Discours sur la liberté des opinions religieuses

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Discours sur la liberté des opinions religieuses
prononcé à l’Assemblée nationale le 29 août 1789
Vincent Teulières, imprimeur du Roi.

DISCOURS


DE M. RABAUD DE St. ETIENNE,

Député de la Sénéchaussée de Nismes,
aux États-Généraux,

PRONONCÉ
À L’ASSEMBLÉE NATIONALE

Le 29 Août 1789.


Sur la liberté des Opinions Religieuses.

Séparateur


Puisque l’Assemblée a décidé que le préopinant étoit dans la question, il m’est permis de la réfuter, et de relever les principes dangereux qu’il a exposés.

Il a dit qu’on n’avoit aucun droit de pénétrer dans les pensées internes des hommes, et certes il n’a rien dit de bien extraordinaire, car ce qui est impossible, ne sauroit être permis. Il n’est jamais venu dans l’esprit d’aucun tyran, d’entrer dans le secret des pensées.

Mais il a ajouté qu’il y avoit le plus grand danger à ne pas surveiller les opinions manifestées, et je dis à mon tour, que cette maxime est d’un danger infini.

Les Intolérans n’ont jamais tenu d’autre langage ; c’est de cette maxime qu’ils se sont appuyés pour autoriser les persécutions. Ils disoient toujours dans leur langage doucereux et ménagé, qu’il ne faut point attaquer l’intérieur des pensées, mais qu’il faut sévir contre les opinions manifestées.

Maxime absurde, avec laquelle le Christianisme n’auroit pas pu s’établir, et nous ne serions pas Chrétiens. Maxime payenne, et dont les Chrétiens eux-mêmes n’ont que trop longtemps hérité.

Tandis qu’on a avancé, durant le cours de cette Séance, des maximes qui tendoient à conserver l’intolérance, c’est-à-dire, à la ramener parmi nous, il ne faut pas qu’il soit dit que dans une Assemblée, qui est l’élite de la Nation, ces maximes n’ayent pas été réfutées.

L’honneur que j’ai d’être Député de la Nation, et Membre de cette auguste Assemblée, me donne le droit de parler à mon tour, et de dire mon avis sur la question qui nous occupe.

Je ne cherche pas à me défendre de la défaveur que je pourrois jeter sur cette cause importante, parce que j’ai intérêt à la soutenir ; je ne crois pas que personne puisse être suspecté dans la défense de ses droits, parce que ce sont ces droits. Si le malheureux esclave du Mont Jura se présentoit à cette auguste Assemblée, ce ne seroit pas la défaveur ni le préjugé qu’il y feroit naître. Il vous inspireroit, Messieurs, le plus grand intérêt. D’ailleurs je remplis une mission sacrée, j’obéis à mon Cahier, j’obéis à mes Commettans. C’est une Sénéchaussée de trois cents soixante mille habitans, dont plus de cent vingt mille sont Protestans, qui a chargé ses Députés de solliciter auprès de vous le complément de l’Édit de Novembre 1787. Une autre Sénéchaussée du Languedoc, quelques autres Bailliages du Royaume, ont exposé le même vœu, et vous demandent, pour les non-Catholiques, la liberté de leur culte.

C’est sur ces principes que je me fonde, Messieurs, pour vous demander de déclarer dans cet article, que tout Citoyen est libre dans ses opinions, qu’il a le droit de professer son culte, et qu’il ne doit point être inquiété pour sa Religion.

Vos principes sont que la liberté est un bien commun, et que tous les Citoyens y ont un droit égal, la liberté doit donc appartenir à tous les Français également et de la même manière, tous y ont droit, ou nul ne l’a ; celui qui veut en priver les autres n’en est pas digne ; celui qui la distribue inégalement ne la connoît pas ; celui qui attaque en quoi que ce soit la liberté des autres, attaque la sienne propre, et mérite de la perdre à son tour, indigne d’un présent dont il ne connoît pas le prix. — Vos principes sont, que la liberté des opinions et de la pensée, est un droit inaliénable et imprescriptible. Cette liberté, Messieurs, est la plus sacrée de toutes ; elle échappe à l’empire des hommes, elle se réfugie au fond de la conscience, comme dans un sanctuaire ou nul mortel n’a le droit de pénétrer. Elle est la seule que les hommes n’ayent pas soumis aux lois de l’association commune. Les hommes, entrant en Société, n’ont jamais entendu faire le sacrifice de leurs opinions ; les contraindre, est une injustice ; les attaquer, est un sacrilège. Je me réserve de répondre aux argumens que l’on pourroit faire, pour dire que ce n’est point attaquer la conscience des Dissidens, que de leur défendre de professer leur culte, et j’espère de prouver que c’est une souveraine injustice, que c’est attaquer leur conscience et la violer ; que c’est être intolérant, persécuteur et injuste ; que c’est faire aux autres ce que vous ne voudriez pas qui vous fut fait — Mais ayant l’honneur de vous parler, Messieurs, pour vous prier de faire entrer dans la déclaration des droits, un principe certain et bien énoncé, sur lequel vous puissiez établir un jour des Lois justes au sujet des non-Catholiques, je dois vous parler d’abord de leur situation en France.

Les non-Catholiques (quelques-uns de nous l’ignorent peut-être) n’ont reçu de l’Édit 1787, que ce qu’on n’a pu leur refuser, ouï, ce qu’on n’a pu leur refuser, je ne le répète pas sans quelque honte ; mais ce n’est pas une inculpation gratuite, ce sont les termes de l’Édit. Cette Loi, plus célèbre que juste, fixe la forme d’enregistrer leurs mariages, leurs naissances et leurs morts, elle leur permet, en conséquence, de jouir des effets civils, et d’exercer leurs professions… et c’est tout.

C’est ainsi, Messieurs, qu’en France, au dix-huitième Siècle, on a gardé la maxime des temps barbares, de diviser une Nation en une caste favorisée, et une caste disgraciée, qu’on a regardé comme un des progrès de la législation, qu’il fut permis à des Français, proscrits depuis cent ans, d’exercer leurs professions, c’est-à-dire, de croire que leurs enfans ne sont pas illégitimes ; encore les formes à laquelle la Loi les a soumis, sont-elles accompagnées de gênes et d’entraves, et l’exécution de cette Loi de grâce, a porté la douleur et le désordre dans les Provinces où il existe des Protestans : c’est un objet sur lequel je me propose de réclamer, lorsque vous serez parvenu à l’article des Lois. — Cependant, Messieurs, et telle est la différence qui existe entre les Français et les Français, les Protestans sont privés de plusieurs avantages de la Société. Cette croix, prix honorable du courage et des services rendus à la Patrie, il leur est défendu de la recevoir ; car pour des Hommes d’honneur, pour des Français, c’est être bien privé du prix de l’honneur, que de l’acheter par l’hypocrisie. Enfin, Messieurs, pour comble d’humiliation et d’outrage, proscrits dans leurs pensées, coupables dans leurs opinions, ils sont privés de la liberté de professer leur culte. Les lois pénales, et quelles lois ! que celles qui sont posées sur ce principe, que l’erreur est un crime ! Les lois pénales contre leur culte, n’ont point été abolies. En plusieurs Provinces, ils sont réduits à le célébrer dans les déserts, exposés à l’intempérie des saisons, à se dérober, comme des criminels, à la tirannie de la Loi, ou plutôt à rendre votre Loi ridicule par son injustice, en l’éludant ou la violant chaque jour. — Ainsi, Messieurs, les Protestans font tout pour la Patrie, la Patrie les traite avec ingratitude, ils la servent en Citoyens, ils en sont traités en proscrits ; ils la servent en hommes que vous avez rendus libres, ils en sont traités en esclaves. Mais il existe enfin une Nation Française, et c’est à elle que j’en appelle en faveur de deux millions de Citoyens utiles, qui réclament aujourd’hui leur droit de Français. Je ne lui fais pas l’injustice de penser qu’elle puisse désormais prononcer le mot d’intolérance, il est banni de notre langue, où il ne subsistera que comme un de ces mots barbares et surannés, dont on ne se sert plus, parce que l’idée qu’il représente est anéantie. Mais, Messieurs, ce n’est pas même la tolérance que je réclame, c’est la liberté. La tolérance, le support, le pardon, la clémence, idées souverainement injustes envers les dissidens, tant qu’il sera vrai que la différence de religion, que la différence d’opinion n’est pas un crime. La tolérance ! je demande qu’il soit proscrit à son tour, et il le sera, ce mot injuste, qui ne nous présente que comme des citoyens dignes de pitié, comme des coupables auxquels on pardonne, ceux que le hasard ou l’éducation ont amené souvent à penser d’une autre manière que nous. L’erreur, Messieurs, n’est point un crime ; celui qui la professe la prend pour la vérité, elle est la vérité pour lui, il est obligé de la professer, et nul homme, nulle société, n’a le droit de la lui défendre. Et Messieurs, dans ce partage d’erreur et de vérité que les hommes se distribuent en se le transmettant, quel est celui qui oseroit assurer qu’il ne s’est jamais trompé, que la vérité est constamment chez lui, et l’erreur constamment chez les autres ?

Je demande donc, Messieurs, pour les Protestans Français, pour tous les non-Catholiques du royaume, ce que vous demandez pour vous, la liberté, l’égalité des droits. Je le demande pour ce peuple arraché de l’Asie, toujours errant, toujours proscrit, toujours persécuté depuis près de dix-huit siècles, qui prendroit nos mœurs et nos usages, si par nos lois il étoit incorporé avec nous, et auquel nous ne devons point reprocher sa morale, parce qu’elle est le fruit de notre propre barbarie, et de l’humiliation à laquelle nous l’avons injustement condamné. Je demande, Messieurs, tout ce que vous demandez pour vous, que tous les non-Catholiques Français soient assimilés en tout, et sans réserve aucune, à tous les autres citoyens ; et que la loi et la liberté, toujours impartiales, ne distribuent point inégalement les actes rigoureux de leur exacte justice. Et qui de vous, Messieurs, permettez-moi de vous le demander, qui de vous oseroit, qui voudroit, qui mériteroit de jouir de la liberté, s’il voyoit deux millions de citoyens, contraster par leur servitude ; avec le faste imposteur d’une liberté qui ne le seroit plus, parce qu’elle seroit inégalement répartie ? Qu’auriez-vous à leur dire, s’ils vous reprochoient que vous vous efforcez de mettre leur ame dans les fers, tandis que vous vous réservez la liberté ? Et quelle seroit, je vous prie, cette aristocratie d’opinion, cette féodalité de pensée qui réduiroit à un honteux servage, deux millions de citoyens, parce qu’ils adorent votre Dieu d’une autre manière que vous ? — Je demande pour tous les non-Catholiques, ce que vous demandez pour vous, l’égalité des droits, la liberté de leur religion, la liberté de la célébrer dans des maisons consacrées à cet objet, la certitude de n’être pas plus troublés dans leur religion, que vous ne l’êtes dans la vôtre ; et l’assurance parfaite d’être protégés comme vous, autant que vous, et de la même manière que vous, par la commune loi.

Ne permettez pas, Messieurs, nation libre, ne souffrez point que l’on vous cite l’exemple de ces nations encore intolérantes, qui proscrivent votre culte chez elles. Vous n’êtes pas faits pour recevoir l’exemple, mais pour le donner ; et de ce qu’il est des peuple injustes, il ne s’ensuit pas que vous deviez l’être. L’Europe qui aspire à la liberté, attend de vous de grandes leçons, et vous êtes dignes de les lui donner. Que ce Code que vous allez former soit le modèle de tous les autres, et qu’il n’y reste aucune tache. Mais si les exemples peuvent être cités, imitez, Messieurs, celui de ces généreux Américains, qui ont mis à la tête de leur code civil la maxime sacrée de la liberté universelle des Religions ; des Pensilvaniens, qui ont déclaré que tous ceux qui adorent un Dieu, de quelque manière qu’ils l’adorent, doivent jouir de tous les droits de citoyens ; de ces doux et sages habitans de Philadelphie, qui voyent tous les Cultes établis chez eux, vingt Temples divers, et qui doivent peut-être à cette connoissance profonde de la liberté, la liberté qu’ils ont conquise. — Enfin, Messieurs, je viens à mes principes, ou plutôt à vos principes, car ils sont à vous ; vous les avez conquis par votre courage, et vous les avez consacrés à la face du monde, en déclarant que tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux. — Les droits des Français sont les mêmes ; tous les Français sont égaux en droits. — Je ne vois donc aucune raison pour qu’une partie de Citoyens dise à l’autre ; je serai libre, mais vous ne le serez pas. — Je ne vois aucune raison pour qu’une partie de Français dise à l’autre, vos droits et les nôtres sont inégaux ; nous sommes libre dans notre conscience, mais vous ne pouvez pas l’être dans la vôtre, parce que nous ne le voulons pas.

Je ne vois aucune raison pour que la partie opprimée puisse lui répondre ; peut-être ne parleriez-vous pas ainsi, si vous étiez le plus petit nombre : votre volonté exclusive n’est que la loi du plus fort, et je ne suis point tenu d’y obéir ; cette loi du plus fort pouvoit exister sous l’empire despotique d’un seul, dont la volonté faisoit l’unique loi ; elle ne peut exister sous un peuple libre, et qui respecte les droits d’un chacun. — Non plus que vous, Messieurs, je ne sais ce que c’est qu’un droit exclusif en quoi que ce soit ; mais ce privilège exclusif, en fait d’opinion et de culte, me paroît le comble de l’injustice. Vous ne pouvez pas avoir un seul droit que je ne l’aie ; si vous l’exercez, je dois l’exercer ; si vous êtes libres, je dois être libre ; si vous pouvez professer votre culte, je dois pouvoir professer le mien ; si vous ne devez pas être inquiété, je ne dois pas être inquiété ; et si malgré l’évidence de ces principes, vous nous défendiez de professer notre culte, sous prétexte que vous êtes beaucoup et que nous sommes peu, ce ne seroit que la loi du plus fort, ce seroit une souveraine injustice, et vous pécheriez contre vos propres principes.

Vous ne vous exposerez donc pas, Messieurs, au reproche de vous être contredit, dès les premiers momens de votre législature sacrée, d’avoir déclaré, il y a quelques jours, que les hommes sont égaux en droits, et de déclarer aujourd’hui qu’ils sont inégaux en droits ; d’avoir déclaré qu'ils sont libres de faire tout ce qui ne peut nuire à autrui, et de déclarer aujourd’hui que deux millions de vos concitoyens ne sont pas libres de professer, ou plutôt de célébrer un culte qui ne fait aucun tort à autrui. — Vous êtes trop sages, Messieurs, pour faire de la religion un objet d’amour-propre, et pour substituer à l’intolérance d’orgueil et de domination, qui, durant près de quinze siècles, a fait couler des torrens de sang, une intolérance de vanité ; vous ne serez pas surpris qu’il y ait des hommes qui pensent autrement que vous, qui adorent Dieu d'une autre manière que vous, et vous ne regarderez pas la diversité de pensées comme un sort qui nous est fait. Instruits par la longue et sanglante expérience des siècles, instruits par les fautes de vos pères, et par leurs malheurs mérités, vous direz sans doute : il est temps de déposer ce glaive féroce qui dégoutte encore du sang de nos concitoyens, il est temps de leur rendre des droits trop longtemps méconnus ; il est temps de briser les barrières injustes qui les séparoient de nous, et de leur faire aimer une patrie qui les proscrivoit et les chassoit de son sein. — Vous êtes trop sages, Messieurs, pour penser qu’il vous soit réservé de faire ce que n’ont pu les hommes qui ont existé depuis six mille ans, de réduire tous les hommes à un seul et même culte, vous ne croyez pas qu’il soit réservé à l’Assemblée Nationale de 1789, de faire disparoître une vérité qui existe toujours, ni que vous ayez un droit dont votre Dieu lui-même ne veut pas faire usage.

Je supprime, Messieurs, une foule de motifs qui vous rendroient intéressans et chers, deux millions d’infortunés, ils se présenteraient à vous teints encore du sang de leurs pères ; ils vous montreraient les empreintes de leurs propres fers. Ma patrie est libre, et je veus oublier comme elle ; j’oublierai jusqu’aux maux plus grands encore dont nous avons été seuls la victime : ce que je demande, c’est qu’elle se montre digne de la liberté, en la distribuant également à tous les citoyens, sans distinction de rang, de naissance et de religion, et que vous donniez aux dissidens tout ce que vous prenez pour vous-même.

Je conclus donc, Messieurs, à ce qu’en attendant que vous statuiez sur l’abolition des lois concernant les non-Catholiques, et que vous les assimiliez en tout aux autres Français, vous fassiez entrer dans la Déclaration des Droits de l’Homme cet article : Tout homme est libre dans ses opinions, tout Citoyen a le droit de professer librement son culte, et nul ne peut être inquiété à cause de sa religion.