Discussion:Ellénore
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- Le Figaro 30 mai 1925 [2]
LE FIGARO SAMEDI 30 MAI 1925
LA VÉRITABLE ELLENORE
Et voici une autre querelle, moins retentissante, certes, mais à laquelle plus d’un lettré accordait une attention un peu agacée la dispute autour d’Adolphe, ou plutôt autour d’Ellénore, l’héroïne plus sympathique que charmante du roman de Benjamin Constant. Dans quelle mesure était-elle le portrait d’une vivante ? Qui représentait cette énigmatique amoureuse ? Mme de Staël ? comme les lecteurs de 1816 inclinaient à le supposer, comme l’imagina Sainte-Beuve, et, après lui, Anatole France ?… Ou bien Mme Lindsay, que les initiés dès 1816 aussi, persistèrent à désigner, mais à mi-voix ?… Ou bien, peut-être, quelque autre femme que Benjamin Constant eût, de même, infidèlement aimée ?… Il semble qu’à ce petit problème, M. André Monglond apporte, dans la Revue de Paris, une solution à peu près définitive. Les initiés avaient raison : le personnage d’Ellénore, Benjamin Constant l’aurait bien copié sur l’âme et les traits de l’ardente et mélancolique Irlandaise, Mme Lindsay. D’abord, M. André Monglond groupe cinq témoignages « de première valeur », puisqu’ils émanent de gens « qui ont le mieux connu l’auteur d’Adolphe » tous les cinq indiquent Mme Lindsay « comme le modèle d’Ellénore ». Et puis, argument décisif, elle-même s’est reconnue :
Les intimes de Benjamin la désignaient. Elle se montra furieuse, mais, au fond, elle fut très flattée, et, pour perpétuer sa célébrité, elle confia son histoire à son amie, Mme Gay, et la chargea d’écrire la contrepartie d’Adolphe.
Cette histoire, Mme Sophie Gay la fit paraître seulement en 1844-46 : c’est Ellénore, « un long roman en quatre volumes in-8° ». En la contrôlant par des pièces d’archives, M. Monglond l’utilise pour tenter d’évoquer l’aventure de B. Constant et de cette femme singulière. Ils se rencontrèrent sous le Directoire, vers 1797 ou 1798 :
Il semble qu’au premier moment ils éprouvèrent l’un pour l’autre je ne sais quel sentiment d’irritation, d’agacement. Signe évident d’intérêt. Elle piqua sa curiosité par l’originalité de sa destinée, son allure singulière et son air étranger. Elle faisait mine de le fuir ; elle lui résistait, sûr moyen d’exaspérer son désir. Elle l’aimait, et c’était son premier amour, Auguste de Lamoignon (son amant en titre), lorsqu’il fut rentré d’exil, ne dut pas être bien gênant. « Depuis longtemps tout rapport intime avait cessé entre cet homme et moi », dit Ellénore dans un passage supprimé d’Adolphe.
Dès 1805, la rupture était intervenue, Mme Lindsay avait, cette année-là, quarante et un ans. Neuf ans plus tard, cet amour eut comme un renouveau
On lit dans les fragments du Journal récemment publiés par M. Rudler :
« 9 novembre 1814. Journée passée avec Mme Lindsay. Je suis dans une sotte disposition ; si je me laissais aller, ma tête qui est encore montée pour Juliette se monterait aussi pour Mme Lindsay, par sa résistance. »
Il note encore une lecture faite chez elle le lendemain, et qu’il y a dîné le 24 novembre 1814 et le 6 janvier 1815. Il l’avait donc revue à son retour d’Allemagne et, au plus fort de son amour pour Mme Récamier, il se servait d’elle comme un dérivatif aux heures où sa passion le torturait jusqu’à l’agonie. Peut-être feignait-il de se rattacher à elle pour piquer Juliette. Mais elle avait cinquante ans. Et elle lui résistait.
S’était-elle retirée à Angoulême les trois dernières années de sa vie, et pour quelles raisons ? Elle y mourut le 30 décembre 1820.
Et Mme de Staël, cependant ?… On ne saurait dire qu’elle soit tout à fait absente d’Adolphe :
Mme de Staël n’est jamais Ellénore. Mais une part considérable, la mieux connue, de l’expérience de Constant se rattache à Mme de Staël. Il reste d’elle dans Adolphe les modifications quelle a produites dans l’âme mobile de Benjamin. C’est sous cette forme, du côté d’Adolphe et non dans Ellénore, qu’on la devine, bien qu’invisible, souvent présente. Cette distinction peut paraître subtile. Elle est pourtant fort nette.
Car l’érudition, pour peu qu’on sache l’entendre, éclaircit ce qu’elle touche ; il suffit souvent de quelques dates pour dissiper une légende.