retentir la celeste Jérusalem, font voir toutes les miseres bannies, et tous les desirs satisfaits ; il n’y a plus qu’à loûër la bonté divine.

Avec de si nouvelles récompenses, il falloit que Jesus-Christ proposast aussi de nouvelles idées de vertu ; des pratiques plus parfaites et plus épurées. La fin de la religion, l’ame des vertus et l’abregé de la loy, c’est la charité. Mais jusqu’à Jesus-Christ on peut dire, que la perfection et les effets de cette vertu n’estoient pas entierement connus. C’est Jesus-Christ proprement qui nous apprend à nous contenter de Dieu seul. Pour établir le regne de la charité, et nous en découvrir tous les devoirs, il nous propose l’amour de Dieu, jusqu’à nous haïr nous-mesmes, et persecuter sans relasche le principe de corruption que nous avons tous dans le coeur. Il nous propose l’amour du prochain, jusqu’à étendre sur tous les hommes cette inclination bien faisante sans en excepter nos persecuteurs : il nous propose la moderation des desirs sensuels, jusqu’à retrancher tout à fait nos propres membres, c’est à dire ce qui tient le plus vivement et le plus intimement à nostre coeur : il nous propose la soumission aux ordres de Dieu, jusqu’à nous réjoûïr des souffrances qu’il nous envoye : il nous propose l’humilité, jusqu’à aimer les opprobres pour la gloire de Dieu, et à croire que nulle injure ne nous peut mettre si bas devant les hommes, que nous ne soyions encore plus bas devant Dieu par nos pechez. Sur ce fondement de la charité, il perfectionne tous les estats de la vie humaine. C’est par là que le mariage est réduit à sa forme primitive : l’amour conjugal n’est plus partagé : une si sainte societé n’a plus de fin que celle de la vie ; et les enfans ne voyent plus chasser leur mere pour mettre à sa place une marastre. Le célibat est montré comme une imitation de la vie des anges, uniquement occupée de Dieu et des chastes délices de son amour. Les superieurs apprennent qu’ils sont serviteurs des autres, et dévoûëz à leur bien ; les inferieurs reconnoissent l’ordre de Dieu dans les puissances legitimes, lors mesme qu’elles abusent de leur autorité : cette pensée adoucit les peines de la sujetion, et sous des maistres fascheux l’obéïssance n’est plus fascheuse au vray chrestien. A ces préceptes, il joint des conseils de perfection éminente : renoncer à tout plaisir ; vivre dans le corps comme si on estoit sans corps ; quitter tout ; donner tout aux pauvres, pour ne posseder que Dieu seul ; vivre de peu, et presque de rien, et attendre ce peu de la providence divine. Mais la loy la plus propre à l’evangile, est celle de porter sa croix. La croix est la vraye épreuve de la foy, le vray fondement de l’esperance, le parfait épurement de la charité, en un mot le chemin du ciel. Jesus-Christ est mort à la croix ; il a porté sa croix toute sa vie ; c’est à la croix qu’il veut qu’on le suive, et il met la vie éternelle à ce prix. Le premier à qui il promet en particulier le repos du siecle futur, est un compagnon de sa croix : tu seras, luy dit-il, aujourd’huy avec moy en paradis . Aussitost qu’il fut à la croix, le voile qui couvroit le sanctuaire fut dechiré de haut en bas, et le ciel fut ouvert aux ames saintes. C’est au sortir de la croix, et des horreurs de son supplice, qu’il parut à ses apostres, glorieux et vainqueur de la mort, afin qu’ils comprissent que c’est par la croix qu’il devoit entrer dans sa gloire, et qu’il ne montroit point d’autre voye à ses enfans. Ainsi fut donnée au monde en la personne de Jesus-Christ l’image d’une vertu accomplie, qui n’a rien, et n’attend rien sur la terre ; que les hommes ne récompensent que par de continuelles persecutions ; qui ne cesse de leur faire du bien, et à qui ses propres bienfaits attirent le dernier supplice. Jesus-Christ meurt sans trouver ni reconnoissance dans ceux qu’il oblige, ni fidelité dans ses amis, ni équité dans ses juges. Son innocence, quoy-que reconnuë, ne le sauve pas ; son pere mesme en qui seul il avoit mis son esperance, retire toutes les marques de sa protection : le juste est livré à ses ennemis, et il meurt abandonné de Dieu et des hommes. Mais il falloit faire voir à l’homme de bien, que dans les plus grandes extrémitez il n’a besoin ni d’aucune consolation humaine, ni mesme d’aucune marque sensible du secours divin : qu’il aime seulement, et qu’il se confie, asseûré que Dieu pense à luy sans luy en donner aucune marque, et qu’une éternelle felicité luy est réservée.

Le plus sage des philosophes, en cherchant l’idée de la vertu, a trouvé que comme de tous les méchans celuy-là seroit le plus méchant qui sçauroit si bien couvrir sa malice, qu’il passast pour homme de bien, et joûïst par ce moyen de tout le credit que peut donner la vertu : ainsi le plus vertueux devoit estre sans difficulté celuy a qui sa vertu attire par sa perfection la jalousie de tous les hommes, en sorte qu’il n’ait pour luy que sa conscience, et qu’il se voye exposé à toute sorte d’injures, jusqu’à estre mis sur la croix, sans que sa vertu luy puisse donner ce foible secours de l’exempter d’un tel supplice. Ne semble-t-il pas que Dieu n’ait mis cette merveilleuse idée de vertu dans l’esprit d’un philosophe, que pour la rendre effective en la personne de son fils, et faire voir que le juste a une autre gloire, un autre repos, enfin un autre bonheur que celuy qu’on peut avoir sur la terre ?

Etablir cette verité, et la montrer accomplie si visiblement en soy-mesme aux dépens de sa propre vie, c’estoit le plus grand ouvrage que pust faire un homme ; et Dieu l’a trouvé si grand, qu’il l’a réservé à ce messie tant promis, à cét homme qu’il a fait la mesme personne avec son fils unique.

En effet, que pouvoit-on réserver de plus grand à un dieu venant sur la terre ? Et qu’y pouvoit-il faire de plus digne de luy, que d’y montrer la vertu dans toute sa pureté, et le bonheur éternel où la conduisent les maux les plus extrémes ?

Mais si nous venons à considerer ce qu’il y a de plus haut et de plus intime dans le mystere de la croix, quel esprit humain le pourra comprendre ? Là nous sont montrées des vertus que le seul homme-dieu pouvoit pratiquer. Quel autre pouvoit comme luy se mettre à la place de toutes les victimes anciennes, les abolir en leur substituant une victime d’une dignité et d’un merite infini, et faire que desormais il n’y eust plus que luy seul à offrir à Dieu ? Tel est l’acte de religion que Jesus-Christ exerce à la croix. Le pere eternel pouvoit-il trouver ou parmi les anges, ou parmi les hommes, une obéïssance égale à celle que luy rend son fils bien-aimé, lors que rien ne luy pouvant arracher la vie, il la donna volontairement pour luy complaire ? Que diray-je de la parfaite union de tous ses desirs avec la divine volonté, et de l’amour par lequel il se tient uni à Dieu qui estoit en luy, se réconciliant le monde ? Dans cette union incomprehensible, il embrasse tout le genre humain ; il pacifie le ciel et la terre ; il se plonge avec une ardeur immense dans ce deluge de sang où il devoit estre baptisé avec tous les siens, et fait sortir de ses playes le feu de l’amour divin qui devoit embraser toute la terre . Mais voicy ce qui passe toute intelligence, la justice pratiquée par ce dieu-homme qui se laisse condamner par le monde, afin que le monde demeure éternellement condamné par l’énorme iniquité de ce jugement. maintenant le monde est jugé, et le prince de ce monde va estre chassé, comme le prononce Jesus-Christ luy-mesme. L’enfer qui avoit subjugué le monde, le va perdre : en attaquant l’innocent, il sera contraint de lascher les coupables qu’il tenoit captifs : la malheureuse obligation par laquelle nous estions livrez aux anges rebelles, est anéantie : Jesus-Christ l’a attachée à sa croix , pour y estre effacée de son sang : l’enfer dépouïllé gemit : la croix est un lieu de triomphe à nostre sauveur, et les puissances ennemies suivent en tremblant le char du vainqueur. Mais un plus grand triomphe paroist à nos yeux : la justice divine est elle-mesme vaincuë ; le pecheur qui luy estoit deû comme sa victime, est arraché de ses mains. Il a trouvé une caution capable de payer pour luy un prix infini. Jesus-Christ s’unit éternellement les eleûs pour qui il se donne : ils sont ses membres et son qu’en leur chef : ainsi il étend sur eux l’amour infini qu’il a pour son fils. C’est son fils luy-mesme qui le luy demande : il ne veut pas estre separé des hommes qu’il a rachetez : o mon pere, je veux, dit-il, qu’ils soient avec moy : ils seront remplis de mon esprit ; ils joûïront de ma gloire ; ils partageront avec moy jusqu’à mon trosne. Aprés un si grand bienfait, il n’y a plus que des cris de joye qui puissent exprimer nos reconnoissances. o merveille, s’écrie un grand philosophe et un grand martyr, ô échange incomprehensible, et surprenant artifice de la sagesse divine ! Un seul est frapé, et tous sont delivrez. Dieu frape son fils innocent pour l’amour des hommes coupables, et pardonne aux hommes coupables pour l’amour de son fils innocent... etc. Tout est à nous par Jesus-Christ ; la grace, la sainteté, la vie, la gloire, la beatitude : le royaume du fils de Dieu est nostre heritage ; il n’y a rien au dessus de nous, pourveû seulement que nous ne nous ravilissions pas nous-mesmes. Pendant que Jesus-Christ comble nos desirs et surpasse nos esperances, il consomme l’oeuvre de Dieu commencée sous les patriarches et dans la loy de Moïse.

Alors Dieu vouloit se faire connoistre par des experiences sensibles : il se montroit magnifique en promesses temporelles, bon en comblant ses enfans des biens qui flatent les sens, puissant en les delivrant des mains de leurs ennemis, fidele en les amenant dans la terre promise à leurs peres, juste par les récompenses et les chastimens qu’il leur envoyoit manifestement selon leurs oeuvres. Toutes ces merveilles préparoient les voyes aux veritez que Jesus-Christ venoit enseigner. Si Dieu est bon jusqu’à nous donner ce que demandent nos sens, combien plustost nous donnera-t-il ce que demande nostre esprit fait à son image ? S’il est si tendre et si bienfaisant envers ses enfans, renfermera-t-il son amour et ses liberalitez dans ce peu d’années qui composent nostre vie ? Ne donnera-t-il à ceux qu’il aime, qu’une ombre de felicité, et qu’une terre fertile en grains et en huile ? N’y aura-t-il point un païs où il répande avec abondance les biens veritables ?

Il y en aura un sans doute, et Jesus-Christ nous le vient montrer. Car enfin le tout-puissant n’auroit fait que des ouvrages peu dignes de luy, si toute sa magnificence ne se terminoit qu’à des grandeurs exposées à nos sens infirmes. Tout ce qui n’est pas éternel ne répond ni à la majesté d’un dieu éternel, ni aux esperances de l’homme à qui il a fait connoistre son éternité ; et cette immuable fidelité qu’il garde à ses serviteurs, n’aura jamais un objet qui luy soit proportionné, jusqu’à ce qu’elle s’étende à quelque chose d’immortel et de permanent. Il falloit donc qu’à la fin Jesus-Christ nous ouvrist les cieux pour y découvrir à nostre foy cette cité permanente où nous devons estre recueïllis aprés cette vie. Il nous fait voir que si Dieu prend pour son titre éternel, le nom de Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, c’est à cause que ces saints hommes sont toûjours vivans devant luy. Dieu n’est pas le dieu des morts : il n’est pas digne de luy de ne faire comme les hommes, qu’accompagner ses amis jusqu’au tombeau, sans leur laisser au-delà aucune esperance ; et ce luy seroit une honte de se dire avec tant de force le Dieu d’Abraham, s’il n’avoit fondé dans le ciel une cité éternelle où Abraham et ses enfans pussent vivre heureux.

C’est ainsi que les veritez de la vie future nous sont développées par Jesus-Christ. Il nous les montre, mesme dans la loy. La vraye terre promise, c’est le royaume celeste. C’est aprés cette bienheureuse patrie que soupiroient Abraham, Isaac et Jacob : la Palestine ne meritoit pas de terminer tous leurs voeux, ni d’estre le seul objet d’une si longue attente de nos peres. L’Egypte d’où il faut sortir, le desert où il faut passer, la Babylone dont il faut rompre les prisons pour entrer ou pour retourner à nostre patrie, c’est le monde avec ses plaisirs, et ses vanitez : c’est là que nous sommes vrayment captifs, et errans, séduits par le peché et ses convoitises ; il nous faut secoûër ce joug pour trouver dans Jérusalem et dans la cité de nostre dieu la liberté veritable, et un sanctuaire non fait de main d’homme , où la gloire du Dieu d’Israël nous apparoisse.

Par cette doctrine de Jesus-Christ le secret de Dieu nous est découvert, la loy est toute spirituelle, ses promesses nous introduisent à celles de l’evangile, et y servent de fondement. Une mesme lumiere nous paroist par tout : elle se leve sous les patriarches : sous Moïse et sous les prophetes elle s’accroist : Jesus-Christ plus grand que les patriarches, plus autorisé que Moïse, plus éclairé que tous les prophetes nous la montre dans sa plenitude.

A ce Christ, à cét homme-dieu, à cét homme qui tient sur la terre, comme parle saint Augustin, la place de la verité, et la fait voir personnellement résidente au milieu de nous ; à luy, dis-je, estoit réservé de nous montrer toute verité, c’est à dire celle des mysteres, celle des vertus, et celle des récompenses que Dieu a destinées à ceux qu’il aime.

C’estoit de telles grandeurs que les juifs devoient chercher en leur messie. Il n’y a rien de si grand que de porter en soy-mesme, et de découvrir aux hommes la verité toute entiere qui les nourrit, qui les dirige, et qui épure leurs yeux jusqu’à les rendre capables de voir Dieu. Dans le temps que la verité devoit estre montrée aux hommes avec cette plenitude, il estoit aussi ordonné qu’elle seroit annoncée par toute la terre, et dans tous les temps. Dieu n’a donné à Moïse qu’un seul peuple, et un temps déterminé : tous les siecles, et tous les peuples du monde sont donnez à Jesus-Christ : il a ses eleûs par tout, et son eglise répanduë dans tout l’univers ne cessera jamais de les enfanter… etc.