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Discussion:Fontranges au Niagara/Texte entier

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FONTRANGES AU NIAGARA Entrez, dit Jérôme. Le visiteur entra… C était Fontr anges… Lorsqu on attend auprès d un malade qu on croit condamné une série de visites sinistres, le médecin chargé du contrôle, 1 envoyé de 1 état-civile — tous ceux qui sont chargés de rayer de la vie, menuisier du cercueil, femme du linceul, et qu on voit à leur place

FONTRANGES AU NIAGARA entrer Fontranges, on ne sait quel espoir surgit. Car Fontranges, en toutes circonstances, paraissait chargé de toutes les missions inverses à celles de ces gens. Auprès même d un cadavre, la vue de Fontranges apportait la notion d une espèce de mé decin des morts, d "administrateur, d’embellisseur des morts. Il semblait s occuper d eux jusque dans la nouvelle existence où ils étaient parvenus, et, de la terre, leur ménager avec elle un contact profita FONTRANG ES AU NIAGARA Lie à leur nouvelle situation mondaine de là-bas ou de là-haut, et à leur nouvelle beauté. Jérôme lui cachait la tête de Jack. Il crut mort le petit malade, et il n hésita pas une minute. Il savait combien est brève cette vie des morts, d un jour ou deux, à laquelle il nous est permis d assister. Comment Jérôme avait pu avoir en cinq ans un fils d e douze, ou comment il avait un frère cadet inconnu de tous, ou comment il avait sauvé de la misère

FONTRANGES AU NIAGARA et de la débauche un enfant qu’il n’avait pu arracher à la mort, toutes ces questions 1 effleurèrent sans qu il ressentît le désir d y répondre. Calmé par ce nouvel aspect de Jérôme, très à 1 aise du fait que son costume noir, choisi d une coupe sévère pour affronter plus dignement la femme perfide qu’il croyait la compagne de Bardini, convenait aussi à celle dont on sentait ici la présence, il serra la main du mari de Renée, prêt à partir, à ne pas

FONTRANGES AU NIAGARA insister, à repasser 1’Océan, son estime restituée à cet homme qui vivait désespéré auprès d un enfant mort… Un bel enfant… Ses dernières préventions contre 1 Amérique tombèrent à la vue de ce qu’il croyait le petit cadavre. Un pays qui fournit de pareils cadavres d enfants peut se permettre Lien des choses. La théorie du club même vac illa. Le fils d es gens qui vous fouillent si durement à la douane était là., patientant lui-même dans une douce

FONTRANGES AU NIAGARA consigne, modèle de qui veut pénétrer dans un pays à immigration contingentée… Le fils de ces gens qui parlent un anglais impossible était là, usant du seul langage qui lui fût commun avec Fontranges, 1 accentuant, en appuyant chaque terme jusqu à 1 exagération pour cette première et ultime rencontre. Déjà Fontranges se donnait tout entier à cette conversation… Les glaçons qui s étaient posés sur sa moustache commençaient à fondre. Des

FONTRANGES AU NIAGARA gouttes tombèrent sur ses mains qu il dégantait. Il frissonna sous ces larmes froides… Bien que personne, personne n eût jamais pleuré sur Fontr anges, il attendait du désespoir non un gel, mais une chaleur… Mais il n arrivait pas à trouver en lui ce désaccord, cette mauvaise humeur qu apporte le spectacle du malheur. Après quinze jours de paquebot, d ascenseurs et de trains, la mort reformait justement pour lui un de ces tableaux d intimité auxquels

FONTRANGES AU NIAGARA seulement il était sensible. Pour la première fois depuis son départ, il se sentit enfin à 1 aise, et il approcha sans crainte du lit. C était un moment d accalmie ; 1 enfant était immobile. Les mains croisées et les coudes larges de ceux qui se préparent à traverser une cohue épaisse, enfant obstiné qui allait bousculer tant d’ombres, à côté de cet homme mal réveillé et de cet homme tout droit, il semblait 1 enfanta non qui meurt, mais qui s obstine à

FONTRANGES AU NIAGARA dormir encore, au jugement final, alors que presque tous sont debout, et qui ne veut rien savoir d’un pareil réveil. Les deux éveillés n en menaient pas large dans ce début d éternité. C est à ce moment que 1 électricité s alluma dans la ville entière. C était l lieure où les Morgan et les Dupont de Nemours faisaient ouvrir, comme ils le feront d ailleurs, aussitôt après le jugement dernier, leur grande galerie pour le dîner et attendaient leurs hô FONTRANGES AU NIAGARA tes. Fontranges viendrait peut-être chez eux ce jour-là, mais pas ce soir, quoique invite ; il était pris. Le voilà, dit Jérôme. Oui, oui, dit Fontranges. Ce n était pas très exactement ce qu ils voulaient dire. — Evidemment, voulait dire Jérôme, ce n est qu un enfant ; tu me surprends pleurant aux pieds d un enfant * c est pour le moins inattendu ! Non, non ! voulait dire Fontranges. Ne t excuse pas. R ien de

FONTRANGES AU NIAGARA plus triste qu une mort d "enfant. Cet Ecce Homo que tu viens de dire et qui nous pousse à passer sur une mort divine chaque mort particulière, ne s applique pas aux enfants. Tant qu un enfant ne sera pas mort sur la croix7 chaque enfant continuera à mourir pour son propre compte… Le voilà… Ecce Infans… Il faut tout son courage près des êtres qui sont leurs propres rédempteurs…

FONTRANGES AU NIAGARA Jérôme était sorti, pour tâcher de ramener le médecin de 1 hôpital qui était venu le matin, et il avait confié le malade à Fontranges. Fontr anges n avait jamais bien distingué les vivants des malades, ni les malades des mourants. Une proportion favorable de morts subites lui avait épargné dans sa famille la vie commune avec des êtres alités et geignants • tous les sou FONTRANGES AU NIAGARA venirs que pouvait éveiller en lui le petit corps souffrant, c était plutôt ceux du gib ier blessé et abattu, attendant le coup de grâce. Cette fois, en regardant ce charmant visage mordu par tous les chiens de la fièvre, c était le chasseur qu il ne comprenait pas très bien. Cette pitié, doublée de logique pratique, qui forçait Fontranges à épargner la chevrette pour réserver le coup au chevreuil, il était impossible que le chasseur d enfants ne 1 eût pas

FONTRANGES AU NIAGARA éprouvée, devant ce corps qui semblait modèle, cette arcade sourcilière unique, bref ce spécimen qui devait être indispensable pour la reproduction des enfants futurs, et ne se fût pas rabattu sur quelque garçon au nez relevé et aux yeux chassieux… L enfant maintenant parlait dans son délire, mais en anglais, langue incompréhensible pour Fontranges, et qui faisait pour lui de la maladie un pays plus incompréhensible encore. Il semblait questionner,

FONTRANGES AU NIAGARA par ces longues phrases qui provoquent dans les tragédies anglaises des réponses pessimistes et ambiguës sur la vie ou l’essence de l être, et Fontranges répondait par ces monosyllabes qui affirment la volonté d optimisme dans les familles françaises, — seule vraie réponse d ailleurs à. Hamlet et au roi Lear : — Tout va bien, mon petit ! C’est cela, c est cela. — Oui, oui, c est parfait.,. Il s* attachait surtout à ramener les couvertures sur le haut de

FONTRANGES AU NIAGARA ce corps dont il ne connaissait que le buste, satisfait quand la tête seule emergeait, et alors aussi tranquille que lorsquil voyait sur ses étangs le flotteur bien en place et sage. Il s agissait seulement d’écarter cette tête des courants, des terribles courants. Il y arriva une ou deux fois, se servant de ses mains mêmes. C’était une tête sur les joues de laquelle s étalait ce qui correspond pour les enfants à la barbe non rasée sur les joues des malades

FONTRANGES AU NIAGARA adultes, une pâleur double ou triple, une crème de mort. Une tête dont les • • 7 • yeux continuaient à ne pas s ouvrir : Fontranges, habitué à ne regarder son prochain que dans les yeux se sentait regardé par tout ce petit corps aveugle et devenait contraint devant tant de curiosité. <— Such a noise 1 Suck a noise 1 ré— pétait 1 enfant comme un refrain entre chacune de ces phrases… Quel soulagement ne lui aurait pas apporté celui

FONTRANGES AU NIAGARA qui aurait connu le sens du mot noise. Mais dans les livres de Jérôme pas de dictionnaire. On téléphona. Fontranges n’aurait pas répondu à un coup de sonnette, mais cette plainte d une pauvre force électrique l émut. Il eut pitié du téléphone. La sonnerie appelait à mi-voix, mais sans arrêt. On eût dit qu elle pensait le petit malade tout seul, que la communication était pour lui seul, secrète ; pour une fois un appel télé FONTRANGES AU NIAGARA phonique avait vraiment 1 air d un appel. Fontranges trouva 1 appareil après 1 avoir cherché à tâtons, d abord du côté de la sonnerie, puis du côté du silence, et après avoir heurté des objets dont le contact n était pas un appel moins pressant, un petit béret, un petit pardessus. — Excuse me. Your son gouig to die ? demanda quelqu un. — Je ne comprends pas, dit F ontr anges.

FONTRANGES AU NIAGARA — We want to hnow if your son is going to die. Harold office. — Je ne comprends pas. Fontranges répondait humblement, honteux d être embarrassé par un problême aussi futile que celui de la différence des langues. Tout à l’heure, près de ce petit enfant, il avait l’impression de tout pressentir, de tout prévoir, de tout deviner, — à part le mot noise, il est vrai… il avait compté sans les téléphones américains.

FONTRANGES AU NIAGARA ■—■ French you are ? Cette fois il comprenait. Mais 1 dée Je décimer une qualité aussi pré— cise et aussi vitale que celle de Français devant un petit être sans nom et sans épithète lui déplut. Il ne répondit pas. -— Wait a minute. Here our french agent. L’h omme en effet parlait en français maintenant. Mais comme Fontranges se fût mieux entendu avec quelqu un qui ne parlât pas sa langue, qu il n eût

FONTRANGES AU NIAGARA pas compris et qui ne 1 eût pas compris. Comme toutes ces questions précises juraient avec cet espéranto qu est la mort. Discuter de funérailles dans une langue qui n était pas celle du défunt, sem blait d ailleurs à Fontranges un sacrilège. Il décida de donner à ces gens une leçon. <— Pardonnez. Votre fils est mort, je crois… demandait la voix. —■ Mais pas du tout, répondait Fontr anges.

FONTRANGES AU NIAGARA — Mill e excuses. On nous prévient. Toutes nos condoléances. -— Je ne les accepte pas, répondait Fontranges. Il n est pas mort. Il n’a pas envie de mourir. Evidemment il mentait. Jamais le mot envie de mourir n avait mieux • • ✓ convenu qu a ce désir passionne qui soulevait sous ses draps le petit malade. Mais Fontranges n était pas disposé à céder à 1 homme du Harold office. Plusieurs minutes ils luttèrent ainsi, et

FONTRANGES AU NIAGARA bientôt, du côté de 1 entreprise funéraire, avec assez d aapreté, au point que ces gens là semblaient savoir, non seulement 1 état grave du petit Jack, mais la mort du vrai fils de Fontranges, voilà quinze ans. Pas une de leurs affirmations de mort qui ne parût s appliquer à ce fils-là, qui ne rajeunît une douleur qui n avait que faire de cette jeunesse. On eût dit que les services publics de la ville tenaient à. humilier ce Fontranges qui prétendait

FONTRANGES AU NIAGARA n’avoir pas perdu son unique descendant, et Fontranges peu à peu s em— brouillait dans une révolte et des mensonges qui bientôt concernaient moins le malade étendu à ses côtés, que 1’autre, 1 aîné des deux. Qu avait besoin ce club de savoir et de dire que Fontranges était désormais sans descendant mâle ! Indigné, il en arriva à. soutenir dans son esprit la survivance du vrai petit Fontranges. Sa mort à la guerre, mensonge I Cette

FONTRANGES AU NIAGARA blessure, cette balle qui avait suivi tout le parcours d une artère, comme le fil d un paratonnerre, qui aboutissait, hélas, au cœur, mensonge 1 Le cousin de Fontranges ne mettait pas moins de cœur à soutenir devant le tiers 1 innocence de sa femme que lui-même avait surprise. C était la première fois que 1 entreprise funéraire trouvait pareille résistance à la réalité du côté de la famille du mort. Elle raccrocha, et Fontranges revint reconnaissant vers ce

FONTRANGES AU NIAGARA pauvre malade qui lui avait permis, grâce à ce tiers de souffle qui 1 agitait encore, de lutter sans mentir pour la cause de la vie immortelle chez les fils. Si l’on avait pu le sauver, pour compléter la preuve ? Mais par quel remède ? — Such a noise 1 répéta 1’enfant. Les remèdes qu imaginait Fontranges étaient toujours appropries aux circonstances, c est-à-dire bien peu appropriés aux, hommes. Alors qu 1, il savait

FONTRANGES AU NIAGARA les potions, les tours et les trucs ancestraux pour les fluxions des chevaux et les éventrements des chiens, la souffrance humaine lui paraissait tellement liée à la belle entreprise humaine, tellement tenir de la guerre et du duel, que c était une arme et non un remède qu il avait envie de tendre à chaque malade luttant pour sa vie. Une arme surtout convenait au petit combattant qui se débattait avec tant de courage dans ce pays d indiens et de protestants. Fontranges

FONTRANGES AU NIAGARA le devina tout de suite. Il se leva, chercha de 1’eau, de 1 eau pure. o n ne baptisait à. Fontranges qu’avec 1 eau du Jourdain… Il fallait bien se contenter ici de 1 eau du Niagara… Il ouvrit le robinet, approcha trois doigts du jet, faisant refluer sur toutes les masses et les cascades de 1 Erié la vertu lustrale, récita les prières, à la fois régisseur de Dieu et de 1 enfant, évitant de commettre la faute de français que font tous les livres de messe. — Je crois en lui

FONTRANGES AU NIAGARA au lieu de J y crois, faute qu’il était obligé de signaler à tous les nouveaux desservants de F ontranges — ; donna à ce filleul un nom, un nom secret qui jamais ne devait servir à 1 enfant entre le prénom donné par M. Deane et celui choisi par les parents, mais d où abonderait en lui plus tard une vigueur dont il ne soupçonnerait jamais les origines, et, satisfait de savoir enfin le nom de cet enfant, toucha le front de ses doigts mouillés… Sous

FONTRANGES AU NIAGARA le bienfait les yeux s’ouvrirent et donnèrent à Fontranges la vérité sur la couleur de cet être… Mais la plainte continuait. — Such a noise. Et soudain Fontranges comprit 1 Comment n avait-il pas compris déjà ! Il avait lui-même depuis son entrée ici, les oreilles assourdies d un vacarme incompréhensible… Noise voulait dire bruit… L’enfant se plaignait du bruit, de ce grondement, de ce vagissement

FONTRANG E S AU NIAGARA qui montait d a côté, et qui était en effet intolérable. On eût dit une fuite de gaz, une fuite d eau. Il vérifia le robinet, le compteur. Venu d Albany au domicile de Jérôme dans une automobile de 1 Agence, Fontranges n’avait aucune idée de la ville ou il était et de la nature de ce tonnerre silencieux qui résonnait jusque dans la maison. il trouvait seulement assez léger, de la part d une municipalité, que les habitants fussent privés de leur

FONTRANGES AU NIAGARA sommeil par des fracas illégitimes. Bientôt il n’y tint plus, car 1 enfant continuait à se plaindre. Il décida d’arrêter le bruit coûte que coûte. Une scierie voisine, peut-être. Il arriverait jusqu au directeur ; personne pour comprendre le cœur comme ceux qui ont une spécialité dans les arts mécaniques ; on avait vu des commandants de transatlantique arrêter une minute leur navire pour donner a une actrice une minute de répit dans son mal de

FONT RANG E S AU NIAGARA mer. Le temps d arrêter ce bourdonne ment sinistre, et il revenait… C’est ainsi que Fontranges descendit, pour arrêter le Niagara. Il fut surpris du calme de la rue. Le sifflement y était plus terrible encore que dans la chambre. Il était, à 1 échelle de toute une ville, ce qu’est le sifflement, pour celui qui veut se suicider, du tuyau tranck é du gaz. Il y avait sur tout le quartier la menace d un suicide, d un accident géant.

FONTRANGES AU NIAGARA Mais, surprise non moins effrayante, personne ne semblait s en soucier. Aucune fenêtre ouverte, aucun volet battant, pas une seule de ces apparitions subites, — d une femme à. demi nue ou d’un homme en pyjama entre le cadre des croisées, — que provoquerait le moindre bolide dans le ciel ou la moindre inondation dans la rue. C était tout au moins là une ville de sourds. Des gens passèrent, qui revenaient de danser. Ils avaient des mas FONTRANGES AU NIAGARA ques qui ne pouvaient servir contre les gaz asphyxiants, des masques de tal, de pierrot, et de reine Elisabeth. Ils ne comprirent pas Fontranges, ils indiquèrent du doigt leurs oreilles, sourirent, et disparurent. A l’entrée de la promenade, des agents faisaient les cent pas de cet air résigné et fataliste qu avaient les agents parisiens pendant les raids d avions allemands. Aucune surprise en tout cas sur leur visage, à part celle qu y fit naître, une minute,

FONTRANGES AU NIAGARA l’arrivée de Fontr anges… Il y avait au contraire, épars sur leur face, comme sur toute la cité, un air de quiétude suprême que n ont jamais les gardiens ou les agents d une cité, comme si tous les méfaits, tous les crimes, toutes les catastrophes nocturnes au lieu de s ac— complir une à une dans les chambres dispersées étaient liquidées, là-bas, dans un faubourg, pour la félicité et la sainteté de la ville, par une opération bruyante et matérielle. S ans tirer leurs

FONTRANGES AU NIAGARA mains de leurs poches, car le froid était un de ces froids record dans lesquels 1 eau partie des pompes arrive en lances de glace sur les maisons incendiées, ils indiquèrent du nez à Fontranges un poteau lui-même indicateur, sur lequel était peinte une flèche. Tous les cent mètres, un poteau semblable le maintenait dans sa route ; il avançait, étonné d entendre ses oreilles bourdonner davantage à chaque pas, et

FONTRANGES AU NIAGARA soudain, débouchant des sapins de Prospekt Park, il se trouva face aux cataractes. L’hiver et 1 heure nocturne avaient * vraiment détaché du monde ce spectacle qui s y rattachait le jour par le vol des oiseaux-mouches ou des insec— tes. Sous la lune qui 1 accablait d un éclat curieux et morne, ceint par la chaîne des becs électriques qui délimitait dans la terre sensible et commune cette excroissance géniale, le spectacle

FONTRANGES AU NIAGARA avait la grandeur et 1 inutilité des spectacles qui ne sont pas tournés vers les hommes. Fontranges 1 examina longuement de profil. Les grandes démonstrations de la nature avaient cet effet sur Fontranges qu au lieu de 1 amener à des réflexions sur son sort et la petitesse de 1 être, elles lui faisaient sentir au contraire en lui, aussi nettes et délimitées que des défauts, ses qualités ou ses vertus. Au milieu de cette blancheur accumulée de neige et de

FONTRANGES AU NIAGARA lune, il y eut tout à coup pour le spectateur suprême, une indication de rose ; c’était Fontranges qui rougissait, conscient soudain de sa loyauté, de son innocence. Devant les Pyramides, il avait ressenti, avec honte, sa générosité… Sa modestie se débattait devant le gouffre et le tumulte que cernait un silence inconnu à Fontranges, car il n’était déjà plus celui de la neige, mais de la glace. Non seulement les parois des deux rives étaient

FONTRANGES AU NIAGARA glacées, mais les courants se sentaient saisir soudain d une sorte de mort par leur surface même, et une force plus fatale que les dérivements des usines diminuait déjà le débit des cascades. Devant Fontranges, il ne restait déjà plus rien de la masse des eaux mortes, toutes prises, et il ne voyait que les eaux du courant central, vives et sacrées, terriblement claires aujourd hui car la poussière en devenait glace avant de monter en fumée. Le souve FONTRANGES AU NIAGARA nir de 1 enfant assourdi, de sa mission présente, lui revint, mais il n insista pas. Il suffisait d une indication beaucoup plus faib le des voies de la Providence pour amener Fontranges à se resigner à la réalité. La forme du refus divin était d ailleurs si parfaite qu elle avait une valeur moins de tyrannie que d absolution. Fontranges revint vers la maison, prêt à accepter son nouveau deuil. Devant les ani— maux souffrants, mourants, il avait le,

FONTRANGES AU NIAGARA sentiment d une injustice, d une duperie. Dans le combat que 1 homme, ou 1 enfant, livre à la mort, il voyait au contraire un duel précis, d où 1 l’homme doit de toute façon sortir victorieux, par la défaite ou par le triomphe, alors qu il n est peut-être pas très légitime d avoir convié chevaux, chiens et chevreuils à s offrir dans un sacrifice pour eux-mêmes inutiles. Fontranges était quelque peu hérétique sur ce point. Envers toutes ces petites vies

FONTRANGES AU NIAGARA animales qui s éteignaient pour gonfler une éternité dont elles ne profiteraient point, le procède i vraiment n était qu à demi loyal, et la vraie justice eût été l homme mortel au milieu des faisans et des cerfs immortels. Pendant la guerre aussi, malgré le déchirement que lui causaient les morts des Français, il éprouvait un peu de ce remords et de cette humiliation quand c’étaient les Anglais, ou les Portugais, ou les Italiens que 1 on chargeait cette

FONTRANGES AU NIAGARA fois de 1 attaque meurtrière, la lumière de la mort lui montrant tout ce que ces peuples avaient encore de mortel et de commun avec le gibier non sacré, et, parmi les Français mêmes, il ressentait moins de scrupule à voir tomber ses pairs que les ouvriers et les paysans : si bien que la seule mort qu’il admettait comme vraiment justifiée, était celle qui avait brisé sa vie, la mort de son fils, en un mot la sienne… Cet enfant là-haut dans son

FONTRANGES AU NIAGARA lit lui tenait déjà assez au cœur, pour que sa mort lui parût assez conforme aux vraies conventions, et il quitta consentant la cataracte. … C est pourtant cette nuit que le Niagara gela tout entier, et à l aube 1 enfant put s endormir.


Cet ouvrage, achevé d’imprimer le a7 Janvier, sur les presses des Editions des Cahiers Litres, à Toulouse.