Discours sur l’Histoire universelle/Texte entier

La bibliothèque libre.
Mabre-Cramoisy (p. --Privilège).
DISCOURS
SUR
L'HISTOIRE
UNIVERSELLE
A MONSEIGNEUR
LE DAUPHIN :
Pour expliquer la suite de la Religion & les
changemens des Empires.
PREMIERE PARTIE
Depuis le commencement du Monde jusqu'à l'Empire de Charlemagne.
Par Messire Jacque Benigne Bossuet, Evesque de Condom, Conseiller du Roy en ses Conseils, cy-devant Précepteur de Monseigneur le Dauphin, premier Aumosnier de Madame la Dauphine


A PARIS
Chez Sebastien Mabre-Cramoisy, Imprimeur
du Roy, ruë Saint Jacques, aux Cicognes.
___________________________________
M. DC. LXXXI.
AVEC PRIVILEGE DE SA MAJESTE'


DISCOURS
SUR L'HISTOIRE
UNIVERSELLE
A MONSEIGNEUR
LE DAUPHIN :


Quand l’histoire seroit inutile aux autres hommes, il faudroit la faire lire aux princes. Il n’y a pas de meilleur moyen de leur découvrir ce que peuvent les passions et les interests, les temps et les conjonctures, les bons et les mauvais conseils. Les histoires ne sont composées que des actions qui les occupent, et tout semble y estre fait pour leur usage. Si l’experience leur est necessaire pour aquerir cette prudence qui fait bien regner, il n’est rien de plus utile à leur instruction que de joindre aux exemples des siécles passez les experiences qu’ils font tous les jours. Au lieu qu’ordinairement ils n’apprennent qu’aux dépens de leurs sujets et de leur propre gloire, à juger des affaires dangereuses qui leur arrivent : par le secours de l’histoire, ils forment leur jugement, sans rien hasarder, sur les évenemens passez. Lors qu’ils voyent jusqu’aux vices les plus cachez des princes, malgré les fausses loûanges qu’on leur donne pendant leur vie, exposez aux yeux de tous les hommes, ils ont honte de la vaine joye que leur cause la flaterie, et ils connoissent que la vraye gloire ne peut s’accorder qu’avec le merite.

D’ailleurs il seroit honteux, je ne dis pas à un prince, mais en général à tout honneste homme, d’ignorer le genre humain, et les changemens memorables que la suite des temps a faits dans le monde. Si on n’apprend de l’histoire à distinguer les temps, on representera les hommes sous la loy de nature, ou sous la loy écrite, tels qu’ils sont sous la loy evangelique ; on parlera des perses vaincus sous Alexandre, comme on parle des perses victorieux sous Cyrus ; on fera la Grece aussi libre du temps de Philippe que du temps de Themistocle, ou de Miltiade ; le peuple romain aussi fier sous les empereurs que sous les consuls ; l’eglise aussi tranquille sous Diocletien que sous Constantin ; et la France agitée de guerres civiles du temps de Charles Ix et d’Henri Iii aussi puissante que du temps de Loûïs Xiv où réünie sous un si grand roy, seule elle triomphe de toute l’Europe.

C’est, monseigneur, pour éviter ces inconveniens que vous avez leû tant d’histoires anciennes et modernes. Il a fallu avant toutes choses vous faire lire dans l’ecriture l’histoire du peuple de Dieu, qui fait le fondement de la religion. On ne vous a pas laissé ignorer l’histoire greque ni la romaine ; et, ce qui vous estoit plus important, on vous a montré avec soin l’histoire de ce grand royaume, que vous estes obligé de rendre heureux. Mais de peur que ces histoires et celles que vous avez encore à apprendre ne se confondent dans vostre esprit, il n’y a rien de plus necessaire que de vous representer distinctement, mais en racourci, toute la suite des siécles.

Cette maniere d’histoire universelle est à l’égard des histoires de chaque païs et de chaque peuple, ce qu’est une carte générale à l’égard des cartes particulieres. Dans les cartes particulieres vous voyez tout le détail d’un royaume, ou d’une province en elle-mesme : dans les cartes universelles vous apprenez à situer ces parties du monde dans leur tout ; vous voyez ce que Paris ou l’Isle De France est dans le royaume, ce que le royaume est dans l’Europe, et ce que l’Europe est dans l’univers.

Ainsi les histoires particulieres representent la suite des choses qui sont arrivées à un peuple dans tout leur détail : mais afin de tout entendre, il faut sçavoir le rapport que chaque histoire peut avoir avec les autres, ce qui se fait par un abregé où l’on voye comme d’un coup d’oeil tout l’ordre des temps. Un tel abregé, monseigneur, vous propose un grand spectacle. Vous voyez tous les siécles précedens se développer, pour ainsi dire, en peu d’heures devant vous : vous voyez comme les empires se succedent les uns aux autres, et comme la religion dans ses differens estats se soustient également depuis le commencement du monde jusqu’à nostre temps.

C’est la suite de ces deux choses, je veux dire celle de la religion et celle des empires, que vous devez imprimer dans vostre memoire ; et comme la religion et le gouvernement politique sont les deux points sur lesquels roulent les choses humaines, voir ce qui regarde ces choses renfermé dans un abregé, et en découvrir par ce moyen tout l’ordre et toute la suite, c’est comprendre dans sa pensée tout ce qu’il y a de grand parmi les hommes, et tenir, pour ainsi dire, le fil de toutes les affaires de l’univers. Comme donc en considerant une carte universelle, vous sortez du païs où vous estes né, et du lieu qui vous renferme, pour parcourir toute la terre habitable que vous embrassez par la pensée avec toutes ses mers et tous ses païs : ainsi en considerant l’abregé chronologique, vous sortez des bornes étroites de vostre âge, et vous vous étendez dans tous les siécles. Mais de mesme que pour aider sa memoire dans la connoissance des lieux, on retient certaines villes principales, autour desquelles on place les autres, chacune selon sa distance : ainsi dans l’ordre des siécles il faut avoir certains temps marquez par quelque grand évenement auquel on rapporte tout le reste.

C’est ce qui s’appelle epoque, d’un mot grec qui signifie s’arrester, parce qu’on s’arreste là pour considerer comme d’un lieu de repos tout ce qui est arrivé devant ou aprés, et éviter par ce moyen les anachronismes, c’est à dire, cette sorte d’erreur qui fait confondre les temps.

Il faut d’abord s’attacher à un petit nosont dans les temps de l’histoire ancienne, Adam, ou la création ; Noé, ou le deluge ; la vocation d’Abraham, ou le commencement de l’alliance de Dieu avec les hommes ; Moïse, ou la loy écrite ; la prise de Troye ; Salomon, ou la fondation du temple ; Romulus, ou Rome bastie ; Cyrus, ou le peuple de Dieu delivré de la captivité de Babylone ; Scipion, ou Carthage vaincuë ; la naissance de Jesus-Christ ; Constantin, ou la Paix de l’Eglise ; Charlemagne, ou l’établissement du nouvel Empire.

Je vous donne cét établissement du nouvel empire sous Charlemagne, comme la fin de l’histoire ancienne, parce que c’est là que vous verrez finir tout-à-fait l’ancien empire romain. C’est pourquoy je vous arreste à un point si considerable de l’Histoire Universelle. La suite vous en sera proposée dans une seconde partie, qui vous menera jusqu’au siécle que nous voyons illustré par les actions immortelles du Roy vostre Pere, et auquel l’ardeur que vous témoignez à suivre un si grand exemple, fait encore esperer un nouveau lustre.


Dessein de ce premier discours
qui est divisé en trois parties


Aprés vous avoir expliqué en général le dessein de cét ouvrage, j’ay trois choses à faire pour en tirer toute l’utilité que j’en espere.

Il faut premierement que je parcoure avec vous les epoques que je vous propose ; et que vous marquant en peu de mots les principaux évenemens qui doivent estre attachez à chacune d’elles, j’accoustume vostre esprit à mettre ces évenemens dans leur place, sans y regarder autre chose que l’ordre des temps. Mais comme mon intention principale est de vous faire observer dans cette suite des temps, celle de la religion et celle des grands empires : aprés avoir fait aller ensemble, selon le cours des années, les faits qui regardent ces deux choses, je reprendray en particulier avec les réflexions necessaires, premierement ceux qui nous font entendre la durée perpetuelle de la religion, et enfin ceux qui nous découvrent les causes des grands changemens arrivez dans les empires.

Aprés cela, quelque partie de l’histoire ancienne que vous lisiez, tout vous tournera à profit. Il ne passera aucun fait, dont vous n’apperceviez les consequences. Vous admirerez la suite des conseils de Dieu dans les affaires de la religion : vous verrez aussi l’enchaisnement des affaires humaines, et par là vous connoistrez avec combien de réflexion et de prévoyance elles doivent estre gouvernées.


Premiere partie de ce Discours.

Les Epoques


I. Epoque

Adam, ou la Création.


La premiere epoque vous presente d’abord un grand spectacle : Dieu qui crée le ciel et la terre par sa parole, et qui fait l’homme à son image. C’est par où commence Moïse le plus ancien des historiens, le plus sublime des philosophes, et le plus sage des legislateurs.

Il pose ce fondement tant de son histoire que de sa doctrine, et de ses loix. Aprés il nous fait voir tous les hommes renfermez en un seul homme, et sa femme mesme tirée de luy ; la concorde des mariages et la societé du genre humain établie sur ce fondement ; la perfection et la puissance de l’homme, tant qu’il porte l’image de Dieu en son entier ; son empire sur les animaux ; son innocence tout ensemble et sa felicité dans le paradis, dont la memoire s’est conservée dans l’age d’or des poëtes ; le précepte divin donné à nos premiers parens ; la malice de l’esprit tentateur, et son apparition sous la forme du serpent ; la chute d’Adam et d’Eve, funeste à toute leur posterité ; le premier homme justement puni dans tous ses enfans, et le genre humain maudit de Dieu ; la premiere promesse de la rédemption, et la victoire future des hommes sur le démon qui les a perdus.

La terre commence à se remplir, et les crimes s’augmentent. Caïn le premier enfant d’Adam et d’Eve, fait voir au monde naissant la premiere action tragique ; et la vertu commence deslors à estre persecutée par le vice. Là paroissent les moeurs contraires des deux freres : l’innocence d’Abel, sa vie pastorale, et ses offrandes agréables ; celles de Caïn rejettées, son avarice, son impieté, son parricide, et la jalousie mere des meurtres ; le chastiment de ce crime ; la conscience du parricide agitée de continuelles frayeurs ; la premiere ville bastie par ce méchant, qui se cherchoit un asile contre la haine et l’horreur du genre humain ; l’invention de quelques arts par ses enfans ; la tyrannie des passions, et la prodigieuse malignité du coeur humain toûjours porté à faire le mal ; la posterité de Seth fidele à Dieu malgré cette dépravation ; le pieux Henoc miraculeusement tiré du monde qui n’estoit pas digne de le posseder ; la distinction des enfans de Dieu d’avec les enfans des hommes, c’est à dire de ceux qui vivoient selon l’esprit d’avec ceux qui vivoient selon la chair ; leur mélange, et la corruption universelle du monde ; la ruine des hommes résoluë par un juste jugement de Dieu ; sa colere dénoncée aux pecheurs par son serviteur Noé ; leur impenitence, et leur endurcissement puni enfin par le deluge ; Noé et sa famille réservez pour la réparation du genre humain.

Voilà ce qui s’est passé en 1656 ans. Tel est le commencement de toutes les histoires, où se découvre la toute-puissance, la sagesse, et la bonté de Dieu : l’innocence heureuse sous sa protection : sa justice à venger les crimes, et en mesme temps sa patience à attendre la conversion des pecheurs : la grandeur et la dignité de l’homme dans sa premiere institution : le genie du genre humain depuis qu’il fut corrompu : le naturel de la jalousie, et les causes secretes des violences et des guerres, c’est à dire, tous les fondemens de la religion et de la morale.

Avec le genre humain, Noé conserva les arts, tant ceux qui servoient de fondement à la vie humaine et que les hommes sçavoient dés leur origine, que ceux qu’ils avoient inventé depuis. Ces premiers arts que les hommes apprirent d’abord, et apparemment de leur createur, sont l’agriculture, l’art pastoral, celuy de se vestir, et peut-estre celuy de se loger. Aussi ne voyons nous pas le commencement de ces arts en Orient, vers les lieux d’où le genre humain s’est répandu. La tradition du deluge universel se trouve par toute la terre. L’arche où se sauverent les restes du genre humain a esté de tout temps célebre en Orient, principalement dans les lieux où elle s’arresta aprés le deluge. Plusieurs autres circonstances de cette fameuse histoire se trouvent marquées dans les annales et dans les traditions des anciens peuples : les temps conviennent, et tout se rapporte autant qu’on le pouvoit esperer dans une antiquité si reculée.


II. Epoque.

Noé, ou le Deluge.


Prés du deluge se rangent le décroissement de la vie humaine, le changement dans le vivre, et une nouvelle nourriture substituée aux fruits de la terre, quelques préceptes donnez à Noé de vive voix seulement, la confusion des langues arrivée à la tour de babel premier monument de l’orgueïl et de la foiblesse des hommes, le partage des trois enfans de Noé, et la premiere distribution des terres. La memoire de ces trois premiers auteurs des nations et des peuples s’est conservée parmi les hommes. Japhet qui a peuplé la plus grande partie de l’Occident y est demeuré célebre sous le nom fameux d’Iapet. Cham et son fils Chanaan n’ont pas esté moins connus parmi les egyptiens et les pheniciens ; et la memoire de Sem a toûjours duré dans le peuple hebreu, qui en est sorti.

Un peu aprés ce premier partage du genre humain, Nemrod homme farouche, devient par son humeur violente le premier des conquerans ; et telle est l’origine des conquestes. Il établit son royaume à Babylone, au mesme lieu où la tour avoit esté commencée, et déja élevée fort haut, mais non pas autant que le souhaitoit la vanité humaine. Environ dans le mesme temps Ninive fut bastie, et quelques anciens royaumes établis. Ils estoient petits dans ces premiers temps, et on trouve dans la seule Egypte quatre dynasties ou principautez, celle de Thebes, celle de Thin, celle de Memphis, et celle de Tanis : c’estoit la capitale de la basse Egypte. On peut aussi rapporter à ce temps le commencement des loix et de la police des egyptiens, celuy de leurs pyramides qui durent encore, et celuy des observations astronomiques tant de ces peuples, que des chaldéens. Aussi voit-on remonter jusqu’à ce temps, et pas plus haut, les observations que les chaldéens, c’est à dire sans contestation les premiers observateurs des astres, donnerent dans Babylone à Callisthene pour Aristote.

Tout commence : il n’y a point d’histoire ancienne où il ne paroisse non seulement dans ces premiers temps, mais long-temps aprés, des vestiges manifestes de la nouveauté du monde. On voit les loix s’établir, les moeurs se polir, et les empires se former. Le genre humain sort peu à peu de l’ignorance ; l’experience l’instruit, et les arts sont inventez ou perfectionnez. à mesure que les hommes se multiplient, la terre se peuple de proche en proche : on passe les montagnes et les précipices ; on traverse les fleuves, et enfin les mers ; et on établit de nouvelles habitations. La terre qui n’estoit au commencement qu’une forest immense, prend une autre forme ; les bois abbatus font place aux champs, aux pasturages, aux hameaux, aux bourgades, et enfin aux villes. On s’instruit à prendre certains animaux, à apprivoiser les autres, et à les accoustumer au service. On eût d’abord à combatre les bestes farouches. Les premiers heros se signalerent dans ces guerres. Elles firent inventer les armes, que les hommes tournerent aprés contre leurs semblables : Nemrod le premier guerrier et le premier conquerant est appellé dans l’ecriture un fort chasseur. Avec les animaux, l’homme sceût encore adoucir les fruits et les plantes ; il plia jusqu’aux metaux à son usage, et peu à peu il y fit servir toute la nature. Comme il estoit naturel que le temps fist inventer beaucoup de choses, il devoit aussi en faire oublier d’autres, du moins à la pluspart des hommes. Ces premiers arts que Noé avoit conservez, et qu’on voit aussi toûjours en vigueur dans les contrées où se fit le premier établissement du genre humain, se perdirent à mesure qu’on s’éloigna de ce païs. Il fallut, ou les rapprendre avec le temps, ou que ceux qui les avoient conservez, les reportassent aux autres. C’est pourquoy on voit tout venir de ces terres toûjours habitées, où les fondemens des arts demeurerent en leur entier, et là mesme on apprenoit tous les jours beaucoup de choses importantes. La connoissance de Dieu et la memoire de la création s’y conserva, mais elle alloit s’affoiblissant peu à peu. Les anciennes traditions s’oublioient et s’obscurcissoient ; les fables qui leur succederent, n’en retenoient plus que de grossieres idées ; les fausses divinitez se multiplioient : et c’est ce qui donna lieu à la vocation d’Abraham.


III. Epoque.

La vocation d’Abraham.


Quatre cens vingt-six ans aprés le deluge, comme les peuples marchoient chacun en sa voye, et oublioient celuy qui les avoit faits, ce grand Dieu pour empescher le progrés d’un si grand mal, au milieu de la corruption, commença à se separer un peuple éleû. Abraham fut choisi pour estre la tige et le pere de tous les croyans. Dieu l’appella dans la terre de Chanaan où il vouloit établir son culte et les enfans de ce patriarche qu’il avoit résolu de multiplier comme les étoiles du ciel, et comme le sable de la mer. à la promesse qu’il luy fit de donner cette terre à ses descendans, il joignit quelque chose de bien plus illustre ; et ce fut cette grande benediction qui devoit estre répanduë sur tous les peuples du monde en Jesus-Christ sorti de sa race. C’est ce Jesus-Christ qu’Abraham honore en la personne du grand pontife Melchisedec qui le represente ; c’est à luy qu’il paye la dixme du butin qu’il avoit gagné sur les rois vaincus ; et c’est par luy qu’il est beni. Dans des richesses immenses, et dans une puissance qui égaloit celle des rois, Abraham conserva les moeurs antiques : il mena toûjours une vie simple et pastorale, qui toutefois avoit sa magnificence que ce patriarche faisoit paroistre principalement en exerçant l’hospitalité envers tout le monde. Le ciel luy donna des hostes ; les anges luy apprirent les conseils de Dieu ; il y crut, et parut en tout plein de foy et de pieté. De son temps Inachus le plus ancien de tous les rois connus par les grecs, fonda le royaume d’Argos. Aprés Abraham, on trouve Isaac son fils, et Jacob son petit-fils, imitateurs de sa foy et de sa simplicité dans la mesme vie pastorale. Dieu leur réïtere aussi les mesmes promesses qu’il avoit faites à leur pere, et les conduit comme luy en toutes choses. Isaac benit Jacob au préjudice d’Esaü son frere aisné ; et trompé en apparence, en effet il exécute les conseils de Dieu. Jacob que Dieu protegeoit excella en tout au dessus d’Esaü. Un ange contre qui il eût un combat plein de mysteres, luy donna le nom d’Israël, d’où ses enfans sont appellez les israëlites. De luy nasquirent les douze patriarches, peres des douze tribus du peuple hebreu : entre autres Levi, d’où devoient sortir les ministres des choses sacrées ; Juda, d’où devoit sortir avec la race royale le Christ roy des rois et seigneur des seigneurs ; et Joseph, que Jacob aima plus que tous ses autres enfans. Là se déclarent de nouveaux secrets de la providence divine. On y voit avant toutes choses l’innocence et la sagesse du jeune Joseph toûjours ennemie des vices, et soigneuse de les réprimer dans ses freres ; ses songes mysterieux et prophetiques ; ses freres jaloux, et la jalousie cause pour la seconde fois d’un parricide ; la vente de ce grand homme ; la fidelité qu’il garde à son maistre, et sa chasteté admirable ; les persecutions qu’elle luy attire ; sa prison, et sa constance ; ses prédictions ; sa delivrance miraculeuse ; cette fameuse explication des songes de pharaon ; le merite d’un si grand homme reconnu ; son génie élevé et droit, et la protection de Dieu qui le fait dominer par tout où il est ; sa prévoyance ; ses sages conseils, et son pouvoir absolu dans le royaume de la basse Egypte ; par ce moyen le salut de son pere Jacob et de sa famille. Cette famille cherie de Dieu s’établit ainsi dans cette partie de l’Egypte dont Tanis estoit la capitale, et dont les rois prenoient tous le nom de pharaon. Jacob meurt, et un peu devant sa mort il fait cette célebre prophetie, où découvrant à ses enfans l’estat de leur posterité, il découvre en particulier à Juda les temps du messie qui devoit sortir de sa race. La maison de ce patriarche devient un grand peuple en peu de temps : cette prodigieuse multiplication excite la jalousie des egyptiens : les hebreux sont injustement haïs, et impitoyablement persecutez : Dieu fait naistre Moïse leur liberateur, qu’il delivre des eaux du Nil, et le fait tomber entre les mains de la fille de pharaon : elle l’éleve comme son fils, et le fait instruire dans toute la sagesse des egyptiens. En ces temps les peuples d’Egypte s’établirent en divers endroits de la Grece. La colonie que Cecrops amena d’Egypte fonda douze villes, ou plûtost douze bourgs, dont il composa le royaume d’Athenes, et où il établit avec les loix de son païs, les dieux qu’on y adoroit. Un peu aprés arriva le deluge de Deucalion dans la Thessalie confondu par les grecs avec le deluge universel. Hellen fils de Deucalion regna en phtie païs de la Thessalie, et donna son nom à la Grece. Ses peuples auparavant appellez grecs, prirent toûjours depuis le nom d’hellenes, quoyque les latins leur ayent conservé leur ancien nom. Environ dans le mesme temps Cadmus fils d’Agenor transporta en Grece une colonie de pheniciens, et fonda la ville de Thebes dans la Beocie. Les dieux de Syrie et de Phenicie entrerent avec luy dans la Grece. Cependant Moïse s’avançoit en âge. à quarante ans, il méprisa les richesses de la cour d’Egypte ; et touché des maux de ses freres les israëlites, il se mit en peril pour les soulager. Ceux-cy loin de profiter de son zele et de son courage, l’exposerent à la fureur de pharaon, qui resolut sa perte. Moïse se sauva d’Egypte en Arabie, dans la terre de Madian, où sa vertu toûjours secourable aux oppressez, luy fit trouver une retraite asseûrée. Ce grand homme perdant l’esperance de delivrer son peuple, ou attendant un meilleur temps, avoit passé quarante ans à paistre les troupeaux de son beaupere Jethro, quand il vit dans le desert le buisson ardent, et entendit la voix du Dieu de ses peres qui le renvoyoit en Egypte pour tirer ses freres de la servitude. Là paroissent l’humilité, le courage, et les miracles de ce divin legislateur ; l’endurcissement de pharaon, et les terribles chastimens que Dieu luy envoye ; la pasque, et le lendemain le passage de la Mer Rouge ; pharaon et les egyptiens ensevelis dans les eaux, et l’entiere delivrance des israëlites.


IV. Epoque.

Moïse, ou la Loy écrite.


Les temps de la loy écrite commencent. Elle fut donnée à Moïse 430 ans aprés la vocation d’Abraham, 856 ans aprés le deluge, et la mesme année que le peuple hebreu sortit d’Egypte. Cette date est remarquable, parce qu’on s’en sert pour désigner tout le temps qui s’écoule depuis Moïse jusqu’à Jesus-Christ. Tout ce temps est appellé le temps de la loy écrite, pour le distinguer du temps précedent qu’on appelle le temps de la loy de nature, où les hommes n’avoient pour se gouverner que la raison naturelle et les traditions de leurs ancestres.

Dieu donc ayant affranchi son peuple de la tyrannie des egyptiens pour le conduire en la terre où il veut estre servi ; avant que de l’y établir, luy propose la loy selon laquelle il y doit vivre. Il écrit de sa propre main sur deux tables qu’il donne à Moïse au haut du mont Sinaï le fondement de cette loy, c’est à dire, le décalogue, ou les dix commandemens qui contiennent les premiers principes du culte de Dieu et de la societé humaine. Il dicte au mesme Moïse les autres préceptes, par lesquels il établit le tabernacle, figure du temps futur ; l’arche où Dieu se montroit present par ses oracles, et où les tables de la loy estoient renfermées ; l’élevation d’Aaron frere de Moïse ; le souverain sacerdoce, ou le pontificat, dignité unique donnée à luy et à ses enfans ; les céremonies de leur sacre, et la forme de leurs habits mysterieux ; les fonctions des prestres, enfans d’Aaron ; celles des levites, avec les autres observances de la religion ; et, ce qu’il y a de plus beau, les regles des bonnes moeurs, la police, et le gouvernement de son peuple éleû dont il veut estre luy-mesme le legislateur. Voilà ce qui est marqué par l’epoque de la loy écrite. Aprés, on voit le voyage continué dans le desert ; les révoltes, les idolatries, les chastimens, les consolations du peuple de Dieu, que ce legislateur tout-puissant forme peu à peu par ce moyen ; le sacre d’Eléazar souverain pontife, et la mort de son pere Aaron ; le zele de Phinées fils d’Eléazar, et le sacerdoce asseûré à ses descendans par une promesse particuliere. Durant ces temps les egyptiens continuënt l’établissement de leurs colonies en divers endroits, principalement dans la Grece, où Danaus egyptien se fait roy d’Argos, et dépossede les anciens rois venus d’Inachus. Vers la fin des voyages du peuple de Dieu dans le desert, on voit commencer les combats, que les prieres de Moïse rendent heureux. Il meurt, et laisse aux israëlites toute leur histoire, qu’il avoit soigneusement digerée dés l’origine du monde jusques au temps de sa mort. Cette histoire est continuée par l’ordre de Josué, et de ses successeurs. On la divisa depuis en plusieurs livres ; et c’est de-là que nous sont venus le livre de Josué, le livre des juges, et les quatre livres des rois. L’histoire que Moïse avoit écrite, et où toute la loy estoit renfermée, fut aussi partagée en cinq livres qu’on appelle pentateuque, et qui sont le fondement de la religion. Aprés la mort de l’homme de Dieu, on trouve les guerres de Josué, la conqueste et le partage de la terre sainte, et les rebellions du peuple chastié et rétabli à diverses fois. Là se voyent les victoires d’Othoniel, qui le delivre de la tyrannie de Chusan roy de Mesopotamie, et 80 ans aprés celle d’Aod sur Eglon roy de Moab. Environ ce temps Pelops phrygien fils de Tantale regne dans le Peloponnese, et donne son nom à cette fameuse contrée. Bel roy des chaldéens reçoit de ces peuples les honneurs divins. Les israëlites ingrats retombent dans la servitude. Jabin roy de Chanaan les assujetit ; mais Débora la prophetesse qui jugeoit le peuple, et Barac fils d’Abinoem défont Sisara général des armées de ce roy. Trente ans aprés Gédeon victorieux sans combatre poursuit et abbat les madianites. Abimelec son fils usurpe l’autorité par le meurtre de ses freres, l’exerce tyranniquement, et la perd enfin avec la vie. Jephté ensanglante sa victoire par un sacrifice qui ne peut estre excusé que par un ordre secret de Dieu, sur lequel il ne luy a pas plû de nous rien faire connoistre. Durant ce siecle, il arrive des choses tres-considerables parmi les gentils. Car en suivant la supputation d’Herodote qui paroist la plus exacte, il faut placer en ces temps 514 ans devant Rome, et du temps de Débora, Ninus fils de Bel, et la fondation du premier empire des assyriens. Le siége en fut établi à Ninive ville ancienne et déja célebre, mais ornée et illustrée par Ninus. Ceux qui donnent 1300 ans aux premiers assyriens ont leur fondement dans l’antiquité de la ville ; et Herodote qui ne leur en donne que 500 ne parle que de la durée de l’empire qu’ils ont commencé sous Ninus fils de Bel à étendre dans la haute Asie. Un peu aprés, et durant le regne de ce conquerant, on doit mettre la fondation, ou le renouvellement de l’ancienne ville de Tyr, que la navigation et ses colonies rendent si célebre. Dans la suite, et quelque temps aprés Abimelec, on trouve les fameux combats d’Hercule fils d’Amphitryon, et ceux de Thesée roy d’Athenes, qui ne fit qu’une seule ville des douze bourgs de Cecrops, et donna une meilleure forme au gouvernement des atheniens. Durant le temps de Jephté, pendant que Semiramis veuve de Ninus, et tutrice de Ninyas, augmentoit l’empire des assyriens par ses conquestes, la célebre ville de Troye déja prise une fois par les grecs sous Laomédon son troisiéme roy, fut réduite en cendre, encore par les grecs, sous Priam fils de Laomédon aprés un siége de dix ans.


V. Epoque.

La prise de Troye.


Cette epoque de la ruine de Troye, arrivée environ l’an 308 aprés la sortie d’Egypte, et 1164 ans aprés le deluge, est considerable, tant à cause de l’importance d’un si grand évenement célebré par les deux plus grands poëtes de la Grece et de l’Italie, qu’à cause qu’on peut rapporter à cette date ce qu’il y a de plus remarquable dans les temps appellez fabuleux, ou heroïques ; fabuleux, à cause des fables dont les histoires de ces temps sont envelopées ; heroïques, à cause de ceux que les poëtes ont appellé les enfans des dieux, et les heros. Leur vie n’est pas éloignée de cette prise. Car du temps de Laomédon pere de Priam, paroissent tous les heros de la toison d’or, Jason, Hercule, Orphée, Castor, et Pollux, et les autres qui vous sont connus ; et du temps de Priam mesme, durant le dernier siége de Troye, on voit les Achilles, les Agamemnon, les Menelas, les Ulysses, Hector, Sarpedon fils de Jupiter, Enée fils de Venus, que les romains reconnoissent pour leur fondateur, et tant d’autres, dont des familles illustres et des nations entiéres ont fait gloire de descendre. Cette epoque est donc propre pour rassembler ce que les temps fabuleux ont de plus certain, et de plus beau. Mais ce qu’on voit dans l’histoire sainte est en toutes façons plus remarquable : la force prodigieuse d’un Samson, et sa foiblesse étonnante ; Eli souverain pontife, venerable par sa pieté, et malheureux par le crime de ses enfans ; Samuël juge irreprochable, et prophete choisi de Dieu pour sacrer les rois ; Saül premier roy du peuple de Dieu, ses victoires, sa présomption à sacrifier sans les prestres, sa desobéïssance mal excusée par le prétexte de la religion, sa réprobation, sa chute funeste. En ce temps Codrus roy d’Athenes se dévoûa à la mort pour le salut de son peuple, et luy donna la victoire par sa mort. Ses enfans Medon et Nilée disputerent entre eux le royaume. à cette occasion les atheniens abolirent la royauté, et déclarerent Jupiter le seul roy du peuple d’Athenes. Ils créerent des gouverneurs, ou présidens perpetuels, mais sujets à rendre compte de leur administration. Ces magistrats furent appellez archontes. Medon fils de Codrus fut le premier qui exerça cette magistrature, et elle demeura long-temps dans sa famille. Les atheniens répandirent leurs colonies dans cette partie de l’Asie Mineure qui fut appellée Ionie. Les colonies aeoliennes se firent à-peu-prés dans le mesme temps, et toute l’Asie Mineure se remplit de villes greques. Aprés Saül, paroist un David, cét admirable berger, vainqueur du fier Goliat, et de tous les ennemis du peuple de Dieu ; grand roy, grand conquerant, grand prophete, digne de chanter les merveilles de la toute-puissance divine ; homme enfin selon le coeur de Dieu, comme il le nomme luy-mesme, et qui par sa penitence a fait mesme tourner son crime à la gloire de son créateur. à ce pieux guerrier succeda son fils Salomon, sage, juste, pacifique, dont les mains pures de sang furent jugées dignes de bastir le temple de Dieu.


VI. Epoque.

Salomon, ou le Temple achevé.


Ce fut environ l’an 3000 du monde, le 488 depuis la sortie d’Egypte, et pour ajuster les temps de l’histoire sainte avec ceux de la profane, 180 ans aprés la prise de Troye, 250 devant la fondation de Rome, et 1000 ans devant Jesus-Christ, que Salomon acheva ce merveilleux édifice. Il en célebra la dédicace avec une pieté et une magnificence extraordinaires. Cette célebre action est suivie des autres merveilles du regne de Salomon, qui finit par de honteuses foiblesses. Il s’abandonne à l’amour des femmes ; son esprit baisse, son cœur s’affoiblit, et sa pieté dégénere en idolatrie. Dieu justement irrité, l’épargne en mémoire de David son serviteur ; mais il ne voulut pas laisser son ingratitude entierement impunie : il partagea son royaume aprés sa mort, et sous son fils Roboam. L’orgueïl brutal de ce jeune prince luy fit perdre dix tribus, que Jeroboam separa de leur Dieu, et de leur Roy. De peur qu’ils ne retournassent aux rois de Juda, il défendit d’aller sacrifier au temple de Jérusalem, et il érigea ses veaux d’or, ausquels il donna le nom du Dieu d’Israël, afin que le changement parust moins étrange. La mesme raison luy fit retenir la loy de Moïse, qu’il interpretoit à sa mode ; mais il en faisoit observer presque toute la police, tant civile que religieuse ; de sorte que le pentateuque demeura toûjours en véneration dans les tribus separées. Ainsi fut élevé le royaume d’Israël contre le royaume de Juda. Dans celuy d’Israël triompherent l’impieté et l’idolatrie. La religion souvent obscurcie dans celuy de Juda ne laissa pas de s’y conserver. En ces temps les rois d’Egypte estoient puissans. Les quatre royaumes avoient esté réunis sous celuy de Thebes. On croit que Sesostris, ce fameux conquerant des egyptiens, est le sesac roy d’Egypte, dont Dieu se servit pour chastier l’impieté de Roboam. Dans le regne d’Abiam fils de Roboam, on voit la fameuse victoire que la pieté de ce prince luy obtint sur les tribus schismatiques. Son fils Asa, dont la pieté est loûée dans l’ecriture, y est marqué comme un homme qui songeoit plus dans ses maladies au secours de la medecine, qu’à la bonté de son Dieu. De son temps Amri roy d’Israël bastit Samarie, où il établit le siége de son royaume. Ce temps est suivi du regne admirable de Josaphat, où fleurissent la pieté, la justice, la navigation, et l’art militaire. Pendant qu’il faisoit voir au royaume de Juda un autre David, Achab et sa femme Jezabel qui regnoient en Israël, joignoient à l’idolatrie de Jéroboam toutes les impietez des gentils. Ils perirent tous deux miserablement. Dieu, qui avoit supporté leurs idolatries, résolut de venger sur eux le sang de Naboth qu’ils avoient fait mourir, parce qu’il avoit refusé, comme l’ordonnoit la loy de Moïse, de leur vendre à perpetuité l’heritage de ses peres. Leur sentence leur fut prononcée par la bouche du prophete Elie. Achab fut tué quelque temps aprés, malgré les précautions qu’il prenoit pour se sauver. Il faut placer vers ce temps la fondation de Carthage, que Didon venuë de Tyr bastit en un lieu, où, à l’exemple de Tyr, elle pouvoit trafiquer avec avantage, et aspirer à l’empire de la mer. Il est malaisé de marquer le temps où elle se forma en république ; mais le mélange des tyriens et des africains fit qu’elle fut tout ensemble guerriere et marchande. Les anciens historiens qui mettent son origine devant la ruine de Troye, peuvent faire conjecturer que Didon l’avoit plustost augmentée et fortifiée, qu’elle n’en avoit posé les fondemens. Les affaires changerent de face dans le royaume de Juda. Athalie fille d’Achab et de Jézabel porta avec elle l’impieté dans la maison de Josaphat. Joram fils d’un prince si pieux, aima mieux imiter son beaupere que son pere. La main de Dieu fut sur luy. Son regne fut court, et sa fin fut affreuse. Au milieu de ces chastimens, Dieu faisoit des prodiges inoûïs, mesme en faveur des israëlites qu’il vouloit rappeller à la penitence. Ils virent, sans se convertir, les merveilles d’Elie et d’Elisée, qui prophetiserent durant les regnes d’Achab et de cinq de ses successeurs. En ce temps Homere fleurit, et Hesiode fleurissoit trente ans avant luy. Les moeurs antiques qu’ils nous representent, et les vestiges qu’ils gardent encore, avec beaucoup de grandeur, de l’ancienne simplicité, ne servent pas peu à nous faire entendre les antiquitez beaucoup plus reculées, et la divine simplicité de l’ecriture. Il y eût des spectacles effroyables dans les royaumes de Juda et d’Israël. Jézabel fut précipitée du haut d’une tour par ordre de Jehu. Il ne luy servit de rien de s’estre parée : Jehu la fit fouler aux pieds des chevaux. Il fit tuer Joram roy d’Israël fils d’Achab : toute la maison d’Achab fut exterminée, et peu s’en fallut qu’elle n’entraisnast celle des rois de Juda dans sa ruine. Le roy Ochosias fils de Joram roy de Juda et d’Athalie fut tué dans Samarie avec ses freres, comme allié et ami des enfans d’Achab. Aussitost que cette nouvelle fut portée à Jerusalem, Athalie résolut de faire mourir tout ce qui restoit de la famille royale, sans épargner ses enfans, et de regner par la perte de tous les siens. Le seul Joas fils d’Ochosias, enfant encore au berceau, fut dérobé à la fureur de son ayeule. Jézabeth soeur d’Ochosias, et femme de Joïada souverain pontife, le cacha dans la maison de Dieu, et sauva ce précieux reste de la maison de David. Athalie qui le crut tué avec tous les autres, vivoit sans crainte. Lycurgue donnoit des loix à Lacédemone. Il est repris de les avoir fait toutes pour la guerre, à l’exemple de Minos, dont il avoit suivi les institutions ; et d’avoir peu pourveû à la modestie des femmes, pendant que pour faire des soldats, il obligeoit les hommes à une vie si laborieuse et si temperante. Rien ne remuoit en Judée contre Athalie : elle se croyoit affermie par un regne de six ans. Mais Dieu luy nourrissoit un vengeur dans l’asile sacré de son temple. Quand il eût atteint l’âge de sept ans, Joïada le fit connoistre à quelques-uns des principaux chefs de l’armée royale, qu’il avoit soigneusement ménagez ; et assisté des levites, il sacra le jeune roy dans le temple. Tout le peuple reconnut sans peine l’heritier de David, et de Josaphat. Athalie accouruë au bruit pour dissiper la conjuration, fut arrachée de l’enclos du temple, et receût le traitement que ses crimes meritoient. Tant que Joïda vescut, Joas fit garder la loy de Moïse. Aprés la mort de ce saint pontife, corrompu par les flateries de ses courtisans, il s’abandonna avec eux à l’idolatrie. Le pontife Zacharie fils de Joïada, voulut les reprendre ; et Joas, sans se souvenir de ce qu’il devoit à son pere, le fit lapider. La vengeance suivit de prés. L’année suivante Joas battu par les syriens, et tombé dans le mépris, fut assassiné par les siens ; et Amasias son fils, meilleur que luy, fut mis sur le trosne. Le royaume d’Israël abbatu par les victoires des rois de Syrie, et par les guerres civiles, reprenoit ses forces sous Jéroboam Ii plus pieux que ses prédecesseurs. Ozias, autrement nommé Azarias, fils d’Amasias, ne gouvernoit pas avec moins de gloire le royaume du Juda. C’est ce fameux Ozias frapé de la lépre, et tant de fois repris dans l’ecriture, pour avoir en ses derniers jours osé entreprendre sur l’office sacerdotal, et contre la défense de la loy, avoir luy-mesme offert de l’encens sur l’autel des parfums. Il fallut le sequestrer, tout roy qu’il estoit, selon la loy de Moïse ; et Joatham son fils, qui fut depuis son successeur, gouverna sagement le royaume. Sous le regne d’Ozias, les saints prophetes, dont les principaux en ce temps furent Osée et Isaïe, commencerent à publier leurs propheties par écrit, et dans des livres particuliers, dont ils déposoient les originaux dans le temple, pour servir de monument à la posterité. Les propheties de moindre étenduë, et faites seulement de vive voix, s’enregistroient selon la coustume dans les archives du temple, avec l’histoire du temps. Les jeux olympiques, instituez par Hercule, et long-temps discontinuez, furent rétablis. De ce rétablissement, sont venuës les olympiades, par où les grecs comptoient les années. à ce terme finissent les temps que Varron nomme fabuleux, parce que jusqu’à cette date les histoires profanes sont pleines de confusion et de fables, et commencent les temps historiques, où les affaires du monde sont racontées par des relations plus fideles et plus précises. La premiere olympiade est marquée par la victoire de Corebe. Elles se renouvelloient tous les cinq ans, et aprés quatre ans révolus. Là, dans l’assemblée de toute la Grece, à Pise premiérement, et dans la suite à Elide, se célebroient ces fameux combats, où les vainqueurs estoient couronnez avec des applaudissemens incroyables. Ainsi les exercices estoient en honneur, et la Grece devenoit tous les jours plus forte et plus polie. L’Italie estoit encore presque toute sauvage. Les rois latins de la posterité d’Enée regnoient à Albe. Phul estoit roy d’Assyrie. On le croit pere de Sardanapale, appellé, selon la coustume des orientaux, Sardan Pul, c’est à dire, Sardan fils de Phul. On croit aussi que ce Phul, ou Pul, a esté le roy de Ninive, qui fit penitence avec tout son peuple à la prédication de Jonas. Ce prince attiré par les brouïlleries du royaume d’Israël, venoit l’envahir : mais appaisé par Manahem, il l’affermit dans le trosne qu’il venoit d’usurper par violence, et receût en reconnoissance un tribut de mille talens. Sous son fils Sardanapale, et aprés Alcmaeon dernier archonte perpetuel des atheniens, ce peuple que son humeur conduisoit insensiblement à l’estat populaire, diminua le pouvoir de ses magistrats, et reduisit à dix ans l’administration des archontes. Le premier de cette sorte fut Charops. Romulus et Remus sortis des anciens rois d’Albe par leur mere Ilia, rétablirent dans le royaume d’Albe leur grand-pere Numitor, que son frere Amulius en avoit dépossedé ; et incontinent aprés ils fonderent Rome pendant que Joatham regnoit en Judée.



VII. Epoque.

Romulus, ou Rome fondée.


Cette ville qui devoit estre la maistresse de l’univers, et dans la suite le siege principal de la religion, fut fondée sur la fin de la troisiéme année de la Vi olympiade, 430 ans environ aprés la prise de Troye, de laquelle les romains croyoient que leurs ancestres estoient sortis, et 753 ans devant Jesus-Christ. Romulus nourri durement avec des bergers, et toûjours dans les exercices de la guerre, consacra cette ville au Dieu de la guerre, qu’il disoit son pere. Vers les temps de la naissance de Rome, arriva par la mollesse de Sardanapale, la chute du premier empire des assyriens. Les medes, peuple belliqueux, animez par les discours d’Arbace leur gouverneur, donnerent à tous les sujets de ce prince effeminé l’exemple de le mépriser. Tout se révolta contre luy ; et il perit enfin dans sa ville capitale, où il se vit contraint à se brusler luy-mesme avec ses femmes, ses eunuques, et ses richesses. Des ruines de cét empire on voit sortir trois grands royaumes. Arbace ou Orbace, que quelques-uns appellent Pharnace, affranchit les medes, qui aprés une assez longue anarchie eûrent des rois tres-puissans. Outre cela, incontinent aprés Sardanapale, on voit paroistre un second royaume des assyriens, dont Ninive demeura la capitale, et un royaume de Babylone. Ces deux derniers royaumes ne sont pas inconnus aux auteurs profanes, et sont célebres dans l’histoire sainte. Le second royaume de Ninive est fondé par Thilgath ou Theglath fils de Phalasar, appellé pour cette raison Theglathphalasar, à qui on donne aussi le nom de Ninus le jeune. Baladan, que les grecs nomment Belesis, établit le royaume de Babylone, où il est connu sous le nom de Nabonassar. De là l’ere de Nabonassar, célebre chez Ptolomée et les anciens astronomes, qui comptoient leurs années par le regne de ce prince. Il est bon d’avertir icy que ce mot d’ere signifie un dénombrement d’années commencé à un certain point que quelque grand évenement fait remarquer. Achaz roy de Juda impie et méchant, pressé par Razin roy de Syrie, et par Phacée fils de Romelias roy d’Israël, au lieu de recourir à Dieu qui luy suscitoit ces ennemis pour le punir, appella Theglathphalasar premier roy d’Assyrie ou de Ninive, qui reduisit à l’extremité le royaume d’Israël, et détruisit tout-à-fait celuy de Syrie : mais en mesme temps il ravagea celuy de Juda qui avoit imploré son assistance. Ainsi les rois d’Assyrie apprirent le chemin de la terre sainte, et en résolurent la conqueste. Ils commencerent par le royaume d’Israël, que Salmanasar fils et successeur de Theglathphalasar détruisit entierement. Osée roy d’Israël s’estoit fié au secours de Sabacon, autrement nommé Sua, ou sous roy d’Ethiopie, qui avoit envahi l’Egypte. Mais ce puissant conquerant ne put le tirer des mains de Salmanasar. Les dix tribus où le culte de Dieu s’estoit éteint, furent transportées à Ninive, et dispersées parmi les gentils s’y perdirent tellement, qu’on ne peut plus en découvrir aucune trace. Il en resta quelques-uns, qui furent meslez parmi les juifs, et firent une petite partie du royaume de Juda. En ce temps arriva la mort de Romulus. Il fut toûjours en guerre, et toûjours victorieux ; mais au milieu des guerres, il jetta les fondemens de la religion et des loix. Une longue paix donna moyen à Numa son successeur d’achever l’ouvrage. Il forma la religion, et adoucit les moeurs farouches du peuple romain. De son temps les colonies venuës de Corinthe, et de quelques autres villes de Grece, fonderent Syracuse en Sicile, Crotone, Tarente, et peut-estre quelques autres villes dans cette partie de l’Italie, à qui de plus anciennes colonies greques répanduës dans tout le païs avoient déja donné le nom de grande Grece. Cependant Ezechias le plus pieux et le plus juste de tous les rois aprés David, regnoit en Judée. Sennacherib, fils et successeur de Salmanasar, l’assiegea dans Jerusalem avec une armée immense ; elle perit en une nuit par la main d’un ange. Ezechias délivré d’une maniere si admirable servit Dieu, avec tout son peuple, plus fidelement que jamais. Mais aprés la mort de ce prince, et sous son fils Manasses, le peuple ingrat oublia Dieu, et les desordres s’y multiplierent. L’estat populaire se formoit alors parmi les atheniens, et ils commencerent à choisir les archontes annuels, dont le premier fut Créon. Pendant que l’impieté s’augmentoit dans le royaume de Juda, la puissance des rois d’Assyrie, qui devoient en estre les vengeurs, s’accrut sous Asaraddon fils de Sennacherib. Il réünit le royaume de Babylone à celuy de Ninive, et égala dans la grande Asie la puissance des premiers assyriens. Sous son regne les cuthéens, peuples d’Assyrie, depuis appellez samaritains, furent envoyez pour habiter Samarie. Ceux-cy joignirent le culte de Dieu avec celuy des idoles, et obtinrent d’Asaraddon, un prestre israélite qui leur apprist le service du Dieu du païs, c’est à dire les observances de la loy de Moïse. Dieu ne voulut pas que son nom fust entierement aboli dans une terre qu’il avoit donnée à son peuple, et il y laissa sa loy en témoignage. Mais leur prestre ne leur donna que les livres de Moïse, que les dix tribus révoltées avoient retenus dans leur schisme. Les ecritures composées depuis par les prophetes, qui sacrifioient dans le temple, estoient détestées parmi eux ; et c’est pourquoy les samaritains ne reçoivent encore aujourd’huy que le pentateuque. Pendant qu’Asaraddon et les assyriens s’établissoient si puissamment dans la grande Asie, les medes commençoient aussi à se rendre considerables. Déjoces leur premier roy, nommé Arphaxad dans l’ecriture, fonda la superbe ville d’Ecbatanes, et jetta les fondemens d’un grand empire. Ils l’avoient mis sur le trosne pour couronner ses vertus, et mettre fin aux desordres que l’anarchie causoit parmi eux. Conduits par un si grand roy, ils se soustenoient contre leurs voisins, mais ils ne s’étendoient pas. Rome s’accroissoit, mais foiblement. Sous Tullus Hostilius son troisiéme roy, et par le fameux combat des Horaces et des Curiaces, Albe fut vaincuë et ruinée : ses citoyens incorporez à la ville victorieuse l’agrandirent et la fortifierent. Romulus avoit pratiqué le premier ce moyen d’augmenter la ville, où il receut les sabins et les autres peuples vaincus. Ils oublioient leur défaite, et devenoient des sujets affectionnez. Rome en étendant ses conquestes regloit sa milice ; et ce fut sous Tullus Hostilius qu’elle commença à apprendre cette belle discipline, qui la rendit dans la suite maistresse de l’univers. Le royaume d’Egypte affoibli par ses longues divisions, se rétablissoit sous Psammetique. Ce prince qui devoit son salut aux ioniens et aux cariens, les établit dans l’Egypte fermée jusqu’alors aux étrangers. à cette occasion les egyptiens entrerent en commerce avec les grecs ; et depuis ce temps aussi l’histoire d’Egypte, jusques-là meslée de fables pompeuses par l’artifice des prestres, commence, selon Herodote, à avoir de la certitude. Cependant les rois d’Assyrie devenoient de plus en plus redoutables à tout l’Orient. Saosduchin fils d’Asaraddon, appellé Nabuchodonosor dans le livre de Judith, défit en bataille rangée Arphaxad roy des medes. Enflé de ce succés, il entreprit de conquerir toute la terre. Dans ce dessein il passa l’Euphrate, et ravagea tout jusqu’en Judée. Les juifs avoient irrité Dieu, et s’estoient abandonnez à l’idolatrie, à l’exemple de Manasses ; mais ils avoient fait penitence avec ce prince : Dieu les prit aussi en sa protection. Les conquestes de Nabuchodonosor et d’Holopherne son général, furent tout à coup arrestées par la main d’une femme. Déjoces quoy-que batu par les assyriens, laissa son royaume en estat de s’accroistre sous ses successeurs. Pendant que Phraorte son fils, et Cyaxare fils de Phraorte subjuguoient la Perse, et poussoient leurs conquestes dans l’Asie Mineure jusques aux bords de l’Halys, la Judée vit passer le regne détestable d’Amon, fils de Manasses ; et Josias fils d’Amon, sage dés l’enfance, travailloit à réparer les desordres causez par l’impieté des rois ses prédecesseurs. Rome, qui avoit pour roy Ancus Martius, domptoit quelques latins sous sa conduite ; et continuant à se faire des citoyens de ses ennemis, elle les renfermoit dans ses murailles. Ceux de Veies, déja affoiblis par Romulus, firent de nouvelles pertes. Ancus poussa ses conquestes jusqu’à la mer voisine, et bastit la ville d’Ostie à l’emboucheure du Tibre. En ce temps le royaume de Babylone fut envahi par Nabopolassar. Ce traistre que Chinaladan, autrement Sarac, avoit fait général de ses armées contre Cyaxare roy des medes, se joignit avec Astyage fils de Cyaxare ; prit Chinaladan dans Ninive, détruisit cette grande ville si long-temps maistresse de l’Orient, et se mit sur le trosne de son maistre. Sous un prince si ambitieux Babylone s’enorgueillit. La Judée dont l’impieté croissoit sans mesure, avoit tout à craindre. Le saint roy Josias suspendit pour un peu de temps, par son humilité profonde, le chastiment que son peuple avoit merité ; mais le mal s’augmenta sous ses enfans. Nabuchodonosor Ii plus terrible que son pere Nabopolassar, luy succeda. Ce prince nourri dans l’orgueïl, et toûjours exercé à la guerre, fit des conquestes prodigieuses en Orient et en Occident ; et Babylone menaçoit toute la terre de la mettre en servitude. Ses menaces eûrent bientost leur effet à l’égard du peuple de Dieu. Jerusalem fut abandonnée à ce superbe vainqueur, qui la prit par trois fois : la premiere au commencement de son regne, et à la quatriéme année du regne de Joakim, d’où commencent les 70 ans de la captivité de Babylone, marquez par le prophete Jeremie ; la seconde sous Jechonias, ou Joachin fils de Joakim ; et la dernieré sous Sedecias, où la ville fut renversée de fonds en comble, le temple reduit en cendre, et le roy mené captif à Babylone avec Saraïa souverain pontife et la meilleure partie du peuple. Les plus illustres de ces captifs furent les prophetes Ezechiel et Daniel. On compte aussi parmi eux les trois jeunes hommes que Nabuchodonosor ne put forcer à adorer sa statuë, ni les consumer par les flammes. La Grece estoit florissante, et ses sept sages se rendoient illustres. Quelque temps devant la derniere desolation de Jerusalem, Solon l’un de ces sept sages donnoit des loix aux atheniens, et établissoit la liberté sur la justice : les phocéens d’Ionie menoient à Marseille leur premiere colonie. Tarquin l’ancien roy de Rome, aprés avoir subjugué une partie de la Toscane, et orné la ville de Rome par des ouvrages magnifiques, acheva son regne. De son temps les gaulois conduits par Bellovese, occuperent dans l’Italie tous les environs du Po, pendant que Segovese son frere mena bien avant dans la Germanie un autre essaim de la nation. Servius Tullius, successeur de Tarquin établit le cens, ou le dénombrement des citoyens distribuez en certaines classes, par où cette grande ville se trouva reglée comme une famille particuliere. Nabuchodonosor embellissoit Babylone, qui s’estoit enrichie des dépouïlles de Jerusalem et de l’Orient. Elle n’en joûït pas long-temps. Ce roy qui l’avoit ornée avec tant de magnificence, vit en mourant la perte prochaine de cette superbe ville. Son fils Evilmerodac, que ses débauches rendoient odieux, ne dura gueres, et fut tué par Neriglissor son beau-frere, qui usurpa le royaume. Pisistrate usurpa aussi dans Athenes l’autorité souveraine qu’il sceût conserver trente ans durant parmi beaucoup de vicissitudes, et qu’il laissa mesme à ses enfans. Neriglissor ne put souffrir la puissance des medes, qui s’agrandissoient en Orient, et leur déclara la guerre. Pendant qu’Astyage fils de Cyaxare I se préparoit à la résistance, il mourut, et laissa cette guerre à soustenir à Cyaxare Ii son fils, appellé par Daniel, Darius le mede. Celuy-cy nomma pour général de son armée Cyrus fils de Mandane sa soeur et de Cambyse roy de Perse, sujet à l’empire des medes. La réputation de Cyrus, qui s’estoit signalé en diverses guerres sous Astyage son grand-pere, réunit la pluspart des rois d’Orient sous les étendards de Cyaxare. Il prit dans sa ville capitale Croesus roy de Lydie, et joûït de ses richesses immenses : il dompta les autres alliez des rois de Babylone ; et étendit sa domination non seulement sur la Syrie, mais encore bien avant dans l’Asie Mineure. Enfin il marcha contre Babylone : il la prit, et la soumit à Cyaxare son oncle, qui n’estant pas moins touché de sa fidelité que de ses exploits, luy donna sa fille unique et son heritiere en mariage. Dans le regne de Cyaxare, Daniel déja honoré sous les regnes précedens de plusieurs celestes visions où il vit passer devant luy en figures si manifestes tant de rois et tant d’empires, apprit par une nouvelle révelation ces septante fameuses semaines, où les temps du Christ et la destinée du peuple juif sont expliquez. C’estoit des semaines d’années, si bien qu’elles contenoient 490 ans ; et cette maniere de compter estoit ordinaire aux juifs, qui observoient la septiéme année aussi-bien que le septiéme jour avec un repos religieux. Quelque temps aprés cette vision, Cyaxare mourut aussi-bien que Cambyse pere de Cyrus ; et ce grand homme, qui leur succeda, joignit le royaume de Perse obscur jusqu’alors au royaume des medes si fort augmenté par ses conquestes. Ainsi il fut maistre paisible de tout l’Orient, et fonda le plus grand empire qui eust esté dans le monde. Mais ce qu’il faut le plus remarquer pour la suite de nos epoques, c’est que ce grand conquerant, dés la premiere année de son regne, donna son decret pour rétablir le temple de Dieu en Jerusalem, et les juifs dans la Judée. Il faut un peu s’arrester en cét endroit, qui est le plus embroûïllé de toute la chronologie ancienne, par la difficulté de concilier l’histoire profane avec l’histoire sainte. Vous aurez sans doute, monseigneur, déja remarqué, que ce que je raconte de Cyrus est fort different de ce que vous en avez leû dans Justin ; qu’il ne parle point du second royaume des assyriens, ni de ces fameux rois d’Assyrie et de Babylone, si célebres dans l’histoire sainte ; et qu’enfin mon recit ne s’accorde gueres avec ce que nous raconte cét auteur des trois premieres monarchies, de celle des assyriens finie en la personne de Sardanapale, de celle des medes finie en la personne d’Astyage grand-pere de Cyrus, et de celle des perses commencée par Cyrus et détruite par Alexandre.

Vous pouvez joindre à Justin Diodore avec la pluspart des auteurs grecs et latins, dont les écrits nous sont restez, qui racontent ces histoires d’une autre maniere que celle que j’ay suivie. Pour ce qui regarde Cyrus, les auteurs profanes ne sont point d’accord sur son histoire : mais j’ay cru devoir plûtost suivre Xenophon avec saint Jerosme, que Ctesias auteur fabuleux que la pluspart des grecs ont copié, comme Justin et les latins ont fait les grecs ; et plûtost mesme qu’Herodote, quoy-qu’il soit tres-judicieux. Ce qui m’a déterminé à ce choix, c’est que l’histoire de Xenophon plus suivie et plus vray-semblable en elle-mesme, a encore cét avantage qu’elle est plus conforme à l’ecriture, qui par son antiquité et par le rapport des affaires du peuple juif avec celles de l’Orient, meriteroit d’estre préferée à toutes les histoires greques, quand d’ailleurs on ne sçauroit pas qu’elle a esté dictée par le Saint Esprit. Quant aux trois premieres monarchies, ce qu’en ont écrit la pluspart des grecs, a paru douteux aux plus sages de la Grece. Platon fait voir en général sous le nom des prestres d’Egypte, que les grecs ignoroient profondément les antiquitez ; et Aristote a rangé parmi les conteurs de fables, ceux qui ont écrit les assyriaques.

C’est que les grecs ont écrit tard, et que voulant divertir par les histoires anciennes la Grece toujours curieuse, ils les ont composées sur des memoires confus, qu’ils se sont contentez de mettre dans un ordre agréable, sans se trop soucier de la verité.

Et certainement la maniere dont on arrange ordinairement les trois premieres monarchies est visiblement fabuleuse. Car aprés qu’on a fait perir sous Sardanapale l’empire des assyriens, on fait paroistre sur le theatre les medes, et puis les perses ; comme si les medes avoient succedé à toute la puissance des assyriens, et que les perses se fussent établis en ruinant les medes. Mais au contraire, il est certain que lors qu’Arbace révolta les medes contre Sardanapale, il ne fit que les affranchir, sans leur soumettre l’empire d’Assyrie. Herodote suivi en cela par les plus habiles chronologistes, fait paroistre leur premier roy Déjoces 50 ans aprés leur révolte ; et il est d’ailleurs constant par le témoignage uniforme de ce grand historien et de Xenophon, pour ne point icy parler des autres, que durant les temps qu’on attribuë à l’empire des medes, il y avoit en Assyrie des rois tres-puissans que tout l’Orient redoutoit, et dont Cyrus abbatit l’empire par la prise de Babylone.

Si donc la pluspart des grecs et les latins qui les ont suivis ne parlent point de ces rois babyloniens ; s’ils ne donnent aucun rang à ce grand royaume parmi les premieres monarchies dont ils racontent la suite ; enfin si nous ne voyons presque rien dans leurs ouvrages de ces fameux rois Teglathphalasar, Salmanasar, Sennacherib, Nabuchodonosor, et de tant d’autres si renommez dans l’ecriture et dans les histoires orientales : il le faut attribuer, ou à l’ignorance des grecs plus éloquens dans leurs narrations que curieux dans leurs recherches, ou à la perte que nous avons faite de ce qu’il y avoit de plus recherché et de plus exact dans leurs histoires.

En effet, Herodote avoit promis une histoire particuliere des assyriens que nous n’avons pas, soit qu’elle ait esté perduë, ou qu’il n’ait pas eû le temps de la faire ; et on peut croire d’un historien si judicieux, qu’il n’y auroit pas oublié les rois du second empire des assyriens, puis que mesme Sennacherib qui en estoit l’un, se trouve encore nommé dans les livres que nous avons de ce grand auteur, comme roy des assyriens et des arabes. Strabon qui vivoit du temps d’Auguste rapporte ce que Megastene auteur ancien et voisin des temps d’Alexandre avoit laissé par écrit sur les fameuses conquestes de Nabuchodonosor roy des chaldéens, à qui il fait traverser l’Europe, penetrer l’Espagne, et porter ses armes jusqu’aux colonnes d’Hercule. Aelien nomme Tilgamus roy d’Assyrie, c’est à dire sans difficulté le tilgath, ou le teglath de l’histoire sainte ; et nous avons dans ptolomée un dénombrement des princes qui ont tenu les grands empires, parmi lesquels se voit une longue suite de rois d’Assyrie inconnus aux grecs, et qu’il est aisé d’accorder avec l’histoire sacrée.

Si je voulois rapporter ce que nous racontent les annales des syriens, un Berose, un Abydenus, un Nicolas De Damas, je ferois un trop long discours. Joseph et Eusebe de Césarée nous ont conservé les précieux fragmens de tous ces auteurs, et d’une infinité d’autres qu’on avoit entiers de leur temps, dont le témoignage confirme ce que nous dit l’ecriture sainte touchant les antiquitez orientales, et en particulier touchant les histoires assyriennes.

Pour ce qui est de la monarchie des medes, que la pluspart des historiens profanes mettent la seconde dans le dénombrement des grands empires, comme separée de celle des perses, il est certain que l’ecriture les unit toûjours ensemble ; et vous voyez, monseigneur, qu’outre l’autorité des livres saints, le seul ordre des faits montre que c’est à cela qu’il s’en faut tenir.

Les medes avant Cyrus, quoy-que puissans et considerables, estoient effacez par la grandeur des rois de Babylone. Mais Cyrus ayant conquis leur royaume par les forces réünies des medes et des perses, dont il est ensuite devenu le maistre par une succession legitime, comme nous l’avons remarqué aprés Xenophon ; il paroist que le grand empire dont il a esté le fondateur a deû prendre son nom des deux nations : de sorte que celuy des medes et celuy des perses ne sont que la mesme chose, quoy-que la gloire de Cyrus y ait fait prévaloir le nom des perses. On peut encore penser qu’avant la guerre de Babylone, les rois des medes ayant étendu leurs conquestes du costé des colonies greques de l’Asie Mineure, ont esté par ce moyen célebres parmi les grecs, qui leur ont attribué l’empire de la grande Asie, parce qu’ils ne connoissoient qu’eux de tous les rois d’Orient. Cependant les rois de Ninive et de Babylone, plus puissans, mais plus inconnus à la Grece, ont esté presque oubliez dans ce qui nous reste d’histoires greques ; et tout le temps qui s’est écoulé depuis Sardanapale jusqu’à Cyrus, a esté donné aux medes seuls.

Ainsi il ne faut plus tant se donner de peine à concilier en ce point l’histoire profane avec l’histoire sacrée. Car quant à ce qui regarde le premier royaume des assyriens, l’ecriture n’en dit qu’un mot en passant, et ne nomme ni Ninus fondateur de cét empire, ni à la réserve de Phul aucun de ses successeurs, parce que leur histoire n’a rien de commun avec celle du peuple de Dieu. Pour les seconds assyriens, la pluspart des grecs ou les ont entierement ignorez, ou pour ne les avoir pas assez connus, ils les ont confondus avec les premiers. Quand donc on objectera ceux des auteurs grecs qui arrangent à leur fantaisie les trois premieres monarchies, et qui font succeder les medes à l’ancien empire d’Assyrie sans parler du nouveau que l’ecriture fait voir si puissant, il n’y a qu’à répondre qu’ils n’ont point connu cette partie de l’histoire ; et qu’ils ne sont pas moins contraires aux plus curieux et aux mieux instruits des auteurs de leur nation, qu’à l’ecriture. Et, ce qui tranche en un mot toute la difficulté, les auteurs sacrez plus voisins par les temps et par les lieux des royaumes d’Orient, écrivant d’ailleurs l’histoire d’un peuple dont les affaires sont si meslées avec celles de ces grands empires, quand ils n’auroient que cét avantage, pourroient faire taire les grecs et les latins qui les ont suivis.

Si toutefois on s’obstine à soustenir cét ordre célebre des trois premieres monarchies, et que pour garder aux medes seuls le second rang qui leur est donné, on veuille leur assujetir les rois de Babylone, en avoûant toutefois qu’aprés environ cent ans de sujetion, ceux-cy se sont affranchis par une révolte : on sauve en quelque façon la suite de l’histoire sainte, mais on ne s’accorde gueres avec les meilleurs historiens profanes, ausquels l’histoire sainte est plus favorable en ce qu’elle unit toûjours l’empire des medes à celuy des perses. Il reste encore à vous découvrir une des causes de l’obscurité de ces anciennes histoires. C’est que comme les rois d’Orient prenoient plusieurs noms, ou si vous voulez plusieurs titres, qui ensuite leur tenoient lieu de nom propre, et que les peuples les traduisoient, ou les prononçoient differemment, selon les divers idiomes de chaque langue ; des histoires si anciennes, dont il reste si peu de bons memoires, ont deû estre par là fort obscurcies. La confusion des noms en aura sans doute beaucoup mis dans les choses mesmes, et dans les personnes ; et de là vient la peine qu’on a de situer dans l’histoire greque, les rois qui ont eû le nom d’Assuérus, autant inconnu aux grecs que connu aux orientaux.

Qui croiroit en effet que Cyaxare fust le mesme nom qu’Assuérus, composé du mot Ky, c’est à dire, seigneur, et du mot Axare, qui revient manifestement à Axuérus, ou Assuérus ? Trois ou quatre princes ont porté ce nom, quoy-qu’ils en eussent encore d’autres. Si on n’estoit averti que Nabuchodonosor, Nabucodrosor, et Nabocolassar, ne sont que le mesme nom, ou que le nom du mesme homme, on auroit peine à le croire ; et cependant la chose est certaine. Sargon est Sennacherib ; Ozias est Azarias ; Sedecias est Mathanias ; Joachas s’appelloit aussi Sellum ; Asaraddon, qu’on prononce indifferemment Esar-Haddon, ou Asorhaddan, est nommé Asenaphar par les cuthéens ; et par une bizarerie dont on ne sçait point l’origine, Sardanapale se trouve nommé par les grecs Tonos Concoleros. On pourroit vous faire une grande liste des orientaux, dont chacun a eû dans les histoires, plusieurs noms differens : mais il suffit d’estre instruit en général de cette coustume. Elle n’est pas inconnuë aux latins, parmi lesquels les titres et les adoptions ont multiplié les noms en tant de sortes. Ainsi le titre d’Auguste et celuy d’africain sont devenus les noms propres de César Octavien et des scipions ; ainsi les Nerons ont esté Césars. La chose n’est pas douteuse, et une plus longue discussion d’un fait si constant vous est inutile.

Je ne prétens plus, monseigneur, vous embarasser dans la suite des difficultez de chronologie, qui vous sont tres-peu necessaires. Celle-cy estoit trop importante pour ne la pas éclaircir en cét endroit ; et aprés vous en avoir dit ce qui suffit à nostre dessein, je reprens la suite de nos epoques.


VIII. Epoque.

Cyrus, ou les Juifs rétablis.
6. âge du monde.


Ce fut donc 218 ans aprés la fondation de Rome, 536 ans avant Jesus-Christ, aprés les 70 ans de la captivité de Babylone, et la mesme année que Cyrus fonda l’empire des perses, que ce prince choisi de Dieu pour estre le liberateur de son peuple, et le restaurateur de son temple, mit la main à ce grand ouvrage. Incontinent aprés la publication de son ordonnance, Zorobabel accompagné de Jesus fils de Josedec, souverain pontife, ramena les captifs, qui rebastirent l’autel, et poserent les fondemens du second temple. Les samaritains jaloux de leur gloire, voulurent prendre part à ce grand ouvrage ; et sous prétexte qu’ils adoroient le Dieu d’Israël, quoy-qu’ils en joignissent le culte à celuy de leurs faux dieux, ils prierent Zorobabel de leur permettre de rebastir avec luy le temple de Dieu. Mais les enfans de Juda qui détestoient leur culte meslé, rejetterent leur proposition. Les samaritains irritez traverserent leur dessein par toute sorte d’artifices et de violences. Environ ce temps, Servius Tullius, aprés avoir agrandi la ville de Rome, conceût le dessein de la mettre en république. Il perit au milieu de ces pensées, par les conseils de sa fille, et par le commandement de Tarquin Le Superbe son gendre. Ce tyran envahit le royaume, où il exerça durant un long-temps toute sorte de violences. Cependant l’empire des perses alloit croissant : outre ces provinces immenses de la grande Asie, tout ce vaste continent de l’Asie inferieure leur obéït ; les syriens et les arabes furent assujetis ; l’Egypte si jalouse de ses loix receût les leurs. La conqueste s’en fit par Cambyse fils de Cyrus. Ce brutal ne survescut gueres à Smerdis son frere, qu’un songe ambigu luy fit tuer en secret. Le mage Smerdis regna quelque temps sous le nom de Smerdis frere de Cambyse : mais sa fourbe fut bientost découverte. Les sept principaux seigneurs conjurerent contre luy, et l’un d’eux fut mis sur le trosne. Ce fut Darius fils d’Hystaspe, qui s’appelloit dans ses inscriptions, le meilleur et le mieux fait de tous les hommes. Plusieurs marques le font reconnoistre pour l’Assuérus du livre d’Esther, quoy-qu’on n’en convienne pas. Au commencement de son regne le temple fut achevé, aprés diverses interruptions causées par les samaritains. Une haine irréconciliable se mit entre les deux peuples, et il n’y eût rien de plus opposé que Jerusalem et Samarie. C’est du temps de Darius que commence la liberté de Rome et d’Athenes, et la grande gloire de la Grece. Harmodius et Aristogiton atheniens delivrent leur païs d’Hipparque fils de Pisistrate, et sont tuez par ses gardes. Hippias frere d’Hipparque tasche en vain de se soustenir. Il est chassé : la tyrannie des pisistratides est entierement éteinte. Les atheniens affranchis dressent des statuës à leurs liberateurs, et rétablissent l’estat populaire. Hippias se jette entre les bras de Darius, qu’il trouva déja disposé à entreprendre la conqueste de la Grece, et n’a plus d’esperance qu’en sa protection. Dans le temps qu’il fut chassé, Rome se défit aussi de ses tyrans. Tarquin Le Superbe avoit rendu par ses violences la royauté odieuse : l’impudicité de Sexte son fils acheva de la détruire. Lucrece deshonorée, se tua elle-mesme : son sang et les harangues de Brutus animerent les romains. Les rois furent bannis, et l’empire consulaire fut établi suivant les projets de Servius Tullius : mais il fut bientost affoibli par la jalousie du peuple. Dés le premier consulat, P Valerius consul, célebre par ses victoires, devint suspect à ses citoyens ; et il fallut pour les contenter établir la loy, qui permit d’appeller au peuple du senat et des consuls dans toutes les causes où il s’agissoit de chastier un citoyen. Les tarquins chassez trouverent des défenseurs : les rois voisins regarderent leur bannissement comme une injure faite à tous les rois ; et Porsenna roy des clusiens, peuples d’Etrurie, prit les armes contre Rome. Réduite à l’extrémité, et presque prise, elle fut sauvée par la valeur d’Horatius Cocles. Les romains firent des prodiges pour leur liberté : Scevola, jeune citoyen, se brusla la main qui avoit manqué Porsenna ; Clelie, une jeune fille, étonna ce prince par sa hardiesse ; Porsenna laissa Rome en paix, et les tarquins demeurerent sans ressource. Hippias pour qui Darius se déclara, avoit de meilleures esperances. Toute la Perse se remuoit en sa faveur, et Athenes estoit menacée d’une grande guerre. Durant que Darius en faisoit les préparatifs, Rome qui s’estoit si bien défenduë contre les étrangers, pensa perir par elle-mesme : la jalousie s’estoit réveillée entre les patriciens et le peuple : la puissance consulaire, quoy-que déja moderée par la loy de P Valerius, parut encore excessive à ce peuple trop jaloux de sa liberté. Il se retira au Mont-Aventin : les conseils violens furent inutiles : le peuple ne put estre ramené que par les paisibles remontrances de Menenius Agrippa ; mais il fallut trouver des temperamens, et donner au peuple des tribuns pour le défendre contre les consuls. La loy qui établit cette nouvelle magistrature, fut appellée la loy sacrée, et ce fut là que commencerent les tribuns du peuple. Darius avoit enfin éclaté contre la Grece. Son gendre Mardonius, aprés avoir traversé l’Asie, croyoit accabler les grecs par le nombre de ses soldats : mais Miltiade défit cette armée immense, dans la plaine de Marathon, avec dix mille atheniens. Rome batoit tous ses ennemis aux environs, et sembloit n’avoir à craindre que d’elle-mesme. Coriolan, zelé patricien, et le plus grand de ses capitaines, chassé malgré ses services par la faction populaire, medita la ruine de sa patrie, mena les volsques contre elle, la réduisit à l’extrémité, et ne put estre appaisé que par sa mere. La Grece ne joûït pas long-temps du repos que la bataille de Marathon luy avoit donné. Pour venger l’affront de la Perse et de Darius, Xerxes son fils et son successeur, et petit-fils de Cyrus par sa mere Atosse, attaqua les grecs avec onze cens mille combatans (d’autres disent dix-sept cens mille) sans compter son armée navale de douze cens vaisseaux. Leonidas roy de Sparte, qui n’avoit que trois cens hommes, luy en tua vingt mille au passage des thermopyles, et perit avec les siens. Par les conseils de Themistocle athenien, l’armée navale de Xerxes est défaite la mesme année, prés de Salamine. Ce prince repasse l’Hellespont avec frayeur ; et un an aprés, son armée de terre, que Mardonius commandoit, est taillée en pieces auprés de Platée, par Pausanias roy de Lacedémone et par Aristide athenien, appellé Le Juste. La bataille se donna le matin ; et le soir de cette fameuse journée, les grecs ioniens qui avoient secoûé le joug des perses, leur tuerent trente mille hommes dans la bataille de Mycale, sous la conduite de Leotychides. Ce général pour encourager ses soldats, leur dit que Mardonius venoit d’estre défait dans la Grece. La nouvelle se trouva veritable, ou par un effet prodigieux de la renommée, ou plûtost par une heureuse rencontre ; et tous les grecs de l’Asie Mineure se mirent en liberté. Cette nation remportoit par tout de grands avantages ; et un peu auparavant les carthaginois, puissans alors, furent batus dans la Sicile, où ils vouloient étendre leur domination à la sollicitation des perses. Malgré ce mauvais succés, ils ne cesserent depuis de faire de nouveaux desseins sur une isle si commode à leur asseûrer l’empire de la mer, que leur république affectoit. La Grece le tenoit alors, mais elle ne regardoit que l’Orient et les perses. Pausanias venoit d’affranchir l’isle de Chypre de leur joug, quand il conceût le dessein d’asservir son païs. Tous ses projets furent vains, quoy-que Xerxes luy promist tout : le traistre fut trahi par celuy qu’il aimoit le plus, et son infame amour luy cousta la vie. La mesme année Xerxes fut tué par Artaban son capitaine des gardes, soit que ce perfide voulust occuper le trosne de son maistre, ou qu’il craignist les rigueurs d’un prince dont il n’avoit pas exécuté assez promptement les ordres cruels. Artaxerxe à la longue main son fils commença son regne, et receût peu de temps aprés une lettre de Themistocle, qui proscrit par ses citoyens, luy offroit ses services contre les grecs. Il sceût estimer autant qu’il devoit un capitaine si renommé, et luy fit un grand établissement malgré la jalousie des satrapes. Ce roy magnanime protegea le peuple juif, et dans sa vingtiéme année, que les suites rendent memorable, il permit à Nehemias de rétablir Jerusalem avec ses murailles. Ce decret d’Artaxerxe differe de celuy de Cyrus, en ce que celuy de Cyrus regardoit le temple, et celuy-cy est fait pour la ville. à ce decret préveû par Daniel, et marqué dans sa prophetie, les 490 ans de ses semaines commencent. Cette importante date a de solides fondemens. Le bannisment de Themistocle est placé dans la chronique d’Eusebe à la derniere année de la 76 olympiade, qui revient à la 280 de Rome. Les autres chronologistes le mettent un peu au dessous : la difference est petite, et les circonstances du temps asseûrent la date d’Eusebe. Elles se tirent de Thucydide, historien tres-exact ; et ce grave auteur contemporain presque, aussi-bien que concitoyen de Themistocle, luy fait écrire sa lettre au commencement du regne d’Artaxerxe. Cornelius Nepos auteur ancien et judicieux autant qu’élegant, ne veut pas qu’on doute de cette date aprés l’autorité de Thucydide : raisonnement d’autant plus solide, qu’un autre auteur plus ancien encore que Thucydide s’accorde avec luy. C’est Charon de Lampsaque cité par Plutarque ; et Plutarque ajouste luy-mesme, que les annales, c’est à dire celles de Perse, sont conformes à ces deux auteurs. Il ne les suit pourtant pas, mais il n’en dit aucune raison ; et les historiens qui commencent huit ou neuf ans plus tard le regne d’Artaxerxe ne sont ni du temps, ni d’une si grande autorité. Il paroist donc indubitable qu’il en faut placer le commencement vers la fin de la 76 olympiade, et approchant de l’année 280 de Rome, par où la 20 année de ce prince doit arriver vers la fin de la 81 olympiade, et environ l’an 300 de Rome. Au reste ceux qui rejettent plus bas le commencement d’Artaxerxe, pour concilier les auteurs, sont réduits à conjecturer, que son pere l’avoit du moins associé au royaume quand Themistocle écrivit sa lettre ; et en quelque façon que ce soit nostre date est asseûrée. Ce fondement estant posé, le reste du compte est aisé à faire, et la suite le rendra sensible. Aprés le decret d’Artaxerxe les juifs travaillerent à rétablir leur ville et ses murailles, comme Daniel l’avoit prédit. Nehémias conduisit l’ouvrage avec beaucoup de prudence et de fermeté au milieu de la résistance des samaritains, des arabes, et des ammonites. Le peuple fit un effort, et Eliasib souverain pontife l’anima par son exemple. Cependant les nouveaux magistrats qu’on avoit donnez au peuple romain, augmentoient les divisions de la ville ; et Rome formée sous des rois manquoit des loix necessaires à la bonne constitution d’une république. La réputation de la Grece plus célebre encore par son gouvernement que par ses victoires, excita les romains à se regler sur son exemple. Ainsi ils envoyerent des députez pour rechercher les loix des villes de Grece, et sur tout celles d’Athenes plus conformes à l’estat de leur république. Sur ce modele, dix magistrats absolus qu’on créa l’année d’aprés sous le nom de décemvirs, rédigerent les loix des Xii tables, qui sont le fondement du droit romain. Le peuple ravi de l’équité avec laquelle ils les composerent, leur laissa empieter le pouvoir supreme, dont ils userent tyranniquement. Il se fit alors de grands mouvemens par l’intemperance d’Appius Clodius un des décemvirs, et par le meurtre de Virginie, que son pere aima mieux tuer de sa propre main que de la laisser abandonnée à la passion d’Appius. Le sang de cette seconde Lucrece réveilla le peuple romain, et les décemvirs furent chassez. Pendant que les loix romaines se formoient sous les décemvirs, Esdras docteur de la loy, et Nehémias gouverneur du peuple de Dieu nouvellement rétabli dans la Judée, réformoient les abus, et faisoient observer la loy de Moïse qu’ils observoient les premiers. Un des principaux articles de leur réformation fut d’obliger tout le peuple, et principalement les prestres, à quitter les femmes étrangeres qu’ils avoient épousées contre la défense de la loy. Esdras mit en ordre les livres saints, dont il fit une exacte révision, et ramassa les anciens memoires du peuple de Dieu pour en composer les deux livres des paralipomenes ou chroniques, ausquelles il ajousta l’histoire de son temps, qui fut achevée par Nehémias. C’est par leurs livres que se termine cette longue histoire que Moïse avoit commencée, et que les auteurs suivans continuerent sans interruption jusqu’au rétablissement de Jerusalem. Le reste de l’histoire sainte n’est pas écrit dans la mesme suite. Pendant qu’Esdras et Nehemias faisoient la derniere partie de ce grand ouvrage, Herodote que les auteurs profanes appellent le pere de l’histoire, commençoit à écrire. Ainsi les derniers auteurs de l’histoire sainte se rencontrent avec le premier auteur de l’histoire greque ; et quand elle commence, celle du peuple de Dieu, à la prendre seulement depuis Abraham, enfermoit déja quinze siecles. Herodote n’avoit garde de parler des juifs dans l’histoire qu’il nous a laissée ; et les grecs n’avoient besoin d’estre informez que des peuples que la guerre, le commerce, ou un grand éclat leur faisoit connoistre. La Judée qui commençoit à peine à se relever de sa ruine, n’attiroit pas les regards. Ce fut dans des temps si malheureux que la langue hébraïque cessa d’estre vulgaire. Durant la captivité, et ensuite par le commerce qu’il fallut avoir avec les chaldéens, les juifs apprirent la langue chaldaique fort approchante de la leur, et qui avoit presque le mesme genie. Cette raison leur fit changer l’ancienne figure des lettres hébraiques, et ils écrivirent l’hebreu avec les lettres des chaldéens plus usitées parmi eux, et plus aisées à former. Ce changement fut aisé entre deux langues voisines dont les lettres estoient de mesme valeur, et ne differoient que dans la figure. Depuis ce temps on ne trouve l’ecriture sainte parmi les juifs qu’en lettres chaldaiques ; mais les samaritains retinrent toûjours l’ancienne maniere de l’écrire. Leurs descendans ont perseveré dans cét usage jusqu’à nos jours, et nous ont par ce moyen conservé le pentateuque, qu’on appelle samaritain, en anciens caracteres hébraiques tels qu’on les trouve dans les médailles et dans tous les monumens des siecles passez.

Les juifs vivoient avec douceur sous l’autorité d’Artaxerxe. Ce prince réduit par Cimon fils de Miltiade général des atheniens à faire une paix honteuse, desespera de vaincre les grecs par la force, et ne songea plus qu’à profiter de leurs divisions. Il en arriva de grandes entre les atheniens et les lacedémoniens. Ces deux peuples jaloux l’un de l’autre partagerent toute la Grece. Pericles athenien commença la guerre du Peloponese, durant laquelle Theramene, Thrasybule, et Alcibiade atheniens se rendent célebres. Brasidas et Myndare lacedémoniens y meurent en combatant pour leur païs. Cette guerre dura 27 ans, et finit à l’avantage de Lacedémone, qui avoit mis dans son parti Darius nommé le bastard, fils et successeur d’Artaxerxe. Lysandre général de l’armée navale des lacedémoniens prit Athenes, et en changea le gouvernement. Mais la Perse s’apperceût bientost qu’elle avoit rendu les lacedémoniens trop puissans. Ils soustinrent le jeune Cyrus dans sa révolte contre Artaxerxe son aisné, appellé Mnemon à cause de son excellente memoire, fils et successeur de Darius. Ce jeune prince sauvé de la prison et de la mort par sa mere Parysatis, songe à la vengeance, gagne les satrapes par ses agrémens infinis, traverse l’Asie Mineure, va presenter la bataille au roy son frere dans le coeur de son empire, le blesse de sa propre main, et se croyant trop tost vainqueur perit par sa temerité. Les dix mille grecs qui le servoient, font cette retraite étonnante où commandoit à la fin Xenophon grand philosophe et grand capitaine, qui en a écrit l’histoire. Les lacedémoniens continuoient à attaquer l’empire des perses, qu’Agesilas roy de Sparte fit trembler dans l’Asie Mineure : mais les divisions de la Grece le rappellerent en son païs. En ce temps la ville de Veies qui égaloit presque la gloire de Rome, aprés un siege de dix ans et beaucoup de divers succés, fut prise par les romains sous la conduite de Camille. Sa générosité luy fit encore une autre conqueste. Les falisques qu’il assiégeoit se donnerent à luy, touchez de ce qu’il leur avoit renvoyé leurs enfans, qu’un maistre d’école luy avoit livrez. Rome ne vouloit pas vaincre par des trahisons, ni profiter de la perfidie d’un lasche qui abusoit de l’obéïssance d’un âge innocent. Un peu aprés les gaulois senonois entrerent en Italie, et assiégerent Clusium. Les romains perdirent contre eux la fameuse bataille d’Allia. Leur ville fut prise et bruslée. Pendant qu’ils se défendoient dans le capitole, leurs affaires furent rétablies par Camille qu’ils avoient banni. Les gaulois demeurerent sept mois maistres de Rome, et appellez ailleurs par d’autres affaires ils se retirerent chargez de butin. Durant les brouïlleries de la Grece, Epaminondas Thebain se signala par son équité et par sa modération, autant que par ses victoires. On remarque qu’il avoit pour regle de ne mentir jamais, mesme en riant. Ses grandes actions éclatent dans les dernieres années de Mnemon, et dans les premieres d’Ochus. Sous un si grand capitaine les thebains sont victorieux, et la puissance de Lacedémone est abbatuë. Celle des rois de Macédoine commence avec Philippe pere d’Alexandre Le Grand. Malgré les oppositions d’Ochus et d’Arses son fils rois de Perse, et malgré les difficultez plus grandes encore que luy suscitoit dans Athenes l’éloquence de Demosthene puissant défenseur de la liberté, ce prince victorieux durant vingt ans assujetit toute la Grece, où la bataille de Cheronée qu’il gagna sur les atheniens et sur leurs alliez luy donna une puissance absoluë. Dans cette fameuse bataille, pendant qu’il rompoit les atheniens, il eût la joye de voir Alexandre à l’âge de dix-huit ans enfoncer les troupes thebaines de la discipline d’Epaminondas, et entre autres la troupe sacrée qu’on appelloit des amis, qui se croyoit invincible. Ainsi maistre de la Grece, et soustenu par un fils d’une si grande esperance, il conceût de plus hauts desseins, et ne médita rien moins que la ruine des perses contre lesquels il fut déclaré capitaine general. Mais leur perte estoit réservée à Alexandre. Au milieu des solennitez d’un nouveau mariage, Philippe fut assassiné par Pausanias jeune homme de bonne maison, à qui il n’avoit pas rendu justice. L’eunuque Bagoas tua dans la mesme année Arses roy de Perse, et fit regner à sa place Darius fils d’Arsame, surnommé Codomanus. Il merite par sa valeur qu’on se range à l’opinion d’ailleurs la plus vray-semblable, qui le fait sortir de la famille royale. Ainsi deux rois courageux commencerent ensemble leur regne, Darius fils d’Arsame et Alexandre fils de Philippe. Ils se regardoient d’un oeil jaloux, et sembloient nez pour se disputer l’empire du monde. Mais Alexandre voulut s’affermir avant que d’entreprendre son rival. Il vengea la mort de son pere ; il dompta les peuples rebelles qui méprisoient sa jeunesse ; il batit les grecs qui tenterent vainement de secoûër le joug ; et ruina Thebes où il n’épargna que la maison et les descendans de Pindare, dont la Grece admiroit les odes. Puissant et victorieux, il marche aprés tant d’exploits à la teste des grecs contre Darius, qu’il défait en trois batailles rangées, entre triomphant dans Babylone et dans Suse, détruit Persepolis ancien siége des rois de Perse, pousse ses conquestes jusqu’aux Indes, et vient mourir à Babylone âgé de trente-trois ans.

De son temps Manasses, frere de Jaddus souverain pontife, excita des brouilleries parmi les juifs. Il avoit épousé la fille de Sanaballat samaritain, que Darius avoit fait satrape de ce païs. Plustost que de répudier cette étrangere, à quoy le conseil de Jerusalem et son frere Jaddus vouloient l’obliger, il embrassa le schisme des samaritains. Plusieurs juifs, pour éviter de pareilles censures, se joignirent à luy. Deslors il résolut de bastir un temple prés de Samarie sur la montagne de Garizim, que les samaritains croyoient beniste, et de s’en faire le pontife. Son beau-pere, tres-accredité aupres de Darius, l’asseûra de la protection de ce prince, et les suites luy furent encore plus favorables. Alexandre s’éleva : Sanaballat quitta son maistre, et mena des troupes au victorieux durant le siége de Tyr. Ainsi il obtint tout ce qu’il voulut ; le temple de Garizim fut basti, et l’ambition de Manasses fut satisfaite. Les juifs cependant toûjours fideles aux perses, refuserent à Alexandre le secours qu’il leur demandoit. Il alloit à Jerusalem, résolu de se venger ; mais il fut changé à la veûë du souverain pontife, qui vint au-devant de luy avec les sacrificateurs revestus de leurs habits de céremonie, et précedez de tout le peuple habillé de blanc. On luy montra des propheties qui prédisoient ses victoires : c’estoit celles de Daniel. Il accorda aux juifs toutes leurs demandes, et ils luy garderent la mesme fidelité qu’ils avoient toûjours gardée aux rois de Perse. Durant ses conquestes, Rome estoit aux mains avec les samnites ses voisins, et avoit une peine extréme à les réduire malgré la valeur et la conduite de Papyrius Cursor le plus illustre de ses généraux. Aprés la mort d’Alexandre, son empire fut partagé. Perdiccas, Ptolomée fils de Lagus, Antigonus, Seleucus, Lysimaque, Antipater, et son fils Cassander, en un mot tous ses capitaines nourris dans la guerre sous un si grand conquerant, songerent à s’en rendre maistres par les armes : ils immolerent à leur ambition toute la famille d’Alexandre, son frere, sa mere, ses femmes, ses enfans, et jusqu’à ses soeurs : on ne vit que des batailles sanglantes et d’effroyables révolutions. Au milieu de tant de desordres, plusieurs peuples de l’Asie Mineure et du voisinage s’affranchirent, et formerent les royaumes de Pont, de Bithynie, et de Pergame. La bonté du païs les rendit en suite riches et puissans. L’armenie secoûa aussi dans le mesme temps le joug des macedoniens, et devint un grand royaume. Les deux Mithridates pere et fils fonderent celuy de Cappadoce. Mais les deux plus puissantes monarchies qui se soient élevées alors, furent celle d’Egypte fondée par Ptolomée fils de Lagus d’où viennent les lagides, et celle d’Asie ou de Syrie fondée par Seleucus d’où viennent les seleucides. Celle-cy comprenoit, outre la Syrie, ces vastes et riches provinces de la haute Asie, qui composoient l’empire des perses : ainsi tout l’Orient reconnut la Grece, et en apprit le langage. La Grece elle-mesme estoit opprimée par les capitaines d’Alexandre. La Macédoine son ancien royaume, qui donnoit des maistres à l’Orient, estoit en proye au premier venu. Les enfans de Cassander se chasserent les uns les autres de ce royaume. Pyrrhus roy des epirotes, qui en avoit occupé une partie, fut chassé par Démetrius Poliorcete fils d’Antigonus, qu’il chassa aussi à son tour : il est luy-mesme chassé encore une fois par Lysimaque, et Lysimaque par Seleucus que Ptolomée Ceraunus chassé d’Egypte par son pere Ptolomée I tua en traistre malgré ses bienfaits. Ce perfide n’eût pas plûtost envahi la Macedoine qu’il fut attaqué par les gaulois, et perit dans un combat qu’il leur donna. Durant les troubles de l’Orient ils vinrent dans l’Asie Mineure conduits par leur roy Brennus, et s’établirent dans la Gallogrece ou Galatie nommée ainsi de leur nom, d’où ils se jetterent dans la Macedoine qu’ils ravagerent, et firent trembler toute la Grece. Mais leur armée perit dans l’entreprise sacrilege du temple de Delphes. Cette nation remuoit par tout, et par tout elle estoit malheureuse. Quelques années devant l’affaire de Delphes, les gaulois d’Italie, que leurs guerres continuelles et leurs victoires frequentes rendoient la terreur des romains, furent excitez contre eux par les samnites, les brutiens, et les etruriens. Ils remporterent d’abord une nouvelle victoire, mais ils en souïllerent la gloire en tuant des ambassadeurs. Les romains indignez marchent contre eux, les défont, entrent dans leurs terres où ils fondent une colonie, les batent encore deux fois, en assujetissent une partie, et réduisent l’autre à demander la paix. Aprés que les gaulois d’Orient eûrent esté chassez de la Grece, Antigonus Gonatas fils de Démetrius Poliorcete, qui regnoit depuis douze ans dans la Grece, mais fort peu paisible, envahit sans peine la Macedoine. Pyrrhus estoit occupé ailleurs. Chassé de ce royaume il espera de contenter son ambition par la conqueste de l’Italie, où il fut appellé par les tarentins. La bataille que les romains venoient de gagner sur eux et sur les samnites ne leur laissoit que cette ressource. Il remporta contre les romains des victoires qui le ruinoient. Les elephans de Pyrrhus les étonnerent : mais le consul Fabrice fit bientost voir aux romains que Pyrrhus pouvoit estre vaincu. Le roy et le consul sembloient se disputer la gloire de la générosité, plus encore que celle des armes : Pyrrhus rendit au consul tous les prisonniers sans rançon, disant qu’il falloit faire la guerre avec le fer, et non point avec l’argent ; et Fabrice renvoya au roy son perfide medecin, qui estoit venu luy offrir d’empoisonner son maistre. En ces temps la religion et la nation judaïque commence à éclater parmi les grecs. Ce peuple bien traité par les rois de Syrie, vivoit tranquillement selon ses loix. Antiochus Le Dieu petit-fils de Seleucus les répandit dans l’Asie Mineure, d’où ils s’étendirent dans la Grece, et joûïrent par tout des mesmes droits et de la mesme liberté que les autres citoyens. Ptolomée fils de Lagus les avoit déja établis en Egypte. Sous son fils Ptolomée Philadelphe leurs ecritures furent tournées en grec, et on vit paroistre cette célebre version appellée la version des septante. C’estoit de sçavans vieillards qu’Eléazar souverain pontife envoya au roy qui les demandoit. Quelques-uns veulent qu’ils n’ayent traduit que les cinq livres de la loy. Le reste des livres sacrez pourroit dans la suite avoir esté mis en grec pour l’usage des juifs répandus dans l’Egypte et dans la Grece, où ils oublierent non seulement leur ancienne langue qui estoit l’hebreu, mais encore le chaldéen que la captivité leur avoit appris. Ils se firent un grec meslé d’hebraïsmes qu’on appelle le langage hellenistique : les septante et tout le nouveau testament est écrit en ce langage. Durant cette dispersion des juifs leur temple fut célebre par toute la terre, et tous les rois d’Orient y presentoient leurs offrandes. L’Occident estoit attentif à la guerre des romains et de Pyrrhus. Enfin ce roy fut défait par le consul Curius, et repassa en Epire. Il n’y demeura pas long-temps en repos, et voulut se récompenser sur la Macédoine des mauvais succés d’Italie. Antigonus Gonatas fut renfermé dans Thessalonique, et contraint d’abandonner à Pyrrhus tout le reste du royaume. Il reprit coeur pendant que Pyrrhus inquiet et ambitieux faisoit la guerre aux lacedémoniens et aux argiens. Les deux rois ennemis furent introduits dans Argos en mesme temps par deux cabales contraires et par deux portes differentes. Il se donna dans la ville un grand combat : une mere qui vit son fils poursuivi par Pyrrhus qu’il avoit blessé, écrasa ce prince d’un coup de pierre. Antigonus défait d’un tel ennemi rentra dans la Macédoine, qui aprés quelques changemens demeura paisible à sa famille. La ligue des achéens l’empescha de s’accroistre. C’estoit le dernier rempart de la liberté de la Grece, et ce fut elle qui en produisit les derniers heros avec Aratus et Philopoemen. Les tarentins que Pyrrhus entretenoit d’esperance, appellerent les carthaginois aprés sa mort. Ce secours leur fut inutile : ils furent batus avec les brutiens et les samnites leurs alliez. Ceux-cy, aprés 72 ans de guerre continuelle, furent forcez à subir le joug des romains. Tarente les suivit de prés : les peuples voisins ne tinrent pas : ainsi tous les anciens peuples d’Italie furent subjuguez. Les gaulois souvent batus n’osoient remuer. Aprés 480 ans de guerre, les romains se virent les maistres en Italie, et commencerent à regarder les affaires du dehors : ils entrerent en jalousie contre les carthaginois trop puissans dans leur voisinage par les conquestes qu’ils faisoient dans la Sicile, d’où ils venoient d’entreprendre sur eux et sur l’Italie, en secourant les tarentins. La république de Carthage tenoit les deux costes de la mer Mediterranée. Outre celle d’Afrique qu’elle possedoit presque toute entiere, elle s’estoit étenduë du costé d’Espagne par le détroit. Maistresse de la mer et du commerce, elle avoit envahi les isles de Corse et de Sardaigne. La Sicile avoit peine à se défendre, et l’Italie estoit menacée de trop prés pour ne pas craindre. De là les guerres puniques, malgré les traitez mal observez de part et d’autre. La premiere apprit aux romains à combatre sur la mer. Ils furent maistres d’abord dans un art qu’ils ne connoissoient pas ; et le consul Duilius qui donna la premiere bataille navale, la gagna. Régulus soustint cette gloire, et aborda en Afrique où il eût à combatre ce prodigieux serpent, contre lequel il fallut employer toute son armée. Tout cede : Carthage réduite à l’extrémité ne se sauve que par le secours de Xantippe lacedémonien. Le géneral romain est batu et pris ; mais sa prison le rend plus illustre que ses victoires. Renvoyé sur sa parole pour ménager l’échange des prisonniers, il vient soustenir dans le senat la loy qui ostoit toute esperance à ceux qui se laissoient prendre, et retourne à une mort asseûrée. Deux épouvantables naufrages contraignirent les romains d’abandonner de nouveau l’empire de la mer aux carthaginois. La victoire demeura long-temps douteuse entre les deux peuples, et les romains furent prests à ceder : mais ils réparerent leur flote. Une seule bataille décida, et le consul Lutatius acheva la guerre. Carthage fut obligée à payer tribut et à quitter avec la Sicile toutes les isles qui estoient entre la Sicile et l’Italie. Les romains gagnerent cette isle toute entiere, à la réserve de ce qu’y tenoit Hiéron roy de Syracuse leur allié. Aprés la guerre achevée, les carthaginois penserent perir par le soulevement de leur armée. Ils l’avoient composée, selon leur coustume, de troupes étrangeres qui se révolterent pour leur paye. Leur cruelle domination fit joindre à ces troupes mutinées, presque toutes les villes de leur empire, et Carthage étroitement assiégée estoit perduë sans Amilcar surnommé Barcas. Luy seul avoit soustenu la derniere guerre. Ses citoyens luy deûrent encore la victoire qu’ils remporterent sur les rebelles : il leur en cousta la Sardaigne, que la révolte de leur garnison ouvrit aux romains. De peur de s’embarasser avec eux dans une nouvelle querelle, Carthage ceda malgré elle une isle si importante, et augmenta son tribut. Elle songeoit à rétablir en Espagne son empire ébranlé par la révolte : Amilcar passa dans cette province avec son fils Annibal âgé de neuf ans, et y mourut dans une bataille. Durant neuf ans qu’il y fit la guerre avec autant d’adresse que de valeur, son fils se formoit sous un si grand capitaine, et tout ensemble il concevoit une haine implacable contre les romains. Son allié Asdrubal fut donné pour successeur à son pere. Il gouverna sa province avec beaucoup de prudence, et y bastit Carthage la neuve qui tenoit l’Espagne en sujetion. Les romains estoient occupez dans la guerre contre Teuta reine d’Illyrie, qui exerçoit impunément la piraterie sur toute la coste. Enflée du butin qu’elle faisoit sur les grecs et sur les epirotes, elle méprisa les romains, et tua leur ambassadeur. Elle fut bientost accablée : les romains ne luy laisserent qu’une petite partie de l’Illyrie, et gagnerent l’isle de Corfou que cette reine avoit usurpée. Ils se firent alors respecter en Grece par une solennelle ambassade, et ce fut la premiere fois qu’on y connut leur puissance. Les grands progrés d’Asdrubal leur donnoient de la jalousie : mais les gaulois d’Italie les empeschoient de pourvoir aux affaires de l’Espagne. Il y avoit quarante cinq ans qu’ils demeuroient en repos. La jeunesse qui s’estoit élevée durant ce temps ne songeoit plus aux pertes passées, et commençoit à menacer Rome. Les romains pour attaquer avec seûreté de si turbulens voisins, s’asseûrerent des carthaginois. Le traité fut conclu avec Asdrubal qui promit de ne passer point au-delà de l’Ebre. La guerre entre les romains et les gaulois se fit avec fureur de part et d’autre : les transalpins se joignirent aux cisalpins : tous furent batus. Concolitanus un des rois gaulois fut pris dans la bataille : Aneroestus un autre roy se tua luy-mesme. Les romains victorieux passerent le Po pour la premiere fois, résolus d’oster aux gaulois les environs de ce fleuve dont ils estoient en possession depuis tant de siecles. La victoire les suivit par tout : Milan fut pris ; presque tout le païs fut assujeti. En ce temps Asdrubal mourut ; et Annibal quoy-qu’il n’eust encore que 25 ans fut mis à sa place. Deslors on prévit la guerre. Le nouveau gouverneur entreprit ouvertement de dompter l’Espagne sans aucun respect des traitez. Rome alors écouta les plaintes de Sagonte son alliée. Les ambassadeurs romains vont à Carthage. Les carthaginois rétablis n’estoient plus d’humeur à ceder. La Sicile ravie de leurs mains, la Sardaigne injustement enlevée, et le tribut augmenté, leur tenoient au coeur. Ainsi la faction qui vouloit qu’on abandonnast Annibal, se trouva foible. Ce général songeoit à tout. De secretes ambassades l’avoient asseûré des gaulois d’Italie, qui n’estant plus en estat de rien entreprendre par leurs propres forces, embrasserent cette occasion de se relever. Annibal traverse l’Ebre, les Pyrenées, toute la Gaule transalpine, les Alpes, et tombe comme en un moment sur l’Italie. Les gaulois ne manquent point de fortifier son armée, et font un dernier effort pour leur liberté. Quatre batailles perduës font croire que Rome alloit tomber. La Sicile prend le parti du vainqueur. Hieronyme roy de Syracuse se déclare contre les romains : presque toute l’Italie les abandonne ; et la derniere ressource de la république semble perir en Espagne avec les deux scipions. Dans de telles extrémitez, Rome deût son salut à trois grands hommes.

La constance de Fabius Maximus, qui se mettant au dessus des bruits populaires, faisoit la guerre en retraite, fut un rempart à sa patrie. Marcellus, qui fit lever le siége de Nole, et prit Syracuse, donnoit vigueur aux troupes par ces actions. Mais Rome qui admiroit ces deux grands hommes, crut voir dans le jeune Scipion quelque chose de plus grand. Les merveilleux succés de ses conseils confirmerent l’opinion qu’on avoit qu’il estoit de race divine, et qu’il conversoit avec les dieux. à l’âge de 24]ans il entreprend d’aller en Espagne où son pere et son oncle venoient de perir : il attaque Carthage la neuve comme s’il eust agi par inspiration, et ses soldats l’emportent d’abord. Tous ceux qui le voyent, sont gagnez au peuple romain : les carthaginois luy quittent l’Espagne : à son abord en Afrique, les rois se donnent à luy : Carthage tremble à son tour, et voit ses armées défaites : Annibal victorieux durant seize ans est vainement rappellé, et ne peut défendre sa patrie : Scipion y donne la loy : le nom d’africain est sa récompense : le peuple romain ayant abbatu les gaulois et les africains, ne voit plus rien à craindre, et combat dorénavant sans peril. Au milieu de la premiere guerre punique Theodote gouverneur de la Bactrienne enleva mille villes à Antiochus appellé le Dieu, fils d’Antiochus Soter, roy de Syrie. Presque tout l’Orient suivit cét exemple. Les parthes se révolterent sous la conduite d’Arsace chef de la maison des arsacides, et fondateur d’un empire qui s’étendit peu à peu dans toute la haute Asie. Les rois de Syrie et ceux d’Egypte, acharnez les uns contre les autres, ne songeoient qu’à se ruiner mutuellement ou par la force, ou par la fraude. Damas et son territoire qu’on appelloit la Coele-Syrie, et qui confinoit aux deux royaumes, fut le sujet de leurs guerres ; et les affaires de l’Asie estoient entierement separées de celles de l’Europe.

Durant tous ces temps la philosophie florissoit dans la Grece. La secte des philosophes italiques, et celle des ioniques, la remplissoient de grands hommes, parmi lesquels il se mesla beaucoup d’extravagans à qui la Grece curieuse ne laissa pas de donner le nom de philosophes. Du temps de Cyrus et de Cambyse, Pythagore commença la secte italique dans la grande Grece, aux environs de Naples. à peu prés dans le mesme temps Thales Milesien forma la secte ionique. De là sont sortis ces grands philosophes, Heraclite, Démocrite, Empedocle, Parmenides ; Anaxagore, qui un peu avant la guerre du peloponese fit voir le monde construit par un esprit eternel ; Socrate, qui un peu aprés ramena la philosophie à l’étude des bonnes moeurs, et fut le pere de la philosophie morale ; Platon son disciple, chef de l’academie ; Aristote disciple de Platon et précepteur d’Alexandre, chef des peripateticiens ; sous les successeurs d’Alexandre, Zenon nommé Cittien, d’une ville de l’isle de Chypre où il estoit né, chef des stoïciens ; et Epicure athenien, chef des philosophes qui portent son nom : si toutefois on peut nommer philosophes ceux qui nioient ouvertement la providence, et qui ignorant ce que c’est que le devoir, définissoient la vertu par le plaisir. On peut compter parmi les plus grands philosophes Hippocrate le pere de la medecine, qui éclata au milieu des autres dans ces heureux temps de la Grece. Les romains avoient dans le mesme temps une autre espece de philosophie, qui ne consistoit point en disputes, ni en discours, mais dans la frugalité, dans la pauvreté, dans les travaux de la vie rustique, et dans ceux de la guerre, où ils faisoient leur gloire de celle de leur patrie et du nom romain : ce qui les rendit enfin maistres de l’Italie et de Carthage.


IX. Epoque.

Scipion, ou Carthage vaincue.


L’an 552 de la fondation de Rome, environ 250 ans aprés la fondation de la monarchie des perses, et 202 ans avant Jesus-Christ, Carthage fut assujetie aux romains. Annibal ne laissoit pas sous main de leur susciter des ennemis par tout où il pouvoit : mais il ne fit qu’entraisner tous ses amis anciens et nouveaux dans la ruine de sa patrie et dans la sienne. Par les victoires du consul Flamininus, Philippe roy de Macedoine allié des carthaginois fut abbatu ; les rois de Macedoine réduits à l’étroit ; et la Grece affranchie de leur joug. Les romains entreprirent de faire perir Annibal, qu’ils trouvoient encore redoutable aprés sa perte. Ce grand capitaine réduit à se sauver de son païs, remua l’Orient contre eux, et attira leurs armes en Asie. Par ses puissans raisonnemens, Antiochus surnommé le grand roy de Syrie, devint jaloux de leur puissance, et leur fit la guerre : mais il ne suivit pas en la faisant les conseils d’Annibal, qui l’y avoit engagé. Batu par mer et par terre, il receût la loy que luy imposa le consul Lucius Scipio frere de Scipion L’Africain, et il fut renfermé dans le mont Taurus. Annibal réfugié chez Prusias roy de Bithynie échapa aux romains par le poison. Ils sont redoutez par toute la terre, et ne veulent plus souffrir d’autre puissance que la leur. Les rois estoient obligez de leur donner leurs enfans pour ostage de leur foy. Antiochus, depuis appellé l’Illustre ou Epiphanes, second fils d’Antiochus le grand roy de Syrie, demeura long-temps à Rome en cette qualité : mais sur la fin du regne de Seleucus Philopator son frere aisné il fut rendu ; et les romains voulurent avoir à sa place Demetrius Soter fils du roy, alors âgé de dix ans. Dans ce contretemps, Seleucus mourut ; et Antiochus usurpa le royaume sur son neveu. Les romains estoient appliquez aux affaires de la Macedoine, où Persée inquietoit ses voisins, et ne vouloit plus s’en tenir aux conditions imposées au roy Philippe son pere. Ce fut alors que commencerent les persecutions du peuple de Dieu. Antiochus l’Illustre regnoit comme un furieux : il tourna toute sa fureur contre les juifs, et entreprit de ruiner le temple, la loy de Moïse, et toute la nation. L’autorité des romains l’empescha de se rendre maistre de l’Egypte. Ils faisoient la guerre à Persée, qui plus prompt à entreprendre qu’à exécuter, perdoit ses alliez par son avarice, et ses armées par sa lascheté. Vaincu par le consul Paul Emyle, il fut contraint de se livrer entre ses mains. Gentius roy de l’Illyrie son allié, abbatu en trente jours par le préteur Anicius, venoit d’avoir un sort semblable. Le royaume de Macedoine, qui avoit duré 700 ans, et avoit prés de 200 ans donné des maistres non seulement à la Grece, mais encore à tout l’Orient, ne fut plus qu’une province romaine. Les fureurs d’Antiochus s’augmentoient contre le peuple de Dieu. On voit paroistre alors la résistance de Mathatias sacrificateur, de la race de Phinées, et imitateur de son zele ; les ordres qu’il donne en mourant pour le salut de son peuple ; les victoires de Judas le Machabée son fils, malgré le nombre infini de ses ennemis ; l’élevation de la famille des Asmonéens, ou des Machabées ; la nouvelle dédicace du temple que les gentils avoient profané ; le pontificat de Judas, et la gloire du sacerdoce rétablie ; la mort d’Antiochus digne de son impieté et de son orgueïl ; sa fausse conversion durant sa derniere maladie, et l’implacable colere de Dieu sur ce roy superbe. Son fils Antiochus Eupator encore en bas âge luy succeda, sous la tutele de Lysias son gouverneur. Durant cette minorité Démetrius Soter, qui estoit en ostage à Rome, crut se pouvoir rétablir ; mais il ne put obtenir du senat d’estre renvoyé dans son royaume : la politique romaine aimoit mieux un roy enfant. Sous Antiochus Eupator la persecution du peuple de Dieu, et les victoires de Judas le Machabée continuënt. La division se met dans le royaume de Syrie. Démetrius s’échape de Rome ; les peuples le reconnoissent ; le jeune Antiochus est tué avec Lysias son tuteur. Mais les juifs ne sont pas mieux traitez sous Démetrius que sous ses prédecesseurs ; il éprouve le mesme sort ; ses généraux sont batus par Judas le Machabée ; et la main du superbe Nicanor, dont il avoit si souvent menacé le temple, y est attachée. Mais un peu aprés Judas accablé par la multitude fut tué en combatant avec une valeur étonnante. Son frere Jonathas succede à sa charge, et soustient sa réputation. Réduit à l’extrémité, son courage ne l’abandonna pas. Les romains ravis d’humilier les rois de Syrie accorderent aux juifs leur protection ; et l’alliance que Judas avoit envoyé leur demander, fut accordée, sans aucun secours toutefois : mais la gloire du nom romain ne laissoit pas d’estre un grand support au peuple affligé. Les troubles de la Syrie croissoient tous les jours. Alexandre Balas, qui se vantoit d’estre fils d’Antiochus l’Illustre, fut mis sur le trosne par ceux d’Antioche. Les rois d’Egypte, perpetuels ennemis de la Syrie, se mesloient dans ses divisions pour en profiter. Ptolomée Philometor soustint Balas. La guerre fut sanglante : Démetrius Soter y fut tué, et ne laissa pour venger sa mort, que deux jeunes princes encore en bas âge, Demetrius Nicator, et Antiochus Sidetes. Ainsi l’usurpateur demeura paisible, et le roy d’Egypte luy donna sa fille Cleopatre en mariage. Balas, qui se crut au dessus de tout, se plongea dans la débauche, et s’attira le mépris de tous ses sujets. En ce temps Philometor jugea le fameux procés que les samaritains firent aux juifs. Ces schismatiques toûjours opposez au peuple de Dieu, ne manquoient point de se joindre à leurs ennemis ; et pour plaire à Antiochus l’Illustre leur persecuteur ils avoient consacré leur temple de Garizim à Jupiter hospitalier. Malgré cette profanation, ces impies ne laisserent pas de soustenir quelque temps aprés à Alexandrie devant Ptolomée Philometor, que ce temple devoit l’emporter sur celuy de Jerusalem. Les parties contesterent devant le roy, et s’engagerent de part et d’autre à peine de la vie à justifier leurs prétentions par les termes de la loy de Moïse. Les juifs gagnerent leur cause, et les samaritains furent punis de mort selon la convention. Le mesme roy permit à Onias de la race sacerdotale de bastir en Egypte le temple d’Heliopolis, sur le modele de celuy de Jerusalem : entreprise qui fut condamnée par tout le conseil des juifs, et jugée contraire à la loy. Cependant Carthage remuoit, et souffroit avec peine les loix que Scipion L’Africain luy avoit imposées. Les romains résolurent sa perte totale, et la troisiéme guerre punique fut entreprise. Le jeune Démetrius Nicator sorti de l’enfance songeoit à se rétablir sur le trosne de ses ancestres, et la molesse de l’usurpateur luy faisoit tout esperer. à son approche Balas se troubla : son beau-pere Philometor se déclara contre luy, parce que Balas ne voulut pas luy laisser prendre son royaume : l’ambitieuse Cleopatre sa femme le quitta pour épouser son ennemi, et il perit enfin de la main des siens aprés la perte d’une bataille. Philometor mourut peu de jours aprés des blessures qu’il y receût, et la Syrie fut delivrée de deux ennemis. On vit tomber en ce mesme temps deux grandes villes. Carthage fut prise, et réduite en cendre par Scipion Aemylien, qui confirma par cette victoire le nom D’Africain dans sa maison, et se montra digne heritier du grand Scipion son ayeul. Corinthe eût la mesme destinée, et la république des achéens perit avec elle. Le consul Mummius ruina de fonds en comble cette ville la plus voluptueuse de la Grece et la plus ornée. Il en transporta à Rome les incomparables statuës, sans en connoistre le prix. Les romains ignoroient les arts de la Grece, et se contentoient de sçavoir la guerre, la politique, et l’agriculture. Durant les troubles de Syrie les juifs se fortifierent : Jonathas se vit recherché des deux partis, et Nicator victorieux le traita de frere. Il en fut bientost récompensé. Dans une sedition, les juifs accourus le tirerent d’entre les mains des rebelles. Jonathas fut comblé d’honneurs : mais quand le roy se crut asseûré, il reprit les desseins de ses ancestres, et les juifs furent tourmentez comme auparavant. Les troubles de Syrie recommencerent : Diodote surnommé Tryphon éleva un fils de Balas qu’il nomma Antiochus Le Dieu, et luy servit de tuteur pendant son bas âge. L’orgueïl de Démetrius souleva les peuples : toute la Syrie estoit en feu : Jonathas sceût profiter de la conjoncture, et renouvella l’alliance avec les romains. Tout luy succedoit, quand Tryphon par un manquement de parole le fit perir avec ses enfans. Son frere Simon, le plus prudent et le plus heureux des Machabées, luy succeda ; et les romains le favoriserent, comme ils avoient fait ses prédecesseurs. Tryphon ne fut pas moins infidele à son pupille Antiochus, qu’il l’avoit esté à Jonathas. Il fit mourir cét enfant par le moyen des medecins, sous prétexte de le faire tailler de la pierre qu’il n’avoit pas, et se rendit maistre d’une partie du royaume. Simon prit le parti de Démetrius Nicator roy legitime ; et aprés avoir obtenu de luy la liberté de son païs, il la soustint par les armes contre le rebelle Tryphon. Les syriens furent chassez de la citadelle qu’ils tenoient dans Jerusalem, et en suite de toutes les places de la Judée. Ainsi les juifs affranchis du joug des gentils par la valeur de Simon, accorderent les droits royaux à luy et à sa famille, et Démetrius Nicator consentit à ce nouvel établissement. Là commence le nouveau royaume du peuple de Dieu, et la principauté des asmonéens toûjours jointe au souverain sacerdoce. En ces temps l’empire des Parthes s’étendit sur la Bactrienne et sur les Indes par les victoires de Mithridate le plus vaillant des arsacides. Pendant qu’il s’avançoit vers l’Euphrate, Démetrius Nicator appellé par les peuples de cette contrée que Mithridate venoit de soumettre, esperoit de réduire à l’obéïssance les Parthes que les syriens traitoient toûjours de rebelles. Il remporta plusieurs victoires ; et prest à retourner dans la Syrie pour y accabler Tryphon, il tomba dans un piége qu’un général de Mithridate luy avoit tendu : ainsi il demeura prisonnier des Parthes. Tryphon qui se croyoit asseûré par le malheur de ce prince, se vit tout d’un coup abandonné des siens. Ils ne pouvoient plus souffrir son orgueïl. Durant la prison de Démetrius leur roy legitime, ils se donnerent à sa femme Cleopatre et à ses enfans ; mais il fallut chercher un défenseur à ces princes encore en bas âge. Ce soin regardoit naturellement Antiochus Sidetes frere de Démetrius : Cleopatre le fit reconnoistre dans tout le royaume. Elle fit plus : Phraate frere et successeur de Mithridate traita Nicator en roy, et luy donna sa fille Rodogune en mariage. En haine de cette rivale, Cleopatre à qui elle ostoit la couronne avec son mari épousa Antiochus Sidetes, et se résolut à regner par toute sorte de crimes. Le nouveau roy attaqua Tryphon : Simon se joignit à luy dans cette entreprise, et le tyran forcé dans toutes ses places finit comme il le meritoit. Antiochus maistre du royaume oublia bientost les services que Simon luy avoit rendus dans cette guerre, et le fit perir. Pendant qu’il ramassoit contre les juifs toutes les forces de la Syrie, Jean Hyrcan fils de Simon succeda au pontificat de son pere, et tout le peuple se soumit à luy. Il soustint le siege dans Jerusalem avec beaucoup de valeur, et la guerre qu’Antiochus meditoit contre les Parthes pour delivrer son frere captif, luy fit accorder aux juifs des conditions supportables. En mesme temps que cette paix se conclut, les romains qui commençoient à estre trop riches, trouverent de redoutables ennemis dans la multitude effroyable de leurs esclaves. Eunus esclave luy-mesme les souleva en Sicile ; et il fallut employer à les réduire toute la puissance romaine. Un peu aprés, la succession d’Attalus roy de Pergame, qui fit par son testament le peuple romain son heritier, mit la division dans la ville. Les troubles des gracques commencerent. Le seditieux tribunat de Tiberius Gracchus un des premiers hommes de Rome, le fit perir : tout le senat le tua par la main de Scipion Nasica, et ne vit que ce moyen d’empescher la dangereuse distribution d’argent dont cét éloquent tribun flatoit le peuple. Scipion Aemilien rétablissoit la discipline militaire, et ce grand homme qui avoit détruit Carthage, ruina encore en Espagne Numance la seconde terreur des romains. Les Parthes se trouverent foibles contre Sidetes : ses troupes quoy-que corrompuës par un luxe prodigieux, eurent un succés surprenant. Jean Hyrcan qui l’avoit suivi dans cette guerre avec ses juifs, y signala sa valeur, et fit respecter la religion judaïque, lors que l’armée s’arresta pour luy donner le loisir de célebrer le jour du repos. Tout cedoit, et Phraate vit son empire réduit à ses anciennes limites ; mais loin de desesperer de ses affaires, il crut que son prisonnier luy serviroit à les rétablir, et à envahir la Syrie. Dans cette conjoncture, Démetrius éprouva un sort bizarre. Il fut souvent relasché, et autant de fois retenu suivant que l’esperance ou la crainte prévaloient dans l’esprit de son beaupere ; enfin un moment heureux où Phraate ne vit de ressource que dans la diversion qu’il vouloit faire en Syrie par son moyen, le mit tout-à-fait en liberté. à ce moment le sort tourna : Sidetes qui ne pouvoit soustenir ses effroyables dépenses que par des rapines insupportables, fut accablé tout d’un coup par un soulevement général des peuples, et perit avec son armée tant de fois victorieuse. Ce fut en vain que Phraate fit courir aprés Démetrius : il n’estoit plus temps ; ce prince estoit rentré dans son royaume. Sa femme Cleopatre qui ne vouloit que regner, retourna bientost avec luy, et Rodogune fut oubliée. Hyrcan profita du temps : il prit Sichem aux samaritains, et renversa de fonds en comble le temple de Garizim, deux cens ans aprés qu’il avoit esté basti par Sanabalat. Sa ruine n’empescha pas les samaritains de continuer leur culte sur cette montagne, et les deux peuples demeurerent irréconciliables. L’année d’aprés toute l’Idumée unie par les victoires d’Hyrcan au royaume de Judée, receût la loy de Moïse avec la circoncision. Les romains continuerent leur protection à Hyrcan, et luy firent rendre les villes que les syriens luy avoient ostées. L’orgueïl et les violences de Démetrius Nicator ne laisserent pas la Syrie long-temps tranquille. Les peuples se révolterent. Pour entretenir leur révolte, l’Egypte ennemie leur donna un roy : ce fut Alexandre Zebina fils de Balas. Démetrius fut batu, et Cleopatre qui crut regner plus absolument sous ses enfans que sous son mari, le fit perir. Elle ne traita pas mieux son fils aisné Selucus, qui vouloit regner malgré elle. Son second fils Antiochus appellé Grypus avoit défait les rebelles, et revenoit victorieux : Cleopatre luy presenta en céremonie la coupe empoisonnée, que son fils averti de ses desseins pernicieux luy fit avaler. Elle laissa en mourant une semence éternelle de divisions entre les enfans qu’elle avoit eû des deux freres Démetrius Nicator et Antiochus Sidetes. La Syrie ainsi agitée ne fut plus en estat de troubler les juifs. Jean Hyrcan prit Samarie, et ne put convertir les samaritains. Cinq ans aprés il mourut : la Judée demeura paisible à ses deux enfans Aristobule et Alexandre Jannée, qui regnerent l’un aprés l’autre sans estre incommodez des rois de Syrie. Les romains laissoient ce riche royaume se consumer par luy-mesme, et s’étendoient du costé de l’Occident. Durant les guerres de Démetrius Nicator et de Zeina, ils commencerent à s’étendre au-delà des Alpes ; et Sextius vainqueur des gaulois nommez saliens, établit dans la ville d’Aix, une colonie qui porte encore son nom. Les gaulois se défendoient mal. Fabius dompta les allobroges et tous les peuples voisins ; et la mesme année que Grypus fit boire à sa mere le poison qu’elle luy avoit préparé, la Gaule narbonoise réduite en province receût le nom de province romaine. Ainsi l’empire romain s’agrandissoit, et occupoit peu à peu toutes les terres et toutes les mers du monde connu. Mais autant que la face de la république paroissoit belle au dehors par les conquestes, autant estoit-elle défigurée par l’ambition desordonnée de ses citoyens, et par ses guerres intestines. Les plus illustres des romains devinrent les plus pernicieux au bien public. Les deux gracques, en flatant le peuple, commencerent des divisions, qui ne finirent qu’avec la république. Caïus frere de Tiberius ne put souffrir qu’on eust fait mourir un si grand homme d’une maniere si tragique. Animé à la vengeance par des mouvemens qu’on crut inspirez par l’ombre de Tiberius, il arma tous les citoyens les uns contre les autres ; et à la veille de tout détruire, il perit d’une mort semblable à celle qu’il vouloit venger. L’argent faisoit tout à Rome. Jugurtha roy de Numidie, souïllé du meurtre de ses freres que le peuple romain protegeoit, se défendit plus long-temps par ses largesses que par ses armes ; et Marius qui acheva de le vaincre ne put parvenir au commandement, qu’en animant le peuple contre la noblesse. Les esclaves armerent encore une fois dans la Sicile, et leur seconde révolte ne cousta pas moins de sang aux romains que la premiere. Marius batit les theutons, les cimbres et les autres peuples du nort qui penetroient dans les Gaules, dans l’Espagne et dans l’Italie. Les victoires qu’il en remporta furent une occasion de proposer de nouveaux partages de terre : Metellus qui s’y opposoit fut contraint de ceder au temps, et les divisions ne furent éteintes que par le sang de Saturninus tribun du peuple. Pendant que Rome protegeoit la Cappadoce contre Mithridate roy de Pont, et qu’un si grand ennemi cedoit aux forces romaines avec la Grece qui estoit entrée dans ses interests : l’Italie exercée aux armes par tant de guerres soustenuës ou contre les romains, ou avec eux, mit leur empire en peril par une révolte universelle. Rome se vit dechirée dans les mesmes temps par les fureurs de Marius et de Sylla, dont l’un avoit fait trembler le Midi et le Nort, et l’autre estoit le vainqueur de la Grece et de l’Asie. Sylla qu’on nommoit l’heureux, le fut trop contre sa patrie, que sa dictature tyrannique mit en servitude. Il put bien quitter volontairement la souveraine puissance ; mais il ne put empescher l’effet du mauvais exemple. Chacun voulut dominer. Sertorius zelé partisan de Marius se cantonna dans l’Espagne, et se ligua avec Mithridate. Contre un si grand capitaine, la force fut inutile ; et Pompée ne put réduire ce parti qu’en y mettant la division. Il n’y eût pas jusqu’à Spartacus gladiateur, qui ne crust pouvoir aspirer au commandement. Cét esclave ne fit pas moins de peine aux préteurs et aux consuls, que Mithridate en faisoit à Lucullus. La guerre des gladiateurs devint redoutable à la puissance romaine : Crassus avoit peine à la finir, et il fallut envoyer contre eux le grand Pompée. Lucullus prenoit le dessus en Orient. Les romains passerent l’Euphrate : mais leur général invincible contre l’ennemi ne put tenir dans le devoir ses propres soldats. Mithridate, souvent batu sans jamais perdre courage, se relevoit ; et le bonheur de Pompée sembloit necessaire à terminer cette guerre. Il venoit de purger les mers des pyrates qui les infestoient depuis la Syrie jusqu’aux colonnes d’Hercule, quand il fut envoyé contre Mithridate. Sa gloire parut alors élevée au comble. Il achevoit de soumettre ce vaillant roy, l’armenie où il s’estoit refugié, l’Iberie et l’Albanie qui le soustenoient, la Syrie dechirée par ses factions, la Judée où la division des asmonéens ne laissa à Hyrcan Ii fils d’Alexandre Jannée qu’une ombre de puissance, et enfin tout l’Orient : mais il n’eust pas eû où triompher de tant d’ennemis, sans le consul Ciceron qui sauvoit la ville des feux que luy préparoit Catilina suivi de la plus illustre noblesse de Rome. Ce redoutable parti fut ruiné par l’éloquence de Ciceron, plustost que par les armes de C Antonius son collegue. La liberté du peuple romain n’en fut pas plus asseûrée. Pompée regnoit dans le senat, et son grand nom le rendoit maistre absolu de toutes les déliberations. Jules Cesar en domptant les Gaules, fit à sa patrie la plus utile conqueste qu’elle eust jamais faite. Un si grand service le mit en estat d’établir sa domination dans son païs. Il voulut premierement égaler, et ensuite surpasser Pompée. Les immenses richesses de Crassus luy firent croire qu’il pourroit partager la gloire de ces deux grands hommes, comme il partageoit leur autorité. Il entreprit temerairement la guerre contre les Parthes, funeste à luy et à sa patrie. Les arsacides vainqueurs insulterent par de cruelles railleries à l’ambition des romains, et à l’avarice insatiable de leur général. Mais la honte du nom romain ne fut pas le plus mauvais effet de la défaite de Crassus. Sa puissance contrebalançoit celle de Pompée et de Cesar, qu’il tenoit unis comme malgré eux. Par sa mort, la digue qui les retenoit fut rompuë. Les deux rivaux qui avoient en main toutes les forces de la république, déciderent leur querelle à Pharsale par une bataille sanglante : Cesar victorieux parut en un moment par tout l’univers, en Egypte, en Asie, en Mauritanie, en Espagne : vainqueur de tous costez, il fut reconnu comme maistre à Rome et dans tout l’empire. Brutus et Cassius crurent affranchir leurs citoyens en le tuant comme un tyran malgré sa clemence. Rome retomba entre les mains de Marc-Antoine, de Lepide et du jeune Cesar octavien, petit neveu de Jules Cesar et son fils par adoption, trois insupportables tyrans dont le triumvirat et les proscriptions font encore horreur en les lisant. Mais elles furent trop violentes pour durer long-temps. Ces trois hommes partagent l’empire. Cesar garde l’Italie ; et changeant incontinent en douceur ses premieres cruautez, il fait croire qu’il y a esté entraisné par ses collegues. Les restes de la république perissent avec Brutus et Cassius. Antoine et Cesar, aprés avoir ruiné Lepide, se tournent l’un contre l’autre. Toute la puissance romaine se met sur la mer. Cesar gagne la bataille actiaque : les forces de l’Egypte et de l’Orient qu’Antoine menoit avec luy sont dissipées : tous ses amis l’abandonnent, et mesme sa Cleopatre pour laquelle il s’estoit perdu. Herode iduméen qui luy devoit tout, est contraint de se donner au vainqueur, et se maintient par ce moyen dans la possession du royaume de Judée, que la foiblesse du vieux Hyrcan avoit fait perdre entierement aux asmonéens. Tout cede à la fortune de Cesar : Alexandrie luy ouvre ses portes : l’Egypte devient une province romaine : Cleopatre qui desespere de la pouvoir conserver, se tuë elle-mesme aprés Antoine : Rome tend les bras à Cesar, qui demeure sous le nom d’Auguste et sous le titre d’empereur seul maistre de tout l’empire. Il dompte vers les Pyrenées, les Cantabres et les asturiens révoltez : l’Ethiopie luy demande la paix : les Parthes épouvantez luy renvoyent les étendars pris sur Crassus avec tous les prisonniers romains : les Indes recherchent son alliance : ses armes se font sentir aux Rhetes ou Grisons, que leurs montagnes ne peuvent défendre : la Pannonie le reconnoist : la Germanie le redoute, et le Veser reçoit ses loix. Victorieux par mer et par terre, il ferme le temple de Janus. Tout l’univers vit en paix sous sa puissance, et Jesus-Christ vient au monde.


X. Epoque.

Naissance de Jesus-Christ.
7. & dernier âge du monde.


Nous voila enfin arrivez à ces temps tant desirez par nos peres, de la venuë du messie. Ce nom veut dire le Christ ou l’oint du seigneur ; et Jesus-Christ le merite comme pontife, comme roy, et comme prophete. On ne convient pas de l’année précise où il vint au monde, et on convient que sa vraye naissance devance de quelques années nostre ere vulgaire que nous suivrons pourtant avec tous les autres pour une plus grande commodité. Sans disputer davantage sur l’année de la naissance de nostre seigneur, il suffit que nous sçachions qu’elle est arrivée environ l’an 4000 du monde. Les uns la mettent un peu auparavant, les autres un peu aprés, et les autres précisément en cette année : diversité qui provient autant de l’incertitude des années du monde, que de celle de la naissance de nostre seigneur. Quoy qu’il en soit, ce fut environ ce temps, 1000 ans aprés la dédicace du temple, et l’an 754 de Rome que Jesus-Christ fils de Dieu dans l’eternité, fils d’Abraham et de David dans le temps, naquit d’une vierge. Cette epoque est la plus considerable de toutes, non seulement par l’importance d’un si grand évenement, mais encore parce que c’est celle d’où il y a plusieurs siecles que les chrestiens commencent à compter leurs années. Elle a encore cecy de remarquable, qu’elle concourt à peu prés avec le temps où Rome retourne à l’estat monarchique sous l’empire paisible d’Auguste. Tous les arts fleurirent de son temps, et la poësie latine fut portée à sa derniere perfection par Virgile et par Horace, que ce prince n’excita pas seulement par ses bienfaits, mais encore en leur donnant un libre accés auprés de luy. La naissance de Jesus-Christ fut suivie de prés de la mort d’Herode. Son royaume fut partagé entre ses enfans, et le principal partage ne tarda pas à tomber entre les mains des romains. Auguste acheva son regne avec beaucoup de gloire. Tibere qu’il avoit adopté luy succeda sans contradiction, et l’empire fut reconnu pour hereditaire dans la maison des Cesars. Rome eût beaucoup à souffrir de la cruelle politique de Tibere : le reste de l’empire fut assez tranquille. Germanicus neveu de Tibere appaisa les armées rebelles, refusa l’empire, batit le fier Arminius, poussa ses conquestes jusqu’à l’Elbe ; et s’estant attiré avec l’amour de tous les peuples la jalousie de son oncle, ce barbare le fit mourir ou de chagrin, ou par le poison. à la quinziéme année de Tibere, saint Jean Baptiste paroist : Jesus-Christ se fait baptiser par ce divin précurseur : le pere eternel reconnoist son fils bien-aimé par une voix qui vient d’enhaut : le Saint Esprit descend sur le Sauveur, sous la figure pacifique d’une colombe : toute la trinité manifeste. Là commence avec la 70 semaine de Saniel la prédication de Jesus-Christ. Cette derniere semaine estoit la plus importante et la plus marquée. Daniel l’avoit separée des autres, comme la semaine où l’alliance devoit estre confirmée, et au milieu de laquelle les anciens sacrifices devoient perdre leur vertu. Nous la pouvons appeller la semaine des mysteres. Jesus-Christ y établit sa mission et sa doctrine par des miracles innombrables, et en suite par sa mort. Elle arriva la quatriéme année de son ministere, qui fut aussi la quatriéme année de la derniere semaine de Daniel, et cette grande semaine se trouve de cette sorte justement coupée au milieu par cette mort.

Ainsi le compte des semaines est aisé à faire, ou plûtost il est tout fait. Il n’y a qu’à ajouster à 453 ans, qui se trouveront depuis l’an 300 de Rome, et le 20 d’Artaxerxe jusqu’au commencement de l’ere vulgaire, les 30 ans de cette ere qu’on voit aboutir à la quinziéme année de Tibere, et au baptesme de nostre seigneur ; il se fera de ces deux sommes 483 ans : des sept ans qui restent encore pour en achever 490 le quatriéme qui fait le milieu, est celuy où Jesus-Christ est mort ; et tout ce que Daniel a prophetisé est visiblement renfermé dans le terme qu’il s’est prescrit. On n’auroit pas mesme besoin de tant de justesse, et rien ne force à prendre dans cette extréme rigueur le milieu marqué par Daniel. Les plus difficiles se contenteroient de le trouver en quelque point que ce fust entre les deux extrémitez : ce que je dis, afin que ceux qui croiroient avoir des raisons pour mettre un peu plus haut ou un peu plus bas le commencement d’Artaxerxe, ou la mort de nostre seigneur, ne se gesnent pas dans leur calcul, et que ceux qui voudroient tenter d’embarasser une chose claire par des chicanes de chronologie, se défassent de leur inutile subtilité. Les tenebres qui couvrirent toute la face de la terre en plein midy, et au moment que Jesus-Christ fut crucifié, sont prises pour une eclipse ordinaire par les auteurs payens qui ont remarqué ce memorable évenement. Mais les premiers chrestiens qui en ont parlé aux romains comme d’un prodige marqué non seulement par leurs auteurs, mais encore par les registres publics, ont fait voir que ni au temps de la pleine lune où Jesus-Christ estoit mort, ni dans toute l’année où cette eclipse est observée, il ne pouvoit en estre arrivé aucune qui ne fust surnaturelle. Nous avons les propres paroles de Phlegon affranchi d’Adrien, citées dans un temps où son livre estoit entre les mains de tout le monde, aussi-bien que les histoires syriaques de Thallus qui l’a suivi ; et la 4 année de la 202 olympiade marquée dans les annales de Phlegon est celle de la mort de nostre seigneur.

Pour achever les mysteres, Jesus-Christ sort du tombeau le troisiéme jour ; il apparoist à ses disciples ; il monte aux cieux en leur presence ; il leur envoye le Saint Esprit ; l’eglise se forme ; la persécution commence ; saint Estienne est lapidé ; saint Paul est converti. Un peu aprés Tibere meurt. Caligula son petit neveu, son fils par adoption, et son successeur, étonne l’univers par sa folie cruelle et brutale : il se fait adorer, et ordonne que sa statuë soit placée dans le temple de Jerusalem. Chereas delivre le monde de ce monstre. Claudius regne malgré sa stupidité. Il est deshonoré par Messaline sa femme qu’il redemande aprés l’avoir fait mourir. On le remarie avec Agrippine fille de Germanicus. Les apostres tiennent le concile de Jerusalem, où saint Pierre parle le premier comme il fait par tout ailleurs. Les gentils convertis y sont affranchis des cérémonies de la loy. La sentence en est prononcée au nom du Saint Esprit et de l’eglise. Saint Paul et saint Barnabé portent le decret du concile aux eglises, et enseignent aux fideles à s’y soumettre. Telle fut la forme du premier concile. Le stupide empereur desherita son fils Britannicus, et adopta Neron fils d’Agrippine. En récompense elle empoisonna ce trop facile mari. Mais l’empire de son fils ne luy fut pas moins funeste à elle-mesme, qu’à tout le reste de la république. Corbulon fit tout l’honneur de ce regne par les victoires qu’il remporta sur les Parthes et sur les armeniens. Neron commença dans le mesme temps la guerre contre les juifs, et la persécution contre les chrestiens. C’est le premier empereur qui ait persecuté l’eglise. Il fit mourir à Rome saint Pierre et saint Paul. Mais comme dans le mesme temps il persecutoit tout le genre humain, on se révolta contre luy de tous costez : il apprit que le senat l’avoit condamné, et se tua luy-mesme. Chaque armée fit un empereur : la querelle se décida auprés de Rome, et dans Rome mesme, par d’effroyables combats. Galba, Othon et Vitellius y perirent : l’empire affligé se reposa sous Vespasien. Mais les juifs furent réduits à l’extrémité : Jerusalem fut prise et bruslée. Tite fils et successeur de Vespasien donna au monde une courte joye ; et ses jours qu’il croyoit perdus quand ils n’estoient pas marquez de quelque bienfait, se précipiterent trop viste. On vit revivre Neron en la personne de Domitien. La persecution se renouvella. Saint Jean sorti de l’huile bouïllante fut rélegué dans l’isle de Patmos, où il écrivit son apocalypse. Un peu aprés il ecrivit son evangile, âgé de 90 ans, et joignit la qualité d’evangeliste à celle d’apostre et de prophete. Depuis ce temps les chrestiens furent toûjours persecutez, tant sous les bons que sous les mauvais empereurs. Ces persecutions se faisoient, tantost par les ordres des empereurs, et par la haine particuliere des magistrats, tantost par le soulevement des peuples, et tantost par des decrets prononcez authentiquement dans le senat sur les rescrits des princes, ou en leur presence. Alors la persecution estoit plus universelle, et plus sanglante ; et ainsi la haine des infideles toûjours obstinée à perdre l’eglise s’excitoit de temps en temps elle-mesme à de nouvelles fureurs. C’est par ces renouvellemens de violence que les historiens ecclesiastiques comptent dix persecutions sous dix empereurs. Dans de si longues souffrances, les chrestiens ne firent jamais la moindre sedition. Parmi tous les fideles, les evesques estoient toûjours les plus attaquez. Parmi toutes les eglises, l’eglise de Rome fut persecutée avec le plus de violence ; et trente papes confirmerent par leur sang l’evangile qu’ils annonçoient à toute la terre. Domitien est tué : l’empire commence à respirer sous Nerva. Son grand âge ne luy permet pas de rétablir les affaires : mais pour faire durer le repos public, il choisit Trajan pour son successeur. L’empire tranquille au dedans, et triomphant au dehors, ne cesse d’admirer un si bon prince. Aussi avoit-il pour maxime, qu’il falloit que ses citoyens le trouvassent tel qu’il eust voulu trouver l’empereur s’il eust esté simple citoyen. Ce prince dompta les daces et Décebale leur roy ; étendit ses conquestes en Orient ; donna un roy aux Parthes, et leur fit craindre la puissance romaine : heureux que l’yvrognerie et ses infames amours, vices si déplorables dans un si grand prince, ne luy ayent rien fait entreprendre contre la justice. à des temps si avantageux pour la république, succederent ceux d’Adrien meslez de bien et de mal. Ce prince maintint la discipline militaire, vescut luy-mesme militairement et avec beaucoup de frugalité, soulagea les provinces, fit fleurir les arts, et la Grece qui en estoit la mere. Les barbares furent tenus en crainte par ses armes et par son autorité. Il rebastit Jerusalem à qui il donna son nom, et c’est de là que luy vient le nom d’Aelia ; mais il en bannit les juifs toûjours rebelles à l’empire. Ces opiniastres trouverent en luy un impitoyable vengeur. Il deshonora par ses cruautez et par ses amours monstrueuses un regne si éclatant. Son infame Antinoüs dont il fit un dieu, couvre de honte toute sa vie. L’empereur sembla réparer ses fautes, et rétablir sa gloire effacée, en adoptant Antonin le pieux qui adopta Marc Aurele le sage et le philosophe. En ces deux princes paroissent deux beaux caracteres. Le pere toûjours en paix, est toûjours prest dans le besoin à faire la guerre : le fils est toûjours en guerre, toûjours prest à donner la paix à ses ennemis et à l’empire. Son pere Antonin luy avoit appris, qu’il valoit mieux sauver un seul citoyen, que de défaire mille ennemis. Les parthes et les marcomans éprouverent la valeur de Marc-Aurele : les derniers estoient des germains que cet empereur achevoit de dompter quand il mourut. Par la vertu des deux Antonins, ce nom devint les délices des romains. La gloire d’un si beau nom ne fut effacée, ni par la molesse de Lucius Verus frere de Marc-Aurele et son collégue dans l’empire, ni par les brutalitez de Commode son fils et son successeur. Celuy-cy indigne d’avoir un tel pere, en oublia les enseignemens et les exemples. Le senat et les peuples le détesterent : ses plus assidus courtisans et sa maistresse le firent mourir. Son successeur Pertinax, vigoureux défenseur de la discipline militaire, se vit immolé à la fureur des soldats licentieux qui l’avoient un peu auparavant élevé malgré luy à la souveraine puissance. L’empire mis à l’encan par l’armée, trouva un acheteur. Le jurisconsulte Didius Julianus hasarda ce hardi marché : il luy en cousta la vie : Severe Africain le fit mourir, vengea Pertinax, passa d’Orient en Occident, triompha en Syrie, en Gaule et dans la Grande Bretagne. Rapide conquerant, il égala Cesar par ses victoires ; mais il n’imita pas sa clemence. Il ne put mettre la paix parmi ses enfans. Bassien ou Caracalla son fils aisné, faux imitateur d’Alexandre, aussitost aprés la mort de son pere, tua son frere Geta empereur comme luy dans le sein de Julie leur mere commune, passa sa vie dans la cruauté et dans le carnage, et s’attira à luy-mesme une mort tragique. Severe luy avoit gagné le coeur des soldats et des peuples, en luy donnant le nom d’Antonin ; mais il n’en sceût pas soustenir la gloire. Le syrien Heliogabale, ou plûtost Alagabale son fils, ou du moins réputé pour tel, quoy-que le nom d’Antonin luy eust donné d’abord le coeur des soldats et la victoire sur Macrin, devint aussitost aprés par ses infamies l’horreur du genre humain, et se perdit luy-mesme. Alexandre Severe fils de Mamée, son parent et son successeur, vescut trop peu pour le bien du monde. Il se plaignoit d’avoir plus de peine à contenir ses soldats, qu’à vaincre ses ennemis. Sa mere qui le gouvernoit fut cause de sa perte, comme elle l’avoit esté de sa gloire. Sous luy Artaxerxe persien tua son maistre Artaban dernier roy des parthes, et rétablit l’empire des Perses en Orient. En ces temps l’eglise encore naissante remplissoit toute la terre, et non seulement l’Orient où elle avoit commencé, c’est à dire la Palestine, la Syrie, l’Egypte, l’Asie Mineure, et la Grece ; mais encore dans l’Occident, outre l’Italie, les diverses nations des Gaules, toutes les provinces d’Espagne, l’Afrique, la Germanie, la Grande Bretagne dans les endroits impenetrables aux armes romaines ; et encore hors de l’empire, l’Armenie, la Perse, les Indes, les peuples les plus barbares, les sarmates, les daces, les scythes, les maures, les getuliens ; et jusqu’aux isles les plus inconnuës. Le sang de ses martyrs la rendoit feconde. Sous Trajan, saint Ignace evesque d’Antioche fut exposé aux bestes farouches. Marc-Aurele malheureusement prévenu des calomnies dont on chargeoit le christianisme, fit mourir saint Justin le philosophe, et l’apologiste de la religion chrestienne. Saint Polycarpe evesque de Smyrne, disciple de saint Jean, à l’âge de 80 ans fut condamné au feu sous le mesme prince. Les saints Martyrs de Lion et de Vienne endurerent des supplices inoûïs, à l’exemple de saint Photin leur evesque âgé de 90 ans. L’eglise gallicane remplit tout l’univers de sa gloire. Saint Irenée disciple de saint Polycarpe, et successeur de saint Photin, imita son prédecesseur, et mourut martyr sous Severe avec un grand nombre de fideles de son eglise. Quelquefois la persecution se ralentissoit. Dans une extréme disette d’eau que Marc Aurele souffrit en Germanie, une legion chrestienne obtint une pluye capable d’étancher la soif de son armée, et accompagnée de coups de foudre qui épouvanterent ses ennemis. Le nom de foudroyante fut donné ou confirmé à la legion par ce miracle. L’empereur en fut touché, et écrivit au senat en faveur des chrestiens. à la fin ses devins luy persuaderent d’attribuer à ses dieux et à ses prieres un miracle que les payens ne s’avisoient pas seulement de souhaiter. D’autres causes suspendoient ou adoucissoient quelquefois la persecution pour un peu de temps : mais la superstition, vice que Marc Aurele ne put éviter, la haine publique, et les calomnies qu’on imposoit aux chrestiens, prévaloient bientost. La fureur des payens se rallumoit, et tout l’empire ruisseloit du sang des martyrs. La doctrine accompagnoit les souffrances. Sous Severe, et un peu aprés, Tertulien prestre de Carthage éclaira l’eglise par ses écrits, la défendit par un admirable apologetique, et la quitta enfin aveuglé par une orgueïlleuse séverité, et seduit par les visions du faux prophete Montanus. à peu prés dans le mesme temps le saint prestre Clement Alexandrin déterra les antiquitez du paganisme, pour le confondre. Origene fils du saint Martyr Leonide se rendit célebre par toute l’eglise dés sa premiere jeunesse, et enseigna de grandes veritez qu’il mesloit de beaucoup d’erreurs. Le philosophe Ammonius fit servir à la religion la philosophie platonicienne, et s’attira le respect mesme des payens. Cependant les valentiniens, les gnostiques, et d’autres sectes impies combatoient l’evangile par de fausses traditions : saint Irenée leur oppose la tradition et l’autorité des eglises apostoliques, sur tout de celle de Rome fondée par les apostres saint Pierre et saint Paul, et la principale de toutes. Tertullien fait la mesme chose. L’eglise n’est ébranlée ni par les héresies, ni par les schismes, ni par la chute de ses docteurs les plus illustres. La sainteté de ses moeurs est si éclatante, qu’elle luy attire les loûanges de ses ennemis. Les affaires de l’empire se brouïlloient d’une terrible maniere. Aprés la mort d’Alexandre, le tyran Maximin qui l’avoit tué se rendit le maistre, quoy-que de race gothique. Le senat luy opposa quatre empereurs, qui perirent tous en moins de deux ans. Parmi eux estoient les deux Gordiens pere et fils cheris du peuple romain. Le jeune Gordien leur fils, quoy-que dans une extréme jeunesse il montrast une sagesse consommée, défendit à peine contre les perses l’empire affoibli par tant de divisions. Il avoit repris sur eux beaucoup de places importantes. Mais Philippe Arabe tua un si bon prince ; et de peur d’estre accablé par deux empereurs que le sénat élût l’un aprés l’autre, il fit une paix honteuse avec Sapor roy de Perse. C’est le premier des romains qui ait abandonné par traité quelques terres de l’empire. On dit qu’il embrassa la religion chrestienne dans un temps où tout à coup il parut meilleur, et il est vray qu’il fut favorable aux chrestiens. En haine de cét empereur, Déce qui le tua, renouvella la persécution avec plus de violence que jamais. L’eglise s’étendit de tous costez, principalement dans les Gaules, et l’empire perdit bientost Déce qui le défendoit vigoureusement. Gallus et Volusien passerent bien viste : Emylien ne fit que paroistre : la souveraine puissance fut donnée à Valerien, et ce venerable vieillard y monta par toutes les dignitez. Il ne fut cruel qu’aux chrestiens. Sous luy le pape saint Estienne et saint Cyprien evesque de Carthage, malgré toutes leurs disputes qui n’avoient point rompu la communion, receûrent tous deux la mesme couronne. L’erreur de saint Cyprien qui rejettoit le baptesme donné par les héretiques, ne nuisit ni à luy, ni à l’eglise. La tradition du saint siege se soustint par sa propre force contre les specieux raisonnemens, et contre l’autorité d’un si grand homme, encore que d’autres grands hommes défendissent la mesme doctrine. Une autre dispute fit plus de mal. Sabellius confondit ensemble les trois personnes divines, et ne connut en Dieu qu’une seule personne sous trois noms. Cette nouveauté étonna l’eglise, et saint Denys evesque d’Alexandrie découvrit au pape saint Sixte Ii les erreurs de cét herésiarque. Ce saint pape suivit de prés au martyre saint Estienne son prédecesseur : il eût la teste tranchée, et laissa un plus grand combat à soustenir à son diacre saint Laurent. C’est alors qu’on voit commencer l’inondation des barbares. Les bourguignons et d’autres peuples germains, les gots autrefois appellez les getes, et d’autres peuples qui habitoient vers le Pont-Euxin et au-delà du Danube entrerent dans l’Europe : l’Orient fut envahi par les scythes asiatiques et par les perses. Ceux-cy défirent Valerien, qu’ils prirent en suite par une infidelité ; et aprés luy avoir laissé achever sa vie dans un pénible esclavage, ils l’écorcherent pour faire servir sa peau dechirée de monument à leur victoire. Gallien son fils et son collegue acheva de tout perdre par sa molesse. Trente tyrans partagerent l’empire. Odenat roy de Palmyre ville ancienne, dont Salomon est le fondateur, fut le plus illustre de tous : il sauva les provinces d’Orient des mains des barbares, et s’y fit reconnoistre. Sa femme Zenobie marchoit avec luy à la teste des armées qu’elle commanda seule aprés sa mort, et se rendit célebre par toute la terre pour avoir joint la chasteté avec la beauté, et le sçavoir avec la valeur. Claudius Ii et Aurelien aprés luy rétablirent les affaires de l’empire. Pendant qu’ils abbatoient les gots avec les germains par des victoires signalées, Zenobie conservoit à ses enfans les conquestes de leur pere. Cette princesse penchoit au judaïsme. Pour l’attirer, Paul De Samosate evesque d’Antioche, homme vain et inquiet, enseigna son opinion judaïque sur la personne de Jesus-Christ, qu’il ne faisoit qu’un pur homme. Aprés une longue dissimulation d’une si nouvelle doctrine, il fut convaincu et condamné au concile d’Antioche. La reine Zenobie soustint la guerre contre Aurelien, qui ne dédaigna pas de triompher d’une femme si célebre. Parmi de perpetuels combats il sceût faire garder aux gens de guerre la discipline romaine, et montra qu’en suivant les anciens ordres et l’ancienne frugalité, on pouvoit faire agir de grandes armées au dedans et au dehors, sans estre à charge à l’empire. Les francs commençoient alors à se faire craindre. C’estoit une ligue de peuples germains, qui habitoient le long du Rhin. Leur nom montre qu’ils estoient unis par l’amour de la liberté. Aurelien les avoit batus estant particulier, et les tint en crainte estant empereur. Un tel prince se fit haïr par ses actions sanguinaires. Sa colere trop redoutée luy causa la mort. Ceux qui se croyoient en peril le prévinrent, et son secretaire menacé se mit à la teste de la conjuration. L’armée qui le vit perir par la conspiration de tant de chefs, refusa d’élire un empereur, de peur de mettre sur le trosne un des assassins d’Aurelien ; et le senat rétabli dans son ancien droit, élût Tacite. Ce nouveau prince estoit venerable par son âge, et par sa vertu ; mais il devint odieux par les violences d’un parent à qui il donna le commandement de l’armée, et perit avec luy dans une sedition le sixiéme mois de son regne. Ainsi son élevation ne fit que précipiter le cours de sa vie. Son frere Florien prétendit l’empire par droit de succession, comme le plus proche heritier. Ce droit ne fut pas reconnu : Florien fut tué, et Probus forcé par les soldats à recevoir l’empire, encore qu’il les menaçast de les faire vivre dans l’ordre. Tout flechit sous un si grand capitaine : les germains et les francs qui vouloient entrer dans les Gaules furent repoussez ; et en Orient aussi bien qu’en Occident, tous les barbares respecterent les armes romaines. Un guerrier si redoutable aspiroit à la paix, et fit esperer à l’empire de n’avoir plus besoin de gens de guerre. L’armée se vengea de cette parole, et de la regle sévere que son empereur luy faisoit garder. Un moment aprés étonnée de la violence qu’elle exerça sur un si grand prince, elle honora sa memoire, et luy donna pour successeur Carus, qui n’estoit pas moins zelé que luy pour la discipline. Ce vaillant prince vengea son prédecesseur, et réprima les barbares à qui la mort de Probus avoit rendu le courage. Il alla en Orient combatre les perses avec Numerien son second fils, et opposa aux ennemis du costé du nort son fils aisné Carinus qu’il fit Cesar. C’estoit la seconde dignité, et le plus proche degré pour parvenir à l’empire. Tout l’Orient trembla devant Carus : la Mesopotamie se soumit ; les perses divisez ne purent luy résister. Pendant que tout luy cedoit, le ciel l’arresta par un coup de foudre. à force de le pleurer, Numerien fut prest à perdre les yeux. Que ne fait dans les coeurs l’envie de regner ? Loin d’estre touché de ses maux, son beau-pere Aper le tua : mais Diocletien vengea sa mort, et parvint enfin à l’empire qu’il avoit desiré avec tant d’ardeur. Carinus se réveilla malgré sa mollesse, et batit Diocletien : mais en poursuivant les fuyards, il fut tué par un des siens dont il avoit corrompu la femme. Ainsi l’empire fut défait du plus violent et du plus perdu de tous les hommes. Diocletien gouverna avec vigueur, mais avec une insupportable vanité. Pour résister à tant d’ennemis qui s’élevoient de tous costez au dedans et au dehors, il nomma Maximien empereur avec luy, et sceût néanmoins se conserver l’autorité principale. Chaque empereur fit un Cesar. Constantius Chlorus et Galerius furent élevez à ce haut rang. Les quatre princes soustinrent à peine le fardeau de tant de guerres. Diocletien fuit Rome qu’il trouvoit trop libre, et s’établit à Nicomedie où il se fit adorer à la mode des orientaux. Cependant les perses vaincus par Galerius abandonnerent aux romains de grandes provinces et des royaumes entiers. Aprés de si grands succés, Galerius ne veut plus estre sujet, et dédaigne le nom de Cesar. Il commence par intimider Maximien. Une longue maladie avoit fait baisser l’esprit de Diocletien, et Galerius quoy-que son gendre le força de quitter l’empire. Il fallut que Maximien suivist son exemple. Ainsi l’empire vint entre les mains de Constantius Chlorus et de Galerius ; et deux nouveaux Cesars, Severe et Maximin, furent créez en leur place par les empereurs qui se déposoient. Les Gaules, l’Espagne, et la Grande Bretagne furent heureuses, mais trop peu de temps, sous Constantius Chlorus. Ennemi des exactions, et accusé par là de ruiner le fisc, il montra qu’il avoit des tresors immenses dans la bonne volonté de ses sujets. Le reste de l’empire souffroit beaucoup sous tant d’empereurs et tant de Cesars : les officiers se multiplioient avec les princes : les dépenses et les exactions estoient infinies. Le jeune Constantin fils de Constantius Chlorus se rendoit illustre : mais il se trouvoit entre les mains de Galerius. Tous les jours cét empereur jaloux de sa gloire, l’exposoit à de nouveaux perils. Il luy falloit combatre les bestes farouches par une espece de jeu : mais Galerius n’estoit pas moins à craindre qu’elles. Constantin échapé de ses mains, trouva son pere expirant. En ce temps Maxence fils de Maximien, et gendre de Galerius, se fit empereur à Rome malgré son beau-pere ; et les divisions intestines se joignirent aux autres maux de l’estat. L’image de Constantin qui venoit de succeder à son pere, portée à Rome selon la coustume, y fut rejettée par les ordres de Maxence. La réception des images estoit la forme ordinaire de reconnoistre les nouveaux princes. On se prépare à la guerre de tous costez. Le Cesar Severe que Galerius envoya contre Maxence, le fit trembler dans Rome. Pour se donner de l’appuy dans sa frayeur, il rappella son pere Maximien. Le vieillard ambitieux quitta sa retraite où il n’estoit qu’à regret, et tascha en vain de retirer Diocletien son collegue du jardin qu’il cultivoit à Salone. Au nom de Maximien empereur pour la seconde fois, les soldats de Severe le quittent. Le vieil empereur le fait tuer ; et en mesme temps pour s’appuyer contre Galerius, il donne à Constantin sa fille Fauste. Il falloit aussi de l’appuy à Galerius aprés la mort de Severe : c’est ce qui le fit résoudre à nommer Licinius empereur : mais ce choix piqua Maximin, qui en qualité de Cesar se croyoit plus proche du supreme honneur. Rien ne put luy persuader de se soumettre à Licinius, et il se rendit indépendant dans l’Orient. Il ne restoit presque à Galerius que l’Illyrie, où il s’estoit retiré aprés avoir esté chassé d’Italie. Le reste de l’Occident obéïssoit à Maximien, à son fils Maxence, et à son gendre Constantin. Mais il ne vouloit non plus pour compagnons de l’empire, ses enfans que les étrangers. Il tascha de chasser de Rome son fils Maxence, qui le chassa luy-mesme. Constantin qui le receût dans les Gaules, ne le trouva pas moins perfide. Aprés divers attentats, Maximien fit un dernier complot, où il crut avoir engagé sa fille Fauste contre son mari. Elle le trompoit ; et Maximien qui pensoit avoir tué Constantin en tuant l’eunuque qu’on avoit mis dans son lit, fut contraint de se donner la mort à luy-mesme. Une nouvelle guerre s’allume ; et Maxence, sous prétexte de venger son pere, se déclare contre Constantin qui marche à Rome avec ses troupes. En mesme temps il fait renverser les statuës de Maximien : celles de Diocletien qui y estoient jointes eûrent le mesme sort. Le repos de Diocletien fut troublé de ce mépris, et il mourut quelque temps aprés, autant de chagrin que de vieillesse. En ces temps, Rome toûjours ennemie du christianisme, fit un dernier effort pour l’éteindre, et acheva de l’établir. Galerius marqué par les historiens comme l’auteur de la derniere persecution, deux ans devant qu’il eust obligé Diocletien à quitter l’empire, le contraignit à faire ce sanglant edit, qui ordonnoit de persecuter les chrestiens plus violemment que jamais. Maximien qui les haïssoit, et n’avoit jamais cessé de les tourmenter, animoit les magistrats et les boureaux : mais sa violence, quelque extréme qu’elle fust, n’égaloit point celle de Maximin et de Galerius. On inventoit tous les jours de nouveaux supplices. La pudeur des vierges chrestiennes n’estoit pas moins attaquée que leur foy. On recherchoit les livres sacrez avec des soins extraordinaires pour en abolir la memoire ; et les chrestiens n’osoient les avoir dans leurs maisons, ni presque les lire. Ainsi, aprés trois cens ans de persecution, la haine des persecuteurs devenoit plus aspre. Les chrestiens les lasserent par leur patience. Les peuples touchez de leur sainte vie, se convertissoient en foule. Galerius desespera de les pouvoir vaincre. Frapé d’une maladie extraordinaire, il révoqua ses edits, et mourut de la mort d’Antiochus avec une aussi fausse penitence. Maximin continua la persécution : mais Constantin Le Grand, prince sage et victorieux, embrassa publiquement le christianisme.


XI. Epoque.

Constantin, ou la paix de l'Eglise.


Cette celebre déclaration de Constantin arriva l’an 312 de nostre seigneur. Pendant qu’il assiégeoit Maxence dans Rome, une croix lumineuse luy parut en l’air devant tout le monde avec une inscription qui luy promettoit la victoire : la mesme chose luy est confirmée dans un songe. Le lendemain il gagna cette célebre bataille qui défit Rome d’un tyran, et l’eglise d’un persécuteur. La croix fut étalée comme la défense du peuple romain et de tout l’empire. Un peu aprés Maximin fut vaincu par Licinius qui estoit d’accord avec Constantin, et il fit une fin semblable à celle de Galerius. La paix fut donnée à l’eglise. Constantin la combla d’honneurs et de biens. La victoire le suivit par tout, et les barbares furent réprimez, tant par luy que par ses enfans. Cependant Licinius se brouïlle avec luy, et renouvelle la persécution. Batu par mer et par terre, il est contraint de quitter l’empire, et enfin de perdre la vie. En ce temps Constantin assembla à Nicée en Bithynie le premier concile général où 318 evesques qui representoient toute l’eglise, condamnerent le prestre Arius ennemi de la divinité du fils de Dieu, et dresserent le symbole où la consubstantialité du pere et du fils est établie. Les prestres de l’eglise romaine envoyez par le pape saint Sylvestre précederent tous les evesques dans cette assemblée ; et un ancien auteur grec compte parmi les legats du saint siége le célebre Osius evesque de Cordoûë qui présida au concile. Constantin y prit sa séance, et en receût les décisions comme un oracle du ciel. Les ariens cacherent leurs erreurs, et rentrerent dans ses bonnes graces en dissimulant. Pendant que sa valeur maintenoit l’empire dans une souveraine tranquillité, le repos de sa famille fut troublé par les artifices de Fauste sa femme. Crispe fils de Constantin, mais d’un autre mariage, accusé par cette marastre de l’avoir voulu corrompre, trouva son pere inflexible. Sa mort fut bientost vengée. Fauste convaincuë fut suffoquée dans le bain. Mais Constantin deshonoré par la malice de sa femme receût en mesme temps beaucoup d’honneur par la pieté de sa mere. Elle découvrit dans les ruines de l’ancienne Jerusalem la vraye croix feconde en miracles. Le saint sepulcre fut aussi trouvé. La nouvelle ville de Jerusalem qu’Adrien avoit fait bastir, la grote où estoit né le sauveur du monde, et tous les saints lieux furent ornez de temples superbes par Helene et par Constantin. Quatre ans aprés l’empereur rebastit Bysance, qu’il appella Constantinople, et en fit le second siége de l’empire. L’eglise paisible sous Constantin fut cruellement affligée en Perse. Une infinité de martyrs signalerent leur foy. L’empereur tascha en vain d’appaiser Sapor, et de l’attirer au christianisme. La protection de Constantin ne donna aux chrestiens persecutez qu’une favorable retraite. Ce prince beni de toute l’eglise mourut plein de joye et d’esperance, aprés avoir partagé l’empire entre ses trois fils Constantin, Constance et Constant. Leur concorde fut bientost troublée. Constantin perit dans la guerre qu’il eût avec son frere Constant pour les limites de leur empire. Constance et Constant ne furent gueres plus unis. Constant soustint la foy de Nicée, que Constance combatoit. Alors l’eglise admira les longues souffrances de saint Athanase patriarche d’Alexandrie et défenseur du concile de Nicée. Chassé de son siége par Constance, il fut rétabli canoniquement par le pape saint Jules I dont Constant appuya le decret. Ce bon prince ne dura gueres. Le tyran Magnence le tua par trahison : mais tost aprés vaincu par Constance, il se tua luy-mesme. Dans la bataille où ses affaires furent ruinées, Valens evesque arien secretement averti par ses amis, asseûra Constance que l’armée du tyran estoit en fuite, et fit croire au foible empereur qu’il le sçavoit par révelation. Sur cette fausse révelation Constance se livre aux ariens. Les evesques orthodoxes sont chassez de leurs siéges : toute l’eglise est remplie de confusion et de trouble : la constance du pape Libere cede aux ennuis de l’exil : les tourmens font succomber le vieil Osius, autrefois le soustien de l’eglise : le concile de Rimini si ferme d’abord, fléchit à la fin par surprise et par violence : rien ne se fait dans les formes : l’autorité de l’empereur est la seule loy : mais les ariens qui font tout par là, ne peuvent s’accorder entre eux, et changent tous les jours leur symbole : la foy de Nicée subsiste : saint Athanase, et saint Hilaire evesque de Poitiers, ses principaux défenseurs, se rendent célebres par toute la terre. Pendant que l’empereur Constance occupé des affaires de l’arianisme, faisoit negligemment celles de l’empire, les perses remporterent de grands avantages. Les allemans et les francs tenterent de toutes parts l’entrée des Gaules : Julien parent de l’empereur les arresta, et les batit. L’empereur luy-mesme défit les Sarmates, et marcha contre les perses. Là paroist la révolte de Julien contre l’empereur, son apostasie, la mort de Constance, le regne de Julien, son gouvernement équitable, et le nouveau genre de persecution qu’il fit souffrir à l’eglise. Il en entretint les divisions ; il exclut les chrestiens non seulement des honneurs, mais des estudes ; et en imitant la sainte discipline de l’eglise, il crut tourner contre elle ses propres armes. Les supplices furent mesnagez, et ordonnez sous d’autres prétextes que celuy de la religion. Les chrestiens demeurerent fideles à leur empereur : mais la gloire qu’il cherchoit trop, le fit perir ; il fut tué dans la Perse où il s’estoit engagé temerairement. Jovien son successeur zelé chrestien trouva les affaires desesperées, et ne vescut que pour conclure une paix honteuse. Aprés luy Valentinien fit la guerre en grand capitaine : il y mena son fils Gratien dés sa premiere jeunesse, maintint la discipline militaire, batit les barbares, fortifia les frontieres de l’empire, et protegea en Occident la foy de Nicée. Valens son frere, qu’il fit son collégue, la persecutoit en Orient ; et ne pouvant gagner ni abbatre saint Basile et saint Gregoire De Nazianze, il desesperoit de la pouvoir vaincre. Quelques ariens joignirent de nouvelles erreurs aux anciens dogmes de la secte. Aërius prestre arien est noté dans les écrits des saints peres comme l’auteur d’une nouvelle héresie, pour avoir égalé la prestrise à l’episcopat, et avoir jugé inutiles les prieres et les oblations que toute l’eglise faisoit pour les morts. Une troisiéme erreur de cét héresiarque, estoit de compter parmi les servitudes de la loy, l’observance de certains jeusnes marquez, et de vouloir que le jeusne fust toûjours libre. Il vivoit encore quand saint Epiphane se rendit célebre par son histoire des héresies, où il est réfuté avec tous les autres. Saint Martin fut fait evesque de Tours, et remplit tout l’univers du bruit de sa sainteté et de ses miracles, durant sa vie, et aprés sa mort. Valentinien mourut aprés un discours violent qu’il fit aux ennemis de l’empire : son impetueuse colere qui le faisoit redouter des autres, luy fut fatale à luy-mesme. Son successeur Gratien vit sans envie l’élevation de son jeune frere Valentinien Ii qu’on fit empereur, encore qu’il n’eust que neuf ans. Sa mere Justine protectrice des ariens gouverna durant son bas âge. On voit icy en peu d’années de merveilleux évenemens : la révolte des gots contre Valens : ce prince quitter les perses pour réprimer les rebelles : Gratien accourir à luy aprés avoir remporté une victoire signalée sur les allemans. Valens qui veut vaincre seul, précipite le combat, où il est tué auprés d’Andrinople : les gots victorieux le bruslent dans un village où il s’estoit retiré. Gratien accablé d’affaires associe à l’empire le grand Theodose, et luy laisse l’Orient. Les gots sont vaincus : tous les barbares sont tenus en crainte ; et ce que Theodose n’estimoit pas moins, les héretiques macedoniens qui nioient la divinité du Saint Esprit, sont condamnez au concile de Constantinople. Il ne s’y trouva que l’eglise greque : le consentement de tout l’Occident, et du pape saint Damase, le fit appeller second concile général. Pendant que Theodose gouvernoit avec tant de force et tant de succés, Gratien qui n’estoit pas moins vaillant, ni moins pieux, abandonné de ses troupes toutes composées d’etrangers, fut immolé au tyran Maxime. L’eglise et l’empire pleurerent ce bon prince. Le tyran regna dans les Gaules, et sembla se contenter de ce partage. L’imperatrice Justine publia sous le nom de son fils des edits en faveur de l’arianisme. Saint Ambroise evesque de Milan ne luy opposa que la saine doctrine, les prieres et la patience ; et sceût par de telles armes, non seulement conserver à l’eglise les basiliques que les héretiques vouloient occuper, mais encore luy gagner le jeune empereur. Cependant Maxime remuë ; et Justine ne trouve rien de plus fidele que le saint evesque, qu’elle traitoit de rebelle. Elle l’envoye au tyran, que ses discours ne peuvent flechir. Le jeune Valentinien est contraint de prendre la fuite avec sa mere. Maxime se rend maistre à Rome, où il rétablit les sacrifices des faux dieux par complaisance pour le senat presque encore tout payen. Aprés qu’il eût occupé tout l’Occident, et dans le temps qu’il se croyoit le plus paisible, Theodose assisté des francs le défit dans la Pannonie, l’assiégea dans Aquilée, et le laissa tuer par ses soldats. Maistre absolu des deux empires, il rendit celuy d’Occident à Valentinien qui ne le garda pas long-temps. Ce jeune prince éleva et abbaissa trop Arbogaste un capitaine des francs, vaillant, desinteressé, mais capable de maintenir par toute sorte de crimes le pouvoir qu’il s’estoit aquis sur les troupes. Il éleva le tyran Eugene qui ne sçavoit que discourir, et tua Valentinien qui ne vouloit plus avoir pour maistre le superbe franc. Ce coup détestable fut fait dans les Gaules auprés de Vienne. Saint Ambroise, que le jeune empereur avoit mandé pour recevoir de luy le baptesme, déplora sa perte, et espera bien de son salut. Sa mort ne demeura pas impunie. Un miracle visible donna la victoire à Theodose sur Eugene, et sur les faux dieux dont ce tyran avoit rétabli le culte. Eugene fut pris : il fallut le sacrifier à la vengeance publique, et abbatre la rebellion par sa mort. Le fier Arbogaste se tua luy-mesme, plustost que d’avoir recours à la clemence du vainqueur que tout le reste des rebelles venoit d’éprouver. Theodose seul empereur fut la joye et l’admiration de tout l’univers. Il appuya la religion : il fit taire les hérétiques : il abolit les sacrifices impurs des payens : il corrigea la mollesse, et réprima les dépenses superfluës. Il avoûa humblement ses fautes, et il en fit penitence. Il écouta saint Ambroise célebre docteur de l’eglise qui le reprenoit de sa colere, seul vice d’un si grand prince. Toûjours victorieux, jamais il ne fit la guerre que par nécessité. Il rendit les peuples heureux, et mourut en paix plus illustre par sa foy que par ses victoires. De son, temps saint Jerosme prestre retiré dans la sainte grote de Bethléem, entreprit des travaux immenses pour expliquer l’ecriture, en leût tous les interpretes, déterra toutes les histoires saintes et profanes qui la peuvent éclaircir, et composa sur l’original hebreu la version de la bible que toute l’eglise a receûë sous le nom de vulgate . L’empire qui paroissoit invincible sous Theodose, changea tout à coup sous ses deux fils. Arcade eut l’Orient, et Honorius l’Occident : tous deux gouvernez par leurs ministres, ils firent servir leur puissance à des interests particuliers. Rufin et Eutrope successivement favoris d’Arcade, et aussi méchans l’un que l’autre, perirent bientost ; et les affaires n’en allerent pas mieux sous un prince foible. Sa femme Eudoxe luy fit persecuter saint Jean Chrysostome patriarche de Constantinople et la lumiere de l’Orient. Le pape saint Innocent, et tout l’Occident, soûtinrent ce grand evesque contre Theophile patriarche d’Aléxandrie, ministre des violences de l’imperatrice. L’Occident estoit troublé par l’inondation des barbares. Radagaise got et payen ravagea l’Italie. Les vandales nation gothique et arienne occuperent une partie de la Gaule, et se répandirent dans l’Espagne. Alaric roy des visigots peuples ariens contraignit Honorius à luy abandonner ces grandes provinces déja occupées par les vandales. Stilicon embarassé de tant de barbares les bat, les ménage, s’entend, et rompt avec eux, sacrifie tout à son interest, et conserve néanmoins l’empire qu’il avoit dessein d’usurper. Cependant Arcade mourut, et crut l’Orient si dépourveû de bons sujets, qu’il mit son fils Theodose âgé de huit ans sous la tutelle d’Isdegerde roy de Perse. Mais Pulcherie soeur du jeune empereur se trouva capable des grandes affaires. L’empire de Theodose se soustint par la prudence et par la pieté de cette princesse. Celuy d’Honorius sembloit proche de sa ruine. Il fit mourir Stilicon, et ne sceût pas remplir la place d’un si habile ministre. La révolte de Constantin, la perte entiere de la Gaule et de l’Espagne, la prise et le sac de Rome par les armes d’Alaric et des visigots furent la suite de la mort de Stilicon. Ataulphe plus furieux qu’Alaric pilla Rome de nouveau, et il ne songeoit qu’à abolir le nom romain : mais pour le bonheur de l’empire, il prit Placidie soeur de l’empereur. Cette princesse captive, qu’il épousa, l’adoucit. Les gots traiterent avec les romains, et s’établirent en Espagne, en se réservant dans les Gaules les provinces qui tiroient vers les Pyrenées. Leur roy Vallia conduisit sagement ces grands desseins. L’espagne montra sa constance ; et sa foy ne s’altera pas sous la domination de ces ariens. Cependant les bourguignons peuples germains occuperent le voisinage du Rhin, d’où peu à peu ils gagnerent le païs qui porte encore leur nom. Les francs ne s’oublierent pas : résolus de faire de nouveaux efforts pour s’ouvrir les Gaules, ils éleverent à la royauté Pharamond fils de Marcomir ; et la monarchie de France, la plus ancienne et la plus noble de toutes celles qui sont au monde, commença sous luy. Le malheureux Honorius mourut sans enfans, et sans pourvoir à l’empire. Theodose nomma empereur son cousin Valentinien Iii fils de Placidie et de Constance son second mari, et le mit durant son bas âge sous la tutelle de sa mere, à qui il donna le titre d’imperatrice. En ces temps Celestius et Pelage nierent le peché originel, et la grace par laquelle nous sommes chrestiens. Malgré leurs dissimulations les conciles d’Afrique les condamnerent. Les papes saint Innocent et saint Zozyme, que le pape saint Celestin suivit depuis, autoriserent la condamnation, et l’étendirent par tout l’univers. Saint Augustin confondit ces dangereux héretiques, et éclaira toute l’eglise par ses admirables écrits. Le mesme pere secondé de saint Prosper son disciple ferma la bouche aux demi-pelagiens, qui attribuoient le commencement de la justification et de la foy aux seules forces du libre arbitre. Un siécle si malheureux à l’empire, et où il s’éleva tant d’héresies, ne laissa pas d’estre heureux au christianisme. Nul trouble ne l’ébranla, nulle héresie ne le corrompit. L’eglise feconde en grands hommes confondit toutes les erreurs. Aprés les persecutions, Dieu se plut à faire éclater la gloire de ses martyrs : toutes les histoires et tous les écrits sont pleins des miracles que leur secours imploré, et leurs tombeaux honorez operoient par toute la terre. Vigilance qui s’opposoit à des sentimens si receûs, refuté par saint Jerosme, demeura sans suite. La foy chrestienne s’affermissoit, et s’étendoit tous les jours. Mais l’empire d’Occident n’en pouvoit plus. Attaqué par tant d’ennemis, il fut encore affoibli par les jalousies de ses généraux. Par les artifices d’Aétius, Boniface comte d’Afrique devint suspect à Placidie. Le comte maltraité fit venir d’Espagne Genseric et les vandales que les gots en chassoient, et se repentit trop tard de les avoir appellez. L’Afrique fut ostée à l’empire. L’eglise souffrit des maux infinis par la violence de ces ariens, et vit couronner une infinité de martyrs. Deux furieuses héresies s’éleverent : Nestorius patriarche de Constantinople divisa la personne de Jesus-Christ ; et vingt ans aprés, Eutyches abbé en confondit les deux natures. Saint Cyrille patriarche d’Alexandrie s’opposa à Nestorius, qui fut condamné par le pape saint Celestin. Le concile d’Ephese troisiéme général, en exécution de cette sentence, déposa Nestorius, et confirma le decret de saint Celestin, que les evesques du concile appellent leur pere dans leur définition. La Sainte Vierge fut reconnuë pour mere de Dieu, et la doctrine de saint Cyrille fut célebrée par toute la terre. Theodose, aprés quelques embarras, se soumit au concile, et bannit Nestorius. Eutyches qui ne put combatre cette héresie, qu’en se jettant dans un autre excés, ne fut pas moins fortement rejetté. Le pape saint Leon Le Grand le condamna, et le réfuta tout ensemble par une lettre qui fut réverée dans tout l’univers. Le concile de Chalcedoine quatriéme général, où ce grand pape tenoit la premiere place autant par sa doctrine que par l’autorité de son siége, anathematisa Eutyches et Dioscore patriarche d’Alexandrie son protecteur. La lettre du concile à saint Leon fait voir que ce pape y présidoit par ses legats, comme le chef à ses membres. L’empereur Marcien assista luy-mesme à cette grande assemblée, à l’exemple de Constantin, et en receût les décisions avec le mesme respect. Un peu auparavant Pulcherie l’avoit élevé à l’empire en l’épousant. Elle fut reconnuë pour imperatrice aprés la mort de son frere, qui n’avoit point laissé de fils. Mais il falloit donner un maistre à l’empire : la vertu de Marcien luy procura cét honneur. Durant le temps de ces deux conciles, Theodoret evesque de Cyr se rendit célebre ; et sa doctrine seroit sans tache, si les écrits violens qu’il publia contre saint Cyrille n’avoient eû besoin de trop grands éclaircissemens. Il les donna de bonne foy, et fut compté parmi les evesques orthodoxes. Les Gaules commençoient à reconnoistre les francs. Aétius les avoit défenduës contre Pharamond et contre Clodion Le Chevelu : mais Merovée fut plus heureux, et y fit un plus solide établissement, à peu prés dans le mesme temps que les anglois peuples saxons occuperent la Grande Bretagne. Ils luy donnerent leur nom, et y fonderent plusieurs royaumes. Cependant les huns peuples des palus méotides desolerent tout l’univers avec une armée immense, sous la conduite d’Attila leur roy, le plus affreux de tous les hommes. Aétius qui le défit dans les Gaules ne put l’empescher de ravager l’Italie. Les isles de la mer Adriatique servirent de retraite à plusieurs contre sa fureur. Venise s’éleva au milieu des eaux. Le pape saint Leon plus puissant qu’Aétius, et que les armées romaines, se fit respecter par ce roy barbare et payen, et sauva Rome du pillage : mais elle y fut exposée bientost aprés par les débauches de son empereur Valentinien. Maxime dont il avoit violé la femme, trouva moyen de le perdre, en dissimulant sa douleur, et se faisant un merite de sa complaisance. Par ses conseils trompeurs, l’aveugle empereur fit mourir Aétius le seul rempart de l’empire. Maxime auteur du meurtre en inspire la vengeance aux amis d’Aétius, et fait tuer l’empereur. Il monte sur le trône par ces degrez, et contraint l’imperatrice Eudoxe fille de Theodose le jeune à l’épouser. Pour se tirer de ses mains, elle ne craignit point de se mettre en celles de Genseric. Rome est en proye au barbare : le seul saint Leon l’empesche d’y mettre tout à feu et à sang : le peuple déchire Maxime, et ne reçoit dans ses maux que cette triste consolation. Tout se brouïlle en Occident : on y voit plusieurs empereurs s’élever, et tomber presque en mesme temps. Majorien fut le plus illustre. Avitus soustint mal sa réputation, et se sauva par un evesché. On ne put plus défendre les Gaules contre Merovée, ni contre Childeric son fils : mais le dernier pensa perir par ses débauches. Si ses sujets le chasserent, un fidele ami qui luy resta le fit rappeller. Sa valeur le fit craindre de ses ennemis, et ses conquestes s’étendirent bien avant dans les Gaules. L’empire d’Orient estoit paisible sous Leon Thracien successeur de Marcien, et sous Zenon gendre et successeur de Leon. La révolte de basilisque bientost opprimé ne causa qu’une courtte inquiétude à cét empereur : mais l’empire d’Occident perit sans ressource. Auguste qu’on nomme Augustule, fils d’Oreste, fut le dernier empereur reconnu à Rome, et incontinent aprés il fut dépossedé par Odoacre roy des herules. C’estoient des peuples venus du Pont-Euxin dont la domination ne fut pas longue. En Orient l’empereur Zenon entreprit de se signaler d’une maniere inoûïe. Il fut le premier des empereurs qui se mesla de regler les questions de la foy. Pendant que les demi-eutychiens s’opposoient au concile de Chalcedoine, il publia contre le concile son henotique, c’est-à-dire son decret d’union détesté par les catholiques, et condamné par le pape Felix Iii. Les hérules furent bientost chassez de Rome par Théodoric roy des ostrogots, c’est à dire gots orientaux, qui fonda le royaume d’Italie, et laissa, quoy-qu’arien, un assez libre exercice à la religion catholique. L’empereur Anastase la troubloit en Orient. Il marcha sur les pas de Zenon son prédecesseur, et appuya les hérétiques. Par là il aliéna les esprits des peuples, et ne put jamais les gagner, mesme en ostant des imposts fascheux. L’Italie obéïssoit à Théodoric. Odoacre pressé dans Ravenne tascha de se sauver par un traité que Théodoric n’observa pas, et les herules furent contraints de tout abandonner. Théodoric outre l’Italie tenoit encore la Provence. De son temps saint Benoist retiré en Italie dans un desert, commençoit des ses plus tendres années à pratiquer les saintes maximes, dont il composa depuis cette belle regle que tous les moines d’Occident receûrent avec le mesme respect que les moines d’Orient ont pour celle de saint Basile. Les romains acheverent de perdre les Gaules par les victoires de Clovis fils de Childeric. Il gagna aussi sur les allemans la bataille de Tolbiac par le voeu qu’il fit d’embrasser la religion chrestienne, à laquelle Clotilde sa femme ne cessoit de le porter. Elle estoit de la maison des rois de Bourgogne, et catholique zelée, encore que sa famille et sa nation fust arienne. Clovis instruit par saint Vaast, fut baptisé à Reims, avec ses françois, par saint Remy evesque de cette ancienne metropole. Seul de tous les princes du monde, il soustint la foy catholique, et merita le titre de tres-chrestien à ses successeurs. Par la bataille où il tua de sa propre main Alaric roy des visigots, Tolose et l’Aquitaine furent jointes à son royaume. Mais la victoire des ostrogots l’empescha de tout prendre jusqu’aux Pyrenées, et la fin de son regne ternit la gloire des commencemens. Ses quatre enfans partagerent le royaume, et ne cesserent d’entreprendre les uns sur les autres. Anastase mourut frapé du foudre. Justin de basse naissance, mais habile et tres-catholique, fut fait empereur par le senat. Il se soumit avec tout son peuple aux decrets du pape saint Hormisdas, et mit fin aux troubles de l’eglise d’Orient. De son temps Boëce, homme célebre par sa doctrine aussi-bien que par sa naissance, et Symmaque son beaupere, tous deux élevez aux charges les plus éminentes, furent immolez aux jalousies de Théodoric, qui les soupçonna sans sujet de conspirer contre l’estat. Le roy troublé de son crime, crut voir la teste de Symmaque dans un plat qu’on luy servoit, et mourut quelque temps aprés. Amalasonte sa fille et mere d’Atalaric, qui devenoit roy par la mort de son ayeul, est empeschée par les gots de faire instruire le jeune prince comme meritoit sa naissance ; et contrainte de l’abandonner aux gens de son âge, elle voit qu’il se perd sans pouvoir y apporter de remede. L’année d’aprés Justin mourut, apres avoir associé à l’empire son neveu Justinien, dont le long regne est célebre par les travaux de Tribonien compilateur du droit romain, et par les exploits de Belisaire et de l’eunuque Narses. Ces deux fameux capitaines réprimerent les perses, défirent les ostrogots et les vandales, rendirent à leur maistre l’Afrique, l’Italie et Rome : mais l’empereur jaloux de leur gloire, sans vouloir prendre part à leurs travaux, les embarassoit toûjours plus qu’il ne leur donnoit d’assistance. Le royaume de France s’augmentoit. Aprés une longue guerre Childebert et Clotaire enfans de Clovis conquirent le royaume de Bourgogne, et en mesme temps immolerent à leur ambition les enfans mineurs de leur frere Clodomir, dont ils partagerent entre eux le royaume. Quelque temps aprés et pendant que Belisaire attaquoit si vivement les ostrogots, ce qu’ils avoient dans les Gaules, fut abandonné aux françois. La France s’étendoit alors beaucoup au-delà du Rhin ; mais les partages des princes, qui faisoient autant de royaumes, l’empeschoient d’estre réünie sous une mesme domination. Ses principales parties furent la Neustrie, c’est à dire la France occidentale ; et l’Austrasie, c’est à dire la France orientale. La mesme année que Rome fut reprise par Narses, Justinien fit tenir à Constantinople le cinquiéme concile général, qui confirma les précedens, et condamna quelques ecrits favorables à Nestorius. C’est ce qu’on appelloit les trois chapitres, à cause des trois auteurs déja morts il y avoit long-temps, dont il s’agissoit alors. On condamna la mémoire et les ecrits de Théodore evesque de Mopsueste, une lettre d’Ibas evesque d’Edesse, et parmi les ecrits de Théodoret ceux qu’il avoit composez contre saint Cyrille. Les livres d’Origene qui troubloient tout l’Orient depuis un siécle, furent aussi réprouvez. Ce concile commencé avec de mauvais desseins, eût une heureuse conclusion, et fut receû du saint siége qui s’y estoit opposé d’abord. Deux ans aprés le concile, Narses qui avoit osté l’Italie aux gots, la défendit contre les françois, et remporta une pleine victoire sur Bucelin général des troupes d’Austrasie. Malgré tous ces avantages, l’Italie ne demeura gueres aux empereurs. Sous Justin Ii neveu de Justinien, et aprés la mort de Narses, le royaume de Lombardie fut fondé par Alboïn. Il prit Milan et Pavie : Rome et Ravenne se sauverent à peine de ses mains ; et les lombards firent souffrir aux romains des maux extrémes.

Rome fut mal secouruë par ses empereurs que les avares nation scythique, les sarasins peuples d’Arabie, et les perses plus que tous les autres tourmentoient de tous costez en Orient. Justin qui ne croyoit que luy-mesme et ses passions, fut toûjours batu par les perses, et par leur roy Chosroës. Il se troubla de tant de pertes, jusqu’à tomber en phrenesie. Sa femme Sophie soustint l’empire. Le malheureux prince revint trop tard à son bon sens, et reconnut en mourant la malice de ses flateurs. Aprés luy, Tibere Ii qu’il avoit nommé empereur, réprima les ennemis, soulagea les peuples, et s’enrichit par ses aumosnes. Les victoires de Maurice cappadocien général de ses armées firent mourir de dépit le superbe Chosroës. Elles furent récompensées de l’empire que Tibere luy donna en mourant avec sa fille Constantine. En ce temps l’ambitieuse Fredegonde femme du roy Chilperic I mettoit toute la France en combustion, et ne cessoit d’exciter des guerres cruelles entre les rois françois. Au milieu des malheurs de l’Italie, et pendant que Rome estoit affligée d’une peste épouvantable, saint Gregoire le grand fut élevé malgré luy sur le siége de saint Pierre. Ce grand pape appaise la peste par ses prieres ; instruit les empereurs, et tout ensemble leur fait rendre l’obéïssance qui leur est deûë ; console l’Afrique, et la fortifie ; confirme en Espagne les visigots convertis de l’arianisme, et Recarede le catholique, qui venoit de rentrer au sein de l’eglise ; convertit l’Angleterre ; réforme la discipline dans la France, dont il exalte les rois toûjours orthodoxes au dessus de tous les rois de la terre ; flechit les lombards ; sauve Rome et l’Italie, que les empereurs ne pouvoient aider ; réprime l’orgueïl naissant des patriarches de Constantinople ; éclaire toute l’eglise par sa doctrine ; gouverne l’Orient et l’Occident avec autant de vigueur que d’humilité ; et donne au monde un parfait modele du gouvernement ecclésiastique. L’histoire de l’eglise n’a rien de plus beau que l’entrée du saint moine Augustin dans le royaume de Cant avec quarante de ses compagnons, qui précedez de la croix et de l’image du grand roy nostre seigneur Jesus-Christ, faisoient des voeux solennels pour la conversion de l’Angleterre. Saint Gregoire qui les avoit envoyez, les instruisoit par des lettres veritablement apostoliques, et apprenoit à saint Augustin à trembler parmi les miracles continuels que Dieu faisoit par son ministere. Berthe princesse de France attira au christianisme le roy Edhilbert son mari. Les rois de France et la reine Brunehault protegerent la nouvelle mission. Les evesques de France entrerent dans cette bonne oeuvre, et ce furent eux qui par l’ordre du pape sacrerent saint Augustin. Le renfort que saint Gregoire envoya au nouvel evesque, produisit de nouveaux fruits, et l’eglise anglicane prit sa forme. L’empereur Maurice ayant éprouvé la fidelité du saint pontife, se corrigea par ses avis, et receût de luy cette loûange si digne d’un prince chrestien, que la bouche des héretiques n’osoit s’ouvrir de son temps. Un si pieux empereur fit pourtant une grande faute. Un nombre infini de romains perirent entre les mains des barbares, faute d’estre rachetez à un escu par teste. On voit incontinent aprés les remords du bon empereur ; la priere qu’il fait à Dieu de le punir en ce monde plûtost qu’en l’autre ; la révolte de Phocas, qui égorge à ses yeux toute sa famille ; Maurice tué le dernier, et ne disant autre chose parmi tous ses maux, que ce verset du psalmiste, vous estes juste, ô seigneur, et tous vos jugemens son droits . Phocas élevé à l’empire par une action si détestable, tascha de gagner les peuples, en honorant le saint siége, dont il confirma les privileges. Mais sa sentence estoit prononcée. Heraclius proclamé empereur par l’armée d’Afrique, marcha contre luy. Alors Phocas éprouva, que souvent les débauches nuisent plus aux princes que les cruautez ; et Photin dont il avoit débauché la femme, le livra à Heraclius, qui le fit tuer. La France vit un peu aprés une tragedie bien plus étrange. La reine Brunehaut livrée à Clotaire Ii fut immolée à l’ambition de ce prince : sa memoire fut dechirée, et sa vertu tant loûée par le pape saint Gregoire a peine encore à se défendre. L’empire cependant estoit desolé. Le roy de Perse Chosroës Ii sous prétexte de venger Maurice, avoit entrepris de perdre Phocas. Il poussa ses conquestes sous Heraclius. On vit l’empereur batu, et la vraye croix enlevée par les infideles ; puis, par un retour admirable, Heraclius cinq fois vainqueur ; la Perse penetrée par les romains, Chosroes tué par son fils, et la sainte croix reconquise. Pendant que la puissance des perses estoit si bien réprimée, un plus grand mal s’éleva contre l’empire, et contre toute la chrestienté. Mahomet s’érigea en prophete parmi les sarasins : il fut chassé de la meque par les siens. à sa fuite commence la fameuse hegyre, d’où les mahometans comptent leurs années. Le faux prophete donna ses victoires pour toute marque de sa mission. Il soumit en neuf ans toute l’Arabie de gré ou de force, et jetta les fondemens de l’empire des caliphes. à ces maux se joignit l’héresie des monothelites, qui par une bisarrerie presque inconcevable, en reconnoissant deux natures en nostre seigneur, n’y vouloient reconnoistre qu’une seule volonté. L’homme, selon eux, n’y vouloit rien, et il n’y avoit en Jesus-Christ que la seule volonté du verbe. Ces héretiques cachoient leur venin sous des paroles ambiguës : un faux amour de la paix leur fit proposer qu’on ne parlast ni d’une, ni de deux volontez. Ils imposerent par ces artifices au pape Honorius I qui entra avec eux dans un dangereux ménagement, et consentit au silence où le mensonge et la verité furent également supprimez. Pour comble de malheur, quelque temps aprés l’empereur Heraclius entreprit de décider la question de son autorité, et proposa son ecthese ou exposition favorable aux monothelites : mais les artifices des héretiques furent enfin découverts. Le pape Jean Iv condamna l’ecthese. Constant petit-fils d’Heraclius soustint l’edit de son ayeul par le sien appellé type. Le saint siége et le pape Theodore s’opposent à cette entreprise : le pape saint Martin I assemble le concile de Latran, où il anathematise le type et les chefs des monothelites. Saint Maxime célebre par tout l’Orient pour sa pieté et pour sa doctrine quitte la cour infectée de la nouvelle herésie, reprend ouvertement les empereurs qui avoient osé prononcer sur les questions de la foy, et souffre des maux infinis pour la religion catholique. Le pape traisné d’exil en exil, et toûjours durement traité par l’empereur, meurt enfin parmi les souffrances sans se plaindre, ni se relascher de ce qu’il doit à son ministere. Cependant la nouvelle eglise anglicane fortifiée par les soins des papes Boniface V et Honorius, se rendoit illustre par toute la terre. Les miracles y abondoient avec les vertus, comme dans les temps des apostres ; et il n’y avoit rien de plus éclatant que la sainteté de ses rois. Eduin embrassa avec tout son peuple la foy qui luy avoit donné la victoire sur ses ennemis, et convertit ses voisins. Oswalde servit d’interprete aux prédicateurs de l’evangile ; et renommé par ses conquestes, il leur préfera la gloire d’estre chrestien. Les merciens furent convertis par le roy de Nortombelland Osuin : leurs voisins et leurs successeurs suivirent leurs pas ; et leurs bonnes oeuvres furent immenses. Tout perissoit en Orient. Pendant que les empereurs se consument dans des disputes de religion et inventent des héresies, les sarasins penetrent l’empire ; ils occupent la Syrie et la Palestine ; la sainte cité leur est assujétie ; la Perse leur est ouverte par ses divisions, et ils prennent ce grand royaume sans résistance. Ils entrent en Afrique en estat d’en faire bientost une de leurs provinces : l’isle de Chypre leur obéït ; et ils joignent en moins de trente ans toutes ces conquestes à celles de Mahomet. L’Italie, toûjours malheureuse et abandonnée, gemissoit sous les armes des lombards. Constant desespera de les chasser, et se résolut à ravager ce qu’il ne put défendre. Plus cruel que les lombards mesmes, il ne vint à Rome que pour en piller les tresors : les eglises ne s’en sauverent pas : il ruina la Sardaigne et la Sicile ; et devenu odieux à tout le monde, il perit de la main des siens. Sous son fils Constantin Pogonat, c’est à dire le barbu, les sarasins s’emparerent de la Cilicie et de la Lycie. Constantinople assiégée ne fut sauvée que par un miracle. Les bulgares peuples venus de l’emboucheure du Volga se joignirent à tant d’ennemis dont l’empire estoit accablé, et occuperent cette partie de la Thrace appellée depuis Bulgarie, qui estoit l’ancienne Mysie. L’eglise anglicane enfantoit de nouvelles eglises ; et saint Wilfrid evesque d’York chassé de son siége convertit la Frise. Toute l’eglise receût une nouvelle lumiere par le concile de Constantinople sixiéme général, où le pape saint Agathon présida par ses legats, et expliqua la foy catholique par une lettre admirable. Le concile frapa d’anathesme un evesque célebre par sa doctrine, un patriarche d’Alexandrie, quatre patriarches de Constantinople, c’est à dire tous les auteurs de la secte des monothelites ; sans épargner le pape Honorius qui les avoit ménagez. Aprés la mort d’Agathon qui arriva durant le concile, le pape saint Leon Ii en confirma les décisions, et en receût tous les anathesmes. Constantin Pogonat, imitateur du grand Constantin et de Marcien, entra au concile à leur exemple ; et comme il y rendit les mesmes soumissions, il y fut honoré des mesmes titres d’orthodoxe, de religieux, de pacifique empereur, et de restaurateur de la religion. Son fils Justinien Ii luy succeda encore enfant. De son temps la foy s’étendoit et éclatoit vers le Nort. Saint Kilien envoyé par le pape Conon prescha l’evangile dans la Franconie. Du temps du pape Serge, Ceadual un des rois d’Angleterre vint reconnoistre en personne l’eglise romaine d’où la foy avoit passé en son isle ; et aprés avoir receû le baptesme par les mains du pape, il mourut selon qu’il l’avoit luy-mesme desiré. La maison de Clovis estoit tombée dans une foiblesse déplorable : de frequentes minoritez avoient donné occasion de jetter les princes dans une mollesse dont ils ne sortoient point estant majeurs. De là sort une longue suite de rois fainéans qui n’avoient que le nom de roy, et laissoient tout le pouvoir aux maires du palais. Sous ce titre Pepin Heristel gouverna tout, et éleva sa maison à de plus hautes esperances. Par son autorité, et aprés le martyre de saint Vigbert, la foy s’établit dans la Frise, que la France venoit d’ajouster à ses conquestes. Saint Swibert, saint Willebrod, et d’autres hommes apostoliques répandirent l’evangile dans les provinces voisines. Cependant la minorité de Justinien s’estoit heureusement passée : les victoires de Leonce avoient abbatu les sarasins, et rétabli la gloire de l’empire en Orient. Mais ce vaillant capitaine arresté injustement, et relasché mal à propos, coupa le nez à son maistre, et le chassa. Ce rebelle souffrit un pareil traitement de Tibere, nommé Absimare, qui luy-mesme ne dura gueres. Justinien rétabli fut ingrat envers ses amis ; et en se vengeant de ses ennemis, il s’en fit de plus redoutables, qui le tuerent. Les images de Philippique son successeur ne furent pas receûës dans Rome, à cause qu’il favorisoit les monothelites, et se déclaroit ennemi du concile sixiéme. On éleût à Constantinople Anastase Ii prince catholique, et on creva les yeux à Philippique. En ce temps les débauches du roy Roderic ou Rodrigue firent livrer l’Espagne aux maures : c’est ainsi qu’on appelloit les sarasins d’Afrique. Le comte Julien, pour venger sa fille dont Roderic abusoit, appella ces infideles. Ils viennent avec des troupes immenses : ce roy perit : l’Espagne est soumise, et l’empire des gots y est éteint. L’eglise d’Espagne fut mise alors à une nouvelle épreuve : mais comme elle s’estoit conservée sous les ariens, les mahometans ne purent l’abbatre. Ils la laisserent d’abord avec assez de liberté : mais dans les siécles suivans il fallut soustenir de grands combats ; et la chasteté eût ses martyrs, aussi-bien que la foy, sous la tyrannie d’une nation aussi brutale qu’infidele. L’empereur Anastase ne dura gueres. L’armée força Theodose Iii à prendre la pourpre. Il fallut combatre : le nouvel empereur gagna la bataille, et Anastase fut mis dans un monastere. Les maures maistres de l’Espagne esperoient s’étendre bientost au-delà des Pyrenées : mais Charles Martel destiné à les réprimer, s’estoit élevé en France, et avoit succedé, quoy-que bastard, au pouvoir de son pere Pepin Heristel, qui laissa l’Austrasie à sa maison comme une espece de principauté souveraine, et le commandement en Neustrie par la charge de maire du palais. Charles réünit tout par sa valeur. Les affaires d’Orient estoient brouïllées. Leon isaurien préfet d’Orient ne reconnut pas Theodose qui quitta sans répugnance l’empire qu’il n’avoit accepté que par force ; et retiré à Ephese, ne s’occupa plus que des veritables grandeurs. Les sarasins receûrent de grands coups durant l’empire de Leon. Ils leverent honteusement le siége de Constantinople. Pelage qui se cantonna dans les montagnes d’Asturie avec ce qu’il y avoit de plus résolu parmi les gots, aprés une victoire signalée, opposa à ces infideles un nouveau royaume, par lequel ils devoient un jour estre chassez de l’Espagne. Malgré les efforts et l’armée immense d’Abderame leur général, Charles Martel gagna sur eux la fameuse bataille de Tours. Il y perit un nombre infini de ces infideles ; et Abderame luy-mesme y demeura sur la place. Cette victoire fut suivie d’autres avantages, par lesquels Charles arresta les maures, et étendit le royaume jusqu’aux Pyrenées. Alors les Gaules n’eûrent presque rien qui n’obéïst aux françois ; et tous reconnoissoient Charles Martel. Puissant en paix, en guerre, et maistre absolu du royaume, il regna sous plusieurs rois qu’il fit et défit à sa fantaisie, sans oser prendre ce grand titre. La jalousie des seigneurs françois vouloit estre ainsi trompée. La religion s’établissoit en Allemagne. Le prestre saint Boniface convertit ces peuples, et en fut fait evesque par le pape Gregoire Ii qui l’y avoit envoyé. L’empire estoit alors assez paisible ; mais Leon y mit le trouble pour long-temps. Il entreprit de renverser comme des idoles les images de Jesus-Christ et de ses saints. Comme il ne put attirer à ses sentimens saint Germain patriarche de Constantinople, il agit de son autorité, et aprés une ordonnance du senat, on luy vit d’abord briser une image de Jesus-Christ, qui estoit posée sur la grande porte de l’eglise de Constantinople. Ce fut par là que commencerent les violences des iconoclastes, c’est à dire des brise-images. Les autres images que les empereurs, les evesques, et tous les fideles avoient érigées depuis la paix de l’eglise dans les lieux publics et particuliers, furent aussi abbatuës. à ce spectacle le peuple s’émût. Les statuës de l’empereur furent renversées en divers endroits. Il se crut outragé en sa personne : on luy reprocha un semblable outrage qu’il faisoit à Jesus-Christ et à ses saints, et que de son aveu propre l’injure faite à l’image retomboit sur l’original. L’Italie passa encore plus avant : l’impieté de l’empereur fut cause qu’on luy refusa les tributs ordinaires. Luitprand roy des lombards se servit du mesme prétexte pour prendre Ravenne résidence des exarques. On nommoit ainsi les gouverneurs que les empereurs envoyoient en Italie. Le pape Gregoire Ii s’opposa au renversement des images : mais en mesme temps il s’opposoit aux ennemis de l’empire, et taschoit de retenir les peuples dans l’obéïssance. La paix se fit avec les lombards, et l’empereur exécuta son decret contre les images plus violemment que jamais. Mais le célebre Jean De Damas luy déclara qu’en matiere de religion il ne connoissoit de decrets que ceux de l’eglise, et souffrit beaucoup. L’empereur chassa de son siége le patriarche saint Germain, qui mourut en exil âgé de 90 ans. Un peu aprés les lombards reprirent les armes, et dans les maux qu’ils faisoient souffrir au peuple romain, ils ne furent retenus que par l’autorité de Charles Martel, dont le pape Gregoire Ii avoit imploré l’assistance. Le nouveau royaume d’Espagne, qu’on appelloit dans ces premiers temps le royaume d’Orviéte, s’augmentoit par les victoires, et par la conduite d’Alphonse gendre de Pelage, qui à l’exemple de Recarede dont il estoit descendu, prit le nom de catholique. Leon mourut, et laissa l’empire aussi-bien que l’eglise dans une grande agitation. Artabase préteur d’Armenie se fit proclamer empereur au lieu de Constantin Copronyme fils de Leon, et rétablit les images. Aprés la mort de Charles Martel Luitprand menaça Rome de nouveau : l’exarcat de Ravenne fut en peril, et l’Italie deût son salut à la prudence du pape saint Zacharie. Constantin embarassé dans l’Orient ne songeoit qu’à s’établir ; il batit Artabaze, prit Constantinople, et la remplit de supplices. Les deux enfans de Charles Martel, Carloman et Pepin, avoient succedé à la puissance de leur pere : mais Carloman dégousté du siecle, au milieu de sa grandeur et de ses victoires embrassa la vie monastique. Par ce moyen son frere Pepin réünit en sa personne toute la puissance. Il sceût la soustenir par un grand merite, et prit le dessein de s’élever à la royauté. Childeric le plus miserable de tous les princes luy en ouvrit le chemin, et joignit à la qualité de fainéant celle d’insensé. Les françois dégoustez de leurs fainéans, et accoustumez depuis tant de temps à la maison de Charles Martel feconde en grands hommes, n’estoient plus embarassez que du serment qu’ils avoient presté à Childeric. Sur la réponse du pape Zacharie, ils se crurent libres, et d’autant plus dégagez du serment qu’ils avoient presté à leur roy, que luy et ses devanciers sembloient depuis deux cens ans avoir renoncé au droit qu’ils avoient de leur commander, en laissant attacher tout le pouvoir à la charge de maire du palais. Ainsi Pepin fut mis sur le trosne, et le nom de roy fut réüni avec l’autorité. Le pape Estienne Iii trouva dans le nouveau roy le mesme zele que Charles Martel avoit eû pour le saint siége contre les lombards. Aprés avoir vainement imploré le secours de l’empereur, il se jetta entre les bras des françois. Le roy le receût en France avec respect, et voulut estre sacré et couronné de sa main. En mesme temps il passa les Alpes, delivra Rome et l’exarcat de Ravenne, et réduisit Astolphe roy des lombards à une paix équitable. Cependant l’empereur faisoit la guerre aux images. Pour s’appuyer de l’autorité ecclesiastique, il assembla un nombreux concile à Constantinople. On n’y vit pourtant point paroistre, selon la coustume, ni les legats du saint siége, ni les evesques, ou les legats des autres siéges patriarcaux. Dans ce concile, non seulement on condamna comme idolatrie tout l’honneur rendu aux images en memoire des originaux, mais encore on y condamna la sculpture et la peinture comme des arts détestables. C’estoit l’opinion des sarasins dont on disoit que Leon avoit suivi les conseils quand il renversa les images. Il ne parut pourtant rien contre les reliques. Le concile de Copronyme ne défendit pas de les honorer, et il frapa d’anathesme ceux qui refusoient d’avoir recours aux prieres de la Sainte Vierge et des saints. Les catholiques persecutez pour l’honneur qu’ils rendoient aux images, répondoient à l’empereur qu’ils aimoient mieux endurer toute sorte d’extrémitez, que de ne pas honorer Jesus-Christ jusques dans son ombre. Cependant Pepin repassa les Alpes, et chastia l’infidele Astolphe qui refusoit d’exécuter le traité de paix. L’eglise romaine ne receût jamais un plus beau don que celuy que luy fit alors ce pieux prince. Il luy donna les villes reconquises sur les lombards, et se moqua de Copronyme qui les redemandoit, luy qui n’avoit pû les défendre. Depuis ce temps les empereurs furent peu reconnus dans Rome : ils y devinrent méprisables par leur foiblesse, et odieux par leurs erreurs. Pepin y fut regardé comme protecteur du peuple romain et de l’eglise romaine. Cette qualité devint comme heréditaire à sa maison et aux rois de France. Charlemagne fils de Pepin la soustint avec autant de courage que de pieté. Le pape Adrien eût recours à luy contre Didier roy des lombards, qui avoit pris plusieurs villes, et menaçoit toute l’Italie. Charlemagne passa les Alpes. Tout fléchit : Didier fut livré : les rois lombards ennemis de Rome et des papes furent détruits : Charlemagne se fit couronner roy d’Italie, et prit le titre de roy des françois et des lombards. En mesme temps il exerça dans Rome mesme l’autorité souveraine en qualité de Patrice, et confirma au saint siége les donations du roy son pere. Les empereurs avoient peine à résister aux bulgares, et soustenoient vainement contre Charlemagne les lombards dépossedez. La querelle des images duroit toûjours. Leon Iv fils de Copronyme sembloit d’abord s’estre adouci ; mais il renouvella la persecution aussitost qu’il se crut le maistre. Il mourut bientost. Son fils Constantin âgé de dix ans luy succeda, et regna sous la tutele de l’imperatrice Irene sa mere. Alors les choses commencerent à changer de face. Paul patriarche de Constantinople déclara sur la fin de sa vie qu’il avoit combatu les images contre sa conscience, et se retira dans un monastere, où il déplora en presence de l’imperatrice le malheur de l’eglise de Constantinople separée des quatre siéges patriarcaux, et luy proposa la célebration d’un concile universel comme l’unique remede d’un si grand mal. Taraise son successeur soustint que la question n’avoit pas esté jugée dans l’ordre, parce qu’on avoit commencé par une ordonnance de l’empereur, qu’un concile tenu contre les formes avoit suivie ; au lieu qu’en matiere de religion, c’est au concile à commencer, et aux empereurs à appuyer le jugement de l’eglise. Fondé sur cette raison, il n’accepta le patriarcat qu’à condition qu’on tiendroit le concile universel : il fut commencé à Constantinople, et continué à Nicée. Le pape y envoya ses legats : le concile des iconoclastes fut condamné : ils sont détestez comme gens qui, à l’exemple des sarasins, accusoient les chrestiens d’idolatrie. On décida que les images seroient honorées en memoire et pour l’amour des originaux ; ce qui s’appelle dans le concile culte rélatif, adoration et salutation honoraire , qu’on oppose au culte supréme, et à l’adoration de latrie, ou d’entiere sujetion , que le concile réserve à Dieu seul. Outre les legats du saint siége, et la presence du patriarche de Constantinople, il y parut des legats des autres siéges patriarcaux opprimez alors par les infideles. Quelques-uns leur ont contesté leur mission : mais ce qui n’est pas contesté, c’est que loin de les desavoûër, tous ces siéges ont accepté le concile sans qu’il y paroisse de contradiction, et il a esté receû par toute l’eglise. Les françois environnez d’idolastres ou de nouveaux chrestiens dont ils craignoient de broûïller les idées, et d’ailleurs embarassez du terme équivoque d’adoration, hesiterent long-temps. Parmi toutes les images ils ne vouloient rendre d’honneur qu’à celle de la croix, absolument differente des figures que les payens croyoient pleines de divinité. Ils conserverent pourtant en lieu honorable, et mesme dans les eglises, les autres images, et détesterent les iconoclastes. Ce qui resta de diversité, ne fit aucun schisme. Les françois connurent enfin, que les peres de Nicée ne demandoient pour les images que le mesme genre de culte, toutes proportions gardées, qu’ils rendoient eux-mesmes aux reliques, au livre de l’evangile, et à la croix ; et ce concile fut honoré par toute la chrestienté sous le nom de septiéme concile général. Ainsi nous avons veû les sept conciles généraux, que l’Orient et l’Occident, l’eglise greque et l’eglise latine reçoivent avec une égale réverence. Les empereurs convoquoient ces grandes assemblées par l’autorité souveraine qu’ils avoient sur tous les evesques, ou du moins sur les principaux, d’où dependoient tous les autres, et qui estoient alors sujets de l’empire. Les voitures publiques leur estoient fournies par l’ordre des princes. Ils assembloient les conciles en Orient, où ils faisoient leur résidence, et y envoyoient ordinairement des commissaires pour maintenir l’ordre. Les evesques ainsi assemblez portoient avec eux l’autorité du saint esprit, et la tradition des eglises. Dés l’origine du christianisme il y avoit trois siéges principaux, qui précedoient tous les autres, celuy de Rome, celuy d’Alexandrie, et celuy d’Antioche. Le concile de Nicée avoit approuvé que l’evesque de la cité sainte eust le mesme rang. Le second et le quatriéme concile éleverent le siége de Constantinople, et voulurent qu’il fust le second. Ainsi il se fit cinq siéges, que dans la suite des temps on appella patriarcaux. La préséance leur estoit donnée dans le concile. Entre ces siéges, le siége de Rome estoit toûjours regardé comme le premier, et le concile de Nicée regla les autres sur celuy-là. Il y avoit aussi des evesques metropolitains, qui estoient les chefs des provinces, et qui précedoient les autres evesques. On commença assez tard à les appeller archevesques ; mais leur autorité n’en estoit pas moins reconnuë. Quand le concile estoit formé, on proposoit l’ecriture sainte ; on lisoit les passages des anciens peres témoins de la tradition : c’estoit la tradition qui interpretoit l’ecriture : on croyoit que son vray sens estoit celuy dont les siécles passez estoient convenus, et nul ne croyoit avoir droit de l’expliquer autrement. Ceux qui refusoient de se soumettre aux décisions du concile, estoient frapez d’anathême. Aprés avoir expliqué la foy, on regloit la discipline ecclesiastique, et on dressoit les canons, c’est à dire les regles de l’eglise. On croyoit que la foy ne changeoit jamais, et qu’encore que la discipline pust recevoir divers changemens selon les temps et selon les lieux, il falloit tendre autant qu’on pouvoit à une parfaite imitation de l’antiquité. Au reste, les papes n’assisterent que par leurs legats aux premiers conciles généraux ; mais ils en approuverent expressément la doctrine, et il n’y eût dans l’eglise qu’une seule foy. Constantin et Irene firent religieusement exécuter les decrets du Vii concile : mais le reste de leur conduite ne se soustint pas. Le jeune prince, à qui sa mere fit épouser une femme qu’il n’aimoit point, s’emportoit à des amours deshonnestes ; et las d’obéïr aveuglement à une mere si imperieuse, il taschoit de l’éloigner des affaires où elle se maintenoit malgré luy. Alphonse Le Chaste regnoit en Espagne. La continence perpetuelle que garda ce prince, luy merita ce beau titre, et le rendit digne d’affranchir l’Espagne de l’infame tribut de cent filles que son oncle Mauregat avoit accordé aux maures. Soixante et dix mille de ces infideles tuez dans une bataille avec Mugait leur général firent voir la valeur d’Alphonse. Constantin taschoit aussi de se signaler contre les bulgares ; mais les succés ne répondoient pas à son attente. Il détruisit à la fin tout le pouvoir d’Irene ; et incapable de se gouverner luy-mesme autant que de souffrir l’empire d’autruy, il répudia sa femme Marie, pour épouser Theodote, qui estoit à elle. Sa mere irritée fomenta les troubles que causa un si grand scandale. Constantin perit par ses artifices. Elle gagna le peuple en moderant les imposts, et mit dans ses interests les moines avec le clergé par une pieté apparente. Enfin elle fut reconnuë seule imperatrice. Les romains mépriserent ce gouvernement, et se tournerent à Charlemagne, qui subjuguoit les saxons, réprimoit les sarasins, détruisoit les hérésies, protegeoit les papes, attiroit au christianisme les nations infideles, rétablissoit les sciences et la discipline ecclésiastique, assembloit de fameux conciles où sa profonde doctrine estoit admirée, et faisoit ressentir non seulement à la France et à l’Italie, mais à l’Espagne, à l’Angleterre, à la Germanie, et par tout les effets de sa pieté et de sa justice.


XII. Epoque.

Charlemagne, ou l'établissement du nouvel Empire.


Enfin l’an 800 de nostre seigneur, ce grand protecteur de Rome et de l’Italie, ou pour mieux dire de toute l’eglise et de toute la chrestienté, éleû empereur par les romains sans qu’il y pensast, et couronné par le pape Leon Iii qui avoit porté le peuple romain à ce choix, devint le fondateur du nouvel empire et de la grandeur temporelle du saint siége.

Voila, Monseigneur, les douze epoques que j’ay suivies dans cét abregé. J’ay attaché à chacune d’elles les faits principaux qui en dépendent. Vous pouvez maintenant, sans beaucoup de peine, disposer, selon l’ordre des temps, les grands évenemens de l’histoire ancienne, et les ranger pour ainsi dire chacun sous son etendart.

Je n’ay pas oublié dans cét abregé cette célebre distinction que font les chronologistes de la durée du monde en sept âges. Le commencement de chaque âge nous sert d’epoque : si j’y en mesle quelques autres, c’est afin que les choses soient plus distinctes, et que l’ordre des temps se développe devant vous avec moins de confusion.

Quand je vous parle de l’ordre des temps, je ne prétends pas, monseigneur, que vous vous chargiez scrupuleusement de toutes les dates ; encore moins que vous entriez dans toutes les disputes des chronologistes, où le plus souvent il ne s’agit que de peu d’années. La chronologie contentieuse qui s’arreste scrupuleusement à ces minuties a son usage sans doute ; mais elle n’est pas vostre objet, et sert peu à éclairer l’esprit d’un grand prince. Je n’ay point voulu rafiner sur cette discussion des temps ; et parmi les calculs déja faits, j’ay suivi celuy qui m’a paru le plus vray-semblable, sans m’engager à le garantir.

Que dans la supputation qu’on fait des années depuis le temps de la création jusqu’à Abraham il faille suivre les septante qui font le monde plus vieux, ou l’hebreu qui le fait plus jeune de plusieurs siécles : encore que l’autorité de l’original hebreu semble devoir l’emporter, c’est une chose si indifferente en elle-mesme, que l’eglise qui a suivi avec saint Jerosme la supputation de l’hebreu dans nostre vulgate, à laissé celle des septante dans son martyrologe. En effet, qu’importe à l’histoire de diminuer, ou de multiplier des siecles vuides, où aussi-bien l’on n’a rien à raconter ? N’est-ce pas assez que les temps où les dates sont importantes ayent des caracteres fixes, et que la distribution en soit appuyée sur des fondemens certains ? Et quand mesme dans ces temps il y auroit de la dispute pour quelques années, ce ne seroit presque jamais un embarras. Par exemple, qu’il faille mettre de quelques années plûtost ou plus tard, ou la fondation de Rome, ou la naissance de Jesus-Christ : vous avez pû reconnoistre que cette diversité ne fait rien à la suite des histoires, ni à l’accomplissement des conseils de Dieu. Vous devez éviter les anachronismes qui brouïllent l’ordre des affaires, et laisser disputer des autres entre les sçavans. Je ne veux non plus charger vostre memoire du compte des olympiades, quoy-que les grecs qui s’en servent les rendent necessaires à fixer les temps. Il faut sçavoir ce que c’est, afin d’y avoir recours dans le besoin : mais au reste, il suffira de vous attacher aux dates que je vous propose comme les plus simples et les plus suivies, qui sont celles du monde jusqu’à Rome, celles de Rome jusqu’à Jesus-Christ, et celles de Jesus-Christ dans toute la suite. Mais le vray dessein de cét abregé n’est pas de vous expliquer l’ordre des temps, quoy-qu’il soit absolument necessaire pour lier toutes les histoires, et en montrer le rapport. Je vous ay dit, monseigneur, que mon principal objet est de vous faire considerer dans l’ordre des temps la suite du peuple de Dieu et celle des grands empires.

Ces deux choses roulent ensemble dans ce grand mouvement des siécles où elles ont pour ainsi dire un mesme cours : mais il est besoin, pour les bien entendre, de les détacher quelquefois l’une de l’autre, et de considerer tout ce qui convient à chacune d’elles.


Seconde partie de ce discours.

La suite de la Religion.


I.

La Création & les premiers temps.


Sur tout, la religion et la suite du peuple de Dieu considerée de cette sorte, est le plus grand et le plus utile de tous les objets qu’on puisse proposer aux hommes. Il est beau de se remettre devant les yeux les estats differens du peuple de Dieu sous la loy de nature et sous les patriarches ; sous Moïse et sous la loy écrite ; sous David et sous les prophetes ; depuis le retour de la captivité jusqu’à Jesus-Christ ; et enfin sous Jesus-Christ mesme, c’est à dire sous la loy de grace et sous l’evangile : dans les siécles qui ont attendu le messie, et dans ceux où il a paru ; dans ceux où le culte de Dieu a esté réduit à un seul peuple, et dans ceux où conformément aux anciennes propheties il a esté répandu par toute la terre ; dans ceux enfin où les hommes encore infirmes et grossiers, ont eû besoin d’estre soustenus par des récompenses et des chastimens temporels, et dans ceux où les fideles mieux instruits ne doivent plus vivre que par la foy, attachez aux biens éternels, et souffrant, dans l’esperance de les posseder, tous les maux qui peuvent exercer leur patience. Asseûrément, monseigneur, on ne peut rien concevoir qui soit plus digne de Dieu, que de s’estre premierement choisi un peuple qui fust un exemple palpable de son éternelle providence ; un peuple dont la bonne ou la mauvaise fortune dépendist de la pieté, et dont l’estat rendist témoignage à la sagesse et à la justice de celuy qui le gouvernoit. C’est par où Dieu a commencé, et c’est ce qu’il a fait voir dans le peuple juif. Mais aprés avoir établi par tant de preuves sensibles ce fondement immuable, que luy seul conduit à sa volonté tous les évenemens de la vie presente, il estoit temps d’élever les hommes à de plus hautes pensées, et d’envoyer Jesus-Christ, à qui il estoit réservé de découvrir au nouveau peuple ramassé de tous les peuples du monde, les secrets de la vie future.

Vous pourrez suivre aisément l’histoire de ces deux peuples, et remarquer comme Jesus-Christ fait l’union de l’un et de l’autre, puis qu’ou attendu, ou donné, il a esté dans tous les temps la consolation et l’esperance des enfans de Dieu. Voilà donc la religion toûjours uniforme, ou plûtost toûjours la mesme dés l’origine du monde : on y a toûjours reconnu le mesme Dieu, comme auteur, et le mesme Christ, comme sauveur du genre humain.

Ainsi vous verrez qu’il n’y a rien de plus ancien parmi les hommes que la religion que vous professez, et que ce n’est pas sans raison que vos ancestres ont mis leur plus grande gloire à en estre les protecteurs.

Quel témoignage n’est-ce pas de sa verité, de voir que dans les temps où les histoires profanes n’ont à nous conter que des fables, ou tout au plus des faits confus et à-demi oubliez, l’ecriture, c’est à dire, sans contestation, le plus ancien livre qui soit au monde, nous ramene par tant d’évenemens précis, et par la suite mesme des choses, à leur veritable principe, c’est à dire, à Dieu, qui a tout fait ; et nous marque si distinctement la création de l’univers, celle de l’homme en particulier, le bonheur de son premier estat, les causes de ses miseres et de ses foiblesses, la corruption du monde et le deluge, l’origine des arts et celle des nations, la distribution des terres, enfin la propagation du genre humain, et d’autres faits de mesme importance dont les histoires humaines ne parlent qu’en confusion, et nous obligent à chercher ailleurs les sources certaines ?

Que si l’antiquité de la religion luy donne tant d’autorité, sa suite continuée sans interruption, et sans alteration durant tant de siécles et malgré tant d’obstacles survenus, fait voir manifestement que la main de Dieu la soustient. Qu’y a-t-il de plus merveilleux que de la voir toûjours subsister sur les mesmes fondemens dés les commencemens du monde, sans que ni l’idolastrie et l’impieté qui l’environnoit de toutes parts, ni les tyrans qui l’ont persecutée, ni les hérétiques et les infideles qui ont tasché de la corrompre, ni les lasches qui l’ont trahie, ni ses sectateurs indignes qui l’ont deshonorée par leurs crimes, ni enfin la longueur du temps qui seule suffit pour abbatre toutes les choses humaines ayent jamais esté capables, je ne dis pas de l’éteindre, mais de l’alterer ? Si maintenant nous venons à considerer quelle idée cette religion dont nous réverons l’antiquité nous donne de son objet, c’est à dire du premier estre, nous avoûërons qu’elle est au dessus de toutes les pensées humaines, et digne d’estre regardée comme venuë de Dieu mesme. Le Dieu qu’ont toûjours servi les hebreux et les chrestiens n’a rien de commun avec les divinitez pleines d’imperfection, et mesme de vice, que le reste du monde adoroit. Nostre Dieu est un, infini, parfait, seul digne de venger les crimes et de couronner la vertu, parce qu’il est seul la sainteté mesme.

Il est infiniment au dessus de cette cause premiere, et de ce premier moteur que les philosophes ont connu, sans toutefois l’adorer. Ceux d’entre eux qui ont esté le plus loin, nous ont proposé un Dieu, qui trouvant une matiere éternelle et existente par elle-mesme aussi-bien que luy, l’a mise en oeuvre, et l’a façonnée comme un artisan vulgaire, contraint dans son ouvrage par cette matiere et par ses dispositions qu’il n’a pas faites ; sans jamais pouvoir comprendre que si la matiére est d’elle-mesme, elle n’a pas deû attendre sa perfection d’une main étrangere, et que si Dieu est infini et parfait, il n’a eû besoin, pour faire tout ce qu’il vouloit, que de luy-mesme et de sa volonté toute-puissante. Mais le Dieu de nos peres, le Dieu d’Abraham, le Dieu dont Moïse nous a écrit les merveilles, n’a pas seulement arrangé le monde ; il l’a fait tout entier dans sa matiere et dans sa forme. Avant qu’il eust donné l’estre, rien ne l’avoit que luy seul. Il nous est representé comme celuy qui fait tout, et qui fait tout par sa parole, tant à cause qu’il fait tout par raison, qu’à cause qu’il fait tout sans peine, et que pour faire de si grands ouvrages il ne luy en couste qu’un seul mot, c’est-à-dire qu’il ne luy en couste que de le vouloir.

Et pour suivre l’histoire de la création, puis que nous l’avons commencée, Moïse nous a enseigné que ce puissant architecte, à qui les choses coustent si peu, a voulu les faire à plusieurs reprises, et créer l’univers en six jours, pour montrer qu’il n’agit pas avec une necessité, ou par une impetuosité aveugle comme se le sont imaginé quelques philosophes. Le soleil jette d’un seul coup, sans se retenir, tout ce qu’il a de rayons : mais Dieu, qui agit par intelligence et avec une souveraine liberté, applique sa vertu où il luy plaist, et autant qu’il luy plaist : et comme en faisant le monde par sa parole, il montre que rien ne le peine ; en le faisant à plusieurs reprises, il fait voir qu’il est le maistre de sa matiere, de son action, de toute son entreprise, et qu’il n’a en agissant d’autre regle que sa volonté toûjours droite par elle-mesme. Cette conduite de Dieu nous fait voir aussi que tout sort immediatement de sa main. Les peuples et les philosophes qui ont cru que la terre meslée avec l’eau, et aidée, si vous voulez, de la chaleur du soleil avoit produit d’elle-mesme par sa propre fecondité les plantes et les animaux, se sont trop grossiérement trompez. L’ecriture nous a fait entendre que les elemens sont steriles, si la parole de Dieu ne les rend feconds. Ni la terre, ni l’eau, ni l’air n’auroient jamais eû les plantes ni les animaux que nous y voyons, si Dieu qui en avoit fait et préparé la matiere, ne l’avoit encore formée par sa volonté toute-puissante, et n’avoit donné à chaque chose les semences propres pour se multiplier dans tous les siécles.

Ceux qui voyent les plantes prendre leur naissance et leur accroissement par la chaleur du soleil, pourroient croire qu’il en est le créateur. Mais l’ecriture nous fait voir la terre revestuë d’herbes et de toute sorte de plantes avant que le soleil ait esté créé, afin que nous concevions que tout dépend de Dieu seul. Il a plû à ce grand ouvrier de créer la lumiere, avant mesme que de la réduire à la forme qu’il luy a donnée dans le soleil et dans les astres, parce qu’il vouloit nous apprendre que ces grands et magnifiques luminaires dont on nous a voulu faire des divinitez, n’avoient par eux-mesmes ni la matiere précieuse et éclatante dont ils ont esté composez, ni la forme admirable à laquelle nous les voyons réduits.

Enfin le recit de la création, tel qu’il est fait par Moïse, nous découvre ce grand secret de la veritable philosophie, qu’en Dieu seul réside la fecondité et la puissance absoluë. Heureux, sage, tout-puissant, seul suffisant à luy-mesme, il agit sans necessité comme il agit sans besoin ; jamais contraint ni embarassé par sa matiere dont il fait ce qu’il veut, parce qu’il luy a donné par sa seule volonté le fond de son estre. Par ce droit souverain il la tourne, il la façonne, il la meut sans peine : tout dépend immediatement de luy ; et si selon l’ordre établi dans la nature, une chose dépend de l’autre, par exemple, la naissance et l’accroissement des plantes, de la chaleur du soleil, c’est à cause que ce mesme Dieu qui a fait toutes les parties de l’univers, a voulu les lier les unes aux autres, et faire éclater sa sagesse par ce merveilleux enchaisnement. Mais tout ce que nous enseigne l’ecriture sainte sur la création de l’univers, n’est rien à comparaison de ce qu’elle dit de la création de l’homme.

Jusques icy Dieu avoit tout fait en commandant : ... etc. Ce n’est plus cette parole imperieuse et dominante ; c’est une parole plus douce, quoy-que non moins efficace. Dieu tient conseil en luy-mesme ; Dieu s’excite luy-mesme comme pour nous faire voir que l’ouvrage qu’il va entreprendre surpasse tous les ouvrages qu’il avoit faits jusqu’alors.

faisons l’homme. Dieu parle en luy-mesme ; il parle à quelqu’un qui fait comme luy, à quelqu’un dont l’homme est la créature et l’image : il parle à un autre luy-mesme ; il parle à celuy par qui toutes choses ont esté faites, à celuy qui dit dans son evangile, tout ce que le pere fait, le fils le fait semblablement . En parlant à son fils, ou avec son fils, il parle en mesme temps avec l’esprit tout-puissant, égal et coéternel à l’un et à l’autre.

C’est une chose inoûïe dans tout le langage de l’ecriture, qu’un autre que Dieu ait parlé de luy-mesme en nombre pluriel ; faisons . Dieu mesme dans l’ecriture, ne parle ainsi que deux ou trois fois, et ce langage extraordinaire commence à paroistre lors qu’il s’agit de créer l’homme. Quand Dieu change de langage et en quelque façon de conduite, ce n’est pas qu’il change en luy-mesme ; mais il nous montre qu’il va commencer, suivant des conseils éternels, un nouvel ordre de choses.

Ainsi l’homme si fort élevé au dessus des autres créatures dont Moïse nous avoit décrit la génération, est produit d’une façon toute nouvelle. La trinité commence à se déclarer, en faisant la créature raisonnable dont les operations intellectuelles sont une image imparfaite de ces éternelles operations par lesquelles Dieu est fecond en luy-mesme.

La parole de conseil dont Dieu se sert, marque que la créature qui va estre faite, est la seule qui peut agir par conseil et par intelligence. Tout le reste n’est pas moins extraordinaire. Jusques-là nous n’avions point veû dans l’histoire de la genese, le doit de Dieu appliqué sur une matiere corruptible. Pour former le corps de l’homme, luy-mesme prend de la terre ; et cette terre arrangée sous une telle main reçoit la plus belle figure qui ait encore paru dans le monde.

Cette attention particuliere, qui paroist en Dieu quand il fait l’homme, nous montre qu’il a pour luy un égard particulier, quoy-que d’ailleurs tout soit conduit immediatement par sa sagesse. Mais la maniere dont il produit l’ame, est beaucoup plus merveilleuse : il ne la tire point de la matiere ; il l’inspire d’enhaut ; c’est un souffle de vie qui vient de luy-mesme. Quand il créa les bestes, il dit, que l’eau produise les poissons ; et il créa de cette sorte les monstres marins et toute ame vivante et mouvante qui devoit remplir les eaux. Il dit encore, que la terre produise toute ame vivante, les bestes à quatre pieds, et les réptiles.

C’est ainsi que devoient naistre ces ames vivantes d’une vie brute et bestiale, à qui Dieu ne donne pour toute action que des mouvemens dépendans du corps. Dieu les tire du sein des eaux et de la terre : mais cette ame dont la vie devoit estre une imitation de la sienne, qui devoit vivre comme luy, de raison et d’intelligence ; qui luy devoit estre unie en le contemplant et en l’aimant, et qui pour cette raison estoit faite à son image, ne pouvoit estre tirée de la matiere. Dieu en façonnant la matiere, peut bien former un beau corps ; mais en quelque sorte qu’il la tourne et la façonne, jamais il n’y trouvera son image et sa ressemblance. L’ame faite à son image, et qui peut estre heureuse en le possedant, doit estre produite par une nouvelle creation : elle doit venir d’enhaut, et c’est ce que signifie ce souffle de vie, que Dieu tire de sa bouche.

Souvenons-nous que Moïse propose aux hommes charnels par des images sensibles des veritez pures et intellectuelles. Ne croyons pas que Dieu souffle à la maniere des animaux. Ne croyons pas que nostre ame soit un air subtil, ni une vapeur déliée. Le souffle que Dieu inspire, et qui porte en luy-mesme l’image de Dieu, n’est ni air, ni vapeur. Ne croyons pas que nostre ame soit une portion de la nature divine, comme l’ont resvé quelques philosophes. Dieu n’est pas un tout qui se partage. Quand Dieu auroit des parties, elles ne seroient pas faites. Car le créateur, l’estre incréé ne seroit pas composé de créatures. L’ame est faite, et tellement faite, qu’elle n’est rien de la nature divine ; mais seulement une chose faite à l’image et ressemblance de la nature divine ; une chose qui doit toûjours demeurer unie à celuy qui l’a formée : c’est ce que veut dire ce souffle divin ; c’est ce que nous represente cét esprit de vie.

Voilà donc l’homme formé. Dieu forme encore de luy la compagne qu’il luy veut donner. Tous les hommes naissent d’un seul mariage, afin d’estre à jamais, quelque dispersez et multipliez qu’ils soient, une seule et mesme famille. Nos premiers parens ainsi formez sont mis dans ce jardin délicieux, qui s’appelle le paradis : Dieu se devoit à luy-mesme de rendre son image heureuse. Il donne un précepte à l’homme, pour luy faire sentir qu’il a un maistre ; un précepte attaché à une chose sensible, parce que l’homme estoit fait avec des sens ; un précepte aisé, parce qu’il vouloit luy rendre la vie commode tant qu’elle seroit innocente. L’homme ne garde pas un commandement d’une si facile observance : il écoute l’esprit tentateur, et il s’écoute luy-mesme, au lieu d’écouter Dieu uniquement : sa perte est inévitable, mais il la faut considerer dans son origine aussi-bien que dans ses suites.

Dieu avoit fait au commencement ses anges, esprits purs et separez de toute matiere. Luy qui ne fait rien que de bon, les avoit tous créez dans la sainteté, et ils pouvoient asseûrer leur felicité en se donnant volontairement à leur créateur. Mais tout ce qui est tiré du neant est défectueux. Une partie de ces anges se laissa seduire à l’amour propre. Malheur à la créature qui se plaist en elle-mesme, et non pas en Dieu ! Elle perd en un moment tous ses dons. Etrange effet du peché ! Ces esprits lumineux devinrent esprits de tenébres : ils n’eurent plus de lumiéres qui ne se tournassent en ruses malicieuses. Une maligne envie prit en eux la place de la charité ; leur grandeur naturelle ne fut plus qu’orgueïl ; leur felicité fut changée en la triste consolation de se faire des compagnons dans leur misere, et leurs bienheureux exercices au miserable employ de tenter les hommes. Le plus parfait de tous, qui avoit aussi esté le plus superbe, se trouva le plus malfaisant, comme le plus malheureux. L’homme que Dieu avoit mis un peu au dessous des anges , en l’unissant à un corps, devint à un esprit si parfait un objet de jalousie : il voulut l’entraisner dans sa rebellion, pour ensuite l’envelopper dans sa perte. Ecoutons comme il luy parle, et penetrons le fond de ses artifices. Il s’adresse à Eve comme à la plus foible : mais en la personne d’Eve, il parle à son mari aussi-bien qu’à elle : pourquoy Dieu vous a-t-il fait cette défense ? S’il vous a fait raisonnables, vous devez sçavoir la raison de tout : ce fruit n’est pas un poison ; vous n’en mourrez pas . Voilà par où commence l’esprit de révolte. On raisonne sur le précepte, et l’obéïssance est mise en doute. vous serez comme des dieux, libres et indépendans, heureux en vous-mesmes, sages par vous-mesmes : vous sçaurez le bien et le mal ; rien ne vous sera impenetrable. C’est par ces motifs que l’esprit s’éleve contre l’ordre du créateur, et au dessus de la régle. Eve à-demi gagnée regarda le fruit dont la beauté promettoit un goust excellent . Voyant que Dieu avoit uni en l’homme l’esprit et le corps, elle crut qu’en faveur de l’homme il pourroit bien encore avoir attaché aux plantes des vertus surnaturelles et des dons intellectuels aux objets sensibles. Aprés avoir mangé de ce beau fruit, elle en presenta elle-mesme à son mari. Le voilà dangereusement attaqué. L’exemple et la complaisance fortifient la tentation : il entre dans les sentimens du tentateur si bien secondé ; une trompeuse curiosité, une flateuse pensée d’orgueïl, le secret plaisir d’agir de soy-mesme et selon ses propres pensées, l’attire et l’aveugle : il veut faire une dangereuse épreuve de sa liberté, et il gouste avec le fruit défendu la pernicieuse douceur de contenter son esprit : les sens meslent leur attrait à ce nouveau charme ; il les suit, il s’y soumet, et il s’en fait le captif, luy qui en estoit le maistre. En mesme temps tout change pour luy. La terre ne luy rit plus comme auparavant ; il n’en aura plus rien que par un travail opiniastre : le ciel n’a plus cét air serain : les animaux qui luy estoient tous, jusqu’aux plus odieux et aux plus farouches, un divertissement innocent, prennent pour luy des formes hideuses : Dieu qui avoit tout fait pour son bonheur, luy tourne en un moment tout en supplice. Il se fait peine à luy-mesme, luy qui s’estoit tant aimé. La rebellion de ses sens luy fait remarquer en luy je ne sçay quoy de honteux. Ce n’est plus ce premier ouvrage du créateur où tout estoit beau ; le peché a fait un nouvel ouvrage qu’il faut cacher. L’homme ne peut plus supporter sa honte, et voudroit pouvoir la couvrir à ses propres yeux. Mais Dieu luy devient encore plus insupportable. Ce grand Dieu qui l’avoit fait à sa ressemblance, et qui luy avoit donné des sens comme un secours necessaire à son esprit, se plaisoit à se montrer à luy sous une forme sensible : l’homme ne peut plus souffrir sa presence. Il cherche le fonds des forests pour se dérober à celuy qui faisoit auparavant tout son bonheur. Sa conscience l’accuse avant que Dieu parle. Ses malheureuses excuses achevent de le confondre. Il faut qu’il meure : le remede d’immortalité luy est osté ; et une mort plus affreuse, qui est celle de l’ame, luy est figurée par cette mort corporelle à laquelle il est condamné. Mais voicy nostre sentence prononcée dans la sienne. Dieu qui avoit résolu de récompenser son obéïssance dans toute sa posterité, aussitost qu’il s’est révolté le condamne, et le frape, non seulement en sa personne, mais encore dans tous ses enfans comme dans la plus vive et la plus chere partie de luy-mesme : nous sommes tous maudits dans nostre principe ; nostre naissance est gastée et infectée dans sa source. N’examinons point icy ces regles terribles de la justice divine, par lesquelles la race humaine est maudite dans son origine. Adorons les jugemens de Dieu, qui regarde tous les hommes comme un seul homme dans celuy dont il veut tous les faire sortir. Regardons-nous aussi comme dégradez dans nostre pere rebelle, comme flestris à jamais par la sentence qui le condamne, comme bannis avec luy, et exclus du paradis où il devoit nous faire naistre.

Les regles de la justice humaine nous peuvent aider à entrer dans les profondeurs de la justice divine dont elles sont une ombre : mais elles ne peuvent pas nous découvrir le fond de cét abisme. Croyons que la justice aussi-bien que la misericorde de Dieu ne veulent pas estre mesurées sur celles des hommes, et qu’elles ont toutes deux des effets bien plus étendus et bien plus intimes. Mais pendant que les rigueurs de Dieu sur le genre humain nous épouvantent, admirons comme il tourne nos yeux à un objet plus agreable. Sous la figure du serpent dont le rampement tortueux estoit une vive image des dangereuses insinuations et des détours fallacieux de l’esprit malin, Dieu fait voir à Eve nostre mere son ennemi vaincu, et luy montre cette semence benite par laquelle son vainqueur devoit avoir la teste écrasée , c’est à dire devoit voir son orgueïl dompté, et son empire abbatu par toute la terre.

Cette semence benite estoit Jesus-Christ fils d’une Vierge, ce Jesus-Christ en qui seul Adam n’avoit point peché, parce qu’il devoit sortir d’Adam d’une maniere divine, conceû non de l’homme, mais du Saint Esprit.

Mais avant que de nous donner le sauveur, il falloit que le genre humain connust par une longue experience le besoin qu’il avoit d’un tel secours. L’homme fut donc laissé à luy-mesme, ses inclinations se corrompirent, ses débordemens allerent à l’excés, et l’iniquité couvrit toute la face de la terre.

Alors Dieu medita une vengeance dont il voulut que le souvenir ne s’éteignist jamais parmi les hommes : c’est celle du deluge universel dont en effet la memoire dure encore dans toutes les nations, aussi-bien que celle des crimes qui l’ont attiré.

Que les hommes ne pensent plus que le monde va tout seul, et que ce qui a esté sera toûjours comme de luy-mesme. Dieu qui a tout fait, et par qui tout subsiste, va noyer tous les animaux avec tous les hommes, c’est à dire qu’il va détruire la plus belle partie de son ouvrage. Il n’avoit besoin que de luy-mesme pour détruire ce qu’il avoit fait d’une parole : mais il trouve plus digne de luy de faire servir ses creatures d’instrument à sa vengeance, et il appelle les eaux pour ravager la terre couverte de crimes. Il s’y trouva pourtant un homme juste. Dieu, avant que de le sauver du deluge des eaux, l’avoit préservé par sa grace du deluge de l’iniquité. Sa famille fut réservée pour repeupler la terre qui n’alloit plus estre qu’une immense solitude. Par les soins de cét homme juste, Dieu sauve les animaux, afin que l’homme entende qu’ils sont faits pour luy, et soumis à son empire par leur createur.

Le monde se renouvelle, et la terre sort encore une fois du sein des eaux : mais dans ce renouvellement, il demeure une impression éternelle de la vengeance divine. Jusqu’au deluge toute la nature estoit plus forte et plus vigoureuse : par cette immense quantité d’eaux que Dieu amena sur la terre, et par le long sejour qu’elles y firent, les sucs qu’elle enfermoit furent alterez ; l’air chargé d’une humidité excessive fortifia les principes de la corruption ; et la premiere constitution de l’univers se trouvant affoiblie, la vie humaine qui se poussoit jusques à prés de mille ans se diminua peu à peu : les herbes et les fruits n’eûrent plus leur premiere force, et il fallut donner aux hommes une nourriture plus substantielle dans la chair des animaux. Ainsi devoient disparoistre et s’effacer peu à peu les restes de la premiere institution ; et la nature changée avertissoit l’homme que Dieu n’estoit plus le mesme pour luy depuis qu’il avoit esté irrité par tant de crimes.

Au reste cette longue vie des premiers hommes marquée dans les annales du peuple de Dieu, n’a pas esté inconnuë aux autres peuples, et leurs anciennes traditions en ont conservé la memoire. La mort qui s’avançoit fit sentir aux hommes une vengeance plus prompte ; et comme tous les jours ils s’enfonçoient de plus en plus dans le crime, il falloit qu’ils fussent aussi, pour ainsi parler, tous les jours plus enfoncez dans leur supplice.

Le seul changement des viandes leur pouvoit marquer combien leur estat alloit s’empirant, puis qu’en devenant plus foibles, ils devenoient en mesme temps plus voraces et plus sanguinaires. Avant le temps du deluge, la nourriture que les hommes prenoient sans violence dans les fruits qui tomboient d’eux mesmes, et dans les herbes qui aussi-bien sechoient si viste, estoit sans doute quelque reste de la premiere innocence, et de la douceur à laquelle nous estions formez. Maintenant pour nous nourrir il faut répandre du sang malgré l’horreur qu’il nous cause naturellement ; et tous les rafinemens dont nous nous servons pour couvrir nos tables suffisent à peine à nous déguiser les cadavres qu’il nous faut manger pour nous assouvir. Mais ce n’est là que la moindre partie de nos malheurs. La vie déja racourcie s’abrege encore par les violences qui s’introduisent dans le genre humain. L’homme qu’on voyoit dans les premiers temps épargner la vie des bestes, s’est accoustumé à n’épargner plus la vie de ses semblables. C’est en vain que Dieu défendit aussitost aprés le deluge de verser le sang humain ; en vain, pour sauver quelque vestige de la premiere douceur de nostre nature, en permettant de manger de la chair des bestes, il en avoit réservé le sang. Les meurtres se multiplierent sans mesure. Il est vray qu’avant le deluge Caïn avoit sacrifié son frere à sa jalousie. Lamech sorti de Caïn avoit fait le second meurtre, et on peut croire qu’il s’en fit d’autres aprés ces damnables exemples. Mais les guerres n’estoient pas encore inventées. Ce fut aprés le deluge que parurent ces ravageurs de provinces, que l’on a nommez conquerans, qui poussez par la seule gloire du commandement, ont exterminé tant d’innocens. Nemrod, maudit rejetton de Cham maudit par son pere, commença à faire la guerre seulement pour s’établir un empire. Depuis ce temps l’ambition s’est joûée sans aucune borne de la vie des hommes : ils en sont venus à ce point de s’entretuer sans se haïr : le comble de la gloire et le plus beau de tous les arts a esté de se tuer les uns les autres. Voilà les commencemens du monde, tels que l’histoire de Moïse nous les represente : commencemens heureux d’abord, pleins ensuite de maux infinis ; par rapport à Dieu qui fait tout, toûjours admirables ; tels enfin que nous apprenons en les repassant dans nostre esprit, à considerer l’univers et le genre humain toûjours sous la main du créateur, tiré du néant par sa parole, conservé par sa bonté, gouverné par sa sagesse, puni par sa justice, delivré par sa misericorde, et toûjours assujeti à sa puissance. Ce n’est pas icy l’univers tel que l’ont conceû les philosophes, formé selon quelques-uns par un concours fortuit des premiers corps, ou qui selon les plus sages a fourni sa matiere à son auteur, qui par consequent n’en dépend, ni dans le fond de son estre, ni dans son premier estat, et qui l’astreint à certaines loix que luy-mesme ne peut violer. Moïse et nos anciens peres dont Moïse a recuëilli les traditions nous donnent d’autres pensées. Le Dieu qu’il nous a montré a bien une autre puissance : il peut faire et défaire ainsi qu’il luy plaist ; il donne des loix à la nature, et les renverse quand il veut.

Si pour se faire connoistre dans le temps que la pluspart des hommes l’avoient oublié, il a fait des miracles étonnans, et a forcé la nature à sortir de ses loix les plus constantes, il a continué par là à montrer qu’il en estoit le maistre absolu, et que sa volonté est le seul lien qui entretient l’ordre du monde.

C’est justement ce que les hommes avoient oublié : la stabilité d’un si bel ordre ne servoit plus qu’à leur persuader que cét ordre avoit toûjours esté, et qu’il estoit de soy-mesme ; par où ils estoient portez à adorer ou le monde en général, ou les astres, les elemens, et enfin tous ces grands corps qui le composent. Dieu donc a témoigné au genre humain une bonté digne de luy, en renversant dans des occasions éclatantes cét ordre qui non seulement ne les frapoit plus parce qu’ils y estoient accoustumez, mais encore qui les portoit, tant ils estoient aveuglez, à imaginer hors de Dieu l’éternité et l’indépendance.

L’histoire du peuple de Dieu attestée par sa propre suite et par la religion tant de ceux qui l’ont écrite que de ceux qui l’ont conservée avec tant de soin, a gardé comme dans un fidele registre la memoire de ces miracles, et nous donne par là l’idée veritable de l’empire supréme de Dieu maistre tout-puissant de ses créatures, soit pour les tenir sujetes aux loix générales qu’il a établies, soit pour leur en donner d’autres quand il juge qu’il est necessaire de réveiller par quelque coup surprenant le genre humain endormi. Voilà le Dieu que Moïse nous a proposé dans ses ecrits comme le seul qu’il falloit servir ; voilà le Dieu que les patriarches ont adoré avant Moïse ; en un mot le Dieu d’Abraham, d’Isaac, et de Jacob, à qui nostre pere Abraham a bien voulu immoler son fils unique, dont Melchisedech figure de Jesus-Christ estoit le pontife, à qui nostre pere Noé a sacrifié en sortant de l’arche, que le juste Abel avoit reconnu en luy offrant ce qu’il avoit de plus précieux, que Seth donné à Adam à la place d’Abel avoit fait connoistre à ses enfans appellez aussi les enfans de Dieu, qu’Adam mesme avoit montré à ses descendans comme celuy des mains duquel il s’estoit veû récemment sorti, et qui seul pouvoit mettre fin aux maux de sa malheureuse posterité. La belle philosophie que celle qui nous donne des idées si pures de l’auteur de nostre estre ! La belle tradition que celle qui nous conserve la memoire de ses oeuvres magnifiques ! Que le peuple de Dieu est saint, puis que par une suite non interrompuë depuis l’origine du monde jusqu’à nos jours, il a toûjours conservé une tradition et une philosophie si sainte !


II.

Abraham & les Patriarches.


Mais comme le peuple de Dieu a pris sous le patriarche Abraham une forme plus reglée, il est nécessaire, monseigneur, de vous arrester un peu sur ce grand homme.

Il nasquit environ trois cens cinquante ans aprés le deluge, dans un temps où la vie humaine, quoy-que réduite à des bornes plus étroites, estoit encore tres-longue. Noé ne faisoit que de mourir, Sem son fils aisné vivoit encore, et Abraham à pû passer avec luy presque toute sa vie. Representez-vous donc le monde encore nouveau, et encore pour ainsi dire tout trempé des eaux du deluge, lors que les hommes si prés de l’origine des choses, n’avoient besoin pour connoistre l’unité de Dieu et le service qui luy estoit deû que de la tradition qui s’en estoit conservée depuis Adam, et depuis Noé : tradition d’ailleurs si conforme aux lumieres de la raison, qu’il sembloit qu’une verité si claire et si importante ne pust jamais estre obscurcie, ni oubliée parmi les hommes. Tel est le premier estat de la religion qui dure jusqu’à Abraham, où pour connoistre les grandeurs de Dieu, les hommes n’avoient à consulter que leur raison et leur memoire.

Mais la raison estoit foible et corrompuë ; et à mesure qu’on s’éloignoit de l’origine des choses, les hommes brouïlloient les idées qu’ils avoient receûës de leurs ancestres. Les enfans indociles ou mal appris n’en vouloient plus croire leurs grands-peres décrepits, qu’ils ne connoissoient qu’à peine aprés tant de générations ; le sens humain abruti ne pouvoit plus s’élever aux choses intellectuelles, et les hommes ne voulant plus adorer que ce qu’ils voyoient, l’idolatrie se répandoit par tout l’univers. L’esprit qui avoit trompé le premier homme goustoit alors tout le fruit de sa séduction, et voyoit l’effet entier de cette parole, vous serez comme des dieux . Dés le moment qu’il l’a profera, il songeoit à confondre en l’homme l’idée de Dieu avec celle de la créature, et à diviser un nom dont la majesté consiste à estre incommunicable. Son projet luy réüssissoit. Les hommes ensevelis dans la chair et dans le sang avoient pourtant conservé une idée obscure de la puissance divine qui se soustenoit par sa propre force ; mais qui brouïllée avec les images venuës par leurs sens, leur faisoit adorer toutes les choses où il paroissoit quelque activité et quelque puissance. Ainsi le soleil et les astres qui se faisoient sentir de si loin, le feu et les élemens dont les effets estoient si universels, furent les premiers objets de l’adoration publique. Les grands rois, les grands conquerans qui pouvoient tout sur la terre, et les auteurs des inventions utiles à la vie humaine, eûrent bientost aprés les honneurs divins. Les hommes porterent la peine de s’estre soûmis à leur sens : les sens déciderent de tout, et firent, malgré la raison, tous les dieux qu’on adora sur la terre.

Que l’homme parut alors éloigné de sa premiere institution, et que l’image de Dieu y estoit gastée ! Dieu pouvoit-il l’avoir fait avec ces perverses inclinations qui se déclaroient tous les jours de plus en plus ? Et cette pente prodigieuse qu’il avoit à s’assujetir à toute autre chose qu’à son Seigneur naturel, ne montroit-elle pas trop visiblement la main étrangere, par laquelle l’oeuvre de Dieu avoit esté si profondément alterée dans l’esprit humain, qu’à peine pouvoit-on y en reconnoistre quelque trace ? Poussé par cette aveugle impression qui le dominoit, il s’enfonçoit dans l’idolatrie, sans que rien le pust retenir. Un si grand mal faisoit des progrés étranges. De peur qu’il n’infectast tout le genre humain, et n’éteignist tout-à-fait la connoissance de Dieu, ce grand Dieu appella d’enhaut son serviteur Abraham, dans la famille duquel il vouloit établir son culte et conserver l’ancienne croyance tant de la création de l’univers que de la providence particuliere avec laquelle il gouverne les choses humaines.

Abraham a toûjours esté célebre dans l’Orient. Ce n’est pas seulement les hébreux qui le regardent comme leur pere. Les iduméens se glorifient de la mesme origine. Ismaël fils d’Abraham est connu parmi les arabes comme celuy d’où ils sont sortis. La circoncision leur est demeurée comme la marque de leur origine, et ils l’ont receûë de tout temps, non pas au huitiéme jour à la maniére des juifs, mais à treize ans, comme l’ecriture nous apprend qu’elle fut donnée à leur pere Ismaël : coustume qui dure encore parmi les mahometans. D’autres peuples arabes se ressouviennent d’Abraham et de Cetura, et ce sont les mesmes que l’ecriture fait sortir de ce mariage. Ce patriarche estoit chaldéen, et ces peuples renommez pour leurs observations astronomiques ont compté Abraham comme un de leurs plus sçavans observateurs. Les historiens de Syrie l’ont fait roy de Damas, quoy-qu’étranger et venu des environs de Babylone, et ils racontent qu’il quitta le royaume de Damas pour s’établir dans le païs des chananéens, depuis appellé Judée. Mais il vaut mieux remarquer ce que l’histoire du peuple de Dieu nous rapporte de ce grand homme. Nous avons veû qu’Abraham suivoit le genre de vie que suivirent les anciens hommes avant que tout l’univers eust esté réduit en royaumes. Il regnoit dans sa famille avec laquelle il embrassoit cette vie pastorale tant renommée pour sa simplicité et son innocence ; riche en troupeaux, en esclaves, et en argent ; mais sans terres et sans domaine ; et toutefois il vivoit dans un royaume étranger, respecté, et indépendant comme un prince. Sa pieté et sa droiture protegée de Dieu, luy attiroit ce respect. Il traitoit d’égal avec les rois qui recherchoient son alliance, et c’est de là qu’est venuë l’ancienne opinion qui l’a luy-mesme fait roy. Quoy-que sa vie fust simple et pacifique, il sçavoit faire la guerre, mais seulement pour défendre ses alliez opprimez. Il les défendit, et les vengea par une victoire signalée : il leur rendit toutes leurs richesses reprises sur leurs ennemis sans réserver autre chose que la dixme qu’il offrit à Dieu, et la part qui appartenoit aux troupes auxiliaires qu’il avoit menées au combat. Au reste, aprés un si grand service, il refusa les presens des rois avec une magnanimité sans exemple, et ne put souffrir qu’aucun homme se vantast d’avoir enrichi Abraham. Il ne vouloit rien devoir qu’à Dieu qui le protegeoit, et qu’il suivoit seul avec une foy et une obéïssance parfaite. Guidé par cette foy, il avoit quitté sa terre natale pour venir au païs que Dieu luy montroit. Dieu qui l’avoit appellé, et qui l’avoit rendu digne de son alliance, la conclut à ces conditions.

Il luy déclara qu’il seroit le Dieu de luy et de ses enfans, c’est à dire qu’il seroit leur protecteur, et qu’ils le serviroient comme le seul Dieu créateur du ciel et de la terre. Il luy promit une terre (ce fut celle de Chanaan) pour servir de demeure fixe à sa posterité, et de siége à la religion.

Il n’avoit point d’enfans, et sa femme Sara estoit sterile. Dieu luy jura par soy-mesme, et par son éternelle verité, que de luy et de cette femme naistroit une race qui égaleroit les etoiles du ciel et le sable de la mer.

Mais voicy l’article le plus memorable de la promesse divine. Tous les peuples se précipitoient dans l’idolatrie. Dieu promit au saint patriarche qu’en luy et en sa semence toutes ces nations aveugles qui oublioient leur createur seroient benites, c’est à dire rappellées à sa connoissance, où se trouve la veritable benediction. Par cette parole Abraham est fait le pere de tous les croyans, et sa posterité est choisie pour estre la source d’où la benediction doit s’étendre par toute la terre. En cette promesse estoit enfermée la venuë du messie tant de fois prédit à nos peres, mais toûjours predit comme celuy qui devoit estre le sauveur de tous les gentils et de tous les peuples du monde. Ainsi ce germe beni, promis à Eve, devint aussi le germe et le rejeton d’Abraham. Tel est le fondement de l’alliance ; telles en sont les conditions. Abraham en receût la marque dans la circoncision, cerémonie dont le propre effet estoit de marquer que ce saint homme appartenoit à Dieu avec toute sa famille. Abraham estoit sans enfans quand Dieu commença à benir sa race. Dieu le laissa plusieurs années sans luy en donner. Aprés il eût Ismaël, qui devoit estre pere d’un grand peuple, mais non pas de ce peuple éleû tant promis à Abraham. Le pere du peuple éleû devoit sortir de luy et de sa femme Sara qui estoit sterile. Enfin treize ans aprés Ismaël, il vint cét enfant tant desiré : il fut nommé Isaac, c’est à dire ris , enfant de joye, enfant de miracle, enfant de promesse, qui marque par sa naissance que les vrais enfans de Dieu naissent de la grace. Il estoit déja grand ce benit enfant, et dans un âge où son pere pouvoit esperer d’en avoir d’autres enfans, quand tout à coup Dieu luy commanda de l’immoler. A quelles épreuves la foy est-elle exposée ? Abraham mena Isaac à la montagne que Dieu luy avoit montrée, et il alloit sacrifier ce fils en qui seul Dieu luy promettoit de le rendre pere et de son peuple et du messie. Isaac presentoit le sein à l’épée que son pere tenoit toute preste à fraper. Dieu content de l’obéïssance du pere et du fils, n’en demande pas davantage. Aprés que ces deux grands hommes ont donné au monde une image si vive et si belle de l’oblation volontaire de Jesus-Christ, et qu’ils ont gousté en esprit les amertumes de sa croix, ils sont jugez vraiment dignes d’estre ses ancestres. La fidelité d’Abraham fait que Dieu luy confirme toutes ses promesses, et benit de nouveau non seulement sa famille, mais encore par sa famille toutes les nations de l’univers. En effet, il continua sa protection à Isaac son fils, et à Jacob son petit-fils. Ils furent ses imitateurs, attachez comme luy à la croyance ancienne, à l’ancienne maniere de vie qui estoit la vie pastorale, à l’ancien gouvernement du genre humain où chaque pere de famille estoit prince dans sa maison. Ainsi dans les changemens qui s’introduisoient tous les jours parmi les hommes, la sainte antiquité revivoit dans la religion et dans la conduite d’Abraham et de ses enfans.

Aussi Dieu réitera-t-il à Isaac et à Jacob les mesmes promesses qu’il avoit faites à Abraham ; et comme il s’estoit appellé le Dieu d’Abraham, il prit encore le nom de Dieu d’Isaac, et de Dieu de Jacob.

Sous sa protection ces trois grands hommes commencerent à demeurer dans la terre de Chanaan, mais comme des étrangers, et sans y posseder un pied de terre , jusqu’à ce que la famine attira Jacob en Egypte, où ses enfans multipliez devinrent bientost un grand peuple, comme Dieu l’avoit promis. Au reste, quoy-que ce peuple que Dieu faisoit naistre dans son alliance, deust s’étendre par la génération, et que la benediction deust suivre le sang, ce grand Dieu ne laissa pas d’y marquer l’élection de sa grace. Car aprés avoir choisi Abraham du milieu des nations, parmi les enfans d’Abraham il choisit Isaac, et des deux jumeaux d’Isaac il choisit Jacob, à qui il donna le nom d’Israël.

Jacob eût douze enfans, qui furent les douze patriarches auteurs des douze tribus. Tous devoient entrer dans l’alliance : mais Juda fut choisi parmi tous ses freres pour estre le pere des rois d’Israël, et le pere du messie tant promis à ses ancestres.

Le temps devoit venir que dix tribus estant retranchées du peuple de Dieu pour leur infidelité, la posterité d’Abraham ne conserveroit son ancienne benediction, c’est à dire la religion, la terre de Chanaan, et l’esperance du messie, qu’en la seule tribu de Juda qui devoit donner le nom au reste des israëlites qu’on appella juifs, et à tout le païs qu’on nomma Judée. Ainsi l’élection divine paroist toûjours mesme dans ce peuple charnel, qui devoit se conserver par la propagation ordinaire.

Jacob vit en esprit le secret de cette élection. Comme il estoit prest à expirer, et que ses enfans autour de son lit demandoient la benediction d’un si bon pere, Dieu luy découvrit l’estat des douze tribus quand elles seroient dans la terre promise : il l’expliqua en peu de paroles, et ce peu de paroles renferment des mysteres innombrables. Quoy-que tout ce qu’il dit des freres de Juda soit exprimé avec une magnificence extraordinaire, et ressente un homme transporté hors de luy-mesme par l’esprit de Dieu : quand il vient à Juda, il s’éleve encore plus haut. Juda, dit-il, tes freres te loûëront ; ... etc. la suite de la prophetie regarde à la lettre la contrée que la tribu de Juda devoit occuper dans la terre sainte. Mais les dernieres paroles que nous avons veûës, en quelque façon qu’on les veuïlle prendre, ne signifient autre chose que celuy qui devoit estre l’envoyé de Dieu, le ministre et l’interprete de ses volontez, l’accomplissement de ses promesses, et le roy du nouveau peuple, c’est à dire le messie ou l’oint du Seigneur.

Jacob n’en parle expressément qu’au seul Juda dont ce messie devoit naistre : il comprend dans la destinée de Juda seul, la destinée de toute la nation, qui aprés sa dispersion devoit voir les restes des autres tribus réünies sous les étendars de Juda.

Tous les termes de la prophetie sont clairs : il n’y a que le mot de sceptre que l’usage de nostre langue nous pourroit faire prendre pour la seule royauté ; au lieu que dans la langue sainte il signifie en général, la puissance, l’autorité, la magistrature. Cét usage du mot de sceptre se trouve à toutes les pages de l’ecriture : il paroist mesme manifestement dans la prophetie de Jacob, et le patriarche veut dire qu’aux jours du messie toute autorité cessera dans la maison de Juda, ce qui emporte la ruine totale d’un estat.

Ainsi les temps du messie sont marquez icy par un double changement. Par le premier, le royaume de Juda et du peuple juif est menacé de sa derniere ruïne. Par le second, il doit s’élever un nouveau royaume, non pas d’un seul peuple, mais de tous les peuples, dont le messie doit estre le chef et l’esperance. Dans le stile de l’ecriture, le peuple juif est appellé en nombre singulier, et par excellence, le peuple, ou le peuple de Dieu ; et quand on trouve les peuples , ceux qui sont exercez dans les ecritures, entendent les autres peuples qu’on voit aussi promis au messie dans la prophetie de Jacob. Cette grande prophetie comprend en peu de paroles toute l’histoire du peuple juif et du Christ qui luy est promis. Elle marque toute la suite du peuple de Dieu, et l’effet en dure encore. Aussi ne prétens-je pas vous en faire un commentaire : vous n’en aurez pas besoin, puis qu’en remarquant simplement la suite du peuple de Dieu, vous verrez le sens de l’oracle se déveloper de luy-mesme, et que les seuls évenemens en seront les interpretes.


III.

Moïse, la Loy écrite, & l'introduction du Peuple dans la Terre promise.


Aprés la mort de Jacob, le peuple de Dieu demeura en Egypte, jusques au temps de la mission de Moïse, c’est à dire environ deux cens ans.

Ainsi il se passa quatre cens trente ans avant que Dieu donnast à son peuple la terre qu’il luy avoit promise.

Il vouloit accoustumer ses eleûs à se fier à sa promesse, asseûrez qu’elle s’accomplit tost ou tard, et toûjours dans les temps marquez par son éternelle providence.

Les iniquitez des amorrhéens dont il leur vouloit donner et la terre et les dépouïlles, n’estoient pas encore, comme il le déclare à Abraham, au comble où il les attendoit pour les livrer à la dure et impitoyable vengeance qu’il vouloit exercer sur eux par les mains de son peuple éleû.

Il falloit donner à ce peuple le temps de se multiplier, afin qu’il fust en estat de remplir la terre qui luy estoit destinée, et de l’occuper par force, en exterminant ses habitans maudits de Dieu.

Il vouloit qu’ils éprouvassent en Egypte une dure et insupportable captivité, afin qu’estant delivrez par des prodiges inoûïs, ils aimassent leur liberateur, et célebrassent éternellement ses misericordes.

Voilà l’ordre des conseils de Dieu, tels que luy-mesme nous les a révelez, pour nous apprendre à le craindre, à l’adorer, à l’aimer, à l’attendre avec foy et patience.

Le temps estant arrivé, il écoute les cris de son peuple cruellement affligé par les egyptiens, et il envoye Moïse pour delivrer ses enfans de leur tyrannie.

Il se fait connoistre à ce grand homme plus qu’il n’avoit jamais fait à aucun homme vivant. Il luy apparoist d’une maniere également magnifique et consolante : il luy déclare qu’il est celuy qui est. Tout ce qui est devant luy n’est qu’une ombre. je suis, dit-il, celuy qui suis : l’estre et la perfection m’appartiennent à moy seul. Il prend un nouveau nom, qui désigne l’estre et la vie en luy comme dans leur source ; et c’est ce grand nom de Dieu terrible, mysterieux, incommunicable, sous lequel il veut doresnavant estre servi.

Je ne vous raconteray pas en particulier les playes de l’Egypte, ni l’endurcissement de Pharaon, ni le passage de la mer Rouge, ni la fumée, les éclairs, la trompette resonnante, le bruit effroyable qui parut au peuple sur le mont Sinaï. Dieu y gravoit de sa main sur deux tables de pierre les préceptes fondamentaux de la religion et de la societé : il dictoit le reste à Moïse à haute voix. Pour maintenir cette loy dans sa vigueur, il eût ordre de former une assemblée vénerable de septante conseillers, qui pouvoit estre appellée le senat du peuple de Dieu, et le conseil perpetuel de la nation. Dieu parut publiquement, et fit publier sa loy en sa presence avec une démonstration étonnante de sa majesté et de sa puissance.

Jusques-là Dieu n’avoit rien donné par écrit qui pust servir de regle aux hommes. Les enfans d’Abraham avoient seulement la circoncision, et les céremonies qui l’accompagnoient, pour marque de l’alliance que Dieu avoit contractée avec cette race éleûë. Ils estoient separez par cette marque des peuples qui adoroient les fausses divinitez : au reste, ils se conservoient dans l’alliance de Dieu par le souvenir qu’ils avoient des promesses faites à leurs peres, et ils estoient connus comme un peuple qui servoit le Dieu d’Abraham, d’Isaac, et de Jacob. Dieu estoit si fort oublié, qu’il falloit le discerner par le nom de ceux qui avoient esté ses adorateurs, et dont il estoit aussi le protecteur déclaré. Ce grand Dieu ne voulut point abandonner plus long-temps à la seule memoire des hommes le mystere de la religion et de son alliance. Il estoit temps de donner de plus fortes barrieres à l’idolatrie, qui inondoit tout le genre humain, et achevoit d’y éteindre les restes de la lumiere naturelle.

L’ignorance et l’aveuglement s’estoit prodigieusement accru depuis le temps d’Abraham. De son temps, et un peu aprés, la connoissance de Dieu paroissoit encore dans la Palestine et dans l’Egypte. Melchisedec roy de Salem estoit le pontife du Dieu tres-haut, qui a fait le ciel et la terre . Abimelec roy de Gerare, et son successeur de mesme nom, craignoient Dieu, juroient en son nom, et admiroient sa puissance. Les menaces de ce grand Dieu estoient redoutées par Pharaon roy d’Egypte : mais dans le temps de Moïse, ces nations s’estoient perverties. Le vray Dieu n’estoit plus connu en Egypte comme le Dieu de tous les peuples de l’univers, mais comme le Dieu des hebreux . On adoroit jusqu’aux bestes et jusqu’aux reptiles. Tout estoit Dieu, excepté Dieu mesme ; et le monde que Dieu avoit fait pour manifester sa puissance, sembloit estre devenu un temple d’idoles. Le genre humain s’égara jusqu’à adorer ses vices et ses passions ; et il ne faut pas s’en étonner. Il n’y avoit point de puissance plus inévitable, ni plus tyrannique que la leur. L’homme accoustumé à croire divin tout ce qui estoit puissant, comme il se sentoit entraisné au vice par une force invincible, crut aisément que cette force estoit hors de luy, et s’en fit bientost un Dieu. C’est par là que l’amour impudique eût tant d’autels, et que des impuretez qui font horreur commencerent à estre meslées dans les sacrifices. La cruauté y entra en mesme temps. L’homme coupable, qui estoit troublé par le sentiment de son crime, et regardoit la divinité comme ennemie, crut ne pouvoir l’appaiser par les victimes ordinaires. Il fallut verser le sang humain avec celuy des bestes : une aveugle frayeur poussoit les peres à immoler leurs enfans, et à les brusler à leurs dieux au lieu d’encens. Ces sacrifices estoient communs dés le temps de Moïse, et ne faisoient qu’une partie de ces horribles iniquitez des amorrhéens, dont Dieu commit la vengeance aux israëlites.

Mais ils n’estoient pas particuliers à ces peuples. On sçait que dans tous les peuples du monde, sans en excepter aucun, les hommes ont sacrifié leurs semblables ; et il n’y a point eû d’endroit sur la terre où on n’ait servi de ces tristes et affreuses divinitez, dont la haine implacable pour le genre humain exigeoit de telles victimes. Au milieu de tant d’ignorances, l’homme vint à adorer jusqu’à l’oeuvre de ses mains. Il crut pouvoir renfermer l’esprit divin dans des statuës, et il oublia si profondément que Dieu l’avoit fait, qu’il crut à son tour pouvoir faire un Dieu. Qui le pourroit croire, si l’experience ne nous faisoit voir qu’une erreur si stupide et si brutale n’estoit pas seulement la plus universelle, mais encore la plus enracinée et la plus incorrigible parmi les hommes ? Ainsi il faut reconnoistre, à la confusion du genre humain, que la premiere des veritez, celle que le monde presche, celle dont l’impression est la plus puissante, estoit la plus éloignée de la veûë des hommes. La tradition qui la conservoit dans leurs esprits, quoy-que claire encore, et assez presente, si on y eust esté attentif, estoit preste à s’évanoûïr : des fables prodigieuses et aussi pleines d’impieté que d’extravagance prenoient sa place. Le moment estoit venu où la verité mal gardée dans la memoire des hommes, ne pouvoit plus se conserver sans estre écrite ; et Dieu ayant résolu d’ailleurs de former son peuple à la vertu par des loix plus expresses et en plus grand nombre, il résolut en mesme temps de les donner par écrit. Moïse fut appellé à cét ouvrage. Ce grand homme recueïllit l’histoire des siecles passez ; celle d’Adam, celle de Noé, celle d’Abraham, celle d’Isaac, celle de Jacob, celle de Joseph, ou plûtost celle de Dieu mesme et de ses faits admirables. Il ne luy fallut pas déterrer de loin les traditions de ses ancestres. Il nasquit cent ans aprés la mort de Jacob. Les vieillards de son temps avoient pû converser plusieurs années avec ce saint patriarche : la memoire de Joseph et des merveilles que Dieu avoit faites par ce grand ministre des rois d’Egypte estoit encore récente. La vie de trois ou quatre hommes remontoit jusqu’à Noé, qui avoit veû les enfans d’Adam, et touchoit, pour ainsi parler, à l’origine des choses.

Ainsi les traditions anciennes du genre humain, et celles de la famille d’Abraham n’estoient pas mal-aisées à recueïllir : la memoire en estoit vive ; et il ne faut pas s’étonner si Moise dans sa genese parle des choses arrivées dans les premiers siecles comme de choses constantes, dont mesme on voyoit encore et dans les peuples voisins et dans la terre de Chanaan des monumens remarquables. Dans le temps qu’Abraham, Isaac et Jacob avoient habité cette terre, ils y avoient érigé par tout des monumens des choses qui leur estoient arrivées. On y montroit encore les lieux où ils avoient habité ; les puits qu’ils avoient creusez dans ces païs secs pour abreuver leur famille et leurs troupeaux ; les montagnes où ils avoient sacrifié à Dieu, et où il leur estoit apparu ; les pierres qu’ils avoient dressées ou entassées pour servir de memorial à la posterité ; les tombeaux où reposoient leurs cendres benites. La memoire de ces grands hommes estoit récente, non seulement dans tout le païs, mais encore dans tout l’Orient, où plusieurs nations célebres n’ont jamais oublié qu’elles venoient de leur race.

Ainsi quand le peuple hebreu entra dans la terre promise, tout y célebroit leurs ancestres ; et les villes et les montagnes, et les pierres mesmes y parloient de ces hommes merveilleux, et des visions étonnantes par lesquelles Dieu les avoit confirmez dans l’ancienne et véritable croyance. Ceux qui connoissent tant soit peu les antiquitez, sçavent combien les premiers temps estoient curieux d’ériger, et de conserver de tels monumens, et combien la posterité retenoit soigneusement les occasions qui les avoient fait dresser. C’estoit une des manieres d’écrire l’histoire : on a depuis façonné et poli les pierres ; et les statuës ont succedé aprés les colonnes aux masses grossieres et solides, que les premiers temps érigeoient.

On a mesme de grandes raisons de croire que dans la lignée où s’est conservée la connoissance de Dieu, on conservoit aussi par écrit des memoires des anciens temps. Car les hommes n’ont jamais esté sans ce soin. Du moins est-il asseûré qu’il se faisoit des cantiques que les peres apprenoient à leurs enfans ; cantiques qui se chantant dans les festes et dans les assemblées, y perpetuoient la memoire des actions les plus éclatantes des siécles passez. De là est née la poësie changée dans la suite en plusieurs formes, dont la plus ancienne se conserve encore dans les odes et dans les cantiques employez par tous les anciens, et encore à present par les peuples qui n’ont pas l’usage des lettres, à loûër la divinité et les grands hommes.

Le stile de ces cantiques hardi, extraordinaire, naturel toutefois en ce qu’il est propre à representer la nature dans ses transports, qui marche pour cette raison par de vives et impetueuses saillies affranchi des liaisons ordinaires que recherche le discours uni, renfermé d’ailleurs dans des cadences nombreuses qui en augmentent la force, surprend l’oreille, saisit l’imagination, émeut le coeur, et s’imprime plus aisément dans la memoire.

Parmi tous les peuples du monde, celuy où de tels cantiques ont esté le plus en usage, a esté le peuple de Dieu. Moïse en marque un grand nombre, qu’il désigne par les premiers vers, parce que le peuple sçavoit le reste. Luy-mesme en a fait deux de cette nature. Le premier nous met devant les yeux le passage triomphant de la mer Rouge, et les ennemis du peuple de Dieu les uns déja noyez, et les autres à-demi vaincus par la terreur. Par le second Moïse confond l’ingratitude du peuple, en célebrant les bontez et les merveilles de Dieu. Les siécles suivans l’ont imité. C’estoit Dieu et ses oeuvres merveilleuses qui faisoient le sujet des odes qu’ils ont composées : Dieu les inspiroit luy-mesme, et il n’y a proprement que le peuple de Dieu où la poësie soit venuë par enthousiasme. Jacob avoit prononcé dans ce langage mystique les oracles qui contenoient la destinée de ses enfans, afin que chaque tribu retinst plus aisément ce qui la touchoit, et apprist à loûër celuy qui n’estoit pas moins magnifique dans ses prédictions que fidele à les accomplir. Voilà les moyens dont Dieu s’est servi pour conserver jusqu’à Moïse la memoire des choses passées. Ce grand homme instruit par tous ces moyens, et élevé au dessus par le saint esprit, a écrit les oeuvres de Dieu avec une exactitude et une simplicité qui attire la croyance et l’admiration non pas à luy, mais à Dieu mesme. Il a joint aux choses passées, qui contenoient l’origine et les anciennes traditions du peuple de Dieu, les merveilles que Dieu faisoit actuellement pour sa delivrance. De cela il n’allegue point aux israëlites d’autres témoins que leurs yeux. Moïse ne leur conte point des choses qui se soient passées dans des retraites impenétrables, et dans des antres profonds : il ne parle point en l’air : il particularise, et circonstantie toutes choses, comme un homme qui ne craint point d’estre démenti. Il fonde toutes leurs loix et toute leur république sur les merveilles qu’ils ont veûës. Ces merveilles n’estoient rien moins que la nature changée tout à coup en differentes occasions pour les delivrer, et pour punir leurs ennemis ; la mer separée en deux, la terre entre-ouverte, un pain céleste, des eaux abondantes tirées des rochers par un coup de verge, le ciel qui leur donnoit un signal visible pour marquer leur marche, et d’autres miracles semblables qu’ils ont veû durer quarante ans.

Le peuple d’Israël n’estoit pas plus intelligent ni plus subtil que les autres peuples, qui s’estant livrez à leur sens, ne pouvoient concevoir un Dieu invisible. Au contraire, il estoit grossier et rebelle autant ou plus qu’aucun autre peuple. Mais ce Dieu invisible dans sa nature se rendoit tellement sensible par de continuels miracles, et Moïse les inculquoit avec tant de force, qu’à la fin ce peuple charnel se laissa toucher de l’idée si pure d’un Dieu qui faisoit tout par sa parole, d’un Dieu qui n’estoit qu’esprit, que raison et intelligence.

De cette sorte, pendant que l’idolatrie si fort augmentée depuis Abraham couvroit toute la face de la terre, la seule posterité de ce patriarche en estoit exempte. Leurs ennemis leur rendoient ce témoignage ; et les peuples où la verité de la tradition n’estoit pas encore tout à fait éteinte s’écrioient avec étonnement, on ne voit point d’idole en Jacob ; on n’y voit point de présages superstitieux ; on n’y voit point de divinations, ni de sortileges : c’est un peuple qui se fie au Seigneur son Dieu, dont la puissance est invincible .

Pour imprimer dans les esprits l’unité de Dieu, et la parfaite uniformité qu’il demandoit dans son culte, Moïse répete souvent, que dans la terre promise ce Dieu unique choisiroit un lieu dans lequel seul se feroient les festes, les sacrifices, et tout le service public. En attendant ce lieu desiré, durant que le peuple erroit dans le desert, Moïse construisit le tabernacle, temple portatif, où les enfans d’Israël presentoient leurs voeux au Dieu qui avoit fait le ciel et la terre, et qui ne dédaignoit pas de voyager, pour ainsi dire, avec eux, et de les conduire. Sur ce principe de religion, sur ce fondement sacré estoit bastie toute la loy ; loy sainte, juste, bienfaisante, honneste, sage, prévoyante et simple, qui lioit la societé des hommes entre eux par la sainte societé de l’homme avec Dieu.

A ces saintes institutions, il ajousta des céremonies majestueuses, des festes qui rappelloient la memoire des miracles par lesquels le peuple d’Israël avoit esté delivré ; et, ce qu’aucun autre legislateur n’avoit osé faire, des asseûrances précises que tout leur réüssiroit tant qu’ils vivroient soumis à la loy, au lieu que leur desobéïssance seroit suivie d’une manifeste et inévitable vengeance. Il falloit estre asseûré de Dieu pour donner ce fondement à ses loix, et l’évenement a justifié que Moïse n’avoit pas parlé de luy-mesme.

Quant à ce grand nombre d’observances dont il a chargé les hebreux, encore que maintenant elles nous paroissent superfluës, elles estoient alors necessaires pour separer le peuple de Dieu des autres peuples, et servoient comme de barriere à l’idolatrie, de peur qu’elle n’entraisnast ce peuple choisi avec tous les autres. Pour maintenir la religion et toutes les traditions du peuple de Dieu, parmi les douze tribus une tribu est choisie à laquelle Dieu donne en partage avec les dixmes et les oblations, le soin des choses sacrées. Levi et ses enfans sont eux-mesmes consacrez à Dieu comme la dixme de tout le peuple. Dans Levi Aaron est choisi pour estre souverain pontife, et le sacerdoce est rendu héréditaire dans sa famille. Ainsi les autels ont leurs ministres ; la loy a ses défenseurs particuliers ; et la suite du peuple de Dieu est justifiée par la succession de ses pontifes, qui va sans interruption depuis Aaron le premier de tous.

Mais ce qu’il y avoit de plus beau dans cette loy, c’est qu’elle préparoit la voye à une loy plus auguste, moins chargée de céremonies, et plus feconde en vertus.

Moïse, pour tenir le peuple dans l’attente de cette loy, leur confirme la venuë de ce grand prophete qui devoit sortir d’Abraham, d’Isaac, et de Jacob. Dieu, dit-il, vous suscitera du milieu de vostre nation et du nombre de vos freres, un prophete semblable à moy. Ecoutez-le . Ce prophete semblable à Moïse, legislateur comme luy, qui peut-il estre sinon le messie, dont la doctrine devoit un jour regler et sanctifier tout l’univers ?

Jusqu’à luy il ne devoit point s’élever en tout Israël un prophete semblable à Moïse, à qui Dieu parlast face à face, et qui donnast des loix à son peuple. Aussi jusqu’aux temps du messie, le peuple, dans tous les temps et dans toutes les difficultez, ne se fonde que sur Moïse. Comme Rome réveroit les loix de Romulus, de Numa, et des Xii tables ; comme Athenes recouroit à celles de Solon ; comme Lacedémone conservoit et respectoit celles de Lycurgue : le peuple hebreu alleguoit sans cesse celles de Moïse. Au reste, le legislateur y avoit si bien reglé toutes choses, que jamais on n’a eû besoin d’y rien changer. C’est pourquoy le corps du droit judaïque n’est pas un recueïl de diverses loix faites dans des temps et dans des occasions differentes. Moïse éclairé de l’esprit de Dieu, avoit tout préveû. On ne voit point d’ordonnances ni de David, ni de Salomon, ni de Josaphat, ou d’Ezechias, quoy-que tous tres-zelez pour la justice. Les bons princes n’avoient qu’à faire observer la loy de Moïse, et se contentoient d’en recommander l’observance à leurs successeurs. Y ajouster, ou en retrancher un seul article, estoit un attentat que le peuple eust regardé avec horreur. On avoit besoin de la loy à chaque moment pour regler non seulement les festes, les sacrifices, les céremonies, mais encore toutes les autres actions publiques et particulieres, les jugemens, les contrats, les mariages, les successions, les funerailles, la forme mesme des habits, et en général tout ce qui regarde les moeurs. Il n’y avoit point d’autre livre où on étudiast les préceptes de la bonne vie. Il falloit le fueilleter et le mediter nuit et jour, en recueïllir des sentences, les avoir toûjours devant les yeux. C’estoit-là que les enfans apprenoient à lire. La seule regle d’éducation qui estoit donnée à leurs parens estoit de leur apprendre, de leur inculquer, de leur faire observer cette sainte loy, qui seule pouvoit les rendre sages dés l’enfance. Ainsi elle devoit estre entre les mains de tout le monde. Outre la lecture assiduë que chacun en devoit faire en particulier, on en faisoit tous les sept ans dans l’année solennelle de la rémission et du repos, une lecture publique, et comme une nouvelle publication à la feste des tabernacles, où tout le peuple estoit assemblé durant huit jours. Moïse fit déposer auprés de l’arche, l’original du deuteronome : c’estoit un abregé de toute la loy. Mais de peur que dans la suite des temps elle ne fust alterée par la malice ou par la negligence des hommes ; outre les copies qui couroient parmi le peuple, on en faisoit des exemplaires authentiques, qui soigneusement reveûs et gardez par les prestres et les levites, tenoient lieu d’originaux. Les rois (car Moïse avoit bien préveu que ce peuple voudroit enfin avoir des rois comme tous les autres) les rois, dis-je, estoient obligez par une loy expresse du deuteronome à recevoir des mains des prestres un de ces exemplaires si religieusement corrigez, afin qu’ils le transcrivissent, et le leussent toute leur vie. Les exemplaires ainsi reveûs par autorité publique estoient en singuliere véneration à tout le peuple : on les regardoit comme sortis immediatement des mains de Moïse, aussi purs et aussi entiers que Dieu les luy avoit dictez. Un ancien volume de cette sévere et religieuse correction ayant esté trouvé dans la maison du Seigneur, sous le regne de Josias, et peut-estre estoit-ce l’original mesme que Moïse avoit fait mettre auprés de l’arche, excita la pieté de ce saint roy, et luy fut une occasion de porter ce peuple à la penitence. Les grands effets qu’a operé dans tous les temps la lecture publique de cette loy sont innombrables. En un mot c’estoit un livre parfait, qui estant joint par Moïse à l’histoire du peuple de Dieu, luy apprenoit tout ensemble son origine, sa religion, sa police, ses moeurs, sa philosophie, tout ce qui sert à regler la vie, tout ce qui unit et forme la societé, les bons et les mauvais exemples, la récompense des uns, et les chastimens rigoureux qui avoient suivi les autres. Par cette admirable discipline, un peuple sorti d’esclavage, et tenu quarante ans dans un desert, arrive tout formé à la terre qu’il doit occuper. Moïse le mene à la porte, et averti de sa fin prochaine, il commet ce qui reste à faire à Josué. Mais avant que de mourir, il composa ce long et admirable cantique, qui commence par ces paroles : ... etc. Dans ce silence de toute la nature, il parle d’abord au peuple avec une force inimitable, et prevoyant ses infidelitez, il luy en découvre l’horreur. Tout d’un coup il sort de luy-mesme comme trouvant tout discours humain au dessous d’un sujet si grand : il rapporte ce que Dieu dit, et le fait parler avec tant de hauteur et tant de bonté, qu’on ne sçait ce qu’il inspire le plus ou la crainte et la confusion, ou l’amour et la confiance. Tout le peuple apprit par coeur ce divin cantique par ordre de Dieu et de Moïse. Ce grand homme aprés cela mourut content, comme un homme qui n’avoit rien oublié pour conserver parmi les siens la memoire des bienfaits et des préceptes de Dieu. Il laissa ses enfans au milieu de leurs citoyens sans aucune distinction, et sans aucun établissement extraordinaire. Il a esté admiré non seulement de son peuple, mais de tous les peuples du monde ; et aucun legislateur n’a jamais eû un si grand nom parmi les hommes. On tient qu’il a écrit le livre de Job. La sublimité des pensées, et la majesté du stile rendent cette histoire digne de Moïse. De peur que les hebreux ne s’enorgueïllissent, en s’attribuant à eux seuls la grace de Dieu ; il estoit bon de leur faire entendre que ce grand Dieu avoit ses eleûs, mesme dans la race d’Esaü. Quelle doctrine estoit plus importante ? Et quel entretien plus utile pouvoit donner Moïse au peuple affligé dans le desert, que celuy de la patience de Job, qui livré entre les mains de Satan pour estre exercé par toute sorte de peines, se voit privé de ses biens, de ses enfans, et de toute consolation sur la terre ; incontinent aprés, frapé d’une horrible maladie, et agité au dedans par la tentation du blasphême et du desespoir ; qui neanmoins, en demeurant ferme, fait voir qu’une ame fidele soustenuë du secours divin, au milieu des épreuves les plus effroyables, et malgré les plus noires pensées que l’esprit malin puisse suggerer, sçait non seulement conserver une confiance invincible, mais encore s’eslever par ses propres maux à la plus haute contemplation, et reconnoistre dans les peines qu’elle endure avec le neant de l’homme, le supresme empire de Dieu, et sa sagesse infinie ? Voilà ce qu’enseigne le livre de Job. Pour garder le caractere du temps, on voit la foy du saint homme couronnée par des prosperitez temporelles : mais cependant le peuple de Dieu apprend à connoistre quelle est la vertu des souffrances, et à gouster la grace qui devoit un jour estre attachée à la croix. Moïse l’avoit goustée lors qu’il préfera les souffrances et l’ignominie qu’il falloit subir avec son peuple, aux délices et à l’abondance de la maison du roy d’Egypte. Deslors Dieu luy fit gouster les opprobres de Jesus-Christ. Il les gousta encore davantage dans sa fuite précipitée, et dans son exil de quarante ans. Mais il avala jusqu’au fond le calice de Jesus-Christ, lors que choisi pour sauver ce peuple, il luy en fallut supporter les révoltes continuelles, où sa vie estoit en peril. Il apprit ce qu’il en couste à sauver les enfans de Dieu, et fit voir de loin ce qu’une plus haute delivrance devoit un jour couster au sauveur du monde.

Ce grand homme n’eût pas mesme la consolation d’entrer dans la terre promise : il la vit seulement du haut d’une montagne, et n’eût point de honte d’écrire qu’il en estoit exclus par un peché, qui tout leger qu’il paroist, merita d’estre chastié si severement dans un homme dont la grace estoit si éminente. Moïse servit d’exemple à la severe jalousie de Dieu, et au jugement qu’il exerce avec une si terrible exactitude sur ceux que ses dons obligent à une fidelité plus parfaite. Mais un plus haut mystere nous est montré dans l’exclusion de Moïse. Ce sage legislateur qui ne fait par tant de merveilles que de conduire les enfans de Dieu dans le voisinage de leur terre, nous sert luy-mesme de preuve, que sa loy ne mene rien à la perfection , et que sans nous pouvoir donner l’accomplissement des promesses, elle nous les fait saluër de loin , ou nous conduit tout au plus comme à la porte de nostre heritage. C’est un Josué, c’est un Jesus, car c’estoit le vray nom de Josué, qui par ce nom et par son office representoit le sauveur du monde : c’est cét homme si fort au dessous de Moïse en toutes choses, et superieur seulement par le nom qu’il porte ; c’est luy, dis-je, qui doit introduire le peuple de Dieu dans la terre sainte. Par les victoires de ce grand homme, devant qui le Jourdain retourne en arriere, les murailles de Jéricho tombent d’elles-mesmes, et le soleil s’arreste au milieu du ciel : Dieu établit ses enfans dans la terre de Chanaan, dont il chasse par mesme moyen des peuples abominables. Par la haine qu’il donnoit pour eux à ses fideles, il leur inspiroit un extréme éloignement de leur impieté ; et le chastiment qu’il en fit par leur ministere, les remplit eux-mesmes de crainte pour la justice divine dont ils exécutoient les decrets. Une partie de ces peuples que Josué chassa de leur terre, s’établirent en Afrique, où on trouva long-temps aprés dans une inscription ancienne, le monument de leur fuite et des victoires de Josué. Aprés que ces victoires miraculeuses eûrent mis les israëlites en possession de la plus grande partie de la terre promise à leurs peres, Josué, et Eleazar souverain pontife, avec les chefs des douze tribus, leur en firent le partage, selon la loy de Moïse, et assignerent à la tribu de Juda le premier et le plus grand lot. Dés le temps de Moïse, elle s’estoit élevée au dessus des autres en nombre, en courage, et en dignité. Josué mourut, et le peuple continua la conqueste de la terre sainte. Dieu voulut que la tribu de Juda marchast à la teste, et déclara qu’il avoit livré le païs entre ses mains. En effet, elle défit les chananéens, et prit Jerusalem, qui devoit estre la cité sainte, et la capitale du peuple de Dieu. C’estoit l’ancienne Salem, où Melchisedec avoit regné du temps d’Abraham ; Melchisedec, ce roy de justice , (car c’est ce que veut dire son nom) et en mesme temps roy de paix , puis que Salem veut dire paix ; qu’Abraham avoit reconnu pour le plus grand pontife qui fust au monde, comme si Jerusalem eust esté deslors destinée à estre une ville sainte, et le chef de la religion. Cette ville fut donnée d’abord aux enfans de Benjamin, qui, foibles et en petit nombre, ne purent chasser les jebuséens anciens habitans du païs, et demeurerent parmi eux. Sous les juges, le peuple de Dieu est diversement traité, selon qu’il fait bien ou mal. Aprés la mort des vieillards qui avoient veû les miracles de la main de Dieu, la memoire de ces grands ouvrages s’affoiblit, et la pente universelle du genre humain entraisne le peuple à l’idolatrie. Autant de fois qu’il y tombe, il est puni ; autant de fois qu’il se repent, il est delivré. La foy de la providence, et la verité des promesses et des menaces de Moïse se confirme de plus en plus dans le coeur des vrais fideles. Mais Dieu en préparoit encore de plus grands exemples. Le peuple demanda un roy, et Dieu luy donna Saül, bientost réprouvé pour ses pechez : il résolut enfin d’établir une famille royale, d’où le messie sortiroit, et il la choisit dans Juda. David, un jeune berger sorti de cette tribu, le dernier des enfans de Jessé, dont son pere, ni sa famille ne connoissoit pas le merite, mais que Dieu trouva selon son coeur, fut sacré par Samuël dans Bethléem sa patrie.


IV.

David, les Rois, & les Prophètes.


Icy le peuple de Dieu prend une forme plus auguste. La royauté est affermie dans la maison de David. Cette maison commence par deux rois de caractere different, mais admirables tous deux. David belliqueux et conquerant subjugue les ennemis du peuple de Dieu, dont il fait craindre les armes par tout l’Orient ; et Salomon renommé par sa sagesse au dedans et au dehors, rend ce peuple heureux par une paix profonde. Mais la suite de la religion nous demande icy quelques remarques particulieres sur la vie de ces deux grands rois. David regna d’abord sur Juda, puissant et victorieux, et en suite il fut reconnu par tout Israël. Il prit sur les jebuséens la forteresse de Sion, qui estoit la citadelle de Jerusalem. Maistre de cette ville, il y établit par ordre de Dieu le siége de la royauté et celuy de la religion. Sion fut sa demeure : il bastit autour, et la nomma la cité de David. Joab fils de sa soeur bastit le reste de la ville, et Jerusalem prit une nouvelle forme. Ceux de Juda occuperent tout le païs, et Benjamin petit en nombre, y demeura meslé avec eux. L’arche d’alliance bastie par Moïse, où Dieu reposoit sur les cherubins, et où les deux tables du décalogue estoient gardées, n’avoit point de place fixe. David la mena en triomphe dans Sion, qu’il avoit conquise par le tout-puissant secours de Dieu, afin que Dieu regnast dans Sion, et qu’il y fust reconnu comme le protecteur de David, de Jerusalem, et de tout le royaume. Mais le tabernacle où le peuple avoit servi Dieu dans le desert, estoit encore à Gabaon ; et c’estoit là que s’offroient les sacrifices sur l’autel que Moïse avoit élevé. Ce n’estoit qu’en attendant qu’il y eust un temple où l’autel fust réüni avec l’arche, et où se fist tout le service. Quand David eût défait tous ses ennemis, et qu’il eût poussé les conquestes du peuple de Dieu jusqu’à l’Euphrate : paisible et victorieux, il tourna toutes ses pensées à l’établissement du culte divin ; et sur la mesme montagne où Abraham prest à immoler son fils unique fut retenu par la main d’un ange, il désigna par ordre de Dieu le lieu du temple.

Il en fit tous les desseins ; il en amassa les riches et précieux materiaux ; il y destina les dépouïlles des peuples et des rois vaincus. Mais ce temple qui devoit estre disposé par le conquerant, devoit estre construit par le Pacifique. Salomon le bastit sur le modele du tabernacle. L’autel des holocaustes, l’autel des parfums, le chandelier d’or, les tables des pains de proposition, tout le reste des meubles sacrez du temple, fut pris sur des pieces semblables que Moïse avoit fait faire dans le desert. Salomon n’y ajousta que la magnificence et la grandeur. L’arche que l’homme de Dieu avoit construite fut posée dans le saint des saints, lieu inaccessible, symbole de l’impénetrable majesté de Dieu et du ciel interdit aux hommes jusqu’à ce que Jesus-Christ leur en eust ouvert l’entrée par son sang. Au jour de la dédicace du temple, Dieu y parut dans sa majesté. Il choisit ce lieu, pour y établir son nom et son culte. Il y eût défense de sacrifier ailleurs. L’unité de Dieu fut démontrée par l’unité de son temple. Jérusalem devint une cité sainte, image de l’eglise, où Dieu devoit habiter comme dans son veritable temple, et du ciel, où il nous rendra éternellement heureux par la manifestation de sa gloire.

Aprés que Salomon eût basti le temple, il bastit encore le palais des rois dont l’architecture estoit digne d’un si grand prince. Sa maison de plaisance qu’on appella le bois du Liban estoit également superbe et délicieuse. Le palais qu’il éleva pour la reine fut une nouvelle décoration à Jérusalem. Tout estoit grand dans ces édifices ; les sales, les vestibules, les galeries, les promenoirs, le trône du roy, et le tribunal où il rendoit la justice : le cedre fut le seul bois qu’il employa dans ces ouvrages. Tout y reluisoit d’or et de pierreries. Les citoyens et les etrangers admiroient la majesté des rois d’Israël. Le reste répondoit à cette magnificence, les villes, les arsenaux, les chevaux, les chariots, la garde du prince. Le commerce, la navigation, et le bon ordre, avec une paix profonde, avoit rendu Jérusalem la plus riche ville de l’Orient. Le royaume estoit tranquille et abondant : tout y representoit la gloire celeste. Dans les combats de David, on voyoit les travaux par lesquels il la falloit meriter ; et on voyoit dans le regne de Salomon combien la joûïssance en estoit paisible.

Au reste l’élevation de ces deux grands rois et de la famille royale fut l’effet d’une élection particuliere. David célebre luy-mesme la merveille de cette élection par ces paroles : ... etc. Cette élection divine avoit un objet plus haut que celuy qui paroist d’abord. Ce messie tant de fois promis comme le fils d’Abraham, devoit aussi estre le fils de David et de tous les rois de Juda. Ce fut en veûë du messie et de son regne éternel que Dieu promit à David que son trône subsisteroit éternellement. Salomon choisi pour luy succeder, estoit destiné à representer la personne du messie. C’est pourquoy Dieu dit de luy : je seray son pere, et il sera mon fils ; chose qu’il n’a jamais dite avec cette force d’aucun roy, ni d’aucun homme.

Aussi du temps de David, et sous les rois ses enfans, le mystere du messie se déclare-t-il plus que jamais par des propheties magnifiques et plus claires que le soleil.

David l’a veû de loin, et l’a chanté dans ses pseaumes avec une magnificence que rien n’égalera jamais. Souvent il ne pensoit qu’à célebrer la gloire de Salomon son fils ; et tout d’un coup ravi hors de luy-mesme, et transporté bien loin au-delà, il a veû celuy qui est plus que Salomon en gloire aussi-bien qu’en sagesse. [Psal. LXXI, 5, 14] Le messie luy a paru assis sur un trosne plus durable que le soleil et que la lune. Il a veû à ses pieds toutes les nations vaincuës, et ensemble benites en luy, conformément à la promesse faite à Abraham. Il a élevé sa veûë plus haut encore : il l’a veû dans les lumiéres des saints, et devant l’aurore, [Psal. CIX]sortant éternellement du sein de son pere, pontife éternel, et sans successeur, ne succedant aussi à personne, créé extraordinairement, non selon l’ordre d’Aaron, mais selon l’ordre de Meschisedec, ordre nouveau, que la loy ne connoissoit pas. Il l’a veû assis à la droite de Dieu, regardant du plus haut des cieux ses ennemis abbatus. Il est étonné d’un si grand spectacle ; et ravi de la gloire de son fils, il l’appelle son Seigneur.

Il l’a veû Dieu, que Dieu avoit oint [Psal XLIV, 3, 4, 5, 6, 7, 8.] pour le faire regner sur toute la terre par sa douceur, par sa verité, et par sa justice. Il a assisté en esprit au conseil de Dieu, et a oûï de la propre bouche du pere eternel cette parole qu’il adresse à son fils unique, je t’ay engendré aujourd’huy, [Psal. II, v. 7, 3.] à laquelle Dieu joint la promesse d’un empire perpetuel, qui s’étendra sur tous les gentils, et n’aura point d’autres bornes que celles du monde. les peuples fremissent en vain : les rois et les princes font des complots inutiles [Ibid. v. 1, 2, à 9.]. le Seigneur se rit du haut des cieux de leurs projets insensez, et établit malgré eux l’empire de son Christ. [Ibid. 10, &c.] Il l’établit sur eux-mesmes, et il faut qu’ils soient les premiers sujets de ce Christ dont ils vouloient secoûër le joug. Et encore que le regne de ce grand messie soit souvent prédit dans les ecritures sous des idées magnifiques, Dieu n’a point caché à David les ignominies de ce beni fruit de ses entrailles. Cette instruction estoit necessaire au peuple de Dieu. Si ce peuple encore infirme avoit besoin d’estre attiré par des promesses temporelles, il ne falloit pourtant pas luy laisser regarder les grandeurs humaines comme sa souveraine felicité, et comme son unique récompense : c’est pourquoy Dieu montre de loin ce messie tant promis et tant desiré, le modele de la perfection, et l’objet de ses complaisances, abismé dans la douleur. La croix paroist à David comme le trosne veritable de ce nouveau roy... etc. David qui a veû ces choses, a reconnu en les voyant, que le royaume de son fils n’estoit pas de ce monde. Il ne s’en étonne pas, car il sçait que le monde passe ; et un prince toûjours si humble sur le trosne voyoit bien qu’un trosne n’estoit pas un bien où se deussent terminer ses esperances. Les autres prophetes n’ont pas moins veû le mystere du messie. Il n’y a rien de grand ni de glorieux qu’ils n’ayent dit de son regne. L’un voit Béthléem la plus petite ville de Juda illustrée par sa naissance ; et en mesme temps élevé plus haut, il voit une autre naissance par laquelle il sort de toute eternité du sein de son pere : l’autre voit la virginité de sa mere, un Emanuël, un Dieu avec nous sortir de ce sein virginal, et un enfant admirable qu’il appelle Dieu . Celuy-cy le voit entrer dans son temple , cét autre le voit glorieux dans son tombeau où la mort a esté vaincuë. En publiant ses magnificences, ils ne taisent pas ses opprobres. Ils l’ont veû vendu à son peuple , ils ont sceû le nombre et l’employ des trente pieces d’argent dont il a esté acheté . En mesme temps qu’ils l’ont veû grand et élevé , ils l’ont veû méprisé et méconnoissable au milieu des hommes ; l’étonnement du monde, autant par sa bassesse que par sa grandeur ; le dernier des hommes ; l’homme de douleurs chargé de tous nos pechez ; bien faisant, et méconnu ; défiguré par ses playes, et par là guerissant les nostres ; traité comme un criminel ; mené au supplice avec des méchans, et se livrant, comme un agneau innocent, paisiblement à la mort : une longue posterité naistre de luy par ce moyen, et la vengeance déployée sur son peuple incredule. Afin que rien ne manquast à la prophetie, ils ont compté les années jusqu’à sa venuë ; et à moins que de s’aveugler, il n’y a plus moyen de le méconnoistre. Non seulement les prophetes voyoient Jesus-Christ, mais encore ils en estoient la figure, et representoient ses mysteres, principalement celuy de la croix. Presque tous, ils ont souffert persecution pour la justice, et nous ont figuré dans leurs souffrances l’innocence et la verité persecutée en nostre Seigneur. On voit Elie et Elisée toûjours menacez. Combien de fois Isaïe a-t-il esté la risée du peuple et des rois, qui à la fin, comme porte la tradition constante des juifs, l’ont immolé à leur fureur ? Zacharie fils de Joïada est lapidé : Ezechiel paroist toûjours dans l’affliction : les maux de Jéremie sont continuels, et inexplicables : Daniel se voit deux fois au milieu des lions. Tous ont esté contredits et maltraitez ; et tous nous ont fait voir par leur exemple, que si l’infirmité de l’ancien peuple demandoit en général d’estre soustenuë par des benedictions temporelles, néanmoins les forts d’Israël, et les hommes d’une sainteté extraordinaire estoient nourris deslors du pain d’affliction, et beuvoient par avance, pour se sanctifier, dans le calice préparé au fils de Dieu, calice d’autant plus rempli d’amertume, que la personne de Jesus-Christ estoit plus sainte. Mais ce que les prophetes ont veû le plus clairement, et ce qu’ils ont aussi déclaré dans les termes les plus magnifiques, c’est la benediction répanduë sur les gentils par le messie... etc. Le voicy mieux décrit encore, et avec un caractere particulier. Un homme d’une douceur admirable, singulierement choisi de Dieu,... etc. c’est ainsi que les hebreux appellent l’Europe et les païs éloignez. il ne fera aucun bruit : à peine l’entendra-t-on, tant il sera doux et paisible. il ne foulera pas aux pieds un roseau brisé, ni n’éteindra un reste fumant de toile brûlée . Loin d’accabler les infirmes et les pecheurs, sa voix charitable les appellera, et sa main bienfaisante sera leur soustien. il ouvrira les yeux des aveugles, et tirera les captifs de leur prison. sa puissance ne sera pas moindre que sa bonté. Son caractere essentiel est de joindre ensemble la douceur avec l’efficace : c’est pourquoy cette voix si douce passera en un moment d’une extrémité du monde à l’autre, et sans causer aucune sedition parmi les hommes, elle excitera toute la terre. il n’est ni rebutant, ni impetueux ; et celuy que l’on connoissoit à peine quand il estoit dans la Judée, ne sera pas seulement le fondement de l’alliance du peuple , mais encore la lumiere de tous les gentils . Sous son regne admirable les assyriens et les egyptiens ne seront plus avec les israëlites qu’un mesme peuple de Dieu . Tout devient Israël, tout devient saint. Jerusalem n’est plus une ville particuliere : c’est l’image d’une nouvelle societé où tous les peuples se rassemblent : l’Europe, l’Afrique, et l’Asie reçoivent des prédicateurs dans lesquels Dieu a mis son signe, afin qu’ils découvrent sa gloire aux gentils . Les elûs jusques alors appellez du nom d’Israël, auront un autre nom où sera marqué l’accomplissement des promesses, et un amen bienheureux. les prestres et les levites qui jusqu’alors sortoient d’Aaron, sortiront doresnavant du milieu de la gentilité . Un nouveau sacrifice plus pur et plus agreable que les anciens sera substitué à leur place, et on sçaura pourquoy David avoit célebré un pontife d’un nouvel ordre... etc. Le ciel et la terre s’uniront pour produire comme par un commun enfantement celuy qui sera tout ensemble celeste et terrestre : de nouvelles idées de vertu paroistront au monde dans ses exemples et dans sa doctrine ; et la grace qu’il répandra les imprimera dans les coeurs. Tout change par sa venuë, et Dieu jure par luy-mesme, que tout genouïl fléchira devant luy, et que toute langue reconnoistra sa souveraine puissance .

Voilà une partie des merveilles que Dieu a montrées aux prophetes sous les rois enfans de David, et à David avant tous les autres. Tous ont écrit par avance l’histoire du fils de Dieu, qui devoit aussi estre fait le fils d’Abraham et de David. C’est ainsi que tout est suivi dans l’ordre des conseils divins. Ce messie montré de loin, comme le fils d’Abraham, est encore montré de plus prés comme le fils de David. Un empire éternel luy est promis : la connoissance de Dieu répanduë par tout l’univers est marquée comme le signe certain, et comme le fruit de sa venuë : la conversion des gentils, et la benediction de tous les peuples du monde promise depuis si long-temps à Abraham, à Isaac, et à Jacob, est de nouveau confirmée, et tout le peuple de Dieu vit dans cette attente.

Cependant Dieu continuë à le gouverner d’une maniere admirable. Il fait un nouveau pacte avec David, et s’oblige de le proteger luy et les rois ses descendans, s’ils marchent dans les préceptes qu’il leur a donnez par Moïse ; sinon, il leur dénonce de rigoureux chastimens. David qui s’oublie pour un peu de temps, les éprouve le premier : mais ayant réparé sa faute par sa penitence, il est comblé de biens, et proposé comme le modele d’un roy accompli. Le trosne est affermi dans sa maison. Tant que Salomon son fils imite sa pieté, il est heureux : il s’égare dans sa vieillesse, et Dieu qui l’épargne pour l’amour de son serviteur David, luy dénonce qu’il le punira en la personne de son fils. Ainsi il fait voir aux peres, que selon l’ordre secret de ses jugemens, il fait durer aprés leur mort leurs récompenses ou leurs chastimens ; et il les tient soumis à ses loix par leur interest le plus cher, c’est à dire par l’interest de leur famille. En exécution de ses decrets, Roboam temeraire par luy-mesme, est livré à un conseil insensé : son royaume est diminué de dix tribus. Pendant que ces dix tribus rebelles et schismatiques se separent de leur Dieu et de leur roy, les enfans de Juda fideles à Dieu et à David qu’il avoit choisi, demeurent dans l’alliance et dans la foy d’Abraham. Les levites se joignent à eux avec Benjamin : le royaume du peuple de Dieu subsiste par leur union sous le nom de royaume de Juda ; et la loy de Moïse s’y maintient dans toutes ses observances. Malgré les idolatries et la corruption effroyable des dix tribus separées, Dieu se souvient de son alliance avec Abraham, Isaac, et Jacob. Sa loy ne s’éteint pas parmi ces rebelles : il ne cesse de les rappeller à la penitence par des miracles innombrables, et par les continuels avertissemens qu’il leur envoye par ses prophetes. Endurcis dans leur crime, il ne les peut plus supporter, et les chasse de la terre promise, sans esperance d’y estre jamais rétablis. Cependant l’histoire de Tobie arrivée en ce mesme temps, et durant les commencemens de la captivité des israëlites, nous fait voir la conduite des eleûs de Dieu qui resterent dans les tribus separées. Ce saint homme, en demeurant parmi eux avant la captivité, sceût non seulement se conserver pur des idolatries de ses freres, mais encore pratiquer la loy, et adorer Dieu publiquement dans le temple de Jerusalem, sans que les mauvais exemples, ni la crainte l’en empeschassent. Captif et persecuté à Ninive, il persista dans la pieté avec sa famille ; et la maniere admirable dont luy et son fils sont récompensez de leur foy, mesme sur la terre, montre que malgré la captivité et la persecution, Dieu avoit des moyens secrets de faire sentir à ses serviteurs les benedictions de la loy, en les élevant toutefois par les maux qu’ils avoient à souffrir à de plus hautes pensées. Par les exemples de Tobie et par ses saints avertissemens, ceux d’Israël estoient excitez à reconnoistre du moins sous la verge la main de Dieu qui les chastioit ; mais presque tous demeuroient dans l’obstination : ceux de Juda, loin de profiter des chastimens d’Israël, en imitent les mauvais exemples. Dieu ne cesse de les avertir par ses prophetes, qu’il leur envoye coup sur coup, s’éveillant la nuit, et se levant dés le matin, comme il dit luy-mesme, pour marquer ses soins paternels. Rebuté de leur ingratitude, il s’émeut contre eux, et les menace de les traiter comme leurs freres rebelles. Il n’y a rien de plus remarquable dans l’histoire du peuple de Dieu, que ce ministere des prophetes. On voit des hommes separez du reste du peuple par une vie retirée, et par un habit particulier : ils ont des demeures, où on les voit vivre dans une espece de communauté, sous un superieur que Dieu leur donnoit. Leur vie pauvre et penitente estoit la figure de la mortification, qui devoit estre annoncée sous l’evangile. Dieu se communiquoit à eux d’une façon particuliere, et faisoit éclater aux yeux du peuple cette merveilleuse communication : mais jamais elle n’éclatoit avec tant de force que durant les temps de desordre où il sembloit que l’idolatrie alloit abolir la loy de Dieu. Durant ces temps malheureux les prophetes faisoient retentir de tous costez, et de vive voix, et par écrit, les menaces de Dieu, et le témoignage qu’ils rendoient à sa verité. Les écrits qu’ils faisoient estoient entre les mains de tout le peuple, et soigneusement conservez en memoire perpetuelle aux siécles futurs. Ceux du peuple qui demeuroient fideles à Dieu, s’unissoient à eux ; et nous voyons mesme qu’en Israël où regnoit l’idolatrie, ce qu’il y avoit de fideles célebroit avec les prophetes le sabat et les festes établies par la loy de Moïse. C’estoit eux qui encourageoient les gens de bien à demeurer fermes dans l’alliance. Plusieurs d’eux ont souffert la mort ; et on a veû à leur exemple dans les temps les plus mauvais, c’est à dire dans le regne mesme de Manasses, une infinité de fideles répandre leur sang pour la verité, en sorte qu’elle n’a pas esté un seul moment sans témoignage. Ainsi la societé du peuple de Dieu subsistoit toûjours : les prophetes y demeuroient : un grand nombre de fideles persistoit hautement dans la loy de Dieu avec eux et avec les prestres enfans de Sadoc, qui , comme dit Ezéchiel, dans les temps d’égarement avoient toûjours observé les cérémonies du sanctuaire . Cependant, malgré les prophetes, malgré les prestres fideles, et le peuple uni avec eux dans l’observance de la loy, l’idolatrie qui avoit ruiné Israël entraisnoit souvent dans Juda mesme et les princes et le gros du peuple. Quoy-que les rois oubliassent le Dieu de leurs peres, il supporta long-temps leurs iniquitez à cause de David son serviteur. David est toûjours present à ses yeux. Quand les rois enfans de David suivent les bons exemples de leur pere, Dieu fait des miracles surprenans en leur faveur : mais ils sentent, quand ils dégénerent, la force invincible de sa main, qui s’appesantit sur eux. Les rois d’Egypte, les rois de Syrie, et sur tout les rois d’Assyrie et de Babylone servent d’instrument à sa vengeance. L’impieté s’augmente, et Dieu suscite en Orient un roy plus superbe et plus redoutable que tous ceux qui avoient paru jusqu’alors : c’est Nabuchodonosor roy de Babylone, le plus terrible des conquerans. Il le montre de loin aux peuples et aux rois comme le vengeur destiné à les punir. Il approche, et la frayeur marche devant luy. Il prend une premiere fois Jérusalem, et transporte à Babylone une partie de ses habitans. Ni ceux qui restent dans le païs, ni ceux qui sont transportez, quoy-qu’avertis les uns par Jéremie, et les autres par Ezechiel, ne font penitence. Ils préferent à ces saints prophetes des prophetes qui leur preschoient des illusions , et les flatoient dans leurs crimes. Le vengeur revient en Judée, et le joug de Jérusalem est aggravé ; mais elle n’est pas tout-à-fait détruite. Enfin l’iniquité vient à son comble ; l’orgueïl croist avec la foiblesse ; et Nabuchodonosor met tout en poudre.

Dieu n’épargna pas son sanctuaire. Ce beau temple, l’ornement du monde, qui devoit estre éternel si les enfans d’Israël eussent perseveré dans la pieté, fut consumé par le feu des assyriens. C’estoit en vain que les juifs disoient sans cesse, le temple de Dieu, le temple de Dieu, le temple de Dieu est parmi nous, comme si ce temple sacré eust deû les proteger tout seul. Dieu avoit résolu de leur faire voir qu’il n’estoit point attaché à un édifice de pierre, mais qu’il vouloit trouver des coeurs fideles. Ainsi il détruisit le temple de Jerusalem, il en donna le tresor au pillage ; et tant de riches vaisseaux consacrez par des rois pieux furent abandonnez à un roy impie. Mais la chute du peuple de Dieu devoit estre l’instruction de tout l’univers. Nous voyons en la personne de ce roy impie, et ensemble victorieux, ce que c’est que les conquerans. Ils ne sont pour la pluspart que des instrumens de la vengeance divine. Dieu exerce par eux sa justice, et puis il l’exerce sur eux-mesmes. Nabuchodonosor revestu de la puissance divine, et rendu invincible par ce ministere, punit tous les ennemis du peuple de Dieu. Il ravage les iduméens, les ammonites, et les moabites ; il renverse les rois de Syrie : l’Egypte sous le pouvoir de laquelle la Judée avoit tant de fois gemi, est la proye de ce roy superbe, et luy devient tributaire : sa puissance n’est pas moins fatale à la Judée mesme, qui ne sçait pas profiter des delais que Dieu luy donne. Tout tombe, tout est abbatu par la justice divine, dont Nabuchodonosor est le ministre : il tombera à son tour, et Dieu qui employe la main de ce prince pour chastier ses enfans et abbatre ses ennemis, le réserve à sa propre main toute-puissante. Il n’a pas laissé ignorer à ses enfans la destinée de ce roy qui les chastioit, et de l’empire des chaldéens, sous lequel ils devoient estre captifs. De peur qu’ils ne fussent surpris de la gloire des impies, et de leur régne orgueïlleux, les prophetes leur en dénonçoient la courte durée. Isaïe qui a veû la gloire de Nabuchodonosor et son orgueïl insensé long-temps avant sa naissance, a prédit sa chute soudaine et celle de son empire. Babylone n’estoit presque rien, quand ce prophete a veû sa puissance, et un peu aprés, sa ruine. Ainsi les révolutions des villes et des empires qui tourmentoient le peuple de Dieu, ou profitoient de sa perte, estoient écrites dans ses propheties. Ces oracles estoient suivis d’une prompte exécution : et les juifs si rudement chastiez, virent tomber avant eux, ou avec eux, ou un peu aprés, selon les prédictions de leurs prophetes, non seulement Samarie, Idumée, Gaza, Ascalon, Damas, les villes des ammonites et des moabites leurs perpetuels ennemis ; mais les capitales des grands empires, mais Tyr la maistresse de la mer, mais Tanis, mais Memphis, mais Thebe à cent portes avec toutes les richesses de son Sesostris, mais Ninive mesme le siége des rois d’Assyrie ses persecuteurs, mais la superbe Babylone victorieuse de toutes les autres, et riche de leurs dépouïlles.

Il est vray que Jérusalem perit en mesme temps par ses pechez : mais Dieu ne la laissa pas sans esperance. Isaïe qui avoit prédit sa perte, avoit veû son glorieux rétablissement, et luy avoit mesme nommé Cyrus son liberateur, deux cens ans avant qu’il fust né. Jéremie, dont les prédictions avoient esté si précises pour marquer à ce peuple ingrat sa perte certaine, luy avoit promis son retour aprés soixante et dix ans de captivité. Durant ces années ce peuple abbatu estoit respecté dans ses prophetes : ces captifs prononçoient aux rois, et aux peuples leurs terribles destinées. Nabuchodonosor, qui vouloit se faire adorer, adore luy-mesme Daniel, étonné des secrets divins qu’il luy découvroit : il apprend de luy sa sentence bientost suivie de l’exécution. Ce prince victorieux triomphoit dans Babylone, dont il fit la plus grande ville, la plus forte, et la plus belle que le soleil eust jamais veûë. C’estoit là que Dieu l’attendoit pour foudroyer son orgueïl. Heureux et invulnerable, pour ainsi parler, à la teste de ses armées, et durant tout le cours de ses conquestes, il devoit perir dans sa maison, selon l’oracle d’Ezechiel. Lors qu’admirant sa grandeur, et la beauté de Babylone, il s’éleve au dessus de l’humanité, Dieu le frape, luy oste l’esprit, et le range parmi les bestes. Il revient au temps marqué par Daniel, et reconnoist le Dieu du ciel qui luy avoit fait sentir sa puissance : mais ses successeurs ne profitent pas de son exemple. Les affaires de Babylone se brouïllent, et le temps marqué par les propheties pour le rétablissement de Juda arrive parmi tous ces troubles. Cyrus paroist à la teste des medes, et des perses : tout cede à ce redoutable conquerant. Il s’avance lentement vers les chaldéens, et sa marche est souvent interrompuë. Les nouvelles de sa venuë viennent de loin à loin, comme avoit prédit Jéremie : enfin il se détermine. Babylone souvent menacée par les prophetes, et toûjours superbe et impenitente, voit arriver son vainqueur qu’elle méprise. Ses richesses, ses hautes murailles, son peuple innombrable, sa prodigieuse enceinte, qui enfermoit tout un grand païs, comme l’attestent tous les anciens, et ses provisions infinies luy enflent le coeur. Assiégée durant un long-temps sans sentir aucune incommodité, elle se rit de ses ennemis, et des fossez que Cyrus creusoit autour d’elle : on n’y parle que de festins et de rejoûïssances. Son roy Baltazar petit-fils de Nabuchodonosor, aussi superbe que luy, mais moins habile, fait une feste solennelle à tous les seigneurs. Cette feste est célebrée avec des excés inoûïs. Baltazar fait apporter les vaisseaux sacrez enlevez du temple de Jerusalem, et mesle la profanation avec le luxe. La colere de Dieu se déclare : une main celeste écrit des paroles terribles sur la muraille de la salle où se faisoit le festin. Daniel en interprete le sens ; et ce prophete qui avoit prédit la chute funeste de l’ayeul, fait voir encore au petit-fils la foudre qui va partir pour l’accabler. En exécution du decret de Dieu, Cyrus se fait tout à coup une ouverture dans Babylone. L’Euphrate détourné dans les fossez qu’il luy préparoit depuis si long-temps, luy découvre son lit immense : il entre par ce passage impréveû. Ainsi fut livrée en proye aux medes, et aux perses, et à Cyrus, comme avoient dit les prophetes, cette superbe Babylone . Ainsi perit avec elle le royaume des chaldéens, qui avoit détruit tant d’autres royaumes, et le marteau qui avoit brisé tout l’univers, fut brisé luy-mesme . Jéremie l’avoit bien prédit. Le Seigneur rompit la verge dont il avoit frapé tant de nations . Isaïe l’avoit préveû. Les peuples accoustumez au joug des rois chaldéens les voyent eux-mesmes sous le joug : vous voilà, dirent-ils, blessez comme nous ; ... etc. c’est ce qu’avoit prononcé le mesme Isaïe. elle tombe, elle tombe, comme l’avoit dit ce prophete, cette grande Babylone, et ses idoles sont brisées. Bel est renversé, et Nabo son grand dieu, d’où les rois prenoient leur nom, tombe par terre : car les perses leurs ennemis, adorateurs du soleil, ne souffroient point les idoles ni les rois qu’on avoit fait dieux. Mais comment perit cette Babylone ? Comme les prophetes l’avoient declaré. ses eaux furent dessechées, comme avoit prédit Jéremie, pour donner passage à son vainqueur : enyvrée, endormie, trahie par sa propre joye, selon le mesme prophete, elle se trouva au pouvoir de ses ennemis, et prise comme dans un filet sans le sçavoir . On passe tous ses habitans au fil de l’épée : car les medes ses vainqueurs, comme avoit dit Isaïe, ne cherchoient ni l’or, ni l’argent, mais la vengeance, mais à assouvir leur haine par la perte d’un peuple cruel, que son orgueïl faisoit l’ennemi de tous les peuples du monde. les couriers venoient l’un sur l’autre annoncer au roy que l’ennemi entroit dans la ville : Jéremie l’avoit ainsi marqué. Ses astrologues, en qui elle croyoit, et qui luy promettoient un empire éternel, ne purent la sauver de son vainqueur . C’est Isaïe et Jéremie qui l’annoncent d’un commun accord. Dans cét effroyable carnage, les juifs avertis de loin échaperent seuls au glaive du victorieux. Cyrus devenu par cette conqueste le maistre de tout l’Orient, reconnoist dans ce peuple tant de fois vaincu je ne sçay quoy de divin. Ravi des oracles qui avoient prédit ses victoires, il avoûë qu’il doit son empire au dieu du ciel que les juifs servoient, et signale la premiere année de son regne par le rétablissement de son temple et de son peuple. Qui n’admireroit icy la providence divine si évidemment déclarée sur les juifs et sur les chaldéens, sur Jérusalem et sur Babylone ? Dieu les veut punir toutes deux ; et afin qu’on n’ignore pas que c’est luy seul qui le fait, il se plaist à le déclarer par cent propheties. Jérusalem et Babylone, toutes deux menacées dans le mesme temps et par les mesmes prophetes, tombent l’une aprés l’autre dans le temps marqué. Mais Dieu découvre icy le grand secret des deux chastimens dont il se sert : un chastiment de rigueur sur les chaldéens ; un chastiment paternel sur les juifs qui sont ses enfans. L’orgueïl des chaldéens (c’estoit le caractere de la nation et l’esprit de tout cét empire) est abbatu sans retour... etc. Il n’en est pas ainsi des juifs : Dieu les a chastïez comme des enfans desobéïssans qu’il remet dans leur devoir par le chastiment, et puis touché de leurs larmes il oublie leurs fautes. ne crains point, ô Jacob, dit le Seigneur, parce que je suis avec toy. Je te chastieray avec justice, et ne te pardonneray pas comme si tu estois innocent : mais je ne te détruiray pas comme je détruiray les nations parmi lesquelles je t’ay dispersé. c’est pourquoy Babylone ostée pour jamais aux chaldéens, est livrée à un autre peuple ; et Jérusalem rétablie par un changement merveilleux, voit revenir ses enfans de tous costez.

Ce fut Zorobabel de la tribu de Juda et du sang des rois qui les ramena de captivité. Ceux de Juda reviennent en foule, et remplissent tout le païs. Les dix tribus dispersées se perdent parmi les gentils, à la réserve de ceux qui sous le nom de Juda, et réünis sous ses étendars, rentrent dans la terre de leurs peres. Cependant l’autel se redresse, le temple se rebastit, les murailles de Jérusalem sont relevées. La jalousie des peuples voisins est réprimée par les rois de Perse devenus les protecteurs du peuple de Dieu. Le pontife rentre en exercice avec tous les prestres qui prouverent leur descendance par les registres publics : les autres sont rejettez. Esdras prestre luy-mesme et docteur de la loy, et Nehemias gouverneur réforment tous les abus que la captivité avoit introduits, et font garder la loy dans sa pureté. Le peuple pleure avec eux les transgressions qui luy avoient attiré ces grands chastimens, et reconnoist que Moïse les avoit prédits. Tous ensemble lisent dans les saints livres les menaces de l’homme de Dieu : ils en voyent l’accomplissement : l’oracle de Jéremie, et le retour tant promis aprés les 70 ans de captivité, les étonne, et les console : ils adorent les jugemens de Dieu, et réconciliez avec luy, ils vivent en paix.

Dieu qui fait tout en son temps, avoit choisi celuy-cy pour faire cesser les voyes extraordinaires, c’est à dire les propheties, dans son peuple desormais assez instruit. Il restoit environ cinq cens ans jusques aux jours du messie. Dieu donna à la majesté de son fils de faire taire les prophetes durant tout ce temps, pour tenir son peuple en attente de celuy qui devoit estre l’accomplissement de tous leurs oracles. Mais vers la fin des temps où Dieu avoit résolu de mettre fin aux propheties, il sembloit qu’il vouloit répandre toutes ses lumieres, et découvrir tous les conseils de sa providence : tant il exprima clairement les secrets des temps à venir.

Durant la captivité, et sur tout vers les temps qu’elle alloit finir, Daniel réveré pour sa pieté, mesme par les rois infideles, et employé pour sa prudence aux plus grandes affaires de leur estat, vit par ordre, à diverses fois, et sous des figures differentes, quatre monarchies sous lesquelles devoient vivre les israëlites. Il les marque par leurs caracteres propres. On voit passer comme un torrent l’empire d’un roy des grecs : c’estoit celuy d’Alexandre. Par sa chute on voit établir un autre empire moindre que le sien, et affoibli par ses divisions. C’est celuy de ses successeurs, parmi lesquels il y en a quatre marquez dans la prophetie. Antipater, Seleucus, Ptolomée, et Antigonus sont visiblement désignez. Il est constant par l’histoire qu’ils furent plus puissans que les autres, et les seuls dont la puissance ait passé à leurs enfans. On voit leurs guerres, leurs jalousies, et leurs alliances trompeuses ; la dureté et l’ambition des rois de Syrie ; l’orgueïl, et les autres marques qui désignent Antiochus l’illustre, implacable ennemi du peuple de Dieu ; la brieveté de son regne, et la prompte punition de ses excés. On voit naistre enfin sur la fin, et comme dans le sein de ces monarchies, le regne du fils de l’homme . A ce nom vous reconnoissez Jesus-Christ, mais ce regne du fils de l’homme est encore appellé le regne des saints du tres-haut . Tous les peuples sont soumis à ce grand et pacifique royaume : l’eternité luy est promise, et il doit estre le seul dont la puissance ne passera pas à un autre empire .

Quand viendra ce fils de l’homme, et ce Christ tant desiré, et comment il accomplira l’ouvrage qui luy est commis, c’est à dire la rédemption du genre humain, Dieu le découvre manifestement à Daniel. Pendant qu’il est occupé de la captivité de son peuple dans Babylone, et des soixante et dix ans dans lesquels Dieu avoit voulu la renfermer, au milieu des voeux qu’il fait pour la delivrance de ses freres, il est tout à coup élevé à des mysteres plus hauts. Il voit un autre nombre d’années, et une autre delivrance bien plus importante. Au lieu des septante années prédites par Jéremie, il voit septante semaines, à commencer depuis l’ordonnance donnée par Artaxerxe à la longue main la 20 année de son regne, pour rebastir la ville de Jérusalem. Là est marquée en termes précis, sur la fin de ces semaines, la rémission des pechez, le regne éternel de la justice, l’entier accomplissement des propheties, et l’onction du saint des saints. Le Christ doit faire sa charge, et paroistre comme conducteur du peuple aprés 69 semaines. Aprés 69 semaines (car le prophete le répete encore) le Christ doit estre mis à mort : il doit mourir de mort violente ; il faut qu’il soit immolé pour accomplir les mysteres. Une semaine est marquée entre les autres, et c’est la derniere et la soixante-dixiéme : c’est celle où le Christ sera immolé, où l’alliance sera confirmée, et au milieu de laquelle l’hostie et les sacrifices seront abolis ; sans doute, par la mort du Christ, car c’est en suite de la mort du Christ que ce changement est marqué. aprés cette mort du Christ, et l’abolition des sacrifices, on ne voit plus qu’horreur et confusion : on voit la ruine de la cité sainte, et du sanctuaire ; un peuple et un capitaine qui vient pour tout perdre ; l’abomination dans le temple ; la derniere et irremediable desolation du peuple ingrat envers son sauveur. Nous avons veû que ces semaines réduites en semaines d’années, selon l’usage de l’ecriture, font 490 ans, et nous menent précisément depuis la 20 année d’Artaxerxe à la derniere semaine ; semaine pleine de mysteres où Jesus-Christ immolé met fin par sa mort aux sacrifices de la loy, et en accomplit les figures. Les doctes font de differentes supputations pour faire quadrer ce temps au juste. Celle que je vous ay proposée est sans embarras. Loin d’obscurcir la suite de l’histoire des rois de Perse, elle l’éclaircit ; quoy-qu’il n’y auroit rien de fort surprenant, quand il se trouveroit quelque incertitude dans les dates de ces princes, et huit ou neuf ans au plus dont on pourroit disputer sur un compte de 490 ans ne feront jamais une importante question. Mais pourquoy discourir davantage ? Dieu a tranché la difficulté, s’il y en avoit, par une décision qui ne souffre aucune replique. Un évenement manifeste nous met au dessus de tous les rafinemens des chronologistes ; et la ruine totale des juifs, qui a suivi de si prés la mort de Nostre Seigneur fait entendre aux moins clairvoyans l’accomplissement de la prophetie. Il ne reste plus qu’à vous en faire remarquer une circonstance. Daniel nous découvre un nouveau mystere. L’oracle de Jacob nous avoit appris que le royaume de Juda devoit cesser à la venuë du messie : mais il ne nous disoit pas que cette mort seroit la cause de la chute de ce royaume. Dieu à révelé ce secret important à Daniel, et il luy déclare comme vous voyez, que la ruine des juifs sera la suite de la mort du Christ et de leur méconnoissance. Marquez s’il vous plaist cét endroit : la suite des évenemens vous en fera bientost un beau commentaire. Vous voyez ce que Dieu montra au prophete Daniel un peu devant les victoires de Cyrus, et le rétablissement du temple. Du temps qu’il se bastissoit, il suscita les prophetes Aggée et Zacharie ; et incontinent aprés il envoya Malachie qui devoit fermer les propheties de l’ancien peuple.

Que n’a pas veû Zacharie ? On diroit que le livre des decrets divins ait esté ouvert à ce prophete, et qu’il y ait leû toute l’histoire du peuple de Dieu depuis la captivité. Les persecutions des rois de Syrie, et les guerres qu’ils font à Juda, luy sont découvertes dans toute leur suite. Il voit Jérusalem prise, et saccagée ; un pillage effroyable, et des desordres infinis ; le peuple en fuite dans le desert, incertain de sa condition, entre la mort et la vie ; à la veille de sa derniere desolation, une nouvelle lumiere luy paroistre tout à coup. Les ennemis sont vaincus ; les idoles sont renversées dans toute la terre sainte : on voit la paix et l’abondance dans la ville et dans le païs, et le temple est réveré dans tout l’Orient. Une circonstance mémorable de ces guerres est révelée au prophete ; c’est que Jérusalem devoit estre trahie par ses enfans, et que parmi ses ennemis il se trouveroit beaucoup de juifs. Quelquefois il voit une longue suite de prosperitez : Juda est rempli de force ; les royaumes qui l’ont oppressé sont humiliez ; les voisins qui n’ont cessé de le tourmenter sont punis ; quelques-uns sont convertis, et incorporez au peuple de Dieu. Le prophete voit ce peuple comblé des bienfaits divins, parmi lesquels il leur conte le triomphe aussi modeste que glorieux du roy pauvre,... etc. aprés avoir raconté les prosperitez, il reprend dés l’origine toute la suite des maux. Il voit tout d’un coup le feu dans le temple ; tout le païs ruiné avec la ville capitale ; des meurtres, des violences, un roy qui les autorise. Dieu a pitié de son peuple abandonné : il s’en rend luy-mesme le pasteur ; et sa protection le soustient. A la fin il s’allume des guerres civiles, et les affaires vont en décadence. Le temps de ce changement est désigné par un caractere certain, et trois princes dégradez en un mesme mois en marquent le commencement.

Au milieu de ces malheurs paroist encore un plus grand malheur. Un peu aprés ces divisions et dans les temps de la décadence, Dieu est acheté trente deniers par son peuple ingrat ; et le prophete voit tout, jusques au champ du potier ou du sculpteur auquel cét argent est employé. De là suivent d’extrémes desordres parmi les pasteurs du peuple ; enfin ils sont aveuglez, et leur puissance est détruite.

Que diray-je de la merveilleuse vision de Zacharie, qui voit le pasteur frapé et les brebis dispersées ? Que diray-je du regard que jette le peuple sur son Dieu qu’il a percé , et des larmes que luy fait verser une mort plus lamentable que celle d’un fils unique, et que celle de Josias ? Zacharie a veû toutes ces choses : mais ce qu’il a veû de plus grand, c’est le Seigneur envoyé par le Seigneur... etc.

Aggée dit moins de choses, mais ce qu’il dit est surprenant. Pendant qu’on bastit le second temple, et que les vieillards qui avoient veû le premier fondent en larmes en comparant la pauvreté de ce dernier édifice avec la magnificence de l’autre, le prophete qui voit plus loin, publie la gloire du second temple, et le préfere au premier. Il explique d’où viendra la gloire de cette nouvelle maison ; c’est que le desiré des gentils arrivera : ce messie promis depuis deux mille ans, et dés l’origine du monde, comme le sauveur des gentils, paroistra dans ce nouveau temple. la paix y sera établie ; tout l’univers émeû rendra témoignage à la venuë de son rédempteur ; il n’y a plus qu’un peu de temps à l’attendre, et les temps destinez à cette attente sont dans leur dernier periode. Enfin le temple s’acheve ; les victimes y sont immolées ; mais les juifs avares y offrent des hosties défecteuses. Malachie qui les en reprend, est élevé à une plus haute considération ; et à l’occasion des offrandes immondes des juifs, il voit l’offrande toûjours pure et jamais soüillée qui sera presentée à Dieu , non plus seulement comme autrefois dans le temple de Jérusalem, mais depuis le soleil levant jusqu’au couchant ; non plus par les juifs, mais par les gentils , parmi lesquels il prédit que le nom de Dieu sera grand .

Il voit aussi, comme Aggée, la gloire du second temple et le messie qui l’honore de sa presence : mais il voit en mesme temps que le messie est le Dieu à qui ce temple est dédié. j’envoye mon ange, dit le Seigneur,... etc. Un ange est un envoyé : mais voicy un envoyé d’une dignité merveilleuse ; un envoyé qui a un temple ; un envoyé qui est Dieu, et qui entre dans le temple comme dans sa propre demeure ; un envoyé desiré par tout le peuple, qui vient faire une nouvelle alliance, et qui est appellé pour cette raison, l’ange de l’alliance, ou du testament.

C’estoit donc dans le second temple que ce dieu envoyé de Dieu devoit paroistre : mais un autre envoyé précede, et luy prépare les voyes. Là nous voyons le messie précedé par son précurseur. Le caractere de ce précurseur est encore montré au prophete. Ce doit estre un nouvel Elie, remarquable par sa sainteté, par l’austerité de sa vie, par son autorité et par son zele. Ainsi le dernier prophete de l’ancien peuple marque le premier prophete qui devoit venir aprés luy, c’est à dire cét Elie , précurseur du Seigneur qui devoit paroistre. Jusqu’à ce temps le peuple de Dieu n’avoit point à attendre de prophete ; la loy de Moïse luy devoit suffire : et c’est pourquoy Malachie finit par ces mots,... etc. A cette loy de Moïse, Dieu avoit joint les prophetes qui avoient parlé en conformité, et l’histoire du peuple de Dieu faite par les mesmes prophetes, dans laquelle estoient confirmées par des experiences visibles les promesses et les menaces de la loy. Tout estoit soigneusement écrit ; tout estoit digeré par l’ordre des temps ; et voilà ce que Dieu laissa pour l’instruction de son peuple, quand il fit cesser les propheties.


V.

Le temps du second Temple.


De telles instructions firent un grand changement dans les moeurs des israëlites. Ils n’avoient plus besoin ni d’apparition, ni de prédiction manifeste, ni de ces prodiges inoûïs que Dieu faisoit si souvent pour leur salut. Les témoignages qu’ils avoient receûs leur suffisoient ; et leur incredulité, non seulement convaincuë par l’évenement, mais encore si souvent punie, les avoit enfin rendu dociles.

C’est pourquoy depuis ce temps on ne les voit plus retourner à l’idolatrie, à laquelle ils estoient si étrangement portez. Ils s’estoient trop mal trouvez d’avoir rejetté le Dieu de leurs peres. Ils se souvenoient toûjours de Nabuchodonosor et de leur ruine si souvent prédite dans toutes ses circonstances, et toutefois plûtost arrivée qu’elle n’avoit esté cruë. Ils n’estoient pas moins en admiration de leur rétablissement fait contre toute apparence dans le temps, et par celuy qui leur avoit esté marqué. Jamais ils ne voyoient le second temple sans se souvenir pourquoy le premier avoit esté renversé, et comment celuy-cy avoit esté rétabli : ainsi ils se confirmoient dans la foy de leurs ecritures ausquelles tout leur estat rendoit témoignage. On ne vit plus parmi eux de faux prophetes. Ils s’estoient défaits tout ensemble de la pente qu’ils avoient à les croire, et de celle qu’ils avoient à l’idolatrie. Zacharie avoit prédit par un mesme oracle que ces deux choses leur arriveroient. Sa prophetie eût un manifeste accomplissement. Les faux prophetes cesserent sous le second temple : le peuple rebuté de leurs tromperies n’estoit plus en estat de les écouter. Les vrais prophetes de Dieu estoient leûs et releûs sans cesse : il ne leur falloit point de commentaire ; et les choses qui arrivoient tous les jours en exécution de leurs propheties en estoient de trop fideles interpretes.

En effet, tous leurs prophetes leur avoient promis une paix profonde. On lit encore avec joye la belle peinture que font Isaïe et Ezechiel, des bienheureux temps qui devoient suivre la captivité de Babylone. Toutes les ruines sont réparées, les villes et les bourgades sont magnifiquement rebasties, le peuple est innombrable, les ennemis sont à bas, l’abondance est dans les villes et dans la campagne ; on y voit la joye, le repos, et enfin tous les fruits d’une longue paix. Dieu promet de tenir son peuple dans une durable et parfaite tranquilité. Ils en joûïrent sous les rois de Perse. Tant que cét empire se soustint, les favorables decrets de Cyrus, qui en estoit le fondateur, asseûrerent le repos des juifs. Quoy-qu’ils ayent esté menacez de leur derniere ruine sous Assuérus, quel qu’il soit, Dieu fléchi par leurs larmes, changea tout à coup le coeur du roy, et tira une vengeance éclatante d’Aman leur ennemi. Hors de cette conjoncture, qui passa si viste, ils furent toûjours sans crainte. Instruits par leurs prophetes à obéïr aux rois, à qui Dieu les avoit soumis, leur fidelité fut inviolable. Aussi furent-ils toûjours doucement traitez. A la faveur d’un tribut assez leger, qu’ils payoient à leurs souverains, qui estoient plûtost leurs protecteurs que leurs maistres, ils vivoient selon leurs propres loix : la puissance sacerdotale fut conservée en son entier : les pontifes conduisoient le peuple : le conseil public établi premierement par Moïse, avoit toute son autorité ; et ils exerçoient entre eux la puissance de vie et de mort, sans que personne se meslast de leur conduite. Les rois l’ordonnoient ainsi. La ruine de l’empire des perses ne changea point leurs affaires. Alexandre respecta leur temple, admira leurs propheties, et augmenta leurs privileges. Ils eûrent un peu à souffrir sous ses premiers successeurs. Ptolomée fils de Lagus surprit Jérusalem, et en emmena en Egypte cent mille captifs : mais il cessa bientost de les haïr. Luy-mesme les fit citoyens d’Alexandrie, capitale de son royaume, ou plûtost il leur confirma le droit qu’Alexandre leur y avoit déja donné ; et ne trouvant rien dans tout son estat de plus fidele que les juifs, il en remplit ses armées, et leur confia ses places les plus importantes. Si les lagides les considererent, ils furent encore mieux traitez des seleucides sous l’empire desquels ils vivoient. Seleucus Nicanor chef de cette famille, les établit dans Antioche ; et Antiochus le dieu, son petit-fils, les ayant fait recevoir dans toutes les villes de l’Asie Mineure, nous les avons veûs se répandre dans toute la Grece, y vivre selon leur loy, et y joûïr des mesmes droits que les autres citoyens, comme ils faisoient dans Alexandrie et dans Antioche. Cependant leur loy est tournée en grec par les soins de Ptolomée Philadelphe roy d’Egypte. La religion judaïque est connuë parmi les gentils, le temple de Jérusalem est enrichi par les dons des rois et des peuples, les juifs vivent en paix et en liberté sous la puissance des rois de Syrie, et ils n’avoient gueres gousté une telle tranquillité sous leurs propres rois. Elle sembloit devoir estre éternelle s’ils ne l’eussent eux-mesmes troublée par leurs dissensions. Il y avoit trois cens ans qu’ils joûïssoient de ce repos tant prédit par leurs prophetes, quand l’ambition et les jalousies qui se mirent parmi eux les penserent perdre. Quelques-uns des plus puissans trahirent leur peuple pour flater les rois ; ils voulurent se rendre illustres à la maniere des grecs, et préfererent cette vaine pompe à la gloire solide que leur aqueroit parmi leurs citoyens l’observance des loix de leurs ancestres. Ils célebrerent des jeux comme les gentils. Cette nouveauté ébloûït les yeux du peuple, et l’idolatrie revestuë de cette magnificence parut belle à beaucoup de juifs. A ces changemens se meslerent les disputes pour le souverain sacerdoce qui estoit la dignité principale de la nation. Les ambitieux s’attachoient aux rois de Syrie pour y parvenir, et cette dignité sacrée fut le prix de la flaterie de ces courtisans. Les jalousies et les divisions des particuliers ne tarderent pas à causer, selon la coustume, de grands malheurs à tout le peuple. Antiochus l’illustre roy de Syrie conceût le dessein de perdre ce peuple divisé, pour profiter de ses richesses. Ce prince parut alors avec tous les caracteres que Daniel avoit marquez : ambitieux, avare, artificieux, cruel, insolent, impie, insensé ; enflé de ses victoires, et puis, irrité de ses pertes. Il entre dans Jérusalem en estat de tout entreprendre : les factions des juifs, et non pas ses propres forces, l’enhardissoient ; et Daniel l’avoit ainsi préveû. Il exerce des cruautez inoûïes : son orgueïl l’emporte aux derniers excés, et il vomit des blasphêmes contre le tres-haut, comme l’avoit prédit le mesme prophete. En exécution de ces propheties, et à cause des pechez du peuple, la force luy est donnée contre le sacrifice perpetuel. Il profane le temple de Dieu, que les rois ses ancestres avoient réveré : il le pille, et répare par les richesses qu’il y trouve les ruines de son tresor épuisé. Sous prétexte de rendre conformes les moeurs de ses sujets, et en effet pour assouvir son avarice en pillant toute la Judée, il ordonne aux juifs d’adorer les mesmes dieux que les grecs : sur tout, il veut qu’on adore Jupiter olympien, dont il place l’idole dans le temple mesme ; et plus impie que Nabuchodonosor, il entreprend de détruire les festes, la loy de Moïse, les sacrifices, la religion, et tout le peuple. Mais les succés de ce prince avoient leurs bornes marquées par les propheties. Mathatias s’oppose à ses violences, et réünit les gens de bien. Judas Machabée son fils, avec une poignée de gens, fait des exploits inoûïs, et purifie le temple de Dieu trois ans et demi aprés sa profanation, comme avoit prédit Daniel. Il poursuit les iduméens et tous les autres gentils qui se joignoient à Antiochus ; et leur ayant pris leurs meilleures places, il revient victorieux et humble, tel que l’avoit veû Isaïe, chantant les loûanges de Dieu qui avoit livré en ses mains les ennemis de son peuple, et encore tout rouge de leur sang. Il continuë ses victoires, malgré les armées prodigieuses des capitaines d’Antiochus. Daniel n’avoit donné que six ans à ce prince impie pour tourmenter le peuple de Dieu ; et voilà qu’au terme préfix il apprend à Ecbatane les faits héroïques de Judas. Il tombe dans une profonde mélancolie, et meurt comme avoit prédit le saint prophete, miserable, mais non de main d’homme, aprés avoir reconnu, mais trop tard, la puissance du dieu d’Israël. Je n’ay plus besoin de vous raconter de quelle sorte ses successeurs poursuivirent la guerre contre la Judée, ni la mort de Judas son liberateur, ni les victoires de ses deux freres Jonathas et Simon, successivement souverains pontifes, dont la valeur rétablit la gloire ancienne du peuple de Dieu. Ces trois grands hommes virent les rois de Syrie et tous les peuples voisins conjurez contre eux ; et ce qui estoit de plus déplorable, ils virent à diverses fois ceux de Juda mesme armez contre leur patrie et contre Jérusalem : chose inoûïe jusqu’alors, mais expressément marquée par les prophetes. Au milieu de tant de maux, la confiance qu’ils eûrent en Dieu les rendit intrepides et invincibles. Le peuple fut toûjours heureux sous leur conduite ; et enfin du temps de Simon, affranchi du joug des gentils, il se soumit à luy et à ses enfans, du consentement des rois de Syrie.

Mais l’acte par lequel le peuple de Dieu transporte à Simon toute la puissance publique, et luy accorde les droits royaux, est remarquable. Le decret porte qu’il en joûïra luy et sa posterité jusqu’à ce qu’il vienne un fidele et veritable prophete .

Le peuple accoustumé dés son origine à un gouvernement divin, et sçachant que depuis le temps que David avoit esté mis sur le trosne par ordre de Dieu, la souveraine puissance appartenoit à sa maison, à qui elle devoit estre à la fin renduë au temps du messie, mit expressément cette restriction au pouvoir qu’il donna à ses pontifes, et continua de vivre sous eux dans l’esperance de ce Christ tant de fois promis. C’est ainsi que ce royaume absolument libre usa de son droit, et pourveût à son gouvernement. La posterité de Jacob, par la tribu de Juda et par les restes qui se rangerent sous ses étendards, se conserva en corps d’estat, et joûït indépendamment et paisiblement de la terre qui luy avoit esté assignée.

En vertu du decret du peuple dont nous venons de parler, Jean Hyrcan fils de Simon succeda à son pere. Sous luy les juifs s’agrandissent par des conquestes considérables. Ils soumettent Samarie (Ezechiel et Jéremie l’avoient prédit : ) ils domptent les iduméens, les philistins, et les ammonites leurs perpetuels ennemis, et ces peuples embrassent leur religion (Zacharie l’avoit marqué.) enfin malgré la haine et la jalousie des peuples qui les environnent, sous l’autorité de leurs pontifes qui deviennent enfin leurs rois, ils fondent le nouveau royaume des asmonéens ou des machabées, plus étendu que jamais si on excepte les temps de David et de Salomon.

Voilà en quelle maniere le peuple de Dieu subsista toûjours parmi tant de changemens ; et ce peuple tantost chastié, et tantost consolé dans ses disgraces, par les differens traitemens qu’il reçoit selon ses merites, rend un témoignage public à la providence qui regit le monde. Mais en quelque estat qu’il fust, il vivoit toûjours en attente des temps du messie, où il attendoit de nouvelles graces plus grandes que toutes celles qu’il avoit receûës ; et il n’y a personne qui ne voye que cette foy du messie, et de ses merveilles, qui dure encore aujourd’huy parmi les juifs, leur est venuë de leurs patriarches et de leurs prophetes dés l’origine de leur nation. Car dans cette longue suite d’années, où eux-mesmes reconnoissoient que par un conseil de la providence il ne s’élevoit plus parmi eux aucun prophete, et que Dieu ne leur faisoit point de nouvelles prédictions, ni de nouvelles promesses, cette foy du messie qui devoit venir estoit plus vive que jamais. Elle se trouva si bien établie, quand le second temple fut basti, qu’il n’a plus fallu de prophete pour y confirmer le peuple. Ils vivoient sous la foy des anciennes propheties qu’ils avoient veû s’accomplir si précisément à leurs yeux en tant de chefs : le reste, depuis ce temps, ne leur a jamais paru douteux, et ils n’avoient point de peine à croire que Dieu si fidele en tout, n’accomplist encore en son temps ce qui regardoit le messie, c’est à dire la principale de ses promesses, et le fondement de toutes les autres. En effet, toute leur histoire, tout ce qui leur arrivoit de jour en jour, n’estoit qu’un perpetuel développement des oracles que le Saint Esprit leur avoit laissez. Si rétablis dans leur terre aprés la captivité, ils joûïrent durant trois cens ans d’une paix profonde ; si leur temple fut réveré, et leur religion honorée dans tout l’Orient ; si enfin leur paix fut troublée par leurs dissensions ; si ce superbe roy de Syrie fit des efforts inoûïs pour les détruire ; s’il prévalut quelque temps ; si un peu aprés il fut puni ; si la religion judaïque et tout le peuple de Dieu fut relevé avec un éclat plus merveilleux que jamais, et le royaume de Juda accru sur la fin des temps par de nouvelles conquestes : vous avez veû, monseigneur, que tout cela se trouvoit écrit dans leurs prophetes. Oûï, tout y estoit marqué, jusqu’au temps que devoient durer les persecutions, jusqu’aux lieux où se donnerent les combats, jusqu’aux terres qui devoient estre conquises. Je vous ay rapporté en gros quelque chose de ces propheties : le détail seroit la matiere d’un plus long discours. Je ne veux vous donner icy qu’une premiere teinture de ces veritez importantes, qu’on reconnoist d’autant plus qu’on entre plus avant dans le particulier. Je remarqueray seulement icy que les propheties du peuple de Dieu ont eû durant tous ces temps un accomplissement si manifeste, que depuis, quand les payens mesme, quand un Porphyre, quand un Julien l’apostat, ennemis d’ailleurs des ecritures, ont voulu donner des exemples de prédictions prophétiques, ils les ont esté chercher parmi les juifs.

Et je puis mesme vous dire avec verité, que si durant cinq cens ans le peuple de Dieu fut sans prophete, tout l’estat de ces temps estoit prophetique : l’oeuvre de Dieu s’acheminoit, et les voyes se préparoient insensiblement à l’entier accomplissement des anciens oracles. Le retour de la captivité de Babylone n’estoit qu’une ombre de la liberté et plus grande et plus nécessaire, que le messie devoit apporter aux hommes captifs du peché. Le peuple dispersé en divers endroits dans la haute Asie, dans l’Asie Mineure, dans l’Egypte, dans la Grece mesme, commençoit à faire éclater parmi les gentils le nom et la gloire du dieu d’Israël. Les ecritures qui devoient un jour estre la lumiere du monde, furent mises dans la langue la plus connuë de l’univers : leur antiquité est reconnuë. Pendant que le temple est réveré, et les ecritures répanduës parmi les gentils, Dieu donne quelque idée de leur conversion future, et en jette de loin les fondemens.

Ce qui se passoit mesme parmi les grecs estoit une espece de préparation à la connoissance de la verité. Leurs philosophes connurent que le monde estoit regi par un dieu bien different de ceux que le vulgaire adoroit, et qu’ils servoient eux-mesmes avec le vulgaire. Les histoires greques font foy que cette belle philosophie venoit d’Orient et des endroits où les juifs avoient esté dispersez : mais de quelque endroit qu’elle soit venuë, une verité si importante répanduë parmi les gentils, quoy-que combatuë, quoy-que mal suivie, mesme par ceux qui l’enseignoient, commençoit à réveiller le genre humain, et fournissoit par avance des preuves certaines à ceux qui devoient un jour le tirer de son ignorance.

Comme toutefois la conversion de la gentilité estoit une oeuvre réservée au messie, et le propre caractere de sa venuë, l’erreur et l’impieté prévaloient par tout. Les nations les plus éclairées et les plus sages, les chaldéens, les egyptiens, les pheniciens, les grecs, les romains, estoient les plus ignorans, et les plus aveugles sur la religion : tant il est vray qu’il y faut estre élevé par une grace particuliere, et par une sagesse plus qu’humaine. Qui oseroit raconter les céremonies des dieux immortels, et leurs mysteres impurs ? Leurs amours, leurs cruautez, leurs jalousies, et tous leurs autres excés estoient le sujet de leurs festes, de leurs sacrifices, des hymnes qu’on leur chantoit, et des peintures que l’on consacroit dans leurs temples. Ainsi le crime estoit adoré, et reconnu necessaire au culte des dieux. Le plus grave des philosophes défend de boire avec excés, si ce n’estoit dans les festes de Bacchus et à l’honneur de ce dieu. Un autre, aprés avoir sevérement blasmé toutes les images malhonnestes, en excepte celles des dieux qui vouloient estre honorez par ces infamies. On ne peut lire sans étonnement les honneurs qu’il falloit rendre à Venus, et les prostitutions qui estoient établies pour l’adorer. La Grece toute polie et toute sage qu’elle estoit, avoit receû ces mysteres abominables. Dans les affaires pressantes, les particuliers et les républiques voûoient à Venus des courtisanes, et la Grece ne rougissoit pas d’attribuer son salut aux prieres qu’elles faisoient à leur déesse. Aprés la défaite de Xerxes et de ses formidables armées, on mit dans le temple un tableau où estoient representez leurs voeux et leurs processions avec cette inscription de Simonides poëte fameux : celles-cy ont prié la déesse Venus, qui pour l’amour d’elles a sauvé la Grece .

S’il falloit adorer l’amour, ce devoit estre du moins l’amour honneste : mais il n’en estoit pas ainsi. Solon, qui le pourroit croire, et qui attendroit d’un si grand nom une si grande infamie ? Solon, dis-je, établit à Athenes le temple de Venus la prostituée, ou de l’amour impudique. Toute la Grece estoit pleine de temples consacrez à ce dieu, et l’amour conjugal n’en avoit pas un dans tout le païs. Cependant ils détestoient l’adultere dans les hommes et dans les femmes : la societé conjugale estoit sacrée parmi eux. Mais quand ils s’appliquoient à la religion, ils paroissoient comme possedez par un esprit étranger, et leur lumiere naturelle les abandonnoit. La gravité romaine n’a pas traité la religion plus serieusement, puis qu’elle consacroit à l’honneur des dieux les impuretez du théatre et les sanglans spectacles des gladiateurs, c’est à dire, tout ce qu’on pouvoit imaginer de plus corrompu et de plus barbare.

Mais je ne sçay si les folies ridicules qu’on mesloit dans la religion n’estoient pas encore plus pernicieuses, puis qu’elles luy attiroient tant de mépris. Pouvoit-on garder le respect qui est deû aux choses divines, au milieu des impertinences que contoient les fables, dont la representation ou le souvenir faisoient une si grande partie du culte divin ? Tout le service public n’estoit qu’une continuelle profanation, ou plustost une dérision du nom de Dieu ; et il falloit bien qu’il y eust quelque puissance ennemie de ce nom sacré, qui ayant entrepris de le ravilir, poussast les hommes à l’employer dans des choses si méprisables, et mesme à le prodiguer à des sujets si indignes.

Il est vray que les philosophes avoient à la fin reconnu qu’il y avoit un autre dieu que ceux que le vulgaire adoroit : mais ils n’osoient l’avoûër. Au contraire, Socrate donnoit pour maxime, qu’il falloit que chacun suivist la religion de son païs. Platon son disciple, qui voyoit la Grece et tous les païs du monde remplis d’un culte insensé et scandaleux, ne laisse pas de poser comme un fondement de sa république, qu’il ne faut jamais rien changer dans la religion qu’on trouve établie, et que c’est avoir perdu le sens que d’y penser . Des philosophes si graves, et qui ont dit de si belles choses sur la nature divine, n’ont osé s’opposer à l’erreur publique, et ont desesperé de la pouvoir vaincre. Quand Socrate fut accusé de nier les dieux que le public adoroit, il s’en défendit comme d’un crime ; et Platon, en parlant du dieu qui avoit formé l’univers, dit qu’il est difficile de le trouver, et qu’il est défendu de le déclarer au peuple. Il proteste de n’en parler jamais qu’en énigme, de peur d’exposer une si grande verité à la moquerie. Dans quel abisme estoit le genre humain, qui ne pouvoit supporter la moindre idée du vray dieu ? Athenes, la plus polie et la plus sçavante de toutes les villes greques, prenoit pour athées ceux qui parloient des choses intellectuelles ; et c’est une des raisons qui avoit fait condamner Socrate. Si quelques philosophes osoient enseigner que les statuës n’estoient pas des dieux comme l’entendoit le vulgaire, ils se voyoient contraints de s’en dédire : encore aprés cela estoient-ils bannis comme des impies par sentence de l’aréopage. Toute la terre estoit possedée de la mesme erreur : la verité n’y osoit paroistre. Ce grand dieu créateur du monde n’avoit de temple ni de culte qu’en Jérusalem. Quand les gentils y envoyoient leurs offrandes, ils ne faisoient autre honneur au dieu d’Israël, que de le joindre aux autres dieux. La seule Judée connoissoit sa sainte et sévere jalousie, et sçavoit que partager la religion entre luy et les autres dieux, estoit la détruire.

Cependant à la fin des temps, les juifs mesmes qui le connoissoient, et qui estoient les dépositaires de la religion, commencerent, tant les hommes vont toûjours affoiblissant la verité, non point à oublier le dieu de leurs peres, mais à mesler dans la religion des superstitions indignes de luy. Sous le regne des asmonéens, et dés le temps de Jonathas, la secte des pharisiens commença parmi les juifs. Ils s’aquirent d’abord un grand credit par la pureté de leur doctrine, et par l’observance exacte de la loy : joint que leur conduite estoit douce, quoy-que réguliere, et qu’ils vivoient entre eux en grande union. Les récompenses et les chastimens de la vie future qu’ils soustenoient avec zele, leur attiroient beaucoup d’honneur. A la fin, l’ambition se mit parmi eux. Ils voulurent gouverner, et en effet ils se donnerent un pouvoir absolu sur le peuple : ils se rendirent les arbitres de la doctrine et de la religion, qu’ils tournerent insensiblement à des pratiques superstitieuses, utiles à leur interest et à la domination qu’ils vouloient établir sur les consciences ; et le vray esprit de la loy estoit prest à se perdre.

A ces maux se joignit un plus grand mal, l’orgueïl et la présomption ; mais une présomption qui alloit à s’attribuer à soy-mesme le don de Dieu. Les juifs accoustumez à ses bienfaits, et éclairez depuis tant de siécles de sa connoissance, oublierent que sa bonté seule les avoit separez des autres peuples, et regarderent sa grace comme une dette. Race eleûë et toûjours benie depuis deux mille ans, ils se jugerent les seuls dignes de connoistre Dieu, et se crurent d’une autre espece que les autres hommes qu’ils voyoient privez de sa connoissance. Sur ce fondement, ils regarderent les gentils avec un insupportable dédain. Estre sorti d’Abraham selon la chair, leur paroissoit une distinction qui les mettoit naturellement au dessus de tous les autres ; et enflez d’une si belle origine, ils se croyoient saints par nature, et non par grace : erreur qui dure encore parmi eux. Ce fut les pharisiens, qui cherchant à se glorifier de leurs lumieres, et de l’exacte observance des céremonies de la loy, introduisirent cette opinion vers la fin des temps. Comme ils ne songeoient qu’à se distinguer des autres hommes, ils multiplierent sans bornes les pratiques exterieures, et débiterent toutes leurs pensées, quelque contraires qu’elles fussent à la loy de Dieu, comme des traditions authentiques.

Encore que ces sentimens n’eussent point passé par decret public en dogme de la synagogue, ils se couloient insensiblement parmi le peuple, qui devenoit inquiet, turbulent, et seditieux. Enfin les divisions qui devoient estre selon leurs prophetes le commencement de leur décadence, éclaterent à l’occasion des brouïlleries survenuës dans la maison des asmonéens. Il y avoit à peine soixante ans jusqu’à Jesus-Christ, quand Hyrcan et Aristobule enfans d’Alexandre Jannée eûrent guerre pour le sacerdoce, auquel la royauté estoit annexée. C’est icy le moment fatal où l’histoire marque la premiere cause de la ruine des juifs. Pompée, que les deux freres appellerent pour les regler, les assujetit tous deux, en mesme temps qu’il déposseda Antiochus surnommé l’asiatique, dernier roy de Syrie. Ces trois princes, dégradez ensemble et comme par un seul coup, furent le signal de la décadence marquée en termes précis par le prophete Zacharie. Il est certain par l’histoire, que ce changement des affaires de la Syrie et de la Judée fut fait en mesme temps par Pompée, lors qu’aprés avoir achevé la guerre de Mithridate, prest à retourner à Rome, il regla les affaires d’Orient. Le prophete n’a remarqué que ce qui faisoit à la ruine des juifs, qui de deux freres qu’ils avoient veû rois, en virent l’un prisonnier servir au triomphe de Pompée, et l’autre (c’est le foible Hyrcan) à qui le mesme Pompée osta avec le diadême une grande partie de son domaine, ne retenir plus qu’un vain titre d’autorité qu’il perdit bientost. Ce fut alors que les juifs furent faits tributaires des romains ; et la ruine de la Syrie attira la leur, parce que ce grand royaume réduit en province dans leur voisinage, y augmenta tellement la puissance des romains, qu’il n’y avoit plus de salut qu’à leur obéïr. Les gouverneurs de Syrie firent de continuelles entreprises sur la Judée : les romains s’y rendirent maistres absolus, et en affoiblirent le gouvernement en beaucoup de choses. Par eux enfin le royaume de Juda passa des mains des asmonéens à qui il s’estoit soumis, en celles d’Herode étranger et iduméen. La politique cruelle et ambitieuse de ce roy, qui ne professoit qu’en apparence la religion judaïque, changea les maximes du gouvernement ancien. Ce ne sont plus ces juifs maistres de leur sort sous le vaste empire des perses et des premiers seleucides, où ils n’avoient qu’à vivre en paix. Herode qui les tient de prés asservis sous sa puissance, brouïlle toutes choses ; confond à son gré la succession des pontifes ; affoiblit le pontificat qu’il rend arbitraire ; énerve l’autorité du conseil de la nation, qui ne peut plus rien : toute la puissance publique passe entre les mains d’Herode et des romains dont il est l’esclave, et il ébranle les fondemens de la république judaïque.

Les pharisiens, et le peuple qui n’écoutoit que leurs sentimens, souffroient cét estat avec impatience. Plus ils se sentoient pressez du joug des gentils, plus ils conceûrent pour eux de dédain et de haine. Ils ne voulurent plus de messie qui ne fust guerrier et redoutable aux puissances qui les captivoient. Ainsi oubliant tant de propheties qui leur parloient si expressément de ses humiliations, ils n’eûrent plus d’yeux ni d’oreilles que pour celles qui leur annoncent des triomphes, quoy-que bien differens de ceux qu’ils vouloient.


VI.

Jesus-Christ, & sa Doctrine.


Dans ce déclin de la religion et des affaires des juifs, à la fin du regne d’Herode, et dans le temps que les pharisiens introduisoient tant d’abus, Jesus-Christ est envoyé sur la terre pour rétablir le royaume dans la maison de David d’une maniere plus haute que les juifs charnels ne l’entendoient, et pour prescher la doctrine que Dieu avoit résolu de faire annoncer à tout l’univers. Cét admirable enfant appellé par Isaïe le Dieu fort, le pere du siécle futur, et l’auteur de la paix, naist d’une vierge à Bethléem, et il y vient reconnoistre l’origine de sa race. Conceû du Saint Esprit, saint par sa naissance, seul digne de réparer le vice de la nostre, il reçoit le nom de sauveur, parce qu’il devoit nous sauver de nos péchez. Aussitost aprés sa naissance, une nouvelle etoile, figure de la lumiere qu’il devoit donner aux gentils, se fait voir en Orient, et amene au sauveur encore enfant les prémices de la gentilité convertie. Un peu aprés ce Seigneur tant desiré vient à son saint temple, où Simeon le regarde, non seulement comme la gloire d’Israël , mais encore comme la lumiere des nations infideles . Quand le temps de prescher son evangile approcha, saint Jean Baptiste, qui luy devoit préparer les voyes, appella tous les pecheurs à la penitence, et fit retentir de ses cris tout le desert où il avoit vescu dés ses premieres années avec autant d’austerité que d’innocence. Le peuple, qui depuis cinq cens ans n’avoit point veû de prophetes, reconnut ce nouvel Elie, tout prest à le prendre pour le sauveur, tant sa sainteté paroissoit grande : mais luy-mesme il montroit au peuple celuy dont il estoit indigne de délier les souliers . Enfin Jesus-Christ commence à prescher son evangile, et à réveler les secrets qu’il voyoit de toute eternité au sein de son pere. Il pose les fondemens de son eglise par la vocation de douze pescheurs, et met saint Pierre à la teste de tout le troupeau avec une prérogative si manifeste, que les evangelistes, qui dans le dénombrement qu’ils font des apostres ne gardent aucun ordre certain, s’accordent à nommer saint Pierre devant tous les autres comme le premier. Jesus-Christ parcourt toute la Judée, qu’il remplit de ses bienfaits ; secourable aux malades, misericordieux envers les pecheurs dont il se montre le vray medecin par l’accés qu’il leur donne auprés de luy, faisant ressentir aux hommes une autorité et une douceur qui n’avoit jamais paru qu’en sa personne. Il annonce de hauts mysteres ; mais il les confirme par de grands miracles : il commande de grandes vertus ; mais il donne en mesme temps de grandes lumieres, de grands exemples, et de grandes graces. C’est par là aussi qu’il paroist plein de grace et de verité, et nous recevons tous de sa plenitude . Tout se soustient en sa personne ; sa vie, sa doctrine, ses miracles. La mesme verité y reluit par tout : tout concourt à y faire voir le maistre du genre humain, et le modele de la perfection. Luy seul vivant au milieu des hommes, et à la veûë de tout le monde, a pû dire sans craindre d’estre démenti,... etc.

Ses miracles sont d’un ordre particulier, et d’un caractere nouveau. Ce ne sont point des signes dans le ciel , tels que les juifs les demandoient : il les fait presque tous sur les hommes mesmes, et pour guerir leurs infirmitez. Tous ces miracles tiennent plus de la bonté que de la puissance, et ne surprennent pas tant les spectateurs, qu’ils les touchent dans le fond du coeur. Il les fait avec empire : les démons et les maladies luy obéïssent : à sa parole les aveugles nez reçoivent la veûë, les morts sortent du tombeau, et les pechez sont remis. Le principe en est en luy-mesme ; ils coulent de source : je sens, dit-il, qu’une vertu est sortie de moy . Aussi personne n’en avoit-il fait ni de si grands, ni en si grand nombre ; et toutefois il promet que ses disciples feront en son nom encore de plus grandes choses , tant est feconde et inépuisable la vertu qu’il porte en luy-mesme. Qui n’admireroit la condescendance avec laquelle il tempere la hauteur de sa doctrine ? C’est du lait pour les enfans, et tout ensemble du pain pour les forts. On le voit plein des secrets de Dieu, mais on voit qu’il n’en est pas étonné comme les autres mortels à qui Dieu se communique : il en parle naturellement, comme estant né dans ce secret et dans cette gloire ; et ce qu’il a sans mesure , il le répand avec mesure, afin que nostre foiblesse le puisse porter. Quoy-qu’il soit envoyé pour tout le monde, il ne s’adresse d’abord qu’aux brebis perduës de la maison d’Israël, ausquelles il estoit aussi principalement envoyé : mais il prépare la voye à la conversion des samaritains et des gentils. Une femme samaritaine le reconnoist pour le Christ que sa nation attendoit aussi-bien que celle des juifs, et apprend de luy le mystere du culte nouveau qui ne seroit plus attaché à un certain lieu. Une femme chananéenne et idolatre luy arrache, pour ainsi dire, quoy-que rebutée, la guérison de sa fille. Il reconnoist en divers endroits les enfans d’Abraham dans les gentils, et parle de sa doctrine comme devant estre preschée, contredite, et receûë par toute la terre. Le monde n’avoit jamais rien veû de semblable, et ses apostres en sont étonnez. Il ne cache point aux siens les tristes épreuves par lesquelles ils devoient passer. Il leur fait voir les violences et la séduction employées contre eux, les persécutions, les fausses doctrines, les faux-freres, la guerre au dedans et au dehors, la foy épurée par toutes ces épreuves ; à la fin des temps, l’affoiblissement de cette foy et le refroidissement de la charité parmi ses disciples ; au milieu de tant de perils, son eglise et la verité toûjours invincibles.

Voicy donc une nouvelle conduite, et un nouvel ordre de choses : on ne parle plus aux enfans de Dieu de récompenses temporelles ; Jesus-Christ leur montre une vie future, et les tenant suspendus dans cette attente, il leur apprend à se détacher de toutes les choses sensibles. La croix et la patience deviennent leur partage sur la terre, et le ciel leur est proposé comme devant estre emporté de force . Jesus-Christ qui montre aux hommes cette nouvelle voye, y entre le premier : il presche des veritez pures qui étourdissent les hommes grossiers, et néanmoins superbes : il découvre l’orgueïl caché, et l’hypocrisie des pharisiens et des docteurs de la loy qui la corrompoient par leurs interpretations. Au milieu de ces reproches il honore leur ministere, et la chaire de Moïse où ils sont assis . Il frequente le temple, dont il fait respecter la sainteté, et renvoye aux prestres les lepreux qu’il a gueris. Par là il apprend aux hommes comment ils doivent reprendre et réprimer les abus, sans préjudice du ministere établi de Dieu, et montre que le corps de la synagogue subsistoit malgré la corruption des particuliers. Mais elle penchoit visiblement à la ruine. Les pontifes, et les pharisiens animoient contre Jesus-Christ le peuple juif, dont la religion se tournoit en superstition. Ce peuple ne peut souffrir le sauveur du monde, qui l’appelle à des pratiques solides, mais difficiles. Le plus saint et le meilleur de tous les hommes, la sainteté et la bonté mesme, devient le plus envié et le plus haï. Il ne se rebute pas, et ne cesse de faire du bien à ses citoyens ; mais il voit leur ingratitude : il en prédit le chastiment avec larmes, et dénonce à Jerusalem sa chute prochaine. Il prédit aussi que les juifs ennemis de la verité qu’il leur annonçoit, seroient livrez à l’erreur, et deviendroient le joûët des faux prophetes. Cependant la jalousie des pharisiens et des prestres le mene à un supplice infame : ses disciples l’abandonnent ; un d’eux le trahit ; le premier et le plus zelé de tous le renie trois fois. Accusé devant le conseil, il honore jusqu’à la fin le ministere des prestres, et répond en termes précis au pontife qui l’interrogeoit juridiquement. Mais le moment estoit arrivé, où la synagogue devoit estre réprouvée. Le pontife et tout le conseil condamne Jesus-Christ, parce qu’il se disoit le Christ fils de Dieu. Il est livré à Ponce Pilate président romain : son innocence est reconnuë par son juge, que la politique et l’interest font agir contre sa conscience : le juste est condamné à mort : le plus grand de tous les crimes donne lieu à la plus parfaite obéïssance qui fut jamais : Jesus maistre de sa vie, et de toutes choses, s’abandonne volontairement à la fureur des méchans, et offre le sacrifice qui devoit estre l’expiation du genre humain. A la croix, il regarde dans les propheties ce qui luy restoit à faire : il l’acheve, et dit enfin, tout est consommé . A ce mot, tout change dans le monde : la loy cesse, ses figures passent, ses sacrifices sont abolis par une oblation plus parfaite. Cela fait, Jesus-Christ expire avec un grand cri : toute la nature s’émeut : le centurion qui le gardoit, étonné d’une telle mort, s’écrie qu’il est vrayment le fils de Dieu ; et les spectateurs s’en retournent frapant leur poitrine. Au troisiéme jour il ressuscite ; il paroist aux siens qui l’avoient abandonné, et qui s’obstinoient à ne pas croire sa résurrection. Ils le voyent, ils luy parlent, ils le touchent, ils sont convaincus. Pour confirmer la foy de sa résurrection, il se montre à diverses fois et en diverses circonstances. Ses disciples le voyent en particulier, et le voyent aussi tous ensemble : il paroist une fois à plus de cinq cens hommes assemblez. Un apostre qui l’a écrit, asseûre que la pluspart d’eux vivoient encore dans le temps qu’il l’écrivoit. Jesus-Christ ressuscité donne à ses apostres tout le temps qu’ils veulent pour le bien considerer ; et aprés s’estre mis entre leurs mains en toutes les manieres qu’ils le souhaitent, en sorte qu’il ne puisse plus leur rester le moindre doute, il leur ordonne de porter témoignage de ce qu’ils ont veû, de ce qu’ils ont oûï, et de ce qu’ils ont touché. Afin qu’on ne puisse douter de leur bonne foy, non plus que de leur persuasion, il les oblige à sceller leur témoignage de leur sang. Ainsi leur prédication est inébranlable ; le fondement en est un fait positif, attesté unanimement par ceux qui l’ont veû. Leur sincerité est justifiée par la plus forte épreuve qu’on puisse imaginer, qui est celle des tourmens, et de la mort mesme. Telles sont les instructions que receûrent les apostres. Sur ce fondement douze pescheurs entreprennent de convertir le monde entier, qu’ils voyoient si opposé aux loix qu’ils avoient à leur prescrire, et aux veritez qu’ils avoient à leur annoncer. Ils ont ordre de commencer par Jérusalem, et de là de se répandre par toute la terre, pour instruire toutes les nations, et les baptiser au nom du pere, du fils, et du Saint Esprit .

Jesus-Christ leur promet d’estre avec eux jusqu’à la consommation des siecles , et asseûre par cette parole la perpetuelle durée du ministere ecclesiastique. Cela dit, il monte aux cieux en leur presence.

Les promesses vont estre accomplies : les propheties vont avoir leur dernier éclaircissement. Les gentils sont appellez à la connoissance de Dieu par les ordres de Jesus-Christ ressuscité : une nouvelle céremonie est instituée pour la régenération du nouveau peuple ; et les fideles apprennent que le vray dieu, le dieu d’Israël, ce dieu un et indivisible auquel ils sont consacrez par le baptesme, est tout ensemble pere, fils, et Saint Esprit.

Là donc nous sont proposées les profondeurs incompréhensibles de l’estre divin, et la grandeur ineffable de son unité, et les richesses infinies de cette nature, plus feconde encore au dedans qu’au dehors, capable de se communiquer sans division à trois personnes égales. Là sont expliquez les mysteres qui estoient enveloppez, et comme scellez dans les anciennes ecritures. Nous entendons le secret de cette parole, faisons l’homme à nostre image ; et la trinité marquée dans la création de l’homme, est expressément declarée dans sa régenération. Nous apprenons ce que c’est que cette sagesse conceûë , selon Salomon, devant tous les temps dans le sein de Dieu ; sagesse qui fait toutes ses délices, et par qui sont ordonnez tous ses ouvrages. Nous sçavons qui est celuy que David a veû engendré devant l’aurore ; et le nouveau testament nous enseigne que c’est le verbe, la parole interieure de Dieu, et sa pensée éternelle, qui est toûjours dans son sein, et par qui toutes choses ont esté faites. Par là nous répondons à la mysterieuse question qui est proposée dans les proverbes : dites-moy le nom de Dieu, et le nom de son fils, si vous le sçavez . Car nous sçavons que ce nom de Dieu si mysterieux et si caché est le nom de pere entendu en ce sens profond qui le fait concevoir dans l’éternité pere d’un fils égal à luy, et que le nom de son fils est le nom de verbe ; verbe qu’il engendre éternellement en se contemplant luy-mesme, qui est l’expression parfaite de sa verité, son image, son fils unique, l’éclat de sa clarté, et l’empreinte de sa substance . Avec le pere et le fils nous connoissons aussi le Saint Esprit, l’amour de l’un et de l’autre, et leur éternelle union. C’est cét esprit qui fait les prophetes, et qui est en eux pour leur découvrir les conseils de Dieu, et les secrets de l’avenir ; esprit dont il est écrit, le Seigneur m’a envoyé et son esprit, qui est distingué du Seigneur, et qui est aussi le Seigneur mesme, puis qu’il envoye les prophetes, et qu’il leur découvre les choses futures. Cét esprit qui parle aux prophetes, et qui parle par les prophetes est uni au pere et au fils, et intervient avec eux dans la consécration du nouvel homme. Ainsi le pere, le fils, et le Saint Esprit, un seul dieu en trois personnes, montré plus obscurément à nos peres, est clairement révelé dans la nouvelle alliance. Instruits d’un si haut mystere, et étonnez de sa profondeur incompréhensible, nous couvrons nostre face devant Dieu avec les chérubins que vit Isaïe, et nous adorons avec eux celuy qui est trois fois saint. C’estoit au fils unique qui estoit dans le sein du pere , et qui sans en sortir venoit à nous ; c’estoit à luy à nous découvrir pleinement ces admirables secrets de la nature divine que Moïse et les prophetes n’avoient qu’effleurez. C’estoit à luy à nous faire entendre d’où vient que le messie promis comme un homme qui devoit sauver les autres hommes, estoit en mesme temps montré comme Dieu en nombre singulier, et absolument à la maniere dont le créateur nous est désigné : et c’est aussi ce qu’il a fait, en nous enseignant que, quoy-que fils d’Abraham, il estoit devant qu’Abraham fust fait ; qu’il est descendu du ciel, et toutefois qu’il est au ciel ; qu’il est Dieu, fils de Dieu, et tout ensemble homme, fils de l’homme ; le vray Emanuël ; Dieu avec nous ; en un mot le verbe fait chair, unissant en sa personne la nature humaine avec la divine, afin de réconcilier toutes choses en luy-mesme. Ainsi nous sont révelez les deux principaux mysteres, celuy de la trinité, et celuy de l’incarnation. Mais celuy qui nous les a révelez, nous en fait trouver l’image en nous-mesmes, afin qu’ils nous soient toûjours presens, et que nous reconnoissions la dignité de nostre nature.

En effet, si nous imposons silence à nos sens, et que nous nous renfermions pour un peu de temps au fond de nostre ame, c’est à dire dans cette partie où la verité se fait entendre, nous y verrons quelque image de la trinité que nous adorons. La pensée que nous sentons naistre comme le germe de nostre esprit, comme le fils de nostre intelligence, nous donne quelque idée du fils de Dieu conceû éternellement dans l’intelligence du pere celeste. C’est pourquoy ce fils de Dieu prend le nom de verbe, afin que nous entendions qu’il naist dans le sein du pere, non comme naissent les corps, mais comme naist dans nostre ame cette parole interieure que nous y sentons quand nous contemplons la verité. Mais la fecondité de nostre esprit ne se termine pas à cette parole intérieure, à cette pensée intellectuelle, à cette image de la verité qui se forme en nous. Nous aimons et cette parole interieure et l’esprit où elle naist ; et en l’aimant nous sentons en nous quelque chose qui ne nous est pas moins précieux que nostre esprit et nostre pensée, qui est le fruit de l’un et de l’autre, qui les unit, qui s’unit à eux, et ne fait avec eux qu’une mesme vie.

Ainsi autant qu’il se peut trouver de rapport entre Dieu et l’homme, ainsi, dis-je, se produit en Dieu l’amour éternel qui sort du pere qui pense, et du fils qui est sa pensée, pour faire avec luy et sa pensée une mesme nature également heureuse et parfaite. En un mot Dieu est parfait, et son verbe image vivante d’une verité infinie, n’est pas moins parfait que luy ; et son amour qui sortant de la source inépuisable du bien en a toute la plenitude, ne peut manquer d’avoir une perfection infinie ; et puis que nous n’avons point d’autre idée de Dieu que celle de la perféction, chacune de ces trois choses considerée en elle-mesme merite d’estre appellée Dieu : mais parce que ces trois choses conviennent nécessairement à une mesme nature, ces trois choses ne sont qu’un seul Dieu.

Il ne faut donc rien concevoir d’inégal, ni de séparé dans cette trinité adorable ; et quelque incomprehensible que soit cette égalité, nostre ame, si nous l’écoutons, nous en dira quelque chose. Elle est, et quand elle sçait parfaitement ce qu’elle est, son intelligence répond à la verité de son estre ; et quand elle aime son estre avec son intelligence autant qu’ils meritent d’estre aimez, son amour égale la perfection de l’un et de l’autre. Ces trois choses ne se séparent jamais, et s’enferment l’une l’autre : nous entendons que nous sommes, et que nous aimons ; et nous aimons à estre, et à entendre. Qui le peut nier, s’il s’entend luy-mesme ? Et non seulement une de ces choses n’est pas meilleure que l’autre, mais les trois ensemble ne sont pas meilleures qu’une d’elles en particulier, puis que chacune enferme le tout, et que dans les trois consiste la felicité, et la dignité de la nature raisonnable. Ainsi et infiniment au dessus est parfaite, inséparable, une en son essence, et enfin égale en tout sens, la trinité que nous servons, et à laquelle nous sommes consacrez par nostre baptesme.

Mais nous-mesmes, qui sommes l’image de la trinité, nous-mesmes, à un autre égard, nous sommes encore l’image de l’incarnation. Nostre ame d’une nature spirituelle et incorruptible a un corps corruptible qui luy est uni ; et de l’union de l’un et de l’autre résulte un tout, qui est l’homme, esprit et corps tout ensemble, incorruptible et corruptible, intelligent et purement brute. Ces attributs conviennent au tout, par rapport à chacune de ses deux parties : ainsi le verbe divin dont la vertu soustient tout, s’unit d’une façon particuliere, ou plustost il devient luy-mesme, par une parfaite union, ce Jesus-Christ fils de Marie, ce qui fait qu’il est Dieu et homme tout ensemble, engendré dans l’éternité, et engendré dans le temps, toûjours vivant dans le sein du pere, et mort sur la croix pour nous sauver. Mais où Dieu se trouve meslé, jamais les comparaisons tirées des choses humaines ne sont qu’imparfaites. Nostre ame n’est pas devant nostre corps, et quelque chose luy manque lors qu’elle en est separée. Le verbe parfait en luy-mesme dés l’éternité ne s’unit à nostre nature que pour l’honorer. Cette ame qui préside au corps, et y fait divers changemens, elle-mesme en souffre à son tour. Si le corps est meû au commandement et selon la volonté de l’ame, l’ame est troublée, l’ame est affligée, et agitée en mille manieres ou fascheuses, ou agreables, suivant les dispositions du corps ; en sorte que comme l’ame éleve le corps à elle en le gouvernant, elle est abbaissée au dessous de luy par les choses qu’elle en souffre. Mais en Jesus-Christ, le verbe préside à tout, le verbe tient tout sous sa main. Ainsi l’homme est élevé, et le verbe ne se rabaisse par aucun endroit : immuable et inalterable il domine en tout et par tout la nature qui luy est unie. De là vient qu’en Jesus-Christ l’homme absolument soumis à la direction intime du verbe qui l’éleve à soy, n’a que des pensées et des mouvemens divins. Tout ce qu’il pense, tout ce qu’il veut, tout ce qu’il dit, tout ce qu’il cache au dedans, tout ce qu’il montre au dehors est animé par le verbe, conduit par le verbe, digne du verbe, c’est à dire digne de la raison mesme, de la sagesse mesme, et de la verité mesme. C’est pourquoy tout est lumiere en Jesus-Christ ; sa conduite est une regle ; ses miracles sont des instructions ; ses paroles sont esprit et vie. Il n’est pas donné à tous de bien entendre ces sublimes veritez, ni de voir parfaitement en luy-mesme cette merveilleuse image des choses divines, que saint Augustin et les autres peres ont crû si certaine. Les sens nous gouvernent trop, et nostre imagination qui se veut mesler dans toutes nos pensées, ne nous permet pas toûjours de nous arrester sur une lumiere si pure. Nous ne nous connoissons pas nous-mesmes ; nous ignorons les richesses que nous portons dans le fond de nostre nature ; et il n’y a que les yeux les plus épurez qui les puissent appercevoir. Mais si peu que nous entrions dans ce secret, et que nous sçachions remarquer en nous l’image des deux mysteres qui font le fondement de nostre foy, c’en est assez pour nous élever au dessus de tout, et rien de mortel ne nous pourra plus toucher. Aussi Jesus-Christ nous appelle-t-il à une gloire immortelle, et c’est le fruit de la foy que nous avons pour les mysteres.

Ce dieu-homme, cette verité et cette sagesse incarnée qui nous fait croire de si grandes choses sur sa seule autorité, nous en promet dans l’eternité la claire et bienheureuse vision, comme la récompense certaine de nostre foy. De cette sorte, la mission de Jesus-Christ est relevée infiniment au dessus de celle de Moïse. Moïse estoit envoyé pour réveiller par des récompenses temporelles les hommes sensuels et abrutis. Puis qu’ils estoient devenus tout corps et tout chair, il les falloit d’abord prendre par les sens, leur inculquer par ce moyen la connoissance de Dieu, et l’horreur de l’idolatrie à laquelle le genre humain avoit une inclination si prodigieuse.

Tel estoit le ministere de Moïse : il estoit réservé à Jesus-Christ d’inspirer à l’homme des pensées plus hautes, et de luy faire connoistre dans une pleine évidence la dignité, l’immortalité, et la felicité éternelle de son ame. Durant les temps d’ignorance, c’est à dire durant les temps qui ont précedé Jesus-Christ, ce que l’ame connoissoit de sa dignité et de son immortalité l’induisoit le plus souvent à erreur. Le culte des hommes morts faisoit presque tout le fond de l’idolatrie : presque tous les hommes sacrifioient aux manes, c’est à dire aux ames des morts. De si anciennes erreurs nous font voir à la verité combien estoit ancienne la croyance de l’immortalité de l’ame, et nous montrent qu’elle doit estre rangée parmi les premieres traditions du genre humain. Mais l’homme qui gastoit tout, en avoit étrangement abusé, puis qu’elle le portoit à sacrifier aux morts. On alloit mesme jusqu’à cét excés de leur sacrifier des hommes vivans : on tuoit leurs esclaves, et mesme leurs femmes, pour les aller servir dans l’autre monde. Les gaulois le pratiquoient avec beaucoup d’autres peuples ; et les indiens marquez par les auteurs payens parmi les premiers défenseurs de l’immortalité de l’ame, ont aussi esté les premiers à introduire sur la terre, sous prétexte de religion, ces meurtres abominables. Les mesmes indiens se tuoient eux-mesmes pour avancer la felicité de la vie future ; et ce déplorable aveuglement dure encore aujourd’huy parmi ces peuples : tant il est dangereux d’enseigner la verité dans un autre ordre que celuy que Dieu a suivi, et d’expliquer clairement à l’homme tout ce qu’il est avant qu’il ait connu Dieu parfaitement.

C’estoit faute de connoistre Dieu, que la pluspart des philosophes n’ont pû croire l’ame immortelle sans la croire une portion de la divinité, une divinité elle-mesme, un estre éternel, incréé aussi-bien qu’incorruptible, et qui n’avoit non plus de commencement que de fin. Que diray-je de ceux qui croyoient la transmigration des ames : qui les faisoient rouler des cieux à la terre, et puis de la terre aux cieux ; des animaux dans les hommes, et des hommes dans les animaux ; de la felicité à la misere, et de la misere à la felicité, sans que ces révolutions eussent jamais ni de terme, ni d’ordre certain ? Combien estoit obscurcie la justice, la providence, la bonté divine parmi tant d’erreurs ! Et qu’il estoit necessaire de connoistre Dieu, et les regles de sa sagesse, avant que de connoistre l’ame et sa nature immortelle ! C’est pourquoy la loy de Moïse ne donnoit à l’homme qu’une premiere notion de la nature de l’ame et de sa felicité. Nous avons veû l’ame au commencement faite par la puissance de Dieu aussi-bien que les autres créatures ; mais avec ce caractere particulier, qu’elle estoit faite à son image et par son soufle, afin qu’elle entendist à qui elle tient par son fonds, et qu’elle ne se crust jamais de mesme nature que les corps, ni formée de leur concours. Mais les suites de cette doctrine, et les merveilles de la vie future ne furent pas alors universellement développées, et c’estoit au jour du messie que cette grande lumiere devoit paroistre à découvert. Dieu en avoit répandu quelques étincelles dans les anciennes ecritures. Salomon avoit dit que comme le corps retourne à la terre d’où il est sorti, l’esprit retourne à Dieu qui l’a donné . Les patriarches et les prophetes ont vescu dans cette esperance, et Daniel avoit prédit qu’il viendroit un temps où ceux qui dorment dans la poussiere s’éveïlleroient, les uns pour la vie éternelle, et les autres pour une éternelle confusion, afin de voir toûjours . Mais en mesme temps que ces choses luy sont révelées, il luy est ordonné de sceller le livre, et de le tenir fermé jusqu’au temps ordonné de Dieu, afin de nous faire entendre que la pleine découverte de ces veritez estoit d’une autre saison et d’un autre siecle.

Encore donc que les juifs eussent dans leurs ecritures quelques promesses des felicitez eternelles, et que vers les temps du messie où elles devoient estre déclarées, ils en parlassent beaucoup davantage, comme il paroist par les livres de la sagesse, et des machabées : toutefois cette verité faisoit si peu un dogme universel de l’ancien peuple, que les saducéens, sans la reconnoistre, non seulement estoient admis dans la synagogue, mais encore élevez au sacerdoce. C’est un des caracteres du peuple nouveau, de poser pour fondement de la religion la foy de la vie future, et ce devoit estre le fruit de la venuë du messie. C’est pourquoy non content de nous avoir dit qu’une vie éternellement bienheureuse estoit réservée aux enfans de Dieu, il nous a dit en quoy elle consistoit. La vie bienheureuse est d’estre avec luy dans la gloire de Dieu son pere : la vie bienheureuse est de voir la gloire qu’il a dans le sein du pere dés l’origine du monde : la vie bienheureuse est que Jesus-Christ soit en nous comme dans ses membres, et que l’amour éternel que le pere a pour son fils s’étendant sur nous, il nous comble des mesmes dons : la vie bienheureuse en un mot est de connoistre le seul vray Dieu et Jesus-Christ qu’il a envoyé ; mais le connoistre de cette maniere qui s’appelle la claire veûë, la veûë face à face et à découvert, la veûë qui réforme en nous et y acheve l’image de Dieu, selon ce que dit saint Jean, que nous luy serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est .

Cette veûë sera suivie d’un amour immense, d’une joye inexplicable, et d’un triomphe sans fin. Un alleluya éternel, et un amen éternel, dont on entend retentir la celeste Jérusalem, font voir toutes les miseres bannies, et tous les desirs satisfaits ; il n’y a plus qu’à loûër la bonté divine.

Avec de si nouvelles récompenses, il falloit que Jesus-Christ proposast aussi de nouvelles idées de vertu ; des pratiques plus parfaites et plus épurées. La fin de la religion, l’ame des vertus et l’abregé de la loy, c’est la charité. Mais jusqu’à Jesus-Christ on peut dire, que la perfection et les effets de cette vertu n’estoient pas entierement connus. C’est Jesus-Christ proprement qui nous apprend à nous contenter de Dieu seul. Pour établir le regne de la charité, et nous en découvrir tous les devoirs, il nous propose l’amour de Dieu, jusqu’à nous haïr nous-mesmes, et persecuter sans relasche le principe de corruption que nous avons tous dans le coeur. Il nous propose l’amour du prochain, jusqu’à étendre sur tous les hommes cette inclination bien faisante sans en excepter nos persecuteurs : il nous propose la moderation des desirs sensuels, jusqu’à retrancher tout à fait nos propres membres, c’est à dire ce qui tient le plus vivement et le plus intimement à nostre coeur : il nous propose la soumission aux ordres de Dieu, jusqu’à nous réjoûïr des souffrances qu’il nous envoye : il nous propose l’humilité, jusqu’à aimer les opprobres pour la gloire de Dieu, et à croire que nulle injure ne nous peut mettre si bas devant les hommes, que nous ne soyions encore plus bas devant Dieu par nos pechez. Sur ce fondement de la charité, il perfectionne tous les estats de la vie humaine. C’est par là que le mariage est réduit à sa forme primitive : l’amour conjugal n’est plus partagé : une si sainte societé n’a plus de fin que celle de la vie ; et les enfans ne voyent plus chasser leur mere pour mettre à sa place une marastre. Le célibat est montré comme une imitation de la vie des anges, uniquement occupée de Dieu et des chastes délices de son amour. Les superieurs apprennent qu’ils sont serviteurs des autres, et dévoûëz à leur bien ; les inferieurs reconnoissent l’ordre de Dieu dans les puissances legitimes, lors mesme qu’elles abusent de leur autorité : cette pensée adoucit les peines de la sujetion, et sous des maistres fascheux l’obéïssance n’est plus fascheuse au vray chrestien. A ces préceptes, il joint des conseils de perfection éminente : renoncer à tout plaisir ; vivre dans le corps comme si on estoit sans corps ; quitter tout ; donner tout aux pauvres, pour ne posseder que Dieu seul ; vivre de peu, et presque de rien, et attendre ce peu de la providence divine. Mais la loy la plus propre à l’evangile, est celle de porter sa croix. La croix est la vraye épreuve de la foy, le vray fondement de l’esperance, le parfait épurement de la charité, en un mot le chemin du ciel. Jesus-Christ est mort à la croix ; il a porté sa croix toute sa vie ; c’est à la croix qu’il veut qu’on le suive, et il met la vie éternelle à ce prix. Le premier à qui il promet en particulier le repos du siecle futur, est un compagnon de sa croix : tu seras, luy dit-il, aujourd’huy avec moy en paradis . Aussitost qu’il fut à la croix, le voile qui couvroit le sanctuaire fut dechiré de haut en bas, et le ciel fut ouvert aux ames saintes. C’est au sortir de la croix, et des horreurs de son supplice, qu’il parut à ses apostres, glorieux et vainqueur de la mort, afin qu’ils comprissent que c’est par la croix qu’il devoit entrer dans sa gloire, et qu’il ne montroit point d’autre voye à ses enfans. Ainsi fut donnée au monde en la personne de Jesus-Christ l’image d’une vertu accomplie, qui n’a rien, et n’attend rien sur la terre ; que les hommes ne récompensent que par de continuelles persecutions ; qui ne cesse de leur faire du bien, et à qui ses propres bienfaits attirent le dernier supplice. Jesus-Christ meurt sans trouver ni reconnoissance dans ceux qu’il oblige, ni fidelité dans ses amis, ni équité dans ses juges. Son innocence, quoy-que reconnuë, ne le sauve pas ; son pere mesme en qui seul il avoit mis son esperance, retire toutes les marques de sa protection : le juste est livré à ses ennemis, et il meurt abandonné de Dieu et des hommes. Mais il falloit faire voir à l’homme de bien, que dans les plus grandes extrémitez il n’a besoin ni d’aucune consolation humaine, ni mesme d’aucune marque sensible du secours divin : qu’il aime seulement, et qu’il se confie, asseûré que Dieu pense à luy sans luy en donner aucune marque, et qu’une éternelle felicité luy est réservée.

Le plus sage des philosophes, en cherchant l’idée de la vertu, a trouvé que comme de tous les méchans celuy-là seroit le plus méchant qui sçauroit si bien couvrir sa malice, qu’il passast pour homme de bien, et joûïst par ce moyen de tout le credit que peut donner la vertu : ainsi le plus vertueux devoit estre sans difficulté celuy a qui sa vertu attire par sa perfection la jalousie de tous les hommes, en sorte qu’il n’ait pour luy que sa conscience, et qu’il se voye exposé à toute sorte d’injures, jusqu’à estre mis sur la croix, sans que sa vertu luy puisse donner ce foible secours de l’exempter d’un tel supplice. Ne semble-t-il pas que Dieu n’ait mis cette merveilleuse idée de vertu dans l’esprit d’un philosophe, que pour la rendre effective en la personne de son fils, et faire voir que le juste a une autre gloire, un autre repos, enfin un autre bonheur que celuy qu’on peut avoir sur la terre ?

Etablir cette verité, et la montrer accomplie si visiblement en soy-mesme aux dépens de sa propre vie, c’estoit le plus grand ouvrage que pust faire un homme ; et Dieu l’a trouvé si grand, qu’il l’a réservé à ce messie tant promis, à cét homme qu’il a fait la mesme personne avec son fils unique.

En effet, que pouvoit-on réserver de plus grand à un dieu venant sur la terre ? Et qu’y pouvoit-il faire de plus digne de luy, que d’y montrer la vertu dans toute sa pureté, et le bonheur éternel où la conduisent les maux les plus extrémes ?

Mais si nous venons à considerer ce qu’il y a de plus haut et de plus intime dans le mystere de la croix, quel esprit humain le pourra comprendre ? Là nous sont montrées des vertus que le seul homme-dieu pouvoit pratiquer. Quel autre pouvoit comme luy se mettre à la place de toutes les victimes anciennes, les abolir en leur substituant une victime d’une dignité et d’un merite infini, et faire que desormais il n’y eust plus que luy seul à offrir à Dieu ? Tel est l’acte de religion que Jesus-Christ exerce à la croix. Le pere eternel pouvoit-il trouver ou parmi les anges, ou parmi les hommes, une obéïssance égale à celle que luy rend son fils bien-aimé, lors que rien ne luy pouvant arracher la vie, il la donna volontairement pour luy complaire ? Que diray-je de la parfaite union de tous ses desirs avec la divine volonté, et de l’amour par lequel il se tient uni à Dieu qui estoit en luy, se réconciliant le monde ? Dans cette union incomprehensible, il embrasse tout le genre humain ; il pacifie le ciel et la terre ; il se plonge avec une ardeur immense dans ce deluge de sang où il devoit estre baptisé avec tous les siens, et fait sortir de ses playes le feu de l’amour divin qui devoit embraser toute la terre . Mais voicy ce qui passe toute intelligence, la justice pratiquée par ce dieu-homme qui se laisse condamner par le monde, afin que le monde demeure éternellement condamné par l’énorme iniquité de ce jugement. maintenant le monde est jugé, et le prince de ce monde va estre chassé, comme le prononce Jesus-Christ luy-mesme. L’enfer qui avoit subjugué le monde, le va perdre : en attaquant l’innocent, il sera contraint de lascher les coupables qu’il tenoit captifs : la malheureuse obligation par laquelle nous estions livrez aux anges rebelles, est anéantie : Jesus-Christ l’a attachée à sa croix , pour y estre effacée de son sang : l’enfer dépouïllé gemit : la croix est un lieu de triomphe à nostre sauveur, et les puissances ennemies suivent en tremblant le char du vainqueur. Mais un plus grand triomphe paroist à nos yeux : la justice divine est elle-mesme vaincuë ; le pecheur qui luy estoit deû comme sa victime, est arraché de ses mains. Il a trouvé une caution capable de payer pour luy un prix infini. Jesus-Christ s’unit éternellement les eleûs pour qui il se donne : ils sont ses membres et son qu’en leur chef : ainsi il étend sur eux l’amour infini qu’il a pour son fils. C’est son fils luy-mesme qui le luy demande : il ne veut pas estre separé des hommes qu’il a rachetez : o mon pere, je veux, dit-il, qu’ils soient avec moy : ils seront remplis de mon esprit ; ils joûïront de ma gloire ; ils partageront avec moy jusqu’à mon trosne. Aprés un si grand bienfait, il n’y a plus que des cris de joye qui puissent exprimer nos reconnoissances. o merveille, s’écrie un grand philosophe et un grand martyr, ô échange incomprehensible, et surprenant artifice de la sagesse divine ! Un seul est frapé, et tous sont delivrez. Dieu frape son fils innocent pour l’amour des hommes coupables, et pardonne aux hommes coupables pour l’amour de son fils innocent... etc. Tout est à nous par Jesus-Christ ; la grace, la sainteté, la vie, la gloire, la beatitude : le royaume du fils de Dieu est nostre heritage ; il n’y a rien au dessus de nous, pourveû seulement que nous ne nous ravilissions pas nous-mesmes. Pendant que Jesus-Christ comble nos desirs et surpasse nos esperances, il consomme l’oeuvre de Dieu commencée sous les patriarches et dans la loy de Moïse.

Alors Dieu vouloit se faire connoistre par des experiences sensibles : il se montroit magnifique en promesses temporelles, bon en comblant ses enfans des biens qui flatent les sens, puissant en les delivrant des mains de leurs ennemis, fidele en les amenant dans la terre promise à leurs peres, juste par les récompenses et les chastimens qu’il leur envoyoit manifestement selon leurs oeuvres. Toutes ces merveilles préparoient les voyes aux veritez que Jesus-Christ venoit enseigner. Si Dieu est bon jusqu’à nous donner ce que demandent nos sens, combien plustost nous donnera-t-il ce que demande nostre esprit fait à son image ? S’il est si tendre et si bienfaisant envers ses enfans, renfermera-t-il son amour et ses liberalitez dans ce peu d’années qui composent nostre vie ? Ne donnera-t-il à ceux qu’il aime, qu’une ombre de felicité, et qu’une terre fertile en grains et en huile ? N’y aura-t-il point un païs où il répande avec abondance les biens veritables ?

Il y en aura un sans doute, et Jesus-Christ nous le vient montrer. Car enfin le tout-puissant n’auroit fait que des ouvrages peu dignes de luy, si toute sa magnificence ne se terminoit qu’à des grandeurs exposées à nos sens infirmes. Tout ce qui n’est pas éternel ne répond ni à la majesté d’un dieu éternel, ni aux esperances de l’homme à qui il a fait connoistre son éternité ; et cette immuable fidelité qu’il garde à ses serviteurs, n’aura jamais un objet qui luy soit proportionné, jusqu’à ce qu’elle s’étende à quelque chose d’immortel et de permanent. Il falloit donc qu’à la fin Jesus-Christ nous ouvrist les cieux pour y découvrir à nostre foy cette cité permanente où nous devons estre recueïllis aprés cette vie. Il nous fait voir que si Dieu prend pour son titre éternel, le nom de Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, c’est à cause que ces saints hommes sont toûjours vivans devant luy. Dieu n’est pas le dieu des morts : il n’est pas digne de luy de ne faire comme les hommes, qu’accompagner ses amis jusqu’au tombeau, sans leur laisser au-delà aucune esperance ; et ce luy seroit une honte de se dire avec tant de force le Dieu d’Abraham, s’il n’avoit fondé dans le ciel une cité éternelle où Abraham et ses enfans pussent vivre heureux.

C’est ainsi que les veritez de la vie future nous sont développées par Jesus-Christ. Il nous les montre, mesme dans la loy. La vraye terre promise, c’est le royaume celeste. C’est aprés cette bienheureuse patrie que soupiroient Abraham, Isaac et Jacob : la Palestine ne meritoit pas de terminer tous leurs voeux, ni d’estre le seul objet d’une si longue attente de nos peres. L’Egypte d’où il faut sortir, le desert où il faut passer, la Babylone dont il faut rompre les prisons pour entrer ou pour retourner à nostre patrie, c’est le monde avec ses plaisirs, et ses vanitez : c’est là que nous sommes vrayment captifs, et errans, séduits par le peché et ses convoitises ; il nous faut secoûër ce joug pour trouver dans Jérusalem et dans la cité de nostre dieu la liberté veritable, et un sanctuaire non fait de main d’homme , où la gloire du Dieu d’Israël nous apparoisse.

Par cette doctrine de Jesus-Christ le secret de Dieu nous est découvert, la loy est toute spirituelle, ses promesses nous introduisent à celles de l’evangile, et y servent de fondement. Une mesme lumiere nous paroist par tout : elle se leve sous les patriarches : sous Moïse et sous les prophetes elle s’accroist : Jesus-Christ plus grand que les patriarches, plus autorisé que Moïse, plus éclairé que tous les prophetes nous la montre dans sa plenitude.

A ce Christ, à cét homme-dieu, à cét homme qui tient sur la terre, comme parle saint Augustin, la place de la verité, et la fait voir personnellement résidente au milieu de nous ; à luy, dis-je, estoit réservé de nous montrer toute verité, c’est à dire celle des mysteres, celle des vertus, et celle des récompenses que Dieu a destinées à ceux qu’il aime.

C’estoit de telles grandeurs que les juifs devoient chercher en leur messie. Il n’y a rien de si grand que de porter en soy-mesme, et de découvrir aux hommes la verité toute entiere qui les nourrit, qui les dirige, et qui épure leurs yeux jusqu’à les rendre capables de voir Dieu. Dans le temps que la verité devoit estre montrée aux hommes avec cette plenitude, il estoit aussi ordonné qu’elle seroit annoncée par toute la terre, et dans tous les temps. Dieu n’a donné à Moïse qu’un seul peuple, et un temps déterminé : tous les siecles, et tous les peuples du monde sont donnez à Jesus-Christ : il a ses eleûs par tout, et son eglise répanduë dans tout l’univers ne cessera jamais de les enfanter… etc.


VII.

La descente du Saint Esprit : l’établissement de l’Eglise : les jugements de Dieu sur les Juifs & sur les Gentils.


Pour répandre dans tous les lieux et dans tous les siecles de si hautes veritez, et pour y mettre en vigueur au milieu de la corruption des pratiques si épurées, il falloit une vertu plus qu’humaine. C’est pourquoy Jesus-Christ promet d’envoyer le Saint Esprit pour fortifier ses apostres, et animer éternellement le corps de l’eglise.

Cette force du Saint Esprit, pour se déclarer davantage, devoit paroistre dans l’infirmité… etc. Pour se conformer à cét ordre ils demeurent enfermez quarante jours : le Saint Esprit descend au temps arresté ; les langues de feu tombées sur les disciples de Jesus-Christ marquent l’efficace de leur parole ; la prédication commence ; les apostres rendent témoignage à Jesus-Christ ; ils sont prests à tout souffrir pour soustenir qu’ils l’ont veû ressuscité. Les miracles suivent leurs paroles ; en deux prédications de saint Pierre huit mille juifs se convertissent, et pleurant leur erreur ils sont lavez dans le sang qu’ils avoient versé.

Ainsi l’eglise est fondée dans Jérusalem, et parmi les juifs, malgré l’incredulité du gros de la nation. Les disciples de Jesus-Christ font voir au monde une charité, une force, et une douceur qu’aucune societé n’avoit jamais eûë. La persecution s’éleve ; la foy s’augmente ; les enfans de Dieu apprennent de plus en plus à ne desirer que le ciel ; les juifs, par leur malice obstinée, attirent la vengeance de Dieu, et avancent les maux extrémes dont ils estoient menacez ; leur estat et leurs affaires empirent. Pendant que Dieu continuë à en séparer un grand nombre qu’il range parmi ses eleûs, saint Pierre est envoyé pour baptiser Corneille centurion romain. Il apprend premierement par une celeste vision, et aprés par experience, que les gentils sont appellez à la connoissance de Dieu. Jesus-Christ qui les vouloit convertir parle d’enhaut à saint Paul, qui en devoit estre le docteur ; et par un miracle inoûï jusqu’alors, de persecuteur il le fait non seulement défenseur, mais zelé prédicateur de la foy : il luy découvre le secret profond de la vocation des gentils par la réprobation des juifs ingrats, qui se rendent de plus en plus indignes de l’evangile. Saint Paul tend les mains aux gentils : il traite avec une force merveilleuse ces importantes questions,... etc. Il prouve l’affirmative par Moïse, et par les prophetes, et appelle les idolatres à la connoissance de Dieu, au nom de Jesus-Christ ressuscité. Ils se convertissent en foule : saint Paul fait voir que leur vocation est un effet de la grace, qui ne distingue plus ni juifs ni gentils. La fureur et la jalousie transporte les juifs ; ils font des complots terribles contre saint Paul, outrez principalement de ce qu’il presche les gentils, et les amene au vray Dieu : ils le livrent enfin aux romains, comme ils leur avoient livré Jesus-Christ. Tout l’empire s’émeut contre l’eglise naissante, et Neron persecuteur de tout le genre humain, fut le premier persecuteur des fideles. Ce tyran fait mourir saint Pierre et saint Paul. Rome est consacrée par leur sang ; et le martyre de saint Pierre prince des apostres établit dans la capitale de l’empire le siege principal de la religion. Cependant le temps approchoit où la vengeance divine devoit éclater sur les juifs impenitens : le desordre se met parmi eux ; un faux zele les aveugle, et les rend odieux à tous les hommes ; leurs faux prophetes les enchantent par les promesses d’un regne imaginaire. Séduits par leurs tromperies, ils ne peuvent plus souffrir aucun empire legitime, et ne donnent aucunes bornes à leurs attentats. Dieu les livre au sens réprouvé. Ils se révoltent contre les romains qui les accablent ; Tite mesme qui les ruine, reconnoist qu’il ne fait que prester sa main à Dieu irrité contre eux . Adrien acheve de les exterminer. Ils perissent avec toutes les marques de la vengeance divine : chassez de leur terre, et esclaves par tout l’univers, ils n’ont plus ni temple, ni autel, ni sacrifice, ni païs, et on ne voit en Juda aucune forme de peuple.

Dieu cependant avoit pourveû à l’éternité de son culte : les gentils ouvrent les yeux, et s’unissent en esprit aux juifs convertis. Ils entrent par ce moyen dans la race d’Abraham, et devenus ses enfans par la foy, ils heritent des promesses qui luy avoient esté faites. Un nouveau peuple se forme, et le nouveau sacrifice tant célebré par les prophetes commence à s’offrir par toute la terre. Ainsi fut accompli de point en point l’ancien oracle de Jacob : Juda est multiplié dés le commencement plus que tous ses freres ; et ayant toûjours conservé une certaine prééminence, il reçoit enfin la royauté comme heréditaire. Dans la suite, le peuple de Dieu est réduit à sa seule race ; et renfermé dans sa tribu, il prend son nom. En Juda se continuë ce grand peuple promis à Abraham, à Isaac et à Jacob ; en luy se perpetuënt les autres promesses, le culte de Dieu, le temple, les sacrifices, la possession de la terre promise qui ne s’appelle plus que la Judée. Malgré leurs divers estats, les juifs demeurent toûjours en corps de peuple reglé et de royaume, usant de ses loix. On y voit naistre toûjours ou des rois, ou des magistrats et des juges, jusqu’à ce que le messie vienne : il vient, et le royaume de Juda peu à peu tombe en ruine. Il est détruit tout à fait, et le peuple juif est chassé sans esperance de la terre de ses peres. Le messie devient l’attente des nations, et il regne sur un nouveau peuple.

Mais pour garder la succession et la continuité, il falloit que ce nouveau peuple fust enté pour ainsi dire sur le premier, et comme dit saint Paul, l’olivier sauvage sur le franc olivier, afin de participer à sa bonne seve . Aussi est-il arrivé que l’eglise établie premierement parmi les juifs, a receû enfin les gentils pour faire avec eux un mesme arbre, un mesme corps, un mesme peuple, et les rendre participans de ses graces et de ses promesses.

Ce qui arrive aprés cela aux juifs incredules sous Vespasien et sous Tite, ne regarde plus la suite du peuple de Dieu. C’est un chastiment des rebelles, qui par leur infidelité envers la semence promise à Abraham et à David, ne sont plus juifs, ni fils d’Abraham que selon la chair, et renoncent à la promesse par laquelle les nations devoient estre benies.

Ainsi cette derniere et épouvantable desolation des juifs n’est plus une transmigration, comme celle de Babylone ; ce n’est pas une suspension du gouvernement et de l’estat du peuple de Dieu, ni du service solennel de la religion : le nouveau peuple déja formé et continué avec l’ancien en Jesus-Christ n’est pas transporté ; il s’étend, et se dilate sans interruption depuis Jerusalem où il devoit naistre jusqu’aux extrémitez de la terre. Les gentils aggregez aux juifs deviennent d’oresnavant les vrais juifs, le vray royaume de Juda opposé à cét Israël schismatique et retranché du peuple de Dieu, le vray royaume de David par l’obéïssance qu’ils rendent aux loix et à l’evangile de Jesus-Christ fils de David. Aprés l’établissement de ce nouveau royaume, il ne faut pas s’étonner si tout perit dans la Judée. Le second temple ne servoit plus de rien depuis que le messie y eût accompli ce qui estoit marqué par les propheties. Ce temple avoit eû la gloire qui luy estoit promise, quand le desiré des nations y estoit venu. La Jérusalem visible avoit fait ce qui luy restoit à faire, puis que l’eglise y avoit pris sa naissance, et que de là elle étendoit tous les jours ses branches par toute la terre. La Judée n’est plus rien à Dieu ni à la religion, non plus que les juifs ; et il est juste qu’en punition de leur endurcissement, leurs ruines soient dispersées par toute la terre.

C’est ce qui leur devoit arriver au temps du messie selon Jacob, selon Daniel, selon Zacharie, et selon tous leurs prophetes : mais comme ils doivent revenir un jour à ce messie qu’ils ont méconnu, et que le dieu d’Abraham n’a pas encore épuisé ses misericordes sur la race quoy-qu’infidele de ce patriarche, il a trouvé un moyen, dont il n’y a dans le monde que ce seul exemple, de conserver les juifs hors de leur païs et dans leur ruine plus long-temps mesme que les peuples qui les ont vaincus. On ne voit plus aucun reste ni des anciens assyriens, ni des anciens medes, ni des anciens perses, ni des anciens grecs, ni mesme des anciens romains. La trace s’en est perduë, et ils se sont confondus avec d’autres peuples. Les juifs qui ont esté la proye de ces anciennes nations si célebres dans les histoires, leur ont survescu, et Dieu en les conservant nous tient en attente de ce qu’il veut faire encore des malheureux restes d’un peuple autrefois si favorisé. Cependant leur endurcissement sert au salut des gentils, et leur donne cét avantage de trouver en des mains non suspectes les ecritures qui ont prédit Jesus-Christ et ses mysteres. Nous voyons entre autres choses dans ces ecritures, et l’aveuglement et les malheurs des juifs qui les conservent si soigneusement. Ainsi nous profitons de leur disgrace : leur infidelité fait un des fondemens de nostre foy ; ils nous apprennent à craindre Dieu, et nous sont un spectacle éternel des jugemens qu’il exerce sur ses enfans ingrats, afin que nous apprenions à ne nous point glorifier des graces faites à nos peres. Un mystere si merveilleux et si utile à l’instruction du genre humain merite bien d’estre consideré. Mais nous n’avons pas besoin des discours humains pour l’entendre : le Saint Esprit a pris soin de nous l’expliquer par la bouche de saint Paul, et je vous prie d’écouter ce que cét apostre en a écrit aux romains. Aprés avoir parlé du petit nombre de juifs qui avoit receû l’evangile, et de l’aveuglement des autres, il entre dans une profonde considération de ce que doit devenir un peuple honoré de tant de graces, et nous découvre tout ensemble le profit que nous tirons de leur chute, et les fruits que produira un jour leur conversion. les juifs sont-ils donc tombez, dit-il, pour ne se relever jamais ? ... etc. qui ne trembleroit en écoutant ces paroles de l’apostre ? Pouvons-nous n’estre pas épouvantez de la vengeance qui éclate depuis tant de siecles si terriblement sur les juifs, puis que saint Paul nous avertit de la part de Dieu que nostre ingratitude nous attirera un semblable traitement ? Mais écoutons la suite de ce grand mystere. L’apostre continuë à parler aux gentils convertis... etc. Icy l’apostre s’éleve au dessus de tout ce qu’il vient de dire, et entrant dans les profondeurs des conseils de Dieu, il poursuit ainsi son discours... etc.

Ce passage d’Isaïe, que saint Paul cite icy selon les septante comme il avoit accoustumé à cause que leur version estoit connuë par toute la terre, est encore plus fort dans l’original, et pris dans toute sa suite. Car le prophete y prédit avant toutes choses la conversion des gentils par ces paroles : ceux d’Occident craindront le nom du Seigneur, et ceux d’Orient verront sa gloire . En suite sous la figure d’un fleuve rapide poussé par un vent impetueux , Isaïe voit de loin les persecutions qui feront croistre l’eglise. Enfin le Saint Esprit luy apprend ce que deviendront les juifs, et luy déclare,... etc. Il nous fait donc voir clairement, qu’aprés la conversion des gentils, le sauveur que Sion avoit méconnu, et que les enfans de Jacob avoient rejetté, se tournera vers eux, effacera leurs pechez, et leur rendra l’intelligence des propheties qu’ils auront perduë durant un long-temps, pour passer successivement, et de main en main dans toute la posterité, et n’estre plus oubliée.

Ainsi les juifs reviendront un jour, et ils reviendront pour ne s’égarer jamais ; mais ils ne reviendront qu’aprés que l’Orient et l’Occident , c’est à dire tout l’univers, auront esté remplis de la crainte et de la connoissance de Dieu.

Le Saint Esprit fait voir à saint Paul, que ce bienheureux retour des juifs sera l’effet de l’amour que Dieu a eû pour leurs peres. C’est pourquoy il acheve ainsi son raisonnement. quant à l’evangile, dit-il que nous vous preschons maintenant,... etc.

Voilà ce que dit saint Paul sur l’élection des juifs, sur leur chute, sur leur retour, et enfin sur la conversion des gentils, qui sont appellez pour tenir leur place, et pour les ramener à la fin des siecles à la benediction promise à leurs peres, c’est à dire au Christ qu’ils ont renié. Ce grand apostre nous fait voir la grace qui passe de peuple en peuple pour tenir tous les peuples dans la crainte de la perdre ; et nous en montre la force invincible, en ce qu’aprés avoir converti les idolatres, elle se réserve pour dernier ouvrage de convaincre l’endurcissement et la perfidie judaïque.

Par ce profond conseil de Dieu les juifs subsistent encore au milieu des nations, où ils sont dispersez et captifs : mais ils subsistent avec le caractere de leur réprobation, décheûs visiblement par leur infidelité des promesses faites à leurs peres, bannis de la terre promise, n’ayant mesme aucune terre à cultiver, esclaves par tout où ils sont, sans honneur, sans liberté, sans aucune figure de peuple.

Ils sont tombez en cét estat trente huit-ans aprés qu’ils ont eû crucifié Jesus-Christ, et aprés avoir employé à persecuter ses disciples le temps qui leur avoit esté laissé pour se reconnoistre. Mais pendant que l’ancien peuple est réprouvé pour son infidelité, le nouveau peuple s’augmente tous les jours parmi les gentils : l’alliance autrefois faite avec Abraham s’étend selon la promesse à tous les peuples du monde qui avoient oublié Dieu : l’eglise chrestienne appelle à luy tous les hommes ; et tranquille durant plusieurs siecles, parmi des persecutions inoûïes, elle leur montre à ne point attendre leur felicité sur la terre. C’estoit là, monseigneur, le plus digne fruit de la connoissance de Dieu, et l’effet de cete grande benediction que le monde devoit attendre par Jesus-Christ. Elle alloit se répandant tous les jours de famille en famille, et de peuple en peuple : les hommes ouvroient les yeux de plus en plus pour connoistre l’aveuglement où l’idolatrie les avoit plongez ; et malgré toute la puissance romaine on voyoit les chrestiens sans révolte, sans faire aucun trouble, et seulement en souffrant toute sorte d’inhumanitez, changer la face du monde, et s’étendre par tout l’univers.

La promptitude inoûïe avec laquelle se fit ce grand changement, est un miracle visible. Jesus-Christ avoit prédit que son evangile seroit bientost presché par toute la terre : cette merveille devoit arriver incontinent aprés sa mort ; et il avoit dit, qu’aprés qu’on l’auroit élevé de terre, c’est à dire qu’on l’auroit attaché à la croix, il attireroit à luy toutes choses . Ses apostres n’avoient pas encore achevé leur course, et Saint Paul disoit déja aux romains, que leur foy estoit annoncée dans tout le monde . Il disoit aux colossiens que l’evangile estoit oûï de toute créature qui estoit sous le ciel ; qu’il estoit presché, qu’il fructifioit, qu’il croissoit par tout l’univers . Une tradition constante nous apprend que Saint Thomas le porta aux Indes, et les autres en d’autres païs éloignez. Mais on n’a pas besoin des histoires pour confirmer cette verité : l’effet parle, et on voit assez avec combien de raison Saint Paul applique aux apostres ce passage du psalmiste, etc. Sous leurs disciples il n’y avoit presque plus de païs si reculé et si inconnu où l’evangile n’eust penetré. Cent ans aprés Jesus-Christ, Saint Justin comptoit déja parmi les fideles beaucoup de nations sauvages, et jusqu’à ces peuples vagabonds qui erroient deçà et delà sur des chariots sans avoir de demeure fixe. Ce n’estoit point une vaine exageration ; c’estoit un fait constant et notoire, qu’il avançoit en presence des empereurs, et à la face de tout l’univers. Saint Irenée vient un peu aprés, et on voit croistre le dénombrement qui se faisoit des eglises. Leur concorde estoit admirable : ce qu’on croyoit dans les Gaules, dans les Espagnes, dans la Germanie, on le croyoit dans l’Egypte et dans l’Orient ; et comme il n’y avoit qu’un mesme soleil etc.

si peu qu’on avance, on est étonné des progrés qu’on voit. Au milieu du troisiéme siecle, Tertullien et Origene font voir dans l’eglise des peuples entiers qu’un peu devant on n’y mettoit pas. Ceux qu’Origene exceptoit, qui estoient les plus éloignez du monde connu, y sont mis un peu aprés par Arnobe. Que pouvoit avoir veû le monde pour se rendre si promptement à Jesus-Christ ? S’il a veû des miracles, Dieu s’est meslé visiblement dans cét ouvrage ; et s’il se pouvoit faire qu’il n’en eust pas veû, ne seroit-ce pas un nouveau miracle plus grand et plus incroyable que ceux qu’on ne veut pas croire, d’avoir converti le monde sans miracle, d’avoir fait entrer tant d’ignorans dans des mysteres si hauts, d’avoir inspiré à tant de sçavans une humble soumission, et d’avoir persuadé tant de choses incroyables à des incredules ?

Mais le miracle des miracles, si je puis parler de la sorte, c’est qu’avec la foy des mysteres, les vertus les plus éminentes, et les pratiques les plus penibles se sont répanduës par toute la terre. Les disciples de Jesus-Christ l’ont suivi dans les voyes les plus difficiles. Souffrir tout pour la verité, a esté parmi ses enfans un exercice ordinaire ; et pour imiter leur sauveur ils ont couru aux tourmens avec plus d’ardeur que les autres n’ont fait aux délices. On ne peut compter les exemples ni des riches qui se sont appauvris pour aider les pauvres, ni des pauvres qui ont préferé la pauvreté aux richesses, ni des vierges qui ont imité sur la terre la vie des anges, ni des pasteurs charitables qui se sont fait tout à tous, toûjours prests à donner à leur troupeau non seulement leurs veilles et leurs travaux, mais leurs propres vies. Que diray-je de la penitence et de la mortification ? Les juges n’exercent pas plus severement la justice sur les criminels, que les pecheurs penitens l’ont exercée sur eux-mesmes. Bien plus, les innocens ont puni en eux avec une rigueur incroyable cette pente prodigieuse que nous avons au peché. La vie de Saint Jean Baptiste qui parut si surprenante aux juifs, est devenuë commune parmi les fideles ; les deserts ont esté peuplez de ses imitateurs ; et il y a eû tant de solitaires, que des solitaires plus parfaits ont esté contraints de chercher des solitudes plus profondes, tant on a fuy le monde, tant la vie contemplative a esté goustée.

Tels estoient les fruits précieux que devoit produire l’evangile. L’eglise n’est pas moins riche en exemples qu’en préceptes, et sa doctrine a paru sainte, en produisant une infinité de saints. Dieu qui sçait que les plus fortes vertus naissent parmi les souffrances, l’a fondée par le martyre, et l’a tenuë durant trois cens ans dans cét estat, sans qu’elle eust un seul moment pour se reposer. Aprés qu’il eût fait voir par une si longue experience qu’il n’avoit pas besoin du secours humain ni des puissances de la terre pour établir son eglise, il y appella enfin les empereurs, et fit du grand Constantin un protecteur déclaré du christianisme. Depuis ce temps les rois ont accouru de toutes parts à l’eglise ; et tout ce qui estoit écrit dans les propheties touchant sa gloire future, s’est accompli aux yeux de toute la terre. Que si elle a esté invincible contre les efforts du dehors, elle ne l’est pas moins contre les divisions intestines. Ces héresies tant prédites par Jesus-Christ et par ses apostres sont arrivées, et la foy persecutée par les empereurs souffroit en mesme temps des héretiques une persecution plus dangereuse. Mais cette persecution n’a jamais esté plus violente que dans le temps où l’on vit cesser celle des payens. L’enfer fit alors ses plus grands efforts pour détruire par elle-mesme cette eglise que les attaques de ses ennemis déclarez avoit affermie. A peine commençoit-elle à respirer par la paix que luy donna Constantin ; et voilà qu’Arius ce malheureux prestre luy suscite de plus grands troubles qu’elle n’en avoit jamais soufferts. Constance fils de Constantin, séduit par les ariens dont il autorise le dogme, tourmente les catholiques par toute la terre, nouveau persécuteur du christianisme, et d’autant plus redoutable, que sous le nom de Jesus-Christ il fait la guerre à Jesus-Christ mesme. Pour comble de malheurs, l’eglise ainsi divisée tombe entre les mains de Julien L’Apostat qui met tout en oeuvre pour détruire le christianisme, et n’en trouve point de meilleur moyen que de fomenter les factions dont il estoit dechiré. Aprés luy vient un Valens autant attaché aux ariens que Constance, mais plus violent. D’autres empereurs protegent d’autres héresies avec une pareille fureur. L’eglise apprend par tant d’experiences, qu’elle n’a pas moins à souffrir sous les empereurs chrestiens qu’elle avoit souffert sous les empereurs infideles ; et qu’elle doit verser du sang pour défendre non seulement tout le corps de sa doctrine, mais encore chaque article particulier. En effet, il n’y en a aucun qu’elle n’ait veû attaqué par ses enfans. Mille sectes et mille héresies sorties de son sein se sont élevées contre elle. Mais si elle les a veû s’élever selon les prédictions de Jesus-Christ, elle les a veû tomber toutes selon ses promesses, quoy-que souvent soustenuës par les empereurs et par les rois. Ses veritables enfans ont esté, comme dit Saint Paul, reconnus par cette épreuve ; la verité n’a fait que se fortifier quand elle a esté contestée, et l’eglise est demeurée inébranlable.


VIII.

Réflexions particulieres sur le chastiment des Juifs, & sur les prédictions de Jesus-Christ qui l’avoient marqué.


Pendant que j’ay travaillé à vous faire voir sans interruption la suite des conseils de Dieu, dans la perpetuité de son peuple, j’ay passé rapidement sur beaucoup de faits qui meritent des réflexions profondes. Qu’il me soit permis d’y revenir pour ne vous laisser pas perdre de si grandes choses.

Et premierement, monseigneur, je vous prie de considerer avec une attention plus particuliere la chute des juifs, dont toutes les circonstances rendent témoignage à l’evangile. Ces circonstances nous sont expliquées par des auteurs infideles, par des juifs, et par des payens, qui sans entendre la suite des conseils de Dieu, nous ont raconté les faits importans par lesquels il luy a plû de la déclarer.

Nous avons Josephe auteur juif, historien tres-fidele, et tres instruit des affaires de sa nation, dont aussi il a illustré les antiquitez par un ouvrage admirable. Il a écrit la derniere guerre, où elle a peri, aprés avoir esté present à tout, et y avoir luy-mesme servi son païs avec un commandement considérable.

Les juifs nous fournissent encore d’autres auteurs tres-anciens, dont vous verrez les témoignages. Ils ont d’anciens commentaires sur les livres de l’ecriture, et entre autres les paraphrases chaldaïques qu’ils impriment avec leurs bibles. Ils ont leur livre qu’ils nomment talmud, c’est à dire doctrine, qu’ils ne respectent pas moins que l’ecriture elle-mesme. C’est un ramas des traitez et des sentences de leurs anciens maistres ; et encore que les parties dont ce grand ouvrage est composé ne soient pas toutes de la mesme antiquité, les derniers auteurs qui y sont citez ont vescu dans les premiers siecles de l’eglise. Là, parmi une infinité de fables impertinentes qu’on voit commencer pour la pluspart aprés les temps de Nostre Seigneur, on trouve de beaux restes des anciennes traditions du peuple juif, et des preuves pour le convaincre. Et d’abord il est certain de l’aveu des juifs que la vengeance divine ne s’est jamais plus terriblement ni plus manifestement déclarée, qu’elle fit dans leur derniere desolation.

C’est une tradition constante attestée dans leur talmud, et confirmée par tous leurs rabbins, que quarante ans avant la ruine de Jerusalem, ce qui revient à peu prés au temps de la mort de Jesus-Christ, on ne cessoit de voir dans le temple des choses étranges. Tous les jours il y paroissoit de nouveaux prodiges, de sorte qu’un fameux rabbin s’écria un jour : o temple, ô temple, qu’est-ce qui t’emeut, et pourquoy te fais-tu peur à toy-mesme ?

Qu’y a-t-il de plus marqué que ce bruit affreux qui fut oûï par les prestres dans le sanctuaire le jour de la pentecoste, et cette voix manifeste qui sortit du fond de ce lieu sacré, sortons d’icy, sortons d’icy . Les saints anges protecteurs du temple déclarerent hautement qu’ils l’abandonnoient, parce que Dieu qui y avoit établi sa demeure durant tant de siécles, l’avoit réprouvé.

Josephe et Tacite mesme ont raconté ce prodige. Il ne fut apperceû que des prestres. Mais voicy un autre prodige qui a éclaté aux yeux de tout le peuple ; et jamais aucun autre peuple n’avoit rien veû de semblable. quatre ans devant la guerre déclarée, un paysan, dit Josephe, se mit à crier, une voix est sortie du costé de l’Orient, une voix est sortie du costé de l’Occident, une voix est sortie du costé des quatre vents : voix contre Jérusalem et contre le temple ; voix contre les nouveaux mariez et les nouvelles mariées ; voix contre tout le peuple . Depuis ce temps, ni jour ni nuit il ne cessa de crier, malheur, malheur à Jérusalem . Il redoubloit ses cris les jours de feste. Aucune autre parole ne sortit jamais de sa bouche : ceux qui le plaignoient, ceux qui le maudissoient, ceux qui luy donnoient ses necessitez, n’entendirent jamais de luy que cette terrible parole, malheur à Jérusalem . Il fut pris, interrogé, et condamné au foûët par les magistrats : à chaque demande, et à chaque coup, il répondoit, sans jamais se plaindre, malheur à Jérusalem . Renvoyé comme un insensé, il couroit tout le païs, en répetant sans cesse sa triste prédiction. Il continua durant sept ans à crier de cette sorte, sans se relascher, et sans que sa voix s’affoiblist. Au temps du dernier siege de Jérusalem, il se renferma dans la ville, tournant infatigablement autour des murailles, et criant de toute sa force : malheur au temple, malheur à la ville, malheur à tout le peuple . A la fin il ajousta, malheur à moy-mesme ; et en mesme temps il fut emporté d’un coup de pierre lancé par une machine.

Ne diroit-on pas, monseigneur, que la vengeance divine s’estoit comme renduë visible en cét homme qui ne subsistoit que pour prononcer ses arrests ; qu’elle l’avoit rempli de sa force, afin qu’il pust égaler les malheurs du peuple par ses cris ; et qu’enfin il devoit perir par un effet de cette vengeance qu’il avoit si long-temps annoncée, afin de la rendre plus sensible, et plus presente, quand il en seroit non seulement le prophete et le témoin, mais encore la victime ? Ce prophete des malheurs de Jérusalem s’appelloit Jesus. Il sembloit que le nom de Jesus, nom de salut et de paix, devoit tourner aux juifs qui le méprisoient en la personne de nostre sauveur, à un funeste présage ; et que ces ingrats ayant rejetté un Jesus qui leur annonçoit la grace, la misericorde et la vie, Dieu leur envoyoit un autre Jesus qui n’avoit à leur annoncer que des maux irremédiables, et l’inévitable decret de leur ruine prochaine.

Penetrons plus avant dans les jugemens de Dieu sous la conduite de ses ecritures. Jérusalem et son temple ont esté deux fois détruits ; l’une par Nabuchodonosor, l’autre par Tite. Mais en chacun de ces deux temps, la justice de Dieu s’est déclarée par les mesmes voyes, quoy-que plus à découvert dans le dernier. Pour mieux entendre cét ordre des conseils de Dieu, posons avant toutes choses cette verité si souvent établie dans les saintes lettres ; que l’un des plus terribles effets de la vengeance divine, est lors qu’en punition de nos pechez précedens, elle nous livre à nostre sens réprouvé, en sorte que nous sommes sourds à tous les sages avertissemens, aveugles aux voyes de salut qui nous sont montrées, prompts à croire tout ce qui nous perd pourveû qu’il nous flate, et hardis à tout entreprendre, sans jamais mesurer nos forces avec celles des ennemis que nous irritons. Ainsi perirent la premiere fois sous la main de Nabuchodonosor roy de Babylone, Jérusalem et ses princes. Foibles et toûjours batus par ce roy victorieux, ils avoient souvent éprouvé qu’ils ne faisoient contre luy que de vains efforts, et avoient esté obligez à luy jurer fidelité. Le prophete Jéremie leur déclaroit de la part de Dieu, que Dieu mesme les avoit livrez à ce prince, et qu’il n’y avoit de salut pour eux qu’à subir le joug. Il disoit à Sedecias roy de Judée et à tout son peuple, etc. Ils ne crurent point à sa parole. Pendant que Nabuchodonosor les tenoit étroitement enfermez par les prodigieux travaux dont il avoit entouré leur ville, ils se laissoient enchanter par leurs faux prophetes qui leur remplissoient l’esprit de victoires imaginaires, et leur disoient au nom de Dieu, quoy-que Dieu ne les eust point envoyez, etc. Le peuple séduit par ces promesses, souffroit la faim et la soif et les plus dures extrémitez, et fit tant par son audace insensée, qu’il n’y eût plus pour luy de misericorde. La ville fut renversée, le temple fut bruslé, tout fut perdu. A ces marques les juifs connurent que la main de Dieu estoit sur eux. Mais afin que la vengeance divine leur fust aussi manifeste dans la derniere ruine de Jérusalem qu’elle l’avoit esté dans la premiere, on a veû dans l’une et dans l’autre la mesme séduction, la mesme temerité, et le mesme endurcissement.

Quoy-que leur rebellion eust attiré sur eux les armes romaines, et qu’ils secoûassent temerairement un joug sous lequel tout l’univers avoit ployé, Tite ne vouloit pas les perdre : au contraire, il leur fit souvent offrir le pardon, non seulement au commencement de la guerre, mais encore lors qu’ils ne pouvoient plus échaper de ses mains. Il avoit déja élevé autour de Jérusalem une longue et vaste muraille munie de tours et de redoutes aussi fortes que la ville mesme, quand il leur envoya Josephe leur concitoyen, un de leurs capitaines, un de leurs prestres qui avoit esté pris dans cette guerre en défendant son païs. Que ne leur dit-il pas pour les emouvoir ? Par combien de fortes raisons les invita-t-il à rentrer dans l’obéïssance ? Il leur fit voir le ciel et la terre conjurez contre eux, leur perte inévitable dans la résistance, et tout ensemble leur salut dans la clemence de Tite. sauvez, leur disoit-il, la cité sainte ; etc. mais le moyen de sauver des gens si obstinez à se perdre ? Séduits par leurs faux prophetes, ils n’écoutoient pas ces sages discours. Ils estoient réduits à l’extrémité : la faim en tuoit plus que la guerre, et les meres mangeoient leurs enfans. Tite touché de leurs maux prenoit ses dieux à témoin, qu’il n’estoit pas cause de leur perte. Durant ces malheurs, ils ajoustoient foy aux fausses prédictions qui leur promettoient l’empire de l’univers. Bien plus, la ville estoit prise ; le feu y estoit déja de tous costez : et ces insensez croyoient encore les faux prophetes qui les asseûroient que le jour de salut estoit venu, afin qu’ils résistassent toûjours, et qu’il n’y eust plus pour eux de misericorde. En effet, tout fut massacré, la ville fut renversée de fonds en comble, et à la réserve de quelques restes de tours que Tite laissa pour servir de monument à la posterité, il n’y demeura pas pierre sur pierre. Vous voyez donc, monseigneur, éclater sur Jérusalem la mesme vengeance qui avoit autrefois paru sous Sedecias. Tite n’est pas moins envoyé de Dieu que Nabuchodonosor : les juifs perissent de la mesme sorte. On voit dans Jérusalem la mesme rebellion, la mesme famine, les mesmes extrémitez, les mesmes voyes de salut ouvertes, la mesme séduction, le mesme endurcissement, la mesme chute ; et afin que tout soit semblable, le second temple est bruslé sous Tite le mesme mois et le mesme jour que l’avoit esté le premier sous Nabuchodonosor : il falloit que tout fust marqué, et que le peuple ne pust douter de la vengeance divine. Il y a pourtant entre ces deux chutes de Jérusalem et des juifs de memorables differences, mais qui toutes vont à faire voir dans la derniere une justice plus rigoureuse et plus déclarée. Nabuchodonosor fit mettre le feu dans le temple : Tite n’oublia rien pour le sauver, quoy-que ses conseillers luy representassent que tant qu’il subsisteroit, les juifs qui y attachoient leur destinée, ne cesseroient jamais d’estre rebelles. Mais le jour fatal estoit venu : c’estoit le dixiéme d’aoust qui avoit déja veû brusler le temple de Salomon. Malgré les défenses de Tite prononcées devant les romains et devant les juifs, et malgré l’inclination naturelle des soldats qui devoit les porter plûtost à piller qu’à consumer tant de richesses, un soldat, poussé, dit Josephe, par une inspiration divine , se fait lever par ses compagnons à une fenestre, et met le feu dans ce temple auguste. Tite accourt, Tite commande qu’on se haste d’éteindre la flame naissante. Elle prend par tout en un instant, et cét admirable édifice est réduit en cendres. Que si l’endurcissement des juifs sous Sedecias estoit l’effet le plus terrible et la marque la plus asseûrée de la vengeance divine, que dirons-nous de l’aveuglement qui a paru du temps de Tite ? Dans la premiere ruine de Jérusalem les juifs s’entendoient du moins entre eux : dans la derniere, Jérusalem assiégée par les romains estoit dechirée par trois factions ennemies. Si la haine qu’elles avoient toutes pour les romains alloit jusqu’à la fureur ; elles n’estoient pas moins acharnées les unes contre les autres : les combats du dehors coustoient moins de sang aux juifs que ceux du dedans. Un moment aprés les assauts soustenus contre l’étranger, les citoyens recommençoient leur guerre intestine ; la violence et le brigandage regnoit par tout dans la ville. Elle perissoit, elle n’estoit plus qu’un grand champ couvert de corps morts, et les chefs des factions y combatoient pour l’empire. N’estoit-ce pas une image de l’enfer où les damnez ne se haïssent pas moins les uns les autres qu’ils haïssent les démons qui sont leurs ennemis communs, et où tout est plein d’orgueïl, de confusion et de rage ?

Confessons donc, monseigneur, que la justice que Dieu fit des juifs par Nabuchodonosor n’estoit qu’une ombre de celle dont Tite fut le ministre. Quelle ville a jamais veû perir onze cens mille hommes en sept mois de temps et dans un seul siége ? C’est ce que virent les juifs au dernier siége de Jérusalem. Les chaldéens ne leur avoient rien fait souffrir de semblable. Sous les chaldéens leur captivité ne dura que soixante et dix ans : il y a seize cens ans qu’ils sont esclaves par tout l’univers, et ils ne trouvent encore aucun adoucissement à leur esclavage. Il ne faut plus s’étonner si Tite victorieux, aprés la prise de Jerusalem, ne vouloit pas recevoir les congratulations des peuples voisins, ni les couronnes qu’ils luy envoyoient pour honorer sa victoire. Tant de mémorables circonstances, la colere de Dieu si marquée, et sa main qu’il voyoit encore si presente, le tenoient dans un profond étonnement ; et c’est ce qui luy fit dire ce que vous avez oûï, qu’il n’estoit pas le vainqueur, qu’il n’estoit qu’un foible instrument de la vengeance divine.

Il n’en sçavoit pas tout le secret : l’heure n’estoit pas encore venuë où les empereurs devoient reconnoistre Jesus-Christ. C’estoit le temps des humiliations et des persécutions de l’eglise. C’est pourquoy Tite assez éclairé pour connoistre que la Judée perissoit par un effet manifeste de la justice de Dieu, ne connut pas quel crime Dieu avoit voulu punir si terriblement. C’estoit le plus grand de tous les crimes ; crime jusques alors inoûï, c’est à dire le déïcide, qui aussi a donné lieu à une vengeance dont le monde n’avoit veû encore aucun exemple. Mais si nous ouvrons un peu les yeux, et si nous considerons la suite des choses, ni ce crime des juifs, ni son chastiment ne pourront nous estre cachez.

Souvenons-nous seulement de ce que Jesus-Christ leur avoit prédit. Il avoit prédit la ruine entiere de Jérusalem et du temple. il n’y restera pas, dit-il, pierre sur pierre . Il avoit prédit la maniere dont cette ville ingrate seroit assiégée, et cette effroyable circonvallation qui la devoit environner : il avoit prédit cette faim horrible qui devoit tourmenter ses citoyens, et n’avoit pas oublié les faux prophetes, par lesquels ils devoient estre séduits. Il avoit averti les juifs que le temps de leur malheur estoit proche : il avoit donné les signes certains qui devoient en marquer l’heure précise : il leur avoit expliqué la longue suite des crimes qui devoit leur attirer un tel chastiment : en un mot, il avoit fait toute l’histoire du siége et de la desolation de Jérusalem. Et remarquez, monseigneur, qu’il leur fit ces prédictions vers le temps de sa passion, afin qu’ils connussent mieux la cause de tous leurs maux. Sa passion approchoit quand il leur dit : la sagesse divine vous a envoyé des prophetes, etc. voilà l’histoire des juifs. Ils ont persécuté leur messie et en sa personne et en celle des siens : ils ont remué tout l’univers contre ses disciples, et ne l’ont laissé en repos dans aucune ville : ils ont armé les romains et les empereurs contre l’eglise naissante : ils ont lapidé Saint Estienne, tué les deux Jacques que leur sainteté rendoit venérables mesme parmi eux, immolé Saint Pierre et Saint Paul par le glaive et par les mains des gentils. Il faut qu’ils perissent. Tant de sang meslé à celuy des prophetes qu’ils ont massacrez, crie vengeance devant Dieu : leurs maisons, et leur ville va estre deserte : leur desolation ne sera pas moindre que leur crime : Jesus-Christ les en avertit : le temps est proche : etc., c’est à dire que les hommes qui vivoient alors en devoient estre les témoins. Mais écoutons la suite des prédictions de nostre sauveur. Comme il faisoit son entrée dans Jérusalem quelques jours avant sa mort, touché des maux que cette mort devoit attirer à cette malheureuse ville, il la regarde en pleurant : ha, dit-il, ville infortunée, etc. C’estoit marquer assez clairement et la maniere du siége et les derniers effets de la vengeance. Mais il ne falloit pas que Jesus allast au supplice sans dénoncer à Jérusalem combien elle seroit un jour punie de l’indigne traitement qu’elle luy faisoit. Comme il alloit au calvaire portant sa croix sur ses épaules, il estoit suivi d’une grande multitude de peuple etc. si l’innocent, si le juste souffre un si rigoureux supplice, que doivent attendre les coupables ?

Jéremie a-t-il jamais plus amerement déploré la perte des juifs ? Quelles paroles plus fortes pouvoit employer le sauveur pour leur faire entendre leurs malheurs et leur desespoir, et cette horrible famine funeste aux enfans, funeste aux meres qui voyoient secher leurs mamelles, qui n’avoient plus que des larmes à donner à leurs enfans, et qui mangerent le fruit de leurs entrailles ?


IX.

Deux mémorables prédictions de Nostre Seigneur sont expliquées, & leur accomplissement est justifié par l'Histoire.


Telles sont les prédictions qu’il a faites à tout le peuple. Celles qu’il fit en particulier à ses disciples meritent encore plus d’attention. Elles sont comprises dans ce long et admirable discours où il joint ensemble la ruine de Jérusalem avec celle de l’univers. Cette liaison n’est pas sans mystere, et en voicy le dessein. Jérusalem cité bienheureuse que le Seigneur avoit choisie, tant qu’elle demeura dans l’alliance et dans la foy des promesses, fut la figure de l’eglise et la figure du ciel où Dieu se fait voir à ses enfans. C’est pourquoy nous voyons souvent les prophetes joindre dans la suite du mesme discours ce qui regarde Jérusalem, à ce qui regarde l’eglise et à ce qui regarde la gloire celeste. C’est un des secrets des propheties, et une des clefs qui en ouvrent l’intelligence : mais Jérusalem réprouvée et ingrate envers son sauveur, devoit estre l’image de l’enfer. Ses perfides citoyens devoient representer les damnez ; et le jugement terrible que Jesus-Christ devoit exercer sur eux estoit la figure de celuy qu’il exercera sur tout l’univers lors qu’il viendra à la fin des siecles en sa majesté juger les vivans et les morts. C’est une coustume de l’ecriture, et un des moyens dont elle se sert pour imprimer les mysteres dans les esprits, de mesler pour nostre instruction la figure à la verité. Ainsi nostre Seigneur a meslé l’histoire de Jérusalem desolée avec celle de la fin des siecles, et c’est ce qui paroist dans le discours dont nous parlons.

Ne croyons pas toutefois que ces choses soient tellement confonduës, que nous ne puissions discerner ce qui appartient à l’une et à l’autre. Jesus-Christ les a distinguées par des caracteres certains que je pourrois aisément marquer, s’il en estoit question. Mais il me suffit de vous faire entendre ce qui regarde la desolation de Jérusalem et des juifs.

Les apostres (c’estoit encore au temps de la passion) assemblez autour de leur maistre, luy montroient le temple et les bastimens d’alentour : ils en admiroient les pierres, l’ordonnance, la beauté, la solidité ; et il leur dit, voyez-vous ces grands bastimens ? Il n’y restera pas pierre sur pierre . Etonnez de cette parole, ils luy demandent le temps d’un évenement si terrible ; et luy qui ne vouloit pas qu’ils fussent surpris dans Jérusalem lors qu’elle seroit saccagée, (car il vouloit qu’il y eust dans le sac de cette ville une image de la derniere separation des bons et des mauvais) commença à leur raconter tous les malheurs comme ils devoient arriver l’un aprés l’autre. Premierement il leur marque des pestes, des famines, et des tremblemens de terre : et les histoires font foy, que jamais ces choses n’avoient esté plus frequentes ni plus remarquables qu’ils le furent durant ces temps. Il ajouste qu’il y auroit par tout l’univers des troubles, etc., et qu’on verroit toute la terre dans l’agitation. Pouvoit-il mieux nous representer les dernieres années de Neron, lors que tout l’empire romain, c’est à dire tout l’univers, si paisible depuis la victoire d’Auguste et sous la puissance des empereurs, commença à s’ébranler, et qu’on vit les Gaules, les Espagnes, tous les royaumes dont l’empire estoit composé, s’émouvoir tout à coup ; quatre empereurs s’élever presque en mesme temps contre Neron et les uns contre les autres ; les cohortes prétoriennes, les armées de Syrie, de Germanie, et toutes les autres qui estoient répanduës en Orient et en Occident s’entrechoquer et traverser sous la conduite de leurs empereurs d’une extrémité du monde à l’autre pour décider leur querelle par de sanglantes batailles ? Voilà de grands maux, dit le fils de Dieu ; mais ce ne sera pas encore la fin . Les juifs souffriront comme les autres dans cette commotion universelle du monde : mais il leur viendra bientost aprés des maux plus particuliers, et ce ne sera icy que le commencement de leurs douleurs . Il ajouste, que son eglise toûjours affligée depuis son premier établissement, verroit la persecution s’allumer contre elle plus violente que jamais durant ces temps. Vous avez veû que Neron dans ses dernieres années entreprit la perte des chrestiens, et fit mourir Saint Pierre et Saint Paul. Cette persecution excitée par les jalousies et les violences des juifs avançoit leur perte, mais elle ne marquoit pas encore le terme précis. La venuë des faux christs et des faux prophetes sembloit estre un plus prochain acheminement à la derniere ruine : car la destinée ordinaire de ceux qui refusent de prester l’oreille à la verité est d’estre entraisnez à leur perte par des prophetes trompeurs. Jesus-Christ ne cache pas à ses apostres que ce malheur arriveroit aux juifs. Etc.

Qu’on ne dise pas que c’estoit une chose aisée à deviner à qui connoissoit l’humeur de la nation : car au contraire je vous ay fait voir que les juifs rebutez de ces seducteurs qui avoient si souvent causé leur ruine, et sur tout dans le temps de Sedecias, s’en estoient tellement desabusez, qu’ils cesserent de les écouter. Plus de cinq cens ans se passerent sans qu’il parust aucun faux prophete en Israël. Mais l’enfer qui les inspire, se réveilla à la venuë de Jesus-Christ, et Dieu qui tient en bride autant qu’il luy plaist les esprits trompeurs, leur lascha la main, afin d’envoyer dans le mesme temps ce supplice aux juifs, et cette épreuve à ses fideles. Jamais il ne parut tant de faux prophetes que dans les temps qui suivirent la mort de Nostre Seigneur. Sur tout vers le temps de la guerre judaïque, et sous le regne de Neron qui la commença, Josephe nous fait voir une infinité de ces imposteurs qui attiroient le peuple au desert par de vains prestiges et des secrets de magie, leur promettant une prompte et miraculeuse delivrance. C’est aussi pour cette raison que le desert est marqué dans les prédictions de Nostre Seigneur comme un des lieux où seroient cachez ces faux liberateurs que vous avez veûs à la fin entraisner le peuple dans sa derniere ruine. Vous pouvez croire que le nom du Christ, sans lequel il n’y avoit point de delivrance parfaite pour les juifs, estoit meslé dans ces promesses imaginaires, et vous verrez dans la suite de quoy vous en convaincre. La Judée ne fut pas la seule province exposée à ces illusions. Elles furent communes dans tout l’empire. Il n’y a aucun temps où toutes les histoires nous fassent paroistre un plus grand nombre de ces imposteurs qui se vantent de prédire l’avenir, et trompent les peuples par leurs prestiges. Un Simon Le Magicien, un Elymas, un Apollonius Tyaneus, un nombre infini d’autres enchanteurs marquez dans les histoires saintes et profanes s’éleverent durant ce siecle où l’enfer sembloit faire ses derniers efforts pour soustenir son empire ébranlé. C’est pourquoy Jesus-Christ remarque en ce temps, principalement parmi les juifs, ce nombre prodigieux de faux prophetes. Qui considerera de prés ses paroles, verra qu’ils devoient se multiplier devant et aprés la ruine de Jérusalem, mais vers ces temps ; et que ce seroit alors que la séduction fortifiée par de faux miracles, et par de fausses doctrines, seroit tout ensemble si subtile, et si puissante, que les elûs mesmes, s’il estoit possible, y seroient trompez .

Je ne dis pas qu’à la fin des siecles, il ne doive encore arriver quelque chose de semblable et de plus dangereux, puis que mesme nous venons de voir que ce qui se passe dans Jérusalem, est la figure manifeste de ces derniers temps : mais il est certain que Jesus-Christ nous a donné cette séduction comme un des effets sensibles de la colere de Dieu sur les juifs, et comme un des signes de leur perte. L’évenement a justifié sa prophetie : tout est icy attesté par des témoignages irreprochables. Nous lisons la prédiction de leurs erreurs dans l’evangile : nous en voyons l’accomplissement dans leurs histoires, et sur tout dans celle de Josephe.

Aprés que Jesus-Christ a prédit ces choses ; dans le dessein qu’il avoit de tirer les siens des malheurs dont Jérusalem estoit menacée, il vient aux signes prochains de la derniere desolation de cette ville.

Dieu ne donne pas toûjours à ses elûs de semblables marques. Dans ces terribles chastimens qui font sentir sa puissance à des nations entieres, il frape souvent le juste avec le coupable : car il a de meilleurs moyens de les separer, que ceux qui paroissent à nos sens. Les mesmes coups qui brisent la paille separent le bon grain ; l’or s’épure dans le mesme feu où la paille est consumée ; et sous les mesmes chastimens par lesquels les méchans sont exterminez, les fideles se purifient. Mais dans la desolation de Jérusalem, afin que l’image du jugement dernier fust plus expresse, et la vengeance divine plus marquée sur les incredules, il ne voulut pas que les juifs qui avoient receû l’evangile, fussent confondus avec les autres ; et Jesus-Christ donna à ses disciples des signes certains ausquels ils pussent connoistre quand il seroit temps de sortir de cette ville réprouvée. Il se fonda, selon sa coustume, sur les anciennes propheties dont il estoit l’interprete aussi-bien que la fin ; et repassant sur l’endroit où la derniere ruine de Jérusalem fut montrée si clairement à Daniel, il dit ces paroles : etc. Un des evangelistes explique l’autre, et en conferant ces passages, il nous est aisé d’entendre que cette abomination prédite par Daniel est la mesme chose que les armées autour de Jérusalem. Les saints peres l’ont ainsi entendu, et la raison nous en convainc. Le mot d’abomination, dans l’usage de la langue sainte, signifie idole : et qui ne sçait que les armées romaines portoient dans leurs enseignes les images de leurs dieux, et de leurs Cesars qui estoient les plus respectez de tous leurs dieux ? Ces enseignes estoient aux soldats un objet de culte ; et parce que les idoles, selon les ordres de Dieu, ne devoient jamais paroistre dans la terre sainte, les enseignes romaines en estoient bannies. Aussi voyons-nous dans les histoires, que tant qu’il a resté aux romains tant soit peu de considération pour les juifs, jamais ils n’ont fait paroistre les enseignes romaines dans la Judée. C’est pour cela que Vitellius, quand il passa dans cette province pour porter la guerre en Arabie, fit marcher ses troupes sans enseignes ; car on réveroit encore alors la religion judaïque, et on ne vouloit point forcer ce peuple à souffrir des choses si contraires à sa loy. Mais au temps de la derniere guerre judaïque, on peut bien croire que les romains n’épargnerent pas un peuple qu’ils vouloient exterminer. Ainsi quand Jérusalem fut assiegée, elle estoit environnée d’autant d’idoles qu’il y avoit d’enseignes romaines ; et l’abomination ne parut jamais tant où elle ne devoit pas estre , c’est à dire dans la terre sainte, et autour du temple.

Est-ce donc là, dira-t-on, ce grand signe que Jesus-Christ devoit donner ? Estoit-il temps de s’enfuir quand Tite assiégea Jérusalem, et qu’il en ferma de si prés les avenuës qu’il n’y avoit plus moyen de s’échaper ? C’est icy qu’est la merveille de la prophetie. Jérusalem a esté assiégée deux fois en ces temps : la premiere, par Cestius gouverneur de Syrie, l’an 68 de Nostre Seigneur ; la seconde, par Tite, quatre ans aprés, c’est à dire, l’an 72. Au dernier siége, il n’y avoit plus moyen de se sauver. Tite faisoit cette guerre avec trop d’ardeur : il surprit toute la nation renfermée dans Jérusalem durant la feste de pasque, sans que personne échapast ; et cette effroyable circonvallation qu’il fit autour de la ville ne laissoit plus d’esperance à ses habitans. Mais il n’y avoit rien de semblable dans le siége de Cestius : il estoit campé à 50 stades, c’est à dire à six milles de Jérusalem. Son armée se répandoit tout autour, mais sans y faire de tranchées ; et il faisoit la guerre si negligemment, qu’il manqua l’occasion de prendre la ville, dont la terreur, les séditions, et mesme ses intelligences luy ouvroient les portes. Dans ce temps, loin que la retraite fust impossible, l’histoire marque expressément que plusieurs juifs se retirerent. C’estoit donc alors qu’il falloit sortir ; c’estoit le signal que le fils de Dieu donnoit aux siens. Aussi a-t-il distingué tres-nettement les deux siéges : l’un, où la ville seroit entourée de fossez et de forts ; alors il n’y auroit plus que la mort pour tous ceux qui y estoient enfermez : l’autre, où elle seroit seulement enceinte de l’armée , et plûtost investie qu’assiegée dans les formes ; c’est alors qu’il falloit fuir, et se retirer dans les montagnes . Les chrestiens obéïrent à la parole de leur maistre. Quoy-qu’il y en eust des milliers dans Jérusalem et dans la Judée, nous ne lisons ni dans Josephe, ni dans les autres histoires, qu’il s’en soit trouvé aucun dans la ville quand elle fut prise. Au contraire, il est constant par l’histoire ecclesiastique et par tous les monumens de nos ancestres, qu’ils se retirerent à la petite ville de Pella, dans un païs de montagnes auprés du desert, aux confins de la Judée et de l’Arabie.

On peut connoistre par là combien précisément ils avoient esté avertis ; et il n’y a rien de plus remarquable que cette séparation des juifs incredules d’avec les juifs convertis au christianisme, les uns estant demeurez dans Jérusalem pour y subir la peine de leur infidelité, et les autres s’estant retirez, comme Loth sorti de Sodome, dans une petite ville où ils considéroient avec tremblement les effets de la vengeance divine, dont Dieu avoit bien voulu les mettre à couvert.

Outre les prédictions de Jesus-Christ, il y eût des prédictions de plusieurs de ses disciples, entre autres celles de Saint Pierre et de Saint Paul. Comme on traisnoit au supplice ces deux fideles témoins de Jesus-Christ ressuscité, ils dénoncerent aux juifs qui les livroient aux gentils, leur perte prochaine. Ils leur dirent, que Jérusalem alloit estre renversée de fonds en comble ; etc. la pieuse antiquité nous a conservé cette prédiction des apostres, qui devoit estre suivie d’un si prompt accomplissement. Saint Pierre en avoit fait beaucoup d’autres, soit par une inspiration particuliere, soit en expliquant les paroles de son maistre ; et Phlegon auteur payen, dont Origene produit le témoignage, a écrit que tout ce que cét apostre avoit prédit, s’estoit accompli de point en point.

Ainsi rien n’arrive aux juifs qui ne leur ait esté prophetisé. La cause de leur malheur nous est clairement marquée dans le mépris qu’ils ont fait de Jesus-Christ et de ses disciples. Le temps des graces estoit passé, et leur perte estoit inévitable.

C’estoit donc en vain, monseigneur, que Tite vouloit sauver Jérusalem et le temple. La sentence estoit partie d’enhaut : il ne devoit plus y rester pierre sur pierre. Que si un empereur romain tenta vainement d’empescher la ruine du temple, un autre empereur romain tenta encore plus vainement de le rétablir. Julien L’Apostat, aprés avoir déclaré la guerre à Jesus-Christ, se crut assez puissant pour anéantir ses prédictions. Dans le dessein qu’il avoit de susciter de tous costez des ennemis aux chrestiens, il s’abbaissa jusqu’à rechercher les juifs, qui estoient le rebut du monde. Il les excita à rebastir leur temple ; il leur donna des sommes immenses, et les assista de toute la force de l’empire. Ecoutez quel en fut l’évenement, et voyez comme Dieu confond les princes superbes. Les saints peres et les historiens ecclesiastiques le raportent d’un commun accord, et le justifient par des monumens qui restoient encore de leur temps. Mais il falloit que la chose fust attestée par les payens mesmes. Ammian Marcellin gentil de religion, et zelé défenseur de Julien, l’a racontée en ces termes. Etc.

Les auteurs ecclesiastiques plus exacts à representer un évenement si mémorable, joignent le feu du ciel au feu de la terre. Mais enfin la parole de Jesus-Christ demeura ferme. Saint Jean Chrysostome s’écrie : etc.

Ne parlons plus de Jérusalem, ni du temple. Jettons les yeux sur le peuple mesme, autrefois le temple vivant du dieu des armées, et maintenant l’objet de sa haine. Les juifs sont plus abbatus que leur temple et que leur ville. L’esprit de verité n’est plus parmi eux : la prophetie y est éteinte : les promesses sur lesquelles ils appuyoient leur esperance, se sont évanoûïes : tout est renversé dans ce peuple, et il n’y reste plus pierre sur pierre . Et voyez jusques à quel point ils sont livrez à l’erreur. Jesus-Christ leur avoit dit : etc. Depuis ce temps, l’esprit de séduction regne tellement parmi eux, qu’ils sont prests encore à chaque moment à s’y laisser emporter. Ce n’estoit pas assez que les faux prophetes eussent livré Jérusalem entre les mains de Tite ; les juifs n’estoient pas encore bannis de la Judée, et l’amour qu’ils avoient pour Jérusalem en avoit obligé plusieurs à choisir leur demeure parmi ses ruines. Voicy un faux Christ qui va achever de les perdre. Cinquante ans aprés la prise de Jérusalem, dans le siecle de la mort de Nostre Seigneur, l’infame Barchochebas, un voleur, un scelerat, parce que son nom signifioit le fils de l’étoille, se disoit l’étoille de Jacob prédite au livre des nombres, et se porta pour le Christ. Akibas le plus autorisé de tous les rabbins, et à son exemple tous ceux que les juifs appelloient leurs sages, entrerent dans son parti, sans que l’imposteur leur donnast aucune autre marque de sa mission, sinon qu’Akibas disoit que le Christ ne pouvoit pas beaucoup tarder. Les juifs se révolterent par tout l’empire romain sous la conduite de Barchochebas qui leur promettoit l’empire du monde. Adrien en tua six cens mille : le joug de ces malheureux s’appesantit, et ils furent bannis pour jamais de la Judée. Qui ne voit que l’esprit de séduction s’est saisi de leur coeur ? l’amour de la verité qui leur apportoit le salut, s’est éteint en eux : Dieu leur a envoyé une efficace d’erreur qui les fait croire au mensonge. il n’y a point d’imposture si grossiere qui ne les séduise. De nos jours, un imposteur s’est dit le Christ en Orient : tous les juifs commençoient à s’attrouper autour de luy : nous les avons veûs en Italie, ën Hollande, en Allemagne, et à Mets, se préparer à tout vendre et à tout quitter pour le suivre. Ils s’imaginoient déja qu’ils alloient devenir les maistres du monde, quand ils apprirent que leur Christ s’estoit fait turc, et avoit abandonné la loy de Moïse.


X.

La suite des erreurs des Juifs, & la maniere dont ils expliquent les Prophèties.


Il ne faut pas s’étonner qu’ils soient tombez dans de tels égaremens, ni que la tempeste les ait dissipez aprés qu’ils ont eû quitté leur route. Cette route leur estoit marquée dans leurs propheties, principalement dans celles qui désignoient le temps du Christ. Ils ont laissé passer ces précieux momens sans en profiter : c’est pourquoy on les voit en suite livrez au mensonge, et ils ne sçavent plus à quoy se prendre. Donnez-moy encore un moment pour vous raconter la suite de leurs erreurs, et tous les pas qu’ils ont faits pour s’enfoncer dans l’abisme. Les routes par où on s’égare, tiennent toûjours au grand chemin ; et en considerant où l’égarement a commencé, on marche plus seûrement dans la droite voye. Nous avons veû, monseigneur, que deux propheties marquoient aux juifs le temps du Christ, celle de Jacob, et celle de Daniel. Elles marquoient toutes deux la ruine du royaume de Juda au temps que le Christ viendroit. Mais Daniel expliquoit que la totale destruction de ce royaume devoit estre une suite de la mort du Christ : et Jacob disoit clairement, que dans la décadence du royaume de Juda, le Christ qui viendroit alors seroit l’attente des peuples ; c’est à dire, qu’il en seroit le liberateur, et qu’il se feroit un nouveau royaume composé non plus d’un seul peuple, mais de tous les peuples du monde. Les paroles de la prophetie ne peuvent avoir d’autre sens, et c’estoit la tradition constante des juifs qu’elles devoient s’entendre de cette sorte.

De là cette opinion répanduë parmi les anciens rabbins, et qu’on voit encore dans leur talmud, que dans le temps que le Christ viendroit, il n’y auroit plus de magistrature : de sorte qu’il n’y avoit rien de plus important pour connoistre le temps de leur messie, que d’observer quand ils tomberoient dans cét estat malheureux. En effet, ils avoient bien commencé ; et s’ils n’avoient eû l’esprit occupé des grandeurs mondaines qu’ils vouloient trouver dans le messie, afin d’y avoir part sous son empire, ils n’auroient peû méconnoistre Jesus-Christ. Le fondement qu’ils avoient posé estoit certain : car aussitost que la tyrannie du premier Hérode, et le changement de la république judaïque qui arriva de son temps, leur eût fait voir le moment de la décadence marquée dans la prophetie, ils ne douterent point que le Christ ne deust venir, et qu’on ne vist bientost ce nouveau royaume où devoient se réünir tous les peuples. Une des choses qu’ils remarquerent, c’est que la puissance de vie et de mort leur fut ostée. C’estoit un grand changement, puis qu’elle leur avoit toûjours esté conservée jusqu’alors, à quelque domination qu’ils fussent soumis, et mesme dans Babylone pendant leur captivité. L’histoire de Susanne le fait assez voir, et c’est une tradition constante parmi eux. Les rois de Perse qui les rétablirent, leur laisserent cette puissance par un decret exprés que nous avons remarqué en son lieu ; et nous avons veû aussi que les premiers seleucides avoient plustost augmenté que restraint leurs privileges. Je n’ay pas besoin de parler icy encore une fois du regne des machabées où ils furent non seulement affranchis, mais puissans et redoutables à leurs ennemis. Pompée qui les affoiblit à la maniere que nous avons veûë, content du tribut qu’il leur imposa, et de les mettre en estat que le peuple romain en pust disposer dans le besoin, leur laissa leur prince avec toute la jurisdiction. On sçait assez que les romains en usoient ainsi, et ne touchoient point au gouvernement du dedans dans les païs à qui ils laissoient leurs rois naturels.

Enfin les juifs sont d’accord qu’ils perdirent cette puissance de vie et de mort, seulement quarante ans avant la desolation du second temple ; et on ne peut douter que ce ne soit le premier Hérode qui ait commencé à faire cette playe à leur liberté. Car depuis que pour se venger du sanedrin, où il avoit esté obligé de comparoistre luy mesme avant qu’il fust roy, et en suite pour s’attirer toute l’autorité à luy seul, il eût attaqué cette assemblée qui estoit comme le senat fondé par Moïse, et le conseil perpetuel de la nation où la supréme jurisdiction estoit exercée ; peu à peu ce grand corps perdit son pouvoir, et il luy en restoit bien peu quand Jesus-Christ vint au monde. Les affaires empirerent sous les enfans d’Hérode, lors que le royaume d’Archelaus, dont Jérusalem estoit la capitale, réduit en province romaine, fut gouverné par des présidens que les empereurs envoyoient. Dans ce malheureux estat les juifs garderent si peu la puissance de vie et de mort, que pour faire mourir Jesus-Christ, qu’à quelque prix que ce fust ils vouloient perdre, il leur fallut avoir recours à Pilate ; et ce foible gouverneur leur ayant dit qu’ils le fissent mourir eux-mesmes, ils répondirent tout d’une voix, nous n’avons pas le pouvoir de faire mourir personne . Aussi fut-ce par les mains d’Hérode qu’ils firent mourir Saint Jacques frere de Saint Jean, et qu’ils mirent Saint Pierre en prison. Quand ils eûrent résolu la mort de Saint Paul, ils le livrerent entre les mains des romains comme ils avoient fait Jesus-Christ ; et le voeu sacrilege de leurs faux zelez qui jurerent de ne boire ni ne manger jusques à ce qu’ils eussent tué ce saint apostre, montre assez qu’ils se croyoient décheûs du pouvoir de le faire mourir juridiquement. Que s’ils lapiderent Saint Estienne, ce fut tumultuairement, et par un effet de ces emportemens séditieux que les romains ne pouvoient pas toûjours réprimer dans ceux qui se disoient alors les zelateurs. On doit donc tenir pour certain, tant par ces histoires que par le consentement des juifs, et par l’estat de leurs affaires, que vers les temps de Nostre Seigneur, et sur tout dans ceux où il commença d’exercer son ministere, ils perdirent entierement l’autorité temporelle. Ils ne purent voir cette perte, sans se souvenir de l’ancien oracle de Jacob, qui leur prédisoit que dans le temps du messie il n’y auroit plus parmi eux ni puissance, ni autorité, ni magistrature. Un de leurs plus anciens auteurs le remarque ; et il a raison d’avoûër que le sceptre n’estoit plus alors dans Juda, ni l’autorité dans les chefs du peuple, puis que la puissance publique leur estoit ostée, et que le sanedrin estant dégradé, les membres de ce grand corps n’estoient plus considerez comme juges, mais comme simples docteurs. Ainsi, selon eux-mesmes, il estoit temps que le Christ parust. Comme ils voyoient ce signe certain de la prochaine arrivée de ce nouveau roy, dont l’empire devoit s’étendre sur tous les peuples, ils crurent qu’en effet il alloit paroistre. Le bruit s’en répandit aux environs, et on fut persuadé dans tout l’Orient qu’on ne seroit pas long-temps sans voir sortir de Judée ceux qui regneroient sur toute la terre.

Tacite et Suétone rapportent ce bruit comme établi par une opinion constante, et par un ancien oracle qu’on trouvoit dans les livres sacrez du peuple juif. Josephe recite cette prophetie dans les mesmes termes, et dit comme eux qu’elle se trouvoit dans les saints livres. L’autorité de ces livres dont on avoit veû les prédictions si visiblement accomplies en tant de rencontres, estoit grande dans tout l’Orient ; et les juifs plus attentifs que les autres à observer des conjonctures qui estoient principalement écrites pour leur instruction, reconnurent le temps du messie que Jacob avoit marqué dans leur décadence. Ainsi les réflexions qu’ils firent sur leur estat furent justes ; et sans se tromper sur les temps du Christ, ils connurent qu’il devoit venir dans le temps qu’il vint en effet. Mais, ô foiblesse de l’esprit humain, et vanité source inévitable d’aveuglement ! L’humilité du sauveur cacha à ces orgueïlleux les veritables grandeurs qu’ils devoient chercher dans leur messie. Ils vouloient que ce fust un roy semblable aux rois de la terre. C’est pourquoy les flateurs du premier Herode, ébloûïs de la grandeur et de la magnificence de ce prince, qui tout tyran qu’il estoit, ne laissa pas d’enrichir la Judée, dirent qu’il estoit luy-mesme ce roy tant promis. C’est aussi ce qui donna lieu à la secte des herodiens, dont il est tant parlé dans l’evangile, et que les payens ont connuë, puis que Perse et son scholiaste nous apprennent, qu’encore du temps de Neron, la naissance du roy Herode estoit célebrée par ses sectateurs avec la mesme solennité que le sabath. Josephe tomba dans une semblable erreur. Cét homme instruit , comme il dit luy-mesme, dans les propheties judaïques, comme estant prestre et sorti de la race sacerdotale, reconnut à la verité que la venuë de ce roy promis par Jacob convenoit aux temps d’Herode, où il nous montre luy-mesme avec tant de soin un commencement manifeste de la ruine des juifs : mais comme il ne vit rien dans sa nation qui remplist ces ambitieuses idées qu’elle avoit conceûës de son Christ, il poussa un peu plus avant le temps de la prophetie ; et l’appliquant à Vespasien, il asseûra que cét oracle de l’ecriture signifioit ce prince déclaré empereur dans la Judée .

C’est ainsi qu’il détournoit l’ecriture sainte pour autoriser sa flaterie : aveugle, qui transportoit aux estrangers l’esperance de Jacob et de Juda ; qui cherchoit en Vespasien le fils d’Abraham et de David ; et attribuoit à un prince idolatre le titre de celuy dont les lumieres devoient retirer les gentils de l’idolatrie. La conjoncture des temps le favorisoit. Mais pendant qu’il attribuoit à Vespasien ce que Jacob avoit dit du Christ, les zelez qui défendoient Jérusalem se l’attribuoient à eux-mesmes. C’est sur ce seul fondement qu’ils se promettoient l’empire du monde, comme Josephe le raconte ; plus raisonnables que luy, en ce que du moins ils ne sortoient pas de la nation pour chercher l’accomplissement des promesses faites à leurs peres. Comment n’ouvroient-ils pas les yeux au grand fruit que faisoit deslors parmi les gentils la prédication de l’evangile, et à ce nouvel empire que Jesus-Christ établissoit par toute la terre ? Qu’y avoit-il de plus beau qu’un empire où la pieté regnoit, où le vray dieu triomphoit de l’idolatrie, où la vie éternelle estoit annoncée aux nations infideles ; et l’empire mesme des Cesars n’estoit-il pas une vaine pompe à comparaison de celuy-cy ? Mais cét empire n’estoit pas assez éclatant aux yeux du monde. Qu’il faut estre desabusé des grandeurs humaines pour connoistre Jesus-Christ ! Les juifs connurent les temps ; les juifs voyoient les peuples appellez au dieu d’Abraham selon l’oracle de Jacob par Jesus-Christ et par ses disciples : et toutefois ils le méconnurent ce Jesus qui leur estoit déclaré par tant de marques. Et encore que durant sa vie et aprés sa mort il confirmast sa mission par tant de miracles, ces aveugles le rejetterent, parce qu’il n’avoit en luy que la solide grandeur destituée de tout l’appareil qui frape les sens, et qu’il venoit plustost pour condamner que pour couronner leur ambition aveugle. Et toutefois forcez par les conjonctures et les circonstances du temps, malgré leur aveuglement ils sembloient quelquefois sortir de leurs préventions. Tout se disposoit tellement du temps de Nostre Seigneur à la manifestation du messie, qu’ils soupçonnerent que Saint Jean Baptiste le pouvoit bien estre. Sa maniere de vie austere, extraordinaire, étonnante, les frapa ; et au defaut des grandeurs du monde, ils parurent vouloir d’abord se contenter de l’éclat d’une vie si prodigieuse. La vie simple et commune de Jesus-Christ rebuta ces esprits grossiers autant que superbes qui ne pouvoient estre pris que par les sens, et qui d’ailleurs éloignez d’une conversion sincere, ne vouloient rien admirer que ce qu’ils regardoient comme inimitable. De cette sorte Saint Jean Baptiste, qu’on jugea digne d’estre le Christ, n’en fut pas cru quand il montra le Christ veritable ; et Jesus-Christ, qu’il falloit imiter quand on y croyoit, parut trop humble aux juifs pour estre suivi. Cependant l’impression qu’ils avoient conceûë que le Christ devoit paroistre en ce temps, estoit si forte, qu’elle demeura prés d’un siecle parmi eux. Ils crurent que l’accomplissement des propheties pouvoit avoir une certaine étenduë, et n’estoit pas toûjours toute renfermée dans un point précis ; de sorte que prés de cent ans il ne se parloit parmi eux que des faux Christs qui se faisoient suivre, et des faux prophetes qui les annonçoient. Les siecles précedens n’avoient rien veû de semblable ; et les juifs ne prodiguerent le nom du Christ, ni quand Judas Le Machabée remporta sur leur tyran tant de victoires, ni quand son frere Simon les affranchit du joug des gentils, ni quand le premier Hyrcan fit tant de conquestes. Les temps et les autres marques ne convenoient pas, et ce n’est que dans le siecle de Jesus-Christ qu’on a commencé à parler de tous ces messies. Les samaritains qui lisoient dans le pentateuque la prophetie de Jacob, se firent des Christs aussi-bien que les juifs, et un peu aprés Jesus-Christ ils reconnurent leur Dosithée. Simon Le Magicien de mesme païs se vantoit aussi d’estre le fils de Dieu, et Menandre son disciple se disoit le sauveur du monde. Dés le vivant de Jesus-Christ la samaritaine avoit cru que le messie alloit venir : tant il estoit constant dans la nation, et parmi tous ceux qui lisoient l’ancien oracle de Jacob, que le Christ devoit paroistre dans ces conjonctures. Quand le terme fut tellement passé qu’il n’y eût plus rien à attendre, et que les juifs eûrent veû par experience que tous les messies qu’ils avoient suivis, loin de les tirer de leurs maux, n’avoient fait que les y enfoncer davantage : alors ils furent long-temps sans qu’il parust parmi eux de nouveaux messies ; et Barchochebas est le dernier qu’ils ayent reconnu pour tel dans ces premiers temps du christianisme. Mais l’ancienne impression ne put estre entierement effacée. Au lieu de croire que le Christ avoit paru, comme ils avoient fait encore au temps d’Adrien ; sous les Antonins ses successeurs, ils s’aviserent de dire que leur messie estoit au monde, bien qu’il ne parust pas encore, parce qu’il attendoit le prophete Elie qui devoit venir le sacrer. Ce discours estoit commun parmi eux dans le temps de saint Justin ; et nous trouvons aussi dans leur talmud la doctrine d’un de leurs maistres des plus anciens, qui disoit que le Christ estoit venu etc.

une telle réverie ne put pas entrer dans les esprits ; et les juifs contraints enfin d’avoûër que le messie n’estoit pas venu dans le temps qu’ils avoient raison de l’attendre selon leurs anciennes propheties, tomberent dans un autre abisme. Peu s’en fallut qu’ils ne renonçassent à l’esperance de leur messie qui leur manquoit dans le temps ; et plusieurs suivirent un fameux rabbin, dont les paroles se trouvent encore conservées dans le talmud. Celuy-cy voyant le terme passé de si loin, conclut que les israëlites n’avoient plus de messie à attendre, etc. a la verité cette opinion, loin de prévaloir parmi les juifs, y a esté détestée. Mais comme ils ne connoissent plus rien dans les temps qui leur sont marquez par leurs propheties, et qu’ils ne sçavent par où sortir de ce labyrinthe, ils ont fait un article de foy de cette parole que nous lisons dans le talmud, etc. : comme on voit dans une tempeste qui a écarté le vaisseau trop loin de sa route, le pilote desesperé abandonner son calcul, et aller où le mene le hazard.

Depuis ce temps, toute leur étude a esté d’éluder les propheties où le temps du Christ estoit marqué : ils ne se sont pas souciez de renverser toutes les traditions de leurs peres, pourveû qu’ils pussent oster aux chrestiens ces admirables propheties ; et ils en sont venus jusques à dire que celle de Jacob ne regardoit pas le Christ. Mais leurs anciens livres les démentent. Cette prophetie est entenduë du messie dans le talmud, et la maniere dont nous l’expliquons se trouve dans leurs paraphrases, c’est à dire dans les commentaires les plus authentiques et les plus respectez qui soient parmi eux. Nous y trouvons en propres termes que la maison et le royaume de Juda, auquel se devoit réduire un jour toute la posterité de Jacob et tout le peuple d’Israël, produiroit toûjours des juges et des magistrats , jusqu’à la venuë du messie, sous lequel il se formeroit un royaume composé de tous les peuples. C’est le témoignage que rendoient encore aux juifs dans les premiers temps du christianisme, leurs plus célebres docteurs et les plus receûs. L’ancienne tradition si ferme, et si établie ne pouvoit estre abolie d’abord ; et quoy-que les juifs n’appliquassent pas à Jesus-Christ la prophetie de Jacob, ils n’avoient encore osé nier qu’elle ne convinst au messie. Ils n’en sont venus à cét excés que long-temps aprés, et lors que pressez par les chrestiens ils ont enfin apperceû que leur propre tradition estoit contre eux.

Pour la prophetie de Daniel où la venuë du Christ estoit renfermée dans le terme de 490]ans, à compter depuis la vingtiéme année d’Artaxerxe à la longue main : comme ce terme menoit à la fin du quatriéme millenaire du monde, c’estoit aussi une tradition tres-ancienne parmi les juifs, que le messie paroistroit vers la fin de ce quatriéme millenaire, et environ deux mille ans aprés Abraham. Un Elie, dont le nom est grand parmi les juifs, quoyque ce ne soit pas le prophete, l’avoit ainsi enseigné avant la naissance de Jesus-Christ ; et la tradition s’en est conservée dans le livre du talmud. Vous avez veû ce terme accompli à la venuë de Nostre Seigneur, puis qu’il a paru en effet environ deux mille ans aprés Abraham, et vers l’an 4000 du monde. Cependant les juifs ne l’ont pas connu ; et frustrez de leur attente, ils ont dit que leurs pechez avoient retardé le messie qui devoit venir. Mais cependant nos dates sont asseûrées de leur aveu propre ; et c’est un trop grand aveuglement de faire dépendre des hommes un terme que Dieu a marqué si précisément dans Daniel. C’est encore pour eux un grand embarras de voir que ce prophete fasse aller le temps du Christ avant celuy de la ruine de Jérusalem ; de sorte que ce dernier temps estant accompli, celuy qui le précede le doit estre aussi.

Josephe s’est icy trompé trop grossiérement. Il a bien compté les semaines qui devoient estre suivies de la desolation du peuple juif ; et les voyant accomplies dans le temps que Tite mit le siége devant Jérusalem, il ne douta point que le moment de la perte de cette ville ne fust arrivé. Mais il ne considera pas que cette desolation devoit estre précedée de la venuë du Christ et de sa mort ; de sorte qu’il n’entendit que la moitié de la prophetie.

Les juifs qui sont venus aprés luy ont voulu suppléer à ce defaut. Ils nous ont forgé un Agrippa descendu d’Hérode, que les romains, disent-ils, ont fait mourir un peu devant la ruine de Jérusalem ; et ils veulent que cét Agrippa, Christ par son titre de roy, soit le Christ dont il est parlé dans Daniel : nouvelle preuve de leur aveuglement. Car outre que cét Agrippa ne peut estre ni le juste, ni le saint des saints, ni la fin des propheties, tel que devoit estre le Christ que Daniel marquoit en ce lieu ; outre que le meurtre de cét Agrippa, dont les juifs estoient innocens, ne pouvoit pas estre la cause de leur desolation, comme devoit estre la mort du Christ de Daniel : ce que disent icy les juifs est une fable. Cét Agrippa descendu d’Hérode fut toûjours du parti des romains : il fut toûjours bien traité par leurs empereurs, et regna dans un canton de la Judée long-temps aprés la prise de Jerusalem, comme l’atteste Josephe et les autres contemporains.

Ainsi tout ce qu’inventent les juifs pour éluder les propheties, les confond. Eux-mesmes ils ne se fient pas à des inventions si grossieres, et leur meilleure défense est dans cette loy qu’ils ont établie de ne supputer plus les jours du messie. Par là ils ferment les yeux volontairement à la verité, et renoncent aux propheties où le Saint Esprit a luy-mesme compté les années : mais pendant qu’ils y renoncent, ils les accomplissent, et font voir la verité de ce qu’elles disent de leur aveuglement et de leur chute.

Qu’ils répondent ce qu’ils voudront aux propheties : la desolation qu’elles prédisoient leur est arrivée dans le temps marqué ; l’évenement est plus fort que toutes leurs subtilitez ; et si le Christ n’est venu dans cette fatale conjoncture, les prophetes en qui ils esperent les ont trompez. Et pour achever de les convaincre, remarquez deux circonstances qui ont accompagné leur chute et la venuë du sauveur du monde : l’une, que la succession des pontifes perpetuelle et inalterable depuis Aaron, finit alors ; l’autre, que la distinction des tribus et des familles toûjours conservée jusqu’à ce temps y perit de leur aveu propre.

Cette distinction estoit necessaire jusques au temps du messie. De Levi devoient naistre les ministres des choses sacrées. D’Aaron devoient sortir les prestres et les pontifes. De Juda devoit sortir le messie mesme. Si la distinction des familles n’eust subsisté jusqu’à la ruine de Jérusalem, et jusqu’à la venuë de Jesus-Christ, les sacrifices judaïques auroient peri devant le temps, et David eust esté frustré de la gloire d’estre reconnu pour le pere du messie. Le messie est-il arrivé ? Le sacerdoce nouveau, selon l’ordre de Melchisedech, a-t-il commencé en sa personne, et la nouvelle royauté qui n’estoit pas de ce monde a-t-elle paru ? On n’a plus besoin d’Aaron, ni de Levi, ni de Juda, ni de David, ni de leurs familles. Aaron n’est plus necessaire dans un temps où les sacrifices devoient cesser selon Daniel. La maison de David et de Juda a accompli sa destinée lors que le Christ de Dieu en est sorti ; et comme si les juifs renonçoient eux-mesmes à leur esperance, ils oublient précisément en ce temps la succession des familles jusques alors si soigneusement et si religieusement retenuë.

N’omettons pas une des marques de la venuë du messie, et peut-estre la principale si nous la sçavons bien entendre, quoy-qu’elle fasse le scandale et l’horreur des juifs. C’est la rémission des pechez annoncée au nom d’un sauveur souffrant, d’un sauveur humilié et obéïssant jusqu’à la mort. Daniel avoit marqué parmi ses semaines, la semaine mysterieuse que nous avons observée, où le Christ devoit estre immolé, où l’alliance devoit estre confirmée par sa mort, où les anciens sacrifices devoient perdre leur vertu. Joignons Daniel avec Isaïe : nous trouverons tout le fond d’un si grand mystere ; nous verrons l’homme de douleurs, etc. ouvrez les yeux, incredules : n’est-il pas vray que la rémission des pechez vous a esté preschée au nom de Jesus-Christ crucifié ? S’estoit-on jamais avisé d’un tel mystere ? Quelqu’autre que Jesus-Christ, ou devant luy, ou aprés, s’est-il glorifié de laver les pechez par son sang ? Se sera-t-il fait crucifier exprés pour aquerir un vain honneur, et accomplir en luy-mesme une si funeste prophetie ? Il faut se taire, et adorer dans l’evangile une doctrine qui ne pourroit pas mesme venir dans la pensée d’aucun homme, si elle n’estoit veritable. L’embarras des juifs est extréme dans cét endroit : ils trouvent dans leurs ecritures trop de passages où il est parlé des humiliations de leur messie. Que deviendront donc ceux où il est parlé de sa gloire et de ses triomphes ? Le dénoûëment naturel est, qu’il viendra aux triomphes par les combats, et à la gloire par les souffrances. Chose incroyable ! Les juifs ont mieux aimé mettre deux messies. Nous voyons dans leur talmud et dans d’autres livres d’une pareille antiquité, qu’ils attendent un messie souffrant, et un messie plein de gloire ; l’un mort et ressuscité ; l’autre toûjours heureux et toûjours vainqueur ; l’un à qui conviennent tous les passages où il est parlé de foiblesse ; l’autre à qui conviennent tous ceux où il est parlé de grandeur ; l’un enfin fils de Joseph, car on n’a pû luy denier un des caracteres de Jesus-Christ qui a esté réputé fils de Joseph ; et l’autre fils de David : sans jamais vouloir entendre que ce messie fils de David devoit, selon David, boire du torrent avant que de lever la teste ; c’est à dire, estre affligé avant que d’estre triomphant , comme le dit luy-mesme le fils de David. Etc. Au reste, si nous entendons du messie ce grand passage où Isaïe nous represente si vivement l’homme de douleurs frapé pour nos pechez , et défiguré comme un lepreux , nous sommes encore soustenus dans cette explication aussi-bien que dans toutes les autres par l’ancienne tradition des juifs ; et malgré leurs préventions, le chapitre tant de fois cité de leur talmud nous enseigne que ce lepreux chargé des pechez du peuple sera le messie . Les douleurs du messie qui luy seront causées par nos pechez, sont célebres dans le mesme endroit et dans les autres livres des juifs. Il y est souvent parlé de l’entrée aussi humble que glorieuse qu’il devoit faire dans Jérusalem monté sur un asne, et cette célebre prophetie de Zacharie luy est appliquée. De quoy les juifs ont-ils à se plaindre ? Tout leur estoit marqué en termes précis dans leurs prophetes : leur ancienne tradition avoit conservé l’explication naturelle de ces célebres propheties ; et il n’y a rien de plus juste que ce reproche que leur fait le sauveur du monde : hypocrites, vous sçavez juger par les vents et par ce qui vous paroist dans le ciel, si le temps sera serein ou pluvieux ; et vous ne sçavez pas connoistre à tant de signes qui vous sont donnez, le temps où vous estes ! Concluons donc que les juifs ont eû veritablement raison de dire que tous les termes de la venuë du messie sont passez . Juda n’est plus un royaume ni un peuple : d’autres peuples ont reconnu le messie qui devoit estre envoyé. Jesus-Christ a esté montré aux gentils : à ce signe, ils ont accouru au dieu d’Abraham, et la benediction de ce patriarche s’est répanduë par toute la terre. L’homme de douleurs a esté presché, et la rémission des pechez a esté annoncée par sa mort. Toutes les semaines se sont écoulées ; la desolation du peuple et du sanctuaire, juste punition de la mort du Christ, a eû son dernier accomplissement ; enfin le Christ a paru avec tous les caracteres que la tradition des juifs y reconnoissoit, et leur incredulité n’a plus d’excuse.

Aussi voyons-nous depuis ce temps des marques indubitables de leur réprobation. Aprés Jesus-Christ ils n’ont fait que s’enfoncer de plus en plus dans l’ignorance et dans la misere, d’où la seule extrémité de leurs maux, et la honte d’avoir esté si souvent en proye à l’erreur les fera sortir, ou plustost la bonté de Dieu, quand le temps arresté par sa providence pour punir leur ingratitude et dompter leur orgueïl sera accompli. Cependant ils demeurent la risée des peuples, et l’objet de leur aversion, sans qu’une si longue captivité les fasse revenir à eux, encore qu’elle deust suffire pour les convaincre. Car enfin, comme leur dit Saint Jerosme, etc. C’est ce que disoit Saint Jerosme. L’argument s’est fortifié depuis, et douze cens ans ont esté ajoustez à la desolation du peuple juif. Disons-luy donc au lieu de quatre cens ans que seize siecles ont veû durer sa captivité sans que son joug devienne plus leger. Etc.


XI.

Réflexions particulieres sur la conversion des Gentils. Profond conseil de Dieu, qui les vouloit convertir pzr la Croix de Jesus-Christ. Raisonnement de Saint Paul sur cette maniere de les convertir.


Cette conversion des gentils estoit la seconde chose qui devoit arriver au temps du messie, et la marque la plus asseûrée de sa venuë. Nous avons veû comme les prophetes l’avoient clairement prédite, et leurs promesses se sont verifiées dans les temps de Nostre Seigneur. Il est certain qu’alors seulement, et ni plustost ni plus tard, ce que les philosophes n’ont osé tenter, ce que les prophetes ni le peuple juif lors qu’il a esté le plus protegé et le plus fidele n’ont pû faire, douze pescheurs envoyez par Jesus-Christ et témoins de sa résurrection l’ont accompli. C’est que la conversion du monde ne devoit estre l’ouvrage ni des philosophes, ni mesme des prophetes : il estoit réservé au Christ, et c’estoit le fruit de sa croix.

Il falloit à la verité que ce Christ et ses apostres sortissent des juifs, et que la prédication de l’evangile commençast à Jérusalem. Etc. Et il estoit convenable que la nouvelle lumiere dont les peuples plongez dans l’idolatrie, devoient un jour estre éclairez, se répandist par tout l’univers du lieu où elle avoit toûjours esté. C’estoit en Jesus-Christ fils de David et d’Abraham que toutes les nations devoient estre benies et sanctifiées. Nous l’avons souvent remarqué. Mais nous n’avons pas encore observé la cause pour laquelle ce Jesus souffrant, ce Jesus crucifié et anéanti, devoit estre le seul auteur de la conversion des gentils, et le seul vainqueur de l’idolatrie.

Saint Paul nous a expliqué ce grand mystere au I chapitre de la I epistre aux corinthiens, et il est bon de considerer ce bel endroit dans toute sa suite. le Seigneur, dit-il, m’a envoyé prescher l’evangile, etc. sans doute, puis qu’elle n’a pû tirer les hommes de leur ignorance. Mais voicy la raison que Saint Paul en donne. C’est que Dieu voyant que le monde avec la sagesse humaine ne l’avoit point reconnu par les ouvrages de sa sagesse , c’est à dire, par les créatures qu’il avoit si bien ordonnées, il a pris une autre voye, et a résolu de sauver ses fideles par la folie de la prédication , c’est à dire, par le mystere de la croix, où la sagesse humaine ne peut rien comprendre.

Nouveau et admirable dessein de la divine providence ! Dieu avoit introduit l’homme dans le monde, où de quelque costé qu’il tournast les yeux, la sagesse du créateur reluisoit dans la grandeur, dans la richesse et dans la disposition d’un si bel ouvrage. L’homme cependant l’a méconnu : les créatures qui se presentoient pour élever nostre esprit plus haut, l’ont arresté : l’homme aveugle et abruti les a servies ; et non content d’adorer l’oeuvre des mains de Dieu, il a adoré l’oeuvre de ses propres mains. Des fables plus ridicules que celles que l’on conte aux enfans, ont fait sa religion : il a oublié la raison : Dieu la luy veut faire oublier d’une autre sorte. Un ouvrage dont il entendoit la sagesse ne l’a point touché ; un autre ouvrage luy est presenté, où son raisonnement se perd, et où tout luy paroist folie : c’est la croix de Jesus-Christ. Ce n’est point en raisonnant qu’on entend ce mystere ; c’est en captivant son intelligence etc. en effet, que comprenons-nous dans ce mystere où le Seigneur de gloire est chargé d’opprobres ; où la sagesse divine est traitée de folle ; où celuy qui asseûré en luy-mesme de sa naturelle grandeur, n’a pas crû s’attribuer trop etc. toutes nos pensées se confondent ; et comme disoit Saint Paul, il n’y a rien qui paroisse de plus insensé à ceux qui ne sont pas éclairez d’enhaut. Tel estoit le remede que Dieu préparoit à l’idolatrie. Il connoissoit l’esprit de l’homme, et il sçavoit que ce n’estoit pas par raisonnement qu’il falloit détruire une erreur que le raisonnement n’avoit pas établie. Il y a des erreurs où nous tombons en raisonnant, car l’homme s’embrouïlle souvent à force de raisonner : mais l’idolatrie estoit venuë par l’extrémité opposée ; c’estoit en éteignant tout raisonnement, et en laissant dominer les sens qui vouloient tout revestir des qualitez dont ils sont touchez. C’est par là que la divinité estoit devenuë visible, et grossiere. Les hommes luy ont donné leur figure, et ce qui estoit plus honteux encore, leurs vices et leurs passions. Le raisonnement n’avoit point de part à une erreur si brutale. C’estoit un renversement du bon sens, un délire, une phrénesie. Raisonnez avec un phrénetique, et contre un homme qu’une fiévre ardente fait extravaguer ; vous ne faites que l’irriter, et rendre le mal irremédiable : il faut aller à la cause, redresser le temperament, et calmer les humeurs dont la violence cause de si étranges transports. Ainsi ce ne doit pas estre le raisonnement qui guerisse le délire de l’idolatrie. Qu’ont gagné les philosophes avec leurs discours pompeux, avec leur stile sublime, avec leurs raisonnemens si artificieusement arrangez ? Platon avec son éloquence qu’on a crû divine, a-t-il renversé un seul autel où ces monstrueuses divinitez estoient adorées ? Au contraire, luy et ses disciples, et tous les sages du siecle ont sacrifié au mensonge : etc. N’est-ce donc pas avec raison que Saint Paul s’est écrié dans nostre passage, etc. Ont-ils pû seulement détruire les fables de l’idolatrie ? Ont-ils seulement soupçonné qu’il fallust s’opposer ouvertement à tant de blasphêmes, et souffrir, je ne dis pas le dernier supplice, mais le moindre affront pour la verité ? Loin de le faire, ils ont retenu la verité captive, et ont posé pour maxime qu’en matiere de religion, il falloit suivre le peuple : le peuple qu’ils méprisoient tant, a esté leur regle dans la matiere la plus importante de toutes, et où leurs lumieres sembloient le plus necessaires. Qu’as-tu donc servi, ô philosophie ? Etc. C’est ainsi que Dieu a fait voir par experience, que la ruine de l’idolatrie ne pouvoit pas estre l’ouvrage du seul raisonnement humain. Loin de luy commettre la guerison d’une telle maladie, Dieu a achevé de le confondre par le mystere de la croix, et tout ensemble il a porté le remede jusqu’à la source du mal. L’idolatrie, si nous l’entendons, prenoit sa naissance de ce profond attachement que nous avons à nous-mesmes. C’est ce qui nous avoit fait inventer des dieux semblables à nous ; des dieux qui en effet n’estoient que des hommes sujets à nos passions, à nos foiblesses, et à nos vices : de sorte que sous le nom des fausses divinitez, c’estoit en effet leurs propres pensées, leurs plaisirs et leurs fantaisies que les gentils adoroient.

Jesus-Christ nous fait entrer dans d’autres voyes. Sa pauvreté, ses ignominies et sa croix le rendent un objet horrible à nos sens. Il faut sortir de soy-mesme, renoncer à tout, tout crucifier pour le suivre. L’homme arraché à luy-mesme et à tout ce que sa corruption luy faisoit aimer, devient capable d’adorer Dieu et sa verité éternelle dont il veut doresnavant suivre les regles.

Là perissent et s’évanoûïssent toutes les idoles, et celles qu’on adoroit sur des autels, et celles que chacun servoit dans son coeur. Celles-cy avoient élevé les autres. On adoroit Venus, parce qu’on se laissoit dominer à l’amour, et qu’on en aimoit la puissance. Bacchus le plus enjoûé de tous les dieux avoit des autels, parce qu’on s’abandonnoit, et qu’on sacrifioit, pour ainsi dire, à la joye des sens plus douce et plus enyvrante que le vin. Jesus-Christ par le mystere de sa croix vient imprimer dans les coeurs l’amour des souffrances au lieu de l’amour des plaisirs. Les idoles qu’on adoroit au dehors furent dissipées, parce que celles qu’on adoroit au dedans ne subsistoient plus : le coeur purifié, comme dit Jesus-Christ luy-mesme, est rendu capable de voir Dieu ; et l’homme loin de faire Dieu semblable à soy, tasche plustost, autant que le peut souffrir son infirmité, à devenir semblable à Dieu. Le mystere de Jesus-Christ nous a fait voir comment la divinité pouvoit sans se ravilir estre unie à nostre nature, et se revestir de nos foiblesses. Le verbe s’est incarné : celuy qui avoit la forme et la nature de Dieu , sans perdre ce qu’il estoit, a pris la forme d’esclave . Inalterable en luy-mesme, il s’unit, et il s’approprie une nature étrangere. O hommes, vous vouliez des dieux qui ne fussent, à dire vray, que des hommes, et encore des hommes vicieux ! C’estoit un trop grand aveuglement. Mais voicy un nouvel objet d’adoration qu’on vous propose ; c’est un dieu et un homme tout ensemble, mais un homme qui n’a rien perdu de ce qu’il estoit en prenant ce que nous sommes. La divinité demeure immuable, et sans pouvoir se dégrader, elle ne peut qu’élever ce qu’elle unit avec elle. Mais encore qu’est-ce que Dieu a pris de nous ? Nos vices et nos pechez ? A Dieu ne plaise : il n’a pris de l’homme que ce qu’il y a fait, et il est certain qu’il n’y avoit fait, ni le peché, ni le vice. Il y avoit fait la nature ; il l’a prise. On peut dire qu’il avoit fait la mortalité avec l’infirmité qui l’accompagne, parce qu’encore qu’elle ne fust pas du premier dessein, elle estoit le juste supplice du peché, et en cette qualité elle estoit l’oeuvre de la justice divine. Aussi Dieu n’a-t-il pas dédaigné de la prendre ; et en prenant la peine du peché sans le peché mesme, il a montré qu’il estoit, non pas un coupable qu’on punissoit, mais le juste qui expioit les pechez des autres. De cette sorte, au lieu des vices que les hommes mettoient dans leurs dieux, toutes les vertus ont paru dans ce dieu-homme ; et afin qu’elles y parussent dans les dernieres épreuves, elles y ont paru au milieu des plus horribles tourmens. Ne cherchons plus d’autre dieu visible aprés celuy-cy : il est seul digne d’abbatre toutes les idoles ; et la victoire qu’il devoit remporter sur elles est attachée à sa croix.

C’est à dire qu’elle est attachée à une folie apparente. Etc. Voilà le dernier coup qu’il falloit donner à nostre superbe ignorance. La sagesse où on nous mene est si sublime, qu’elle paroist folie à nostre sagesse ; et les regles en sont si hautes, que tout nous y paroist un égarement. Mais si cette divine sagesse nous est impenétrable en elle-mesme, elle se déclare par ses effets. Une vertu sort de la croix, et toutes les idoles sont ébranlées. Nous les voyons tomber par terre, quoy-que soustenuës par toute la puissance romaine. Ce ne sont point les sages, ce ne sont point les nobles, ce ne sont point les puissans qui ont fait un si grand miracle. L’oeuvre de Dieu a esté suivie, et ce qu’il avoit commencé par les humiliations de Jesus-Christ, il l’a consommé par les humiliations de ses disciples. considerez, mes freres, c’est ainsi que Saint Paul acheve son admirable discours, considerez ceux que Dieu a appellez parmi vous, et dont il a composé cette eglise victorieuse du monde. Etc. Les apostres et leurs disciples, le rebut du monde, et le néant mesme, à les regarder par les yeux humains, ont prévalu à tous les empereurs et à tout l’empire. Les hommes avoient oublié la création, et Dieu l’a renouvellée en tirant de ce néant son eglise qu’il a rendu toute puissante contre l’erreur. Il a confondu avec les idoles toute la grandeur humaine qui s’interessoit à les défendre ; et il a fait un si grand ouvrage, comme il avoit fait l’univers, par la seule force de sa parole.


XII.

Diverses formes de l'Idolatrie : les sens, l'interet, un faux respect de l'antiquité, la Politique, la Philosophie, & les Heresies viennent à son secours : l'Eglise triomphe de tout.


L’idolatrie nous paroist la foiblesse mesme, et nous avons peine à comprendre qu’il ait fallu tant de force pour la détruire. Mais au contraire son extravagance fait voir la difficulté qu’il y avoit à la vaincre ; et un si grand renversement du bon sens montre assez combien le principe estoit gasté. Le monde avoit vieilli dans l’idolatrie ; et enchanté par ses idoles il estoit devenu sourd à la voix de la nature qui crioit contre elles. Quelle puissance falloit-il pour rappeller dans la memoire des hommes le vray Dieu si profondément oublié, et retirer le genre humain d’un si prodigieux assoupissement ? Tous les sens, toutes les passions, tous les interests combatoient pour l’idolatrie. Elle estoit faite pour le plaisir : les divertissemens, les spectacles, et enfin la licence mesme y faisoient une partie du culte divin. Les festes n’estoient que des jeux ; et il n’y avoit nul endroit de la vie humaine d’où la pudeur fust bannie avec plus de soin qu’elle l’estoit des mysteres de la religion. Comment accoustumer des esprits si corrompus à la régularité de la religion veritable, chaste, severe, ennemie des sens, et uniquement attachée aux biens invisibles ? Saint Paul parloit à Felix gouverneur de Judée, etc. C’estoit un discours à remettre au loin à un homme qui vouloit joûïr sans scrupule et à quelque prix que ce fust des biens de la terre.

Voulez-vous voir remuer l’interest, ce puissant ressort qui donne le mouvement aux choses humaines ? Dans ce grand décri de l’idolatrie que commençoient à causer dans toute l’Asie les prédications de Saint Paul, les ouvriers qui gagnoient leur vie en faisant de petits temples d’argent de la Diane d’Ephese s’assemblerent, et le plus accredité d’entre eux leur representa que leur gain alloit cesser : etc.

Que l’interest est puissant, et qu’il est hardi quand il peut se couvrir du prétexte de la religion ! Il n’en fallut pas davantage pour émouvoir ces ouvriers. Ils sortirent tous ensemble criant comme des furieux, la grande Diane des ephesiens, et traisnant les compagnons de Saint Paul au theatre, où toute la ville s’estoit assemblée. Alors les cris redoublerent, et durant deux heures la place publique retentissoit de ces mots, la grande Diane des ephesiens . Saint Paul et ses compagnons furent à peine arrachez des mains du peuple par les magistrats qui craignirent qu’il n’arrivast de plus grands desordres dans ce tumulte. Joignez à l’interest des particuliers l’interest des prestres qui alloient tomber avec leurs dieux ; joignez à tout cela l’interest des villes que la fausse religion rendoit illustres, comme la ville d’Ephese qui devoit à son temple ses privileges, et l’abord des étrangers dont elle estoit enrichie : quelle tempeste devoit s’élever contre l’eglise naissante, et faut-il s’étonner de voir les apostres si souvent batus, lapidez, et laissez pour morts au milieu de la populace ? Mais un plus grand interest va remuer une plus grande machine ; l’interest de l’estat va faire agir le senat, le peuple romain et les empereurs. Il y avoit déja long-temps que les ordonnances du sénat défendoient les religions étrangeres. Les empereurs estoient entrez dans la mesme politique ; et dans cette belle déliberation où il s’agissoit de réformer les abus du gouvernement, un des principaux réglemens que Mecenas proposa à Auguste, fut d’empescher les nouveautez dans la religion qui ne manquoient pas de causer de dangereux mouvemens dans les estats. La maxime estoit veritable : car qu’y a-t-il qui émeuve plus violemment les esprits, et les porte à des excés plus étranges ? Mais Dieu vouloit faire voir que l’établissement de la religion veritable n’excitoit pas de tels troubles ; et c’est une des merveilles qui montre qu’il agissoit dans cét ouvrage. Car qui ne s’étonneroit de voir que durant trois cens ans entiers que l’eglise a eû à souffrir tout ce que la rage des persecuteurs pouvoit inventer de plus cruel, parmi tant de seditions et tant de guerres civiles, parmi tant de conjurations contre la personne des empereurs, il ne se soit jamais trouvé un seul chrestien ni bon ni mauvais ? Les chrestiens défient leurs plus grands ennemis d’en nommer un seul ; il n’y en eût jamais aucun : tant la doctrine chrestienne inspiroit de venération pour la puissance publique ; et tant fut profonde l’impression que fit dans tous les esprits cette parole du fils de Dieu, rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu .

Cette belle distinction porta dans les esprits une lumiere si claire, que jamais les chrestiens ne cesserent de respecter l’image de Dieu dans les princes persecuteurs de la verité. Ce caractere de soumission reluit tellement dans toutes leurs apologies, qu’elles inspirent encore aujourd’huy à ceux qui les lisent l’amour de l’ordre public, et fait voir qu’ils n’attendoient que de Dieu l’établissement du christianisme. Des hommes si déterminez à la mort qui remplissoient tout l’empire et toutes les armées, ne se sont pas échapez une seule fois durant tant de siecles de souffrance ; ils se défendoient à eux-mesmes, non seulement les actions séditieuses, mais encore les murmures. Le doigt de Dieu estoit dans cette oeuvre, et nulle autre main que la sienne n’eust pû retenir des esprits poussez à bout par tant d’injustices.

A la verité il leur estoit dur d’estre traitez d’ennemis publics, et d’ennemis des empereurs, eux qui ne respiroient que l’obéïssance, et dont les voeux les plus ardens avoient pour objet le salut des princes et le bonheur de l’estat. Mais la politique romaine se croyoit attaquée dans ses fondemens, quand on méprisoit ses dieux. Rome se vantoit d’estre une ville sainte par sa fondation, consacrée dés son origine par des auspices divins, et dédiée par son auteur au dieu de la guerre. Peu s’en faut qu’elle ne crust Jupiter plus present dans le capitole que dans le ciel. Elle croyoit devoir ses victoires à sa religion. C’est par là qu’elle avoit dompté et les nations et leurs dieux, car on raisonnoit ainsi en ce temps : de sorte que les dieux romains devoient estre les maistres des autres dieux, comme les romains estoient les maistres des autres hommes. Rome en subjugant la Judée avoit compté le dieu des juifs parmi les dieux qu’elle avoit vaincus : le vouloir faire regner, c’estoit renverser les fondemens de l’empire ; c’estoit haïr les victoires et la puissance du peuple romain. Ainsi les chrestiens ennemis des dieux, estoient regardez en mesme temps comme ennemis de la république. Les empereurs prenoient plus de soin de les exterminer que d’exterminer les parthes, les marcomans et les daces : le christianisme abbatu paroissoit dans leurs inscriptions avec autant de pompe que les sarmates défaits. Mais ils se vantoient à tort d’avoir détruit une religion qui s’accroissoit sous le fer et dans le feu. Les calomnies se joignoient en vain à la cruauté. Des hommes qui pratiquoient des vertus au dessus de l’homme, estoient accusez de vices qui font horreur à la nature. On accusoit d’inceste ceux dont la chasteté faisoit les délices. On accusoit de manger leurs propres enfans, ceux qui estoient bienfaisans envers leurs persecuteurs. Mais malgré la haine publique, la force de la verité tiroit de la bouche de leurs ennemis des témoignages favorables. Chacun sçait ce qu’écrivit Pline Le Jeune à Trajan sur les bonnes moeurs des chrestiens. Ils furent justifiez, mais ils ne furent pas exemptez du dernier supplice ; car il leur falloit encore ce dernier trait pour achever en eux l’image de Jesus-Christ crucifié, et ils devoient comme luy aller à la croix avec une déclaration publique de leur innocence. L’idolatrie ne mettoit pas toute sa force dans la violence. Encore que son fonds fust une ignorance brutale et une entiere dépravation du sens humain, elle vouloit se parer de quelques raisons. Combien de fois a-t-elle tasché de se déguiser, et en combien de manieres s’est-elle transformée pour couvrir sa honte ? Elle faisoit quelquefois la respectueuse envers la divinité. Tout ce qui est divin, disoit-elle, est inconnu : il n’y a que la divinité qui se connoisse elle-mesme : ce n’est pas à nous à discourir de choses si hautes : c’est pourquoy il en faut croire les anciens, et chacun doit suivre la religion qu’il trouve établie dans son païs. Par ces maximes, les erreurs grossieres autant qu’impies qui remplissoient toute la terre, estoient sans remede, et la voix de la nature qui annonçoit le vray dieu estoit étoufée.

On avoit sujet de penser que la foiblesse de nostre raison égarée a besoin d’une autorité qui la ramene au principe ; et que c’est de l’antiquité qu’il faut apprendre la religion veritable. Aussi en avez-vous veû la suite immuable dés l’origine du monde. Mais de quelle antiquité se pouvoit vanter le paganisme, qui ne pouvoit lire ses propres histoires sans y trouver l’origine non seulement de sa religion, mais encore de ses dieux ? Varron et Ciceron, sans compter les autres auteurs, l’ont bien fait voir. Ou bien aurions-nous recours à ces milliers infinis d’années que les egyptiens remplissoient de fables confuses et impertinentes pour établir l’antiquité dont ils se vantoient ? Mais toûjours y voyoit-on naistre et mourir les divinitez de l’Egypte ; et ce peuple ne pouvoit se faire ancien, sans marquer le commencement de ses dieux. Voicy une autre forme de l’idolatrie. Elle vouloit qu’on servist tout ce qui passoit pour divin. La politique romaine, qui défendoit si severement les religions étrangeres, permettoit qu’on adorast les dieux des barbares, pourveû qu’elle les eust adoptez. Ainsi elle vouloit paroistre équitable envers tous les dieux, aussi-bien qu’envers tous les hommes. Elle encensoit quelquefois le dieu des juifs avec tous les autres. Nous trouvons une lettre de Julien L’Apostat, par laquelle il promet aux juifs de rétablir la sainte cité, et de sacrifier avec eux au dieu créateur de l’univers. C’estoit une erreur commune. Nous avons veû que les payens vouloient bien adorer le vray Dieu, mais non pas le vray Dieu tout seul ; et il ne tint pas aux empereurs que Jesus-Christ mesme dont ils persecutoient les disciples, n’eussent des autels parmi les romains.

Quoy donc les romains ont-ils pû penser à honorer comme Dieu celuy que leurs magistrats avoient condamné au dernier supplice, et que plusieurs de leurs auteurs ont chargé d’opprobres ? Il ne faut pas s’en étonner, et la chose est incontestable.

Distinguons premierement ce que fait dire en géneral une haine aveugle, d’avec les faits positifs dont on allegue la preuve. Il est certain que les romains, quoy-qu’ils ayent condamné Jesus-Christ, ne luy ont jamais reproché aucun crime particulier. Aussi Pilate le condamna-t-il avec répugnance, violenté par les cris et par les menaces des juifs. Mais ce qui est bien plus merveilleux, les juifs eux-mesmes, à la poursuite desquels il a esté crucifié, n’ont conservé dans leurs anciens livres la memoire d’aucune action qui notast sa vie, loin d’en avoir remarqué aucune qui luy ait fait meriter le dernier supplice : par où se confirme manifestement ce que nous lisons dans l’evangile, que tout le crime de Nostre Seigneur a esté de s’estre dit le Christ fils de Dieu. En effet, Tacite nous rapporte bien le supplice de Jesus-Christ sous Ponce Pilate et durant l’empire de Tibere ; mais il ne rapporte aucun crime qui luy ait fait meriter la mort, que celuy d’estre l’auteur d’une secte convaincuë de haïr le genre humain, ou de luy estre odieuse. Tel est le crime de Jesus-Christ et des chrestiens ; et leurs plus grands ennemis n’ont jamais pû les accuser qu’en termes vagues, sans jamais alleguer un fait positif qu’on leur ait pû imputer. Il est vray que dans la derniere persecution, et trois cens ans aprés Jesus-Christ, les payens qui ne sçavoient plus que reprocher ni à luy ni à ses disciples, publierent de faux actes de Pilate, où ils prétendoient qu’on verroit les crimes pour lesquels il avoit esté crucifié. Mais comme on n’entend point parler de ces actes dans tous les siecles précedens, et que ni sous Neron, ni sous Domitien qui regnoient dans l’origine du christianisme, quelque ennemis qu’ils en fussent, on n’en trouve rien du tout : il paroist qu’ils ont esté faits à plaisir ; et il y a parmi les romains si peu de preuves constantes contre Jesus-Christ, que ses ennemis ont esté réduits à en inventer. Voilà donc un premier fait, l’innocence de Jesus-Christ sans reproche. Ajoustons-en un second, la sainteté de sa vie et de sa doctrine reconnuë. Un des plus grands empereurs romains, c’est Alexandre Severe, admiroit Nostre Seigneur, et faisoit écrire dans les ouvrages publics aussi-bien que dans son palais, quelques sentences de son evangile. Le mesme empereur loûoit et proposoit pour exemple, les saintes précautions avec lesquelles les chrestiens ordonnoient les ministres des choses sacrées. Ce n’est pas tout : on voyoit dans son palais une espece de chappelle, où il sacrifioit dés le matin. Il y avoit consacré les images des ames saintes , parmi lesquelles il rangeoit avec Orphée Jesus Christ et Abraham. Il avoit une autre chappelle, ou comme on voudra traduire le mot latin Lararium, de moindre dignité que la premiere, où l’on voyoit l’image d’Achilles et de quelques autres grands hommes ; mais Jesus-Christ estoit placé dans le premier rang. C’est un payen qui l’écrit, et il cite pour témoin un auteur du temps d’Alexandre. Voilà donc deux témoins de ce mesme fait, et voicy un autre fait qui n’est pas moins surprenant. Quoy-que Porphyre, en abjurant le christianisme, s’en fust déclaré l’ennemi, il ne laisse pas dans le livre intitulé, la philosophie par les oracles, d’avoûër qu’il y en a eû de tres-favorables à la sainteté de Jesus-Christ. A Dieu ne plaise que nous apprenions par les oracles trompeurs la gloire du fils de Dieu, qui les a fait taire en naissant. Ces oracles citez par Porphyre sont de pures inventions : mais il est bon de sçavoir ce que les payens faisoient dire à leurs dieux sur Nostre Seigneur. Porphyre donc nous asseûre qu’il y a eû des oracles, etc. Paroles pompeuses et entierement vuides de sens, mais qui montrent que la gloire de Nostre Seigneur a forcé ses ennemis à luy donner des loûanges.

Outre l’innocence et la sainteté de Jesus-Christ, il y a encore un troisiéme point qui n’est pas moins important, c’est ses miracles. Il est certain que les juifs ne les ont jamais niez ; et nous trouvons dans leur talmud quelques-uns de ceux que ses disciples ont faits en son nom. Seulement, pour les obscurcir, ils ont dit qu’il les avoit faits par les enchantemens qu’il avoit appris en Egypte ; ou mesme par le nom de Dieu, ce nom inconnu et ineffable dont la vertu peut tout selon les juifs, et que Jesus-Christ avoit découvert, on ne sçait comment, dans le sanctuaire ; ou enfin, parce qu’il estoit un de ces prophetes marquez par Moïse, dont les miracles trompeurs devoient porter le peuple à l’idolatrie. Jesus-Christ vainqueur des idoles, dont l’evangile a fait reconnoistre un seul Dieu par toute la terre, n’a pas besoin d’estre justifié de ce reproche : les vrais prophetes n’ont pas moins presché sa divinité qu’il a fait luy-mesme ; et ce qui doit résulter du témoignage des juifs, c’est que Jesus-Christ a fait des miracles pour justifier sa mission. Au reste, quand ils luy reprochent qu’il les a faits par magie, ils devroient songer que Moïse a esté accusé du mesme crime. C’estoit l’ancienne opinion des egyptiens, qui étonnez des merveilles que Dieu avoit operées en leur païs par ce grand homme, l’avoient mis au nombre des principaux magiciens. On peut voir encore cette opinion dans Pline et dans Apulée, où Moïse se trouve nommé avec Jannes et Mambré, ces célebres enchanteurs d’Egypte dont parle Saint Paul, et que Moïse avoit confondus par ses miracles. Mais la réponse des juifs estoit aisée. Les illusions des magiciens n’ont jamais un effet durable, ni ne tendent à établir, comme a fait Moïse, le culte du dieu veritable et la sainteté de vie : joint que Dieu sçait bien se rendre le maistre, et faire des oeuvres que la puissance ennemie ne puisse imiter. Les mesmes raisons mettent Jesus-Christ au dessus d’une si vaine accusation, qui dés-là, comme nous l’avons remarqué, ne sert plus qu’à justifier que ses miracles sont incontestables. Ils le sont en effet si fort, que les gentils n’ont pû en disconvenir non plus que les juifs. Celse le grand ennemi des chrestiens, et qui les attaque dés les premiers temps avec toute l’habileté imaginable, recherchant avec un soin infini tout ce qui pouvoit leur nuire, n’a pas nié tous les miracles de Nostre Seigneur : il s’en défend, en disant avec les juifs que Jesus-Christ avoit appris les secrets des egyptiens, c’est à dire la magie, et qu’il voulut s’attribuër la divinité par les merveilles qu’il fit en vertu de cét art damnable. C’est pour la mesme raison que les chrestiens passoient pour magiciens ; et nous avons un passage de Julien L’Apostat qui méprise les miracles de Nostre Seigneur, mais qui ne les révoque pas en doute. Volusien, dans son epistre à Saint Augustin, en fait de mesme ; et ce discours estoit commun parmi les payens.

Il ne faut donc plus s’étonner, si accoustumez à faire des dieux de tous les hommes où il éclatoit quelque chose d’extraordinaire, ils voulurent ranger Jesus-Christ parmi leurs divinitez. Tibere, sur les relations qui luy venoient de Judée, proposa au senat d’accorder à Jesus-Christ les honneurs divins. Ce n’est point un fait qu’on avance en l’air, et Tertullien le rapporte comme public et notoire dans son apologetique qu’il presente au senat au nom de l’eglise, qui n’eust pas voulu affoiblir une aussi bonne cause que la sienne par des choses où on auroit pû si aisément la confondre. Que si on veut le témoignage d’un auteur payen, Lampridius nous dira qu’Adrien avoit élevé à Jesus-Christ des temples qu’on voyoit encore du temps qu’il écrivoit ; et qu’Alexandre Severe, aprés l’avoir réveré en particulier, luy vouloit publiquement dresser des autels, et le mettre au nombre des dieux.

Il y a certainement beaucoup d’injustice à ne vouloir croire touchant Jesus-Christ que ce qu’en écrivent ceux qui ne se sont pas rangez parmi ses disciples : car c’est chercher la foy dans les incredules, ou le soin et l’exactitude dans ceux qui occupez de toute autre chose tenoient la religion pour indifferente. Mais il est vray néanmoins que la gloire de Jesus-Christ a eû un si grand éclat, que le monde ne s’est pû défendre de luy rendre quelque témoignage ; et je ne puis vous en rapporter de plus authentique que celuy de tant d’empereurs. Je reconnois toutefois qu’ils avoient encore un autre dessein. Il se mesloit de la politique dans les honneurs qu’ils rendoient à Jesus-Christ. Ils prétendoient qu’à la fin les réligions s’uniroient, et que les dieux de toutes les sectes deviendroient communs. Les chrestiens ne connoissoient point ce culte meslé, et ne mépriserent pas moins les condescendances que les rigueurs de la politique romaine. Mais Dieu voulut qu’un autre principe fist rejetter par les payens les temples que les empereurs destinoient à Jesus-Christ. Les prestres des idoles, au rapport de l’auteur payen déja cité tant de fois, déclarerent à l’empereur Adrien, que s’il consacroit ces temples bastis à l’usage des chrestiens, tous les autres temples seroient abandonnez, et que tout le monde embrasseroit la religion chrestienne . L’idolatrie mesme sentoit dans nostre religion une force victorieuse contre laquelle les faux dieux ne pouvoient tenir, et justifioit elle-mesme la verité de cette sentence de l’apostre, etc.

Ainsi, par la vertu de la croix, la religion payenne confonduë par elle-mesme, tomboit en ruine ; et l’unité de Dieu s’établissoit tellement, qu’à la fin l’idolatrie n’en parut pas éloignée. Elle disoit que la nature divine si grande et si étenduë ne pouvoit estre exprimée ni par un seul nom, ni sous une seule forme ; mais que Jupiter, et Mars, et Junon, et les autres dieux, n’estoient au fonds que le mesme dieu, dont les vertus infinies estoient expliquées et representées par tant de mots differens. Quand en suite il falloit venir aux histoires impures des dieux, à leurs infames généalogies, à leurs impudiques amours, à leurs festes et à leurs mysteres qui n’avoient point d’autre fondement que ces fables prodigieuses, toute la religion se tournoit en allegories : c’estoit le monde ou le soleil qui se trouvoient estre ce dieu unique ; c’estoit les etoilles, c’estoit l’air, et le feu, et l’eau, et la terre, et leurs divers assemblages qui estoient cachez sous les noms des dieux et dans leurs amours. Foible et miserable refuge : car outre que les fables estoient scandaleuses et toutes les allegories froides et forcées, que trouvoit-on à la fin, sinon que ce dieu unique estoit l’univers avec toutes ses parties, de sorte que le fonds de la religion estoit la nature, et toûjours la creature adorée à la place du créateur ?

Ces foibles excuses de l’idolatrie, quoy-que tirées de la philosophie des stoiciens, ne contentoient gueres les philosophes. Celse et Porphyre chercherent de nouveaux secours dans la doctrine de Platon et de Pythagore ; et voicy comment ils concilioient l’unité de Dieu avec la multiplicité des dieux vulgaires. Il n’y avoit, disoient-ils, qu’un dieu souverain : mais il estoit si grand, qu’il ne se mesloit pas des petites choses. Content d’avoir fait le ciel et les astres, il n’avoit daigné mettre la main à ce bas monde qu’il avoit laissé former à ses subalternes ; et l’homme, quoy-que né pour le connoistre, parce qu’il estoit mortel, n’estoit pas une oeuvre digne de ses mains. Aussi estoit-il inaccessible à nostre nature : il estoit logé trop haut pour nous ; les esprits celestes qui nous avoient faits, nous servoient de mediateurs auprés de luy, et c’est pourquoy il les falloit adorer.

Il ne s’agit pas de réfuter ces réveries des platoniciens, qui aussi-bien tombent d’elles-mesmes. Le mystere de Jesus-Christ les détruisoit par le fondement. Ce mystere apprenoit aux hommes que Dieu qui les avoit faits à son image, n’avoit garde de les mépriser : que s’ils avoient besoin de mediateur, ce n’estoit pas à cause de leur nature que Dieu avoit faite comme il avoit fait toutes les autres ; mais à cause de leur peché dont ils estoient les seuls auteurs : au reste, que leur nature les éloignoit si peu de Dieu, que Dieu ne dédaignoit pas de s’unir à eux en se faisant homme, et leur donnoit pour mediateur, non point ces esprits celestes que les philosophes appelloient démons, et que l’ecriture appelloit anges ; mais un homme, qui joignant la force d’un dieu à nostre nature infirme, nous fist un remede de nostre foiblesse. Que si l’orgueïl des platoniciens ne pouvoit pas se rabaisser jusqu’aux humiliations du verbe fait chair, ne devoient-ils pas du moins comprendre que l’homme pour estre un peu au dessous des anges, ne laissoit pas d’estre comme eux capable de posseder Dieu ; de sorte qu’il estoit plustost leur frere que leur sujet, et ne devoit pas les adorer, mais adorer avec eux en esprit de societé celuy qui les avoit faits les uns et les autres à sa ressemblance ? C’estoit donc non seulement trop de bassesse, mais encore trop d’ingratitude au genre humain de sacrifier à d’autre qu’à Dieu ; et rien n’estoit plus aveugle que le paganisme, qui au lieu de luy réserver ce culte suprême, le rendoit à tant de démons. C’est icy que l’idolatrie qui sembloit estre aux abois, découvrit tout-à-fait son foible. Sur la fin des persecutions, Porphyre pressé par les chrestiens fut contraint de dire que le sacrifice n’estoit pas le culte suprême ; et voyez jusqu’où il poussa l’extravagance. Ce dieu tres-haut, disoit-il, ne recevoit point de sacrifice : tout ce qui est materiel est impur pour luy, et ne peut luy estre offert. La parole mesme ne doit pas estre employée à son culte, parce que la voix est une chose corporelle : il faut l’adorer en silence, et par de simples pensées ; tout autre culte est indigne d’une majesté si haute.

Ainsi Dieu estoit trop grand pour estre loûé. C’estoit un crime d’exprimer comme nous pouvons ce que nous pensons de sa grandeur. Le sacrifice, quoy-qu’il ne soit qu’une maniere de déclarer nostre dépendance profonde et une reconnoissance de sa souveraineté, n’estoit pas pour luy. Porphyre le disoit ainsi expressément ; et cela qu’estoit-ce autre chose qu’abolir la religion, et laisser tout-à-fait sans culte celuy qu’on reconnoissoit pour le dieu des dieux ? Mais qu’estoit-ce donc que ces sacrifices que les gentils offroient dans tous les temples ? Porphyre en avoit trouvé le secret. Il y avoit, disoit-il, des esprits impurs, trompeurs, malfaisans, qui par un orgueïl insensé vouloient passer pour des dieux, et se faire servir par les hommes. Il falloit les appaiser, de peur qu’ils ne nous nuisissent. Les uns plus gais et plus enjoûëz se laissoient gagner par des spectacles et des jeux : l’humeur plus sombre des autres vouloit l’odeur de la graisse, et se repaissoit de sacrifices sanglans. Que sert de réfuter ces absurditez ? Tant-y-a que les chrestiens gagnoient leur cause. Il demeuroit pour constant, que tous les dieux ausquels on sacrifioit parmi les gentils estoient des esprits malins, dont l’orgueïl s’attribuoit la divinité : de sorte que l’idolatrie, à la regarder en elle-mesme, paroissoit seulement l’effet d’une ignorance brutale ; mais à remonter à la source, c’estoit une oeuvre menée de loin, poussée aux derniers excés par des esprits malicieux. C’est ce que les chrestiens avoient toûjours prétendu ; c’est ce qu’enseignoit l’evangile ; c’est ce que chantoit le psalmiste : tous les dieux des gentils sont des démons, mais le Seigneur a fait les cieux

Et toutefois, monseigneur, étrange aveuglement du genre humain ! L’idolatrie réduite à l’extrémité, et confonduë par elle-mesme, ne laissoit pas de se soustenir. Il ne falloit que la revestir de quelque apparence, et l’expliquer en paroles dont le son fust agréable à l’oreille pour la faire entrer dans les esprits. Porphyre estoit admiré. Jamblique son sectateur passoit pour un homme divin, parce qu’il sçavoit envelopper les sentimens de son maistre de termes qui paroissoient mysterieux, quoy-qu’en effet ils ne signifiassent rien. Julien L’Apostat, tout fin qu’il estoit, fut pris par ces apparences ; les payens mesme le racontent. Des enchantemens vrais ou faux, que ces philosophes vantoient, leur austerité mal entenduë, leur abstinence ridicule qui alloit jusqu’à faire un crime de manger les animaux, leurs purifications superstitieuses, enfin leur contemplation qui s’évaporoit en vaines pensées, et leurs paroles aussi peu solides qu’elles sembloient magnifiques, imposoient au monde. Mais je ne dis pas le fonds. La sainteté des moeurs chrestiennes, le mépris des plaisirs qu’elle commandoit, et plus que tout cela l’humilité qui faisoit le fonds du christianisme, offensoit les hommes ; et si nous sçavons le comprendre, l’orgueïl, la sensualité et le libertinage estoient les seules défenses de l’idolatrie.

L’eglise la déracinoit tous les jours par sa doctrine, et plus encore par sa patience. Mais ces esprits malfaisans qui n’avoient jamais cessé de tromper les hommes, et qui les avoient plongez dans l’idolatrie, n’oublierent pas leur malice. Ils susciterent dans l’eglise ces héresies que vous avez veûës. Des hommes curieux, et par là vains et remuans, voulurent se faire un nom parmi les fidelles, et ne purent se contenter de cette sagesse sobre et temperée que l’apostre avoit tant recommandée aux chrestiens. Ils entroient trop avant dans les mysteres qu’ils prétendoient mesurer à nos foibles conceptions : nouveaux philosophes qui mesloient les raisonnemens humains avec la foy, et entreprenoient de diminuer les difficultez du christianisme, ne pouvant digerer toute la folie que le monde trouvoit dans l’evangile. Ainsi successivement, et avec une espece de methode, tous les articles de nostre foy furent attaquez : la création, la loy de Moïse fondement necessaire de la nostre, la divinité de Jesus-Christ, son incarnation, sa grace, ses sacremens, tout enfin donna matiere à des divisions scandaleuses. Celse et les autres nous les reprochoient. L’idolatrie sembloit triompher. Elle regardoit le christianisme comme une nouvelle secte de philosophie qui avoit le sort de toutes les autres, et comme elle se partageoit en plusieurs autres sectes. L’eglise ne leur paroissoit qu’un ouvrage humain prest à tomber de luy-mesme. On concluoit qu’il ne falloit pas en matiere de religion rafiner plus que nos ancestres, ni entreprendre de changer le monde.

Dans cette confusion de sectes qui se vantoient d’estre chrestiennes, Dieu ne manqua pas à son eglise. Il sceût luy conserver un caractere d’autorité que les héresies ne pouvoient prendre. Elle estoit catholique et universelle : elle embrassoit tous les temps ; elle s’étendoit de tous costez. Elle estoit apostolique ; la suite, la succession, la chaire de l’unité, l’autorité primitive luy appartenoit. Tous ceux qui la quittoient, l’avoient premierement reconnuë, et ne pouvoient effacer le caractere de leur nouveauté, ni celuy de leur rebellion. Les payens eux-mesmes la regardoient comme celle qui estoit la tige, le tout d’où les parcelles s’estoient détachées, le tronc toûjours vif que les branches retranchées laissoient en son entier. Celse qui reprochoit aux chrestiens leurs divisions parmi tant d’eglises schismatiques qu’il voyoit s’élever, remarquoit une eglise distinguée de toutes les autres, et toûjours plus forte qu’il appelloit aussi pour cette raison la grande eglise. Il y en a, disoit-il, parmi les chrestiens qui ne reconnoissent pas le créateur, ni les traditions des juifs ; il vouloit parler des marcionites : mais, poursuivoit-il, la grande eglise les reçoit . Dans le trouble qu’excita Paul de Samosate, l’empereur Aurelien n’eût pas de peine à connoistre la vraye eglise chrestienne à laquelle appartenoit la maison de l’eglise , soit que ce fust le lieu d’oraison, ou la maison de l’evesque. Il l’adjugea à ceux qui estoient en communion avec les evesques d’Italie et celuy de Rome , parce qu’il voyoit de tout temps le gros des chrestiens dans cette communion. Lors que l’empereur Constance brouïlloit tout dans l’eglise, la confusion qu’il y mettoit en protegeant les ariens ne put empescher qu’Ammian Marcellin tout payen qu’il estoit, ne reconnust que cét empereur s’égaroit de la droite voye de la religion chrestienne simple et précise par elle-mesme dans ses dogmes et dans sa conduite. C’est que l’eglise veritable avoit une majesté et une droiture que les héresies ne pouvoient ni imiter, ni obscurcir ; au contraire, sans y penser, elles rendoient témoignage à l’eglise catholique. Constance qui persécutoit Saint Athanase défenseur de l’ancienne foy, souhaitoit avec ardeur, dit Ammian Marcellin, de le faire condamner par l’autorité qu’avoit l’evesque de Rome au dessus des autres . En recherchant de s’appuyer de cette autorité, il faisoit sentir aux payens mesmes ce qui manquoit à sa secte, et honoroit l’eglise dont les ariens s’estoient séparez : ainsi les gentils mesme connoissoient l’eglise catholique. Si quelqu’un leur demandoit où elle tenoit ses assemblées, et quels estoient ses evesques, jamais ils ne s’y trompoient. Pour les héresies, quoy qu’elles fissent, elles ne pouvoient se défaire du nom de leurs auteurs. Les sabelliens, les paulianistes, les ariens, les pelagiens, et les autres s’offensoient en vain du titre de parti qu’on leur donnoit. Le monde, malgré qu’ils en eussent, vouloit parler naturellement, et désignoit chaque secte par celuy dont elle tiroit sa naissance. Pour ce qui est de la grande eglise, de l’eglise catholique et apostolique, il n’a jamais esté possible de luy nommer un autre auteur que Jesus-Christ mesme, ni de luy marquer les premiers de ses pasteurs sans remonter jusqu’aux apostres, ni de luy donner un autre nom que celuy qu’elle prenoit. Ainsi quoy que fissent les héretiques, ils ne la pouvoient cacher aux payens. Elle leur ouvroit son sein par toute la terre : ils y accouroient en foule. Quelques-uns d’eux se perdoient peut-estre dans les sentiers détournez : mais l’eglise catholique estoit la grande voye où entroient toûjours la pluspart de ceux qui cherchoient Jesus-Christ ; et l’experience a fait voir que c’estoit à elle qu’il estoit donné de rassembler les gentils. C’estoit elle aussi que les empereurs infideles attaquoient de toute leur force. Origene nous apprend que peu d’héretiques ont eû à souffrir pour la foy. Saint Justin, plus ancien que luy, a remarqué que la persecution épargnoit les marcionites et les autres héretiques. Les payens ne persecutoient que l’eglise qu’ils voyoient s’étendre par toute la terre, et ne connoissoient qu’elle seule pour l’eglise de Jesus-Christ. Qu’importe qu’on luy arrachast quelques branches ? Sa bonne séve ne se perdoit pas pour cela : elle poussoit par d’autres endroits, et le retranchement du bois superflu ne faisoit que rendre ses fruits meilleurs. En effet, si on considere l’histoire de l’eglise, on verra que toutes les fois qu’une héresie l’a diminuée, elle a réparé ses pertes, et en s’étendant au dehors, et en augmentant au dedans la lumiere et la piété, pendant qu’on a veû secher en des coins écartez les branches coupées. Les oeuvres des hommes ont peri malgré l’enfer qui les soustenoit : l’oeuvre de Dieu a subsisté : l’eglise a triomphé de l’idolatrie et de toutes les erreurs.


XIII.

Réflexion générale sur la suite de la Religion, & sur le rapport qu'il y a entre les Livres de l'Ecriture.


Cette eglise toûjours attaquée, et jamais vaincuë, est un miracle perpetuel, et un témoignage éclatant de l’immutabilité des conseils de Dieu. Au milieu de l’agitation des choses humaines elle se soustient toûjours avec une force invincible, en sorte que par une suite non interrompuë depuis prés de dix-sept cens ans nous la voyons remonter jusqu’à Jesus-Christ, dans lequel elle a recueïlli la succession de l’ancien peuple, et se trouve réünie aux prophetes et aux patriarches.

Ainsi tant de miracles étonnans que les anciens hebreux ont veû de leurs yeux, servent encore aujourd’huy à confirmer nostre foy. Ce grand dieu qui les a faits pour rendre témoignage à son unité et à sa toute-puissance, que pouvoit-il faire de plus authentique pour en conserver la memoire, que de laisser entre les mains de tout un grand peuple les actes qui les attestent rédigez par l’ordre des temps ? C’est ce que nous avons encore dans les livres de l’ancien testament, c’est à dire, dans les livres les plus anciens qui soient au monde ; dans les livres qui sont les seuls de l’antiquité où la connoissance du vray dieu soit enseignée, et son service ordonné ; dans les livres que le peuple juif a toûjours si religieusement gardez. Il est certain que ce peuple est le seul qui ait connu dés son origine le dieu créateur du ciel et de la terre ; le seul par consequent qui devoit estre le dépositaire des secrets divins. Il les a aussi conservez avec une religion qui n’a point d’exemple. Les livres que les egyptiens et les autres peuples appelloient divins, sont perdus il y a long-temps, et à peine nous en reste-t-il quelque memoire confuse dans les histoires anciennes. Les livres sacrez des romains, où Numa auteur de leur religion en avoit écrit les mysteres, ont peri par les mains des romains mesmes, et le senat les fit brusler comme tendans à renverser la religion. Ces mesmes romains ont à la fin laissé perir les livres sibyllins si long-temps réverez parmi eux comme prophetiques, et où ils vouloient qu’on crust qu’ils trouvoient les decrets des dieux immortels sur leur empire, sans pourtant en avoir jamais montré au public je ne dis pas un seul volume, mais un seul oracle. Les juifs ont esté les seuls dont les ecritures sacrées ont esté d’autant plus en venération, qu’elles ont esté plus connuës. De tous les peuples anciens ils sont le seul qui ait conservé les monumens primitifs de sa religion, quoy-qu’ils fussent pleins des témoignages de leur infidelité et de celle de leurs ancestres. Et aujourd’huy encore ce mesme peuple reste sur la terre pour porter à toutes les nations où il a esté dispersé, avec la suite de la religion, les miracles et les prédictions qui la rendent inébranlable. Quand Jesus-Christ est venu, et qu’envoyé par son pere pour accomplir les promesses de la loy, il a confirmé sa mission et celle de ses disciples par des miracles nouveaux, ils ont esté écrits avec la mesme exactitude. Les actes en ont esté publiez à toute la terre ; les circonstances des temps, des personnes et des lieux ont rendu l’examen facile à quiconque a esté soigneux de son salut. Le monde s’est informé, le monde a cru ; et si peu qu’on ait consideré les anciens monumens de l’eglise, on avoûëra que jamais affaire n’a esté jugée avec plus de réflexion et de connoissance.

Mais dans le rapport qu’ont ensemble les livres des deux testamens, il y a une difference à considerer ; c’est que les livres de l’ancien peuple ont esté composez en divers temps. Autres sont les temps de Moïse, autres ceux de Josué et des juges, autres ceux des rois : autres ceux où le peuple a esté tiré d’Egypte et où il a receû la loy, autres ceux où il a conquis la terre promise, autres ceux où il y a esté rétabli par des miracles visibles.

Pour convaincre l’incredulité d’un peuple attaché aux sens, Dieu a pris une longue étenduë de siecles durant lesquels il a distribué ses miracles et ses prophetes, afin de renouveller souvent les témoignages sensibles par lesquels il attestoit ses veritez saintes. Dans le nouveau testament il a suivi une autre conduite. Il ne veut plus rien réveler de nouveau à son eglise aprés Jesus-Christ. En luy est la perfection et la plenitude ; et tous les livres divins qui ont esté composez dans la nouvelle alliance, l’ont esté au temps des apostres.

C’est à dire, que le témoignage de Jesus-Christ et de ceux que Jesus-Christ mesme a daigné choisir pour témoins de sa résurrection, a suffi à l’eglise chrestienne. Tout ce qui est venu depuis l’a édifiée ; mais elle n’a regardé comme purement inspiré de Dieu que ce que les apostres ont écrit, ou ce qu’ils ont confirmé par leur autorité. Mais dans cette difference qui se trouve entre les livres des deux testamens, Dieu a toûjours gardé cét ordre admirable, de faire écrire les choses dans le temps qu’elles estoient arrivées, ou que la memoire en estoit récente. Ainsi ceux qui les sçavoient les ont écrites ; ceux qui les sçavoient ont receû les livres qui en rendoient témoignage : les uns et les autres les ont laissez à leurs descendans comme un heritage précieux ; et la pieuse posterité les a conservez. C’est ainsi que s’est formé le corps des ecritures saintes tant de l’ancien que du nouveau testament : ecritures qu’on a regardées dés leur origine comme veritables en tout, comme données de Dieu-mesme, et qu’on a aussi conservées avec tant de religion, qu’on n’a pas cru pouvoir sans impieté y alterer une seule lettre. C’est ainsi qu’elles sont venuës jusqu’à nous, toûjours saintes, toûjours sacrées, toûjours inviolables ; conservées les unes par la tradition constante du peuple juif, et les autres par la tradition du peuple chrestien d’autant plus certaine, qu’elle a esté confirmée par le sang et par le martyre tant de ceux qui ont écrit ces livres divins que de ceux qui les ont receûs. Saint Augustin et les autres peres demandent sur la foy de qui nous attribuons les livres profanes à des temps et à des auteurs certains. Chacun répond aussitost que les livres sont distinguez par les differens rapports qu’ils ont aux loix, aux coustumes, aux histoires d’un certain temps, par le stile mesme qui porte imprimé le caractere des âges et des auteurs particuliers ; plus que tout cela par la foy publique, et par une tradition constante. Toutes ces choses concourent à établir les livres divins, à en distinguer les temps, à en marquer les auteurs ; et plus il y a eû de religion à les conserver dans leur entier, plus la tradition qui nous les conserve est incontestable.

Aussi a-t-elle toûjours esté reconuë, non seulement par les orthodoxes, mais encore par les héretiques, et mesme par les infideles. Moïse a toûjours passé dans tout l’Orient, et en suite dans tout l’univers pour le legislateur des juifs, et pour l’auteur des livres qu’ils luy attribuënt. Les samaritains qui les ont receûs des dix tribus separées, les ont conservez aussi religieusement que les juifs. Vous avez veû leur tradition et leur histoire.

Deux peuples si opposez ne les ont pas pris l’un de l’autre, mais tous les deux les ont receûs de leur origine commune dés les temps de Salomon et de David. Les anciens caracteres hebreux que les samaritains retiennent encore, montrent assez qu’ils n’ont pas suivi Esdras qui les a changez. Ainsi le pentateuque des samaritains et celuy des juifs sont deux originaux complets, indépendans l’un de l’autre. La parfaite conformité qu’on y voit dans la substance du texte, justifie la bonne foy des deux peuples. Ce sont des témoins fideles qui conviennent sans s’estre entendus, ou pour mieux dire, qui conviennent malgré leurs inimitiez, et que la seule tradition immemoriale de part et d’autre a unis dans la mesme pensée. Ceux donc qui ont voulu dire, quoy-que sans aucune raison, que ces livres estant perdus, ou n’ayant jamais esté, ont esté ou rétablis, ou composez de nouveau, ou alterez par Esdras ; outre qu’ils sont démentis par Esdras mesme, comme on l’a pû remarquer dans la suite de son histoire, le sont aussi par le pentateuque qu’on trouve encore aujourd’huy entre les mains des samaritains tel que l’avoient leû dans les premiers siecles Eusebe de Césarée, Saint Jerosme, et les autres auteurs ecclesiastiques ; tel que ces peuples l’avoient conservé dés leur origine : et une secte si foible semble ne durer si long-temps que pour rendre ce témoignage à l’antiquité de Moïse.

Les auteurs qui ont écrit les quatre evangiles ne reçoivent pas un témoignage moins asseûré du consentement unanime des fideles, des payens, et des héretiques. Ce grand nombre de peuples divers qui ont receû et traduit ces livres divins aussitost qu’ils ont esté faits, conviennent tous de leur date et de leurs auteurs. Les payens n’ont pas contredit cette tradition. Ni Celse qui a attaqué ces livres sacrez, presque dans l’origine du christianisme ; ni Julien L’Apostat, quoy-qu’il n’ait rien ignoré, ni rien omis de ce qui pouvoit les décrier ; ni aucun autre payen ne les a jamais soupçonné d’estre supposez : au contraire, tous leur ont donné les mesmes auteurs que les chrestiens. Les héretiques, quoy-qu’accablez par l’autorité de ces livres, n’osoient dire qu’ils ne fussent pas des disciples de Nostre Seigneur. Il y a eû pourtant de ces héretiques qui ont veû les commencemens de l’eglise, et aux yeux desquels ont esté écrits les livres de l’evangile. Ainsi la fraude, s’il y en eust pû avoir, eust esté éclairée de trop prés pour réüssir. Il est vray qu’aprés les apostres, et lors que l’eglise estoit déja étenduë par toute la terre, Marcion et Manes constamment les plus temeraires et les plus ignorans de tous les héretiques, malgré la tradition venuë des apostres, continuée par leurs disciples et par les evesques à qui ils avoient laissé leur chaire et la conduite des peuples, et receûë unanimement par toute l’eglise chrestienne, oserent dire que trois evangiles estoient supposez, et que celuy de Saint Luc qu’ils préferoient aux autres, on ne sçait pourquoy puis qu’il n’estoit pas venu par une autre voye, avoit esté falsifié. Mais quelles preuves en donnoient-ils ? De pures visions, nuls faits positifs. Ils disoient pour toute raison, que ce qui estoit contraire à leurs sentimens devoit nécessairement avoir esté inventé par d’autres que par les apostres, et alleguoient pour toute preuve les opinions mesmes qu’on leur contestoit ; opinions d’ailleurs si extravagantes, et si manifestement insensées, qu’on ne sçait encore comment elles ont pû entrer dans l’esprit humain. Mais certes, pour accuser la bonne foy de l’eglise, il falloit avoir en main des originaux differens des siens, ou quelque preuve constante. Interpellez d’en produire eux et leurs disciples, ils sont demeurez muets, et ont laissé par leur silence une preuve indubitable qu’au second siecle du christianisme où ils écrivoient, il n’y avoit pas seulement un indice de fausseté, ni la moindre conjecture qu’on pust opposer à la tradition de l’eglise.

Que diray-je du consentement des livres de l’ecriture, et du témoignage admirable que tous les temps du peuple de Dieu se donnent les uns aux autres ? Les temps du second temple supposent ceux du premier, et nous ramenent à Salomon. La paix n’est venuë que par les combats ; et les conquestes du peuple de Dieu nous font remonter jusqu’aux juges, jusqu’à Josué, et jusqu’à la sortie d’Egypte. En regardant tout un peuple sortir d’un royaume où il estoit étranger, on se souvient comment il y estoit entré. Les douze patriarches paroissent aussitost, et un peuple qui ne s’est jamais regardé que comme une seule famille, nous conduit naturellement à Abraham qui en est la tige. Ce peuple est-il plus sage et moins porté à l’idolatrie aprés le retour de Babylone ? C’estoit l’effet naturel d’un grand chastiment, que ses fautes passées luy avoient attiré. Si ce peuple se glorifie d’avoir veû durant plusieurs siecles des miracles que les autres peuples n’ont jamais veûs, il peut aussi se glorifier d’avoir eû la connoissance de Dieu qu’aucun autre peuple n’avoit. Que veut-on que signifie la circoncision, et la feste des tabernacles, et la pasque, et les autres festes célebrées dans la nation de temps immemorial, sinon les choses qu’on trouve marquées dans le livre de Moïse ? Qu’un peuple distingué des autres par une religion et par des moeurs si particulieres, qui conserve dés son origine sur le fondement de la création et sur la foy de la providence, une doctrine si suivie et si élevée, une memoire si vive d’une longue suite de faits si necessairement enchaisnez, des céremonies si reglées et des coustumes si universelles, ait esté sans une histoire qui luy marquast son origine et sans une loy qui luy prescrivist ses coustumes pendant mille ans qu’il est demeuré en estat ; et qu’Esdras ait commencé à luy vouloir donner tout à coup sous le nom de Moïse, avec l’histoire de ses antiquitez, la loy qui formoit ses moeurs, quand ce peuple devenu captif à veû son ancienne monarchie renversée de fonds en comble : quelle fable plus incroyable pourroit-on jamais inventer ? Et peut-on y donner créance, sans joindre l’ignorance au blasphême ? Pour perdre une telle loy, quand on l’a une fois receûë, il faut qu’un peuple soit exterminé, ou que par divers changemens il en soit venu à n’avoir plus qu’une idée confuse de son origine, de sa religion, et de ses coustumes. Si ce malheur est arrivé au peuple juif, et que la loy si connuë sous Sedécias se soit perduë soixante ans aprés malgré les soins d’un Ezechiel, d’un Jéremie, d’un Baruch, d’un Daniel, sans compter les autres, et dans le temps que cette loy avoit ses martyrs comme le montrent les persécutions de Daniel et des trois enfans ; si, dis-je, cette sainte loy s’est perduë en si peu de temps, et demeure si profondément oubliée qu’il soit permis à Esdras de la rétablir à sa fantaisie : ce n’estoit pas le seul livre qu’il luy falloit fabriquer. Il luy falloit composer en mesme temps tous les prophetes anciens et nouveaux, c’est à dire, ceux qui avoient écrit et devant et durant la captivité ; ceux que le peuple avoit veû écrire, aussi-bien que ceux dont il conservoit la memoire ; et non seulement les prophetes, mais encore les livres de Salomon, et les pseaumes de David, et tous les livres d’histoire, puis qu’à peine se trouvera-t-il dans toute cette histoire un seul fait considerable, et dans tous ces autres livres un seul chapitre, qui détaché de Moïse tel que nous l’avons, puisse subsister un seul moment. Tout y parle de Moïse, tout y est fondé sur Moïse ; et la chose devoit estre ainsi, puis que Moïse et sa loy, et l’histoire qu’il a écrite estoit en effet dans le peuple juif tout le fondement de la conduite publique et particuliere. C’estoit en verité à Esdras une merveilleuse entreprise, et bien nouvelle dans le monde, de faire parler en mesme temps avec Moïse tant d’hommes de caractere et de stile different, et chacun d’une maniere uniforme et toûjours semblable à elle-mesme ; et faire accroire tout à coup à tout un peuple que ce sont là les livres anciens qu’il a toûjours réverez, et les nouveaux qu’il a veû faire, comme s’il n’avoit jamais oûï parler de rien, et que la connoissance du temps present aussi-bien que celle du temps passé fust tout à coup abolie. Tels sont les prodiges qu’il faut croire, quand on ne veut pas croire les miracles du tout-puissant, ni recevoir le témoignage par lequel il est constant qu’on a dit à tout un grand peuple qu’il les avoit veûs de ses yeux.

Mais si ce peuple est revenu de Babylone dans la terre de ses peres si nouveau et si ignorant qu’à peine se souvinst-il qu’il eust esté, en sorte qu’il ait receû sans examiner tout ce qu’Esdras aura voulu luy donner : comment donc voyons-nous dans le livre qu’Esdras a écrit et dans celuy de Nehemias son contemporain, tout ce qu’on y dit des livres divins ? Avec quel front Esdras et Nehemias osent-ils parler de la loy de Moïse en tant d’endroits, et publiquement, comme d’une chose connuë de tout le monde, et que tout le monde avoit entre ses mains ? Comment voit-on tout le peuple agir naturellement en consequence de cette loy, comme l’ayant eû toûjours presente ? Mais comment dit-on dans le mesme temps, et dans le retour du peuple, que tout ce peuple admira l’accomplissement de l’oracle de Jéremie touchant les 70 ans de captivité ? Ce Jeremie qu’Esdras venoit de forger avec tous les autres prophetes, comment a-t-il tout d’un coup trouvé créance ? Par quel artifice nouveau a-t-on pû persuader à tout un peuple, et aux vieillards qui avoient veû ce prophete, qu’ils avoient toûjours attendu la delivrance miraculeuse qu’il leur avoit annoncée dans ses écrits ? Mais tout cela sera encore supposé : Esdras et Nehemias n’auront point écrit l’histoire de leur temps ; quelque autre l’aura faite sous leur nom, et ceux qui ont fabriqué tous les autres livres de l’ancien testament auront esté si favorisez de la posterité, que d’autres faussaires leur en auront supposé à eux-mesmes, pour donner créance à leur imposture. On aura honte sans doute de tant d’extravagances ; et au lieu de dire qu’Esdras ait fait tout d’un coup paroistre tant de livres si distinguez les uns des autres par les caracteres du stile et du temps, on dira qu’il y aura pû inserer les miracles et les prédictions qui les font passer pour divins : erreur plus grossiere encore que la précedente, puis que ces miracles et ces prédictions sont tellement répandus dans tous ces livres, sont tellement inculquez et répetez si souvent, avec tant de tours divers et une si grande varieté de fortes figures, en un mot en font tellement tout le corps, qu’il faut n’avoir jamais seulement ouvert ces saints livres, pour ne voir pas qu’il est encore plus aisé de les refondre, pour ainsi dire, tout-à-fait, que d’y inserer les choses que les incredules sont si faschez d’y trouver. Et quand mesme on leur auroit accordé tout ce qu’ils demandent, le miraculeux et le divin est tellement le fonds de ces livres, qu’il s’y retrouveroit encore malgré qu’on en eust. Qu’Esdras, si on veut, y ait ajousté aprés coup les prédictions des choses déja arrivées de son temps : celles qui se sont accomplies depuis que vous avez veûës en si grand nombre, qui les aura ajoustées ? Dieu aura peut-estre donné à Esdras le don de prophetie, afin que l’imposture d’Esdras fust plus vraysemblable ; et on aimera mieux qu’un faussaire soit prophete, qu’Isaïe, ou que Jéremie, ou que Daniel : ou bien chaque siecle aura porté un faussaire heureux, que tout le peuple en aura cru ; et de nouveaux imposteurs, par un zele admirable de religion, auront sans cesse ajousté aux livres divins, aprés mesme que le canon aura esté clos, qu’ils se seront répandus avec les juifs par toute la terre, et qu’on les aura traduits en tant de langues étrangeres. N’eust-ce pas esté à force de vouloir établir la religion, la détruire par les fondemens ? Tout un peuple laisse-t-il donc changer si facilement ce qu’il croit estre divin, soit qu’il le croye par raison ou par erreur ? Quelqu’un peut-il esperer de persuader aux chrestiens, ou mesme aux turcs, d’ajouster un seul chapitre ou à l’evangile, ou à l’alcoran ? Mais peut-estre que les juifs estoient plus dociles que les autres peuples, ou qu’ils estoient moins religieux à conserver leurs saints livres ? Quels monstres d’opinions se faut-il mettre dans l’esprit, quand on veut secoûër le joug de l’autorité divine, et ne regler ses sentimens, non plus que ses moeurs, que par sa raison égarée ? Qu’on ne dise pas que la discussion de ces faits est embarassante : car quand elle le seroit, il faudroit ou s’en rapporter à l’autorité de l’eglise et à la tradition de tant de siecles, ou pousser l’examen jusqu’au bout, et ne pas croire qu’on en fust quitte pour dire qu’il demande plus de temps qu’on n’en veut donner à son salut. Mais au fonds, sans remuer avec un travail infini les livres des deux testamens, il ne faut que lire le livre des pseaumes où sont recueïllis tant d’anciens cantiques du peuple de Dieu, pour y voir dans la plus divine poësie qui fut jamais des monumens immortels de l’histoire de Moïse, de celle des juges, de celle des rois, imprimez par le chant et par la mesure dans la memoire des hommes. Et pour le nouveau testament, les seules epistres de Saint Paul si vives, si originales, si fort du temps, des affaires et des mouvemens qui estoient alors, et enfin d’un caractere si marqué ; ces epistres, dis-je, receûës par les eglises ausquelles elles estoient adressées, et de là communiquées aux autres eglises, suffiroient pour convaincre les esprits bien faits, que tout est sincere et original dans les ecritures que les apostres nous ont laissées. Aussi se soustiennent-elles les unes les autres avec une force invincible. Les actes des apostres ne font que continuer l’evangile ; leurs epistres le supposent necessairement : mais afin que tout soit d’accord, et les actes et les epistres et les evangiles réclament par tout les anciens livres des juifs. Saint Paul et les autres apostres ne cessent d’alleguer ce que Moïse a dit , ce qu’il a écrit , ce que les prophetes ont dit et écrit aprés Moïse. Jesus-Christ appelle en témoignage la loy de Moïse, les prophetes et les pseaumes, comme des témoins qui déposent tous de la mesme verité. S’il veut expliquer ses mysteres, il commence par Moïse et par les prophetes ; et quand il dit aux juifs que Moïse a écrit de luy , il pose pour fondement ce qu’il y avoit de plus constant parmi eux, et les ramene à la source mesme de leurs traditions. Voyons néanmoins ce qu’on oppose à une autorité si reconnuë, et au consentement de tant de siecles : car puis que de nos jours on a bien osé publier en toute sorte de langues des livres contre l’ecriture, il ne faut point dissimuler ce qu’on dit pour décrier ses antiquitez. Que dit-on donc pour autoriser la supposition du pentateuque, et que peut-on objecter à une tradition de trois mille ans soustenuë par sa propre force et par la suite des choses ? Rien de suivi, rien de positif, rien d’important ; des chicanes sur des nombres, sur des lieux, ou sur des noms : et de telles observations, qui dans toute autre matiere ne passeroient tout au plus que pour de vaines curiositez incapables de donner atteinte au fond des choses, nous sont icy alleguées comme faisant la décision de l’affaire la plus serieuse qui fut jamais. Il y a, dit-on, des difficultez dans l’histoire de l’ecriture. Il y en a sans doute qui n’y seroient pas si le livre estoit moins ancien, ou s’il avoit esté supposé, comme on l’ose dire, par un homme habile et industrieux ; si l’on eust esté moins religieux à le donner tel qu’on le trouvoit, et qu’on eust pris la liberté d’y corriger ce qui faisoit de la peine. Il y a les difficultez que fait un long-temps, lors que les lieux ont changé de nom ou d’estat : lors que les dates sont oubliées : lors que les génealogies ne sont plus connuës ; qu’il n’y a plus de remede aux fautes qu’une copie tant soit peu negligée introduit si aisément en de telles choses ; ou que des faits échapez à la memoire des hommes laissent de l’obscurité dans quelque partie de l’histoire. Mais enfin cette obscurité est-elle dans la suite mesme, ou dans le fond de l’affaire ? Nullement : tout y est suivi ; et ce qui reste d’obscur ne sert qu’à faire voir dans les livres saints une antiquité plus venerable.

Mais il y a des alterations dans le texte : les anciennes versions ne s’accordent pas ; l’hebreu en divers endroits est different de luy-mesme ; et le texte des samaritains, outre le mot qu’on les accuse d’y avoir changé exprés en faveur de leur temple de Garizim, differe encore en d’autres endroits de celuy des juifs. Et de là que conclura-t-on ? Que les juifs ou Esdras auront supposé le pentateuque au retour de la captivité ? C’est justement tout le contraire qu’il faudroit conclure. Les differences du samaritain ne servent qu’à confirmer ce que nous avons déja établi, que leur texte est indépendant de celuy des juifs. Loin qu’on puisse s’imaginer que ces schismatiques ayent pris quelque chose des juifs et d’Esdras, nous avons veû au contraire que c’est en haine des juifs et d’Esdras, et en haine du premier et du second temple qu’ils ont inventé leur chimere de Garizim. Qui ne voit donc qu’ils auroient plustost accusé les impostures des juifs que de les suivre ? Ces rebelles qui ont méprisé Esdras et tous les prophetes des juifs, avec leur temple et Salomon qui l’avoit basti, aussi-bien que David qui en avoit désigné le lieu, qu’ont-ils respecté dans leur pentateuque, sinon une antiquité superieure non-seulement à celle d’Esdras et des prophetes, mais encore à celle de Salomon et de David, en un mot l’antiquité de Moïse dont les deux peuples conviennent ? Combien donc est incontestable l’autorité de Moïse et du pentateuque que toutes les objections ne font qu’affermir ? Mais enfin d’où viennent ces varietez des textes et des versions ? D’où viennent-elles en effet, sinon de l’antiquité du livre mesme qui a passé par les mains de tant de copistes depuis tant de siecles que la langue dans laquelle il est écrit, a cessé d’estre commune ? Mais laissons les vaines disputes, et tranchons en un mot la difficulté par le fond. Qu’on me dise s’il n’est pas constant que de toutes les versions, et de tout le texte quel qu’il soit, il en reviendra toûjours les mesmes loix, les mesmes miracles, les mesmes prédictions, la mesme suite d’histoire, le mesme corps de doctrine, et enfin la mesme substance. En quoy nuisent aprés cela les diversitez des textes ? Que nous falloit-il davantage que ce fond inalterable des livres sacrez, et que pouvions-nous demander de plus à la divine providence ? Et pour ce qui est des versions, est-ce une marque de supposition ou de nouveauté, que la langue de l’ecriture soit si ancienne qu’on en ait perdu les délicatesses, et qu’on se trouve empesché à en rendre toute l’élegance ou toute la force dans la derniere rigueur ? N’est-ce pas plustost une preuve de la plus grande antiquité ? Et si on veut s’attacher aux petites choses, qu’on me dise si de tant d’endroits où il y a de l’embarras, on en a rétabli un seul par raisonnement ou par conjecture. On a suivi la foy des exemplaires ; et comme la tradition n’a jamais permis que la saine doctrine pust estre alterée, on a cru que les autres fautes, s’il y en restoit, ne serviroient qu’à prouver qu’on n’a rien icy innové par son propre esprit.

Mais enfin, et voicy le fort de l’objection : n’y-a-t-il pas des choses ajoustées dans le texte de Moïse, et d’où vient qu’on trouve sa mort à la fin du livre qu’on luy attribuë ? Quelle merveille que ceux qui ont continué son histoire ayent ajousté sa fin bienheureuse au reste de ses actions, afin de faire du tout un mesme corps ? Pour les autres additions, voyons ce que c’est. Est-ce quelque loy nouvelle, ou quelque nouvelle céremonie, quelque dogme, quelque miracle, quelque prédiction ? On n’y songe seulement pas : il n’y en a pas le moindre soupçon, ni le moindre indice : c’eust esté ajouster à l’oeuvre de Dieu : la loy l’avoit défendu, et le scandale qu’on eust causé eust esté horrible. Quoy donc, on aura continué peut-estre une génealogie commencée ; on aura peut-estre expliqué un nom de ville changé par le temps ; à l’occasion de la manne dont le peuple a esté nourri durant quarante ans, on aura marqué le temps où cessa cette nourriture celeste, et ce fait écrit depuis dans un autre livre sera demeuré par remarque dans celuy de Moïse comme un fait constant et public dont tout le peuple estoit témoin ; quatre ou cinq remarques de cette nature faites par Josué, ou par Samuël, ou par quelque autre prophete d’une pareille antiquité ; parce qu’elles ne regardoient que des faits notoires et où constamment il n’y avoit point de difficulté, auront naturellement passé dans le texte ; et la mesme tradition nous les aura apportées avec tout le reste : aussitost tout sera perdu ? Esdras sera accusé, quoy-que le samaritain, où ces remarques se trouvent, nous montre qu’elles ont une antiquité non seulement au dessus d’Esdras, mais au dessus du schisme des dix tribus ? N’importe ; il faut que tout retombe sur Esdras. Si ces remarques venoient de plus haut, le pentateuque seroit encore plus ancien qu’il ne faut ; et on ne pourroit assez réverer l’antiquité d’un livre dont les notes mesmes auroient un si grand âge. Esdras aura donc tout fait ; Esdras aura oublié qu’il vouloit faire parler Moïse, et luy aura fait écrire si grossiérement comme déja arrivé ce qui s’est passé aprés luy. Tout un ouvrage sera convaincu de supposition par ce seul endroit ; l’autorité de tant de siecles et la foy publique ne luy servira plus de rien : comme si au contraire on ne voyoit pas que ces remarques dont on se prévaut sont une nouvelle preuve de sincerité et de bonne foy, non seulement dans ceux qui les ont faites, mais encore dans ceux qui les ont transcrites. A-t-on jamais jugé de l’autorité, je ne dis pas d’un livre divin, mais de quelque livre que ce soit par des raisons si legeres ? Mais c’est que l’ecriture est un livre ennemi du genre humain ; il veut obliger les hommes à soumettre leur esprit à Dieu, et à réprimer leurs passions déreglées : il faut qu’il perisse ; et à quelque prix que ce soit, il doit estre sacrifié au libertinage. Au reste, ne croyez pas que l’impieté s’engage sans necessité dans toutes les absurditez que vous avez veûës. Si contre le témoignage du genre humain, et contre toutes les regles du bon sens, elle s’attache à oster au pentateuque et aux propheties leurs auteurs toûjours reconnus, et à leur contester leurs dates ; c’est que les dates font tout en cette matiere pour deux raisons. Premierement, parce que des livres pleins de tant de faits miraculeux qu’on y voit revestus de leurs circonstances les plus particulieres, et avancez non seulement comme publics, mais encore comme presens, s’ils eussent pû estre démentis, auroient porté avec eux leur condamnation ; et au lieu qu’ils se soustiennent de leur propre poids, ils seroient tombez par eux-mesmes il y a long-temps. Secondement, parce que leurs dates estant une fois fixées, on ne peut plus effacer la marque infaillible d’inspiration divine qu’ils portent empreinte dans le grand nombre et la longue suite des prédictions mémorables dont on les trouve remplis.

C’est pour éviter ces miracles et ces prédictions que les impies sont tombez dans toutes les absurditez qui vous ont surpris. Mais qu’ils ne pensent pas échaper à Dieu : il a réservé à son ecriture une marque de divinité qui ne souffre aucune atteinte. C’est le rapport des deux testamens. On ne dispute pas du moins que tout l’ancien testament ne soit écrit devant le nouveau. Il n’y a point icy de nouvel Esdras qui ait pû persuader aux juifs d’inventer ou de falsifier leur ecriture en faveur des chrestiens qu’ils persecutoient. Il n’en faut pas davantage. Par le rapport des deux testamens, on prouve que l’un et l’autre est divin. Ils ont tous deux le mesme dessein et la mesme suite : l’un prépare la voye à la perfection que l’autre montre à découvert ; l’un pose le fondement, et l’autre acheve l’édifice ; en un mot, l’un prédit ce que l’autre fait voir accompli. Ainsi tous les temps sont unis ensemble, et un dessein éternel de la divine providence nous est révelé. La tradition du peuple juif et celle du peuple chrestien ne font ensemble qu’une mesme suite de religion, et les ecritures des deux testamens ne font aussi qu’un mesme corps et un mesme livre. Et à cause que la discussion des prédictions particulieres, quoy-qu’en soy pleine de lumiere, dépend de beaucoup de faits que tout le monde ne peut pas suivre également, Dieu en a choisi quelques-uns qu’il a rendu sensibles aux plus ignorans. Ces faits illustres, ces faits éclatans dont tout l’univers est témoin, sont, monseigneur, les faits que j’ay tasché jusques-icy de vous faire suivre ; c’est à dire, la desolation du peuple juif et la conversion des gentils arrivées ensemble, et toutes deux précisément dans le mesme temps que l’evangile a esté presché, et que Jesus-Christ a paru.

Ces trois choses unies dans l’ordre des temps, l’estoient encore beaucoup davantage dans l’ordre des conseils de Dieu. Vous les avez veû marcher ensemble dans les anciennes propheties : mais Jesus-Christ fidele interprete des propheties et des volontez de son pere, nous a encore mieux expliqué cette liaison dans son evangile. Il le fait dans la parabole de la vigne si familiere aux prophetes. Le pere de famille avoit planté cette vigne, c’est à dire, la religion veritable fondée sur son alliance ; et l’avoit donnée à cultiver à des ouvriers, c’est à dire, aux juifs. Pour en recueïllir les fruits, il envoye à diverses fois ses serviteurs, qui sont les prophetes. Ces ouvriers infideles les font mourir. Sa bonté le porte à leur envoyer son propre fils. Ils le traitent encore plus mal que les serviteurs. A la fin il leur oste sa vigne, et la donne à d’autres ouvriers : il leur oste la grace de son alliance pour la donner aux gentils. Ces trois choses devoient donc concourir ensemble, l’envoy du fils de Dieu, la réprobation des juifs, et la vocation des gentils. Il ne faut plus de commentaire à la parabole que l’évenement a interpretée.

Vous avez veû que les juifs avoûënt que le royaume de Juda et l’estat de leur république a commencé à tomber dans les temps d’Herode, et lors que Jesus-Christ est venu au monde. Mais si les alterations qu’ils faisoient à la loy de Dieu leur ont attiré une diminution si visible de leur puissance, leur derniere desolation qui dure encore, devoit estre la punition d’un plus grand crime. Ce crime est visiblement leur méconnoissance envers leur messie, qui venoit les instruire et les affranchir. C’est aussi depuis ce temps qu’un joug de fer est sur leur teste ; et ils en seroient accablez, si Dieu ne les réservoit à servir un jour ce messie qu’ils ont crucifié.

Voilà donc déja un fait averé et public ; c’est la ruine totale de l’estat du peuple juif dans le temps de Jesus-Christ. La conversion des gentils qui devoit arriver dans le mesme temps, n’est pas moins averée. En mesme temps que l’ancien culte est détruit dans Jérusalem avec le temple, l’idolatrie est attaquée de tous costez ; et les peuples qui depuis tant de milliers d’années avoient oublié leur créateur, se réveillent d’un si long assoupissement.

Et afin que tout convienne, les promesses spirituelles sont développées par la prédication de l’evangile, dans le temps que le peuple juif qui n’en avoit receû que de temporelles, réprouvé manifestement pour son incrédulité, et captif par toute la terre, n’a plus de grandeur humaine à esperer. Alors le ciel est promis à ceux qui souffrent persecution pour la justice ; les secrets de la vie future sont preschez ; et la vraye béatitude est montrée loin de ce séjour où regne la mort, où abondent le peché et tous les maux. Si on ne découvre pas icy un dessein toûjours soustenu et toûjours suivi ; si on n’y voit pas un mesme ordre des conseils de Dieu qui prépare dés l’origine du monde ce qu’il acheve à la fin des temps, et qui sous divers estats, mais avec une succession toûjours constante, perpetuë aux yeux de tout l’univers la sainte societé où il veut estre servi : on merite de ne rien voir, et d’estre livré à son propre endurcissement comme au plus juste et au plus rigoureux de tous les supplices. Et afin que cette suite du peuple de Dieu fust claire aux moins clairvoyans, Dieu la rend sensible et palpable par des faits que personne ne peut ignorer, s’il ne ferme volontairement les yeux à la verité. Le messie est attendu par les hebreux ; il vient, et il appelle les gentils comme il avoit esté prédit. Le peuple qui le reconnoist comme venu, est incorporé au peuple qui l’attendoit, sans qu’il y ait entre deux un seul moment d’interruption : ce peuple est répandu par toute la terre : les gentils ne cessent de s’y aggreger ; et cette eglise que Jesus-Christ a établie sur la pierre, malgré les efforts de l’enfer, n’a jamais esté renversée. Quelle consolation aux enfans de Dieu ! Mais quelle conviction de la verité, quand ils voyent que d’Innocent Xi qui remplit aujourd’huy si dignement le premier siége de l’eglise, on remonte sans interruption jusqu’à Saint Pierre établi par Jesus-Christ prince des apostres : d’où, en reprenant les pontifes qui ont servi sous la loy, on va jusqu’à Aaron et jusqu’à Moïse ; de là jusqu’aux patriarches, et jusqu’à l’origine du monde ! Quelle suite, quelle tradition, quel enchaisnement merveilleux ! Si nostre esprit naturellement incertain, et devenu par ses incertitudes le joûët de ses propres raisonnemens, a besoin dans les questions où il y va du salut, d’estre fixé et déterminé par quelque autorité certaine : quelle plus grande autorité que celle de l’eglise catholique qui réünit en elle-mesme toute l’autorité des siecles passez, et les anciennes traditions du genre humain jusqu’à sa premiere origine ? Ainsi la societé que Jesus-Christ attendu durant tous les siecles passez a enfin fondée sur la pierre, et où Saint Pierre et ses successeurs doivent présider par ses ordres, se justifie elle-mesme par sa propre suite, et porte dans son éternelle durée le caractere de la main de Dieu.

C’est aussi cette succession, que nulle héresie, nulle secte, nulle autre societé que la seule eglise de Dieu n’a pû se donner. Les fausses religions ont pû imiter l’eglise en beaucoup de choses, et sur tout elles l’imitent en disant, comme elle, que c’est Dieu qui les a fondées : mais ce discours en leur bouche n’est qu’un discours en l’air. Car si Dieu a créé le genre humain, si le créant à son image, il n’a jamais dédaigné de luy enseigner le moyen de le servir et de luy plaire, toute secte qui ne montre pas sa succession depuis l’origine du monde n’est pas de Dieu. Icy tombent aux pieds de l’eglise toutes les societez et toutes les sectes que les hommes ont établies au dedans ou au dehors du christianisme. Par exemple, le faux prophete des arabes a bien pû se dire envoyé de Dieu ; et aprés avoir trompé des peuples souverainement ignorans, il a pû profiter des divisions de son voisinage, pour y étendre par les armes une religion toute sensuelle : mais ni il n’a osé supposer qu’il ait esté attendu, ni enfin il n’a pû donner ou à sa personne, ou à sa religion aucune liaison réelle ni apparente avec les siecles passez. L’expedient qu’il a trouvé pour s’en exempter est nouveau. De peur qu’on ne voulust rechercher dans les ecritures des chrestiens des témoignages de sa mission semblables à ceux que Jesus-Christ trouvoit dans les ecritures des juifs, il a dit que les chrestiens et les juifs avoient falsifié tous leurs livres. Ses sectateurs ignorans l’en ont cru sur sa parole six cens ans aprés Jesus-Christ ; et il s’est annoncé luy-mesme, non seulement sans aucun témoignage précedent, mais encore sans que ni luy, ni les siens ayent osé ou supposer, ou promettre aucun miracle sensible qui ait pû autoriser sa mission. De mesme les héresiarques qui ont fondé des sectes nouvelles parmi les chrestiens, ont bien pû rendre la foy plus facile, en niant les mysteres qui passent les sens. Ils ont bien pû ébloûïr les hommes par leur éloquence et par une apparence de pieté, les remüer par leurs passions, les engager par leurs interests, les attirer par la nouveauté et par le libertinage, soit par celuy de l’esprit, soit mesme par celuy des sens ; en un mot, ils ont pû facilement, ou se tromper, ou tromper les autres, car il n’y a rien de plus humain : mais, outre qu’ils n’ont pas pû mesme se vanter d’avoir fait aucun miracle en public, ni réduire leur religion à des faits positifs dont leurs sectateurs fussent témoins, il y a toûjours un fait malheureux pour eux, que jamais ils n’ont pû couvrir ; c’est celuy de leur nouveauté. Il paroistra toûjours aux yeux de tout l’univers, qu’eux et la secte qu’ils ont établie se sera détachée de ce grand corps et de cette eglise ancienne que Jesus-Christ a fondée, où Saint Pierre et ses successeurs tenoient la premiere place, dans laquelle toutes les sectes les ont trouvé établis. Le moment de la separation sera toûjours si constant, que les héretiques eux-mesmes ne le pourront desavoûër, et qu’ils n’oseront pas seulement tenter de se faire venir de la source par une suite qu’on n’ait jamais veû s’interrompre. C’est le foible inévitable de toutes les sectes que les hommes ont établies. Nul ne peut changer les siecles passez, ni se donner des prédecesseurs, ou faire qu’il les ait trouvez en possession. La seule eglise catholique remplit tous les siecles précedens par une suite qui ne luy peut estre contestée. La loy vient au-devant de l’evangile ; la succession de Moïse et des patriarches ne fait qu’une mesme suite avec celle de Jesus-Christ : estre attendu, venir, estre reconnu par une posterité qui dure autant que le monde, c’est le caractere du messie en qui nous croyons. Jesus-Christ est aujourd’huy, il estoit hier, et il est aux siecles des siecles. ainsi outre l’avantage qu’a l’eglise de Jesus-Christ, d’estre seule fondée sur des faits miraculeux et divins qu’on a écrit hautement et sans crainte d’estre démenti dans le temps qu’ils sont arrivez, voicy en faveur de ceux qui n’ont pas vescu dans ces temps, un miracle toûjours subsistant, qui confirme la verité de tous les autres ; c’est la suite de la religion toûjours victorieuse des erreurs qui ont tasché de la détruire. Vous y pouvez joindre encore une autre suite, et c’est la suite visible d’un continuel chastiment sur les juifs qui n’ont pas receû le Christ promis à leurs peres.

Ils l’attendent néanmoins encore ; et leur attente toûjours frustrée, fait une partie de leur supplice. Ils l’attendent, et font voir en l’attendant qu’il a toûjours esté attendu. Condamnez par leurs propres livres, ils asseûrent la verité de la religion ; ils en portent, pour ainsi dire, toute la suite écrite sur leur front : d’un seul regard on voit ce qu’ils ont esté, pourquoy ils sont comme on les voit, et à quoy ils sont réservez. Ainsi quatre ou cinq faits authentiques et plus clairs que la lumiere du soleil, font voir nostre religion aussi ancienne que le monde. Ils montrent par consequent, qu’elle n’a point d’autre auteur que celuy qui a fondé l’univers, qui tenant tout en sa main, a pû seul et commencer et conduire un dessein où tous les siecles sont compris.

Il ne faut donc plus s’étonner, comme on fait ordinairement, de ce que Dieu nous propose à croire tant de choses si dignes de luy, et tout ensemble si impenétrables à l’esprit humain. Mais plustost il faut s’étonner de ce qu’ayant établi la foy sur une autorité si ferme et si manifeste, il reste encore dans le monde des aveugles et des incrédules.

Nos passions desordonnées, nostre attachement à nos sens, et nostre orgueïl indomptable en sont la cause. Nous aimons mieux tout risquer, que de nous contraindre : nous aimons mieux croupir dans nostre ignorance que de l’avoûër : nous aimons mieux satisfaire une vaine curiosité, et nourrir dans nostre esprit indocile la liberté de penser tout ce qu’il nous plaist, que de ployer sous le joug de l’autorité divine. De là vient qu’il y a tant d’incrédules, et Dieu le permet ainsi pour l’instruction de ses enfans. Sans les aveugles, sans les sauvages, sans les infideles qui restent, et dans le sein mesme du christianisme, nous ne connoistrions pas assez la corruption profonde de nostre nature, ni l’abisme d’où Jesus-Christ nous a tirez. Si sa sainte verité n’estoit contredite, nous ne verrions pas la merveille qui l’a fait durer parmi tant de contradictions, et nous oublierions à la fin que nous sommes sauvez par la grace. Maintenant l’incrédulité des uns humilie les autres ; et les rebelles qui s’opposent aux desseins de Dieu font éclater la puissance par laquelle indépendemment de toute autre chose il accomplit les promesses qu’il a faites à son eglise.

Qu’attendons-nous donc à nous soumettre ? Attendons-nous que Dieu fasse toûjours de nouveaux miracles ; qu’il les rende inutiles en les continuant ; qu’il y accoustume nos yeux comme ils le sont au cours du soleil et à toutes les autres merveilles de la nature ? Ou bien attendons-nous que les impies et les opiniastres se taisent ; que les gens de bien et les libertins rendent un égal témoignage à la verité ; que tout le monde d’un commun accord la préfere à sa passion, et que la fausse science, que la seule nouveauté fait admirer, cesse de surprendre les hommes ? N’est-ce pas assez que nous voyions qu’on ne peut combatre la religion sans montrer par de prodigieux égaremens qu’on a le sens renversé, et qu’on ne se défend plus que par présomption, ou par ignorance ? L’eglise victorieuse des siecles et des erreurs, ne pourra-t-elle pas vaincre dans nos esprits les pitoyables raisonnemens qu’on luy oppose ; et les promesses divines que nous voyons tous les jours s’y accomplir, ne pourront-elles nous élever au dessus des sens ? Et qu’on ne nous dise pas que ces promesses demeurent encore en suspens, et que comme elles s’étendent jusqu’à la fin du monde, ce ne sera qu’à la fin du monde que nous pourrons nous vanter d’en avoir veû l’accomplissement. Car au contraire, ce qui s’est passé nous asseûre de l’avenir : tant d’anciennes prédictions si visiblement accomplies, nous font voir qu’il n’y aura rien qui ne s’accomplisse ; et que l’eglise contre qui l’enfer, selon la promesse du fils de Dieu, ne peut jamais prévaloir, sera toûjours subsistante jusqu’à la consommation des siecles, puis que Jesus-Christ veritable en tout n’a point donné d’autres bornes à sa durée. Les mesmes promesses nous asseûrent la vie future. Dieu qui s’est montré si fidele, en accomplissant ce qui regarde le siecle present, ne le sera pas moins à accomplir ce qui regarde le siecle futur, dont tout ce que nous voyons n’est qu’une préparation ; et l’eglise sera sur la terre toûjours immuable et invincible, jusqu’à ce que ses enfans estant ramassez, elle soit toute entiere transportée au ciel, qui est son séjour veritable. Pour ceux qui seront exclus de cette cité celeste, une rigueur éternelle leur est réservée ; et aprés avoir perdu par leur faute une bienheureuse éternité, il ne leur restera plus qu’une éternité malheureuse.

Ainsi les conseils de Dieu se terminent par un estat immuable ; ses promesses et ses menaces sont également certaines ; et ce qu’il exécute dans le temps asseûre ce qu’il nous ordonne ou d’esperer, ou de craindre dans l’éternité. Voilà ce que vous apprend la suite de la religion mise en abregé devant vos yeux. Par le temps elle vous conduit à l’éternité. Vous voyez un ordre constant dans tous les desseins de Dieu, et une marque visible de sa puissance dans la durée perpetuelle de son peuple. Vous reconnoissez que l’eglise a une tige toûjours subsistante, dont on ne peut se separer sans se perdre ; et que ceux qui estant unis à cette racine, font des oeuvres dignes de leur foy, s’asseûrent la vie éternelle.

Etudiez-donc, monseigneur, mais étudiez avec attention cette suite de l’eglise, qui vous asseûre si clairement toutes les promesses de Dieu. Tout ce qui rompt cette chaisne, tout ce qui sort de cette suite, tout ce qui s’éleve de soy-mesme, et ne vient pas en vertu des promesses faites à l’eglise dés l’origine du monde, vous doit faire horreur. Employez toutes vos forces à rappeller dans cette unité tout ce qui s’en est dévoyé, et à faire écouter l’eglise par laquelle le Saint Esprit prononce ses oracles. La gloire de vos ancestres est non seulement de ne l’avoir jamais abandonnée, mais de l’avoir toûjours soustenuë ; et d’avoir merité par là d’estre appellez ses fils aisnez, qui est sans doute le plus glorieux de tous leurs titres. Je n’ay pas besoin de vous parler de Clovis, de Charlemagne, ni de Saint Loûïs. Considerez seulement le temps où vous vivez, et de quel pere Dieu vous a fait naistre. Un roy si grand en tout se distingue plus par sa foy que par ses autres admirables qualitez. Il protege la religion au dedans et au dehors du royaume, et jusqu’aux extrémitez du monde. Ses loix sont un des plus fermes remparts de l’eglise. Son autorité réverée autant par le merite de sa personne que par la majesté de son sceptre, ne se soustient jamais mieux que lors qu’elle défend la cause de Dieu. On n’entend plus de blasphême ; l’impieté tremble devant luy : c’est ce roy marqué par Salomon, qui dissipe tout le mal par ses regards. S’il attaque l’héresie par tant de moyens, et plus encore que n’ont jamais fait ses prédecesseurs, ce n’est pas qu’il craigne pour son trône ; tout est tranquille à ses pieds, et ses armes sont redoutées par toute la terre : mais c’est qu’il aime ses peuples, et que se voyant élevé par la main de Dieu à une puissance que rien ne peut égaler dans l’univers, il n’en connoist point de plus bel usage que de la faire servir à guerir les playes de l’eglise.

Imitez, monseigneur, un si bel exemple, et laissez-le à vos descendans. Recommandez-leur l’eglise plus encore que ce grand empire que vos ancestres gouvernent depuis tant de siecles. Que vostre auguste maison, la premiere en dignité qui soit au monde, soit la premiere à défendre les droits de Dieu, et à étendre par tout l’univers le regne de Jesus-Christ qui la fait regner avec tant de gloire.


Troisième Partie de ce Discours.

Les Empires.


I

Les révolutions des Empires sont réglées par la Providence, & servent à humilier les Princes.


Quoy-qu’il n’y ait rien de comparable à cette suite de la vraye eglise que je vous ay representée, la suite des empires qu’il faut maintenant vous remettre devant les yeux, n’est gueres moins profitable aux grands princes comme vous. Premierement, ces empires ont pour la pluspart une liaison necessaire avec l’histoire du peuple de Dieu. Dieu s’est servi des assyriens et des babyloniens, pour chastier ce peuple ; des perses, pour le rétablir ; d’Alexandre et de ses premiers successeurs, pour le proteger ; d’Antiochus l’illustre et de ses successeurs, pour l’exercer ; des romains, pour soustenir sa liberté contre les rois de Syrie, qui ne songeoient qu’à le détruire. Les juifs ont duré jusqu’à Jesus-Christ sous la puissance des mesmes romains. Quand ils l’ont méconnu et crucifié, ces mesmes romains ont presté leurs mains sans y penser à la vengeance divine, et ont exterminé ce peuple ingrat. Dieu qui avoit résolu de rassembler dans le mesme temps le peuple nouveau, de toutes les nations, a premierement réüni les terres et les mers sous ce mesme empire. Le commerce de tant de peuples divers, autrefois étrangers les uns aux autres, et depuis réünis sous la domination romaine, a esté un des plus puissans moyens dont la providence se soit servie pour donner cours à l’evangile. Si le mesme empire romain a persecuté durant trois cens ans ce peuple nouveau qui naissoit de tous costez dans son enceinte, cette persecution a confirmé l’eglise chrestienne, et a fait éclater sa gloire avec sa foy et sa patience. Enfin l’empire romain a cedé ; et ayant trouvé quelque chose de plus invincible que luy, il a receû paisiblement dans son sein cette eglise à laquelle il avoit fait une si longue et si cruelle guerre. Les empereurs ont employé leur pouvoir à faire obéïr l’eglise, et Rome a esté le chef de l’empire spirituel que Jesus-Christ a voulu étendre par toute la terre. Quand le temps a esté venu que la puissance romaine devoit tomber, et que ce grand empire qui s’estoit vainement promis l’éternité, devoit subir la destinée de tous les autres, Rome devenuë la proye des barbares, a conservé par la religion son ancienne majesté. Les nations qui ont envahi l’empire romain, y ont appris peu à peu la pieté chrestienne qui a adouci leur barbarie ; et leurs rois, en se mettant chacun dans sa nation à la place des empereurs, n’ont trouvé aucun de leurs titres plus glorieux que celuy de protecteurs de l’eglise. Mais il faut icy vous découvrir les secrets jugemens de Dieu sur l’empire romain et sur Rome mesme : mystere que le Saint Esprit a révelé à Saint Jean, et que ce grand homme, apostre, evangeliste, et prophete a expliqué dans l’apocalypse. Rome qui avoit vieilli dans le culte des idoles, avoit une peine extréme à s’en défaire, mesme sous les empereurs chrestiens ; et le senat se faisoit un honneur de défendre les dieux de Romulus, ausquels il attribuoit toutes les victoires de l’ancienne république. Les empereurs estoient fatiguez des députations de ce grand corps qui demandoit le rétablissement de ses idoles, et qui croyoit que corriger Rome de ses vieilles superstitions, estoit faire injure au nom romain. Ainsi cette compagnie composée de ce que l’empire avoit de plus grand, et une immense multitude de peuple où se trouvoient presque tous les plus puissans de Rome, ne pouvoient estre retirées de leurs erreurs, ni par la prédication de l’evangile, ni par un si visible accomplissement des anciennes propheties, ni par la conversion presque de tout le reste de l’empire, ni enfin par celle des princes dont tous les decrets autorisoient le christianisme. Au contraire, ils continuoient à charger d’opprobres l’eglise de Jesus-Christ qu’ils accusoient encore, à l’exemple de leurs peres, de tous les malheurs de l’empire, toûjours prests à renouveller les anciennes persecutions s’ils n’eussent esté réprimez par les empereurs. Les choses estoient encore en cét estat au quatriéme siecle de l’eglise, et cent ans aprés Constantin, quand Dieu enfin se ressouvint de tant de sanglans decrets du senat contre les fideles, et tout ensemble des cris furieux dont tout le peuple romain, avide du sang chrestien, avoit si souvent fait retentir l’amphitheatre. Il livra donc aux barbares cette ville enyvrée du sang des martyrs , comme parle Saint Jean. Dieu renouvella sur elle les terribles chastimens qu’il avoit exercez sur Babylone : Rome mesme est appellée de ce nom. Cette nouvelle Babylone, imitatrice de l’ancienne, comme elle enflée de ses victoires, triomphante dans ses délices et dans ses richesses, souïllée de ses idolatries, et persecutrice du peuple de Dieu, tombe aussi comme elle d’une grande chute, et Saint Jean chante sa ruine. La gloire de ses conquestes qu’elle attribuoit à ses dieux, luy est ostée : elle est en proye aux barbares, prise trois et quatre fois, pillée, saccagée, détruite. Le glaive des barbares ne pardonne qu’aux chrestiens. Une autre Rome toute chrestienne sort des cendres de la premiere ; et c’est seulement aprés l’inondation des barbares que s’acheve entierement la victoire de Jesus-Christ sur les dieux romains qu’on voit non seulement détruits, mais oubliez. C’est ainsi que les empires du monde ont servi à la religion et à la conservation du peuple de Dieu : c’est pourquoy ce mesme Dieu qui a fait prédire à ses prophetes les divers estats de son peuple, leur a fait prédire aussi la succession des empires. Vous avez veû les endroits où Nabuchodonosor a esté marqué comme celuy qui devoit venir pour punir les peuples superbes, et sur tout le peuple juif ingrat envers son auteur. Vous avez entendu nommer Cyrus deux cens ans avant sa naissance, comme celuy qui devoit rétablir le peuple de Dieu, et punir l’orgueïl de Babylone. La ruine de Ninive n’a pas esté prédite moins clairement. Daniel, dans ses admirables visions, a fait passer en un instant devant vos yeux l’empire de Babylone, celuy des medes et des perses, celuy d’Alexandre et des grecs. Les blasphêmes et les cruautez d’un Antiochus l’illustre, y ont esté prophetisées, aussi-bien que les victoires miraculeuses du peuple de Dieu sur un si violent persecuteur. On y voit ces fameux empires tomber les uns aprés les autres ; et le nouvel empire que Jesus-Christ devoit établir y est marqué si expressément par ses propres caracteres, qu’il n’y a pas moyen de le méconnoistre. C’est l’empire des saints du tres-haut ; c’est l’empire du fils de l’homme : empire qui doit subsister au milieu de la ruine de tous les autres, et auquel seul l’éternité est promise.

Les jugemens de Dieu sur le plus grand de tous les empires de ce monde, c’est-à-dire sur l’empire romain, ne nous ont pas esté cachez. Vous les venez d’apprendre de la bouche de Saint Jean. Rome a senti elle-mesme la main de Dieu, et a esté comme les autres un exemple de sa justice. Mais son sort estoit plus heureux que celuy des autres villes. Purgée par ses desastres des restes de l’idolatrie, elle ne subsiste plus que par le christianisme qu’elle annonce à tout l’univers. Ainsi tous les grands empires que nous avons veûs sur la terre ont concouru par divers moyens au bien de la religion et à la gloire de Dieu, comme Dieu mesme l’a déclaré par ses prophetes.

Quand vous lisez si souvent dans leurs écrits que les rois entreront en foule dans l’eglise, et qu’ils en seront les protecteurs et les nourriciers, vous reconnoissez à ces paroles les empereurs et les autres princes chrestiens ; et comme les rois vos ancestres se sont signalez plus que tous les autres, en protegeant et en étendant l’eglise de Dieu, je ne craindray point de vous asseûrer que c’est eux qui de tous les rois sont prédits le plus clairement dans ces illustres propheties.

Dieu donc qui avoit dessein de se servir des divers empires pour chastier, ou pour exercer, ou pour étendre, ou pour proteger son peuple, voulant se faire connoistre pour l’auteur d’un si admirable conseil, en a découvert le secret à ses prophetes, et leur a fait prédire ce qu’il avoit résolu d’exécuter. C’est pourquoy comme les empires entroient dans l’ordre des desseins de Dieu sur le peuple qu’il avoit choisi, la fortune de ces empires se trouve annoncée par les mesmes oracles du Saint Esprit qui prédisent la succession du peuple fidele.

Plus vous vous accoustumerez à suivre les grandes choses, et à les rappeller à leurs principes, plus vous serez en admiration de ces conseils de la providence. Il importe que vous en preniez de bonne heure les idées qui s’éclairciront tous les jours de plus en plus dans vostre esprit, et que vous appreniez à rapporter les choses humaines aux ordres de cette sagesse éternelle dont elles dependent. Dieu ne déclare pas tous les jours ses volontez par ses prophetes touchant les rois et les monarchies qu’il éleve ou qu’il détruit. Mais l’ayant fait tant de fois dans ces grands empires dont nous venons de parler, il nous montre par ces exemples fameux ce qu’il fait dans tous les autres, et il apprend aux rois ces deux veritez fondamentales ; premierement, que c’est luy qui forme les royaumes pour les donner à qui il luy plaist ; et secondement, qu’il sçait les faire servir, dans les temps et dans l’ordre qu’il a résolu, aux desseins qu’il a sur son peuple. C’est, monseigneur, ce qui doit tenir tous les princes dans une entiere dépendance, et les rendre toûjours attentifs aux ordres de Dieu, afin de prester la main à ce qu’il medite pour sa gloire dans toutes les occasions qu’il leur en presente.

Mais cette suite des empires, mesme à la considerer plus humainement, a de grandes utilitez, principalement pour les princes, puis que l’arrogance, compagne ordinaire d’une condition si éminente, est si fortement rabatuë par ce spectacle. Car si les hommes apprennent à se moderer en voyant mourir les rois, combien plus seront-ils frapez en voyant mourir les royaumes mesmes ; et où peut-on recevoir une plus belle leçon de la vanité des grandeurs humaines ? Ainsi quand vous voyez passer comme en un instant devant vos yeux, je ne dis pas les rois et les empereurs, mais ces grands empires qui ont fait trembler tout l’univers ; quand vous voyez les assyriens anciens et nouveaux, les medes, les perses, les grecs, les romains se presenter devant vous successivement, et tomber, pour ainsi dire, les uns sur les autres : ce fracas effroyable vous fait sentir qu’il n’y a rien de solide parmi les hommes, et que l’inconstance et l’agitation est le propre partage des choses humaines.


II.

Les révolutions des Empires ont des causes particulieres que les Princes doivent étudier.


Mais, monseigneur, ce qui vous rendra ce spectacle plus utile et plus agréable, ce sera la réflexion que vous ferez non seulement sur l’élevation et sur la chute des empires, mais encore sur les causes de leur progrés et sur celles de leur décadence.

Car, monseigneur, ce mesme Dieu qui a fait l’enchaisnement de l’univers, et qui tout-puissant par luy-mesme, a voulu, pour établir l’ordre, que les parties d’un si grand tout dépendissent les unes des autres ; ce mesme Dieu a voulu aussi que le cours des choses humaines eust sa suite et ses proportions : je veux dire que les hommes et les nations ont eû des qualitez proportionnées à l’élevation à laquelle ils estoient destinez ; et qu’à la réserve de certains coups extraordinaires où Dieu vouloit que sa main parust toute seule, il n’est point arrivé de grands changemens qui n’ait eû ses causes dans les siecles précedens.

Et comme dans toutes les affaires il y a ce qui les prépare, ce qui détermine à les entreprendre, et ce qui les fait réüssir : la vraye science de l’histoire est de remarquer dans chaque temps ces secretes dispositions qui ont préparé les grands changemens et les conjonctures importantes qui les ont fait arriver. En effet, il ne suffit pas de regarder seulement devant ses yeux, c’est à dire, de considerer ces grands évenemens qui décident tout à coup de la fortune des empires. Qui veut entendre à fond les choses humaines, doit les reprendre de plus haut ; et il luy faut observer les inclinations et les moeurs, ou, pour dire tout en un mot, le caractere, tant des peuples dominans en général que des princes en particulier, et enfin de tous les hommes extraordinaires, qui par l’importance du personnage qu’ils ont eû à faire dans le monde, ont contribué, en bien ou en mal, au changement des estats et à la fortune publique.

J’ay tasché de vous préparer à ces importantes réflexions dans la premiere partie de ce discours ; vous y aurez pû observer le génie des peuples et celuy des grands hommes qui les ont conduits. Les évenemens qui ont porté coup dans la suite ont esté montrez ; et afin de vous tenir attentif à l’enchaisnement des grandes affaires du monde que je voulois principalement vous faire entendre, j’ay omis beaucoup de faits particuliers dont les suites n’ont pas esté si considerables. Mais parce qu’en nous attachant à la suite, nous avons passé trop viste sur beaucoup de choses pour pouvoir faire les réflexions qu’elles meritoient, vous devez maintenant vous y attacher avec une attention plus particuliere, et accoustumer vostre esprit à rechercher les effets dans leurs causes les plus éloignées. Par là, monseigneur, vous apprendrez ce qu’il est si necessaire que vous sçachiez ; qu’encore qu’à ne regarder que les rencontres particulieres, la fortune semble seule décider de l’établissement et de la ruine des empires, à tout prendre il en arrive à peu prés comme dans le jeu, où le plus habile l’emporte à la longue. En effet, dans ce jeu sanglant où les peuples ont disputé de l’empire et de la puissance, qui a préveû de plus loin, qui s’est le plus appliqué, qui a duré le plus long-temps dans les grands travaux, et enfin qui a sceû le mieux ou pousser ou se mênager suivant la rencontre, à la fin a eû l’avantage, et a fait servir la fortune mesme à ses desseins. Ainsi ne vous lassez point d’examiner les causes des grands changemens, puis que rien ne servira jamais tant à vostre instruction ; mais recherchez-les sur tout dans la suite des grands empires, où la grandeur des évenemens les rend plus palpables.


III.

Les Scythes, les Ethiopiens & les Egyptiens.


Je ne compteray pas icy parmi les grands empires celuy de Bacchus, ni celuy d’Hercule, ces célebres vainqueurs des Indes et de l’orient. Leurs histoires n’ont rien de certain, leurs conquestes n’ont rien de suivi : il les faut laisser célebrer aux poëtes qui en ont fait le plus grand sujet de leurs fables.

Je ne parleray pas non plus de l’empire que le madyes d’Hérodote, qui ressemble assez à l’indathyrse de Megastene et au tanaüs de Justin, établit pour un peu de temps dans la grande Asie. Les scythes que ce prince menoit à la guerre, ont plustost fait des courses que des conquestes. Ce ne fut que par rencontre, et en poussant les cimmeriens, qu’ils entrerent dans la Médie, batirent les medes, et leur enleverent cette partie de l’Asie où ils avoient établi leur domination. Ces nouveaux conquerans n’y regnerent que 28 ans. Leur impieté, leur avarice, et leur brutalité la leur fit perdre ; et Cyaxare fils de Phraorte, sur lequel ils l’avoient conquise, les en chassa. Ce fut plustost par adresse que par force. Réduit à un coin de son royaume que les vainqueurs avoient negligé, ou que peut-estre ils n’avoient pû forcer, il attendit avec patience que ces conquerans brutaux eussent excité la haine publique, et se défissent eux-mesmes par le desordre de leur gouvernement.

Nous trouvons encore dans Strabon qui l’a tiré du mesme Megastene, un Tearcon roy d’Ethiopie : ce doit estre le Tharaca de l’ecriture, dont les armes furent redoutées du temps de Sennacherib roy d’Assyrie. Ce prince pénetra jusqu’aux colonnes d’Hercule, apparemment le long de la coste d’Affrique, et passa jusqu’en Europe. Mais que dirois-je d’un homme dont nous ne voyons dans les historiens que quatre ou cinq mots, et dont la domination n’a aucune suite ? Les ethiopiens dont il estoit roy, estoient, selon Herodote, les mieux faits de tous les hommes, et de la plus belle taille. Leur esprit estoit vif, et ferme ; mais ils prenoient peu de soin de le cultiver, mettant leur confiance dans leurs corps robustes et dans leurs bras nerveux. Leurs rois estoient électifs, et ils mettoient sur le trône le plus grand et le plus fort. On peut juger de leur humeur par une action que nous raconte Herodote. Lors que Cambyse leur envoya pour les surprendre, des ambassadeurs et des presens tels que les perses les donnoient, de la pourpre, des brasselets d’or, et des compositions de parfums, ils se moquerent de ses presens où ils ne voyoient rien d’utile à la vie, aussi-bien que de ses ambassadeurs qu’ils prirent pour ce qu’ils estoient, c’est à dire pour des espions. Mais leur roy voulut aussi faire un present à sa mode au roy de Perse ; et prenant en main un arc qu’un perse eust à peine soustenu loin de le pouvoir tirer, il le banda en presence des ambassadeurs, et leur dit : voicy le conseil que le roy d’Ethiopie donne au roy de Perse... etc. cela dit, il débanda l’arc, et le donna aux ambassadeurs. On ne peut dire quel eust esté l’évenement de la guerre. Cambyse irrité de cette réponse, s’avança vers l’Ethiopie comme un insensé, sans ordre, sans convois, sans discipline ; et vit perir son armée, faute de vivres, au milieu des sables, avant que d’approcher l’ennemi.

Ces peuples d’Ethiopie n’estoient pourtant pas si justes qu’ils s’en vantoient, ni si renfermez dans leur païs. Leurs voisins les egyptiens avoient souvent éprouvé leurs forces. Il n’y a rien de suivi dans les conseils de ces nations sauvages, et mal cultivées : si la nature y commence souvent de beaux sentimens, elle ne les acheve jamais. Aussi n’y voyons-nous que peu de choses à apprendre, et à imiter. N’en parlons pas davantage, et venons aux peuples policez. Les egyptiens sont les premiers où l’on ait sceû les regles du gouvernement. Cette nation grave et serieuse connut d’abord la vraye fin de la politique, qui est de rendre la vie commode et les peuples heureux. La temperature toûjours uniforme du païs y faisoit les esprits solides et constans. Comme la vertu est le fondement de toute la societé, ils l’ont soigneusement cultivée. Leur principale vertu a esté la reconnoissance. La gloire qu’on leur a donnée d’estre les plus reconnoissans de tous les hommes, fait voir qu’ils estoient aussi les plus sociables. Les bienfaits sont le lien de la concorde publique et particuliere. Qui reconnoist les graces, aime à en faire ; et en bannissant l’ingratitude, le plaisir de faire du bien demeure si pur, qu’il n’y a plus moyen de n’y estre pas sensible. Leurs loix estoient simples, pleines d’équité, et propres à unir entre eux les citoyens. Celuy qui pouvant sauver un homme attaqué, ne le faisoit pas, estoit puni de mort aussi rigoureusement que l’assassin. Que si on ne pouvoit secourir le malheureux, il falloit du moins dénoncer l’auteur de la violence, et il y avoit des peines établies contre ceux qui manquoient à ce devoir. Ainsi les citoyens estoient à la garde les uns des autres, et tout le corps de l’estat estoit uni contre les méchans. Il n’estoit pas permis d’estre inutile à l’estat : la loy assignoit à chacun son employ, qui se perpetuoit de pere en fils. On ne pouvoit ni en avoir deux, ni changer de profession ; mais aussi toutes les professions estoient honorées. Il falloit qu’il y eust des emplois et des personnes plus considerables, comme il faut qu’il y ait des yeux dans le corps. Leur éclat ne fait pas mépriser les pieds, ni les parties les plus basses. Ainsi parmi les egyptiens, les prestres et les soldats avoient des marques d’honneur particulieres : mais tous les mestiers, jusqu’aux moindres, estoient en estime ; et on ne croyoit pas pouvoir sans crime mépriser les citoyens, dont les travaux, quels qu’ils fussent, contribuoient au bien public. Par ce moyen tous les arts venoient à leur perfection : l’honneur qui les nourrit s’y mesloit par tout : on faisoit mieux ce qu’on avoit toûjours veû faire, et à quoy on s’estoit uniquement exercé dés son enfance. Mais il y avoit une occupation qui devoit estre commune ; c’estoit l’étude des loix et de la sagesse. L’ignorance de la religion et de la police du païs n’estoit excusée en aucun estat. Au reste, chaque profession avoit son canton qui luy estoit assigné. Il n’en arrivoit aucune incommodité dans un païs dont la largeur n’estoit pas grande ; et dans un si bel ordre, les faineans ne sçavoient où se cacher. Parmi de si bonnes loix, ce qu’il y avoit de meilleur, c’est que tout le monde estoit nourri dans l’esprit de les observer. Une coustume nouvelle estoit un prodige en Egypte : tout s’y faisoit toûjours de mesme ; et l’exactitude qu’on y avoit à garder les petites choses, maintenoit les grandes. Aussi n’y eût-il jamais de peuple qui ait conservé plus long-temps ses usages et ses loix. L’ordre des jugemens servoit à entretenir cét esprit. Trente juges estoient tirez des principales villes pour composer la compagnie qui jugeoit tout le royaume. On estoit accoustumé à ne voir dans ces places que les plus honnestes gens du païs et les plus graves. Le prince leur assignoit certains revenus, afin qu’affranchis des embarras domestiques, ils pussent donner tout leur temps à faire observer les loix. Ils ne tiroient rien des procés, et on ne s’estoit pas encore avisé de faire un mestier de la justice. Pour éviter les surprises, les affaires estoient traitées par écrit dans cette assemblée. On y craignoit la fausse éloquence, qui ébloûït les esprits et émeut les passions. La verité ne pouvoit estre expliquée d’une maniere trop seche. Le président du senat portoit un collier d’or et de pierres précieuses, d’où pendoit une figure sans yeux, qu’on appelloit la verité. Quand il la prenoit, c’estoit le signal pour commencer la séance. Il l’appliquoit au parti qui devoit gagner sa cause, et c’estoit la forme de prononcer les sentences. Un des plus beaux artifices des egyptiens pour conserver leurs anciennes maximes, estoit de les revestir de certaines céremonies qui les imprimoient dans les esprits. Ces céremonies s’observoient avec réflexion ; et l’humeur serieuse des egyptiens ne permettoit pas qu’elles tournassent en simples formules. Ceux qui n’avoient point d’affaires, et dont la vie estoit innocente, pouvoient éviter l’examen de ce severe tribunal. Mais il y avoit en Egypte une espece de jugement tout-à-fait extraordinaire, dont personne n’échapoit. C’est une consolation en mourant de laisser son nom en estime parmi les hommes, et de tous les biens humains c’est le seul que la mort ne nous peut ravir. Mais il n’estoit pas permis en Egypte de loûër indifferemment tous les morts : il falloit avoir cét honneur par un jugement public. Aussitost qu’un homme estoit mort, on l’amenoit en jugement. L’accusateur public estoit écouté. S’il prouvoit que la conduite du mort eust esté mauvaise, on en condamnoit la memoire, et il estoit privé de la sepulture. Le peuple admiroit le pouvoir des loix, qui s’étendoit jusqu’apres la mort, et chacun touché de l’exemple craignoit de deshonorer sa memoire et sa famille. Que si le mort n’estoit convaincu d’aucune faute, on l’ensevelissoit honorablement : on faisoit son panegyrique, mais sans y rien mesler de sa naissance. Toute l’Egypte estoit noble, et d’ailleurs on n’y goustoit de loûanges que celles qu’on s’attiroit par son merite.

Chacun sçait combien curieusement les egyptiens conservoient les corps morts. Leurs momies se voyent encore. Ainsi leur reconnoissance envers leurs parens estoit immortelle : les enfans, en voyant les corps de leurs ancestres, se souvenoient de leurs vertus que le public avoit reconnuës, et s’excitoient à aimer les loix qu’ils leur avoient laissées.

Pour empescher les emprunts, d’où naissent la fainéantise, les fraudes et la chicane, l’ordonnance du roy Asychis ne permettoit d’emprunter qu’à condition d’engager le corps de son pere à celuy dont on empruntoit. C’estoit une impieté et une infamie tout ensemble de ne pas retirer assez promptement un gage si précieux ; et celuy qui mouroit sans s’estre aquité de ce devoir, estoit privé de la sepulture. Le royaume estoit héreditaire ; mais les rois estoient obligez plus que tous les autres à vivre selon les loix. Ils en avoient de particulieres qu’un roy avoit digerées, et qui faisoient une partie des livres sacrez. Ce n’est pas qu’on disputast rien aux rois, ou que personne eust droit de les contraindre ; au contraire, on les respectoit comme des dieux : mais c’est qu’une coustume ancienne avoit tout reglé, et qu’ils ne s’avisoient pas de vivre autrement que leurs ancestres. Ainsi ils souffroient sans peine non seulement que la qualité des viandes et la mesure du boire et du manger leur fust marquée (car c’estoit une chose ordinaire en Egypte où tout le monde estoit sobre, et où l’air du païs inspiroit la frugalité) mais encore que toutes leurs heures fussent destinées. En s’éveillant au point du jour, lors que l’esprit est le plus net et les pensées les plus pures, ils lisoient leurs lettres, pour prendre une idée plus droite et plus veritable des affaires qu’ils avoient à décider. Si-tost qu’ils estoient habillez, ils alloient sacrifier au temple. Là, environnez de toute leur cour, et les victimes estant à l’autel, ils assistoient à une priere pleine d’instruction, où le pontife prioit les dieux de donner au prince toutes les vertus royales, en sorte qu’il fust religieux envers les dieux, doux envers les hommes, moderé, juste, magnanime, sincere, et éloigné du mensonge, liberal, maistre de luy-mesme, punissant au dessous du merite, et récompensant au dessus. Le pontife parloit en suite des fautes que les rois pouvoient commettre : mais il supposoit toûjours qu’ils n’y tomboient que par surprise, ou par ignorance, chargeant d’imprécations les ministres qui leur donnoient de mauvais conseils, et leur déguisoient la verité. Telle estoit la maniere d’instruire les rois. On croyoit que les reproches ne faisoient qu’aigrir leurs esprits ; et que le moyen le plus efficace de leur inspirer la vertu, estoit de leur marquer leur devoir dans des loûanges conformes aux loix, et prononcées gravement devant les dieux. Aprés la priére et le sacrifice, on lisoit au roy dans les saints livres, les conseils et les actions des grands hommes, afin qu’il gouvernast son estat par leurs maximes, et maintinst les loix qui avoient rendu ses prédecesseurs heureux aussi-bien que leurs sujets.

Ce qui montre que ces remontrances se faisoient, et s’écoutoient sérieusement, c’est qu’elles avoient leur effet. Parmi les thebains, c’est à dire dans la dynastie principale, celle où les loix estoient en vigueur, et qui devint à la fin la maistresse de toutes les autres, les plus grands hommes ont esté les rois. Les deux Mercures auteurs des sciences, et de toutes les institutions des egyptiens, l’un voisin des temps du deluge, et l’autre qu’ils ont appellé le trismegiste ou le trois fois grand, contemporain de Moïse, ont esté tous deux rois de Thebes. Toute l’Egypte a profité de leurs lumieres, et Thebes doit à leurs instructions d’avoir eû peu de mauvais princes. Ceux-cy estoient épargnez pendant leur vie ; le repos public le vouloit ainsi : mais ils n’estoient pas exempts du jugement qu’il falloit subir aprés la mort. Quelques-uns ont esté privez de la sepulture, mais on en voit peu d’exemples ; et au contraire, la pluspart des rois ont esté si cheris des peuples, que chacun pleuroit leur mort autant que celle de son pere ou de ses enfans. Cette coustume de juger les rois aprés leur mort parut si sainte au peuple de Dieu, qu’il l’a toûjours pratiquée. Nous voyons dans l’ecriture que les méchans rois estoient privez de la sepulture de leurs ancestres, et nous apprenons de Josephe que cette coustume duroit encore du temps des asmonéens. Elle faisoit entendre aux rois, que si leur majesté les met au dessus des jugemens humains pendant leur vie, ils y reviennent enfin quand la mort les a égalez aux autres hommes.

Les egyptiens avoient l’esprit inventif, mais ils le tournoient aux choses utiles. Leurs Mercures ont rempli l’Egypte d’inventions merveilleuses, et ne luy avoient presque rien laissé ignorer de ce qui pouvoit rendre la vie commode et tranquille. Je ne puis laisser aux egyptiens la gloire qu’ils ont donnée à leur Osiris, d’avoir inventé le labourage, car on le trouve de tout temps dans les païs voisins de la terre d’où le genre humain s’est répandu, et on ne peut douter qu’il ne fust connu dés l’origine du monde. Aussi les egyptiens donnent-ils eux-mesmes une si grande antiquité à Osiris, qu’on voit bien qu’ils ont confondu son temps avec celuy des commencemens de l’univers, et qu’ils ont voulu luy attribuer les choses dont l’origine passoit de bien loin tous les temps connus dans leur histoire. Mais si les egyptiens n’ont pas inventé l’agriculture, ni les autres arts que nous voyons devant le deluge, ils les ont tellement perfectionnez, et ont pris un si grand soin de les rétablir parmi les peuples où la barbarie les avoit fait oublier, que leur gloire n’est gueres moins grande que s’ils en avoient esté les inventeurs. Il y en a mesme de tres-importans dont on ne peut leur disputer l’invention. Comme leur païs estoit uni, et leur ciel toûjours pur et sans nuage, ils ont esté les premiers à observer le cours des astres. Ils ont aussi les premiers reglé l’année. Ces observations les ont jetté naturellement dans l’arithmetique ; et s’il est vray ce que dit Platon, que le soleil et la lune ayent enseigné aux hommes la science des nombres, c’est à dire, qu’on ait commencé les comptes reglez par celuy des jours, des mois, et des ans, les egyptiens sont les premiers qui ayent écouté ces merveilleux maistres. Les planetes et les autres astres ne leur ont pas esté moins connus, et ils ont trouvé cette grande année qui ramene tout le ciel à son premier point. Pour reconnoistre leurs terres tous les ans couvertes par le débordement du Nil, ils ont esté obligez de recourir à l’arpentage qui leur a bientost appris la geometrie. Ils estoient grands observateurs de la nature, qui dans un air si serein et sous un soleil si ardent estoit forte et feconde parmi eux. C’est aussi ce qui leur a fait inventer ou perfectionner la medecine. Ainsi toutes les sciences ont esté en grand honneur parmi eux. Les inventeurs des choses utiles recevoient, et de leur vivant et aprés leur mort, de dignes récompenses de leurs travaux. C’est ce qui a consacré les livres de leurs deux Mercures, et les a fait regarder comme des livres divins. Le premier de tous les peuples où on voye des bibliotheques, est celuy d’Egypte. Le titre qu’on leur donnoit inspiroit l’envie d’y entrer, et d’en pénetrer les secrets : on les appelloit, le tresor des remedes de l’ame . Elle s’y guérissoit de l’ignorance la plus dangereuse de ses maladies, et la source de toutes les autres.

Une des choses qu’on imprimoit le plus fortement dans l’esprit des egyptiens, estoit l’estime et l’amour de leur patrie. Elle estoit, disoient-ils, le sejour des dieux : ils y avoient regné durant des milliers infinis d’années. Elle estoit la mere des hommes et des animaux, que la terre d’Egypte arrosée du Nil avoit enfantez pendant que le reste de la nature estoit sterile. Les prestres qui composoient l’histoire d’Egypte de cette suite immense de siecles, qu’ils ne remplissoient que de fables et des génealogies de leurs dieux, le faisoient pour imprimer dans l’esprit des peuples l’antiquité et la noblesse de leur païs. Au reste, leur vraye histoire estoit renfermée dans des bornes raisonnables ; mais ils trouvoient beau de se perdre dans un abisme infini de temps qui sembloit les approcher de l’éternité. Cependant l’amour de la patrie avoit des fondemens plus solides. L’Egypte estoit en effet le plus beau païs de l’univers, le plus abondant par la nature, le mieux cultivé par l’art, le plus riche, le plus commode, et le plus orné par les soins et la magnificence de ses rois. Il n’y avoit rien que de grand dans leurs desseins et dans leurs travaux. Ce qu’ils ont fait du Nil est incroyable. Il pleut rarement en Egypte : mais ce fleuve qui l’arrose toute par ses débordemens reglez, luy apporte les pluyes et les neiges des autres païs. Pour multiplier un fleuve si bien faisant, l’Egypte estoit traversée d’une infinité de canaux d’une longueur et d’une largeur incroyable. Le Nil portoit par tout la fecondité avec ses eaux salutaires, unissoit les villes entre elles et la grande mer avec la mer rouge, entretenoit le commerce au dedans et au dehors du royaume, et le fortifioit contre l’ennemi : de sorte qu’il estoit tout ensemble et le nourricier et le défenseur de l’Egypte. On luy abandonnoit la campagne : mais les villes rehaussées avec des travaux immenses, et s’élevant comme des isles au milieu des eaux, regardoient avec joye de cette hauteur toute la plaine inondée et toute ensemble fertilisée par le Nil. Lors qu’il s’enfloit outre mesure, de grands lacs creusez par les rois tendoient leur sein aux eaux répanduës. Ils avoient leurs décharges préparées : de grandes écluses les ouvroient ou les fermoient selon le besoin ; et les eaux ayant leur retraite ne séjournoient sur les terres qu’autant qu’il falloit pour les engraisser. Tel estoit l’usage de ce grand lac, qu’on appelloit le lac de Myris ou de Moeris : c’estoit le nom du roy qui l’avoit fait faire. On est étonné quand on lit, ce qui neanmoins est certain, qu’il avoit de tour environ cent quatre-vingt de nos lieuës. Pour ne point perdre trop de bonnes terres en le creusant, on l’avoit étendu principalement du costé de la Lybie. La pesche en valoit au prince des sommes immenses ; et ainsi quand la terre ne produisoit rien, on en tiroit des tresors en la couvrant d’eaux. Deux pyramides, dont chacune portoit sur un trône deux statuës colossales, l’une de Myris, et l’autre de sa femme, s’élevoient de trois cens pieds au milieu du lac, et occupoient sous les eaux un pareil espace. Ainsi elles faisoient voir qu’on les avoit érigées avant que le creux eust esté rempli, et montroient qu’un lac de cette étenduë avoit esté fait de main d’homme sous un seul prince. Ceux qui ne sçavent pas jusques à quel point on peut ménager la terre, prennent pour fable ce qu’on raconte du nombre des villes d’Egypte. La richesse n’en estoit pas moins incroyable. Il n’y en avoit point qui ne fust remplie de temples magnifiques et de superbes palais. L’architecture y montroit par tout cette noble simplicité, et cette grandeur qui remplit l’esprit. De longues galeries y étaloient des sculptures que la Grece prenoit pour modeles. Thebes le pouvoit disputer aux plus belles villes de l’univers. Ses cent portes chantées par Homere sont connuës de tout le monde. Elle n’estoit pas moins peuplée qu’elle estoit vaste, et on a dit qu’elle pouvoit faire sortir ensemble dix mille combatans par chacune de ses portes. Qu’il y ait si l’on veut de l’exageration dans ce nombre, toûjours est-il asseûré que son peuple estoit innombrable. Les grecs et les romains ont célebré sa magnificence et sa grandeur, encore qu’ils n’en eussent veû que les ruines : tant les restes en estoient augustes.

Si nos voyageurs avoient penetré jusqu’au lieu où cette ville estoit bastie, ils auroient sans doute encore trouvé quelque chose d’incomparable dans ses ruines : car les ouvrages des egyptiens estoient faits pour tenir contre le temps. Leurs statuës estoient des colosses. Leurs colonnes estoient immenses. L’Egypte visoit au grand, et vouloit fraper les yeux de loin, mais toûjours en les contentant par la justesse des proportions. On a découvert dans le Sayd (vous sçavez bien que c’est le nom de la Thebaïde) des temples et des palais presque encore entiers où ces colonnes et ces statuës sont innombrables. On y admire sur tout un palais dont les restes semblent n’avoir subsisté que pour effacer la gloire de tous les plus grands ouvrages. Quatre allées à perte de veûë, et bornées de part et d’autre par des sphinx d’une matiere aussi rare que leur grandeur est remarquable, servent d’avenuës à quatre portiques dont la hauteur étonne les yeux. Quelle magnificence, et quelle étenduë ! Encore ceux qui nous ont décrit ce prodigieux édifice n’ont-ils pas eû le temps d’en faire le tour, et ne sont pas mesme asseûrez d’en avoir veû la moitié ; mais tout ce qu’ils y ont veû estoit surprenant. Une sale, qui apparemment faisoit le milieu de ce superbe palais, estoit soustenuë de six-vingt colonnes de six brassées de grosseur, grandes à proportion, et entremeslées d’obelisques que tant de siecles n’ont pû abbatre. Les couleurs mesme, c’est à dire ce qui éprouve le plustost le pouvoir du temps, se soustiennent encore parmi les ruines de cét admirable édifice, et y conservent leur vivacité : tant l’Egypte sçavoit imprimer le caractere d’immortalité à tous ses ouvrages. Maintenant que le nom du roy penetre aux parties du monde les plus inconnuës, et que ce prince étend aussi loin les recherches qu’il fait faire des plus beaux ouvrages de la nature et de l’art, ne seroit-ce pas un digne objet de cette noble curiosité, de découvrir les beautez que la Thebaïde renferme dans ses deserts, et d’enrichir nostre architecture des inventions de l’Egypte ? Quelle puissance et quel art a pû faire d’un tel païs la merveille de l’univers ? Et quelles beautez ne trouveroit-on si on pouvoit aborder la ville royale, puis que si loin d’elle on découvre des choses si merveilleuses ?

Il n’appartenoit qu’à l’Egypte de dresser des monumens pour la posterité. Ses obelisques font encore aujourd’huy, autant par leur beauté que par leur hauteur, le principal ornement de Rome ; et la puissance romaine desesperant d’égaler les egyptiens, a cru faire assez pour sa grandeur d’emprunter les monumens de leurs rois. L’Egypte n’avoit point encore veû de grands édifices que la tour de Babel, quand elle imagina ses pyramides, qui par leur figure autant que par leur grandeur triomphent du temps et des barbares. Le bon goust des egyptiens leur fit aimer deslors la solidité et la régularité toute nuë. N’est-ce point que la nature porte d’elle-mesme à cét air simple auquel on a tant de peine à revenir, quand le goust a esté gasté par des nouveautez et des hardiesses bizarres ? Quoy qu’il en soit, les egyptiens n’ont aimé qu’une hardiesse reglée : ils n’ont cherché le nouveau et le surprenant, que dans la varieté infinie de la nature ; et ils se vantoient d’estre les seuls qui avoient fait comme les dieux des ouvrages immortels. Les inscriptions des pyramides n’estoient pas moins nobles que l’ouvrage. Elles parloient aux spectateurs. Une de ces pyramides bastie de brique avertissoit par son titre qu’on se gardast bien de la comparer aux autres, et qu’elle estoit autant au dessus de toutes les pyramides que Jupiter estoit au dessus de tous les dieux. mais quelque effort que fassent les hommes, leur neant paroist par tout. Ces pyramides estoient des tombeaux ; encore les rois qui les ont basties n’ont-ils pas eû le pouvoir d’y estre inhumez, et ils n’ont pas joûï de leur sepulcre. Je ne parlerois pas de ce beau palais qu’on appelloit le labyrinthe, si Herodote qui l’a veû, ne nous asseûroit qu’il estoit plus surprenant que les pyramides. On l’avoit basti sur le bord du lac de Myris, et on luy avoit donné une veûë proportionnée à sa grandeur. Au reste, ce n’estoit pas tant un seul palais qu’un magnifique amas de douze palais disposez régulierement, et qui communiquoient ensemble. Quinze cens chambres meslées de terrasses s’arrangeoient autour de douze salles, et ne laissoient point de sortie à ceux qui s’engageoient à les visiter. Il y avoit autant de bastiment par dessous terre. Ces bastimens soûterrains estoient destinez à la sepulture des rois, et encore (qui le pourroit dire sans honte et sans déplorer l’aveuglement de l’esprit humain ? ) à nourrir les crocodiles sacrez dont une nation d’ailleurs si sage faisoit ses dieux. Vous vous étonnez de voir tant de magnificence dans les sepulcres de l’Egypte. C’est qu’outre qu’on les érigeoit comme des monumens sacrez pour porter aux siecles futurs la memoire des grands princes, on les regardoit encore comme des demeures éternelles. Les maisons estoient appellées des hostelleries où l’on n’estoit qu’en passant et pendant une vie trop courte pour terminer tous nos desseins : mais les maisons veritables estoient les tombeaux que nous devions habiter durant des siecles infinis. Au reste, ce n’estoit pas sur les choses inanimées que l’Egypte travailloit le plus. Ses plus nobles travaux et son plus bel art consistoit à former les hommes. La Grece en estoit si persuadée, que ses plus grands hommes, un Homere, un Pythagore, un Platon, Lycurgue mesme et Solon ces deux grands legislateurs, et les autres qu’il n’est pas besoin de nommer, allerent apprendre la sagesse en Egypte. Dieu a voulu que Moïse mesme fust instruit dans toute la sagesse des egyptiens : c’est par là qu’il a commencé à estre puissant en paroles et en oeuvres. la vraye sagesse se sert de tout, et Dieu ne veut pas que ceux qu’il inspire negligent les moyens humains qui viennent aussi de luy à leur maniere. Ces sages d’Egypte avoient étudié le régime qui fait les esprits solides, les corps robustes, les femmes fecondes, et les enfans vigoureux. Par ce moyen le peuple croissoit en nombre et en forces. Le païs estoit sain naturellement ; mais la philosophie leur avoit appris que la nature veut estre aidée. Il y a un art de former les corps aussi-bien que les esprits. Cét art que nostre nonchalance nous a fait perdre estoit bien connu des anciens, et l’Egypte l’avoit trouvé. Elle employoit principalement à ce beau dessein la frugalité et les exercices. Dans un grand champ de bataille qui a esté veû par Herodote, les cranes des perses aisez à percer, et ceux des egyptiens plus durs que les pierres ausquelles ils estoient meslez, montroient la molesse des uns et la robuste constitution qu’une nourriture frugale et de vigoureux exercices donnoient aux autres. La course à pied, la course à cheval, la course dans les chariots se pratiquoit en Egypte avec une adresse admirable, et il n’y avoit point dans tout l’univers de meilleurs hommes de cheval que les egyptiens. Quand Diodore nous dit qu’ils rejettoient la lute comme un exercice qui donnoit une force dangereuse et peu durable, il a deû l’entendre de la lute outrée des athletes, que la Grece elle-mesme, qui la couronnoit dans ses jeux, avoit blasmée comme peu convenable aux personnes libres : mais avec une certaine moderation, elle estoit digne des honnestes gens, et Diodore luy-mesme nous apprend que le Mercure des egyptiens en avoit inventé les regles aussi-bien que l’art de former les corps. Il faut entendre de mesme ce que dit encore cét auteur touchant la musique. Celle qu’il fait mépriser aux egyptiens, comme capable de ramollir les courages, estoit sans doute cette musique molle et effeminée qui n’inspire que les plaisirs et une fausse tendresse. Car pour cette musique généreuse dont les nobles accords élevent l’esprit et le coeur, les egyptiens n’avoient garde de la mépriser, puis que, selon Diodore mesme, leur Mercure l’avoit inventée, et avoit aussi inventé le plus grave des instrumens de musique. Dans la procession solennelle des egyptiens, où l’on portoit en cérémonie les livres de Trismegiste, on voit marcher à la teste le chantre tenant en main un symbole de la musique (je ne sçay pas ce que c’est) et le livre des hymnes sacrez . Enfin l’Egypte n’oublioit rien pour polir l’esprit, ennoblir le coeur, et fortifier le corps. Quatre cent mille soldats qu’elle entretenoit estoient ceux de ses citoyens qu’elle exerçoit avec plus de soin. Les loix de la milice se conservoient aisément, et comme par elles-mesmes, parce que les peres les apprenoient à leurs enfans : car la profession de la guerre passoit de pere en fils comme les autres ; et aprés les familles sacerdotales, celles qu’on estimoit les plus illustres estoient comme parmi nous les familles destinées aux armes. Je ne veux pas dire pourtant que l’Egypte ait esté guerriere. On a beau avoir des troupes reglées et entretenuës ; on a beau les exercer à l’ombre dans les travaux militaires et parmi les images des combats : il n’y a jamais que la guerre et les combats effectifs qui fassent les hommes guerriers. L’Egypte aimoit la paix, parce qu’elle aimoit la justice, et n’avoit des soldats que pour sa défense. Contente de son païs où tout abondoit, elle ne songeoit point aux conquestes. Elle s’étendoit d’une autre sorte, en envoyant ses colonies par toute la terre, et avec elles la politesse et les loix. Les villes les plus célebres venoient apprendre en Egypte leurs antiquitez, et la source de leurs plus belles institutions. On la consultoit de tous costez sur les regles de la sagesse. Quand ceux d’Elide eûrent établi les jeux olimpiques les plus illustres de la Grece, ils rechercherent par une ambassade solennelle l’approbation des egyptiens, et apprirent d’eux de nouveaux moyens d’encourager les combatans. L’Egypte regnoit par ses conseils, et cét empire d’esprit luy parut plus noble et plus glorieux que celuy qu’on établit par les armes. Encore que les rois de Thebes fussent sans comparaison les plus puissans de tous les rois de l’Egypte, jamais ils n’ont entrepris sur les dynasties voisines qu’ils ont occupées seulement quand elles eûrent esté envahies par les arabes ; de sorte qu’à vray dire ils les ont plustost enlevées aux étrangers, qu’ils n’ont voulu dominer sur les naturels du païs. Mais quand ils se sont meslez d’estre conquerans, ils ont surpassé tous les autres. Je ne parle point d’Osiris vainqueur des Indes ; apparemment c’est Bacchus, ou quelque autre heros aussi fabuleux. Le pere de Sesostris (les doctes veulent que ce soit Amenophis, autrement Memnon) ou par instinct, ou par humeur, ou, comme le disent les egyptiens, par l’autorité d’un oracle, conceût le dessein de faire de son fils un conquerant. Il s’y prit à la maniere des egyptiens, c’est à dire, avec de grandes pensées. Tous les enfans qui nasquirent le mesme jour que Sesostris furent amenez à la cour par ordre du roy. Il les fit élever comme ses enfans, et avec les mesmes soins que Sesostris prés duquel ils estoient nourris. Il ne pouvoit luy donner de plus fideles ministres, ni des compagnons plus zelez de ses combats. Quand il fut un peu avancé en âge, il luy fit faire son apprentissage par une guerre contre les arabes. Ce jeune prince y apprit à supporter la faim et la soif, et soumit cette nation jusqu’alors indomptable. Accoustumé aux travaux guerriers par cette conqueste, son pere le fit tourner vers l’occident de l’Egypte : il attaqua la Lybie, et la plus grande partie de cette vaste region fut subjuguée. En ce temps son pere mourut, et le laissa en estat de tout entreprendre. Il ne conceût pas un moindre dessein que celuy de la conqueste du monde : mais avant que de sortir de son royaume, il pourveût à la seûreté du dedans, en gagnant le coeur de tous ses peuples par la liberalité et par la justice, et reglant au reste le gouvernement avec une extrême prudence. Cependant il faisoit ses préparatifs : il levoit des troupes, et leur donnoit pour capitaines les jeunes gens que son pere avoit fait nourrir avec luy. Il y en avoit dix-sept cent capables de répandre dans toute l’armée le courage, la discipline, et l’amour du prince. Cela fait, il entra dans l’Ethiopie qu’il se rendit tributaire. Il continua ses victoires dans l’Asie. Jérusalem fut la premiere à sentir la force de ses armes. Le témeraire Roboam ne put luy résister, et Sesostris enleva les richesses de Salomon. Dieu, par un juste jugement, les avoit livrez entre ses mains. Il pénetra dans les Indes plus loin qu’Hercule ni que Bacchus, et plus loin que ne fit depuis Alexandre, puis qu’il soumit le païs au-delà du Gange. Jugez par là si les païs plus voisins luy résisterent. Les scythes obéïrent jusqu’au Tanaïs : l’Armenie et la Cappadoce luy furent sujetes. Il laissa une colonie dans l’ancien royaume de Colchos, où les moeurs d’Egypte sont toûjours demeurées depuis. Herodote a veû dans l’Asie Mineure d’une mer à l’autre les monumens de ses victoires avec les superbes inscriptions de Sesostris roy des rois et seigneur des seigneurs. Il y en avoit jusques dans la Thrace, et il étendit son empire depuis le Gange jusqu’au Danube. La difficulté des vivres l’empescha d’entrer plus avant dans l’Europe. Il revint aprés neuf ans chargé des dépouïlles de tous les peuples vaincus. Il y en eût qui défendirent courageusement leur liberté : d’autres cederent sans résistance. Sesostris eût soin de marquer dans ses monumens la difference de ces peuples en figures hiéroglifiques à la maniere des egyptiens. Pour décrire son empire, il inventa les cartes de géographie. Cent temples fameux érigez en action de graces aux dieux tutelaires de toutes les villes, furent les premieres aussi-bien que les plus belles marques de ses victoires, et il eût soin de publier par les inscriptions, que ces grands ouvrages avoient esté achevez sans fatiguer ses sujets. Il mettoit sa gloire à les ménager, et à ne faire travailler aux monumens de ses victoires que les captifs. Salomon luy en avoit donné l’exemple. Ce sage prince n’avoit employé que les peuples tributaires dans les grands ouvrages qui ont rendu son regne immortel. Les citoyens estoient attachez à de plus nobles exercices : ils apprenoient à faire la guerre, et à commander. Sesostris ne pouvoit pas se regler sur un plus parfait modele. Il regna trente-trois ans, et joûït long-temps de ses triomphes, beaucoup plus digne de gloire, si la vanité ne luy eust pas fait traisner son char par les rois vaincus. Il semble qu’il ait dédaigné de mourir comme les autres hommes. Devenu aveugle dans sa vieillesse, il se donna la mort à luy-mesme, et laissa l’Egypte riche à jamais. Son empire pourtant ne passa pas la quatriéme génération. Mais il restoit encore du temps de Tibere des monumens magnifiques, qui en marquoient l’étenduë et la quantité des tributs. L’Egypte retourna bientost à son humeur pacifique. On a mesme écrit que Sesostris fut le premier à ramollir, aprés ses conquestes, les moeurs de ses egyptiens, dans la crainte des révoltes. S’il le faut croire, ce ne pouvoit estre qu’une précaution qu’il prenoit pour ses successeurs. Car pour luy, sage et absolu comme il estoit, on ne voit pas ce qu’il pouvoit craindre de ses peuples qui l’adoroient. Au reste cette pensée est peu digne d’un si grand prince ; et c’estoit mal pourvoir à la seûreté de ses conquestes, que de laisser affoiblir le courage de ses sujets. Il est vray aussi que ce grand empire ne dura gueres. Il faut perir par quelque endroit. La division se mit en Egypte. Sous Anysis l’aveugle, l’ethiopien Sabacon envahit le royaume : il en traita aussi-bien les peuples, et y fit d’aussi grandes choses qu’aucun des rois naturels. Jamais on ne vit une moderation pareille à la sienne, puis qu’aprés cinquante ans d’un regne heureux, il retourna en Ethiopie pour obéïr à des avertissemens qu’il crut divins. Le royaume abandonné tomba entre les mains de Sethon prestre de Vulcain, prince religieux à sa mode, mais peu guerrier, et qui acheva d’énerver la milice en maltraitant les gens de guerre. Depuis ce temps l’Egypte ne se soustint plus que par des milices étrangeres. On trouve une espece d’anarchie. On trouve douze rois choisis par le peuple, qui partagerent entre eux le gouvernement du royaume. C’est eux qui ont basti ces douze palais qui composoient le labyrinthe. Quoy-que l’Egypte ne pust oublier ses magnificences, elle fut foible et divisée sous ces douze princes. Un d’eux (ce fut Psammetique) se rendit le maistre par le secours des étrangers. L’Egypte se rétablit, et demeura assez puissante pendant cinq ou six regnes. Enfin cét ancien royaume, aprés avoir duré environ seize cens ans, affoibli par les rois de Babylone et par Cyrus, devint la proye de Cambyse, le plus insensé de tous les princes.

Ceux qui ont bien connu l’humeur de l’Egypte, ont reconnu qu’elle n’estoit pas belliqueuse : vous en avez veû les raisons. Elle avoit vescu en paix environ treize cens ans, quand elle produisit son premier guerrier, qui fut Sesostris. Aussi malgré sa milice si soigneusement entretenuë, nous voyons sur la fin que les troupes étrangeres font toute sa force, qui est un des plus grands defauts que puisse avoir un estat. Mais les choses humaines ne sont point parfaites, et il est malaisé d’avoir ensemble dans la perfection les arts de la paix avec les avantages de la guerre. C’est une assez belle durée d’avoir subsisté seize siecles. Quelques ethiopiens ont regné à Thebes dans cét intervale, entre autres Sabacon, et à ce qu’on croit Taraca. Mais l’Egypte tiroit cette utilité de l’excellente constitution de son estat, que les étrangers qui la conqueroient entroient dans ses moeurs plustost que d’y introduire les leurs : ainsi changeant de maistres, elle ne changeoit pas de gouvernement. Elle eût peine à souffrir les perses dont elle voulut souvent secoûër le joug. Mais elle n’estoit pas assez belliqueuse pour se soustenir par sa propre force contre une si grande puissance, et les grecs qui la défendoient, occupez ailleurs, estoient contraints de l’abandonner : de sorte qu’elle retomboit toûjours sous ses premiers maistres, mais toûjours opiniastrément attachée à ses anciennes coustumes, et incapable de démentir les maximes de ses premiers rois. Quoy-qu’elle en retinst beaucoup de choses sous les ptolomées, le mélange des moeurs greques et asiatiques y fut si grand, qu’on n’y reconnut presque plus l’ancienne Egypte. Il ne faut pas oublier que les temps des anciens rois d’Egypte sont fort incertains, mesme dans l’histoire des egyptiens. On a peine à placer Osymanduas, dont nous voyons de si magnifiques monumens dans Diodore, et de si belles marques de ses combats. Il semble que les egyptiens n’ayent pas connu le pere de Sesostris qu’Herodote et Diodore n’ont pas nommé. Sa puissance est encore plus marquée par les monumens qu’il a laissez dans toute la terre, que par les memoires de son païs ; et ces raisons nous font voir qu’il ne faut pas croire, comme quelques-uns, que ce que l’Egypte publioit de ses antiquitez, ait toûjours esté aussi exact qu’elle s’en vantoit, puis qu’elle-mesme est si incertaine des temps les plus éclatans de sa monarchie.


IV.

Les Assyriens anciens & nouveaux, les Mèdes & Cyrus.


Le grand empire des egyptiens est comme détaché de tous les autres, et n’a pas, comme vous voyez, une longue suite. Ce qui nous reste à dire est plus soustenu, et a des dates plus précises.

Nous avons neanmoins encore tres-peu de choses certaines touchant le premier empire des assyriens : mais enfin en quelque temps qu’on en veuïlle placer les commencemens, selon les diverses opinions des historiens, vous verrez que lors que le monde estoit partagé en plusieurs petits estats dont les princes songeoient plustost à se conserver qu’à s’accroistre, Ninus plus entreprenant et plus puissant que ses voisins, les accabla les uns aprés les autres, et poussa bien loin ses conquestes du costé de l’orient. Sa femme Semiramis, qui joignit à l’ambition assez ordinaire à son sexe, un courage et une suite de conseils qu’on n’a pas accoustumé d’y trouver, soustint les vastes desseins de son mari, et acheva de former cette monarchie. Elle estoit grande sans doute, et la grandeur de Ninive qu’on met au dessus de celle de Babylone, le montre assez. Mais comme les historiens les plus judicieux ne font pas cette monarchie si ancienne que les autres nous la representent, ils ne la font pas non plus si grande. On voit durer trop long-temps les petits royaumes dont il la faudroit composer, si elle estoit aussi ancienne et aussi étenduë que le fabuleux Ctesias, et ceux qui l’en ont cru sur sa parole nous la décrivent. Il est vray que Platon curieux observateur des antiquitez fait le royaume de Troye du temps de Priam une dépendance de l’empire des assyriens. Mais on n’en voit rien dans Homere, qui, dans le dessein qu’il avoit de relever la gloire de la Grece, n’auroit pas oublié cette circonstance ; et on peut croire que les assyriens estoient peu connus du costé de l’occident, puis qu’un poëte si sçavant et si curieux d’orner son poëme de tout ce qui appartenoit à son sujet, ne les y fait point paroistre.

Cependant, selon la supputation que nous avons jugé la plus raisonnable, le temps du siege de Troye estoit le beau temps des assyriens, puis que c’est celuy des conquestes de Semiramis : mais c’est qu’elles s’étendirent seulement vers l’orient. Ceux qui la flatent le plus luy font tourner ses armes de ce costé-là. Elle avoit eû trop de part aux conseils et aux victoires de Ninus pour ne pas suivre ses desseins, si convenables d’ailleurs à la situation de son empire ; et je ne croy pas qu’on puisse douter que Ninus ne se soit attaché à l’orient, puis que Justin mesme qui le favorise autant qu’il peut, luy fait terminer aux frontieres de la Lybie les entreprises qu’il fit du costé de l’occident. Je ne sçay donc plus en quel temps Ninive auroit poussé ses conquestes jusqu’à Troye, puis qu’on voit si peu d’apparence que Ninus et Semiramis ayent rien entrepris de semblable ; et que tous leurs successeurs, à commencer depuis leur fils Ninyas, ont vescu dans une telle mollesse et avec si peu d’action, qu’à peine leur nom est-il venu jusqu’à nous, et qu’il faut plustost s’étonner que leur empire ait pû subsister, que de croire qu’il ait pû s’étendre. Il fut sans doute beaucoup diminué par les conquestes de Sesostris : mais comme elles furent de peu de durée, et peu soustenuës par ses successeurs, il est à croire que les païs qu’elles enleverent aux assyriens, accoustumez de long-temps à leur domination, y retournerent naturellement : de sorte que cét empire se maintint en grande puissance et en grande paix, jusqu’à ce qu’Arbace ayant découvert la mollesse de ses rois si long-temps cachée dans le secret du palais, Sardanapale célebre par ses infamies devint non seulement méprisable, mais encore insupportable à ses sujets.

Vous avez veû les royaumes qui sont sortis du débris de ce premier empire des assyriens, entre autres celuy de Ninive et celuy de Babylone. Les rois de Ninive retinrent le nom de rois d’Assyrie, et furent les plus puissans. Leur orgueïl s’éleva bientost au-delà de toutes bornes par les conquestes qu’ils firent, parmi lesquelles on compte celle du royaume des israëlites ou de Samarie. Il ne fallut rien moins que la main de Dieu, et un miracle visible pour les empescher d’accabler la Judée sous Ezéchias ; et on ne sceût plus quelles bornes on pourroit donner à leur puissance, quand on leur vit envahir un peu aprés dans leur voisinage le royaume de Babylone, où la famille royale estoit defaillie.

Babylone sembloit estre née pour commander à toute la terre. Ses peuples estoient pleins d’esprit et de courage. De tout temps la philosophie regnoit parmi eux avec les beaux arts, et l’orient n’avoit gueres de meilleurs soldats que les chaldéens. L’antiquité admire les riches moissons d’un païs que la negligence de ses habitans laisse maintenant sans culture ; et son abondance le fit regarder sous les anciens rois de Perse comme la troisiéme partie d’un si grand empire. Ainsi les rois d’Assyrie enflez d’un accroissement qui ajoustoit à leur monarchie une ville si opulente, conceûrent de nouveaux desseins. Nabuchodonosor I crut son empire indigne de luy, s’il n’y joignoit tout l’univers. Nabuchodonosor Ii superbe plus que tous les rois ses prédecesseurs, aprés des succés inoûïs et des conquestes surprenantes, voulut plustost se faire adorer comme un dieu, que commander comme un roy. Quels ouvrages n’entreprit-il point dans Babylone ? Quelles murailles, quelles tours, quelles portes, et quelle enceinte y vit-on paroistre ! Il sembloit que l’ancienne tour de Babel allast estre renouvellée dans la hauteur prodigieuse du temple de Bel, et que Nabuchodonosor voulust de nouveau menacer le ciel. Son orgueïl, quoy-qu’abbatu par la main de Dieu, ne laissa pas de revivre dans ses successeurs. Ils ne pouvoient souffrir autour d’eux aucune domination ; et voulant tout mettre sous le joug, ils devinrent insupportables aux peuples voisins. Cette jalousie réünit contre eux avec les rois de Médie et les rois de Perse, une grande partie des peuples d’orient. L’orgueïl se tourne aisément en cruauté. Comme les rois de Babylone traitoient inhumainement leurs sujets, des peuples entiers aussi-bien que des principaux seigneurs de leur empire se joignirent à Cyrus et aux medes. Babylone trop accoustumée à commander et à vaincre, pour craindre tant d’ennemis liguez contre elle, pendant qu’elle se croit invincible, devient captive des medes qu’elle prétendoit subjuguer, et perit enfin par son orgueïl. La destinée de cette ville fut étrange, puis qu’elle perit par ses propres inventions. L’Euphrate faisoit à peu prés dans ses vastes plaines le mesme effet que le Nil dans celles d’Egypte : mais pour le rendre commode, il falloit encore plus d’art et plus de travail que l’Egypte n’en employoit pour le Nil. L’Euphrate estoit droit dans son cours, et jamais ne se débordoit. Il luy fallut faire dans tout le païs un nombre infini de canaux, afin qu’il en pust arroser les terres dont la fertilité devenoit incomparable par ce secours. Pour rompre la violence de ses eaux trop impetueuses, il fallut le faire couler par mille détours, et luy creuser de grands lacs qu’une sage reine revestit avec une magnificence incroyable. Nitocris mere de Labynithe, autrement nommé Nabonide ou Baltasar, dernier roy de Babylone, fit ces grands ouvrages. Mais cette reine entreprit un travail bien plus merveilleux : ce fut d’élever sur l’Euphrate un pont de pierre, afin que les deux costez de la ville que l’immense largeur de ce fleuve separoit trop, pussent communiquer ensemble. Il fallut donc mettre à sec une riviere si rapide et si profonde, en détournant ses eaux dans un lac immense que la reine avoit fait creuser. En mesme temps on bastit le pont, dont les solides materiaux estoient préparez, et on revestit de brique les deux bords du fleuve jusqu’à une hauteur étonnante, en y laissant des descentes revestuës de mesme, et d’un aussi bel ouvrage que les murailles de la ville. La diligence du travail en égala la grandeur. Mais une reine si prévoyante ne songea pas qu’elle apprenoit à ses ennemis à prendre sa ville. Ce fut dans le mesme lac qu’elle avoit creusé, que Cyrus détourna l’Euphrate, quand desesperant de réduire Babylone ni par force, ni par famine, il s’y ouvrit des deux costez de la ville le passage que nous avons veû tant marqué par les prophetes. Si Babylone eust pû croire qu’elle eust esté périssable comme toutes les choses humaines, et qu’une confiance insensée ne l’eust pas jettée dans l’aveuglement : non seulement elle eust pû prévoir ce que fit Cyrus, puis que la memoire d’un travail semblable estoit récente ; mais encore, en gardant toutes les descentes, elle eust accablé les perses dans le lit de la riviere où ils passoient. Mais on ne songeoit qu’aux plaisirs et aux festins : il n’y avoit ni ordre, ni commandement reglé. Ainsi perissent non seulement les plus fortes places, mais encore les plus grands empires. L’épouvante se mit par tout : le roy impie fut tué ; et Xenophon qui donne ce titre au dernier roy de Babylone, semble désigner par ce mot les sacrileges de Baltasar, que Daniel nous fait voir punis par une chute si surprenante.

Les medes qui avoient détruit le premier empire des assyriens, détruisirent encore le second, comme si cette nation eust deû estre toûjours fatale à la grandeur assyrienne. Mais à cette derniere fois la valeur et le grand nom de Cyrus fit que les perses ses sujets eûrent la gloire de cette conqueste. En effet, elle est deûë entierement à ce heros, qui ayant esté élevé sous une discipline sévere et réguliere, selon la coustume des perses, peuples alors aussi moderez, que depuis ils ont esté voluptueux, fut accoustumé dés son enfance à une vie sobre et militaire. Les medes autrefois si laborieux et si guerriers, mais à la fin ramollis par leur abondance, comme il arrive toûjours, avoient besoin d’un tel géneral. Cyrus se servit de leurs richesses et de leur nom toûjours respecté en orient ; mais il mettoit l’esperance du succés dans les troupes qu’il avoit amenées de Perse. Dés la premiere bataille le roy de Babylone fut tué, et les assyriens mis en déroute. Le vainqueur offrit le duel au nouveau roy ; et en montrant son courage, il se donna la réputation d’un prince clement qui épargne le sang des sujets. Il joignit la politique à la valeur. De peur de ruiner un si beau païs, qu’il regardoit déja comme sa conqueste, il fit résoudre que les laboureurs seroient épargnez de part et d’autre. Il sceût réveiller la jalousie des peuples voisins contre l’orgueïlleuse puissance de Babylone qui alloit tout envahir ; et enfin la gloire qu’il s’estoit aquise autant par sa générosité et par sa justice que par le bonheur de ses armes les ayant tous réünis sous ses étendars, avec de si grands secours il soumit cette vaste étenduë de terre dont il composa son empire.

C’est par là que s’éleva cette monarchie. Cyrus la rendit si puissante, qu’elle ne pouvoit gueres manquer de s’accroistre sous ses successeurs. Mais pour entendre ce qui l’a perduë, il ne faut que comparer les perses et les successeurs de Cyrus avec les grecs et leurs généraux, sur tout avec Alexandre.


V.

Les Perses, les Grecs, & Alexandre.


Cambyse fils de Cyrus fut celuy qui corrompit les mœurs des perses. Son pere si bien élevé parmi les soins de la guerre, n’en prit pas assez de donner au successeur d’un si grand empire une éducation semblable à la sienne ; et par le sort ordinaire des choses humaines, trop de grandeur nuisit à la vertu. Darius fils d’Hystaspe, qui d’une vie privée fut élevé sur le trône, apporta de meilleures dispositions à la souveraine puissance, et fit quelques efforts pour réparer les desordres. Mais la corruption estoit déja trop universelle : l’abondance avoit introduit trop de déreglemens dans les mœurs ; et Darius n’avoit pas luy-mesme conservé assez de force pour estre capable de redresser tout-à-fait les autres. Tout dégénera sous ses successeurs, et le luxe des perses n’eût plus de mesure. Mais encore que ces peuples devenus puissans eussent beaucoup perdu de leur ancienne vertu en s’abandonnant aux plaisirs, ils avoient toûjours conservé quelque chose de grand et de noble. Que peut-on voir de plus noble que l’horreur qu’ils avoient pour le mensonge, qui passa toûjours parmi eux pour un vice honteux et bas ? Ce qu’ils trouvoient le plus lasche aprés le mensonge, estoit de vivre d’emprunt. Une telle vie leur paroissoit fainéante, honteuse, servile, et d’autant plus méprisable, qu’elle portoit à mentir. Par une générosité naturelle à leur nation, ils traitoient honnestement les rois vaincus. Pour peu que les enfans de ces princes fussent capables de s’accommoder avec les vainqueurs, ils les laissoient commander dans leur païs avec presque toutes les marques de leur ancienne grandeur. Les perses estoient honnestes, civils, liberaux envers les étrangers, et ils sçavoient s’en servir. Les gens de merite estoient connus parmi eux, et ils n’épargnoient rien pour les gagner. Il est vray qu’ils ne sont pas arrivez à la connoissance parfaite de cette sagesse qui apprend à bien gouverner. Leur grand empire fut toûjours regi avec quelque confusion. Ils ne sceûrent jamais trouver ce bel art depuis si bien pratiqué par les romains, d’unir toutes les parties d’un grand estat, et d’en faire un tout parfait. Aussi n’estoient-ils presque jamais sans révoltes considerables. Ils n’estoient pourtant pas sans politique. Les regles de la justice estoient connuës parmi eux, et ils ont eû de grands rois qui les faisoient observer avec une admirable exactitude. Les crimes estoient severement punis ; mais avec cette moderation, qu’en pardonnant aisément les premieres fautes, on réprimoit les rechutes par de rigoureux chastimens. Ils avoient beaucoup de bonnes loix, presque toutes venuës de Cyrus, et de Darius fils d’Hystaspe. Ils avoient des maximes de gouvernement, des conseils reglez pour les maintenir, et une grande subordination dans tous les emplois. Quand on disoit que les grands qui composoient le conseil estoient les yeux et les oreilles du prince : on avertissoit tout ensemble et le prince, qu’il avoit ses ministres comme nous avons les organes de nos sens, non pas pour se reposer, mais pour agir par leur moyen ; et les ministres, qu’ils ne devoient pas agir pour eux-mesmes, mais pour le prince qui estoit leur chef, et pour tout le corps de l’estat. Ces ministres devoient estre instruits des anciennes maximes de la monarchie. Le registre qu’on tenoit des choses passées, servoit de regle à la posterité. On y marquoit les services que chacun avoit rendus, de peur qu’à la honte du prince, et au grand malheur de l’estat, ils ne demeurassent sans récompense. C’estoit une belle maniere d’attacher les particuliers au bien public, que de leur apprendre qu’ils ne devoient jamais sacrifier pour eux seuls, mais pour le roy et pour tout l’estat où chacun se trouvoit avec tous les autres. Un des premiers soins du prince estoit de faire fleurir l’agriculture ; et les satrapes dont le gouvernement estoit le mieux cultivé, avoient la plus grande part aux graces. Comme il y avoit des charges établies pour la conduite des armes, il y en avoit aussi pour veiller aux travaux rustiques : c’estoit deux charges semblables, dont l’une prenoit soin de garder le païs, et l’autre de le cultiver. Le prince les protegeoit avec une affection presque égale, et les faisoit concourir au bien public. Aprés ceux qui avoient remporté quelque avantage à la guerre, les plus honorez estoient ceux qui avoient élevé beaucoup d’enfans. Le respect qu’on inspiroit aux perses dés leur enfance pour l’autorité royale, alloit jusqu’à l’excés, puis qu’ils y mesloient de l’adoration, et paroissoient plustost des esclaves que des sujets soumis par raison à un empire legitime : c’estoit l’esprit des orientaux, et peut-estre que le naturel vif et violent de ces peuples demandoit un gouvernement plus ferme et plus absolu.

La maniere dont on élevoit les enfans des rois est admirée par Platon, et proposée aux grecs comme le modele d’une éducation parfaite. Dés l’âge de sept ans on les tiroit des mains des eunuques pour les faire monter à cheval, et les exercer à la chasse. à l’âge de quatorze ans, lors que l’esprit commence à se former, on leur donnoit pour leur instruction quatre hommes des plus vertueux et des plus sages de l’estat. Le premier, dit Platon, leur apprenoit la magie, c’est à dire dans leur langage, le culte des dieux selon les anciennes maximes et selon les loix de Zoroastre fils d’Oromase. Le second les accoustumoit à dire la verité, et à rendre la justice. Le troisiéme leur enseignoit à ne se laisser pas vaincre par les voluptez, afin d’estre toûjours libres et vrayment rois, maistres d’eux-mesmes et de leurs desirs. Le quatriéme fortifioit leur courage contre la crainte qui en eust fait des esclaves, et leur eust osté la confiance si nécessaire au commandement. Les jeunes seigneurs estoient élevez à la porte du roy avec ses enfans. On prenoit un soin particulier qu’ils ne vissent ni n’entendissent rien de malhonneste. On rendoit compte au roy de leur conduite. Ce compte qu’on luy en rendoit estoit suivi par son ordre de chastimens, et de récompenses. La jeunesse qui les voyoit, apprenoit de bonne heure avec la vertu, la science d’obéïr et de commander. Avec une si belle institution que ne devoit-on pas esperer des rois de Perse et de leur noblesse, si on eust eû autant de soin de les bien conduire dans le progrés de leur âge qu’on en avoit de les bien instruire dans leur enfance ? Mais les moeurs corrompuës de la nation les entraisnoient bientost dans les plaisirs, contre lesquels nulle éducation ne peut tenir. Il faut pourtant confesser que malgré cette mollesse des perses, malgré le soin qu’ils avoient de leur beauté et de leur parure, ils ne manquoient pas de valeur. Ils s’en sont toûjours piquez, et ils en ont donné d’illustres marques. L’art militaire avoit parmi eux la préference qu’il meritoit comme celuy à l’abri duquel tous les autres peuvent s’exercer en repos. Mais jamais ils n’en connurent le fond, ni ne sceûrent ce que peut dans une armée la séverité, la discipline, l’arrangement des troupes, l’ordre des marches et des campemens, et enfin une certaine conduite qui fait remuër ces grands corps sans confusion et à propos. Ils croyoient avoir tout fait quand qui alloit au combat assez résolument, mais sans ordre, et qui se trouvoit embarassé d’une multitude infinie de personnes inutiles que le roy et les grands traisnoient aprés eux seulement pour le plaisir. Car leur mollesse estoit si grande, qu’ils vouloient trouver dans l’armée la mesme magnificence et les mesmes délices que dans les lieux où la cour faisoit sa demeure ordinaire ; de sorte que les rois marchoient accompagnez de leurs femmes, de leurs concubines, de leurs eunuques, et de tout ce qui servoit à leurs plaisirs. La vaisselle d’or et d’argent, et les meubles précieux suivoient dans une abondance prodigieuse, et enfin tout l’attirail que demande une telle vie. Une armée composée de cette sorte et déja embarassée de la multitude excessive de ses soldats, estoit surchargée par le nombre demesuré de ceux qui ne combatoient point. Dans cette confusion, on ne pouvoit se mouvoir de concert ; les ordres ne venoient jamais à temps, et dans une action tout alloit comme il pouvoit, sans que personne fust en estat d’y pourvoir. Joint encore qu’il falloit avoir fini bientost, et passer rapidement dans un païs : car ce corps immense et avide non seulement de ce qui estoit necessaire pour la vie, mais encore de ce qui servoit au plaisir, consumoit tout en peu de temps, et on a peine à comprendre d’où il pouvoit tirer sa subsistence.

Cependant, avec ce grand appareil, les perses étonnoient les peuples qui ne sçavoient pas mieux la guerre qu’eux. Ceux mesme qui la sçavoient se trouverent ou affoiblis par leurs propres divisions, ou accablez par la multitude de leurs ennemis ; et c’est par là que l’égypte, toute superbe qu’elle estoit et de son antiquité et de ses sages institutions et des conquestes de son Sesostris, devint sujete des perses. Il ne leur fut pas malaisé de dompter l’Asie Mineure, et mesme les colonies greques que la mollesse de l’Asie avoit corrompuës. Mais quand ils vinrent à la Grece mesme, ils trouverent ce qu’ils n’avoient jamais veû, une milice reglée, des chefs entendus, des soldats accoustumez à vivre de peu, des corps endurcis au travail, que la lute et les autres exercices ordinaires dans ce païs rendoient adroits : des armées mediocres à la verité, mais semblables à ces corps vigoureux où il semble que tout soit nerf, et où tout est plein d’esprits ; au reste si bien commandées et si souples aux ordres de leurs géneraux, qu’on eust cru que les soldats n’avoient tous qu’une mesme ame, tant on voyoit de concert dans leurs mouvemens. Mais ce que la Grece avoit de plus grand, estoit une politique ferme et prévoyante, qui sçavoit abandonner, hasarder, et défendre ce qu’il falloit ; et ce qui est plus grand encore, un courage que l’amour de la liberté et celuy de la patrie rendoit invincible.

Les grecs naturellement pleins d’esprit et de courage avoient esté cultivez de bonne heure par des rois et des colonies venuës d’égypte, qui s’estant établies dés les premiers temps en divers endroits du païs, avoient répandu par tout cette excellente police des égyptiens. C’est de là qu’ils avoient appris les exercices du corps, la lute, la course à pied, la course à cheval et sur des chariots, et les autres exercices qu’ils mirent dans leur perfection par les glorieuses couronnes des jeux olympiques. Mais ce que les égyptiens leur avoient appris de meilleur, estoit à se rendre dociles, et à se laisser former par les loix pour le bien public. Ce n’estoit pas des particuliers qui ne songent qu’à leurs affaires, et ne sentent les maux de l’estat qu’autant qu’ils en souffrent eux-mesmes, ou que le repos de leur famille en est troublé. Les grecs estoient instruits à se regarder, et à regarder leur famille comme partie d’un plus grand corps qui estoit le corps de l’estat. Les peres nourrissoient leurs enfans dans cét esprit ; et les enfans apprenoient dés le berceau à regarder la patrie comme une mere commune à qui ils appartenoient plus encore qu’à leurs parens. Le mot de civilité ne signifioit pas seulement parmi les grecs la douceur et la déference mutuelle qui rend les hommes sociables : l’homme civil n’estoit autre chose qu’un bon citoyen qui se regarde toûjours comme membre de l’estat, qui se laisse conduire par les loix, et conspire avec elles au bien public, sans rien entreprendre sur personne. Les anciens rois que la Grece avoit eûs en divers païs, un Minos, un Cecrops, un Thesée, un Codrus, un Temene, un Cresphonte, un Eurystene, un Patrocles, et les autres semblables, avoient répandu cét esprit dans toute la nation. Ils furent tous populaires, non point en flatant le peuple, mais en procurant son bien, et en faisant regner la loy.

Que diray-je de la severité des jugemens ? Quel plus grave tribunal y eût-il jamais que celuy de l’aréopage si réveré dans toute la Grece, qu’on disoit que les dieux mesmes y avoient comparu ? Il a esté célebre dés les premiers temps, et Cecrops apparemment l’avoit fondé sur le modele des tribunaux de l’égypte. Aucune compagnie n’a conservé si long-temps la réputation de son ancienne severité, et l’éloquence trompeuse en a toûjours esté bannie. Les grecs ainsi policez peu à peu se crurent capables de se gouverner eux-mesmes, et la pluspart des villes se formerent en républiques. Mais de sages legislateurs qui s’éleverent en chaque païs, un Thales, un Pythagore, un Pittacus, un Lycurgue, un Solon, un Philolas, et tant d’autres que l’histoire marque, empescherent que la liberté ne dégénerast en licence. Des loix simplement écrites et en petit nombre, tenoient les peuples dans le devoir, et les faisoient concourir au bien commun du païs. L’idée de liberté qu’une telle conduite inspiroit, estoit admirable. Car la liberté que se figuroient les grecs, estoit une liberté soumise à la loy, c’est à dire, à la raison mesme reconnuë par tout le peuple. Ils ne vouloient pas que les hommes eussent du pouvoir parmi eux. Les magistrats redoutez durant le temps de leur ministere, redevenoient des particuliers qui ne gardoient d’autorité qu’autant que leur en donnoit leur experience. La loy estoit regardée comme la maistresse : c’estoit elle qui établissoit les magistrats, qui en regloit le pouvoir, et qui enfin chastioit leur mauvaise administration. Il n’est pas icy question d’examiner si ces idées sont aussi solides que specieuses. Enfin la Grece en estoit charmée, et préferoit les inconveniens de la liberté à ceux de la sujetion legitime quoy-qu’en effet beaucoup moindres. Mais comme chaque forme de gouvernement a ses avantages, celuy que la Grece tiroit du sien, estoit que les citoyens s’affectionnoient d’autant plus à leur païs qu’ils le conduisoient en commun, et que chaque particulier pouvoit parvenir aux premiers honneurs. Ce que fit la philosophie pour conserver l’estat de la Grece, n’est pas croyable. Plus ces peuples estoient libres, plus il estoit necessaire d’y établir par de bonnes raisons les regles des moeurs, et celles de la société. Pythagore, Thales, Anaxagore, Socrate, Archytas, Platon, Xenophon, Aristote, et une infinité d’autres remplirent la Grece de ces beaux préceptes. Il y eût des extravagans, qui prirent le nom de philosophes : mais ceux qui estoient suivis, estoient ceux qui enseignoient à sacrifier l’interest particulier et mesme la vie à l’interest général et au salut de l’estat ; et c’estoit la maxime la plus commune des philosophes, qu’il falloit ou se retirer des affaires publiques, ou n’y regarder que le bien public.

Pourquoy parler des philosophes ? Les poëtes mesme qui estoient dans les mains de tout le peuple, les instruisoient plus encore qu’ils ne les divertissoient. Le plus renommé des conquerans regardoit Homere comme un maistre qui luy apprenoit à bien regner. Ce grand poëte n’apprenoit pas moins à bien obéïr, et à estre bon citoyen. Luy et tant d’autres poëtes, dont les ouvrages ne sont pas moins graves qu’ils sont agréables, ne célebrent que les arts utiles à la vie humaine, ne respirent que le bien public, la patrie, la societé, et cette admirable civilité que nous avons expliquée.

Quand la Grece ainsi élevée regardoit les asiatiques avec leur délicatesse, avec leur parure et leur beauté semblable à celle des femmes, elle n’avoit que du mépris pour eux. Mais leur forme de gouvernement qui n’avoit pour regle que la volonté du prince, maistresse de toutes les loix et mesme des plus sacrées, luy inspiroit de l’horreur ; et l’objet le plus odieux qu’eust toute la Grece, estoient les barbares. Cette haine estoit venuë aux grecs dés les premiers temps, et leur estoit devenuë comme naturelle. Une des choses qui faisoit aimer la poësie d’Homere, est qu’il chantoit les victoires et les avantages de la Grece sur l’Asie. Du costé de l’Asie estoit Venus, c’est à dire, les plaisirs, les folles amours et la mollesse : du costé de la Grece estoit Junon, c’est à dire, la gravité avec l’amour conjugal, Mercure avec l’éloquence, Jupiter et la sagesse politique. Du costé de l’Asie estoit Mars impetueux et brutal, c’est à dire, la guerre faite avec fureur : du costé de la Grece estoit Pallas, c’est à dire, l’art militaire et la valeur conduite par esprit. La Grece depuis ce temps avoit toûjours cru que l’intelligence et le vray courage estoit son partage naturel. Elle ne pouvoit souffrir que l’Asie pensast à la subjuguer ; et en subissant ce joug, elle eust cru assujetir la vertu à la volupté, l’esprit au corps, et le veritable courage à une force insensée qui consistoit seulement dans la multitude.

La Grece estoit pleine de ces sentimens, quand elle fut attaquée par Darius fils d’Hystaspe et par Xerxes, avec des armées dont la grandeur paroist fabuleuse, tant elle est énorme. Aussitost chacun se prépare à défendre sa liberté. Quoy-que toutes les villes de Grece fissent autant de républiques, l’interest commun les réünit, et il ne s’agissoit entre elles que de voir qui feroit le plus pour le bien public. Il ne cousta rien aux atheniens d’abandonner leur ville au pillage et à l’incendie ; et aprés qu’ils eûrent sauvé leurs vieillards et leurs femmes avec leurs enfans, ils mirent sur des vaisseaux tout ce qui estoit capable de porter les armes. Pour arrester quelques jours l’armée persienne à un passage difficile, et pour luy faire sentir ce que c’estoit que la Grece, une poignée de lacedémoniens courut avec son roy à une mort asseûrée, contens en mourant d’avoir immolé à leur patrie un nombre infini de ces barbares, et d’avoir laissé à leurs compatriotes l’exemple d’une hardiesse inoûïe. Contre de telles armées et une telle conduite, la Perse se trouva foible, et éprouva plusieurs fois à son dommage, ce que peut la discipline contre la multitude et la confusion, et ce que peut la valeur conduite avec art contre une impetuosité aveugle.

Il ne restoit à la Perse tant de fois vaincuë, que de mettre la division parmi les grecs ; et l’estat mesme où ils se trouvoient par leurs victoires, rendoit cette entreprise facile. Comme la crainte les tenoit unis, la victoire et la confiance rompit l’union. Accoustumez à combatre et à vaincre, quand ils crurent n’avoir plus à craindre la puissance des perses, ils se tournerent les uns contre les autres. Mais il faut expliquer un peu davantage cét estat des grecs, et ce secret de la politique persienne.

Parmi toutes les républiques dont la Grece estoit composée, Athenes et Lacedémone estoient sans comparaison les principales. On ne peut avoir plus d’esprit qu’on en avoit à Athenes, ni plus de force qu’on en avoit à Lacedémone. Athenes vouloit le plaisir : la vie de Lacedémone estoit dure et laborieuse. L’une et l’autre aimoit la gloire et la liberté : mais à Athenes, la liberté tendoit naturellement à la licence ; et contrainte par des loix séveres à Lacedémone, plus elle estoit réprimée au dedans, plus elle cherchoit à s’étendre en dominant au dehors. Athenes vouloit aussi dominer, mais par un autre principe. L’interest se mesloit à la gloire. Ses citoyens excelloient dans l’art de naviger ; et la mer où elle regnoit l’avoit enrichie. Pour demeurer seule maistresse de tout le commerce, il n’y avoit rien qu’elle ne voulust assujetir ; et ses richesses qui luy inspiroient ce desir, luy fournissoient le moyen de le satisfaire. Au contraire, à Lacedémone, l’argent estoit méprisé. Comme toutes ses loix tendoient à en faire une république guerriere, la gloire des armes estoit le seul charme dont les esprits de ses citoyens fussent possedez. Dés-là naturellement elle vouloit dominer ; et plus elle estoit au dessus de l’interest, plus elle s’abandonnoit à l’ambition.

Lacedémone par sa vie reglée estoit ferme dans ses maximes et dans ses desseins. Athenes estoit plus vive, et le peuple y estoit trop maistre. La philosophie et les loix faisoient à la verité de beaux effets dans des naturels si exquis ; mais la raison toute seule n’estoit pas capable de les retenir. Un sage athenien, et qui connoissoit admirablement le naturel de son païs, nous apprend que la crainte estoit nécessaire à ces esprits trop vifs et trop libres ; et qu’il n’y eût plus moyen de les gouverner, quand la victoire de Salamine les eût rasseûrez contre les perses.

Alors deux choses les perdirent, la gloire de leurs belles actions, et la seûreté où ils croyoient estre. Les magistrats n’estoient plus écoutez ; et comme la Perse estoit affligée par une excessive sujetion, Athenes, dit Platon, ressentit les maux d’une liberté excessive.

Ces deux grandes républiques si contraires dans leurs moeurs et dans leur conduite, s’embarassoient l’une l’autre dans le dessein qu’elles avoient d’assujetir toute la Grece ; de sorte qu’elles estoient toûjours ennemies, plus encore par la contrarieté de leurs interests, que par l’incompatibilité de leurs humeurs.

Les villes greques ne vouloient la domination ni de l’une ni de l’autre : car outre que chacun souhaitoit pouvoir conserver sa liberté, elles trouvoient l’empire de ces deux républiques trop fascheux. Celuy de Lacedémone estoit dur. On remarquoit dans son peuple je ne sçay quoy de farouche. Un gouvernement trop rigide et une vie trop laborieuse y rendoit les esprits trop fiers, trop austeres, et trop imperieux : joint qu’il falloit se résoudre à n’estre jamais en paix sous l’empire d’une ville, qui estant formée pour la guerre, ne pouvoit se conserver qu’en la continuant sans relasche. Ainsi les lacedémoniens vouloient commander, et tout le monde craignoit qu’ils ne commandassent. Les atheniens estoient naturellement plus doux et plus agréables. Il n’y avoit rien de plus délicieux à voir que leur ville, où les festes et les jeux estoient perpetuels ; où l’esprit, où la liberté et les passions donnoient tous les jours de nouveaux spectacles. Mais leur conduite inégale déplaisoit à leurs alliez, et estoit encore plus insupportable à leurs sujets. Il falloit essuyer les bizarreries d’un peuple flaté, c’est à dire, selon Platon, quelque chose de plus dangereux que celle d’un prince gasté par la flaterie. Ces deux villes ne permettoient point à la Grece de demeurer en repos. Vous avez veû la guerre du Peloponnese, et les autres toûjours causées ou entretenuës par les jalousies de Lacedémone et d’Athenes. Mais ces mesmes jalousies qui troubloient la Grece, la soustenoient en quelque façon, et l’empeschoient de tomber dans la dépendance de l’une ou de l’autre de ces républiques. Les perses apperceûrent bientost cét estat de la Grece. Ainsi tout le secret de leur politique, estoit d’entretenir ces jalousies, et de fomenter ces divisions. Lacédemone qui estoit la plus ambitieuse, fut la premiere à les faire entrer dans les querelles des grecs. Ils y entrerent dans le dessein de se rendre maistres de toute la nation ; et soigneux d’affoiblir les grecs les uns par les autres, ils n’attendoient que le moment de les accabler tous ensemble. Déja les villes de Grece ne regardoient dans leurs guerres que le roy de Perse qu’elles appelloient le grand roy, ou le roy par excellence, comme si elles se fussent déja comptées pour sujetes : mais il n’estoit pas possible que l’ancien esprit de la Grece ne se réveillast à la veille de tomber dans la servitude, et entre les mains des barbares. De petits rois grecs entreprirent de s’opposer à ce grand roy, et de ruiner son empire. Avec une petite armée, mais nourrie dans la discipline que nous avons veûë, Agesilas roy de Lacedémone fit trembler les perses dans l’Asie Mineure, et montra qu’on les pouvoit abbatre. Les seules divisions de la Grece arresterent ses conquestes : mais il arriva dans ces temps-là que le jeune Cyrus frere d’Artaxerxe se révolta contre luy. Il avoit dix mille grecs dans ses troupes, qui seuls ne purent estre rompus dans la déroute universelle de son armée. Il fut tué dans la bataille, et de la main d’Artaxerxe, à ce qu’on dit. Nos grecs se trouvoient sans protecteur au milieu des perses et aux environs de Babylone. Cependant Artaxerxe victorieux ne put ni les obliger à poser volontairement les armes, ni les y forcer. Ils conceûrent le hardi dessein de traverser en corps d’armée tout son empire pour retourner en leur païs, et ils en vinrent à bout. Toute la Grece vit alors plus que jamais, qu’elle nourrissoit une milice invincible à laquelle tout devoit ceder, et que ses seules divisions la pouvoient soumettre à un ennemi trop foible pour luy résister quand elle seroit unie. Philippe roy de Macedoine, également habile et vaillant, ménagea si bien les avantages que luy donnoit contre tant de villes et de républiques divisées un royaume petit à la verité, mais uni, et où la puissance royale estoit absoluë, qu’à la fin moitié par adresse, et moitié par force, il se rendit le plus puissant de la Grece, et obligea tous les grecs à marcher sous ses étendarts contre l’ennemi commun. Il fut tué dans ces conjonctures : mais Alexandre son fils succeda à son royaume et à ses desseins.

Il trouva les macedoniens non seulement aguerris, mais encore triomphans, et devenus par tant de succés presque autant superieurs aux autres grecs en valeur et en discipline, que les autres grecs estoient au dessus des perses et de leurs semblables. Darius qui regnoit en Perse de son temps estoit juste, vaillant, généreux, aimé de ses peuples, et ne manquoit ni d’esprit, ni de vigueur pour exécuter ses desseins. Mais si vous le comparez avec Alexandre : son esprit avec ce génie perçant et sublime : sa valeur avec la hauteur et la fermeté de ce courage invincible qui se sentoit animé par les obstacles ; avec cette ardeur immense d’accroistre tous les jours son nom qui luy faisoit préferer à tous les perils, à tous les travaux, et à mille morts, le moindre degré de gloire ; enfin, avec cette confiance qui luy faisoit sentir au fond de son coeur que tout luy devoit ceder comme à un homme que sa destinée rendoit superieur aux autres, confiance qu’il inspiroit non seulement à ses chefs, mais encore aux moindres de ses soldats qu’il élevoit par ce moyen au dessus des difficultez, et au dessus d’eux-mesmes : vous jugerez aisément auquel des deux appartenoit la victoire. Et si vous joignez à ces choses les avantages des grecs et des macedoniens au dessus de leurs ennemis, vous avoûërez que la Perse attaquée par un tel heros et par de telles armées, ne pouvoit plus éviter de changer de maistre. Ainsi vous découvrirez en mesme temps ce qui a ruiné l’empire des perses, et ce qui a élevé celuy d’Alexandre.

Pour luy faciliter la victoire, il arriva que la Perse perdit le seul général qu’elle pust opposer aux grecs : c’estoit Memnon Rhodien. Tant qu’Alexandre eût en teste un si fameux capitaine, il put se glorifier d’avoir vaincu un ennemi digne de luy. Au lieu de hasarder contre les grecs une bataille générale, Memnon vouloit qu’on leur disputast tous les passages, qu’on leur coupast les vivres, qu’on les allast attaquer chez eux, et que par une attaque vigoureuse on les forçast à venir défendre leur païs. Alexandre y avoit pourveû, et les troupes qu’il avoit laissées à Antipater, suffisoient pour garder la Grece. Mais sa bonne fortune le delivra tout d’un coup de cét embarras. Au commencement d’une diversion qui déja inquiétoit toute la Grece, Memnon mourut, et Alexandre mit tout à ses pieds.

Ce prince fit son entrée dans Babylone avec un éclat qui surpassoit tout ce que l’univers avoit jamais veû ; et aprés avoir vengé la Grece, aprés avoir subjugué avec une promptitude incroyable toutes les terres de la domination persienne, pour asseûrer de tous costez son nouvel empire, ou plustost pour contenter son ambition, et rendre son nom plus fameux que celuy de Bacchus, il entra dans les Indes où il poussa ses conquestes plus loin que ce célebre vainqueur. Mais celuy que les deserts, les fleuves, et les montagnes n’estoient pas capables d’arrester, fut contraint de ceder à ses soldats rebutez qui luy demandoient du repos. Réduit à se contenter des superbes monumens qu’il laissa sur le bord de l’Araspe, il ramena son armée par une autre route que celle qu’il avoit tenuë, et dompta tous les païs qu’il trouva sur son passage.

Il revint à Babylone craint et respecté non pas comme un conquerant, mais comme un dieu. Mais cét empire formidable qu’il avoit conquis, ne dura pas plus long-temps que sa vie qui fut fort courte. à l’âge de trente-trois ans, au milieu des plus vastes desseins qu’un homme eust jamais conceû et avec les plus justes esperances d’un heureux succés, il mourut sans avoir eû le loisir d’établir solidement ses affaires, laissant un frere imbecille, et des enfans en bas âge incapables de soustenir un si grand poids. Mais ce qu’il y avoit de plus funeste pour sa maison et pour son empire, est qu’il laissoit des capitaines à qui il avoit appris à ne respirer que l’ambition et la guerre. Il prévit à quels excés ils se porteroient quand il ne seroit plus au monde : pour les retenir, et de peur d’en estre dédit, il n’osa nommer ni son successeur, ni le tuteur de ses enfans. Il prédit seulement que ses amis célebreroient ses funerailles avec des batailles sanglantes, et il expira dans la fleur de son âge, plein des tristes images de la confusion qui devoit suivre sa mort.

En effet, vous avez veû le partage de son empire, et la ruine affreuse de sa maison. La Macedoine son ancien royaume tenu par ses ancestres depuis tant de siecles, fut envahi de tous costez comme une succession vacante, et aprés avoir esté long-temps la proye du plus fort, il passa enfin à une autre famille. Ainsi ce grand conquerant, le plus renommé et le plus illustre qui fut jamais, a esté le dernier roy de sa race. S’il fust demeuré paisible dans la Macedoine, la grandeur de son empire n’auroit pas tenté ses capitaines, et il eust pû laisser à ses enfans le royaume de ses peres. Mais parce qu’il avoit esté trop puissant, il fut cause de la perte de tous les siens : et voilà le fruit glorieux de tant de conquestes.

Sa mort fut la seule cause de cette grande révolution. Car il faut dire à sa gloire, que si jamais homme a esté capable de soustenir un si vaste empire, quoy-que nouvellement conquis, ç’a esté sans doute Alexandre, puis qu’il n’avoit pas moins d’esprit que de courage. Il ne faut donc point imputer à ses fautes, quoy-qu’il en ait fait de grandes, la chute de sa famille, mais à la seule mortalité ; si ce n’est qu’on veuïlle dire qu’un homme de son humeur, et que son ambition engageoit toûjours à entreprendre, n’eust jamais trouvé le loisir d’établir les choses. Quoy qu’il en soit, nous voyons par son exemple, qu’outre les fautes que les hommes pourroient corriger, c’est à dire, celles qu’ils font par emportement, ou par ignorance, il y a un foible irremédiable inseparablement attaché aux desseins humains, et c’est la mortalité. Tout peut tomber en un moment par cét endroit-là : ce qui nous force d’avoûër que comme le vice le plus inherent, si je puis parler de la sorte, et le plus inseparable des choses humaines, c’est leur propre caducité ; celuy qui sçait conserver et affermir un estat, a trouvé un plus haut point de sagesse que celuy qui sçait conquerir et gagner des batailles. Il n’est pas besoin que je vous raconte en détail ce qui fit perir les royaumes formez du débris de l’empire d’Alexandre, c’est à dire, celuy de Syrie, celuy de Macedoine, et celuy d’égypte. La cause commune de leur ruine est qu’ils furent contraints de ceder à une plus grande puissance, qui fut la puissance romaine. Si toutefois nous voulions considerer le dernier estat de ces monarchies, nous trouverions aisément les causes immédiates de leur chute ; et nous verrions entre autres choses que la plus puissante de toutes, c’est à dire, celle de Syrie, aprés avoir esté ébranlée par la mollesse et le luxe de la nation, receût enfin le coup mortel par la division de ses princes.


VI.

L’Empire Romain.


Nous sommes enfin venus à ce grand empire qui a englouti tous les empires de l’univers, d’où sont sortis les plus grands royaumes du monde que nous habitons, dont nous respectons encore les loix, et que nous devons par consequent mieux connoistre que tous les autres empires. Vous entendez bien, monseigneur, que je parle de l’empire romain. Vous en avez veû la longue et mémorable histoire dans toute sa suite. Mais pour entendre parfaitement les causes de l’élevation de Rome, et celles des grands changemens qui sont arrivez dans son estat : considerez attentivement avec les moeurs des romains les temps d’où dépendent tous les mouvemens de ce vaste empire. De tous les peuples du monde le plus fier et le plus hardi, mais tout ensemble le plus reglé dans ses conseils, le plus constant dans ses maximes, le plus avisé, le plus laborieux, et enfin le plus patient, a esté le peuple romain. De tout cela s’est formée la meilleure milice et la politique la plus prévoyante, la plus ferme, et la plus suivie qui fut jamais. Le fond d’un romain, pour ainsi parler, estoit l’amour de sa liberté et de sa patrie. Une de ces choses luy faisoit aimer l’autre : car parce qu’il aimoit sa liberté, il aimoit aussi sa patrie comme une mere qui le nourrissoit dans des sentimens également généreux et libres. Sous ce nom de liberté, les romains se figuroient avec les grecs un estat où personne ne fust sujet que de la loy, et où la loy fust plus puissante que les hommes.

Au reste, quoy-que Rome fust née sous un gouvernement royal, elle avoit mesme sous ses rois une liberté qui ne convient gueres à une monarchie reglée. Car outre que les rois estoient électifs, et que l’élection s’en faisoit par tout le peuple, c’estoit encore au peuple assemblé à confirmer les loix, et à résoudre la paix ou la guerre. Il y avoit mesme des cas particuliers où les rois déferoient au peuple le jugement souverain : témoin Tullus Hostilius, qui n’osant ni condamner ni absoudre Horace comblé tout ensemble et d’honneur pour avoir vaincu les Curiaces, et de honte pour avoir tué sa soeur, le fit juger par le peuple. Ainsi les rois n’avoient proprement que le commandement des armées, et l’autorité de convoquer les assemblées legitimes, d’y proposer les affaires, de maintenir les loix, et d’exécuter les decrets publics. Quand Servius Tullius conceût le dessein que vous avez veû de réduire Rome en république, il augmenta dans un peuple déja si libre l’amour de la liberté ; et de là vous pouvez juger combien les romains en furent jaloux quand ils l’eûrent goustée toute entiere sous leurs consuls. On frémit encore en voyant dans les histoires la triste fermeté du consul Brutus, lors qu’il fit mourir à ses yeux ses deux enfans, qui s’estoient laissez entraisner aux sourdes pratiques que les Tarquins faisoient dans Rome pour y rétablir leur domination. Combien fut affermi dans l’amour de la liberté un peuple qui voyoit ce consul severe immoler à la liberté sa propre famille ! Il ne faut plus s’étonner, si on méprisa dans Rome les efforts des peuples voisins, qui entreprirent de rétablir les Tarquins bannis. Ce fut en vain que le roy Porsena les prit en sa protection. Les romains presque affamez, luy firent connoistre par leur fermeté, qu’ils vouloient du moins mourir libres. Le peuple fut encore plus ferme que le senat ; et Rome entiere fit dire à ce puissant roy qui venoit de la réduire à l’extremité, qu’il cessast d’interceder pour les Tarquins, puis que résoluë de tout hasarder pour sa liberté, elle recevroit plustost ses ennemis que ses tyrans. Porsena étonné de la fierté de ce peuple, et de la hardiesse plus qu’humaine de quelques particuliers, résolut de laisser les romains joûïr en paix d’une liberté qu’ils sçavoient si bien défendre.

La liberté leur estoit donc un tresor qu’ils préferoient à toutes les richesses de l’univers. Aussi avez-vous veû que dans leurs commencemens, et mesme bien avant dans leurs progrés, la pauvreté n’estoit pas un mal pour eux : au contraire, ils la regardoient comme un moyen de garder leur liberté plus entiere, n’y ayant rien de plus libre ni de plus indépendant qu’un homme qui sçait vivre de peu, et qui sans rien attendre de la protection ou de la liberalité d’autruy, ne fonde sa subsistence que sur son industrie et sur son travail. C’est ce que faisoient les romains. Nourrir du bestail, labourer la terre, se dérober à eux-mesmes tout ce qu’ils pouvoient, vivre d’épargne et de travail : voilà quelle estoit leur vie ; c’est de quoy ils soustenoient leur famille, qu’ils accoustumoient à de semblables travaux. Tite Live a raison de dire qu’il n’y eût jamais de peuple où la frugalité, où l’épargne, où la pauvreté ayent esté plus long-temps en honneur. Les senateurs les plus illustres, à n’en regarder que l’exterieur, differoient peu des païsans, et n’avoient d’éclat ni de majesté qu’en public, et dans le senat. Du reste on les trouvoit occupez du labourage et des autres soins de la vie rustique, quand on les alloit querir pour commander les armées. Ces exemples sont frequens dans l’histoire romaine. Curius et Fabrice, ces grands capitaines qui vainquirent Pyrrhus, un roy si riche, n’avoient que de la vaisselle de terre ; et le premier à qui les Samnites en offroient d’or et d’argent, répondit que son plaisir n’estoit pas d’en avoir, mais de commander à qui en avoit. Aprés avoir triomphé, et avoir enrichi la république des dépouïlles de ses ennemis, ils n’avoient pas de quoy se faire enterrer. Cette moderation duroit encore pendant les guerres puniques. Dans la premiere on voit Régulus général des armées romaines demander son congé au senat pour aller cultiver sa métairie abandonnée pendant son absence. Aprés la ruine de Carthage, on voit encore de grands exemples de la premiere simplicité. Aemilius Paulus qui augmenta le tresor public par le riche tresor des rois de Macedoine, vivoit selon les regles de l’ancienne frugalité, et mourut pauvre. Mummius, en ruinant Corinthe, ne profita que pour le public des richesses de cette ville opulente et voluptueuse. Ainsi les richesses estoient méprisées : la modération et l’innocence des généraux romains faisoient l’admiration des peuples vaincus. Cependant dans ce grand amour de la pauvreté, les romains n’épargnoient rien pour la grandeur et pour la beauté de leur ville. Dés leurs commencemens, les ouvrages publics furent tels, que Rome n’en rougit pas depuis mesme qu’elle se vit maistresse du monde. Le capitole basti par Tarquin le superbe, et le temple qu’il éleva à Jupiter dans cette forteresse, estoient dignes deslors de la majesté du plus grand des dieux, et de la gloire future du peuple romain. Tout le reste répondoit à cette grandeur. Les principaux temples, les marchez, les bains, les places publiques, les grands chemins, les aqueducs, les cloaques mesmes et les égouts de la ville avoient une magnificence qui paroistroit incroyable, si elle n’estoit attestée par tous les historiens, et confirmée par les restes que nous en voyons. Que diray-je de la pompe des triomphes, des céremonies de la religion, des jeux et des spectacles qu’on donnoit au peuple ? En un mot tout ce qui servoit au public, tout ce qui pouvoit donner aux peuples une grande idée de leur commune patrie, se faisoit avec profusion autant que le temps le pouvoit permettre. L’épargne regnoit seulement dans les maisons particulieres. Celuy qui augmentoit ses revenus et rendoit ses terres plus fertiles par son industrie et par son travail, qui estoit le meilleur oeconome, et prenoit le plus sur luy-mesme, s’estimoit le plus libre, le plus puissant, et le plus heureux. Il n’y a rien de plus éloigné d’une telle vie, que la mollesse. Tout tendoit plustost à l’autre excés, je veux dire, à la dureté. Aussi les moeurs des romains avoient-elles naturellement quelque chose, non seulement de rude et de rigide, mais encore de sauvage et de farouche. Mais ils n’oublierent rien pour se réduire eux-mesmes sous de bonnes loix ; et le peuple le plus jaloux de sa liberté que l’univers ait jamais veû, se trouva en mesme temps le plus soumis à ses magistrats et à la puissance legitime. La milice d’un tel peuple ne pouvoit manquer d’estre admirable, puis qu’on y trouvoit avec des courages fermes et des corps vigoureux une si prompte et si exacte obéïssance. Les loix de cette milice estoient dures, mais necessaires. La victoire estoit perilleuse, et souvent mortelle à ceux qui la gagnoient contre les ordres. Il y alloit de la vie, non seulement à fuir, à quiter ses armes, à abandonner son rang, mais encore à se remuër, pour ainsi dire, et à branler tant soit peu sans le commandement du général. Qui mettoit les armes bas devant l’ennemi, qui aimoit mieux se laisser prendre que de mourir glorieusement pour sa patrie, estoit jugé indigne de toute assistance. Pour l’ordinaire on ne comptoit plus les prisonniers parmi les citoyens, et on les laissoit aux ennemis comme des membres retranchez de la république. Vous avez veû dans Florus et dans Ciceron l’histoire de Régulus qui persuada au senat, aux dépens de sa propre vie, d’abandonner les prisonniers aux carthaginois. Dans la guerre d’Annibal, et aprés la perte de la bataille de Cannes, c’est à dire, dans le temps où Rome épuisée par tant de pertes manquoit le plus de soldats, le senat aima mieux armer contre sa coustume huit mille esclaves que de racheter huit mille romains qui ne luy auroient pas plus cousté que la nouvelle milice qu’il fallut lever. Mais dans la necessité des affaires on établit plus que jamais comme une loy inviolable, qu’un soldat romain devoit ou vaincre ou mourir.

Par cette maxime les armées romaines, quoy-que défaites et rompuës, combatoient et se rallioient jusqu’à la derniere extrémité ; et comme remarque Salluste, il se trouve parmi les romains plus de gens punis pour avoir combatu sans en avoir ordre, que pour avoir lasché le pied et quitté son poste : de sorte que le courage avoit plus besoin d’estre réprimé, que la lascheté n’avoit besoin d’estre excitée.

Ils joignirent à la valeur l’esprit et l’invention. Outre qu’ils estoient par eux-mesmes appliquez et ingenieux, ils sçavoient profiter admirablement de tout ce qu’ils voyoient dans les autres peuples de commode pour les campemens, pour les ordres de bataille, pour le genre mesme des armes, en un mot pour faciliter tant l’attaque que la défense. Vous avez veû dans Salluste et dans les autres auteurs ce que les romains ont appris de leurs voisins et de leurs ennemis mesmes. Qui ne sçait qu’ils ont appris des carthaginois l’invention des galeres par lesquelles ils les ont batus, et enfin qu’ils ont tiré de toutes les nations qu’ils ont connuës de quoy les surmonter toutes ?

En effet, il est certain de leur aveu propre, que les gaulois les surpassoient en force de corps, et ne leur cedoient pas en courage. Polybe nous fait voir qu’en une rencontre décisive les gaulois d’ailleurs plus forts en nombre montrerent plus de hardiesse que ne firent les romains quelque déterminez qu’ils fussent ; et nous voyons toutefois en cette mesme rencontre ces romains inferieurs en tout le reste l’emporter sur les gaulois, parce qu’ils sçavoient choisir de meilleures armes, se ranger dans un meilleur ordre, et mieux profiter du temps dans la meslée. C’est ce que vous pourrez voir quelque jour plus exactement dans Polybe ; et vous avez souvent remarqué vous-mesme dans les commentaires de Cesar, que les romains commandez par ce grand homme ont subjugué les gaulois plus encore par les adresses de l’art militaire que par leur valeur.

Les macedoniens si jaloux de conserver l’ancien ordre de leur milice formée par Philippe et par Alexandre croyoient leur phalange invincible, et ne pouvoient se persuader que l’esprit humain fust capable de trouver quelque chose de plus ferme. Cependant le mesme Polybe et Tite Live aprés luy ont démontré, qu’à considerer seulement la nature des armées romaines et de celles des macedoniens, les dernieres ne pouvoient manquer d’estre batuës à la longue, parce que la phalange macedonienne qui n’estoit qu’un gros bataillon quarré, fort épais de toutes parts, ne pouvoit se mouvoir que tout d’une piéce, au lieu que l’armée romaine distinguée en petits corps, estoit plus prompte et plus disposée à toute sorte de mouvemens. Les romains ont donc trouvé, ou ils ont bientost appris l’art de diviser les armées en plusieurs bataillons et escadrons, et de former les corps de réserve, dont le mouvement est si propre à pousser ou à soustenir ce qui s’ébranle de part et d’autre. Faites marcher contre des troupes ainsi disposées la phalange macedonienne : cette grosse et lourde machine sera terrible à la verité à une armée sur laquelle elle tombera de tout son poids ; mais, comme parle Polybe, elle ne peut conserver long-temps sa propriété naturelle, c’est à dire, sa solidité et sa consistence, parce qu’il luy faut des lieux propres, et pour ainsi dire, faits exprés, et qu’à faute de les trouver, elle s’embarasse elle-mesme, ou plustost elle se rompt par son propre mouvement. Joint qu’estant une fois enfoncée, elle ne sçait plus se rallier. Au lieu que l’armée romaine divisée en ses petits corps, profite de tous les lieux, et s’y accommode : on l’unit, et on la sépare comme on veut ; elle défile aisément, et se rassemble sans peine ; elle est propre aux détachemens, aux ralliemens, à toute sorte de conversions et d’évolutions qu’elle fait ou toute entiere ou en partie, selon qu’il est convenable ; enfin elle a plus de mouvemens divers, et par consequent plus d’action et plus de force que la phalange. Concluez donc avec Polybe, qu’il falloit que la phalange luy cedast, et que la Macedoine fust vaincuë. Il y a plaisir, monseigneur, à vous parler de ces choses dont vous estes si bien instruit par d’excellens maistres, et que vous voyez pratiquées sous les ordres de Loûïs Le Grand d’une maniere si admirable, que je ne sçay si la milice romaine a jamais rien eû de plus beau. Mais sans vouloir icy la mettre aux mains avec la milice françoise, je me contente que vous ayiez veû que la milice romaine, soit qu’on regarde la science mesme de prendre ses avantages, ou qu’on s’attache à considerer son extréme severité à faire garder tous les ordres de la guerre, a surpassé de beaucoup tout ce qui avoit paru dans les siecles précedens.

Aprés la Macedoine, il ne faut plus vous parler de la Grece : vous avez veû que la Macedoine y tenoit le dessus, et ainsi elle vous apprend à juger du reste. Athenes n’a plus rien produit depuis les temps d’Alexandre. Les étoliens qui se signalerent en diverses guerres, estoient plustost indociles que libres, et plustost brutaux que vaillans. Lacedémone avoit fait son dernier effort pour la guerre, en produisant Cléomene ; et la ligue des achéens, en produisant Philopoemen. Rome n’a point combatu contre ces deux grands capitaines ; mais le dernier qui vivoit du temps d’Annibal et de Scipion, à voir agir les romains dans la Macedoine, jugea bien que la liberté de la Grece alloit expirer, et qu’il ne luy restoit plus qu’à reculer le moment de sa chute. Ainsi les peuples les plus belliqueux cedoient aux romains. Les romains ont triomphé du courage dans les gaulois, du courage et de l’art dans les grecs, et de tout cela soustenu de la conduite la plus rafinée, en triomphant d’Annibal ; de sorte que rien n’égala jamais la gloire de leur milice.

Aussi n’ont-ils rien eû dans tout leur gouvernement dont ils se soient tant vantez que de leur discipline militaire. Ils l’ont toûjours considerée comme le fondement de leur empire. La discipline militaire est la chose qui a paru la premiere dans leur estat, et la derniere qui s’y est perduë : tant elle estoit attachée à la constitution de leur république. Une des plus belles parties de la milice romaine estoit qu’on n’y loûoit point la fausse valeur. Les maximes du faux honneur qui ont fait perir tant de monde parmi nous, n’estoient pas seulement connuës dans une nation si avide de gloire. On remarque de Scipion et de Cesar, les deux premiers hommes de guerre et les plus vaillans qui ayent esté parmi les romains, qu’ils ne se sont jamais exposez qu’avec précaution, et lors qu’un grand besoin le demandoit. On n’attendoit rien de bon d’un général qui ne sçavoit pas connoistre le soin qu’il devoit avoir de conserver sa personne, et on réservoit pour le vray service les actions d’une hardiesse extraordinaire. Les romains ne vouloient point de batailles hazardées mal à propos, ni de victoires qui coustassent trop de sang ; de sorte qu’il n’y avoit rien de plus hardi, ni tout ensemble de plus ménagé qu’estoient les armées romaines. Mais comme il ne suffit pas d’entendre la guerre si on n’a un sage conseil pour l’entreprendre à propos, et tenir le dedans de l’estat dans un bon ordre, il faut encore vous faire observer la profonde politique du senat romain. à le prendre dans les bons temps de la république, il n’y eût jamais d’assemblée où les affaires fussent traitées plus meûrement, ni avec plus de secret, ni avec une plus longue prévoyance, ni dans un plus grand concours, et avec un plus grand zele pour le bien public. Le saint esprit n’a pas dédaigné de marquer cecy dans le livre des machabées, ni de loûër la haute prudence et les conseils vigoureux de cette sage compagnie où personne ne se donnoit de l’autorité que par la raison, et dont tous les membres conspiroient à l’utilité publique sans partialité et sans jalousie. Pour le secret, Tite Live nous en donne un exemple illustre. Pendant qu’on meditoit la guerre contre Persée, Eumenes roy de Pergame ennemi de ce prince vint à Rome pour se liguer contre luy avec le senat. Il y fit ses propositions en pleine assemblée, et l’affaire fut résoluë par les suffrages d’une compagnie composée de trois cens hommes. Qui croiroit que le secret eust esté gardé, et qu’on n’ait jamais rien sceû de la déliberation que quatre ans aprés quand la guerre fut achevée ? Mais ce qu’il y a de plus surprenant, est que Persée avoit à Rome ses ambassadeurs pour observer Eumenes. Toutes les villes de Grece et d’Asie, qui craignoient d’estre enveloppées dans cette querelle, avoient aussi envoyé les leurs, et tous ensemble taschoient à découvrir une affaire d’une telle consequence. Au milieu de tant d’habiles négotiateurs le senat fut impénetrable. Pour faire garder le secret, on n’eût jamais besoin de supplices, ni de défendre le commerce avec les étrangers sous des peines rigoureuses. Le secret se recommandoit comme tout seul, et par sa propre importance. C’est une chose surprenante dans la conduite de Rome, d’y voir le peuple regarder presque toûjours le senat avec jalousie, et néanmoins luy déferer tout dans les grandes occasions, et sur tout dans les grands perils. Alors on voyoit tout le peuple tourner les yeux sur cette sage compagnie, et attendre ses résolutions comme autant d’oracles.

Une longue experience avoit appris aux romains que delà estoient sortis tous les conseils qui avoient sauvé l’estat. C’estoit dans le senat que se conservoient les anciennes maximes, et l’esprit, pour ainsi parler, de la république. C’estoit-là que se formoient les desseins qu’on voyoit se soustenir par leur propre suite ; et ce qu’il y avoit de plus grand dans le senat, est qu’on n’y prenoit jamais des résolutions plus vigoureuses que dans les plus grandes extrémitez. Ce fut au plus triste estat de la république, lors que foible encore et dans sa naissance elle se vit tout ensemble et divisée au dedans par les tribuns, et pressée au dehors par les volsques que Coriolan irrité menoit contre sa patrie. Ces peuples toûjours batus par les romains espererent de se venger ayant à leur teste le plus grand homme de Rome, le plus entendu à la guerre, le plus liberal, le plus incompatible avec l’injustice ; mais le plus dur, le plus difficile, et le plus aigri. Ils vouloient se faire citoyens par force ; et aprés de grandes conquestes, maistres de la campagne et du païs, ils menaçoient de tout perdre si on n’accordoit leur demande. Rome n’avoit ni armée ni chefs ; et néanmoins dans ce triste estat, et pendant qu’elle avoit tout à craindre, on vit sortir tout à coup ce hardi decret du senat, qu’on periroit plustost que de rien ceder à l’ennemi armé, et qu’on luy accorderoit des conditions équitables, aprés qu’il auroit retiré ses armes.

La mere de Coriolan qui fut envoyée pour le fléchir, luy disoit entre autres raisons, ne connoissez-vous pas les romains ? Ne sçavez-vous pas, mon fils, que vous n’en aurez rien que par les prieres, et que vous n’en obtiendrez ni grande ni petite chose par la force ? le sévere Coriolan se laissa vaincre : il luy en cousta la vie, et les volsques choisirent d’autres généraux : mais le senat demeura ferme dans ses maximes, et le decret qu’il donna de ne rien accorder par force, passa pour une loy fondamentale de la politique romaine, dont il n’y a pas un seul exemple que les romains se soient départis dans tous les temps de la république. Parmi eux, dans les estats les plus tristes, jamais les foibles conseils n’ont esté seulement écoutez. Ils estoient toûjours plus traitables victorieux que vaincus : tant le senat sçavoit maintenir les anciennes maximes de la république, et tant il y sçavoit confirmer le reste des citoyens.

De ce mesme esprit sont sorties les résolutions prises tant de fois dans le senat, de vaincre les ennemis par la force ouverte, sans y employer les ruses ou les artifices, mesme ceux qui sont permis à la guerre : ce que le senat ne faisoit ni par un faux point d’honneur, ni pour avoir ignoré les loix de la guerre ; mais parce qu’il ne jugeoit rien de plus efficace pour abbatre un ennemi orgueïlleux que de luy oster toute l’opinion qu’il pourroit avoir de ses forces, afin que vaincu jusques dans le coeur, il ne vist plus de salut que dans la clemence du vainqueur. C’est ainsi que s’établit par toute la terre cette haute opinion des armes romaines. La croyance répanduë par tout que rien ne leur résistoit, faisoit tomber les armes des mains à leurs ennemis, et donnoit à leurs alliez un invincible secours. Vous voyez ce que fait dans toute l’Europe une semblable opinion des armes françoises ; et le monde étonné des exploits du roy, confesse qu’il n’appartenoit qu’à luy seul de donner des bornes à ses conquestes.

La conduite du senat romain si forte contre les ennemis, n’estoit pas moins admirable dans la conduite du dedans. Ces sages senateurs avoient quelquefois pour le peuple une juste condescendance, comme lors que dans une extréme necessité non seulement ils se taxerent eux-mesmes plus haut que les autres, ce qui leur estoit ordinaire, mais encore qu’ils déchargerent le menu peuple de tout impost, ajoustant que les pauvres payoient un assez grand tribut à la république, en nourrissant leurs enfans . Le senat montra par cette ordonnance qu’il sçavoit en quoy consistoient les vrayes richesses d’un estat ; et un si beau sentiment joint aux témoignages d’une bonté paternelle, fit tant d’impression dans l’esprit des peuples, qu’ils devinrent capables de soustenir les dernieres extrémitez pour le salut de leur patrie. Mais quand le peuple méritoit d’estre blasmé, le senat le faisoit aussi avec une gravité et une vigueur digne de cette sage compagnie, comme il arriva dans le démeslé entre ceux d’Ardée et d’Aricie. L’histoire en est mémorable, et mérite de vous estre racontée. Ces deux peuples estoient en guerre pour des terres que chacun d’eux prétendoit. Enfin las de combatre, ils convinrent de se rapporter au jugement du peuple romain, dont l’équité estoit réverée par tous les voisins. Les tribus furent assemblées, et le peuple ayant connu dans la discussion que ces terres prétenduës par d’autres luy appartenoient de droit, se les adjugea. Le senat, quoy-que convaincu que le peuple dans le fond avoit bien jugé, ne put souffrir que les romains eussent démenti leur générosité naturelle, ni qu’ils eussent laschement trompé l’esperance de leurs voisins qui s’estoient soumis à leur arbitrage. Il n’y eût rien que ne fist cette compagnie pour empescher un jugement d’un si pernicieux exemple, où les juges prenoient pour eux les terres contestées par les parties. Aprés que la sentence eût esté renduë, ceux d’Ardée dont le droit estoit le plus apparent, indignez d’un jugement si inique, estoient prests à s’en venger par les armes. Le senat ne fit point de difficulté de leur déclarer publiquement qu’il estoit aussi sensible qu’eux-mesmes à l’injure qui leur avoit esté faite ; qu’à la verité il ne pouvoit pas casser un decret du peuple, mais que si aprés cette offense, ils vouloient bien se fier à la compagnie de la réparation qu’ils avoient raison de prétendre, le senat prendroit un tel soin de leur satisfaction, qu’il ne leur resteroit aucun sujet de plainte. Les ardéates se fierent à cette parole. Il leur arriva une affaire capable de ruiner leur ville de fond en comble. Ils receûrent un si prompt secours par les ordres du senat, qu’ils se crurent trop bien payez de la terre qui leur avoit esté ostée, et ne songeoient plus qu’à remercier de si fideles amis. Mais le senat ne fut pas content, jusqu’à ce qu’en leur faisant rendre la terre que le peuple romain s’estoit adjugée, il abolit la memoire d’un si infame jugement.

Je n’entreprends pas icy de vous dire combien le senat a fait d’actions semblables ; combien il a livré aux ennemis de citoyens parjures qui ne vouloient pas leur tenir parole, ou qui chicanoient sur leurs sermens ; combien il a condamné de mauvais conseils qui avoient eû d’heureux succés : je vous diray seulement que cette auguste compagnie n’inspiroit rien que de grand au peuple romain, et donnoit en toutes rencontres une haute idée de ses conseils, persuadée qu’elle estoit que la réputation estoit le plus ferme appuy des estats.

On peut croire que dans un peuple si sagement dirigé, les récompenses et les chastimens estoient ordonnez avec grande consideration. Outre que le service et le zele au bien de l’estat, estoient le moyen le plus seûr pour s’avancer dans les charges : les actions militaires avoient mille récompenses qui ne coustoient rien au public, et qui estoient infiniment précieuses aux particuliers, parce qu’on y avoit attaché la gloire si chere à ce peuple belliqueux. Une couronne d’or tres-mince, et le plus souvent une couronne de feuïlles de chesne, ou de laurier, ou de quelque herbage plus vil encore, devenoit inestimable parmi les soldats qui ne connoissoient point de plus belles marques que celles de la vertu, ni de plus noble distinction que celle qui venoit des actions glorieuses. Le senat dont l’approbation tenoit lieu de récompense, sçavoit loûër et blasmer quand il falloit. Incontinent aprés le combat, les consuls et les autres généraux donnoient publiquement aux soldats et aux officiers la loûange ou le blasme qu’ils meritoient : mais eux-mesmes ils attendoient en suspens le jugement du senat qui jugeoit de la sagesse des conseils, sans se laisser ébloûïr par le bonheur des évenemens. Les loûanges estoient précieuses, parce qu’elles se donnoient avec connoissance : le blasme piquoit au vif les coeurs généreux, et retenoit les plus foibles dans le devoir. Les chastimens qui suivoient les mauvaises actions, tenoient les soldats en crainte pendant que les récompenses et la gloire bien dispensée les élevoit au dessus d’eux-mesmes.

Qui peut mettre dans l’esprit des peuples la gloire, la patience dans les travaux, la grandeur de la nation, et l’amour de la patrie, peut se vanter d’avoir trouvé la constitution d’estat la plus propre à produire de grands hommes. C’est sans doute les grands hommes qui font la force d’un empire. La nature ne manque pas de faire naistre dans tous les païs des esprits et des courages élevez, mais il faut luy aider à les former. Ce qui les forme, ce qui les acheve, ce sont des sentimens forts et de nobles impressions qui se répandent dans tous les esprits, et passent insensiblement de l’un à l’autre. Qu’est-ce qui rend nostre noblesse si fiere dans les combats, et si hardie dans les entreprises ? C’est l’opinion receûë dés l’enfance, et établie par le sentiment unanime de la nation, qu’un gentilhomme sans coeur se dégrade luy-mesme, et n’est plus digne de voir le jour. Tous les romains estoient nourris dans ces sentimens, et le peuple disputoit avec la noblesse à qui agiroit le plus par ces vigoureuses maximes. Durant les bons temps de Rome, l’enfance mesme estoit exercée par les travaux : on n’y entendoit parler d’autre chose que de la grandeur du nom romain. Il falloit aller à la guerre quand la république l’ordonnoit, et là travailler sans cesse, camper hiver et esté, obéïr sans résistance, mourir ou vaincre. Les peres qui n’élevoient pas leurs enfans dans ces maximes, et comme il falloit pour les rendre capables de servir l’estat, estoient appellez en justice par les magistrats, et jugez coupables d’un attentat envers le public. Quand on a commencé à prendre ce train, les grands hommes se font les uns les autres : et si Rome en a plus porté qu’aucune autre ville qui eust esté avant elle, ce n’a point esté par hasard ; mais c’est que l’estat romain constitué de la maniere que nous avons veûë, estoit pour ainsi parler du temperament qui devoit estre le plus fecond en heros.

Un estat qui se sent ainsi formé, se sent aussi en mesme temps d’une force incomparable, et ne se croit jamais sans ressource. Aussi voyons nous que les romains n’ont jamais desesperé de leurs affaires, ni quand Porsena roy d’étrurie les affamoit dans leurs murailles ; ni quand les gaulois, aprés avoir bruslé leur ville, inondoient tout leur païs, et les tenoient serrez dans le capitole ; ni quand Pyrrhus roy des épirotes aussi habile qu’entreprenant les effrayoit par ses élephans, et défaisoit toutes leurs armées ; ni quand Annibal déja tant de fois vainqueur leur tua encore plus de cinquante mille hommes et leur meilleure milice dans la bataille de Cannes. Ce fut alors que le consul Terentius Varro qui venoit de perdre par sa faute une si grande bataille, fut receû à Rome comme s’il eust esté victorieux, parce seulement que dans un si grand malheur il n’avoit point desesperé des affaires de la république. Le senat l’en remercia publiquement, et deslors on résolut, selon les anciennes maximes, de n’écouter dans ce triste estat aucune proposition de paix. L’ennemi fut étonné ; le peuple reprit coeur, et crut avoir des ressources que le senat connoissoit par sa prudence. En effet, cette constance du senat, au milieu de tant de malheurs qui arrivoient coup sur coup, ne venoit pas seulement d’une résolution opiniastre de ne ceder jamais à la fortune, mais d’une profonde connoissance des forces romaines et des forces ennemies. Rome sçavoit par son cens, c’est à dire, par le rôlle de ses citoyens toûjours exactement continué depuis Servius Tullius ; elle sçavoit, dis-je, tout ce qu’elle avoit de citoyens capables de porter les armes, et ce qu’elle pouvoit esperer de la jeunesse qui s’élevoit tous les jours. Ainsi elle ménageoit ses forces contre un ennemi qui venoit des bords de l’Afrique ; que le temps devoit détruire tout seul dans un païs étranger où les secours estoient si tardifs ; et à qui ses victoires mesme qui luy coustoient tant de sang estoient fatales. C’est pourquoy, quelque perte qui fust arrivée, le senat toûjours instruit de ce qui luy restoit de bons soldats, n’avoit qu’à temporiser, et ne se laissoit jamais abbatre. Quand par la défaite de Cannes, et par les révoltes qui suivirent, il vit les forces de la république tellement diminuées, qu’à peine eust-on pû se défendre si les ennemis eussent pressé, il se soustint par courage, et sans se troubler de ses pertes, il se mit à regarder les démarches du vainqueur. Aussitost qu’on eût apperceû qu’Annibal au lieu de poursuivre sa victoire, ne songeoit durant quelque temps qu’à en joûïr, le senat se rasseûra, et vit bien qu’un ennemi capable de manquer à sa fortune, et de se laisser ébloûïr par ses grands succés, n’estoit pas né pour vaincre les romains. Deslors Rome fit tous les jours de plus grandes entreprises ; et Annibal tout habile, tout courageux, tout victorieux qu’il estoit, ne put tenir contre elle.

Il est aisé de juger par ce seul évenement à qui devoit enfin demeurer tout l’avantage. Annibal enflé de ses grands succés, crut la prise de Rome trop aisée, et se relascha. Rome au milieu de ses malheurs, ne perdit ni le courage ni la confiance, et entreprit de plus grandes choses que jamais. Ce fut incontinent aprés la défaite de Cannes qu’elle assiégea Syracuse et Capoûë, l’une infidele aux traitez, et l’autre rebelle. Syracuse ne put se défendre, ni par ses fortifications, ni par les inventions d’Archimede. L’armée victorieuse d’Annibal vint vainement au secours de Capoûë. Mais les romains firent lever à ce capitaine le siege de Nole. Un peu aprés les carthaginois défirent et tuerent en Espagne les deux Scipions. Dans toute cette guerre, il n’estoit rien arrivé de plus sensible, ni de plus funeste aux romains. Leur perte leur fit faire les derniers efforts : le jeune Scipion fils d’un de ces généraux, non content d’avoir relevé les affaires de Rome en Espagne, alla porter la guerre aux carthaginois dans leur propre ville, et donna le dernier coup à leur empire.

L’estat de cette ville ne permettoit pas que Scipion y trouvast la mesme résistance qu’Annibal trouvoit du costé de Rome ; et vous en serez convaincu si peu que vous regardiez la constitution de ces deux villes. Rome estoit dans sa force ; et Carthage qui avoit commencé de baisser, ne se soustenoit plus que par Annibal. Rome avoit son senat uni, et c’est précisément dans ces temps que s’y est trouvé ce concert tant loûé dans le livre des machabées. Le senat de Carthage estoit divisé par de vieilles factions irréconciliables ; et la perte d’Annibal eust fait la joye de la plus notable partie des grands seigneurs. Rome encore pauvre, et attachée à l’agriculture, nourrissoit une milice admirable, qui ne respiroit que la gloire, et ne songeoit qu’à agrandir le nom romain. Carthage enrichie par son trafic voyoit tous ses citoyens attachez à leurs richesses, et nullement exercez dans la guerre. Au lieu que les armées romaines estoient presque toutes composées de citoyens, Carthage au contraire tenoit pour maxime de n’avoir que des troupes étrangeres souvent autant à craindre à ceux qui les payent qu’à ceux contre qui on les employe.

Ces defauts venoient en partie de la premiere institution de la république de Carthage, et en partie s’y estoient introduits avec le temps. Carthage a toûjours aimé les richesses ; et Aristote l’accuse d’y estre attachée jusqu’à donner lieu à ses citoyens de les préferer à la vertu. Par là une république toute faite pour la guerre, comme le remarque le mesme Aristote, à la fin en a negligé l’exercice. Ce philosophe ne la reprend pas de n’avoir que des milices étrangeres ; et il est à croire qu’elle n’est tombée que long-temps aprés dans ce defaut. Mais les richesses y menent naturellement une république marchande : on veut joûïr de ses biens, et on croit tout trouver dans son argent. Carthage se croyoit forte, parce qu’elle avoit beaucoup de soldats, et n’avoit pû apprendre par tant de révoltes qu’elle avoit veû arriver dans les derniers temps, qu’il n’y a rien de plus malheureux qu’un estat qui ne se soustient que par les etrangers, où il ne trouve ni zele, ni seûreté, ni obéïssance.

Il est vray que le grand genie d’Annibal sembloit avoir remedié aux defauts de sa république. On regarde comme un prodige, que dans un païs étranger, et durant seize ans entiers, il n’ait jamais veû, je ne dis pas de sedition, mais de murmure dans une armée toute composée de peuples divers, qui sans s’entendre entre eux s’accordoient si bien à entendre les ordres de leur général. Mais l’habileté d’Annibal ne pouvoit pas soustenir Carthage, lors qu’attaquée dans ses murailles par un général comme Scipion, elle se trouva sans forces. Il fallut rappeller Annibal à qui il ne restoit plus que des troupes affoiblies plus par leurs propres victoires que par celles des romains, et qui acheverent de se ruiner par la longueur du voyage. Ainsi Annibal fut batu, et Carthage autrefois maistresse de toute l’Afrique, de la mer Mediterranée et de tout le commerce de l’univers, fut contrainte de subir le joug que Scipion luy imposa. Voilà le fruit glorieux de la patience romaine. Des peuples qui s’enhardissoient et se fortifioient par leurs malheurs avoient bien raison de croire qu’on sauvoit tout pourveû qu’on ne perdist pas l’esperance ; et Polybe a tres-bien conclu, que Carthage devoit à la fin obéïr à Rome par la seule nature des deux républiques. Que si les romains s’estoient servis de ces grandes qualitez politiques et militaires, seulement pour conserver leur estat en paix, ou pour proteger leurs alliez opprimez comme ils en faisoient le semblant, il faudroit autant loûër leur équité que leur valeur et leur prudence. Mais quand ils eûrent gousté la douceur de la victoire, ils voulurent que tout leur cedast, et ne prétendirent à rien moins qu’à mettre premierement leurs voisins, et en suite tout l’univers sous leurs loix.

Pour parvenir à ce but, ils sceûrent parfaitement conserver leurs alliez, les unir entre eux, jetter la division et la jalousie parmi leurs ennemis, penetrer leurs conseils, découvrir leurs intelligences, et prévenir leurs entreprises. Ils n’observoient pas seulement les démarches de leurs ennemis, mais encore tous les progrés de leurs voisins : curieux sur tout, ou de diviser, ou de contrebalancer par quelque autre endroit les puissances qui devenoient trop redoutables, ou qui mettoient de trop grands obstacles à leurs conquestes.

Ainsi les grecs avoient tort de s’imaginer du temps de Polybe que Rome s’agrandissoit plustost par hasard que par conduite. Ils estoient trop passionnez pour leur nation, et trop jaloux des peuples qu’ils voyoient s’élever au dessus d’eux : ou peut-estre que voyant de loin l’empire romain s’avancer si viste, sans pénetrer les conseils qui faisoient mouvoir ce grand corps, ils attribuoient au hasard, selon la coustume des hommes, les effets dont les causes ne leur estoient pas connuës. Mais Polybe que son étroite familiarité avec les romains faisoit entrer si avant dans le secret des affaires, et qui observoit de si prés la politique romaine durant les guerres puniques, a esté plus équitable que les autres grecs, et a veû que les conquestes de Rome estoient la suite d’un dessein bien entendu. Car il voyoit les romains du milieu de la mer Mediterranée porter leurs regards par tout aux environs jusqu’aux Espagnes et jusqu’en Syrie ; observer ce qui s’y passoit, s’avancer régulierement et de proche en proche ; s’affermir avant que de s’étendre ; ne se point charger de trop d’affaires ; dissimuler quelque temps, et se déclarer à propos ; attendre qu’Annibal fust vaincu pour desarmer Philippe roy de Macedoine qui l’avoit favorisé ; aprés avoir commencé l’affaire, n’estre jamais las ni contens jusqu’à ce que tout fust fait ; ne laisser aux macedoniens aucun moment pour se reconnoistre ; et aprés les avoir vaincus, rendre par un decret public à la Grece si long-temps captive, la liberté à laquelle elle ne pensoit plus ; par ce moyen répandre d’un costé la terreur, et de l’autre la véneration de leur nom : c’en estoit assez pour conclure que les romains ne s’avançoient pas à la conqueste du monde par hasard, mais par conduite.

C’est ce qu’a veû Polybe dans le temps des progrés de Rome. Denis d’Halicarnasse qui a écrit aprés l’établissement de l’empire et du temps d’Auguste, a conclu la mesme chose, en reprenant dés leur origine les anciennes institutions de la république romaine, si propres de leur nature à former un peuple invincible et dominant. Vous en avez assez veû pour entrer dans les sentimens de ces sages historiens, et pour condamner Plutarque, qui toûjours trop passionné pour ses grecs, attribuë à la seule fortune la grandeur romaine, et à la seule vertu celle d’Alexandre. Mais plus ces historiens font voir de dessein dans les conquestes de Rome, plus ils y montrent d’injustice. Ce vice est inséparable du desir de dominer, qui aussi pour cette raison est justement condamné par les regles de l’évangile. Mais la seule philosophie suffit pour nous faire entendre que la force nous est donnée pour conserver nostre bien, et non pas pour usurper celuy d’autruy. Ciceron l’a reconnu, et les regles qu’il a données pour faire la guerre sont une manifeste condamnation de la conduite des romains.

Il est vray qu’ils parurent assez équitables au commencement de leur république. Il sembloit qu’ils vouloient eux-mesmes moderer leur humeur guerriere en la resserrant dans les bornes que l’équité prescrivoit. Qu’y a-t-il de plus beau, ni de plus saint que le college des féciaux, soit que Numa en soit le fondateur, comme le dit Denis d’Halicarnasse, ou que ce soit Ancus Martius, comme le veut Tite Live ? Ce conseil estoit établi pour juger si une guerre estoit juste : avant que le senat la proposast, ou que le peuple la résolust, cét examen d’équité précedoit toûjours. Quand la justice de la guerre estoit reconnuë, le senat prenoit ses mesures pour l’entreprendre : mais on envoyoit avant toutes choses redemander dans les formes à l’usurpateur les choses injustement ravies, et on n’en venoit aux extrémitez qu’aprés avoir épuisé les voyes de douceur. Sainte institution s’il en fut jamais, et qui fait honte aux chrestiens, à qui un dieu venu au monde pour pacifier toutes choses, n’a pû inspirer la charité et la paix. Mais que servent les meilleures institutions, quand enfin elles dégénerent en pures cérémonies ? La douceur de vaincre et de dominer corrompit bientost dans les romains ce que l’équité naturelle leur avoit donné de droiture. Les déliberations des féciaux ne furent plus parmi eux qu’une formalité inutile ; et encore qu’ils exerçassent envers leurs plus grands ennemis des actions de grande équité, et mesme de grande clemence, l’ambition ne permettoit pas à la justice de regner dans leurs conseils. Au reste leurs injustices estoient d’autant plus dangereuses, qu’ils sçavoient mieux les couvrir du prétexte specieux de l’équité, et qu’ils mettoient sous le joug insensiblement les rois et les nations sous couleur de les proteger et de les défendre.

Ajoustons encore qu’ils estoient cruels à ceux qui leur résistoient : autre qualité assez naturelle aux conquerans, qui sçavent que l’épouvante fait plus de la moitié des conquestes. Faut-il dominer à ce prix ; et le commandement est-il si doux, que les hommes le veuïllent acheter par des actions si inhumaines ? Les romains, pour répandre par tout la terreur, affectoient de laisser dans les villes prises des spectacles terribles de cruauté, et de paroistre impitoyables à qui attendoit la force, sans mesme épargner les rois qu’ils faisoient mourir inhumainement, aprés les avoir menez en triomphe chargez de fers, et traisnez à des chariots comme des esclaves. Mais s’ils estoient cruels et injustes pour conquerir, ils gouvernoient avec équité les nations subjuguées. Ils taschoient de faire gouster leur gouvernement aux peuples soumis, et croyoient que c’estoit le meilleur moyen de s’asseûrer leurs conquestes. Le senat tenoit en bride les gouverneurs, et faisoit justice aux peuples. Cette compagnie estoit regardée comme l’asile des oppressez : aussi les concussions et les violences ne furent-elles connuës parmi les romains que dans les derniers temps de la république, et la retenuë de leurs magistrats estoit l’admiration de toute la terre.

Ce n’estoit donc pas de ces conquerans brutaux et avares qui ne respirent que le pillage, ou qui établissent leur domination sur la ruine des païs vaincus. Les romains rendoient meilleurs tous ceux qu’ils prenoient en y faisant fleurir la justice, l’agriculture, le commerce, les arts mesme et les sciences, aprés qu’ils les eûrent une fois goustées.

C’est ce qui leur a donné l’empire le plus florissant, et le mieux établi aussi-bien que le plus étendu qui fut jamais. Depuis l’Euphrate et le Tanaïs jusqu’aux colonnes d’Hercule et la mer Atlantique, toutes les terres et toutes les mers leur obéïssoient : du milieu et comme du centre de la mer Méditerranée ils embrassoient toute l’étenduë de cette mer, penetrant au long et au large tous les estats d’alentour, et la tenant entre deux pour faire la communication de leur empire. On est encore effrayé quand on considere que les nations qui font à present des royaumes si redoutables, toutes les Gaules, toutes les Espagnes, la grande Bretagne presque toute entiere, l’Illyrique jusqu’au Danube, la Germanie jusqu’à l’Elbe, l’Afrique jusqu’à ses deserts affreux et impenetrables, la Grece, la Thrace, la Syrie, l’égypte, tous les royaumes de l’Asie Mineure, et ceux qui sont enfermez entre le Pont-Euxin et la mer Caspie, et les autres que j’oublie peut-estre, ou que je ne veux pas rapporter, n’ont esté durant plusieurs siecles que des provinces romaines. Tous les peuples de nostre monde jusqu’aux plus barbares, ont respecté leur puissance, et les romains y ont établi presque par tout avec leur empire les loix et la politesse.

C’est une espece de prodige, que dans un si vaste empire qui embrassoit tant de nations et tant de royaumes, les peuples ayent esté si obéïssans et les révoltes si rares. La politique romaine y avoit pourveû par divers moyens qu’il faut vous expliquer en peu de mots.

Les colonies romaines établies de tous costez dans l’empire, faisoient deux effets admirables : l’un, de décharger la ville d’un grand nombre de citoyens, et la pluspart pauvres ; l’autre, de garder les postes principaux, et d’accoustumer peu à peu les peuples étrangers aux moeurs romaines. Ces colonies qui portoient avec elles leurs privileges, demeuroient toûjours attachées au corps de la république, et peuploient tout l’empire de romains.

Mais outre les colonies, un grand nombre de villes obtenoient pour leurs citoyens le droit de citoyens romains ; et unies par leur interest au peuple dominant, elles tenoient dans le devoir les villes voisines.

Il arriva à la fin que tous les sujets de l’empire se crurent romains. Les honneurs du peuple victorieux peu à peu se communiquerent aux peuples vaincus : le senat leur fut ouvert, et ils pouvoient aspirer jusqu’à l’empire. Ainsi, par la clemence romaine, toutes les nations n’estoient plus qu’une seule nation, et Rome fut regardée comme la commune patrie. Quelle facilité n’apportoit pas à la navigation et au commerce cette merveilleuse union de tous les peuples du monde sous un mesme empire ? La societé romaine embrassoit tout ; et à la réserve de quelques frontieres inquietées quelquefois par les voisins, tout le reste de l’univers joûïssoit d’une paix profonde. Ni la Grece, ni l’Asie Mineure, ni la Syrie, ni l’égypte, ni enfin la pluspart des autres provinces n’ont jamais esté sans guerre que sous l’empire romain ; et il est aisé d’entendre qu’un commerce si agreable des nations servoit à maintenir dans tout le corps de l’empire la concorde et l’obéïssance. Les legions distribuées pour la garde des frontieres, en défendant le dehors, affermissoient le dedans. Ce n’estoit pas la coustume des romains d’avoir des citadelles dans leurs places, ni de fortifier leurs frontieres ; et je ne voy gueres commencer ce soin que sous Valentinien I. Auparavant on mettoit la force et la seûreté de l’empire uniquement dans les troupes qu’on disposoit de maniere qu’elles se prestoient la main les unes les autres. Au reste comme l’ordre estoit qu’elles campassent toûjours, les villes n’en estoient point incommodées ; et la discipline ne permettoit pas aux soldats de se répandre dans la campagne. Ainsi les armées romaines ne troubloient ni le commerce ni le labourage. Elles faisoient dans leur camp comme une espece de villes qui ne differoient des autres que parce que les travaux y estoient continuels, la discipline plus severe, et le commandement plus ferme. Elles estoient toûjours prestes pour le moindre mouvement ; et c’estoit assez pour tenir les peuples dans le devoir, que de leur montrer seulement dans le voisinage cette milice invincible. Mais rien ne maintenoit tant la paix de l’empire, que l’ordre de la justice. L’ancienne république l’avoit établi : les empereurs et les sages l’ont expliqué sur les mesmes fondemens : tous les peuples, jusqu’aux plus barbares, le regardoient avec admiration ; et c’est par là principalement que les romains estoient jugez dignes d’estre les maistres du monde. Au reste, si les loix romaines ont paru si saintes, que leur majesté subsiste encore malgré la ruine de l’empire : c’est que le bon sens, qui est le maistre de la vie humaine, y regne par tout, et qu’on ne voit nulle part une plus belle application des principes de l’équité naturelle.

Malgré cette grandeur du nom romain, malgré la politique profonde, et toutes les belles institutions de cette fameuse république, elle portoit en son sein la cause de sa ruine dans la jalousie perpetuelle du peuple contre le senat, ou plustost des plebeïens contre les patriciens. Romulus avoit établi cette distinction. Il falloit bien que les rois eussent des gens distinguez qu’ils attachassent à leur personne par des liens particuliers, et par lesquels ils gouvernassent le reste du peuple. C’est pour cela que Romulus choisit les peres dont il forma le corps du senat. On les appelloit ainsi, à cause de leur dignité et de leur âge ; et c’est d’eux que sont sorties dans la suite les familles patriciennes. Au reste, quelque autorité que Romulus eust réservée au peuple, il avoit mis les plebeïens en plusieurs manieres dans la dépendance des patriciens ; et cette subordination necessaire à la royauté avoit esté conservée non seulement sous les rois, mais encore dans la république. C’estoit parmi les patriciens qu’on prenoit toûjours les senateurs. Aux patriciens appartenoient les emplois, les commandemens, les dignitez, mesme celle du sacerdoce ; et les peres qui avoient esté les auteurs de la liberté, n’abandonnerent pas leurs prérogatives. Mais la jalousie se mit bientost entre les deux ordres. Car je n’ay pas besoin de parler icy des chevaliers romains, troisiéme ordre comme mitoyen entre les patriciens et le simple peuple, qui prenoit tantost un parti et tantost l’autre. Ce fut donc entre ces deux ordres que se mit la jalousie : elle se réveilloit en diverses occasions ; mais la cause profonde qui l’entretenoit estoit l’amour de la liberté. La maxime fondamentale de la république estoit de regarder la liberté comme une chose inseparable du nom romain. Un peuple nourri dans cét esprit ; disons plus, un peuple qui se croyoit né pour commander aux autres peuples, et que Virgile pour cette raison appelle si noblement un peuple-roy, ne vouloit recevoir de loy que de luy-mesme.

L’autorité du senat estoit jugée necessaire pour moderer les conseils publics, qui sans ce temperament eussent esté trop tumultueux. Mais au fond, c’estoit au peuple à donner les commandemens, à établir les loix, à décider de la paix et de la guerre. Un peuple qui joûïssoit des droits les plus essentiels de la royauté, entroit en quelque sorte dans l’humeur des rois. Il vouloit bien estre conseillé, mais non pas forcé par le senat. Tout ce qui paroissoit trop imperieux, tout ce qui s’élevoit au dessus des autres, en un mot tout ce qui blessoit ou sembloit blesser l’égalité que demande un estat libre, devenoit suspect à ce peuple délicat. L’amour de la liberté, celuy de la gloire et des conquestes rendoit de tels esprits difficiles à manier ; et cette audace qui leur faisoit tout entreprendre au dehors, ne pouvoit manquer de porter la division au dedans.

Ainsi Rome si jalouse de sa liberté, par cét amour de la liberté qui estoit le fondement de son estat, a veû la division se jetter entre tous les ordres dont elle estoit composée. De là ces jalousies furieuses entre le senat et le peuple, entre les patriciens et les plebeïens ; les uns alleguant toûjours que la liberté excessive se détruit enfin elle-mesme ; et les autres craignant au contraire, que l’autorité, qui de sa nature croist toûjours, ne dégénerast enfin en tyrannie.

Entre ces deux extrémitez, un peuple d’ailleurs si sage ne put trouver le milieu. L’interest particulier qui fait que de part ou d’autre on pousse plus loin qu’il ne faut mesme ce qu’on a commencé pour le bien public, ne permettoit pas qu’on demeurast dans des conseils moderez. Les esprits ambitieux et remüans excitoient les jalousies pour s’en prévaloir ; et ces jalousies tantost plus couvertes, et tantost plus déclarées selon les temps, mais toûjours vivantes dans le fond des coeurs, ont enfin causé ce grand changement qui arriva du temps de Cesar, et les autres qui ont suivi.


VII.

La suite des changemens de Rome est expliquée.


Il vous sera aisé d’en découvrir toutes les causes, si aprés avoir bien compris l’humeur des romains, et la constitution de leur république, vous prenez soin d’observer un certain nombre d’évenemens principaux, qui quoy-qu’arrivez en des temps assez éloignez, ont une liaison manifeste. Les voicy ramassez ensemble pour une plus grande facilité.

Romulus nourri dans la guerre, et réputé fils de Mars, bastit Rome, qu’il peupla de gens ramassez, bergers, esclaves, voleurs qui estoient venus chercher la franchise et l’impunité dans l’asile qu’il avoit ouvert à tous venans : il en vint aussi quelques-uns plus qualifiez et plus honnestes.

Il nourrit ce peuple farouche dans l’esprit de tout entreprendre par la force, et ils eûrent par ce moyen jusqu’aux femmes qu’ils épouserent. Peu à peu il établit l’ordre, et réprima les esprits par des loix tres-saintes. Il commença par la religion, qu’il regarda comme le fondement des estats. Il la fit aussi serieuse, aussi grave, et aussi modeste que les tenebres de l’idolatrie le pouvoient permettre. Les religions étrangeres et les sacrifices qui n’estoient pas établis par les coustumes romaines, furent défendus. Dans la suite on se dispensa de cette loy ; mais c’estoit l’intention de Romulus qu’elle fust gardée, et on en retint toûjours quelque chose.

Il choisit parmi tout le peuple ce qu’il y avoit de meilleur, pour en former le conseil public, qu’il appella le senat. Il le composa de deux cens senateurs, dont le nombre fut encore aprés augmenté ; et de là sortirent les familles nobles qu’on appelloit patriciennes. Les autres s’appelloient les plebeïens, c’est à dire, le commun peuple.

Le senat devoit digerer et proposer toutes les affaires : il en regloit quelques-unes souverainement avec le roy ; mais les plus générales estoient rapportées au peuple qui en décidoit. Romulus, dans une assemblée où il survint tout à coup un grand orage, fut mis en pieces par les senateurs qui le trouvoient trop imperieux ; et l’esprit d’indépendance commença deslors à paroistre dans cét ordre. Pour appaiser le peuple qui aimoit son prince, et donner une grande idée du fondateur de la ville, les senateurs publierent que les dieux l’avoient enlevé au ciel, et luy firent dresser des autels. Numa Pompilius second roy, dans une longue et profonde paix acheva de former les moeurs, et de regler la religion sur les mesmes fondemens que Romulus avoit posez. Tullus Hostilius établit par de severes réglemens la discipline militaire et les ordres de la guerre que son successeur Ancus Martius accompagna de céremonies sacrées, afin de rendre la milice sainte et religieuse.

Aprés luy, Tarquin l’ancien, pour se faire des créatures, augmenta le nombre des senateurs jusqu’au nombre de trois cens où ils demeurerent fixez durant plusieurs siecles, et commença les grands ouvrages qui devoient servir à la commodité publique.

Servius Tullius projeta l’établissement d’une république sous le commandement de deux magistrats annuels qui seroient choisis par le peuple.

En haine de Tarquin le superbe, la royauté fut abolie avec des exécrations horribles contre tous ceux qui entreprendroient de la rétablir, et Brutus fit jurer au peuple qu’il se maintiendroit éternellement dans sa liberté. Les memoires de Servius Tullius furent suivis dans ce changement. Les consuls élûs par le peuple entre les patriciens estoient égalez aux rois, à la réserve qu’ils estoient deux qui avoient entre eux un tour reglé pour commander, et qu’ils changeoient tous les ans. Collatin nommé consul avec Brutus comme ayant esté avec luy l’auteur de la liberté : quoy-que mari de Lucrece, dont la mort avoit donné lieu au changement, et interessé plus que tous les autres à la vengeance de l’outrage qu’elle avoit receû, devint suspect parce qu’il estoit de la famille royale, et fut chassé.

Valere substitué à sa place, au retour d’une expedition où il avoit delivré sa patrie des veïentes et des étruriens, fut soupçonné par le peuple d’affecter la tyrannie à cause d’une maison qu’il faisoit bastir sur une éminence. Non seulement il cessa de bastir ; mais devenu tout populaire, quoy-que patricien, il établit la loy qui permet d’appeller au peuple, et luy attribuë en certains cas le jugement en dernier ressort.

Par cette nouvelle loy, la puissance consulaire fut affoiblie dans son origine, et le peuple étendit ses droits.

à l’occasion des contraintes qui s’exécutoient pour dettes par les riches contre les pauvres, le peuple soulevé contre la puissance des consuls et du senat, fit cette retraite fameuse au Mont Aventin.

Il ne se parloit que de liberté dans ces assemblées ; et le peuple romain ne se crut pas libre s’il n’avoit des voyes legitimes pour résister au senat. On fut contraint de luy accorder des magistrats particuliers appellez tribuns du peuple, qui pussent l’assembler, et le secourir contre l’autorité des consuls, par opposition, ou par appel.

Ces magistrats, pour s’autoriser, nourrissoient la division entre les deux ordres, et ne cessoient de flater le peuple, en proposant que les terres des païs vaincus, ou le prix qui proviendroit de leur vente, fust partagé entre les citoyens. Le senat s’opposoit toûjours constamment à ces loix ruineuses à l’estat, et vouloit que le prix des terres fust adjugé au tresor public. Le peuple se laissoit conduire à ses magistrats seditieux, et conservoit néanmoins assez d’équité pour admirer la vertu des grands hommes qui luy résistoient.

Contre ces dissensions domestiques, le senat ne trouvoit point de meilleur remede que de faire naistre continuellement des occasions de guerres étrangeres. Elles empeschoient les divisions d’estre poussées à l’extrémité, et réünissoient les ordres dans la défense de la patrie. Pendant que les guerres réüssissent, et que les conquestes s’augmentent, les jalousies se réveillent.

Les deux partis fatiguez de tant de divisions qui menaçoient l’estat de sa ruine, conviennent de faire des loix pour donner le repos aux uns et aux autres, et établir l’égalité qui doit estre dans une ville libre.

Chacun des ordres prétend que c’est à luy qu’appartient l’établissement de ces loix. La jalousie augmentée par ces prétensions fait qu’on résout d’un commun accord une ambassade en Grece pour y rechercher les institutions des villes de ce païs, et sur tout les loix de Solon qui estoient les plus populaires. Les loix des Xii tables sont établies, et les décemvirs qui les rédigerent furent privez du pouvoir dont ils abusoient.

Pendant qu’on voit tout tranquille, et que des loix si équitables semblent établir pour jamais le repos public, les dissensions se réchauffent par les nouvelles pretensions du peuple qui aspire aux honneurs et au consulat réservé jusqu’alors au premier ordre. La loy pour les y admettre est proposée. Plustost que de rabaisser le consulat, les peres consentent à la création de trois nouveaux magistrats qui auroient l’autorité de consuls sous le nom de tribuns militaires, et le peuple est admis à cét honneur.

Content d’établir son droit, il use moderément de sa victoire, et continuë quelque temps à donner le commandement aux seuls patriciens. Aprés de longues disputes on revient au consulat, et peu à peu les honneurs deviennent communs entre les deux ordres, quoy-que les patriciens soient toûjours plus considerez dans les élections.

Les guerres continuënt, et les romains soumettent aprés cinq cens ans les gaulois cisalpins leurs principaux ennemis, et toute l’Italie. Là commencent les guerres puniques ; et les choses en viennent si avant, que chacun de ces deux peuples jaloux croit ne pouvoir subsister que par la ruine de l’autre.

Rome preste à succomber se soustient principalement durant ses malheurs par la constance et par la sagesse du senat.

à la fin la patience romaine l’emporte : Annibal est vaincu, et Carthage subjuguée par Scipion l’africain.

Rome victorieuse s’étend prodigieusement durant deux cens ans par mer et par terre, et réduit tout l’univers sous sa puissance. En ces temps et depuis la ruine de Carthage, les charges dont la dignité aussi-bien que le profit s’augmentoit avec l’empire, furent briguées avec fureur. Les prétendans ambitieux ne songerent qu’à flater le peuple, et la concorde des ordres entretenuë par l’occupation des guerres puniques se troubla plus que jamais. Les Gracques mirent tout en confusion, et leurs seditieuses propositions furent le commencement de toutes les guerres civiles.

Alors on commença à porter des armes, et à agir par la force ouverte dans les assemblées du peuple romain, où chacun auparavant vouloit l’emporter par les seules voyes legitimes, et avec la liberté des opinions.

La sage conduite du senat et les grandes guerres survenuës modererent les brouïlleries. Marius Plebeïen, grand homme de guerre, avec son éloquence militaire et ses harangues seditieuses, où il ne cessoit d’attaquer l’orgueïl de la noblesse, réveilla la jalousie du peuple, et s’éleva par ce moyen aux plus grands honneurs. Sylla patricien se mit à la teste du parti contraire, et devint l’objet de la jalousie de Marius. Les brigues et la corruption peuvent tout dans Rome. L’amour de la patrie et le respect des loix s’y éteint.

Pour comble de malheurs, les guerres d’Asie apprennent le luxe aux romains et augmentent l’avarice. En ce temps, les généraux commencerent à s’attacher leurs soldats, qui ne regardoient en eux jusqu’alors que le caractere de l’autorité publique.

Sylla dans la guerre contre Mithridate laissoit enrichir ses soldats pour les gagner. Marius de son costé proposoit à ses partisans des partages d’argent et de terre.

Par ce moyen maistres de leurs troupes, l’un sous prétexte de soustenir le senat, et l’autre sous le nom du peuple, ils se firent une guerre furieuse jusques dans l’enceinte de la ville. Le parti de Marius et du peuple fut tout à fait abbatu, et Sylla se rendit souverain sous le nom de dictateur. Il fit des carnages effroyables, et traita durement le peuple et par voye de fait et de paroles, jusques dans les assemblées legitimes. Plus puissant et mieux établi que jamais, il se réduisit de luy-mesme à la vie privée, mais aprés avoir fait voir que le peuple romain pouvoit souffrir un maistre.

Pompée que Sylla avoit élevé succeda à une grande partie de sa puissance. Il flatoit tantost le peuple et tantost le senat pour s’établir : mais son inclination et son interest l’attacherent enfin au dernier parti.

Vainqueur des Pirates, des Espagnes et de tout l’orient, il devient tout-puissant dans la république, et principalement dans le senat. Cesar qui veut du moins estre son égal, se tourne du costé du peuple, et imitant dans son consulat les tribuns les plus seditieux, il propose avec des partages de terre, les loix les plus populaires qu’il put inventer. La conqueste des Gaules porte au plus haut point la gloire et la puissance de Cesar. Pompée et luy s’unissent par interest, et puis se brouïllent par jalousie. La guerre civile s’allume. Pompée croit que son seul nom soustiendra tout, et se neglige. Cesar actif et prévoyant remporte la victoire, et se rend le maistre.

Il fait diverses tentatives pour voir si les romains pourroient s’accoustumer au nom de roy. Elles ne servent qu’à le rendre odieux. Pour augmenter la haine publique, le senat luy décerne des honneurs jusqu’alors inoûïs dans Rome : de sorte qu’il est tué en plein senat comme un tyran.

Antoine sa creature qui se trouva consul au temps de sa mort, émut le peuple contre ceux qui l’avoient tué, et tascha de profiter des brouïlleries pour usurper l’autorité souveraine. Lepidus qui avoit aussi un grand commandement sous Cesar, tascha de le maintenir. Enfin le jeune Cesar, à l’âge de dix-neuf ans, entreprit de venger la mort de son pere, et chercha l’occasion de succeder à sa puissance.

Il sceût se servir pour ses interests des ennemis de sa maison, et mesme de ses concurrens. Les troupes de son pere se donnerent à luy touchées du nom de Cesar, et des largesses prodigieuses qu’il leur fit.

Le senat ne peut plus rien : tout se fait par la force et par les soldats, qui se livrent à qui plus leur donne.

Dans cette funeste conjoncture le triumvirat abbatit tout ce que Rome nourrissoit de plus courageux et de plus opposé à la tyrannie. Cesar et Antoine défirent Brutus et Cassius : la liberté expira avec eux. Les vainqueurs, aprés s’estre défaits du foible Lepide, firent divers accords et divers partages où Cesar comme plus habile trouvant toûjours le moyen d’avoir la meilleure part, mit Rome dans ses interests et prit le dessus. Antoine entreprend en vain de se relever, et la bataille Actiaque soumet tout l’empire à la puissance d’Auguste Cesar. Rome fatiguée et épuisée par tant de guerres civiles, pour avoir du repos, est contrainte de renoncer à sa liberté.

La maison des Cesars, s’attachant sous le grand nom d’empereur le commandement des armées, exerce une puissance absoluë.

Rome sous les Cesars plus soigneuse de se conserver que de s’étendre, ne fait presque plus de conquestes que pour éloigner les barbares qui vouloient entrer dans l’empire.

à la mort de Caligula, le senat sur le point de rétablir la liberté et la puissance consulaire, en est empesché par les gens de guerre qui veulent un chef perpetuel, et que leur chef soit le maistre. Dans les révoltes causées par les violences de Neron, chaque armée élit un empereur ; et les gens de guerre connoissent qu’ils sont maistres de donner l’empire.

Ils s’emportent jusqu’à le vendre publiquement au plus offrant, et s’accoustument à secoûër le joug. Avec l’obéïssance, la discipline se perd. Les bons princes s’obstinent en vain à la conserver, et leur zele pour maintenir l’ancien ordre de la milice romaine, ne sert qu’à les exposer à la fureur des soldats.

Dans les changemens d’empereur, chaque armée entreprenant de faire le sien, il arrive des guerres civiles, et des massacres effroyables. Ainsi l’empire s’énerve par le relaschement de la discipline, et tout ensemble il s’épuise par tant de guerres intestines.

Au milieu de tant de desordres, la crainte et la majesté du nom romain diminuë. Les Parthes souvent vaincus deviennent redoutables du costé de l’orient sous l’ancien nom de Perses qu’ils reprennent. Les nations septentrionales qui habitoient des terres froides et incultes, attirées par la beauté et par la richesse de celle de l’empire, en tentent l’entrée de toutes parts. Un seul homme ne suffit plus à soustenir le fardeau d’un empire si vaste et si fortement attaqué. La prodigieuse multitude des guerres, et l’humeur des soldats qui vouloient voir à leur teste des empereurs et des Cesars, oblige à les multiplier.

L’empire mesme estant regardé comme un bien heréditaire, les empereurs se multiplient naturellement par la multitude des enfans des princes.

Marc Aurele associe son frere à l’empire. Severe fait ses deux enfans empereurs. La necessité des affaires oblige Diocletien à partager l’orient et l’occident entre luy et Maximien : chacun d’eux surchargé, se soulage en élisant deux Cesars. Par cette multitude d’empereurs et de Cesars, l’estat est accablé d’une dépense excessive, le corps de l’empire est desuni, et les guerres civiles se multiplient.

Constantin fils de l’empereur Constantius Chlorus partage l’empire comme un heritage entre ses enfans : la posterité suit ces exemples, et on ne voit presque plus un seul empereur. La mollesse d’Honorius, et celle de Valentinien Iii empereurs d’occident fait tout perir.

L’Italie et Rome mesme sont saccagées à diverses fois, et deviennent la proye des barbares. Tout l’occident est à l’abandon. L’Afrique est occupée par les vandales, l’Espagne par les visigots, la Gaule par les francs, la grande Bretagne par les saxons, Rome et l’Italie mesme par les herules, et en suite par les ostrogots. Les empereurs romains se renferment dans l’orient, et abandonnent le reste, mesme Rome et l’Italie.

L’empire reprend quelque force sous Justinien par la valeur de Belisaire et de Narses. Rome souvent prise et reprise, demeure enfin aux empereurs. Les Sarasins devenus puissans par la division de leurs voisins, et par la non-chalance des empereurs, leur enlevent la plus grande partie de l’orient, et les tourmentent tellement de ce costé-là, qu’ils ne songent plus à l’Italie. Les lombards y occupent les plus belles et les plus riches provinces. Rome réduite à l’extrémité par leurs entreprises continuelles, et demeurée sans défense du costé de ses empereurs, est contrainte de se jetter entre les bras des françois. Pepin roy de France passe les monts, et réduit les lombards. Charlemagne, aprés en avoir éteint la domination, se fait couronner roy d’Italie, où sa seule moderation conserve quelques petits restes aux successeurs des Cesars ; et en l’an 800 de nostre seigneur élû empereur par les romains, il fonde le nouvel empire.

Il vous est maintenant aisé de connoistre les causes de l’élevation et de la chute de Rome. Vous voyez que cét estat fondé sur la guerre, et par là naturellement disposé à empieter sur ses voisins, a mis tout l’univers sous le joug pour avoir porté au plus haut point la politique et l’art militaire.

Vous voyez les causes des divisions de la république, et finalement de sa chute dans les jalousies de ses citoyens, et dans l’amour de la liberté poussé jusqu’à un excés et une délicatesse insupportable. Vous n’avez plus de peine à distinguer tous les temps de Rome, soit que vous vouliez la considerer en elle-mesme, soit que vous la regardiez par rapport aux autres peuples ; et vous voyez les changemens qui devoient suivre la disposition des affaires en chaque temps. En elle-mesme vous la voyez au commencement dans un estat monarchique établi selon ses loix primitives, en suite dans sa liberté, et enfin soumise encore une fois au gouvernement monarchique, mais par force et par violence. Il vous est aisé de concevoir de quelle sorte s’est formé l’estat populaire en suite des commencemens qu’il avoit dés les temps de la royauté ; et vous ne voyez pas dans une moindre évidence, comment dans la liberté s’établissoient peu à peu les fondemens de la nouvelle monarchie.

Car de mesme que vous avez veû le projet de république dressé dans la monarchie par Servius Tullius, qui donna comme un premier goust de la liberté au peuple romain ; vous avez aussi observé que la tyrannie de Sylla, quoy-que passagere, quoy-que courte, a fait voir que Rome, malgré sa fierté, estoit autant capable de porter le joug que les peuples qu’elle tenoit asservis.

Pour connoistre ce qu’a operé successivement cette jalousie furieuse entre les ordres, vous n’avez qu’à distinguer les deux temps que je vous ay expressément marquez : l’un, où le peuple estoit retenu dans certaines bornes par les perils qui l’environnoient de tous costez ; et l’autre, où n’ayant plus rien à craindre au dehors, il s’est abandonné sans réserve à sa passion. Le caractere essentiel de chacun de ces deux temps, est que dans l’un l’amour de la patrie et des loix retenoit les esprits ; et que dans l’autre tout se décidoit par l’interest et par la force.

De là s’ensuivoit encore que dans le premier de ces deux temps les hommes de commandement qui aspiroient aux honneurs par les moyens legitimes, tenoient les soldats en bride et attachez à la république ; au lieu que dans l’autre temps où la violence emportoit tout, ils ne songeoient qu’à les ménager pour les faire entrer dans leurs desseins malgré l’autorité du senat. Par ce dernier estat la guerre estoit necessairement dans Rome ; et parce que dans la guerre où les loix ne peuvent plus rien, la seule force décide, il falloit que le plus fort demeurast le maistre, par consequent que l’empire retournast en la puissance d’un seul. Et les choses s’y disposoient tellement par elles-mesmes, que Polybe qui a vécu dans le temps le plus florissant de la république, a préveû par la seule disposition des affaires que l’estat de Rome à la longue reviendroit à la monarchie. La raison de ce changement est que la division entre les ordres n’a pû cesser parmi les romains que par l’autorité d’un maistre absolu, et que d’ailleurs la liberté estoit trop aimée pour estre abandonnée volontairement. Il falloit donc peu à peu l’affoiblir par des prétextes specieux, et faire par ce moyen qu’elle pust estre ruinée par la force ouverte.

La tromperie, selon Aristote, devoit commencer en flatant le peuple, et devoit naturellement estre suivie de la violence.

Mais de là on devoit tomber dans un autre inconvenient par la puissance des gens de guerre, mal inévitable à cét estat.

En effet cette monarchie que formerent les Cesars s’estant érigée par les armes, il falloit qu’elle fust toute militaire ; et c’est pourquoy elle s’établit sous le nom d’empereur, titre propre et naturel du commandement des armées. Par là vous avez pû voir que comme la république avoit son foible inévitable, c’est à dire, la jalousie entre le peuple et le senat ; la monarchie des Cesars avoit aussi le sien, et ce foible estoit la licence des soldats qui les avoient faits. Car il n’estoit pas possible que les gens de guerre qui avoient changé le gouvernement, et établi les empereurs, fussent long-temps sans s’appercevoir que c’estoit eux en effet qui disposoient de l’empire.

Vous pouvez maintenant ajouster aux temps que vous venez d’observer, ceux qui vous marquent l’estat et le changement de la milice ; celuy où elle est soumise et attachée au senat et au peuple romain ; celuy où elle s’attache à ses généraux ; celuy où elle les éleve à la puissance absoluë sous le titre militaire d’empereurs ; celuy ou maistresse en quelque façon de ses propres empereurs qu’elle créoit, elle les fait et les défait à sa fantaisie. De là le relaschement, de là les seditions et les guerres que vous avez veûës ; de là enfin la ruine de la milice avec celle de l’empire.

Tels sont les temps remarquables qui nous marquent les changemens de l’estat de Rome considerée en elle-mesme. Ceux qui nous la font connoistre par rapport aux autres peuples, ne sont pas moins aisez à discerner.

Il y a le temps où elle combat contre ses égaux, et où elle est en peril. Il dure un peu plus de 500 ans, et finit à la ruine des gaulois en Italie, et de l’empire des carthaginois. Celuy où elle combat, toûjours plus forte et sans peril, quelque grandes que soient les guerres qu’elle entreprenne. Il dure 200 ans, et va jusqu’à l’établissement de l’empire des Cesars. Celuy où elle conserve son empire et sa majesté. Il dure 400 ans, et finit au regne de Théodose Le Grand.

Celuy enfin où son empire entamé de toutes parts, tombe peu à peu. Cét estat qui dure aussi 400 ans, commence aux enfans de Théodose, et se termine enfin à Charlemagne. Je n’ignore pas, monseigneur, qu’on pourroit ajouster aux causes de la ruine de Rome beaucoup d’incidens particuliers. Les rigueurs des créanciers sur leurs débiteurs ont excité de grandes et de frequentes révoltes. La prodigieuse quantité de gladiateurs et d’esclaves dont Rome et l’Italie estoit surchargée, ont causé d’effroyables violences, et mesme des guerres sanglantes. Rome épuisée par tant de guerres civiles et étrangeres se fit tant de nouveaux citoyens ou par brigue ou par raison, qu’à peine pouvoit-elle se reconnoistre elle-mesme parmi tant d’étrangers qu’elle avoit naturalisez. Le senat se remplissoit de barbares : le sang romain se mesloit : l’amour de la patrie par lequel Rome s’estoit élevée au dessus de tous les peuples du monde n’estoit pas naturel à ces citoyens venus de dehors ; et les autres se gastoient par le mélange. Les partialitez se multiplioient avec cette prodigieuse multiplicité de citoyens nouveaux ; et les esprits turbulens y trouvoient de nouveaux moyens de brouïller et d’entreprendre. Cependant le nombre des pauvres s’augmentoit sans fin par le luxe, par les débauches, et par la fainéantise qui s’introduisoit. Ceux qui se voyoient ruinez n’avoient de ressource que dans les seditions, et en tout cas se soucioient peu que tout perist aprés eux. Vous sçavez que c’est ce qui fit la conjuration de Catilina. Les grands ambitieux et les miserables qui n’ont rien à perdre aiment toûjours le changement. Ces deux genres de citoyens prévaloient dans Rome ; et l’estat mitoyen, qui seul tient tout en balance dans les estats populaires, estant le plus foible, il falloit que la république tombast. On peut joindre encore à cecy l’humeur et le génie particulier de ceux qui ont causé les grands mouvemens, je veux dire des Gracques, de Marius, de Sylla, de Pompée, de Jule Cesar, d’Antoine et d’Auguste. J’en ay marqué quelque chose ; mais je me suis attaché principalement à vous découvrir les causes universelles et la vraye racine du mal, c’est à dire cette jalousie entre les deux ordres dont il vous estoit important de considerer toutes les suites. Mais souvenez-vous, monseigneur, que ce long enchaisnement des causes particulieres qui font et défont les empires dépend des ordres secrets de la divine providence. Dieu tient du plus haut des cieux les resnes de tous les royaumes ; il a tous les coeurs en sa main : tantost il retient les passions, tantost il leur lasche la bride, et par là il remuë tout le genre humain. Veut-il faire des conquerans ? Il fait marcher l’épouvante devant eux, et il inspire à eux et à leurs soldats une hardiesse invincible. Veut-il faire des legislateurs ? Il leur envoye son esprit de sagesse et de prévoyance ; il leur fait prévenir les maux qui menacent les estats, et poser les fondemens de la tranquilité publique. Il connoist la sagesse humaine toûjours courte par quelque endroit ; il l’éclaire, il étend ses veûës, et puis il l’abandonne à ses ignorances : il l’aveugle, il la précipite, il la confond par elle-mesme : elle s’envelope, elle s’embarrasse dans ses propres subtilitez, et ses précautions luy sont un piege. Dieu exerce par ce moyen ses redoutables jugemens, selon les regles de sa justice toûjours infaillible. C’est luy qui prépare les effets dans les causes les plus éloignées, et qui frape ces grands coups dont le contrecoup porte si loin. Quand il veut lascher le dernier, et renverser les empires, tout est foible et irrégulier dans les conseils. L’égypte autrefois si sage marche enyvrée, étourdie et chancelante, parce que le seigneur a répandu l’esprit de vertige dans ses conseils ; elle ne sçait plus ce qu’elle fait, elle est perduë. Mais que les hommes ne s’y trompent pas : Dieu redresse quand il luy plaist le sens égaré, et celuy qui insultoit à l’aveuglement des autres tombe luy-mesme dans des tenebres plus épaisses, sans qu’il faille souvent autre chose pour luy renverser le sens que ses longues prosperitez. C’est ainsi que Dieu regne sur tous les peuples. Ne parlons plus de hazard, ni de fortune, ou parlons-en seulement comme d’un nom dont nous couvrons nostre ignorance. Ce qui est hazard à l’égard de nos conseils incertains, est un dessein concerté dans un conseil plus haut, c’est à dire, dans ce conseil éternel qui renferme toutes les causes et tous les effets dans un mesme ordre. De cette sorte tout concourt à la mesme fin, et c’est faute d’entendre le tout que nous trouvons du hazard, ou de l’irrégularité dans les rencontres particulieres. Par là se verifie ce que dit l’apostre, que Dieu est heureux, et le seul puissant roy des rois, et seigneur des seigneurs . Heureux, dont le repos est inalterable, qui voit tout changer sans changer luy-mesme, et qui fait tous les changemens par un conseil immuable ; qui donne, et qui oste la puissance ; qui la transporte d’un homme à un autre, d’une maison à une autre, d’un peuple à un autre, pour montrer qu’ils ne l’ont tous que par emprunt, et qu’il est le seul en qui elle réside naturellement.

C’est pourquoy tous ceux qui gouvernent se sentent assujetis à une force majeure. Ils font plus ou moins qu’ils ne pensent, et leurs conseils n’ont jamais manqué d’avoir des effets impréveûs. Ni ils ne sont maistres des dispositions que les siecles passez ont mises dans les affaires, ni ils ne peuvent prévoir le cours que prendra l’avenir, loin qu’ils le puissent forcer. Celuy-la seul tient tout en sa main, qui sçait le nom de ce qui est et de ce qui n’est pas encore, qui préside à tous les temps, et prévient tous les conseils.

Alexandre ne croyoit pas travailler pour ses capitaines, ni ruiner sa maison par ses conquestes. Quand Brutus inspiroit au peuple romain un amour immense de la liberté, il ne songeoit pas qu’il jettoit dans les esprits le principe de cette licence effrenée, par laquelle la tyrannie qu’il vouloit détruire devoit estre un jour rétablie plus dure que sous les tarquins. Quand les Cesars flatoient les soldats, ils n’avoient pas dessein de donner des maistres à leurs successeurs et à l’empire. En un mot, il n’y a point de puissance humaine qui ne serve malgré elle à d’autres desseins que les siens. Dieu seul sçait tout réduire à sa volonté. C’est pourquoy tout est surprenant à ne regarder que les causes particulieres, et néanmoins tout s’avance avec une suite reglée. Ce discours vous le fait entendre ; et pour ne plus parler des autres empires, vous voyez par combien de conseils impréveûs, mais toutefois suivis en eux-mesmes, la fortune de Rome a esté menée depuis Romulus jusqu’à Charlemagne.

Vous croirez peut-estre, monseigneur, qu’il auroit fallu vous dire quelque chose de plus de vos François et de Charlemagne qui a fondé le nouvel empire. Mais outre que son histoire fait partie de celle de France que vous écrivez vous-mesme, et que vous avez déja si fort avancée, je me réserve à vous faire un second discours où j’auray une raison necessaire de vous parler de la France et de ce grand conquerant, qui estant égal en valeur à ceux que l’antiquité a le plus vantez, les surpasse en piété, en sagesse et en justice. Ce mesme discours vous découvrira les causes des prodigieux succés de Mahomet et de ses successeurs. Cét empire qui a commencé deux cens ans avant Charlemagne, pouvoit trouver sa place dans ce discours : mais j’ay cru qu’il valoit mieux vous faire voir dans une mesme suite ses commencemens et sa décadence. Ainsi je n’ay plus rien à vous dire sur la premiere partie de l’histoire universelle. Vous en découvrez tous les secrets, et il ne tiendra plus qu’à vous d’y remarquer toute la suite de la religion et celle des grands empires jusqu’à Charlemagne.

Pendant que vous les verrez tomber presque tous d’eux-mesmes, et que vous verrez la religion se soustenir par sa propre force, vous connoistrez aisément quelle est la solide grandeur, et où un homme sensé doit mettre son esperance.

TABLE
DE CE DISCOURS.

Dessein général de Ouvrage. Page 1
Dessein de ce premier Discours, qui est partagé en trois, Parties. 6

PREMIERE PARTIE.
LES EPOQUES.

I. EPOQUE. Adam, ou la Création : premier âge du monde. 7
II. EPOQUE. Noé, ou le Deluge : second âge du monde. 10
III. EPOQUE. La vocation d’Abraham — troisiéme âge du monde. 13
IV. ÉPOQUE. Moïse, ou la Loy écrite : quatriéme âge du monde. 17
V. EPOQUE. La prise de Troye. 21
VI. EPOQUE. Salomon, ou de Temple achevé : cinquième âge du monde. 24
VII. EPOQUE. Romulus, ou Rome fondée. 31

VIII. EPOQUE. Cyrus, on les Juifs rétablis : sixiéme âge du monde. 49
IX. EPOQUE. Scipion, ou Carthage vaincuë. 76
X.EPOQUE. Naissance de Jesus-Christ — septiéme & dernier âge du monde. 93
XI. EPOQUE. Constantin, ou la paix de l’Eglise. 114
XII. ÉPOQUE. Charlemagne, on l’établissement du nouvel Empire. 153

SECONDE PARTIE.
LA SUITE DE LA RELIGION.

I. La Création, & les premiers temps. 156
II. Abraham & les Patriarches. 178
III. Moïse, la Loÿ écrite, & l’introduction du Peuple de Dieu dans la Terre promise. 189
IV. David, les Rois & les Prophetes. 219
V. Les temps du second Temple. 243
VI. Jesus-Christ, & sa Doctrine. 263
VII. La descente du Saint Esprit : l’établissement de l’Eglise : les Jugemens de Dieu sur les Juifs & sur les Gentils. 293
VIII. Réflexions particulieres sur le chastiment des Juifs, & sur les prédictions

de Jesus-Christ, qui l’avoient marqué. 311

IX. Deux mémorables prédictions de Nostre Seigneur sont expliquées, & leur accomplissemens est jutifié par l’Histoire. 325

X. La suite des erreurs des Juifs, & la maniere dont ils expliquent les Propheties. 339

XL Réflexions particulieres sur la conversion des Gentils. Profond Conseil de Dieu, qui les vouloir convertir par la Croix de Jesus-Chrift. Raisonnement de Saint Paul sur cette maniere de les convertir. 360

XII Diverses formes de l’Idolatrie : les sens, l’interest, l’ignorance, un faux respect de l’Antiquité, la Politique, la Philosophie, & Les Héresies viennent à son secours : l’Eglise triomphe de tout. 369

XIII. Réflexion générale sur la suite de la Religion, & sur le rapport qu’il y a entre les Livres de l’Ecriture. 394

TROISIEME PARTIE.
LES EMPIRES.

I Les révolutions des Empires sont reglées

par la Providence, & servent à bumilier les Princes. 430

II. Les révolutions des Empires ont des causes particulieres que les Princes doivent étudier. 437

III. Les Scythes, les Ethiopiens, & les Egyptiens. 440

IV. Les Assyriens anciens & nouveaux, les Medes & Cyrus. 469

V. Les Perses, les Grecs, & Alexandre. 477

VI. L’Empire Romain. 499

VII. La suite des changemens de Rome est expliquée. 538


PRIVILEGE DU ROI.


OVIS PAR LA G6RAcE pe Dieu Roy DE FRANCE. ErDe NAVARRE : À nos amez & feaux Confeillers, les Gens tenans nos Cours de Parlement, Maiftres des Requeftes. ordinaires de noître Hoftel, Prevoft de Paris, fon Lieutenant, Baillifs, Senefchaux, leurs Lieutenans, 8 à tous autres nos Jutticiers & Officiers qu’il appartiendra, SA Lur. Noftre amé —

& féal Confciller en nos Confeïs, le Sieur Jacques Benigne

’Boffuet, ancien Evefque de Cofdom, cy-devant Précepteur de E 7 noftre tres-cher &tres-amé Fils le D’Aurnin, premier Aut mofnier de noftre tres-chere 8 tres-amée Fille la D’AuPmine, "Nous a reprefenté qu’il defireroit faire imprimer ur” Ouvrage Page:Bossuet - Discours sur l’Histoire universelle, 1681.djvu/570 Page:Bossuet - Discours sur l’Histoire universelle, 1681.djvu/571