Discussion:Histoire d’Eugénie Bedford

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çij s’en ſcparant elle étoit moins affligée.

Milord Williams ne tarda pas à s’appercevoir que ſa propofition avoit déplue à Miſſ Briſtool ; il s’en plaignit à Milady qui le raſſura. — Ma fille eſt un enfant, je la réduirai ſans peine.

Milord vit parfaitement qu’il ne de- yoit pas à l’amour, la main de ſa maîtreſſe ; mais il ctoit trop peu délicat pour s’arrêter à cet obltacle ; il vou-*- loit poſſéder Êliſe, n’importe par quel moyen. Il continua donc de faire ſa copr à Milady, comme la ſeule voie qui pût le conduire à ſon but.

L’expulſion du %Lord Croydan, & les a (Viduités de Milord Williams y ne lait ſerent aucun doute ſur les intentions de Milady, Le Chevalier Norſolk étoit ſurieux ; mais, ſélon ſon ordinaire, ſes menaces ne paſſoient pas ſon cabinet, ſa crainte naturelle en arrêtoit l’effet. Son neveu, ſoit par excellence, étoit brave par tempérament ; il jura touç haut de ſe venger de ſon rival.

Milord Bedford repréſenta vainc» ment à Milady Briſtool, le ridicule de l’himen projette : elle ne tint aucun çompte des conſeils de ſon ami. Celui» çi aſſura Êliſe qu’elle ne ſeroit jamais


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qu’à celui que ſon coeur auroit choiſi.— Votre pere en mourant ma chargé de veiller à votre bonheur, je ne trom- perai pas ſon attente ; j’ai perdu uné fille chérie, ajouta-t-il en ſoupirant, que je la retrouve en vous.

L’amour d’Edward pour Clarice, prenoit tous les jours de nouvelles ſor- ces ; cependant il n’avoit point encore oſé lui en faire l’aveu. Il eſt vrai que ſes yeux le lui avoient dit cent fois ; mais ceux de Clarice ne ſembloient pas les comprendre. Depuis l’abſence d ’Eu- génie, Edward s’étoit livré à la ^>Ius proſonde triſteſle ; la # préſence de Cla- rice faiſoit ſeule diverſion à ſon cha- grin. A peine ceſſoit-il de la voir qu’il retomboit dans ſon premier état ; il ne quittoit guere James, & tous deux paſ- ſoient les journées à regretter le meme ^objet. L’inſortuné James dépériſloit à vue d’ccil ; il prit enfin le parti de voyager, eſpérant retrouver ſa chere Eugenie, ou mourir à la peine. Les

Î jrieres de ſes amis, de ſes parens, de à ſœur même, ne purent l’arrêter. Son départ affligea tout le monde. Edward & Clarice ne purent le quitter ſans vcrſer des larmes > il leur promit de ſes’




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nouvelles, & partit avec un ſeul valet- de-chambre.

Quelques jours après le départ de James, Edward que l’amour tenoit toujours éveillé, entendit diſtin&ement pendant la nuit ſoupirer dans la cham- bre de Ton pere, qui étoit voiſine de la ſienne ; il craignit que Milord ne ſe fût trouvé mal, & ſe hâta d’aller à ſon ſecours ; en approchant de la porte, il écouta poui^s’aſîurer s’il ne s’étoit pas trompé, afin de ne pas troub’er mal -à- propos le repos de ſon pere. Il devina bientôt que Milord avoit le coeur & l’eſprit plus malades que le corps ; mais qu’elle fut la douleur d ’Ed* ward, en apprenant que ſon pere «étoit ſon rival. « Quoi ! diloit-il, à mon âge » devenir amoureux d’un enfant ! Que 39 je ſuis malheureux ! C’eſt en vain que 30 j’appelle la raiſon à mon ſecours ; la 3o certitude même de ne jamais polTéder 39.1’objet de ma tendreſſè ne peut étouſſer 3o ma ſolle paſſion. Si mes amis ſa- 3» voient combien je ſuis extravagant, 30 je perdrois leur eſtime ; cependant 3o en voyant la belle Clarice on pour- 3* roit m’excuſer. Ô, amour ! amour ! » Quel tourment me jeſervois tu ?


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Milord ceſſa de parler & Edward re- gagna ſon lit, non pour y goûter du repos, ce qu’il venoit d’apprendre le lui ôtoit pour jamais. Ce vertueux jeune homme réſolut dès ce moment de ſacrifier Ton amour à ſon pere. / Combien il ſe ſélicita alors de n’avoir pas fait à Clarice l’aveu de ſa ten- drelîe ! « Ô mon pere, vous jouirez » de la ſupréme ſélicité, vous poſle- » derez la plus belle de ? femmes, vous » ſerez heureux, n’importe à quel prix ;

» je mourrai, ſans doute, oh ! oui, a» je mourrai, mais j’aurai fait mon » devoir ».

Depuis ce jour, non - ſeulement Edward ne cherchoit plus à voir ſa chere Clarice ; mais il tâcha d’obtenir la conſiance de Milord ; il encoura- geoit indirectement ſa p^llion. Bientôt on lui fit une demi-conſidence ; il ne reſtoit qu’à nommer l’objet de ce vio- lent amour, lorſque Milord oppoſoic la dilproportion des âges. — Eh bien ! lui diſoit Edward y vous ſerez ſon guide, ſon ami. — Ô mon fils ! tes diſcours me ſéduiſent, je ſuispreſque perſuadé ; mais ſi ma tendreſſe alloit déplaire à celle., — Cela n’eſt pas poſſible, rendez-

vous




ſous donc plus de juſtice < la con-* verſation fut interrompue, & Milord n’avoit encore oſé nommer Clarice.

Milord Williams continuoit àpreſlèr Milady Briſtool de hâter ſon mariage avec ſa fille ; mais comme Eliſe avoit aſſiiré à ſa mere avec reſpeét & ſermeté, que jamais elle ne conſentiroit à cette odieuſe union, Milady engageoit Mi- lord à patienter. Dans cet intervalle le Lord Croydon tenta de ramener Mi- lady : de ſon côté le Chevalier Nor- ſolk, joignit ſes inſtances à celles de ſon neveu, mais ils n’obtinrent rien,■ la fortune de Milord Williams l’avoit entièrement ſéduite. Le ſurieux Croy- don, ne conſultant alors que ſon déſeſi* poir, fut trouver Milord Williams, l’explication ſe termina par un rendez- vous pour le lendemain matin, du cota de Chelſea : ( * ) l’un & l’autre furent exaſts à s’y trouver ; le combat ne dura pas long -temps, Croydon reçut urï coup d’épée qui lui ôta la vie. Milord Williams regagna promptement ſa mai- ſon, fit part à ſa fille de l’accident qui


(*) Village fitué aux portes de Londres*

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verroit de lui arriver & de la néceſſité où il étoit de s’abſenter ; il lui recom- manda ſa maiſon., donna des ordres pour ſon départ, écrivit à Milady Briſ- jool, & partit.

Le Chevalier Norſolk n’avoit pas voulu accompagner le Lord Cray don, mais il l’avoit fait ſuivre par un de ſes gens qui vint lui apprendre la triſte fin du combat. Le Chevalier jura avec ſerment de venger ſon neveu. Il .fut en effet trouver ſes parens & ſes amis.

La famille du mort pourſuivit juridi- quement Milord Williams ; il n’étoit pas aimé ; tout le monde le blâma. Son duel fut préſenté d’un mauvais côté. Le peu d’amis qu’il avoit, tout ſervit à le faire regarder comme le plus coupable des hommes ; on alla même juſqu’à dire que Croydon avoit été aſTaſliné. Perſonne ne déſendoit la cauſe de Milord Williams, l’abſence d’ Auguſtin & de James mirent le com- ble à Ion malheur. La pauvre Clarice avoit beau ſolliciter les juges, ſes priè- res, ſes larmes, ne furent point écou- tées. Milord Bedford s’intéreſla vive- ment en ſa faveur, mais il ne put réuſſir. Milady Briſtool reſta neutre ; on par-

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„ loit de conſiſquer les biens de Milord Williams ; Ton alliance, alors, ne lui parut plus déſirable.

La procédure ne fut pas longue : toute la fortune de Milord Williams fut eſſectivement conſiſquée, une partie en . faveur du Chevalier Norſolk ; la •juſlice s’empara du reſte. Clarice fut réduite à la plus proſonde miſere ; Mijſ Wills lui oſſrit un aſyle dans ſa mai-* ſon qu’elle accepta avec reconnoiſſance. Elle ignoroit abſolument la route que ſon pere avoit priſe ; le ſort de ſes deux freres lui étoit également inconnu. Quelle affreuſe pofition pour une jeune perſonne élevée dans l’opulence !

En quittant Auguſtin, Honnora avoit été rejoindre Eugenie qu’elle trouva dans le délire, & avec une ſievre ardente. Cette nouvelle affligea Auguſtin, non par Inimanité, mais parce que cet acci- dent reculoit l’exécution de ſes exécra- bles projets On envoya chercher un médecin dans la ville la plus prochaine ; Auguſtin l’entretint en particulier avant 4e le laiſſer entrer -auprès de la malade. — Voilà, dit- il après avoir examiné Eugenie, une jeune perſonne dans un ſâcheux état. Cependant il ordonna des

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remèdes qui reſterent ſans nul effet. Le danger augmentent conſidérablement, & pendant quinze jours on déſeſpéra de la ſauver. Enfin, ſa jeuneſſe & la bonté de ſon tempérament lui rendi- rent la vie. Sa convaleſcence fut lon- gue ; le chagrin qui la dévoroit recu- loit ſon entière guériſon. Cette jeune inſortunée étoitd’une maigreur eſſrayan- te ; ſa figure étoit abſolument changée : on remarquoit bien encore quelques traits de beauté, mais les lys & les ſoſes avoient fait place à une pâleur mortelle. Ses joues creuſées par l’amer- tume des larmes qu’elle répandoit ſans Ceſſe, & ſes yeux ternis par la douleur, Ja rendoient plutôt un objet de pitié que d’amour.

La paſſion d ’ Auguſtin diſparut avec les charmes d’ Eugenie. Il regretta alors de s’en ctre embarraſſé ; mais &>mme il ne pouvoit lui rendre la liberté ſans expoſer la ſienne, puiſque l’on ſeroit ïnſiruit par elle de ſon crime, il réſolut de la recommander plus que jamais au concierge de Culverine, & quitta ce ſéjour, qui commençoit à l’ennuyer, pour revenir à Londres.

On devine aiſément quel fut ſoa




déſeſpoir en apprenant le déſaſtre dé ſa maiſon. Le ſort de ſon pere & celui de ſa ſœur ne l’aſſiigeoit nullement, il ne plaignoit que lui. Il voulut tentee de revenir ſur le jugement du procès ; mais ce fut en vain.

Pendant l’abſence d’ Aügujlin, or» accorda beaucoup plus de liberté à Eugenie ; il eſt vrai que dans ſes pro- menades, Honnora l’accompagnoit tou- jours : mais la préſence de cette bonne femme étoit une conſolation pour elle. Sa ſanté revint peu- à-peu : on ne né- gligeoit rien pour lui procurer tout ce qui lui étoit nécelfaire’ pour la recou- vrer.

Un jour qu’ Eugenie étoit deſcendue dans le jardin avec Honnora, on vint dire à celle-ci que ſon mari s’étoit laiſſe tomber de cheval, & qu’il avoit la tête ſracalſée. La ſenſible Eugenie cou- rut avec Honnora pour porter du ſecours à ce malheureux. Elles arriverentcomme il expiroit. Quoiqu ’Honnora ne perdît,, dans ſon époux, qu’un maître dur ôc méchant, elle ſe livra cependant à un- excès de douleur qui annonçoit la bonté de ſon coeur. Eugenie l’éloigna de cet affreux ſpe&acle, & la conduiſit dan*

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ſa chambre : elle employa, pour la conſoler, tous les moyens que lui pré- ſenterent la religion & la railon, & parvint, à ſorce de ſoins, à calmer ſon chagrin.

Au bout de quelques jours, on ap- prit la ruine totale de Milord Williams, & le deſlein qu’ rlugujlin avoit ſormé de vendre Culverine, tugenie vit que l’ins- tant étoit ſavorable, & propoſa à Hon- nora de partir avec elle. Pendant que ſon mari vivoit, la choſe étoit impolïible : elle n’avoit pas même pu faire parve- nir à Londres une lettre d’ Eugenie ; mais elle étoit beaucoup plus libre, depuis que l’on ſavoit l’accident arrivé à la maiſon Williams, Le jardinier né- gligeoit ſouvent de lever les ponts-levis. Eugenie & Honnora profitèrent d’un de ſes momens, ſortirent ſans être apper- çues, & gagnèrent, ſans mauvaile ren- contre, une petite ville à ſix milles de Culverine . Eugenie avoit cinquante gui- nées dans ſa bourſe quand on l’enleva : elles y étoient reſtées, & lui furent d’un grand ſecours dans cette circonſtance. Elles ſe rendirent à la poſie : une chaiſe leur fut bientôt préparée ; elles y mon- trent, & prirent la route de Lon~


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dres, où elles arrivèrent le lendemain.

Eugenie ne voulut pas deſcendre chez Ton per.e, dans la crainte de lui cauſe’r une trop ſorte révolution. Elle ſe fit conduire dans une auberge, & envoya Honnora prévenir ſa tante & ſon frere de (on arrivée. Miſſ Wills étoit avec Clarice, On lui annonça une inconnue, qu’elle fit entrer ſur le champ. La pau- vre Honnora ne ſa voit comment s’y prendre pour s’acquitter de ſa commit» lion, Eugenie lui avoit recommandé d’uſer de précaution : elle ne ſe reſlou- vint de rien, excepté de la*bonne nou- velle qu’elle alloit apprendre. — La fille de Milord Bedjord eſt : arrivée à Londres : voilà tout ce qu’il lui fut poſſible d’articuler. — Ma nièce ! — - Eugenie J s’écrièrent enſemble Mijſ Wills & Clarice, — Où eſt-elle ? Ah ! vite, conduiſez-nous où elle eſt.

On fait mettre les chevaux : Edward paroît comme on alloit monter en car- roſie. — Mon neveu, venez avec nous : je vous promets un grand bonheur pour votre compta iſance. Edward ne ſe fit pas prier : ſa tante le prévint qu’il alloit voir quelqu’un pour qui il avoit la plus tendre amicic. — • Oh ! c’ert ma ſœur,

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c’eſt Eugenie ! Dites-moi que ç’eſt elle. — Eh ! mon dieu, oui, c’eſt elle, dit Honnora, les larmes aux yeux : je vois avec bien du *plaiſir que cette chere perſonne eſt aimée autant qu’elle mé- rite de l’être. On arrive : Honnora con- duit la compagnie dans la chambre qu’occupoit Eugenie, qui, le coude appuyé ſur une table, attendoit avec impatience le retour de ſa meiïagere. Elle tournoit le dos à la porte, de lorſ# qu’elle ſe trouva dans les bras de ſa tante, de ſon frere & de ſon amie, avant de les’avoir apperçus. — Dieu ! s’écria Miſſ’, comme tu es chan- gée ! — Elle nous eſt enfin rendue, cette ſœur ſi tendrement chérie ! — Ma tante, mon frere, mon amie, que je ſuis aiſe de vous revoir ! Mais, pour- quoi le plaiſir que je reſlens en ce mo- ment n’eſt- il pas parfait ? Pourquoi ?… Je trouble la joie que vous me laiſiez voir. Dites-moi des nouvelles de mon pere : m’aime- 1 il toujours ? Oh ! oui ; il connoît le cœur de ſa fille ; il n’aura Purement pas eu des ſoupçons déſavo- rables ſur elle. Ô mes bons, mes vé- ritables amis, je ſuis bien malheureuſe !

Non, non, tu ne l’es plus, ma




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chere niece ; ne ſens-tu pas que tu es dans nos bras ? Viens rendre la joie à ton pere : lui ! ſoupçonner ſon Eugenie. d’une mauvaiſe aétion H . Eugenie cou- pable ! il n’en eſt pas un de nous à qui cette idée ſoit venue. — Allons, ma tante, allons trouver mon pere.

Milord venoit de rentrer : il entendit une voiture dans ſa cour, & croyant que c’étoit ſa belle-ſœur, ^1 deſeendit pour lui donner la main. La vue d’iiu- getùe penſa lui devenir ſuneſte, car il ſe trouva mal, en s’écriant, ma fille l Edward, qui étoit deſeendu de carrolſs le premier, ſe trouva ſort heureuſement à portée de ſoutenir ſon pere. Eugenie - ſe jetta à ſes pieds, & quoiqu’on em- portât Milord dans une ſalle balle, elle ne quitta pas cette même pofition, & ſuivit ſon pere en ſe traînant ſur ſes genoux. Milord revint enfin ; des cris de joie l’annoncerent à Eugenie, qui pleuroit ſur une de ſes mains : il palſa ſes deux bras autour du col de ſa fille, en ſe ſélicitant de l’avoir retrouvée. Toute la journée ſe palſa ſans qu’on ſît la moindre queſtion à Eugenie, Lorſ- qu’elle ſe retira dans ſa chambre,, ſon pere & ſa tante l’y ſuivirent, & lui

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demandèrent les details de ce qui lui droit arrivé. Eugenie n’en omit aucun. Milord & Mi JJ Wills ſrémirent de la conduite atroce ſſ’ Auguſtin ; ils lui ren- dirent compte enſuite de tout ce qui s’étoit paſſé. Eugenie, qui ſavoit que Fatty avoit pluſieurs fois imité ſon écriture, éclaircit la circonſtance de la lettre rendue le jour de ſon mariage. En apprenant le départ de James, elle ſentir redoubler ſon chagrin. — Il eſt parti en me croyant coupable, ô mon pere ! cette idée met le comble à mes maux. — Non, ma fille, jamais il ne t’a accuſée. L’eſpoir de te retrouver a Caulc ſon abſence ; hélas ! il ignore que tu ne peux plus être à lui.

. Eugcnie témoigna à ſes parens le déſir qu’elle avoit de Ce ſouſtraire à la vue de tout le monde. — Je crois, diſoit- elle, qu’il eſt impoſſible de me voir, ſans lire ſur mon viſage ma honte & mon déſeſpoir. Ils eurent beau lui repréſenter que perſonne ne ſeroit ins- truit de ſon malheur, elle perſiſta dans ſa réſolution : elle les pria auſſi de ne pas nommera ſon frere l’auteur de ſon en- levement : — Ï1 eſt prompt, rempli -d’honneur ; il Ce croiroit obligé de laver


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-notre oſſenſe dans le ſang du coupable. Milord convint qu’elle avoit raiſon ; ils ſe promirent de ne parler de rien à Clarice, pour lui éviter le chagrin que lui cauſeroit la connoilſance des crimes de ſon frere.

En quittant ſa fille, Milord ſe pro- poſa de tirer une vengeance complette du barbare Auguſtin ; il n’oublia pas non plus la milérable Patty. ( On l’avoit envoyée à Nark-Neſſ pour gar- der le château ). Avant de ſe coucher, il fit relever un de ſes gens, & lui donna des ordres pour ramener Patty •avec ſecret & diligence. 11 paſſa une partie de la nuit à écrire deux lettres, l’une à ſa fille, l’autre à Clarice, Avant t huit heures du matin, il étoit à la porte de l’ami chez qui logeoit Auguſtin, qu’il fit prier de deſcendre. — Je vou- drois avoir avec vous un moment d’en- tretien \ habillez vous, & prenez vos piſtolets, je vais vous attendre à Kin- * ſingron (*). Auguſtin ſe hâta de ter- miner ſa toilette, & vint rejoindre


(* ) Maiſon Royale fituée aux portes de Lon- dres. Elle a été bâtie par le Roi Guillaume.

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’Milord Bedford . Tous deux ſe joi- gnent, & vont gagner un endroit iſolé. Leurs piſtolets armés, Milord, ſans ſortir de ſa place, laiſîe à Auguſtin la ſaculté de tirer le premier, — Lâche, lui dit-il, tu as déshonoré ma fille > arrache, ſi tu le peux, la vie à ſon pere ; mais ſi ton adreſſe te ſert mal, compte que la mienne ne trompera pas mon bras. .La cauſe d’un ſcélérat ne ſauroit être protégée par le Ciel. A peine a-t-il achevé, qu ’ Auguſtin s’a- vance, tire ſon coup, & étend Milord Jïedſord à ſes pieds. Son premier mou-, vement fut de fuir, ſans ſavoir ſi ſon ’ennemi pouvoit avoir beſoin de ſon ſecours ; mais par l’effet du haſard ſon propre jardinier, qui venoit de Cul- verine pour lui annoncer l’évaſion de la jeune perſonne qu’il avoit conſiée à ſes ſoins, le reconnut. Cet homme étoit avec deux payſans de Kinſington, qui venoient à Londres. — Voilà, leur dit- il, le Gentilhomme que je viens trouver ; c’eſt : le fils aîné de Milord Williams . — Mais, dit un des payſans, il ſe ſauve comme s’il avoit fait un mauvais coup. — - Je ne m’en étonne pas, s’écria l’autre j c’eſt ſûrement lui


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qui vient de lâcher le coup de piltolet quenous venons d’entendre, & l’homme que voilà étendu par terre en a été la viétime. Ils n’étoient plus qu’à vingt pas de Milord Bedford ; ils s’en ap- prochèrent, & voyant qu’il reſpiroit encore, ils bandèrent ſa plaie avec leurs mouchoirs, & le portèrent dans la maiſon la plus voiſine. Le chirur- gien de Kinſington fut appelle ; il jugea la bleſlſure mortelle : cependant il fit revenir Milord, qui témoigna le plus grand déſir qu’on le portât chez lui ;

Ce qui fut exécuté.

Quel ſpe&acle pour des enfans ché- ris & ſenſibles ! La maiſon retentit dans ♦l’inſtant de gémiſlemens & d’impréca- tions contre l’auteur de ce cruel accidenr. Les payſans qui accompagnoient le moribond, dirent que c’étoit Milord W^illiams (*) : à ce nom Clarice ſe trouva mal, Eugenie & Mijſ Wiüs pleuroient ſur le corps de Milord, qui ne donnoit plus aucun ſigne de vie. Edward, dont • la douleur, quoique concentrée, n’en étoit que plus ſorte, fit venir un ha-


( * ) Depuis l’dvaſion de ſon pere, Augaſiin portait le titre & le nom de ſa maiſon.




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bile chirurgien, qui lui aſſura que Ton pere n’étoit pas mort, & qu’il alloic viliter ſa bleſlure & y mettre le pre- mier appareil. L’opération finie, Mi- lord reprit l’uſage de (es ſens ; on le ſaigna pluſieurs fois, la bleſlure n’étoit que dangereuſe ; on eſpéra ſauver le malade ; mais on recommanda d’ob- ſerver avec lui le plus grand ſilence. Edward dont la fureur étoit au com- ble, profita du moment où ſa ſœur & ſa tante gardoient ſon pere, pour aller chercher Auguſtin qu’il ne trouva pas ; on lui dit qu’il étoit pari en porte deux heures auparavant. — Ma juſte vengeance reſtera donc ſans effet, di- ſoit Edward en regagnant triſtement ſa maiſon. Il trouva Milord dans le même état où il l’avoit laiſſe ; Eugenie à genoux au pieds de ſon lit, n’oſoit preſque reſpirer ; on voyoit ſes yeux remplis de pleurs, qu’elle s’eſſorçoit de retenir ; ſa tante ſixoit avec une vive douleur & la fille & le pere.

Edward ſe rappella en ce moment - que Clarice s’étoit trouvée mal : il vola dans ſor» appartement ; la femme de- chambre l’empêcha d’entrer. — laiſſez- la repoſer, lui dit - elle ; ma chere maî- treſſe a eû des convulſions violentes \




depuis un inltant elle s’eit aſloupie, il ne faut pas la troubler. Ô Ciel ! dit tout bas Edward en repayant chez Milord, luis je aſſez malheureux ? Un pere chéri, une amante adorée, tous deux en danger de perdre la vie ; mais, ajoutoit-il, elle eſt ſœur du meur- trier démon pere, je devrois la haïr… la haïr ! Elle n’eſt pas coupable : mon pere, j’en ſuis certain, n’accule pas C/a- rice des ſautes de ſon frere.

La nuit ſe paſſa ſans que maîtres ni • valets ſongeaſl’ent à goûter aucun re- pos. Milord dormit un peu ſur les trois heurs du matin. Vers ce temps, C/ti- rice voulut abſolument ſe lever, pour veiller avec Ion amie, & Miſſ’ W’ills, Ou eut beau lui repréſenter qu’elle avoit la ſièvre, on ne put lui perſua- der de re-ſter dans ſa chambre ; elle entra doucement daos celle de Milord t & fut ſe placer à côté de Mi(J Willt qui n’oſoit parler, mais qui voyant ſon abattement, lui faiſoit ligné de s’en aller. Edward ſe mit à genoux, & joignit les mains pour la conjurer de retourner dans (on lit. Pour ne rien voir de tous ces lignes, elle ſe tourna du côté du malade, & le fixa ſans inter- ruption.




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Le chirurgien vint de bonne heure ; à la levée du premier appareil, il parut conſterné : Milord le remarqua, & lui dit avec ſermeté. — Monſieur, ne me cachez pas mon état, ne faut-il pas que je le ſâche : un peu plus tôt, un peu plus tard, cela revient au* même pour l’article des regrets, & ſouvent il eſt de la plus grande importance d’être inſtruit que l’on n’en peut revenir. Le chirur- gien balbutia le mot d’eſpoir. — Vous . me trompez, Monſieur, votre premier .mouvement ma mieux inſtruit que tout ce que vous pourriez dire, aiaſi évirez- moi les douleurs d’une opération inu- tile. Je voudrois dans ces derniers inſ- tans être ſeul avec ma famille ; puis ſe tournant vers Edward : mon fils, faites ſavoir à Milady Briſtool, que je deſire la voir avant ma mort, ainſi quÊliſe, & qu’il, faut ſe prelTer.

Edward ſortit avec le chirurgien, qui lui aſſura que ſon pere ne paſſeroit pas la journée. — On m’a appelle trop tard, tout l’art humain n’y pourroit rien ; il ſaudroit un miracle, que raiſon- nablement on ne peut eſpérer. Edward écouta cette cruelle ſentence ſans proſérer un mot ; il étoit anéanti s (Cependant il exécuta les gjdres de ſag


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pere, & retourna enſuite près de lui. Milord ſembloit attendre ſon retour ’ avec impatience ; il le fit approcher de Ion lit, autour duquel (a famille étoit raſſèmblée. — Ma ſccur, ma fille, mon fils, & vous Clarice, écoutés - moi ; depuis l’inſtant où j’ai connu Milord Williams, le çepos a fui de ma mai- ſon, ainſi que de mon cœur ; -l’amour nous a tous rendus malheureux ou criminels.

Votre pere, ma chere Clarice, n’a pu ſe déſendre des charmes ÜÉliſe : cette paſſion qu’il n’a pasſçumodérer l’a con- duit de ſaute en ſaute, l’a ſorcé de s’ex- patrier, & a cauſé la ruine totale de toute ſa famille. Auguſtin, plus coupable que ſon pere, n’a connu rien de ſacré : ïl a ſoulé aux pieds l’honneur, la reli- gion : il a violé les droits de l’hoſpi- talité ; en un mot, il eſt devenu le plus criminel de tous les hommes : c’eſt encore l’ouvrage de l’amour. James, l’inſortuné James, traîne avec douleur ſa malheureuſe exiſtence : c’eſt aulli l’amour qui cauſe ſes peines. Eugenie ne voit dans l’avenir qu’une continuité de chagrins ; l’amour qu’elle conſerva toute ſa vie pour James, ſera ſon éter-


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nel ſupplice ; & moi -meme ne ſuis- je pas en ce moment victime de ce ſentiment tyrannique ; ma paillon pour Clarice a pris naiſſance au moment où je l’ai vue, & ne finira qu’avec ma vie : car, dans cet inſiant elle a encore la’ meme place dans mon coeur.

Voilà la cleſ de mon (ècrétaire, dès que je nè ſerai plus, vous l’ouvrirez : vous trouverez à l’entrée, deux lettres cachetées : promettez - moi de les re- mettre à leurs adreſſes, & ſur-tout, jurez -moi tous, que vous remplirez” mes dernieres volontés. Tous ſe jette- rent à genoux pour lui en faire le ſer- ment.

On annonça Milady Briſtool, & Éliſe. Milord les fit approcher de ſon lit. — Me voilà, mon amie, au mo- ment d’aller rejoindre votre époux ; que lui dirai - je du ſort de la jeune per- ſonne qu’il a conſiée à mes ſoins, comme aux vôtres ?‘Vous avez voulu deux fois l’immoler à l’ambition & .à la ſoiſdes richeſſes ; ces ſentimens n’ont jamais été ceux de Milord Briſtool. Mon ami, me diſoit-il à ſa derniere heure, c’eſt le bonheur d’J tliſe que je veux, ‘ . & la fortune ſeule ne rend point heu-


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reux : c’eſt à Ton cœur a choiſir un époux ; la proportion entre la naiſiance & l’âge, voila tout ce que je deſire : je laiiTe aſſez de bien à ma fille pour qu’elle ne Toit pas dans le cas de le chercher. Telles étoient les intentions de votre époux : promettez -moi. Mi- lady, qu’elles ſeront la baſe de votre conduite ; avec cette certitude je mou- rai content. Milady le- lui jura.

— # Approchés, mes enfans, appro- chés, que je meure dans les bras de ’tout ce qui m’ell cher .Eliſe, Clarke, venés auſii : je vous regarde comme les ſoeurs de mon Eugenie, ne m’oubliés pas … Rempliſies mes deſirs… Que votre affli&ion (bit modérée…,, La mort s’approche… Je ne vois plus qu’avec peine … Un voile épais… Ma ſccur … Mes enfans. … .Adieu…,. Je meurs. Et cet homme vertueux ceſſa d’être.

Il me ſeroit impoſſible de dire lequel des ſpeélateurs fut le plus affligé. Les laſmes ne couloient pas. La douleur ctoit concentrée ; ils avoient tous con- ſervéla même pofition, & ſixoientl’objet de leurs communs regrets. Milady Briſ- tool fut la première à rompre leſilence,-


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pour déplorer la perte qu’on venoit de faire. Ce mot briſa la digue : En un moment tous les viſages furent innon- dés de larmes ; les domeſtiques entrè- rent & mêlèrent leurs gémiſſemens à ceux des maîtres.

On eut beaucoup de peine à faire ſortir les enfans de la chambre de leur pere : ils ne vouloient pas abandonner ſes reſtes ſacrés. Panchés ſur ce corps inanimé, Eugenie & Edward cèer- choient à le rappeller à la vie par leurs baiſers ardens. Miſſ’ Wills obtint, à ſorce de prières, qu’ils ſe laiſieroient con- duire chez Milady Briſtool, qui ſe chargea de faire embaumer Milord, 8c de le conduire à Na(k- Nejſ, ſeloſi ſes dernieres volontés. Miſſ Wills vou* lut auſſi l’accompagner.

Avant de partir, elle fit ſouvenit Edward, qu’il avoit oublié de remplit les dernieres intentions de ſon pere, relativement aux deux lettres dont il lui avoit parlé.

L’une étoit ad re ſiée à Miſſ Williams, & l’autre à Eugenie.

Edward les leur remit, elles lui en communiquèrent le contenu, & priè- rent Miſſ Wills d’en faire la leélure.




[Pî], .

Celle de Miſſ’ Clarice, étoit conçue én ces termes ;

Miss,

« Ce n’eſt que depuis deux jours que w je me ſuis apperçu que mon fils eſt mon rival, & un rival préféré. Cette » découverte ne détruit pas mon amour ; s» ( maîtriſe-t-on ce ſentiment quand il « eſt né de l’eſtime ? ) mais elle change » mes projets. Ce n’eſt plus mon bon- 3 > heur que je deſire, c’eſt celui d ’Ed- 3» ward ; il a dû deviner l’objet de ma »» paſſion, & il avoit le courage de me si ſacrifier ſa félicité* ! Je ſerai pour lui 33 ce qu’il vouloit faire pour moi, avec J» la différence que je ſacriſie beaucoup 33 moins, puiſqu’il eſt aimé, & que je 33 ne le ſuis pas. Ne dites pas le contraire, 33 aimable Miſſ’, mon fils a rendu votre 33 cœur ſenſible. Croyez - moi, ma 33 chere fille, ( permettez que je vous 33 nomme ainſi, ) l’amour ne ſe cache 3 » point ; le vôtre s’eſt décelé, mais as n’en rougiſſez pas ; Edward eſt digne /3 de vos ſentimens, daignez lui accor- « der votre main. Quand vous lirez » cet£ç lettre je ſerai mort, ou ſorcé


/




. [S4]

» de m’expatrier. Joignez vos prières à » mes ordres, pour que mon fils ne » cherche point à venger ma mort, ſi » j’ai le malheur de (uccomber ſous » les coups d’ Auguſtin, C’eſt par moi » qu’a du ſe commencer, & que doit Ce » terminer cette querelle. Adieu, aima- 3» ble Miſſ’, je mourrai, ou m’éloignerai » de ma patrie, avec la douce perſualion s» que vous ſerez le bonheur d ’Edward, 3» éc l’eſpoir que le temps changera la 30 nature des ſentimens que je vous ai 30 voués, ſans rien diminuer de mori 3» attachement pour vous ».

. Thomas Bedford .

Pendant que Miſſ Wills faiſoit la ledure de cette lettre, Edward avoic oſé ſixer Clarice avec timidité ; la jeune Miſſ baiſſoit les yeux, mais le rouge* qui couvroit ſon viſage annonçoit une violente émotion.

Dans la lettre d ’ Eugenie, Milord lui recommandait de ſuivre toujours les conſeils de ſa tante. Il lui donnoit des avis bien dignes de la tendreſſe qu’ié avoit eue pour elle, & il finiiToit par les mêmes inſtances à ſon fils d’aban»


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[9ïl

donner à la Providence le ſoin de le venger, dans le cas où ſon bras n’auroit pas été l’inſtrument dont elle ſe ſeroit ſervie pour délivrer la terre d’un ſcé- lérat comme AuguJIin.

Miſſ Wills partit le lendemain, 3 c laiſſa ſa niece & Clarice chez Ml lady Briſtool. Edward, que nous nomme- rons déſormais Milord Bedford, de- meura à ſa maiſon ; il ne ceſToit de réfléchir aux derniers ordres de ſon pere, & il ne concevoit pas pourquoi il traitoit AuguJIin de ſcélérat. Sans doute, il étoit un monſtre à ſes yeux, puiſqu’il avoit ôté la viç. à ſon pere ; mais de quelle eſpece-étoir donc ſon aſfaire avec Milord} Hélas ! les doutes ne durèrent pas long-temps.

Deux jours après le départ de ſa tante, on vînt lui dire que le domeſtique que ſon pere avoit envoyé à Nark NeJJ, venoit d’arriver avec Vauy. Il donna ordre qu’on les ſît entrer. La malheu- reuſe Patty ſe jetta à ſes genoux, en le priant de lui pardonner tous les crimes dont elle s’étoit rendu coupable. h- L’ intérêt, lui dit-elle, m’a perdue, , le fils aîné de Milord Williams m’a prodigué l’argent ; trop foible pour ré-




[9<S] \ . _

ſiſter à cet apas ſéduéteur, je ſins entrée dans Tes projets. C’eſt moi qui m ai contrefait l’écriture de Mi(ſ Bedford\ c’eſt moi qui, à la faveur des ténèbres, ai fait prendre à Auguſiin la place de James dans le lit de ma maîtrelïe ; c’eſt moi. — Arrête, malheureule, s’écria Milord ; juſte ciel ! que d’horreur ; & la ſoudre ne tombe pas ſur toi ! Grand Dieu ! ajouta-t-il, en ſe promenant dans ſa chambre, que viens- je d’apprendre ?

Ô mon pere ! Si avant de mourir, vous aviez été inſtruit. … . Quoi, Milord !, dit Patty, vous ne ſaviez pas Puis ſe tournant vers l’homme qui l’avoit .amenée : vous m’aviez dit que Mijſ étoit de retour, qu’elle avoit rendu compte de ma conduite, & que l’aveu ſincere de mes ſautes pourroit ſeul m’en obtenir le pardon. Tout ce que je vous ai dit eſt vrai, répondit le valet- de-chambre ; mais Milord eſt mort, ſans doute, ſans avoir rien dit à ſon fils. Je me reproche de n’avoir pas eu la prudence de m’inſormer avant à M/JJ" Bedford . — Conduiſez cette malheu- reuse à Douvres ; remettez-lui quelques guinées pour qu’elle puiſſe s’embarquer*

Et toi, monſtre vomit par les enſers.




r P 7 1

ſuis loin d’une maiſon où tu as porté le plus profond déſeſpoir. Si jamais tu oſois te prélenter à mes yeux, je ne répondrois pas de ta vie.

Dès qu ’Edward, ſe vit ſeul, il eut peine à modérer la fureur que lui inſ- piroient les crimes d’ Auguſtin, Le mi- lerable auteur de tant de noirceurs, diſoit il, vivra paiſiblement, tandis que ſes innocentes vi&imes traîneront una vie déplorable & languiſïante ! voilà sûrement ce que vouloit dire Milord. au lit de la mort. Pauvre James ! In- ſortunée Eugenie ! Votre malheur ſera éternel, nul eſpoir ne luira pour vous. Ô ma ſeeur ! ô moîi ami ! quel ſera votre ſort ! Et mon bras neſe plongera pas dans le ſein du miſérable ? Et mes mains ne ſe baigneront pas dans ſoti ſang ? Meurtrier de mon pere, ravi£- ſeur de l’honneur de ma ſeeur ; ſcélérat maudit, tu ſeras immolé à ma juſte vengeance ; je te chercherai par-tout z la nature outragée, conduira mes pas ; je démêlerai les lieux que tu habiteras, par l’horreur qu’ils m’inſpireront : oui, je jouirai du plaiſir de t’arracher le

coeur Mais ! puis-je être parjure

envers mon pere mourant ? Il a exigé

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[jSJ

un ſerment. … Jl ſaudra donc .que Jô renonce à la main de Clarice ! Irai-je lui offrir la mienne, teinte du ſang de ſon frereſ,…, Ne puis -je accorder J’atr.our & le dtvoir ? Quelle perpléxitél Grand Dieu ! guide mes pas dans cette roure diſſicile.

L’indéciiion de Milord Bedfordcztta, quand il revit ſa divine maîtrelïè. L’hon- neur, cependant, lui crioit de con- server ſa haine. Il jura de ſe venger, s’il rencontroit Auguſtin ; mais il ſe promit de ne pas le chercher.

; Eugenie, EUJe, & Clarice, ne ſe 

quittoient pas, elles paſſioient les jqprs & les nuits à pleurer ; toutes avoient des ſujets de peines. Eugenie avoit perdu un époux qu’elle adoroit, & l’avoit perdu ſans retour : la mort cruelle .veuoit de lui ôter ſon pere, qui lui auroit aidé à ſupporter la vie, & elle en étoit la cauſe innocente. Clarice avoir à gémir ſur les erreurs de Milord Wil- liams & ſur les crimes d’ Auguſtin, dont ſon amie avoit ceſſe de lui faire un iriyſtere. Par la mort de Milord Bed- jord, Eliſe reſtoit ſans appui ; ſa mere n’avoit plus rien à ménager, & elle çraignoit d’çtre bientôtſacriliée à un non-


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- . .

Veau venu. Miludy Briſtool s’étoit rac- commodée avec le Chevalier Norſolk ; on diſoit même qu’elle alloit l’épouler : ce mariage la mettoit ſous la dépen- dance d’un homme qu’elle mépriſoit avec raiſon.

Miludy avoit été ſenſible à la perte de ſon ami ; mais la ſrivolité de ſon caraélere le lui fit bientôt oublier ; elle finit même par être contente d’être dé- barraſſée d’un cenſeur qui la gênoit, & ſe livra plus que jamais aux plaiſirs. Elle lailToit les jeunes Miſſ en proie à Ja triſtelſe, dont elles éroient pénétrées. Milord Bedford venoit tous les jours joindre ſa douleur à la leur. La ſeule Honnora, qu ’Eugenie avoit priſe à ſon ſervice, leur faiſoit compagnie.

L’abſence de Miſſ IVills ſe paſſa ſans que les regrets fuſſent aſſoiblis. Son retour fit couler de nouvelles larmes. Le temps cependant calma les grande» douleurs ; mais l’objet qui les avoit cauſées ne fut jamais nublié. On en parloit ſans celle, & toujours les éloges les mieux mérités accompagnoient Ion nom.

Une année s’étoit écoulée depuis ce ſatal événement ; l’amour de Milord

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[ioo],

Bedford y loin de diminuer, s’e’toit encore accru ; mais Ta timidité natu— relie ne lui avoit pas permis d en parler à la belle Clarice. Mijſ Wüls fut la première à rappeller les dernieres vo- lontés de ſon frere mourant. Edward fut enchanté de cette ouverture, & preſla Miſſ’ Williams de combler ſon bonheur : Clarice promit une réponſe pour le lendemain, & pria MiſſWills & ſes deux jeunes amies de s’y trouver,

«t Mes amies, leur dit^elle, je ne veux point vous cacher mes vérita- 03 blés ſentimens : j’aime Milord Bed- 03 ſor d, & lui jure devant vous, que o ? je ne ſerai jamais qu’à lui ; mais dans aï la circonſtance où je me trouve, il „ m’eſt impoſſible de diſpoſer de ma 03 main, mon pere eſt vivant ; il ne 03 s’eſt pas expatrié pour la vie : quel 03 reproche ne ſer oit-il pas en droit de » me faire, ſi à ſon retour il me trou- 03 voit mariée ? Souſſrez donc. Milord, 03 que nous attendions un temps plus » heureux »,

Ce diſeours fit une impreſſion bien triſie ſur Milord Bedford ; il eſTaya vainement de changer b réſolution de ſon amante,,


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M ijſ Wilts qui, juſques-là avoîſ gardé le ſilence, approuva la conduire ſage de Clarice, & tâcha de conſoler ſon neveu. Eugenie pleuroit avec ſon frere, & applaudiſſoit Ton amie : la ſeule Eliſe blâma une délicateſſe qu’elle ne croyoit pas ſondée : ſon raiſonnement ne changea rien ; Miſſ Wills la gronda même du mauvais conſeil qu’elle avoit donné.

Eugenie, dont la triſtelTè ne pouvoic avoir de fin, trouva le ſéjour de Lon- dres inſupportable. Depuis long-temps, elle déſiroit de ſe retirer loin du monde. Sa tante chercha à la diſtraire ; mais ſes maux ne ſaiſant que s’aigrir, elle conſentit à ſon départ pour Nark-Neſſ, à condition qu’elle l’accompagneroit. Clar’ſce voulut auſſr être du voyage. Elles partirent donc avec la bonne Honnora. Eliſe fut obligée de reſter avec ſa mere. Milord Bedford ſe pro- poſa de les conduire juſqu’à Nark Nejſ, & de partir de- là pour commencer un voyage où il eſpéroit rencohtrer ſon cher James, & Milord ſailli ams.

Les adieux des deux amans ne ſe firent pas ſans v.erſer bien des larmes, Eugenie ſe jetta dans les bras de ſon

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„ . t 102 l

frere. « Si vous le voyez, dites-lui que je s» ne ſuis pas coupable, que je l’ai tou- » jours aimé, que je l’aimerai toujours,

» qu’il tâche de m’oublier Dites-lui

» qu’une barrière inſurmontablenous ſé- » pare pour l’éternité ; que je vais em- » ployer le temps qui me reſte à vivre, » à faire des vœux pour Ton bonheur… » Aimable James ! Quel cruel ſort ! ô » mon frere ! conſolez votre ami, &…» Elle ne put terminer ſa phraſe ; un ſroid mortel la ſaifit, elle perdit connoiſſance ; on s’empreſſa delà ſecourir. Lorſqu’elle revint, ſon frere s’éloigna pour que ſa vue n’augmentât pas ſes maux ; le len- demain tut l’époque marqué pour les départs.

Nous allons laiſïèr voyager Milord Bedford ; nous laiſſerons auſſi Miſſ Wills à Nark-Neſſ avec ſes jeunes amies : leurs occupations étant toujours les mêmes ne pourroient offrir au Ledeur qu’un tableau monotone ; nous nous con- tenterons de dire que la triſte Eugenie ſe livra plus que jamais au chagrin qui dévoroit ſon cœur.

Milady Briſtool, habitante d’une brillante ville, dont elle ſçait’ ſavourer les plaiſirs, eſt un* ſujet plus gai. Sa

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. \


T 10 ?]

conduite révoltera sûrement les âmes honnêtes ; mais comme je me ſuis pro- miſe de peindre les perſonnages tels qu’ils ſont, je ne puis dillimuler leurs vices, ni exalter leurs vertus : la vérité guide ma plume ; voilà tout mon mérite.

Eliſe, par l’abſence de ſes amies, reſta ſans ſociété ; ſa mere lui propoſa de partager ſes amuſetnens : l’âge & le caractère d’£/i/û lui firent accepter cette propofition avec joie. La voilà donc dans le tourbillon des plaiſîrs. Ses charmes, qu’elle négligeoit depuis long- temps, prirent un luſtre de plus, la parure la plus élégante remplaça de ſimpies ajuſtemens. El’ſe r \. t moins belle, mais elle parut plus brillante. Son entrée dans le monde fit grand bruit ; elle étoit ſans celle environnée d’adorateurs ; les jeunes gens oiſiſs ſuivoient par-tout ſes pas ;, Ton amour-propre étoit flatté ; mais ſon cœur reſtoit vuide : elle ne connoiſſoit encore l’amour que par les peines qu’il avoit cauſées à ſes amies ; & elle ſe promettoit bien de le ſuie toute ſa vie. Promeſſe vaine, ſur-tout quand elle eſt : faite à dix- huit ans. Le premier moment où l’on eſt parjure,

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[ 104 ]

ieſl le plus beau de la vie. Bliſe l’éprouva bientôt.

Le Chevalier Norſolk, qui n’avoit encore vu la fille de Milady Briſtool qu’avec des yeux d’envie, (il lui pa- roiſſoit affreux de partager avec elle la fortune de Milady ) commença à s’ap- percevoir qu’elle étoit trop belle pour îon repos. Dans une ame honnête, cette découverte eût été un avertiſſè- ment de la fuir ; mais ſon cœur cor- rompu lui fit trouver du plaiſir à (e livrer à un ſentiment nouveau, & qui lui paroiſſoit délicieux. J’épouſerai la mere, & j’aimerai la fille, ſe diſoit-il ? Je puis tout ſur l’eſprit de Milady, j’empêcherai qu’Eliſe ne ſe marie ; je jouirai de ſa fortune, & j’aurai tout pouvoir ſur ſa perſonne. Ce projet lui parut de ſacile exécution : il commença par changer de conduite avec Eliſe, Juſques-là, il l’avoit traitée en maître : il devint doux, complaiſant ; il pré- venoit ſes moindres déſirs ; tous les jours il faiſoit naître de nouveaux plaiſirs.

Eliſe s’apperçut de ce changement ; elle n’en put deviner le motiſ : mais connoiſſant le Chevalier, elle ſe tint ſur ſes gardes. Milady elle-même ne con-




[10 J]

cevoit pas comment Ton amant, qui avoit toujours dételle* ſa .fille, n’en parloit^plus qu’avec éloge. Les mau- vais cara&eres ſont plus déſians que les autres : Milady eut des ſoupçons qu’elle ſc propoſa de vériſier, à. la première occaſion : ſon impatience n’eut pas long» temps à ſouſſrir. •

Elle étoit ſortie un jour pour des affaires qui dévoient la retenir pluſieurs heures hors de chez elle : ne trouvant pas la perſonne à qui elle devoit parler, ſon retour fut beaucoup plus prompt qu’on ne l’imaginoit, & qu’elle ne le croyoit elle- même. Le Chevalier ins- truit de ſon abſence, ſe hâta d’en pro- fiter pour ſonder les ſentimens d’E/i/ê .* il ſe rendit donc à ſon appartement. La jeune Mijſ parut ſurpriſe de ſa viſite ; & lui en demanda la raiſon. — Je vous ſçavois ſeule, aimable Mijſ, & je venois vous tenir compagnie : il prit une chaiſe, ſe mit à côté d’elle, & continua ainſi. — J’ai bien des pardons à vous de- mander de la dureté de mes procédés avec vous ; mais je veux réparer ma ſaute. Déſormais vous me verrez tou- jours tendre & ſournis. Dites -moi, chere ELiſe, que vous me pardonnez le


paſſe. — Oh ! de tout mon coeur : la rancune n’eſt £as mon déſaut. — Des déſauts ! ah ! vous n’en ave^ aucuns. .Vous êtes un ange, une créature cé- leſte. — Eh quoi ! des complimens ; près de moi, c’eſt un temps perdu. Je me rends juſtice, je ſuis bonne. — Boqne, belle, charmante ; heureux „çelui qui vous rendra ſenſible, que dis-je ? Votre cœur n’eſt sûrement plus à vous ; ’tant de gens aimables briguent le bonheur de vous plaire. Vous aimez ſans doute, Mijſ ? Ô Miſſî ne me le cachez pas. — Eh ! que vous importe ? Votre curiofité m’étonne. — Je veux être votre conſident ; je prétends tout ſçavoir. — Vos queſtions me ſemblent déplacées, & me choquent. — Votre ton m’en dit aſtèz : vous aimez ; mais ne croyez pas diſpoſer à votre gré d’un bien que je me ré ſer ve. Je vous aime, Mijſ, ( en ſe levant ) & ma conquête doit allez vous flatter pour me payer du plus tendre retour. Vous ſç avez mon ſecret ; s’il eſt divulgué, c’eſt à vous ſeule que j’en demanderai raiſon. Mi- lady n’en croira que moi, & vos rap- ports ne nuiroient qu’à vous. Vous m’entendez, Mijſ, Adieu,


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[ i°7 1

Il ſe retira la rage dans le coeur, & ſe promettant bien de triompher, çu de ſacrifier l’inſortunée viélime de ſa paſſion.

Milady, comme je l’ai dit, étoit rentrée plutôt qu’elle ne l’avoit an- noncé. Ses femmes la prévinrent que le Chevalier étoit monté chez ſa fille. Elle vole à l’inſtant dans un cabinet attenant la chambre ÜELiſe ; une porte vitrée lui donna la ſacilité de voir &c d’entendre. Lorſque le Chevalier ſe leva, elle crut qu’il alloit ſortir, & elle ſe hâta de regagner ſon appartement, ce qui l’empccha d’entendre ſes menaces ; elle s’enſerma dans ſon cabinet pour ſe livrer librement à ſon déſeſpoir. Per- ſide, diſoit-elle, voilà donc le prix de mes bontés, & de mon amour pour toi ! Ingrat ! tu me trompois, à la veille de recevoir ma main.Queloutrage ! Mais ; je ne ſerai pim ta dupe ; je te hais maintenant ; je te mépriſe, que dis-je ? je t’aime encore ; je donnerois mon ſang pour que tu ſulſe conſiant. Après un moment de réflexion, elle s’écria : Eliſe a plus de tort que toi ; pourquoi a-t-elle cherchée à te plaire ? Sa co- quetterie lui a fait déſirer ta conquête ;

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ſioS]

tu n’as pu réſiſter à Tes charmes, à Tes .agaceries : oui, c’eſt à ma ſeule rivale que je dois m’en prendre, c’eſt elle que je dois déteſter. Le Chevalier m’aimoit, elle m’enleve ſon cœur ; je dois, je veux me venger.

Elle paOTa toute la journée à maudire tour à tour ſa fille & ſon amant ; mais l’amour extrême qu’elle avoit pour ce dernier, l’emporta dans ſon cœur. — Il me rèſte un eſpoir. Eliſc mariée, le Chevalier l’oubliera, & reviendra avec empreſſement à ſon premier engage- ment : oui ; mais il ne conſentira pas à céder l’objet de ſes déſirs ; & s’il s’op- poſe à mon projet, je ne pourrai jamais l’eſſeduer : je lui ai laiſſe prendre tant

d’aſcendant ſur moi Si je,hâtois

mon mariage avec lui…,. Ma fille ſeroic toujours pour moi un ſujet de jalouſie : je veux lui choiſir un époux qui l’éloigne du Chevalier & de njoi ; je vais tout arranger à l’inſçu de tous les deux.v.S’ir yirthur eſt préciſément l’homme qu’il me faut ; il eſt jeune, beau, bien-fait, il plaira ſûrement à Eliſe ; il eſt riche, entreprenant, ainſïle ſuccèseſt inſaillible.

Le Ledeur ſera ſans doute bien aiſè de connoître les nouveaux adeurs que

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[ I0 9 1 ^

ſcous allons introduire ſur la ſccne.

Sir Arthur avoit perdu > dès ſon bas âge, les auteurs de ſes jours ; il ſe trouva donc de bonne heure maître de lui-même, & d’une fortune conſi- dérable. Son caraécere naturellement mauvais & emporté, n’avoit point été modéré par une bonne éducation} les gens qui furent chargés de l’élever, s’occupèrent ſeulement de l’extérieur. * Il n’aimoit pas à être contredit, & il avoit autour de lui plutôt des eſclaves que des mentors. Par la ſuite, ſes dé- ſauts devinrent des vices incorrigibles. A quinze ans, il voulut voyager, non pour s’inſtruire, mais pour goûter de nouveaux plaiſirs. Il avoit pour com- • pagnon de voyage, un jeune homme qu’un haſard ſingulier lui avoit fait con- noître, & qu’il ^aimoit beaucoup. Tom ( c’eſt le nom du compagnon de Sir Arthur ) étoit ſonexaél contraire. Pré- ſent à toutes les leçons du jeune Lord, il en profitoit pour tous deux ; celui-ci . approfondiſſoit tout ce que l’autre eſ- ſleuroit à peine.

Tom avoit ſeul le droit de lui faire- des repréſentations ; ſouvent elles étoient Pans ſuccès, mais jamais il ne s’en ſâ-’


[lï°]

choit. Tom, qui étoit véritablement attaché à Sir Arthur, voyoit avec cha- grin la roideur de ſon caraétere & le dérangement de Tes mœurs : Tes obſer- vatibns étoient fréquentes ; mais on rioit de ſa ſageſſTe, ſans être tenté de l’imiter. Il n’eſt donc pas toujours vrai, que, pour être’ bon, il ne faut que vivre avec les bons. Sir Arthur & Tom parcoururent preſque toute l’Europe. Tom étudia les mœurs des différentes Nations qu’ils vifiterent, & il eut le bon eſprit de ne ſaiſir que le bien. Sir Arthur ne s’occupa que des uſages & des modes, & ne rapporta que des ridicules.

Il n’étoit à Londres que depuis ſore peu de temps, \orCqu Eli/e ſe montra dans le grand monde. La voir & l’aimer, furent pour lui la même choſe. En ren- trant chez lui, il ne parla que de MiJ][

  • Briſtool. Tom vit bien qu’il en étoit

très-amoureux, & de ce moment il plaignit l’objet d’un amour auſſi prompt. I ! ſçavoit que Sir Arthur ſc livroit ſans réſerve à toutes les pallions, & qu’il ne * connoiſſoit rien de ſacré pour les ſatis- faire.

Milady Briſtool avoit ſort bien re- marqué la vive impreſſion que les char-*


« 


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r [III] .

mes de ſa fille avoient fait ſur le cœur du jeune Lord ; elle s’étoit même in- ſormé de ſa conduite, dont on lui avoit dit peu de bien & beaucoup de mal. Elle ſe ſeroit décidée à ne pas lui donner ſa fille, ſi l’amour du Chevalier n’avoit changé ſes ſentimens. Elle ſe propoſa donc de mettre Sir Arthur à portée de lui déclarer ſa tendreſſe. Elle ignoroit comment Eliſe recevroitſa propofition ; mais cet objet étoit pour elle le moins important.

Sir Arthur voulut faire voir Eliſe à Tout. Il le mena au Panthéon ( * ), un joi^r qu’il ſçavoit que Milady Briſtool * s’y trouveroit avec ſa fille. Il l’apperçut en entrant, & fut ſe placer à quelques pas d’elle. Tom ſe trouva préciſément à côté d ’Eliſe, qu’il ne connoilſoit pas ; le haſard lui avoit procuré cette place, lorſqu’il en cherchoit une, n’en ayant pas trouvé auprès de Sir Arthur.

La beauté de Miſſ Briſtool ſrappa vivement le jeune Tom. ; & de l’admi- ration à l’amour l’intervalle eſt bien


(*) Fort belle ſalle où l’on donne des Concerts & des bals.




[ V 2 1

ſcourt. Cependant il n’eut aucun ſoup- çon de l’état de ſon cœur, & il con- tinuent à s’enivrer du doux plaiſir de la regarder. Il chercha l’occaſion de pouvoir adreſſer la parole à ſa char- mante voiſineî elle ne tarda pas à ſe préſenter. •

L’arrivée d’une dame vêtue ſuper- bement excita la curiofité à’ Elſe ; elle en demanda le nom à une jeune per- ſonne qui ſe trouvoit devant elle. Tom ſe hâta de dire que c’étoit Milady Wol- Jey . Elſe, en remerciant Tom, le fixa : ſa figure douce & agréable la prévint en ſa faveur ; de ce moment ils ſe firent de mutuelles queſtions, toujours rela- tives au lieu où ils étoient. L’eſprit de Mijſ Briſtool acheva ce que ſes charmes avoient commencé.

Eliſe, l’inſenſible Elſe éprouvoit une émotion qu’elle n’avoit jamais reſſentie : ſans le vouloir-, elle portoit ſes regards ſur Tom, dont les yeux ardens étoient continuellement fixés ſur elle.

Sir Arthur, qui n’avoit pu parvenir juſqu’à Milady Briſtool, appercevant Tom auprès de ſa fille, lui fit ſigne de changer de place avec lui. Malgré ſa répugnance, Tom fut ſorcé d’obéir ; i*


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ſalua reſpeétueuſement Eliſe, & fut joindre Sir Arthur. — Eh ! pourquoi, lui dit-il avec humeur, ne m’avoir pas averti qu’elle étoit là ? — Qui ? Je ne ſçais ce que vous voulez me dire. — Quoi ! vous étiez à côté de Mijſ Briſ tool, & vous ne me le dites pas ? — J’ignorois que ce fût elle. — Sa beauté devoit vous l’apprendre ; & il vola au- près Eliſe.

La jeune Miſſ fut affligée & même humiliée de voir Tom céder ſa place à un autre : cette condeſcendance lui parut malhonnête pour elle, & lui donna de l’humeur qui rejaillit ſur Sir Arthur y car il ne put en obtenir une ſeule ré- ponſe à toutes ſes queſtions. Le concert fini, chacun ſe diſpoſa à ſortir ; Eliſe ſe rapprocha de ſa mere, qui étoit trois places plus haut.

Milady Briſtool rendit le ſalut a Sir Arthur avec un air de contente- ment & lui demanda comment il avoit trouvé le concert. — Déteſtable, Mi- lady, mais je ne dois pas être pris pour juge : pendant mon ſéjour en Italie, j’ai entendu de ſi bonne muſique, que je ſuis devenu très-diſſicile. — Pour moi, dit Eliſe 3 qui ſuis beaucoup moins con-


[iï4] . •

noiiïeuſe que Milord, j’ai été extrême- ment contente. — fin ce cas, MiJJT, je change d’avis, & me rétracte de ce que j’ai dit. — Voilà qui eſt infiniment galant, & ma fille doit, Milord, voua en ſçavoir gré ; car on tient ordinaire- ment à Tes opinions. — Le jugement de Mijſ doit - être ſans appel.

On annonça le carroiïe de Milady ; en lui donnant la main. Sir Arthur\\x\ demanda la permilſion de lui faire ſa cour, qu’elle lui accorda ſans peine.

  • La nuit qui ſuivit ce jour^ n’en fut

pas une de repos pour Tom ; en exami- nant ſon coeur, il y trouva l’image de Miſſ Briſtool : je ſuis donc amoureux ! & de qui ? D’une perſonne à laquelle je ne puis prétendre ; ma naiſſTance eſt le moindre des obſtacles qui s’oppo- ſent à l’accompſilTement de mes deſïrs ; pourquoi ai -je été au Panthéon ? J’igno- rerois encore que j’ai un cœur ſcnſible ; mais, non, je ne puis me repentir de connoître ce que la nature a ſormé de plus parfait ; je ſerai malheureux, eh bien ! Je ſouſſrirai pour elle, mes maux auront des charmes pour moi. Sir Ar - thur l’adore, mais je ne le crois pas payé de retour ; ſa préſence n’a pas ſem r


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blée lui cauſeſr du plaiſir… Cepen- dant, ils ſont ſortis enſemble, & Mi- lord eſt rentré ſort tard, que m’im- porte ? Suis - je fait pour ſronder, pour épier ſa conduite ? Sa fortune & ſon rang lui donnent le droit d’eſpérer. … Qu’il eſt heureux ! Il pourra la voir, lui rendre des ſoins, & moi je dois obſerver le lilence, la fuir, & mourir. C’eſt ainſi que Tom paſſa la nuit. Le jour ne diminua pas ſes peines, mais il ſe promit bien de les cacher à tout le monde, & principalement à Sir Arthur .

Eliſe ne fut gueres plus tranquille ; mais elle ignoroit ies eau ſes de ſon agi- tation, elle penſoit ſouvent au jeune homme que le haſard lui avoit fait ren- contrer ; ſon imagination le lui peignoir ſavorablement ; il eſt de laconnoiſſance de Sir Arthur, ce ne peut - être qu’un homme d’une naiſtance à-peu-près éga- le. Eliſe avoir trop peu djuſage pour ſçavoir que les plus grands ſeigneurs ont ſouvent des comnlaiſans d’extrac-

I

tion baſſe, qui partagent leurs dé- bauches & leur ſacriſient leur honneur. Paſ l’effet du haſard, Tom, comme on l’a vu, n’avoit contre lui que l’obſcu- rité de ſa naiſſance.




• [u«I,

Sir Arthur profita dès le lendemain <3e la permiſſion que Milady Briſtool lui avoit accordée ; ſa viſite fut bien reçue de la mere, & fit quelque peine à la fille. Ce Lord ne lui plaiſoit point du tout i cependant, Milady exigea qu’elle lui ſît honnêteté, elle n’oſa pas déſobéir.

Le Chevalier Norſolk étoit abſeHt pour un mois ; Milady ſe propoſa de mettre à fin ſon projet avant ſon retour.

Sir Arthur profita de la première «ccaſion pour faire part de ſon amour. En homme peu délicat, il qe conſulta pas la maîtreſſe de ſon coeur, & s’a- dreſſa directement à ſa mere, avec les diſpofitions qu’on lui connoît : on ſe dpute bien qu’elle ne ſe fit pas prier pour accepter l’oſſre de Sir Arthur % mais elle ne lui cacha pas les diſſicultés qu’il pourroit rencontrer. — Eliſe vous aime-t-elle ? — Je n’ai encore vu dans ſes yeux que la plus ſroide indifférence. — J’ai fait auſſi la même remarque, mais cela ne doit pas vous rebuter ; c’eſt ſa main que vous voulez ? Eh bien, je vous la promets : ſur - tout, n’agîſſèz que d’après mes conſeils ; ſondez les ſentimens d ’Eliſe $ s’ils vous ſont ſavo


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, [”7l, .

ſables parlez lui de 1 envie extrême

que vous avez de l’obtenir ; ſi vous la voyez mal diſpoſée, ne lui dites rien de nos projets. Sir Arthur applaudit à la prudence de Milady, & ils ſe quit- tèrent ſort contens l’un de l’autre.

Enfin, diſoit cette méchante femme, je ſerai donc débarraſſée de ma rivale ; le Chevalier ne me croit pas inſtruit de Ton amour pour elle ; jamais ſes ſoup- çons ne porteront ſur moi ; ce ma- riage aura’ l’air de s’être fait ſans mon aveu.

Sir Arthur, par je ne ſçais,quel excès de prudence, ne parloit plus à Tom de la belle Eliſe : celui-ci mouroit d’envie de lui faire des queſtions ; mais ſa timi- dité & la crainte de découvrir ſon ſe- cret lui faiſoient ohſerver le ſilence.

Cependant Sir Arthur vit Mijſ Briſ- tool, & chercha à connoître l’état de ſon cœur j cela ne lui fut pas diſſi- cile. Eliſe ne ſavoit pas ſeindre ; il ne tarda pas à s’aſſurer qu’il étoit pour elle un objet importun ; ſon amour- propre eut à ſouſſrir d’une pareille dé- couverte, mais ſa paſſion n’en diminua pa ? i ſpn çara&ere ne fut que plus ar-


[” 8 ],

dent à ſuivre un projet qui devoit met- tre ſa maîtrelTe en ſa poiïeſſîon.

Milady ne fut point ſurpriſe des diſpofitions de ſa fille. — C’eſi une pe- tite ſotte, dit-elle, à Sir Arthur, qui ne rend pas juſtice à votre mérite ; m^js ſoyez ſûr, Milord, qu’elle ne tardera pas à nous ſçavoir gré de la violence que nous lui aurons faite : Sir Arthur ſe chargea d’avoir une maiſon d’ami, où le mariage pourroit ſe faire ; il pro- mit auſſi d’y faire trouver deux témoins, & iis convinrent, qu’aulîi-tôt après la cérémonie* on ſeroit partir Eliſe pour une terre de Sir Arthur, diſtante de Londres de cent vingt milles, & que lui- même iroit la rejoindre trois jours après : Milady ſe chargea de faire les emplettes néceſſaires, & de les envoyer à la maiſon indiquée par ſon gendre futur. L’article de l’intérêt ne fut pas long à diſcuter ; Milady auroit ſacriſié la moitié de ſa ſoſtune, pour recouvrer l’amour du Chevalier ; elle promit de remettre à Sir •Arthur, le jour de ſon mariage, vingt mille livres ſierlings, pour la dot de ſa fille.

Sir Arthur fut trouver un de ſès




[ IIP ]

atpîs, dont la maniéré de penſer étoit à -peu près analogue à la ſienne ; il lui demanda ſa maiſon & ſa préſence pour la cérémonie ; il obtint l’une & l’autre : il lui falloit encore un témoin, il jetta d’abord les yeux ſur Tom ; mais comme il craignoit ſes repréſentations, il ne voulut lui en parler qu’à l’inſtant même. ELiſe ne pouvoir partir ſeule ; où trouver une fille qui voulût aller habiter une campagne peu agréable ? Il (e ſouvint alors de Bell, ſœur de Tom, qui demeuroit à Grenwich. Cette jeune fille, d’une figure agréable, & d’un caraâere doux, ſe trouvoit par la mort de ſon pe^e réduitè à la plus proſonde miſgre : la mere affligée d’une paralyſie univerſelle, avoit trouvé un aſyle chez un habitant de Grenwich, peu riche, mais bienſaiſant, & Bell étoit ſervante d’une Bourgeoiſe méchante, & acariâtre ; elle ne ſe plaignoit pas de ſa condition, tant ſon caradtere étoit docile & bon. Tom. ai- moit infiniment ſa ſœur ; il l’a voyoit ſouvent, & lui faiſoit tout le bien qu’il pouvoit. Ses moyens étoient très -bor- nés : Sir Arthur n’étoit pas généreux «quand il ne s’agiſſoit pas de ſes plaiſirs.


[ 12 °]

Le jeune Lord ſe rendit à Grenwid ; il ne lui fut pas diſſicile de découvrir la maiſon où étoit Bell ; il fut la trouver, & lui propoſa de la placer auprès d’une jeune dame qui partoit pour la Province. Bell parut charmée de cet arragement, qu’elle ne put ce- pendant accepter, ſans conſulter ſa mere. Sir Arthur y fut avec elle ; la bonne femme approuva tout, & remer- cia le Lord de ſes bontés pour ſes en- ſans : elle lui demanda des nouvelles de ſon fils ; & d’après les éloges qu’il lui en fit, MiJlreJJ Simpſon, s’écria en verſant des larmes. — Je le ſçavois bien que ce cher enfant^oh la conſolation de ma vieilleſſe ; pauvre Tom ! Le ciel eſt juſte, il protège celui qui eſt atta- ché à ſes devoirs ; pardon, Milord, je m’écarte du reſpeétque je vous dois ;

    • emmenez Bell, préſentez- la à ſa nou-

velle maîtreſſie, qu’elle ſoit heureuſe ainſi que Tom, & je mourrai contente. Pour’ vous, mon bon Seigneur, Dieu, vous récompensera de vos aétions bien- ſaiſantes.

Sir Arthur vit avec plaiſir la fin d’un diſcours qui l’ennuyoit beaucoup ; il donna à Bell l’adreſſe de la maiſon de

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ton amî, pour qu’elle s’y rendît le len* demain, & il s’en retourna à Londrei ■ allez ſatisfait de Ton voyage. Il eut ſoin, de prévenir ſon ami de l’arrivée de Bell, en lui recommandant de ne point ſe montrer, & que la jeune fille ne parlât, ſur - tout, qu’à ſa. femme -de- charge, à qui il devoir ordonner de dire que ſa.maîtrelſe future devoit arri-< * yer inceſiſamment.

Tout étant ainſi arrangé, Sir Ar* thur alla chez Milady Brzjlool \ il lu£ rendit un compte exaâ de ſes démar- ! ches qu’elle approuva. On fixa le joui ; dé la célébration du mariage, au lundi de la ſemaine ſuivante ; Milady qui craignoit le retour du Chevalier Nor~ ſolk, ne crut pas devoir trop ſe hâter*

Bell ſe rendit le lendemain ſélon le® Ordres du Lôrd, en P rince Je Street, (*) chez Monſîeur Raynold. Elle fut reçu® par la femme-de-charge, qui la con- duifit dans la chambre qui lui étoit deſtinée. Bell demanda à être préſenré® à la dame à qui elle alloit appartenir j ùn lui répondit qu’elle ne ſeroit à Loti -

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( * ) Rue Princqſſc.

1. Partie . P




[ 122 ]

dre* que dans deux ou trois jours, & que juſques- là elle pouvoit ſe repoſer.

Moniteur Raynold avoit vu entrer Bell y mais il n’en avoit point été apper- • çue. La figure de cette jeune fille lui parut jolie, & il ſe promit de la faire ſervir à les plaiſirs. Sa femme -de- «  ehargevint lui dire qu’elle avoit rempli • ſes ordres. — Cette enfant m’a paru charmante ? — Elle eſt alTez bien.— Comment, alTez bien ; c’eſt un ange. — - Vous prêtez toujours à l’objet nouveau des charmes qu’il n’a pas. Pour moi je n’ai rien vu dans ſon enſemble de bien remarquable, — C’eſt que vous jalouſez toutes les femmes. — Dites plutôt que votre imagination s’allume ſacilement à l’aſpeôt de tout ce qui porte line coeſſure. — Sally, vous êtes bien oſée de me parler ainſi. — Ne de- vrôis-je pas applaudir à tous vos goûts,

& à* toutes vos inſidélités ? r — Taiſejt- vous, Sally, je veux bien vous par- donner cette humeur déplacée, mais c’eſt à condition que vous me procu* jerez le plaiſir de voir ce ſoir la char- : niante Bell. — Je vous préſenterois à ma rivale ! Oh lue l’eſpérez pas. — Eh \ quç ypus importe ? N’êtes-vpus pas


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. . …

certaine d’avoir toujours la préférence ? -

Une ſantaiſie ne détruit pas une véri-“ table inclination ; enfin, Sally,” je le veux, une plus longue obſtination me ſâcheroit ; eh bien ! Etes- vous décidée à me ſatisfaire ? — Voyez cette mer- veilleuſe beauté, oſſrez-lui votre cCeur, votre fortune, je ne vous en empê- che pas ; mais gardez-vous de croire que je vous procure l’ocçaſion de l’en- tretenir ; c’eſt allez, je penſe, que je n’y mette point obſtacle.

Pour laiſſer toute liberté apparente à ſon maître, Sally eut l’air de ſortir, mais elle rentra aulîi-tôt, & fut ſe met- tre en ſentinelle pour veiller à ſe» dé- „ marches.

Monſieur Raynold eut ſoin d’éloi- gner ſes gens, & monta à la chambra de Bell, qu’il trouva occupée à coudre. Elle fut ſingulierement déconcertée à laſ vue d’un homme qu’elle ne connoilſoit pas. Monſieur Raynold s’approcha d’un ? air doux & timide j aucun perſonnage ne lui cou toit à faire. — Cet ouvrage, jolie Miſſ-ſ ire convient guere à des doigts auſſi délicats que les vôtres ? — Jamais, Monſieur, je n’en ai fait de Bioins pénible, — Le ſort eſt bien in*

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jaſtej avec tant de beauté on devroit commander à l’univers. — Je ſuis ac- coutumée à obéir. — Divine créature, il ne tiendra qu’à vous d’être la plus heureuſe des femmes, ſi vous voulez m’aimer : & il voulut l’embraſſèr. Bell le repouſïa, & ſe hâta de gagner la porte ; malheureuſemenc ſon pied s’em* barralïa dans les ſranges de ſon jupon, & elle tomba ſur le parquet. Monſieur Raynold la prit dans les bras, & la poſa doucement ſur un ſauteuil ; il ſe rtit aulſi-tôt à ſes genoux, en la ſup- pliant de l’écouter un inſtant. — Je ne veux vous faire aucun mal, charmante j Bell-, écoutez moi, je n’ai en vue que de vous rendre heureuſe : vous dé- touſnez la tête, vos yeux ſont armés de colere ; ô Miſſ\ ne meréduiſez pas au déſeſpoir : vous êtes ici chez moi, ne croyez pas pouvoir m’échapper ; mais, encore une fois, vous devez êjre ſans crainte. «« — Quittez donc cette po- fition ; laiſſèz mes mains,, & vous me verrez diſpoſéeà vous entendre. M* Ray nold prit une chaiſe allez éloignée de Bell, & il lui raconta ce que Sir Ar » thur vouloit faire d’elle. Le ſecret de ſou ami ne fut pas reſpeété i il entre.


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dans les plus grands dérails. Ce pſojétſ fit ſrémir la ſenſïble Bell j elle plaignit -l’inſortunée vi&ime qu’on alloit immo- ler, & elle ne pouvoir pas concevoir comment ſon frere prêtoit ſon miniſtere pour ourdir une trame auſſi odieuſe. M. Raynold reprit ſon diſcours. — Vous voyez bien, chere Miſſ, combien vous ſeriez malheureuſe. Enfermée dans un vieux château comme une priſonniere, (car Sir Arthur ne veut pas qu ’Eliſe jouiſſe de la moindre liberté ) vous maudiriez votre ſort à tous les momens du jour : comparez cet état à celui que mon amour vous oſſre ; une belle mai- ſon, des gens, dçs femmes pour vous ſervir, des robes ſuperbes, des bijoux magnifiques, & un amant tendre, em- preſſe, qui préviendra juſqu’à vos moin- dres délits. Bell entendit à peine les brillantes propofitions qu’on lui faiſoit ; elle n’étoit occupée que du nmlheuc prochain de Mijſ B riſiool ’qu’elle ce connoiſïoit pas, mais à qui elle preqoit un vif intérêt par la ſeule raiſon qu’elle étoit malheureuſe. Comme elle avoit l’air de réfléchir, M. Raynold crut qu’elle étoit indéciſe, & dès cet inſtanc il ſe flatta d’en avoir triomphé. Cetee

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jüertitude l’enhardit ; il ſe. rapprocha, & voulut de nouveau dérober un baiſer qui lui attira un ſouſîîer. Alors il ne ménagea plus rien, & ſe jetta avec fureur ſur ſon innocente proie. La pau- vre Bell employa toutes ſes ſorces pour repouſſer l’audacieux Raynold ; ſes cris furent entendus de Sally, qui n’avoit pas quittée la porte, & qui jugea alors qu’il étoit temps de ſe montrer.

Son apparition cauſa la plus grande joie à Bell, qui courut ſe jetter dans ſes bras. M. Raynold ſortit de la cham- bre en menaçant Sally. Bell ſe trouva mal ; Sally lui donna du ſecours, & elle reprit l’uſage de ſes ſens. — Pauvre fille, s’écria la femme de charge, com- bien je vous eſtime ! Le miſérable ſé- jdu&eur vouloit vous ravir l’honneur, & puis il vous auroit abandonnée. — Quoi ! il peut exiſter des hommes aſſez méchÿis pour vouloir faire tant de mal à une pauvre fille ? Oh ! ma bonne RAiJlreJJ, que ne vous dois- je pas ? Mais il faut achever votre ouvrage ; procu- xez-moi au plutôt les moyens de ſortir de cette affreuſe maiſon. — Cela n’eſt pas poſiible pour l’inſtant ; mais cette nuit, lorſque tout le monde repoſera,


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. ſ. I2 7 1

je yous conduirai moi-même chez une «femme de ma connoiſſance où vous ſerez en ſureté ; je vais vous quitter •juſqu’à l’heure du ſouper ; enſermez- , vous avec ſoin, & réparez le déſordre où vous êtes. ’

Bell ſerma ſa porte au verrouil, & après s’être remiſe du trouble que lui avoit cauſé l’attentat de M. Rdynold, elle s’occupa des moyens dont elle pourroit ſe ſervir pour inſtruire Eliſt du ſort qu’on lui préparoit ; elle n’en trouva pas d’autres que de dévoiler à ſon frere ce myſtere d’iniquité. Non, diſoit-elle, il ne connoît sûrement pas toute l’horreur de l’aétion qu’il ſavoriſe. Elle étoit encore enſevelie dans ſes ré- ſlexions, lorſque Sally ſrappa à ſa porte ; elle lui ouvrit, après s’être aſ- ſurée qu’elle étoit ſeule. — Voilà, la belle enfant, votre ſouper que j’apporte, vous pouvez manger tranquillement ; M. Raynolde ſſ dans ſon lit ; l’agitation qu’il a éprouvée, lui a donné la ſievre ; il m’a chargée de veiller à ce que vous ne luſ échappiez pas. Vous m’en ré- pondez ſur votre tête, m’a t il dit : j’ai promis d’exécuter ſes ordres. — Ô ciel ! s’éciia Bell, — Calmez - vous, avant

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,.[128] ’

cinq heures d’ici, vous ſerez à l’abri

  • de ſes pourſuites. — Il vous renverra^

peut-être ; mais chere. MiJIreJJ’, ſi ce malheur vous arrive, le peu que je- poſſede eſt à votre ſervice. La bonté de votre «œur augmente le défit que j’ai de vpus obliger. Soyez cependant ſans nulle inquiétude ſur mon ſort ; M. Raynold ne peut ſe défaire de moi, il a trop de raiſons de me craindre. Mon Jiiſtoire que je vous raconterai après, le ſouper, en vous les ſaiſant cownoître, ſera pour vous une leçon, ſi jamais vous étiez tentée de ſacriſicr votre innocence • à l’intérêt, ou à des ſentimens que la ſageſſe doit rejetter, quand ils ne ſont pas autoriſés par nos parens.

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HISTOIRE. ♦

JD E S A LLY S E R A P L E. ’

«t Ma naiſſance n’eſt pas diſtinguée ; cependant je dois le jour à des gens qui jouiſſoient de l’eſtime, &, j’oſe dire, de la vénération publique. Mon pere étoic Orſèvre. Ses talens & ſa probité J’avoient fait connoître ; lorſqu’i ! s’agiſi- ſoit d’un ouvrage de conſéquence, Se~


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raple étoit toujours appelle. Souvent moi^pere m’envoyoit reporter de l’ou- vrage : ma douceur & ma politeſſe me ſaiſoienr accueillir dans toutes les mai,- ? ſons où j’allois

« Milady Wolſey avoir une jeune ? femme-de-chambre avec qui je me liai d’amitié, j’allois preſque tous les di- manches paſïer l’après*- dîner avec ellei Un jour que nous étions pluſieurs jeunes tilles raſſemblées, & que nous prenions le thé’, (*) M. Raynold, couſin do Milady -vint, par ſa préſence, trou- bler nos plaiſirs ; il reſta peu, mais trop encore pour mon repos. Depuis cet inſtant, je ne m’occupai plus que» . de lui m.

« Le dimanche ſuivarrt, je Tapperçuty lorſque je traverſois le Part Saine* lames {**) pour revenir à la mai Ton* II me vit, & vint m» joindre ; ‘ſa pré- ſence me fit rougir de plaiſir. Il étoit trop adroit pour avoir l’air de le re-


(*) En Angleterre, les gens de-mailons j & même les plus petits bourgeois, prennent le .thé- iur les bx -heures du ſoir.

(**) Jardin public attenant le’ palais (ht ſtoi.

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marquer. Après lui avoir rendu Ton ſalut, je me diſpoſois a continuer mon chemin, il me retint doucement pſt- ma robe. — La belle Sally, me dit-il, eſt • bien preſſſée de me quitter. — Une jeune fille expoſe ſa réputation en cauſant avec des perſonnes d’un état trop au- deſïusdu ſien. — Vous êtes dans l’erreur, charmante Sally ; mais ce n’eſt pas l’inſtantde vouloir détruire un préjugé

  1. auſſi mal-ſondé ; ne puis-je pas avoir

avec vous un plus long entretien ?. J’ai mille choſes à vous dire qui vous in- téreſTeront. Quand vous allez chez JWilady Wolſey, Betjy ne vous quitte pas, il eſt impoſſîble de vous dire un mot ».

« Je ne vous le cacherai pas, MiJ [ ; je ſus ravie de ſa propofition ; je bé- gayois quelques mots, qui vouloient dire que je ne cognoi/Tois aucun endroit où je pus le voir. — - Ecoutez, chere petite, la marchande de modes de ma couſine eſt une bonne femme qui a beaucoup d’amitié pour moi. Si vous voulez je la préviendrai de vous re- cevoir un des jours de cette ſemaine ’ . que vous m’indiquerez, & je m’y trou- verai, J’acceptai, à condition que la




marchande ſeroit’préſenr’e. Il n’en fit aucune diſſiculté ; je ſixai notre rendez- vous au jeudi ſuivant ».

« Je me rendis au jour marqué chex la marchande de modes, à qui je dis > comme j’en étois convenue avec M. Raynold, que j’avois à lui parler en par- ticulier : elle meconduifit à un apparte- ment où je le trouvai. Après m’avoir ſa- luée, il me pria de m’aiïeoir ; je croyois que la marchande en alloit faire autant : jugez, Mijſy qu’elle dut être ma ſur- priſe quand .cette femme nous dit eiſ riant» Jepenſe, mes enfans, que ma préſence n’eſt pas néceſiaire ici : adieu ; ne craignez pas d’être interrompus. Etourdie de ce diſcours, je reſiai quel- ques inſtans, les yeux fixés ſur la porte-, ma bouche étoit ouverte, & je ne pou* vois pas articuler un mot. Enfin je me relevai pour la rappeller ; M. Raynold m’arrêta. — Que nous fait la préſence de cette femme ? Ne craignez rien, bêllé Miſſ’y ùn tête-à-tête avec moi ne doit pas vous eſſrayer ; & d’ailleurs, je ſui* .bien aiſe qu’un tiprs n’entende point notre converſation. — Dites donc vite ce qu’il faut que je ſçache ; car je n’aime pointa être ſeule avec un homme* —

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(Àdor&ble (implicite ? s’écria t-il ; mais puiſque vous êtes ſi preſſee, je vais 111’expliquer *». … -

te Je ſuis chargé, belle Sally, de la part d’un de mes amis, qui vous adore, de vous faire des propofitions très-avantageuſes. — Je ſuis encore trop jeune pour me marier. Il ſourit, & con* linua : — Il attendra tant que vous vou- drez ; mais comme il eſt très-amoureux, il eſpere que vous ne lui reſuſerez pas le plaiſir de vous voir ſouvent. — Il <aut ſavoir avant ſi cet homme con- viendra à mes parens, s’il me convien- dra à moi -même. — Quand il aura yotre cœur, il tâchera de mériter l’eſ- iime de vos parens. — Eſt - il jeune ? —-De mon âge, vingt- cinq à vingt-*- jſix ans. — Sa figure eſt- elle ? … — - Î 1 me reſſemble beaucoup. • — En ce ■ças, il me plaira. A peine avois-je pro- noncé ce mot, que Rayaold Ce jetta à mes genoux. — Chere Sally, eſt-iê poſſîble que vous m’aimiez ? — ^ Mais, JWonſieur, je n’ai pas dit cela. Sa figure, naturellement charmante, me parut cé- leſteen ce moment. Je voulus me lever t il tervoit mes mains qu’il ſerroit avec iraqjport ; j etois tellement agitée de

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pîaiſir & de crainte, que je ſus quel- ques inſtans à douter de mon exiſtence.

— Quoi ! dis-je en balbutiant, c’étoit de vous ? … vous longeriez à moi ?

— Si j’y ſonge ? Depuis le premies jour où j’ai eu le bonheur de vous voir, je n’a^ fait autre choie, ma chere amie ; Quelle ſélicité ! 6 Sally, divine ùally 1, veuillez regarder votre amant, qu’il liſé ſon bonheur dans»ces yeux charmans ».

« Emue au-delà de l’expreiſion., je ne pouvois pas parler ; il ne me reſtoit pas même la ſorce de le repouſſer ; il me prit dans ſes bras, & me preſſa ſur ſon cœur. Cette a&ion me rendit à moi- même ; je me débarraiïai de lui, & ſus Ine mettre ſur le ſiége-le plus éloigné ;

— -C’eſt en agir bien mal * MonGeur, avec une fille que vous deſiinez à être • votre femme. — Cette raiſon me donne des droits ; ne ſerez - vous pas à moi ? Reſuſe-t-on quelque choſe à ſon mari ?

— Je ne le crois pas ; mais, vous ne l’êtes pas encore. — Je le ſerai, puiſ- qu’il eſt vrai que vous m’aimez & que je vous adore. — Mais, ſi mes parens s’oppoſent à notre union ? — J’eſpere qu’ils l’approuveronr. — -Ce n’cſt qu’un eſpoir, &, vous-même, n’avez -vous




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pas des parens qui ont auſſi des vo- lontés ? — Sûrement j’en ai, & qui ſont bien méchans. — • Peut - être ne vou- dront-ils pas que vous épouſiez une fille (ans naiſſànce. — J’eſpere obtenir leur conſentement. — Vous eſpérez ! vous eſpérez ! Vous n’avez donc ^îcune certitude ? — Soyez tranquille, chere Sally, vous ſerez à moi, à moi ſeul ; je ne vous demande «que de la diſcré- tion. Je preſſenrirai mes parens ; je leur peindrai mon amour, votre douceur, votre honnêteté ; ils ne réſiſteront pas à mes prières ; l’amour m’inſpirera, & quand je ſerai ſur d’eux, je parlerai à votre pere. En attendant, ſouſſrez que je vous voye ici quelquefois. — Oh ! non : que diroit*on ? — Eh ! qui le • ſaura ? Mlſſreſſ Bink eſt : diſcrette ; per- ſonne ne vous verra entrer, &, en ſuppoſant qu’on vous vît, n’eſt-il pas poſſible que vous ayez des emplettes à faire chez une marchande de modes ? » « Que vous dirai -je, Miſſ ? Mon cœur ſembla de concert avec lui, pour me faire trouver bonnes toutes les rai- ſons qu’il m’allégua, & jè promis de venir deux fois la ſemaine chez MiJlreJJ ’ Bink >1, «…




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  • Je retournai chez mon pere dans

l’ivrelïè de la joie ; j’avois peine à con- cevoir l’excès de mon bonheur : être la femme de M. RaynoU, ſatisfaiſoit com- plètement mon cœur & mon amour- propre ».

u Pendant un mois, nos rendez-vous ſepaſierent comme le premier ; s’il m’ar- • rivoit de lui faire des queſtions ſur les diſpofitions de ſes parens, ilme,répon- doit qu’il étoit ſur du ſuccès ; il eſt ſi ſacile de perſuader qui nous aime ! »

« Je l’attendois un jour depuis une heure chez MiJlreJJ Bink, lorſque je le vis entrer l’air trille & abattu. Il ſe jetta ſur un liège, & je m’apperçus qu’il avoit les larmes aux yeux. Ma tendrelTe s’eh allarma, & je me hâtai de lui demander le ſujet de ſon chagrin. — - Ô Mi(J\ je ſuis le plus malheureux de tous les hommes ; ſi vous n’avez pas pitié de moi, oui’, le déſeſpoir eſt dans mon coeur. — Au nom de dieu, M. Ray- nold, Tealmez-vous ; ſt je vous ai bien compris, je puis adoucir vos maux ; inſtruiſez-moi, & croyez que je ſerai mon poſtible pour vous conloler. — Femme adorable ! sſiî eſt ainſi, ce jour qui me ſemtdoit -affreux deviendra le




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plus beau de ma vie. Il mit un genouiî à terre, & continua. — Ma Sally, mon amour, mon tendre amour mérite un retour ſincere. — Je le ſçais, & je déſire vous le prouver : expliquez vous, de grâce ; je tremble de ce que vous aile* ^ me dire, & je brûle de l’apprendre,

— Eh bien, ma divine Maîtreſſe, mes parens s’oppoſent à mon bonheur ; ils* veulent que je renonce à" vous, les barbares ! ils ne ſavent pas que c’eſt m’ordonner de mourir ».

« A cette nouvelle que je ne pouvoir prévoir, je reſtai anéantie ; mes mains le joignirent pour couvrir mon viſage,

& je ne fis entendre que des ſoupirs* — Chere Sally ! vous ne m’aimez pas»

Il ſembloit attendre une réponſe ; mon cœur la lui faiſoit, mais ma bouche ne . s’ouvroit* point. M. Raynold le leva avec précipitation. — C’en eſt fait, dit- il, mon ſort eſt décidé ; voilà ce que j’avois craint, ce que j’avois prévu. Il ouvrit la porte pour ſortir. — Arrêtez, lui dis-je d’une voix étouſſée, arrêtez 6 le plus injuſte des hommes ! pour- quoi m’abandonner, pourquoi me fuir ?

Je le dois, vous me haïſTez. — Qui vous l’a dit, ingrat ? — -Votre inſen&i




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bilité, votre indifférence pour l’amant le plus tendre, le plus ſournis. — Mais, que puis-je faire pour vous détromper ? — Al’épouſer à l’inſçu de mes parensſt des vôtres. — Ô dieu ! que me propo- ſez-vous ? — Rien que de raiſonnabte :

  • eſt-ce du bonheur de nos parens dont

il s’agit ? que nous fait leur approba- tion ? ne nous ſommes-nous pas aimés ſans leur conſentement ? — Mais, l’hon- neur ? — Eſt dans ſoi ; 1 opinion des autres ne le détruit ni ne l’augmente ; chere amie, veuillez vous donner à votre amant ; notre mariage, pour être caché, n’en ſera pas moins ſaeré pour nous ;**votre peu de fortune, votre naiſîanse ſont une trop grande diſpro- portion aux yeux du monde : aux miens, c’eſt un avantage de plus ; Sally tien- dra tout des maiûs de l’amour. — Je conſens à tout, pourvu que mon pere & ma mere ſoient dd ſecret. — C’êſt ne conſentir à.rien ; ſi votre pere eſt inſtruit, il ne voudra pas que ſa fille ſoit rejettce d’une famille entière ; il nous ſéparera, & jamais nous ne pour- rons nous revoir. — Seroit-il poſſîble ? Mon pere eſt ſi bon ! — Il croira ſou honneur engagé à ne pas céder. — Ma-



rions-nous à l’inſçu de tout le monde. •—Charmante amie, vous remplirez mon ame d’une ſélicité parfaite ! Ô bonheur ! ô moment plein de charmes ! Ma chere femme,* recevez tous mes rrtnercîmens } je vais tout diſpoſer pour accélérer une union ſi douce. Sa joie fit naître la mienne ; je ne cherchois point à la lui diſſimuler. Nous nous quittâmes avec promette de nous voir le ſurlendemain ».

«c En rentrant à la maiſon j’eus quel- que regret de tromper mon pere & ma mere, mais j’eſpérois en obtenir ſaci- lement le pardon ».

« Je n’eus garde de manquer à notre rendez-vous. J’y trouvai M. Ray- nold, le bonheur étoit peint ſur ſa ſi- gure : Venez, ma chere amie, me dit - il, recevoir des preuves de ma tendrette ; je veux avant même que de vous épouſer, vous faire une donation de toute ma fortune, je yeux tout vous devoir : alors, il fit entrer un homme qu’il médit être un Notaire. Après avoir écouté pendant une heure une leéſure à laquelle je ne comprenois rien, on me fit faire quatre ou cinq ſignatures, & on me donna pluſieurs parchemins.






,.t»3Pl

Que dois- je faire de tout cela, dis-je à M. Raynold ? — *Tout ce que vous jugerez à propos, ma belle amie, ce iont des contrats qui vous aſſurent la poſſeſſionde mes terres, de mes maiſons, enfin de tous mes biens en général. — Vous êtes ſou, je crois, reprenez vite lout cela, je ne veux que Votre cceuc.

— Je reprends donc ces papiers, mais c’eſt pour vous les garder. — Vous ne me parlez point de notre mariage ? — .

• Il fait pourtant l’objet de tous mes dé- ſirs, & ſi vous y conſentez, demain,.,

— De tout mon coeur, demain donc,

& où nous marierons nous ? — Ici, j’y ſerai ‘trpuver un Miniſtre & deux témoins ». •

« La femme- de -chambre de Mi- lady Woljey, ſervoit de prétexte à tous nos rendez-vous ; par ce moyen, mon pere & ma mere n’étoient point étonnés de mes fréquentes ſorties».

te Je me rendis donc le lendemain de bonne heure chç^ Mïjlreſſ Bink, M. Raynold, le Miniſtre & les deux témoins y étoient déjà, La cérémonie fut bientôt faite, tout le monde ſortii & je reſtai ſeul avec mon époux. Il me ſeroit impoſſible, Miſſ, de >&ous dé-




… ſ *4° î . .

peindre les tranſports de joie qu’il Iaiſïa éclater ; j’étois moi-même très-ſarisfaite & je me croyois heureuſe. Malgré notre- conſentement mutuel il fallut nous ſép£* rer ; quatre mois ſe paſſerent dans les plailirs & les délices ; j’étois toujours chez mes parens, & j’attendois la per- miſïion de M. Raynold pour les inſ- truire de notre -mariage. Suivant lui, le moment n’étoit jamais ſavorable ; ce- \ pendant le temps preſſoit, ma groſſeſſe étoit viſible, & : malgré tous mes ſoins à la cacher, je craignois qu’on ne vînt à la découvrir : mon état ne fit que re- doubler l’amour de M. Raynold, je le voyois tous les jours plus tendre &c plus éſiipreiïe, j’étois loin de ſoupçon- ner qu’il pût jamais changer. Un joue que j’étois priée d’un bal avec ma mere, elle voulut aſîîſter à ma toilette pour y mettre la derniere main ; il me fut im- poſſible, & de refuſer ſes ſoins, & de lui cacher l’embonpoint peu naturel de ma taille. La pauvre femme, à cette vue* tomba en ſoibleſſè en pouſſant un cri plaintiſ, qui fit accourir mon pere. Je

  • ne joignis à lui pour ſecourir ma mere,

& nos empreſſemens réunis lui eurent bientôt tendû la connoiſſance. On étoit




ſi occupé d elle, qu’on ne prît pas garde à moi ; elle ouvrit enfin les yeux, me fixa, & avec une douleur concentrée, malhaureuſe, s’écria-t-elle-, cours enſevelir ta honte & notre déshonneur. Dans le déſôrdre où j’étois, mon pere n’eut pas de peine à deviner le ſens de ces paroles ; il entra dans une fureur que je ne puis me rappeller ſans ſrémir, ſuis miſérable . éloigne toi de ma vue & de ma maiſon, ſi tes jours te ſont encore chers ; & voyant que jè reſtois immobile, ſuis donc, monſtre abomi- nable, ou je ne réponds plus de moi»,

« J’eus le courage de reſpe&er le ſe- cret de mon époux, en gardant le- ſilence ſur notre mariage. Je me repro- chois, cependant, de ſuſpendre un aveu qui pouvoir à l’inſtant appaiſer le juſte courroux de mes parens ; mais j’aimois M. Kaynold, & le ſacriſice que je lui ſaiſois me parut le comble de la prudence ».

« Je crus qu’il- étoit tout ſimple d’inſtruire mon époux de cette ſcene affreuſe : je me rendis en conſéquence,

- chez Miſſrejſ Binh, & la priai d’en*- voyer chercher M. Raynold, qui ar- xâva peu d’inſtans apres. Il n’eut pas


• C 142 ]

l*air d’être extrêmement affligé dé cette aventure, il me remercia de ma diſ- crétion & me demanda ce que je comp- tois faire. — Cſeſt à vous à me le dire. - — Eh bien, chere Sally, ſi vous vous en rapportez à moi, je vais de ce pas vous faire préparer un appartement chez moi : c’eſt une maiſon qui vous appar- tient, vous pouvez l’habiter ſans crainte ; reſtez ici juſqu’à, la fin du jour, je vais donner des ordres pour qu’on vous y ſerve à dîner, & ce ſoir je vien- drai vous prendre. J’approuvai tout,’ & il me quitta*®.

a La journée me parut d’une lon- gueur inſupportable j j’étois tendrement attachée à mes païens, & je relïentois une vraie peine de les quitter ; mais, j’aimois tant mon mari, que le plaiſir d’être toujours avec lui, me fit preſ- qu’oublier tout le reſte. M. Raynold fut exaét à venir me chercher ; il me conduiſit ici : pluſieurs valets ſe pré- (ênterent pour recevoir leur maître, & je les vis ricaner par derrière en me toiſant de la tête aux pieds. Nous •montâmes au ſécond, l’appartement ( qui eſi : celui que j’occupe encore ) me ſembla très - beau & ſort agréable*


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[.*43]

— Enfin, me dit mon époux, nous voici donc libres, je pourrai à toutes les heures du jour vous dire, vous prouver combien je vous aime : ce- pendant, ma chere femme, j’ai encore une gſace à vous demander, & votre douceur & votre tendreſſe ne me ſont point craindre un reſus. — Vous ſçavez bien que je n’ai pas d’autres volontés quq les vôtres. — U)h, oui ! je ſuis ſur de votre condeſeendance, ainſi je n’au- rai plus rien de caché pour vous dé- •

ſormais, & par ce que je vais vous dire, vous allez juger de mon extrême con- ſiance. Mes parens, comme vous l’a- vez ſçu, ont déſaprouvé mon inclina- % tion pour vous ; peu contens de cette dureté, ils ont voulu me faire épou- ſer une jeune perſonne, riche & dç qualité : vous jugez que j’ai rejetté bien loin cette propofitjon. Malgré mes reſus ils perſiſtent toujours ; j’ai de- mandé du temps, parce qu’il peut amener^ien des événemens : votre pré- ſence ici, mon amie, ſeroit naître leurs ſoupçons & les irriteroit contre moi. —

Il faut donc encore me ſéparer de vous.

-r-PlutôtJa mort ; mais ma chere femme,, il çſt un moyçn pour arranger tout à




- . t>«]

notre ſatisſadion ; ‘perſonne ne vous, connoîc, il ſaudra pour quelque temps • ſeulement, que vous palliez chez moi pour être ma femme-de-charge ; je dirai que ^>tre mari eſt ſur mer, & qu’il m’a prié de vous garder juſqu’à ſon retour.

A l’abri de ce petit menſonge nous’ jouirons du repos & du bonheur. — Quoi 1 je ſerai votre ſervante ? — Eh ! non, vous ſerez la maîtreſſſe, la ſouveraine de mon cœur. Je préviendrai mes gens de vous reſpeder, mais ils ignoreront que vous êtes ma femme, . juſqu’à ce que j’aye pu fléchir mes parens : ne conſentez- vous pas à ma priere ? — Puis- que vous le voulez, il faut bien que cela ſoit ».

« Mon attachement pour mon mari, me fit ſupporter patiemment l’excès d’humiliation qu’il y avoit pour moi à demeurer chez lui ſous un titre ſi diſtant du véritable. Le temps de ma groſſTeſſe ſe paſïa ſans nul changement dans mon ſort ; je vivois très- retirée, Ray- nold me quittoit rarement, & je l’aimoîs tous les jours davantage. J’avois écrit à mon pere ; je lui marquons que j’é- tois mariée, & je lui demandois la per- million de le voir. Il répondit au por- teur



[* 4 ;] . ’

teur de ma lettre, que je me gardalïê bien d’approcher de ſa maiſon, qu’il ne vouloit jamais entendre parler de moi ; larcponſe de ma mere, quictoit préſente à l’ouverture de cette lettre, fut calquée ſ*r la ſienne ».

« Mon époux ne voulut plus que je ſiſſe aucune démarche ; j’attendis donc ſans impatience & ſans chagrin le mo- ment de ma couche ; il arriva à la grande ſatisſaéèion de mon mari. Je donnai Iq jour à une fille qui fut en- voyée en nourrice à trois milles de Londres. Mon rétabliſſement fut prompt & maſanté ne fut pas un inſtant altérée ».

« J’étois un matin dans ma chambre, ldrſque j’entendis beaucoup de bruit au-delTous de moi ; M. Raynold, ſur- tout, parloit ſort haut ; peu d’inſtans apjès, il entra chez moi avec deux hqpirqes d’aſiez mauvaiſe mine. — Voilà, dit mon mari, en me montrant, la perſonne à qui appartient cette maiſon, elle me l’a achetée, & m’y donne un appartement. I] s’approcha de moi,& me tirant par ma robe : — Mijſ, ajouta- t-il, montrez à ceſMeſſieurs vos aéſes de propriété. Je vis bien qu’il s’agi ſ- ſoit des parchemins que j’avois ſignés 1. Partie, G


[ 14*3

l’avant -veille de mon mariage ? mais, je les lui avois remis, & je ne ſavois où les trouver. Cependant, comme je ^

Je vis s’approcher de mon ſecrétaire & y gliſſer quelque choſe, je jugeai, que c’étoit les papiers donj il étoit quel- tion ; je ſus donc les prendre & les préſentai aux deux hommes. Celui qui en fit la leéture, s’éct ia avec colere : — - Voilà qui eſt affreux ! Et vos deux ter- res auſſi ? Miſſ’, cette générofité fait . bien l’éloge de vos charmes. Votre ſer- viteur M. Raynold, je’ n’ai rien adiré,

& je me retire ».

« Après leur départ, mon mari médit que c’étoit encore un mauvais tour que ſes parens vouloient lui jouer, & qu’ils ſeroient bien honteux de leur ſauſſe dé- marche ; je croyois tout & n’appro- ſondiſTois rien. Ce calme heureux dura encore dix-huit mois ? j’allois voir %• vent ma fille, ſon pere m accompàgnoit preſque toujours, & prenoit plaiſir à jouer avec elle. Il m’engâgea un jour à rcſter deux fois vingt-quatre heures chez la nourrice, en me diſant qu’il alloit à Richmond, chez un*de ſes oncles, & qu’il m’enverroit chercher ſi-tôt qu’il ſjsroit de retour à Londres ? ſuivant ma

•v * ••

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. 147 s

coutume je conlèntis à tout. Les deux jours écoulés, & n’entendant point par- ler de mon mari, je pris le parti de revenir avec une dame quî avoit auſſi un enfant en nourrice dans le même village. Nous arrivâmes à huit heures du ſoir ; ma compagne de voyage vou- loir me conduire chez moi, je la re- ’ merciai, & nous nous ſéparâmes ».

» Je n’étois plus qu’à dix pas de la maiſon, lorſque je vis une voiture s’y arrêter. Je n’avançai pas davantage, vou- lant ſavoir qui ce pouvoit être : la por- tière alors s’ouVrit, & je vis à la lueur de pluſieurs flambeaux, M. Kaynold vêtu ſuperbement, qui aidoit à deſcen- dre une jeune & jolie perſonne miſe très- élégamment : je ne ſuis pas naturelle- ment déſiante, cependant je ne pus m’empêcher de ſormer quelques ſoup- çons ; j’attendis que le carroſſe fût parti, & comme la porte étoit reſtée ouverte, j’entrai ſans être apperçue ; vite je gagnai mon appartement ; il étoit fermé, mais, j’avois heureuſement la cleſ d’un cabi- net qui donnoit ſur l’eſcalier ; je l’ou- vris bien doucement & m’y cachai : quelques minütes après, je ſortis pour écouter ; j’entendis M. Raynold qui re-

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[ » 4 ? 1

commandoit expreſſément à Tes gens de dire à tous ceux qui viendroient, qu’il n’étoit viſible pour perſonne, & il ren- tra dans (on appartement. J’étois reſtée appuyée ſur la rampe de l’eſcalier j mais, comme j’entendois les domeſti- ques qui jouoient, je haſardai de deſ- cendre le plus doucement poſſible au premier étage. La première porte de M. Raynold étoit reſtée ouverte, j’en- trai ſans faire le moindre bruit ; il n’y avoit point de lumière dans cette pièce, le trou de la ſerrure m’oſſrit .un moyen de contenter ma curioſiîé. Que vis je ! grand Dieu ! M. Raynold aux genoux de la jeune perſonne ; il lui tenoit. les mains qu’elle avoit l’air de lui abandon- ner avec plaiſir ; il prit un baiſer qu’elle reçut avec tranſport ; je crus qu’il étoit temps de me montrer, j’entrai la fureur dans les yeux, & le déſeſpoir dans le cœur.-^Monſtre, eſt-ce ainſî que tu ré- compenſes ma tendreſſe & mon amour ? Et vous, Mijſ, pourquoi cherchez- vous à, troubler un ménage, qui ſans vous ſeroit encore heureux ? Mais je le vois, vous êtes une miſérable qui avez ſéduit mon époux ».

p Mon émotion étoit ſi ſorte que je




! 

tombai ſur un iiege. — En vérité M, Raynold -, dit la jeune Miſſ, vous , m’expoſez • là à une aventure bien déſa- gréable ; votre femme eſt une ſorce- ( née. — Ma femme : ma femme ! allez.

Mi J, c’elb une impoſture des plus groſi* ſieres \ c’eſb ma femme-de- charge. Vous voyez, Sally, ce que vous attire votre imprudence ? Vous devriez reſpeéber les plaiſirs de votre maître. — Mou maître ! 6 Dieu ! quel excès d’humilia- tion, — Faites donc ſortir cette femme,

M. Raynold, elle a l’air li méchante*, qu’elle me fait peur, je quitte la place ſi elle ne s’éloigne à l’inſtant. — Remon- tez chez vous, Sally, me dit mon mari avec un ton deſpotique ; je veux bien oublier cette ſcène, mais, que ce ſoie, je vous prie, la derniere de cette eſpéce ».

« Étonnée, anéantie, je ne me ſentis pas la ſorce de répliquer un ſeul mot,

& je gagnai triſtement la porte. J’en- tendis alors cette fille dire à Mon- ſieur Raynold : — Elle eſt bien mauſ- ſade votre femme - de - charge ; il , faut la renvoyer, je l’exige, entendez- vous ? J’étois trop loin pour entendre la réponſe qu’on lui fit ; j’appellai pouçj^

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qu’on m’ouvrît ma chambre ; les gens furent très-ſurpris de me voir : ma pâ- leur exceſtîve leur fit préſumer que j’é- . tois arrivée mal- à-propos, & ſans être attendue x.

« Rentrée chez moi, je me livrai au plus cruel déſeſpoir, mes larmes cou- lôient en abondance, & rien ne pou- voit en tarir la ſource. J’étois dans ce ter- rible état depuis trois heures entières, quand je vis entrer M. Ràynold . — Sally, vous m’avez cruellement oſienſé

  • ce ſoir, je vous croyais plus douce. —

Le moyen de l’être quand vous me faites le plus ſenſible outrage ? Je vous préviens, Monſieur, que je ne ſouſſrirai jamais utl pareil déréglement ? — Il faut bien ſouſſrir ce qu’on ne peut empê- cher. — J’ai dès droits, je les ſerai va- loir. — Vous n’en avez aucuns. — Vous verrez qu’une femme doit ſouſſrir les inſidélités de ſon mari ſans dire un mot. — * Je ne ſui» pas votre mari. — Vous n’êtes pas. . … . — Ecoutez -moi, Sally, mais, écoutez moi ſans colere *.

a J’étois riche, mais aimant prodigieu- ſement la dépenſe ; j’ai été ſorcé de faire des dettes. Tous les parens dont «de vous ai parlé ſe réduiſent à un (eul


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oncle, vieux garçon, qui jouit d’unô fortune prodigieuſe } je ſuis ſon unique héritier ; voilà qui eſt à merveille pour l’avenir mais le préſent étoit affreux ; je mevoyoisàla veille d’être dépouillé par mes créanciers ; je pouvois faire une donation de mes biens à un ami* mais, où en trouver un ſeul ſur qui l’on puiſſſe aſſez compter pour lui conſier tout ce que l’on poſTéde ? J’étois • pourtant occupé à en faire la recherche, lorſque je vous vis chez ma couſine. Vous m’inſpirâtes à la première vue la plus ſorte paſſion, & je projettai à l’ins- tant même de vous avoir pour maî- treſTe ; vous ſç avez tout ce que j’ai fait pour vous ſéduire, votre ſageſſe a tou- jours triomphé ; il vous falloit du mariage, & j’ai vu clairement que ſans une tromperie, vous ne ſeriez ja- mais à moi j votre innocence, votre candeur me firent naître l’idée de vous faire tenir la place de l’ami que je n’avois point trouvé : vous ſçavez comment je m’y ſuis pris pour vous donner toute ma fortune aétuelle, vous voqs ſouvenez auſſi, que depuis jevou 9 ai prié de ſigner diſſérens papiers ; c’étoit des procuratioos pour toucher les ren-

6 iv


[ija]

tes de mes Fermiers. Le Miniſire qui nous a mariés eſt un malheureux, vi- vant d’eſcroqueries : les deux témoins ſont ſes amis ; ils ont reçu pour jouer chacun leur rôle, une ſomme de cin- quante livres Jîetiings : je vous ai tou- jours aimée tendrement, mais, il ne m’a jamais été poſſible de me réſoudre à vous épouſer ; d’ailleurs, je ne l’aurois pas fait dans 4a crainte d’être déshérité par mon oncle ; au reſie excepté le titre de femme, je ne vous laiſTerai rien à deſirer. Je vous conſeille de garder dans ma maiſon celui ſous lequel vous y êtes connue, votre honneur, du moins, n’aura point à ſouſſrir. A la mort de mon oncle, vous jouiréS en totalité de mon bien, qui n’eſt point au-deſſ’ous de vingt mille livres Jîerüngs, notre*fille ſera riche ; elie ignorera ſa naiſſance & ſera votre bonheur : je ne me marierai jàmais, " vous ſerez toujours ma maîtreſïe chérie, votre ſort, Sally, ne peut-être mal- heureux ; vous déliriez mon cœur, vous le poſſedez tout entier., & ſi quel- queſois il m’arrive d’être inſidèle, ſoyez ſûre, que je n’en ſerai pas moins éter- nellement conſiant : voilà, mon amie *


ce que je n’ai jamais olé vous dire, & ce qu’il falloit pourtant que vous ſça- chiez tôt ou tard ; qu’aurieſc-vous fait à ma place, M’ijJ » ?

« J’avois bien des choſes à répondre, mais je crus qu’il falloit me réſigner, &, ſur-tout, éviter de faire des reproches, qui en ne changeant rien au paſſé, auroient pu me cairſer du chagrin pour l’avenir ».

a Peu de temps après je reçus la nouvelle de 4a mort de ma fille ; je la pleurai beaucoup ; M. Raynold mêla les larmes aux miennes ; il aim#it cet enfant comme je l’ai ni ois moi-meme ».

« Depuis huit ans que je vis avec lui, je n’ai eu à ſoulſrir que différentes inſidélités ; mais, comme il revenoic toujours à moi avec empreſſement, j’en-étois peu aſſrétée. Votre beauté a fait naître mes craintes, je crois qu’on ne peut vous aimer ſaiblement, voilà pourquoi j’ai déſapprouvé hautement la conduite de M. Raynold. J’oubliois de vous dire que mon pere & ma mere ſont morts de chagrin. Vous voyez, Mijſ, où nous conduit notre conſiancô aveugle dans les hommes ; plus ils ſont aimables, plus nous devons les fuir.


Ce ſont de vrais Caméléons, qui pren» nent à volonté la ſorme qu’ils jugent la plus convenable pour nous ſéduire & nous perdre «,

Sally finit aii\ſi ſon hiſtoire. Bell la remercia, & lui promit bien de pro- fiter de la leçon.

Il étoit près de minuit. Sally fut voir ſi tout le monde étoit retiré ; puis elle vint prendre Bell, qu’elle conduiſit doucement juſqu’à ſa porte de la rue, qu’elle reſerma avec pré«aution. Elles allèrent enſemble chez la femme que connaiſſoit Sally ; c’étoit une coutu- jiere, & quoiqu’il fût très-tard, elle travaillât encore, ayant de* l’ouvrage preſſe à rendre,. Cette femme louoit des chambres garnies ; Sally en choifit une pour Bell, & paya d’avance la première ſemaine, en recommandant à la couturière d’avoir bien ſoin de ſa jeune amie. Sally, en embraſſſant Bell pour lui faire ſes adieux, lui mit ſir guinées dans la main, en la priant de lui écrire ſi elle venoit à manquer d’ar- gent. La pauvre Bell ne ſçavoit com- ment marquer ſa reconnoiſiance à ſa généreuſe bienfaitrice : Sally, qui vit ſon embarras, s’échappa, & retourna


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chez elle ſort contente d’étre défaite d’une rivale auſſi dangereuſe.

Bell dormit mal ſe leva ſort matin. Elle écrivit un mot à ſon frere, lui recommanda de ne parler à perſonne de ſon arrivée à Londres, & de venir ſur le champ la trouver.

Tom ne prit que le temps de s’ha- biller, & accourut.

_ Sa ſœur lui raconta comment elle étoit à la ville & par quel haſard elle avoit appris le malheur qui menaçoit MiJJſ Briſtool. — Quoi ! cette char- mante perſonnq courroit quelque dan- ger ! Je ſacriſierois mille vies pour elle. -—Et, pourtant, «vous entrez dans le complot atroce qu’on trame contre elle. — Moi, ma ſœur ? Ô dieu ! que voua connoiſſez mal mon cœur ſi vous le ſoupçoonez. Ils furent quelques inſtans ſans pouvoir s’entendre ; enfin ils s’ex- pliquèrent. Tom entra alors en fureur i il me mépriſeroit allez pour croire que je ſaiderois dans une* pareille a&ion t Je dois, ſans doute, de la reconnoiſi- ſance à Sir Arthur ; mais jamais elle ne me portera à rien faire contre l’hon- neur. Bell approuva ſes ſentimens. — Mais enfin, mon frere, comment s’y

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r*tſj ^

prendre pour avertir Miſſ Briſtooll Tom rêva un moment. — Je ne vois que vous, dit- il à ſa ſocur, qui puiſïîez parvenir juſqu’à elle. Sir Arthur joue ce matin à la paulme avec le Brînce de G * * * ; cherchez un prétexte pour avoir entrée chez Milady, il ne vous ſera pas diſſicile de voir ſa fille : pour éviter tout ſoupçon, je vais joindre Milord au jeu de paulme, où il m’a dit de me rendre à dix heures & demie du matin ; je reviendrai à quatre heures de l’après-dînée ſçavoir l’iſſue de votre …viſite.

Tom quitta Sir Arthur quand il iſortit de la paulme», & vola chez ſa ſœur qu’il trouva toute joyeuſe. — - Que je ſuis contente, mon cher frere I la belle Eliſe ne ſera point ſacriſiée, & je lui appartiendrai. Tom Ja pria d’entrer dans le détail de la maniéré dont elle s’y étoit priſe*pour parler à Mijſ Briſtool.

Quand vous m’avez quittée ce matin, ’lui dit-elle, j’étois ſort embarraſſée de ce que je devois faire : tout en y rêvant, je -ſuis deſcendue machinalement chez mon hôteſſe qui eſt couturière ; elle finiſioit une robe du meilleur goût :



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Voyez, Miſſ’y me dit cette ſerr.me, la jolie étoſſe, & quelle charmante taille ! — A la vérité, j’en ai peu vu d’auſſi mince. — Ah, ah ! c’eſt que Mijſ Briſtool eſt auſſi bien faite qu’elle eſt belle. — Quoi ! c’eſt pour MiJ) Briſtool cette robe ? — - Oui, Mijſ : eſt-ce que vous la connoiiïez ? — Non ; mais j’ai tant entendu faire l’éloge de ſa beauté, que je meurs d’envie de la voir ; & s’il n’y-^a point d’indiſcrétion, vous m’obligerez infiniment, Mijlrejſ, en me permettant de lui porter ſa robe. — Volontiers ce ſera du temps de gagné ; je ne ſuis pas de ces femmes qui aiment à être par voie & par che- min ; plus je reſte chez moi, & plus je ſais d’ouvrage ; <k ſi je ne travaillois point, qui me nourriroit ? qui nourri- roit mes enfans ? Et puis on a un mari qui demande ſans ceſſe, tantôt une guinée, tantôt une couronne : dame » voyez-vous, Mijſ, il faut ſournir à tout cela ; ce n’eſt pas que mon mari manque de rien au moins ; il eſt do- meſtique dans une bonne maiſon, où l’argent roule comme les pennings (* )


(*) Pieçe de monnoie de cuivre qui vaut un ſol. ».


.[ * ; 8 ],

chez moi ; mais les hommes boivent, jouent, & puis c’eſt toujours leurs pau- vres femmes qui payent. Pendant ce long diſcours ( que vous auriez pu paſ- ſer, dit Tom impatient d’en venir à Eliſe), la robe n’étoit pas finie, & e’étoit en l’achevant que la couturière . me éontoit tout cela. — Mais elle l’eſt àpréſent, & même portée ; allons donc vite chez Milady Briſtool . — Vous êtes bien preſſe, mon frere ; n’importe, je vais vous ſatisfaire. Me voilà donc chez Milady ; elle étoit ſortie, mais Mijſ Briſtool étoit chez elle ;» on m’y con- * düit, & l’on m’annonce comme étant ſa couturière. — Entrez, ma bonne ; mais ce ſt’eſt point la maîtreſſe. — Non, Mijſt je ſuis ſa première ſillp ; Mijlrejſ n’a pu quitter des ouvrages preſſes. — Je lui ſçais gré de vous avoir chargée de la commiſſion ; votre figure douce prévient en votre faveur. — Aſi/jſ a bien de la bonté. Alors elle ſe mit en devoir de ſe déshabiller ; une de ſes femmes s’approche pour l’aider.— Laiſſſez faire cette jeune perſonne Mollyi elle me paroît très-au-fait. La robe alloit à merveille ; elle n’y trouva qu’une garniture à remonter. — Vous pouvez refaire cela ici ? — Oui » MiJJZ


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[*ï9l

— Molly, allez chercher du thé à dette fille ; je veux qu’elle en prenne dans ma chambre. Molly ſortic avec aſſez d’humeur. Dès que je me trouvai ſeule avec la belle Eliſe, je m’approchai d’elle, & lui dis le plus doucement poſſible : au nom de Dieu 1 Miſſ, faites enſorte que je puiſſe vous entretenir en particulier ; j’ai à vous inſtruire de choſes importantes & qui vous regardent. — Cela ſuffit » Miſſ\ remettez- vous à votre ouvrage, dans un inſtant j’éloignerai ma femme-de-chambre. Molly rentra ; je pris vite deux taſTes de thé. — Molly 9 dit Mijſ Briſtool, allez tout de ſuite chez ma marchande de modes» lui dire de venir recevoir mes ordres pour un chap^i du nouveau goût.— Si Mijſ veut, j’y enverrai un de ſes gens. — Je vous ai dit, je crois, d’y aller vous-même. — J’y cours, Mijſ.

Agrès le départ de Molly, je ra- contai à Mijſ Briſtool le projet ſormé contre ſa liberté, & je ne lui cachai point comment j’avois été inſtruite. A chaque mot je la voyois ſrémir : ô Mi- lord Bedford ! s’écria-t-elle, pourquoi votre mort m’a-t-elle enlevé mon ſeul ſoutien, mon unique protecteur ? .Mere


[ i6o ]

barbare ! que vous ai- je fait pouſ Vou- * loir me ſacriſier ? Et toi, miſérable Arthur, eſt-ce ainſi que tu crois ob- tenir mon cœur ? Chere Mijſſ dit-elle en m’embraſſant, vous ne connoiſſez pas l’importance du ſervice que vous me rendez : je haïs Sir Arthur ; il eſt pour moi un objet odieux. M’unir à lui ! J’aimerois mieux mourir : mais enfin, pour me ſouſtraire à tant d’hor- reurs, je ne vois que la ſuite ; mais, où aller & qui voudra m’accompagner ? — Moi, Mi JJ, lui dis-je auſſi-tôt, je vous ſuivrai par tout ; mais comme je vous ſuis inconnue, je vous conduirai à Grenu/ich, où demeure ma mere ; tout le monde vous dira du bien d’elle,

& vous aſſurera que nomſommes d’hon- nêtes gens. — Aimame Mijſ, votre figure n’a pas beſoin de caution ; il ſuffit de vous voir pour vous eſtimer.

Nous ſommes décidément contenus que Dimanche, Miſſ ſera la malade pour ne pas accompagner ſa mere à une aſïemblée où elles doivent aller enſemble ; que ſur les ſept heures du ſoir elle ſortira, après avoir eu ſoin de ſe munir de ſon argent & de ſes bijou*. Je me trouverai dans la rue.


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X i ]

i quelques mailons au-deſſus de la ſienne, & nous irons enſemble à la poſte, où j’aurai ſair préparer ma ciiaiſe.

— Voilà i ma chere ſœur, qui eſt ſort mal vu. L’évaſion de Miſſ BriJIool ſera ûientôt ſçue ; en allant à la polie, on ſera inſtruit ſur le champ de la route que vous aurez priſe : il^vaut beaucoup mieux acheter une chaiſe & deux ch^- vaiſtc ; je mettrai une veſte de poſtillon, & je conduirai Miſſ’ par- tout où elle voudra aller par ce moyen, perſonne ne ſçaura Ton ſecret qui leraſcrupuleuſe- ment gardé par nous. — Mais, mon frere, ne courez-vous point de grands riſques ? Sir Arthur eſt vindicatiſ, à ce que m’a dit M. Raynold ; ſi l’on nous ratrappoit, il ſe vengeroit ſur vous.

— Que m’importe ? Je ne me ſacriſierai jamais pour une plus belle cauſe.

Tom, dès le lendemain, acheta la chaiſe & les chevaux, & les fit con- duire chez un jeune homme de ſes amis, ſans pourtant lui dire l’uſage qu’il en vouloit faire.

Tom avoitamaſſe une petite .ſomme ; il en employa une partie à l’achat que je viens de dire ; il garda l’autre pour Tes beſoins à venir.


[IſeJ

On ſera ſurpris, ſans doute, de voir Tom quitter une paſſe agréable, pour prendre un état ſort au •deſſous de lui, & s’expoſer à être accuſé de crime de rapt ; mais que Ton daigne conſidérer que notre héros étoit jeune & exceſſi- vement amoureux ; le moyen alors de réfléchir & d’éeouter la raiſon î II étoit las d’ailleurs de la vie abominable de Sir Arthur, & il étoit décidé a la quitter.

Il revit ſa ſœur le lendemain, qui étoit la veille du jour fixé’ pour leur départ ; il lui recommanda de dire à Elſe, que le poſtillon qui la meneroit étoit ſon frere ; mais de lui bien cacher que c’étoit celui que Sir Arthur proté- geoit. Ce Lord avait appris par M. K<zy- nold la ſuite de Bell, & n’en avoit été* que médiocrement aſſe&é, parce qu’il lui fut aiſé de la remplacer.

Enfin le Dimanche arriva, au grand contentement de Bell & de Tom. Eliſe ſentoit la néceſſitédela démarche qu’elle alloit faire, & pourtant elle ſe la repro- choit. — Si du moins, diſoit-elſe, je pouvois aller à Nark-Neſſ, j’y vivrois tranquille avec mes amies ; mais ma xnere ne m’y laiſſèroit pas, & ce qu’elle


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i l 6 S]

n’a pu faire dans un temps, elle 1’exéctJ- teroit dans un autre. Pauvre Eugenie ! chere Clarice J $ue penſerez- vous de moi ? Vous me blâmerez, peut-être ; mais quand vous ſçaurez combien je ſuis malheureuſe, vous me plaindrez Purement.

Tout ſembla d’intelligence pour ſa- voriſer la ſuite d ’Êliſe ; ſa mere dîna en ville, & n’annonça ſon retour que pour dix heures du ſoir. Vers les cinq heures» MiJ[ Briſtool écrivit une lettre à ſa mere, qu’elle le propoſa de laiſTer ſur ſa che- miné ! ; elle lui marquoit, qu’ayant été inſtruite de ſes deſſeins, elle aimoic mieux s’éloigner, que d’être ſorcée à lui déſobéir ; qu’elle n’aimoit point Sir Arthur, & que jamais elle n’auroit pur ſe décider à lui donner ſa main ; elle finiſſbit par prier Milady de ne la point haïr, & que toute ſa vie elle l’aimeroit & la reſpe&eroit comme l’auteur de ſes jours, quelques malheureux qu’ils ſuſ- ſent. Cette lettre étoit imbibée de ſc^ larmes : 6 ma mere ! diſoit-elle en ſan- glotant, à quelle extrémité me rédui- ſez-vous ? Partir en ſugitive, quitter la maiſon paternelle ; quelle déchirante idée ! quelle affreuſe pofition !

Sa pendule l’avertit qu’il étoit temps


t >« 4 1 „ .

d aller trouver Bell : elle ſerma ſa porſe dont elle eut ſoin d’emporter la cleſ, &,elle ſortit ſans autre paquet qu’une caſſette quicontenoit toute ſa petite ſor- tune.

A peine avoit-elle fait dix pas dans la rue, qu’elle trouva Bell qui l’atten- doit depuis une demi -heure ; toutes deux gagnèrent Soho-Squarre (*), où Tom leur avoir donné rendez-vous ; elles montèrent dans la chaiſe ; Eliſe dit au poſtillon de prendre la route de Douvres .

Tom étoit ſi ſier de ’conduire ſa bien- aimée, qu’il partit comme un éclair ; ſes chevaux ſembloient deviner ſon in- tention, & la ſecondoient de tout leur •pouvoir. Êliſe demanda à Bell, pour- quoi elle n’avoit pas pris la poſte ? — C’eſt mon frere qui nous conduit ; ainſi nous n’avons point à craindre l’indis- crétion d’un étranger. Éliſe, en renou- velant ſes remercîmens à Bell, lui ^promit de la bien récompenſer, elle & ſon frere, ſi jamais elle étoit dans le cas de pouvoir le faire. — Ne ſommes- nous pas payés par le plaiſïr de vous obliger, chere MiJJl Ne ſongez qu’à


( * ) Nom d’une Place publique.




• [ 3

vous tranquilliſer ; votre émotion m’aſ- ſlige ; croyez que vous n’avez rien à craindre. — Ma démarche eſt inexcu- ſable, Miſſ ; perſonne, excepté ma mere, ne (çaura le motiſ qui me la fait faire, & tout le monde me blâmera. — Le ſecret de votre mariage, celui de votre départ auroient été de même ignorés, & le public auroit pu vous juger auſſi déſavorablement. M. Ray - nold m’a alluré que Milady comptoit faire croire que vous étiez partie ſans ſon aveu. — Quelle étrange conduite ! Pria mere avoit donc réſolu ma perte ?

La route ſe palſa en conversations à-peu-près ſemblables. Vers les trois heures du matin, Tom arrêta dans une ville pour faire raſraîchir «ſes chevaitx ; K Liſe ne voulut pas deſcendre de voi- ture, &• urie heure après elle voulut repartir. A ſix heures du matin, ils arri- vèrent à Douvres : Tom trouva à le défaire ſur le champ de la chaiſe & des chevaux, & à huit heures ils étoient tous trois dans un Paquebot ; la tra- verſée fut courte & heureuſe. Arrivés à Calais, Tom s’approcha de MiJJBriſ tool, ( qui prit le nom de Miſſ Amelie) pour lui demander la permiſſion de


[ i € 6 ] . >

la ſervir à titre de domeſtique ; elle y conſentit avec plaiſir ; c’étoit la pre* miere fois depuis ſou départ qu’elle avoit jette les yeux ſur Tom ; ſa figure ne lui ſembla pas étrangère. — Cer- tainement je l’ai déjà vu, diſoit-elle à Bell . — Je ne le crois pas, Miÿ t mon frere n’étoit à Londres que depuis deux jours.

Tom fut flatté qu ’Eliſe Ce ſouvînt de l’avoir vu. — Elle avoit donc fait attention à moi, puiſqu’elle ſe rappelle mes traits ?

Une voiture qui s’en retournoit à vuide à Paris, oſſrit à MïJJ Amelie, une occaſion ſavorable pour s’y rendre ; elle en profita, & voulut que Bell & Tom . priſſènt pJace dans le même car- roſſe. Quel charme pour ce tendre amant ! Etre ſans ceſſe auprès de ſa belle maîtreſſe, la voir, lui parler, la ſervir, jamais homme ne ſe trouva plus heureux ; mais ſon bonheur ne fut pas delongue durée. Arrivée àParis, Miſſ Amelie ſe préſenta pour être pen- ſionnaire dans un couvent : on ne voulut pas la recevoir ſans qu’elle nom- mât quelqu’un de connu. Elle fut donc chez l’ambaiſadeur d’Angleterre, à



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t«*7l

qui elle raconta ſes malheurs. Milord S*** lui promit le plus grand ſecret, & la conduiſit lui-même aux Filles du Calvaire, où elle fut reçue & ac- ceuillie. Bell reſta à ſon ſervice ; pour Tom, elle lui donna quelques l*uis, en lui témoignant le regret qu’elle avoit de ne pouvoir le garder, étant très- contente de ſon lervice ; le pauvre Tom ſe doutoit bien qu’il ne pourroit pas relier avec elle, mais, il ne croyoic pas la quitter ſi- tôt j il reſta anéantie* Une larme qu’il rſe put retenir étonna Miſſ Ameli» ; vous m’êtes donc bien attaché Tom, puiſque de me quitter vous fait tant de peine, ou peut-être vous trouvez vous mal payé des ſoins que vous £vez pris de moi ? — Oh, Miſſ" ! gardez - vous de penſer que

l’intérêt Jamais, jamais je ne

connus un ſentiment ſi bas ; mais il eſt ſi doux de vous appartenir qu’on ne peut que regretter d’être ſorcé de vous quitter. Mijſ Amelie fut ſenſible au chagrin qu’il témoignoit.i — Ce gar- çon a des ſentimens au-deſſus de ſon . état, ſon ſort m ’intéreſſe, oui, je vou- drois qu’il fût placé avantageuſemen^ c’eſUe frere de 2ſe//*qui m’eſt tendre*




nient attachée, je dois travailler à faire ſon bonheur. — Elle ſît rappeller Tçm .

— Je viens de ſonger, lui dit-elle, qu’il me ſera ſacile de vous faire entrer au ſervice de Milord S * * * ; ſi vous voulez,*je vais vous donner une lettre pour lui, je ſuis ſure qu’il vous pren- dra. -Turn rougir, & ne (çut que répondre ; Miſſ’ Âmeiie attendoit qu’il parlât. — Je ſuis reconnoiſſant, comme je dois l’être, des bontés de Miſſ, mais, je ne puis, non, je ne puis accepter ſa propoſi- tion ; tout autre ſervice que le ſien ne rſte convient point ; il ſentſt dans l’inſ- tant qu’il venoit de dire une ſottiſe, il ſe reprit ainſi : ma mere a beſoin de moi j je dois veiller à la conſervation de ſes jours : pour les intérêts de Miſſ’y j’avois oublié les ſiens, mais puiſque le ſort. … . s’oppoſe … Enfin, Miſſ’, je vais retourner en Angleterre, Je ſuis ſâchée de ne pouvoir vous être utile ;

. adieu Torn, & elle ſortit.

Torn reſia conſondu de ſon imbé- cillité ; ô Dieu, Dieu ! ſi elle alloit avoir des ſoupçons ! Bell inierrompit ſes ré- flexions pour lui remettre de la part • dè ſa maîtreſſe une bague de prix & dix : louis. — Tenez mon ſrer e } ^MiJſ

. Ameliç





[i5 P ]

Amelie* m’a. chargée de vous donner Cela comme une preuve de ſa recon- noilTance. Tom ne prit que la bague, & voulut que ſa ſœur gardât les dix louis ; enſuite il lui fit Tes adieux, l’em- b raſſa, & partit auſſi chagrin qu’il avoit été content les jours précédents.

MiLady Briſtool parut ſurpriſe eti rentrant de ne pas voir ſa fille } on lui dit qu’elle s’étoit enfermée dans ſa chambre à cinq heures du ſoir, diſant qu’elle âlloit ſe coucher, puiſque ſon mal de tête ne diminuoit pas, & qu’on eût ſoin de ne pas l’interrompre. — Elle dort, ſans doute, il faut la laiſſer re- pcjſer.

Le lendemain, voyant à neuſ heures quelle ne •paroiſſoit pas, MiLady fut elle - même ſrapper à ſa porte. Sir Ar- thur arriva, lorſqu’elle commençoit à avoir de l’inquiétude ſur le ſilence d’i ?- liſe. — Il faut, dit -il, briſer h ſerrure, & il ſe mit en devoir de le faire ; aidé des gens, il eut bientôt enſoncé la porte. Quel étonqement pour tous les* ipe&ateurs ! Êliſe n’eſtpas dans ſa cham- bre, ſon Tit même n’eſt pas défait, donc elle n’y a pas couché. Sir Ar- thur apperçoit une lettre ſur la che- J, Partie . H


L / 4 ’ >

’minée j U s’en ſailit & veut la décache- ter ; mais en : jettant les yeux ſur l’a- dreſïe il vit qu’elle étoitpour Milady > & il l’a lui remit. Après l’avoir lue avec attention, Milady ſort de la cham» bre de ſa fille, fait ligne au jeune Lord de la ſuivre, & s’enſerme avec lui dans ſon cabinet. — Voila mon cher gendre, une aventure ſort malheureuſe pour nous ; Elſe a été inſtruite de nos deſ- ſeins & elle a pris la ſuite. — ba ſuite ! s’écria le Lord, avec fureur, la ſuite 1, je vais ſûivre ſes traces, & je ſais le ſerment de la retrouver.^ — Un moment Sir Arthur, il- ſa ut auparavant raiſon- ner- ; Eliſe na pu s évader ſeule.— Votre idée eſt juſte, Milady, la vérité m’éclaire en ce moment, & j étois

dans la plus grande ſécurité ; voici le fait.

J’avois chez moi à titre de ſecre- taire, un jeune homme de la lie du peuple ; il a vu Miſſ BrſeooUu P an -

  • théon, il croit à côté d’elle, il la dé-

voroit des yeux. Oui, je m en ſouviens* ’ c’eſt-là où leur amour a pgs naiſſance, & ils ſeront partis enſemble. — Fi ! quelle idée ? Ma fille eſt incapable d’une pareille baſTeſTe. Je vous protcſte,


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•[ »7i ]

Milady, que rien n’eſt plus certain ; mon ſecrétaire n’a pas paru depuis hier ſoir. — Voilà qui change la thèſe. Mais ce garçon ſçavoit donc notre projet ?

  • — Non, & c’eſt ce qui me ſurprend ;

mais noos perdons ici du temps à ne rien décider ; je vais mettre tous mes gens en campagne, & voler moi-mëme ſur les pas de l’ingrate.

Milady., reſtée ſeule, ne put blâmer ſa fille d’avoir évité un engagement qui lui étoit odieux ; elle connoiſſoit trop bien Eliſe pour ſoupçonner qu’elle fût partie avec un homme, mais elle fut bien aiſe de le Iaiſſer croire à Sir Ar- thur, & à tout le monde. Le Che- valier Norſolk étoit ſur le point d’ar- river ; Milady ſe propoſa de noircir tellement la conduite de ſa fille, que l’amour du Chevalier ſe changea en mépris.

Sir Arthur paſſſa quatre jours & quatre nuits en recherches inutiles : l’abſence de Tom le conſirma dans l’idée qu’il avoit que ce jeune homme avoit enlevé Eliſe, & il lui jura une haine immor- telle. Il s’étoit rendu à Greenwich ; la rnere de Bell ne put lui rien apprendre, «lie n’avoit vu ni ſon fils, ni ſa fille*

H ij


[ * 7^1 . - .,

H revint à Londres, ſurieux ; les gens n’avoient pas été plus heureux : il courut chez M. Kaynold ; celuj-d le douta ſur le champ qu’il étoit la principale cauſe de tout ce vacarme ; Ion indiſcrétion avec Bell > qui ſe trouvoit préciſément être ſœur du jeune homme qui avoir diſparu, avoit détruit les projet de ſon ami : il n’eut garde de ldi-ſoire part de ſes conjectures ; il Te contenta de le plaindie, & tâcha de le conſoler. — Meconſoler, morbleu, quand je perds la plus belle femme de toute l ’Angleterre, au moment •ou elle alloit m’appartenir. Que ne puis- je connoître le miſérable délateur d’une choſe auſſï ſecrette ! Je ne m’étois con- ſié qu’à toi Je ne t’accuſe pas ;

Smais laiſiſe- moi me livrer à la rage le sau déſeſpoir. ’ *

£* Milàdy Briſtool attendeit le retour du Chevalier JSorſolk avec la plus ’ grande impatience» ; il arriva ſix jours ♦après le départ à’Êliſe. Milady lui ra- ’co/ita ce ſâcheux événement, & lui peignit ſa fille avec les couleurs les • plus noires. Le Chevalier eut peine à

! cacher ſon chagrin ; ſon amour étoit 

t violent, ſa fureur fut extrême ; il igno- rait abſolument la palſion de Sir Ar-




(‘ 73 .) . -

thur\ Milady ne’ lui parla pomſ dil projet exécrable qu’elle avoit ſormé contre la liberté d ’Ehſê. — Ma hlle^ lui dit -elle, a vu dans un concert un*’ jeune homme, qui étoit le ſecrétaire de Sir Arthur ; ſa figure a fait la plus vive impreſſion ſur ſon cœur ; je lui avois défendu de lui parler ; une lettre que je l’ai ſurçriſe à lui écrire, m’a miſe ſort en colère ; je l’ai menacée, 8c deux jours après elle a diſparue.

Sij’avois été ici, diſoitle Chevalier, * ce malheur ne ſeroit pas arrivé ; aſ- ſreux voyage ! & toi ingrate Eliſe ! tu ſuis un homme qui t’adore, pour te » ?jetter dans les bras d’un autre que tu connôis à peine !

Milady s’étoit bien apperçu de la douleur du Chevalier, mais elle eſpéra que le temps eſtaceroit un ſouvenir ſi cher ; elle ne ſe trompoit pas. Le Che- valier, en homme prudent, ne voulut pas tout perdre à la fois ; l’amour de l’argent reprit ſur lui ſon empire ; il revint à Milady, qui croyant ſon re- tour ſincere, lui accorda la main, & lui donna toute ſa fortune, dans le cas où la fille n’en reclameroit pas la moi- tié, qui lui appartenoit de droit.

•H iij i


i




Sir Arthur déſeſpérant de retrouver JEliJe^ ſe livra a tous les vices qui faiſoient la baie de ſon ſcaraéſere : il fut bientôt regardé comme un déteſtable ſujet ; on r>e le nommoit que le débauché Arthur . Il eſt temps de le laiſîèr en proie à- toute la violence de ſes pallions, pour nous occuper de nos voyageurs.

Milord Williams, dpnt le combat avec Milord Croydon a voit eu de ſi ſacheuſes ſuites, fut obligé de s’expa- trier. Nous l’avons vu quitter ſa fille Clarice ; nous avons vu combien ſa ſuite avoit été préjudiciable à ſa famille ; voyons a prélent où il conduiſit ſes pas.

La France fut le pays qu’il choifit pour ſa réſidence ; il ſe rendit à Lyon . A^ant d’abandonner ſa maiſon, il avoit eu ſoin de ſe munir d’un gros argent comptant, & de pluſieurs billets de banque, qu’il échangea à Douvres contre des lettres-de-change ſur des Ban- quiers de Lyon. Il ſe trouvoit donc poſſèſieur d’une ſomrae très-conſidéra- ble.il ſefitpaſſer pour un marchand An- glois, & prit le nom de Williamſom le titre de Lord l’auroit obligé à une certaine dépenſe > & çomme il étoit


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naturellement avare, il ſe propoſa de mener une vie obſcure & retirée.

Le ſouvenir d’EUJe troubloit encore ſon repos ; mais le temps & l’abſence » deux ennemis irréconciliables de l’a- mour, obtinrent qu’il l’oubliât entière- ment. Pour perſuader la vérité de ſon état, & plus encore, pour ne pas di- minuer les ſonds, WiLliamſon ſc mêla eſſectivement du négoce ; en peu de temps il fit une très-bonne maiſon ; en ſe livrant tout entier à ſon nouvel ctat, il ne ſe ſouvint preſque plus de ce qu’il avoit été avant.

Parmi ſes Commis, il s’en trouva, un que Williamjon diſtingua des . au- tres, à cauſe de ſon exactitude & de ſa douceur. C’étoit un jeune homme d’une figure agréable, & qui joignoità beau- coup cTeſprit, de l’intelligence & de l’uſage du monde ; il lui avoit été donné par un ſabriquant d’étoſſes, qui le lui avoir recommandé comme un excellent ſujet. Ce garçon ſe diſoit de Paris ; il par- loit ſort bien ſa langue, à un petit accent près, qu’il diſoit avoir contracté en apprenant Ÿ Anglais. Cette circonſi- tance plut infiniment à ſſ^illiamſon ; il •croit ſort agréable pour lui de pouvoir -

H iv




1


V > ; ’ •, . [ I7<5]

convèrſer avec ſon homme de conſiance,

ſans être entendu- des autres.

- Par l’aéſivité dé François, ( c’eſï le nom du commis ) les affaires de JFiU lïamſon prenoientla meilleure tournure ; ſa fortune augmentoit conſidérable- ment. François, que nulle vue d’in- térêt ne faiſoit agir, cherchoit tous les moyens de plaire à ſon maître, pour qui il avoit pris le plus tendre atta- chement : ſes ſoins n’étoient point per- dus ; Williamjon lui donnoit chaque jour de nouvelles preuves d’amitié & de conſiance. Il eſſaya pluſieurs fois de tenter ſa ſidélité en laiſſant traîner de l’or ; François le lui reniettoit tou- jours avec la plus grande exa&itude. Peu content de ces premières épreuves, il voulut ſçavoir ſi ce jeune homme ai- moit la dépenſe ; - en conſéquence il doubla ſes gages, & y joignit une gra- tiſication. François reçut le tout avec .reconnoiſſance ; Williamſon s’apperçut que ſes nouveaux bienfaits lui avoient cauſé beaucoup de plaiſir : cette décou- verte lui fit de la peine ; voyons au moins, dit-il, s’il ſçaura garder ce pré- cieux mçtail. U attendit un mois ; Fran- çois étoit auſſi exaét à remplir ſes de-’





[i77] . .

voirs,& ſa parure|ne fut point augmentée. Williamſon fit venir ſon ſécond Com- mis & le chargea d’emprunter quelques, louis à François. — Je voudrois ſçavoir, lui dit - il, s’il reçoit de l’argent de ſa famille ; ſur - tout, ne me nommez pas, ilv faut lui faire croire que c’eſt pour vos beſoins.

Le Commis s’acqüitta de ſa commiſ- ſion : François fut au déſeſpoir de ne pouvoir obliger ſon camarade ; mais il étoit ſans le ſol.

FFilliamſon ne préſuma pas qu’il y Plt de la mauvaiſe volonté dans le reſus de François ; & il crut tout ſim- plement que ce jeune homme avoit une maîtreſſe à qui il donnoit tout ce qu’il .gagnoit. Cette conjecture le détruifit dans ſon eſprit, & changea abſolument ſes deſſeins. Cependant il s’intéreſſoit encore à lui, & chercha à découvrir quelles étoient ſes coteries. Il épia ſa conduite ; il n’y vit rien de ré- préhenſible ; ce garçon ſortoit rarement, & rentroit toujours de bonne heure.

• Un ſoir qu’il étoit abſent, un homme vint le demander. ſF / ’illiamſon par ha- ſard étoit au magaſin ; .il répondit que M. François venoit de ſortir, mais

H v





t *78 ] *

qu’en pouvoit lui dire ce dont il s’a- giſſoit, & qu’il auroit ſoin d’en inſtruire le Commis à Ton retour. — C’eſt une lettre qu’on m’aVoit chargé de ne don* ner qu’à lui ; cependant je vous la laiſ- ſerai, ſi vous me promettez de la lui remettre en main propre. — Soyez ſur qu’il l’aura à ſon arrivée.

- U homme ſortit, & Wil^iamſon ga- gna vite ſon appartement, incertain s’il ouvriroit la lettre. Ce procédé lui parut malhonnête, il héfita long-temps ; mais le deſir d’être inſtruit des ſecre^ de François étouſſa toute conſidératio^P & la lettre fut décachetée avec précau- tion : en voici le contenu.

• . ’

r Lettre d’Adélaïde de V albois à M. François .

• : « Nous vous avons déjà tant d’o-

» bligations, Monſieur, que ce n’eſt aj qu’en tremblant que j’oſe implorer de nouveau vos.ſecours pour l’inſor- » tuné que nous chériſſons comme no- r> tre propre enfant. La pacotille que / » grâce à vos généreuſes bontés, nous » lui avons faite, a été ſaiſie au mo- •» ment de rembarquement, ſou» le lé-




L *79 1 .,

» ger prétexte qu’il ſe trou voit de la » contrebande. En donnant trois cents » livres pour les droits, l’on çonſent » à lui rendre tout ; il nous marque ſon »> malheur, ſans pourtant nous enga- ïj ger à le ſecourir. Cet aimable jeune 03 homme a toujours craint de nous 33 être à charge ; il connoîtnos cœurs, » notre tendreſſe pour lui, mais il con-

  • noît aujli notre dénuement. Mon mari

33 ſe déſoie de ne pouvoir ſecourir ſon 33 fils ; ( c’eſt le titre que nous nous ſom- 3 >. mes plus à lui donner depuis le jour » où nous avons été aſſez heureux » pour lé ſauver de ſon propre déſeſ- poir. ) Vous ſçavez bien, mon cher » Monlieur, que nos moyens ſont » très -bornés ; en ſaiſant quelques ſa* 33 crises, nous pouvons compléter une 33 ſomme de cent cinquante livres, mais » hélas ! ce n’eſt que la moitié de ce » que l’on exige. Si vous vouliez joit> »> dre vos efforts aux nôtres, quel ſer- 33 vice ! pardon, oh ! pardon de mon 3 » importuniré, vous êtes ſi obligeant, » vous nous avez déjà fait ‘tant de » bien ( car rendre ſervice à notre mal- » heureux ami, c’eſt tout comme ſi >■ c’étoit à nous ) que j’oſe eſpércx

H vj





[ i’8o ]

» que vous ne l’abandonnerez pas, & 33 que vous daignerez achever votre » ouvrage ; quant à nous, ſi Dieu » juge à propos de nous laiſſer encore » ſur la terre, notre plus précieuſe

  • » occupation ſera de le prier de vous

» rendre auſſi heureux que vous mé- » ritez de l’être. J’ai l’honneur d’être » avec la plus parfaite eſtimè, Mon- 39 ſieur, votre très -humble & très— a» obéiſſànte ſervante,

é.,

i » ►

ce Adélaïde de Valbois ».

Malgré ſon avarice naturelle, Wil- liamſon ne put qu’approuver la con- duite de ſon premier Commis. Voyons, dit -il, comment il agira, puiſqu’il eſt ſans argent. Il recacheta la legre de maniéré qu’on ne s’apperçut pas qu’elle eût été ouverte, il redeſeendit, la re- mit au valet du magaſin, & ſortit.

Il revint ſort tard ; tout le monde étoit couché, excepté François, qu’il trouva dans ſon cabinet. — Je viens, lui dit le jeune homme avec timidité, vous demander une grâce. ’ J’ai fait uſage de l’argent que vous avez eu la bonté de me donner. & je me trouve





/



£ l8, J -

en avoir an beſoin très-urgent ; j oſe donc vous prier de vouloir bien m’avan«  cer trois cents livres. — Je ne le puis ; # lorſque vous en aviez, il falloit le mé- nager, vous ne ſeriez pas aujourd’hui dans l’embarras.

François ſe retira ſans répliquer ; •

mais il étoit aiſé de voir que ce reſus lui cauſoit un violent chagrin. Il fut le lendemain de la plus grande triſteſſe ; W’ilLiamſon le remarqua, mais il n’eut pas l’air de s’en appercevoir.

Cependant les procédés de François lui avoient ouvert les yeux ſur le plaiſir qu’on goûte à faire des heureux. Il eſt ſobre, ſe diſoit-il ; il ne va jamais aux ſêtes, & rarement aux ſpeéſacles ; il n’a point de maîtreſſe, ſes vêtemens ſont de la plus grande ſimplicité, & pourtant il paroît toujours content. Il eſt donc ſatisfaiſant de faire du bien !

Je - vois tous les jours du monde ; je ſais bonne chere, & je m’ennuie. La vue’ de mon tréſor ne ſuffit p^s à mon bonheur ; eſſayons de ſecourir les in- ſortunés. … Mais ! ;je m’appauvrirai ; mon coſſre-ſort diminuera : qu’importe, iî mon plaiſir augmente. Ce projet n’an- ponce point un avare ? diront peut être / ’


Digitized 6y Goegle


- [18s]

mes Le&eurs : je leur répondrai qu il eſt ſort ordinaire de voir un homme

  1. vicieux devenir honnête & vertueux.

Quel être peut dire, je n’ai jamais eu de déſaut ? Mais combien en voit -on dont les mœurs ont été changées par

• des exemples de vertus ! Tel eſt l’homme dont j’écris l’hiſtoire. i

Wïllïamjon ſît venir François, & lui donna de l’occupation pour toute la ſoirée : nouveau ſurcroît de contra- diction ! nouvelle preuve de condeſcen- dance de la part du Commis. William- Jon ſe rendit au magaſin ; l’homme de la veille ne tarda pas à y entrer ; il s’en doutoit. — Vous venez chercher réponſe de M. François, n’eſt-ce pas mon ami ? — Oui, Monſieur. — C’eſt Madame de Valbois qui vous envoyé ? — Oui, Monſieur, — Eh bien, voilà ce que M. François m’a chargé de vous remettre : il lui donna une bourſe contenant cent éeus.

Cette aétion le rendit joyeux tout

• le reſte du jouri les gens de ſa ſociété lui en firent compliment. Avant de ſe coucher, il fut voir ſi François repo* ſoit ; il l’apperçut à travers de ſa ſenêtre qui écrivoir. Que je me reproche »




, i ^ 18 3] dit-il >, de cauſer tant de peine à ce

pauvre garçon ! demain il ſera plus

heureux. Dès le matin, il le chargea

de voir un de (es conſrères pour des

marchandées, bien perſuadé qu’il pro-

’fiteroit de l’occaſion pour aller chez

Madame de Valbois .

A Ton retour, François vint lui rendre compte de ſa commiſſïon ; en- ſuite il ſe jetta à (es genoux. Wûliamſon

  • le releva avec bonté. — Non, s’écria
  • le jeune homme, laiſſez moi vous té-

moigner l’excès de ma reconnoiſſance. — - Je ne ſçais ce que vous voulez dire. — Oh ! ne vous cachez pas à moi : quel autre que vous eût pu faire une aulſi belle a&ion ? Mais jouiſſez du ſruit de votre générofité ; venez voir les bonnes gens que vous avez obligés ; la plus agréable récompenſe pour un cœur compatiſſant, c’eſt de ſçavoir que ſes bienfaits tombent ſur ceux qui les mé- ritent.— Vertueux jeune homme, s’écria Williamjon, que vos diſcours ſont per- ſuaſiſs ! Pourquoi ne vous ai-je tou- jours eu avec moi ? Combien j’aurois de reproches de moins à me faire ! Votre exemple m’auroit ſûrement rendu bon. — Eh bien ! ü quelquefois vous avek


1


[1S4] . .,

fait le mal, ce que j’ai peine, à croire ; qui vous empêche de le réparer ? — Ô mon ami ! on ne revient pas ſur le palTéi rien ne pourra détruire ce que j’ai fait,

& mes remords me ſuivront au tombeau. — Sûrement vous vous jugez trop ri-“ goureuſement ; j’ai lu dans votre cœur, il eſt naturellement bon. — Bon ! je ne l’ai jamais été. Celions une converſation qui rouvre toutes mes blelTures ; occu- pons-nous de l’inſortuné pour qui ces • honnêtes gens ont une amitié ſi tendre. Ne ſoyez point étonné ſi je ſuis inſ- truit ; j’ai lu la lettre de Madame de Valbois ; je ne ſçais pourquoi ce jeune homme m’intéreſſe ; l’avez -vous vu ? Comment ſe nomme-t-il ? — II ſe fait appeller Bordier ; je l’ai vu pluſieurs fois ; il eſt de la plus heureuſe figure : ſon air eſt triſte, mais doux : dès notre première entrevue, je me ſuis ſenti de l’amitié pour lui. — Comment l’avez- - vous connu ? — Vous vous rappeliez ſans^oute* Monſieur, du jour où vous me menâtes à la comédie : on donnok Eugenie ; la foule me ſépara de vous* & je me trouvai à côté de ce jeune homme. Pluſieurs ſoupirsqui lui échap- pèrent pendant la repréſentation de la





_i8 ;] .

piece, me le firent conſidérer. Dans un inſtant attendriſſant, il pleura amère- ment ; Tes larmes me parurent avoir’ une autre cauſe que l’intérêt qu’inſpire ce drame. Je lui adreſſai la parole à différentes repriſes ; ſes réponſes étoient polies, mais brèves.

Le ſpeétacle fini, je ſuivis l’inconnu affligé ; je le vis entrer dans une maiſon de peu d’apparence ; je le ſuivis tou- jours : il s’arrêta au troiſieme, & ſrappa à une petite porte ; ſur le champ on ouvrit, & une femme s’écria : — C’eſt notre cher Bordier\ Vous rentrez bien- tard aujourd’hui,* mon enfant ; noua commencions à être inquiets. — J’ai été à la comédie. — Dieu ſoit loué, h vous y avez trouvé un peu de diſtra&ionl ■

La porte ſe ſerma alors,’ & je n’en- tendis plus rien ; cependant je ^eſtois - ſur l’eſcalier, incertain ſi j’entrerois ; enfin je- m’y décidai. Je ſrappe ; on m’ouvre : je demande la permiſſioiî d’entrer ;■ on me préſente une chaiſe : le jeune homme étoit dans un coin de la chambre, la tête appuyée ſur ſes mains ; il ne me vit pas d’abord.—- Excuſez, dis-je à un homme & à une femme d’un certain âge, -ſi je viens


1


[Ml

vous interrompre ; n’imputez pas, je vous prie, ma vilite à un motiſ de curio- ſïté. J’étois ce ſoir à la comédie à côté de Monſieur ; le jeune homme leva la tête, & me (ixa ; je continuai ; ſon extrême triſtelïe m’a ſingulierement aſ- ſedé ; il eſt lait, par ſon extérieur, pour intéreſſerj ſi je pouvoîs lui être de quel- qu’utilité, je le prie de diſpoſer de moij je me nomme François, & ſuis premier Commis de M. Williamjon, Négociant Anglois. Alors je me levai, & je ſortis. Le mari & la femme me reconduifirent en me ſailant des remercîmens. Le jeune Bordier ſe contenta de ſe lever, & de me ſaluer ſans dire un mot.

Huit jours ſe paſſerent ſans que j’en- tendiſſe parler de rien. Je retournai chea Madame de Valbois\ elle étoit ſeule. — - Ell*bien ! lui dis je, Madame, je ne puis donc être d’aucune utilité au jeune homme que j’ai vu ici, & qui, ſans doute, eſt votre fils ? — Nous ne ſommes pas aſſez heureux pour qu’il le ſoit \ mais nous l’aimons comme s’il tenoit à nous par les liens du ſang. Cet aimable -garçon a des beſoins ; oui, certes, il en a d’urgens, & que nous ne pouvons (atisfaire j il recevroit tout /de nous t





I i*7 1

mais des autres, ſa ſierté Je ne

le blâme cependant pas ; lorſqu’on eſt fait pour donner, il eſt dur de recevoir. Son deſtein eſt de paſter aux Iſſes ; mais, ſans pacotille, qu’y ſeroit il ?

• Comme j’entendis du monde ſur l’eſ- calier, je dis vite à Madame de Valboïs\%

— J’aurai l’honneur. Madame, de,vous écrire demain au ſujet de votre jeune ami.

C’étoit lui qui rentroit ; il parut ſur- pris & honteux de me trouver là. Je m’en approchai, & lui prenant la main :

— Mon cher JVt* Bordïer, pourquoi vouloir vous ſouſtraire à mon amitié ?

— Je n’ai rien fait, me réporſdit- il, pour la mériter ; cependant, Monſieur, je ſuis très-reconnoiſſant de vos bonne» diſpofitions. — Et vous reſuſeriez tout ſervice qui viendroit de moi ? Je ne dis pas cela ; mais, Monſieur, je ne ſuis pas dans le cas de vous en deman- der aucun.

Je vis bien que pour le ſervir, il falloit le faire à ſotT inſçu, & je chan- geai de converſation. Il me parut ſort inſtruit. Vous avez, me dit- il, un peu d’accent Anglois . C’eſt que je

parle^ette langue comme laFrançoiſei




3


[«881

Je ſçaîs auſſi ¥ Anglois ; & eſſëâive" ment il le parloit ſort purement. Après un aſſèz long entretien, je pris congé de Madame de l^albois : en ſortant, je ſaiſis la main de Bordier, & la ſerrai avec aſſe&ion ; il répondit à ce mou- • ^vement par un ſemblable.

Lelendemain, j’écrivis à Madame de Valbois y & lui propoſai de faireja pa- cotille de Bordier, ſans lui en parler. Je joignis à ma lettre deux cents louis que j’avois amalTés ſur mes appointe- mens, & ſur les cadeaux que j’avois reçus à la nouvelle année. Je retournai chez Madame de Valbois quatre jours après ; je trouvai le mari & la femme occupés à faire des ballots de différentes marchandiſes. Tous deux vinrent au- devant de haoi, & me comblèrent de bénédi&ions. — Homme ſenſible & bienſaiſant, me diſoit M. de Valbois, que le Ciel vous récompenſe de cetté belle aétion ! Notre ami ignorera, puiſi que vous le voulez, de qui il tient ce généreux ſecours ; il croira tout nous devoir, mais notre reconnoiſſance vivra éternellement dans nos cœurs.

Je les priai vainement de ne pas mettre à un ſi haut prix une choſe




r 18.9] . # .

ſimple, & que tout le»moncîe eût pu faire pour mettre fin à leurs remereî- mens. Je ſus obligé de me retirer : en deſcendant l’eſcalier, je rencontrai Bor- dier\ nous nous embrasâmes, & il me fit promettre de venir le voir le Jeudi ſuivant,*jour jde ſon départ ; je le lui promis.

Le lendemain, vouseûtes la bonté de me doubler mes appointemens, même ceux échus depuis trois mois : cet* ar- gent, joint à la gratiſication cſtie vous me ſîtes, me combla de joie. Je n’eus rien de plus preſſe que d’envoyer le tout pour augmenter la pacotille de notre ami commun.

Je ſus le Jeudi recevoir ſes adieux ; il me témoigna ce jour-là plus d’amitié que jamais. — Je m£ croyois inſenſible à toutes ſortes de plaiſirs Jme dit-il ; mais votre attachement pour moi, mon cher François y m’a prouvé que j’avois en- core un cœur fait pour aimer. Je vous quitte à regret, & jamais je ne vous oublierai. Nous nous embraſſâmes plu- ſieurs fois : Moniteur & Madame de Valbois verſoient des larmes. — Aimez- vous bien, mes enfans, vos cœurs ſe rpſſemblent ; & leurs viſages, regarde


donc, mon mgri, ne diroit-on pas que ce ſont les deux freres ? Voilà la pre- mière fois que je les vois ſi près l’un de 1 autre… Même taille…, mêmes traits ; rien n«eſt plus ſurprenanr. — En effet, dit M. de Vi alkois, c’eſt une reſTemblance parfaite. — Eh bien ! dîmes- nous enſemble, aimons-nous en freres. — Sans doute, repris- je triſtement ; mais, vous partez, —Il le faut, mon cher François ; je ne ſuis pas encore allez ISin de… Il ſe reprit- : je veux tenter la fortune ; il ne me reſte rien, j’ai tout perdu. — Venez chez M. WiU liamſon, il eſt bon, il vous prendra, vous employera ; nous ſerons enſem- ble ; nos biens ſeront communs : venez, mon cher Bordier ; cédez à mes inſ- tances. — Ceſſez, cher ami, de me preſTer ſur une choſe que je déſirerois autant que vous ; mais je ne le puis, il faut que je m’éloigne ; je ſuis un mal- heureux, que le deſtin pourſuit : puiſi- ſei-je finir bientôt des jours qui ne peuvent qu’être miſérables ! Je le rete- nois dans mes bras ; il s’échappa. — Adieu, mon ami, me cria-t-il ; ſi je pouvois ſupporter la vie, je ne vivrois que pour vous. Il s’élança hors de la




[ ï ? 1 ], . . •

chambre : je voutus le luivre ; il étoit déjà bien loin, J*e rentrai ſort agité ; & depuis ce jour, je penſe ſans celle à ce jeune inſortuné.

Mes occupations m’avoient empêché d’aller chez Madame de V albois depuis près d’un mois, lorſque j’en reçus avant- hier la lettre que vous avez lue. — Et vous n’avez pu ſçavoir ce qu’étoit ce Bordier, . ni d’où il eſt ? — Je crois Moniteur & Madame de V albois ins- truits de tout ce qui le regarde ; mais je n’ai jamais oſéleur faire des queſtions relatives à cela : ſi vous voulez les voir, vous en ſçaurez peut être davantage.

Eh bien, nous irons demain enſemble.

Ils s’y rendirent le lendemain, à dix heures du Matin. — Voilà, leur dit François, M. Williamſon qui a déſiré vous connoître ; — Et qui ſouhaite, ajouta le Négociant, que vous lui per- mettiez d’être de moitié dans le bien que vous faites au jeune homme dont François m’a fait le plus grand éloge. — Croyez, Moniteur, que ſon ami n’a fait que lui rendre juſtice ; c’eſt la meil- leure de toutes les créatures, doux, humain, compatiſſant. — L’amitié que yous avçz pour lui, ſuffit pour donner


[i 9 *]

bonne opinion de ſes«nœurs ; mais vous, qui ſemblez faits l’ui>& Vautre pour un autre état que celui dans lequel vous • êtes, par quel haſard vous trouvez- vous ſi ſort au-deſſous de ce qu’annonce votre éducation ? — Des malheurs ont abſolumènt changé notre ſort, &. nous avons paſſe par toutes les viciſſîtudes de la vie, ſans jamais murmurer contre * la Providence. — Si je ſçavois comment vous avez été réduits à une pofition auſſi ſacheuſe, peut-être pourrois-je vous ſervir. — Notre hiſtoire eſt : longue, Monſieur, & pourroit vous ennuyer.

— Ne le craignez pas ; ce qui intéreſſe,

• n’ennuie jamais. — Je vais donc, dit M. de V alboU, vous ſatisfaire. ;

„ HISTOIRE

» N

de Charles de Valbois et d’ Adélaïde de Cerdamoht,

« Je ſuis né à Reims, Ville capi- tale de la Champagne ; mon pere avoit ſeryi le Roi avec diſtin&ion pendant l’eſpace de trente-cinq ans. Sa femme, pour qui il avoit la plus grande ten- dreſſe, le décida à ſe retirer, Son am-

• bition




T m)

bition étoit ſatistaite, il venoit d’êtr* nommé Maréchal -de -Camp : j’avois alors dix -huit ans, ma mere n’avoit pas voulu que je ſuiviſſe la même car- rière que mon pere, & ce dernier ne s’écoit jamais oppoſé aux volontés de ſa femme ».

« Je ſaiſois mon droit à Reims. L’in- ; tention de Madame de Valbois étoit de m’acheter line charge dignitaire dans la robe. Je n’aimois pas cet état par inclination ; mais, accoutumé à obéir, je me réſignois ſans lailïer paroître ma répugnance pour un état reſpe&able, & contre lequel je ne pouvois donner aucune bonne raiſon ».

  • Monlieur & Madame de V albois

habitoient les trois quarts de l’année, une très- belle terre à ſix lieues de Reims. J’y étois preſque toujours, & je m’y plaiſois infiniment. Le voiſi- nage étoit nombreux & la ſociété agréable ».

ccM. lePréſident de Cerdamont étoit notre plus proche voiſin ; ſon parc touchoit à celui de mon pere. Une ancienne querelle, relativeàdes droits de chaſſe que M* de Cerdamont avoit voultſ h Partie, J


[ m]

uſurper ſur la terre de mon pere, \çt avoir rendus ennemis irréconciliables, principalement du côté du Préſident, dont le caraſtere dur ſc. vindicatiſ ne ſçavoic jamais pardonner. Mon pere voyoit la rancune de ſon yoiſin avec quelque peine. Naturellement doux, il ne concevoit pas qu’on pût être éternellement brouillés pour une aſfaire d’iniéiêt. Il eût même cédé dans le temps, ſi ma mere ne ſi fut oppoſé. Ce n’étoit pas par entêtement, mais il s’agiſſoit d’un droit juſte, & Madame V albois craignoit qu’on ne les accuſât dans le monde d’être ſoibles $c puſilla- ■pimes. J’çtois très- jeune, lors de cette dilpute ; en grandiſſant je m’étois accou- tumé àregarderM.deCe/v&z/np/zr comme un homme dur & méchant ; je le haïſ- fois parce qu’il avoir voulu faire de la peine à mes parens, 5c malgré ſa proxi- mité, je ne l’avois pas encore apperçu. Nos liaiſons n’étant pas les bennes, nous ne nous rencontrions jamais.

Mon pere fut ſorcé de m’envoyer à Paris pour ſuivre un procès qu’on lui avoit intenté injuſtement : l’aſfaire n’é- toit pas çonſid&able j mais l’amoup*


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tw]

propre de M. de F aLbois ſe trouvant compromis, il deſiroit ardemment qu’elle- ſe terminât à ſon avantage ».

Je partis au commencement de l’hi- ver ; ma mere, en me remettant de l’ar- gent, me fit un ſermon pour m’engager à fuir la mauvaiſe compagnie, qu’elle me peignit comme l’écueil le plus dan- gereux. Je promis de ſuiyre aveugle- ment ſes conſeils, & je me mis en route avec pluſieurs lettres de recommanda- tion que mon pere m’avoit données pour ſes anciens amis ; un ſeul valet-de- chambre compoſoit toute ina ſuite».

a Accoutumé à vivre dans la pro- vince, je ne vis qu’avec ſurpriſe & admi- ration la cantate. Les choſes les plus médiocres excitoient mon étonnement ; auſſi lorſque je me trouvois dans des lieux publics, j’entendois repéter au-, tour de moi, voyez ce provincial comme il a l’air gauche ! Peu flatté des obſervations dont je ſourniſſois la ma-- tiere, je me déſis en peu de temps de mes maniérés empruntées ».

« Je portai les lettres dont j’étois chargé, . & l’on me reçut par-tout comme le fils d’un homme générale- ? ment eſtimé ».

I ij


[jc-6.]

  • « Le jugement du procès que je ve-»

nois ſolliciter me parut encore ſort éloi- ? gné ; je le marquai à mon pere qui me répondit de relier à Paris, d’y perſec- tionner mes talens qu’il viendroitau printemps palier quelques mois avec moi. Çet ordre, abſolument conſorme à mon inclination, me fit grand plaiſir. La vie de Paris me paroiſſoit préférable à celle que je menoisà Reims ; d’ailleurs, j’étois amoureux, & je n’aurois quitté qu’avec chagrin la belle Tetlingue, C’étoit une danſeuſe de l’Opéra, jolie comme un ange, & méchante comme un vrai lutin ; je Pavois rencontrée à la ſoire Saint -Germain, dans une bou-r tique où j’étois entré pour Taire des em- plettes ; elle paroilloitdeſirer ardemment une ſuperbe garniture de cheminée en porcelaine, mais le prix que le Marchand en exigeoit lui parut exceſſiſ ». c œ Dès qu’elle fut ſortie, je m’inſor- ? mai de ſon nom. — Vous n’avez donc jamais été à l’Opéra, me dit le Mar- chand, c’eſt une danſeuſe des plus achalandées, & c ? eſt, ajouta-t-il en ſou- riant, de toutes nos filles la plus ruſéa & la plus adroite. — Elle eſt bien jolie. — Charmante pour la figure, raaispçu




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ou point d’eſpric* — Elle a, ſans douté, des talens. — Pas l’ombre, elle danſe allez mal, mais elle a le talent de ſe faire faire des rentes ; &, pour cesdemoiſelles, c’eſt le meilleur talent. — Comment peut- on avoir accès chez- elle ? — La bourſe à la main ; mais, tenez. Mon- iteur, achetez-moi cette garniture dont elle eſt ſolle, envoyez la lui, préſentez vous enſuite, & je vous proteſte que vous ſerez bien reçu. Ce conſeil tout intéreſſé qu’il étoit, me parut bon ; je payai la garniture, & je la fis porter ſur le champ chez la Tetlingue, en lui demandant la permiſſion de la voir le lendemain. Elle n’étoit pas encore ren- trée ; mais la ſenîme-de-chambre dit à mon laquais, que j’étois le maître de venir quand bon me ſembleroit, qu’elle garantilToit que Mademoiſelle me rece- vroit bien ».

« La tournure de cette fille m’avoit ſéduit au point que je ne pus dormir de la nuit. Je ſus chez elle le lendemain à midi. On me fit entrer ; la belle étoit étendue ſur unechaiſe longue, ſes char* mes qu’elle avoit eu ſoin de relever par le déshabillé le plus élégant, achevèrent de me tourner la tête. — Vous me voyez,

T … *


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Monſïeur, dans un état affreux, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, je ſuis d’un accablement. — Comment donc êtes vous quand vous jouiſſëz d’une bonne ſanté ? Jamais rien de ſi joli ne s’oſſrit à mes yeux. — Vous n’y penſez pas, je me trouve aujourd’hui d’une laideur eſſrayante. A propos, Monſieur, n’eſt- ce pas vous qui m’avez envoyé une garniture de cheminée qui m’avoit fait tourner la tête, cela eſt très -galant, & je vous en remercie. — Fi donc, c’eſt une bagatelle, & je ſerois trop heureux de vous donner de plus ſortes preuves de mon amour. _ Vous êtes trop bon ; vous courez donc la Foire quelquefois ? Et, ſans attendre ma ré- ponſe : avez- vous remarqué chez La- ſrênaie, une paire de girandolles qui m’ont paru céleſtes ? — Non ; mais j’irai ce ſoir pour les voir, &… — N’al- lez pas faire la ſolie de me les envoyer au moins, ou je me ſâcherai. — Oh i cela n’eſt pas poſſible, votre viſage eſt ſi doux ! - A la vérité, je ne ſuis point méchante, je gronde par fois » mais je n’ai pas de rancune ; je voulus baiſer ſa main, elle me repouſſa douce- ment, & me dit avec mignardiſe, quand




Msp 1,

nous nous connoîtrons davantage…». Je ne pus donc, ju (qu’à nouvel ordre, qu’ad- mirer ce que je brulois de poſſeder ».

« Comme je ne me diſpoſois pas à la quitter, elle Tonna ſa femme de-cham- bre. — Préparez ma toilette, vousſça- vez que je dîne en ville. — Le coëſſeur de Madame ^attend depuis un heure ».

« Je vis bien que c’étoit mon au- dience de congé, & je me levai. — J’i- jai ce ſoir à la Foire, y ſerez vous ? — Je ne manquerai pas de m’y trou- ver. — Notre rendez-vous pourroit- étre inſruéſuenx, ſſ ^ous n’adignons ni le lieu ni l’heure. — Eh bien, dis-je, chez Laſrenaie à ſept heures ?— Vo- lontiers ; adieu Monſîeur».

« Nous n’eûmes garde d’y manquer ; elle m’y avoir devancé, & ſe ſaiſojt montrer diſſérens bijoux. — Je ne vois pas, dis -je, les girandolles dont vous m’avez parlé. — Elles ſont peut- être vendues ? — Des girandolles, Madame, dit précipitamment le Marchand, j en .ai qui vous, iroient à merveille î les voilà juſtement, permettez que je les paiſe à vos oreilles ; ſur mon ame vous êtes à ravir, n’eſt-ce pas Monſieyr ? — Je trouve les girandolles plus bril*

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1


,[* 00 ],,, lantes depuis qu’elles ſont placées, e eſt donc Madame qui les embellit. — Oh ! vous me flattez trop,, voyons donc l’effet que cela fait. M. Laſrenaie, n’avez vous pas une glace ? — Où donc eſt la boîte à mouche que j’ai vendue à Madame ? — Cette étourdie de Julie l’a laiſſee tomber l’autre jour,

& elle eſt en morceaux. — En voilà une qui peut réparer cette perte, elle eſt d’un genre nouveau. — Vraiment je ltP trouve délicieuſe, mais elle ſera trop chere pour moi. — J’avois juré qu’elle ne ſortiroiſt pas de ma boutique à moins de trente louis, mais je la laiſſerai à Madame pour vingt- cinq, voyez combien je ſuis raiſonnable.— EſtêéHvement ce prix n’eſt point exceſſiſi mais voyons donc ces girandolles, vous avez raiſon M. Laſrenaie, elles ne me vont point mal ; je ſuis ſâchée de ne pouvoir les garder, je ne ſuis point en argent. — Qu’à cela ne tienne, dis- je auſſi-tôt. Le prix, M. Laſrenaie,— En conſcience, cinq mille livres. — Voilà l’argent des girandolles, & de ’ la boîte à mouche. — En vérité me dit Tetlingue, en ſortant de la boutique, vous êtes un ſol & Laſrenaie un extrava*




[ 201 ]

gant ; je vous avois cependant prévenu que je ne voulois pas entendre parler de ces diamans, mais vous êtes d’un entêtement… Avez vous un engage* ment pour ce ſoir ? Voulez ■ vous accep- ter un poulet ? — De tout mon cœur.

— Vous avez là votre carroſſe, vous me conduirez chez moi ».

« Pendant le voyage j’eus la per- miſiion de baiſer ſa jolie main ; -c’étoit beaucoup pour mon amour, c’étoit bien peu pour mon argent».

’ On nous ſervit un ſoupér très • délU cat ; j’en fis mon Compliment à Teilïti- gue. — Oui, mon traiteur eſt aſſez bon, mais il eſi exceſſîvement cher & n’aime point à faire crédit. Ces Meilleurs ont tous la même ſantaiſie, je dois à celui- ci quelques louis & il me perſécute».

a En ſortant de table, Tetlingue ſonna Julie. — Eſt-il venu du monde ?

— Non, Madame : ah pardonnez - moi, ce vieux Baron qui eſt‘ ſi riche eſt venu, ainſi que la marchande de modes de Madame. — Elle veut de l’argent, ſans doute, & mon bonet au zéphic quand me rapportera-t-elle ? —’Quand Madamelui aurapayélemémoire decinq cents livres. — Payé ! payé ! ces gens-1»




[ 202 ]

ne connoîſſent que ce mot, je ne le puis, & je veux avoir mon bonnet. Laiſſez- nous Julie . -< Il faut, lui dis -je, ma Reine, envoyer payer cette Marchan- de, ainſi que votre traiteur, & je poſai cent louis ſur la cheminée. — Non, je ne ſouſſrirai jamais. … Je ſuis ſâchée que Julie aye tant parlé devant vousj j’accepte pour cette fois, mais ne con- tinuez pas ; je ne puis cependant vous diſſîmuler que vous m’obligez eſſentiel- lement ; j’étois dans un grand embar- ras. — Puiſque vous mettez quelque prix aux ſervices que jer ſuis trop heureux de pouvoir vous rendre, aurez-vous, belle Tetlingue, un peu de reconnoiſ- ſance ? — En pouvez- vous douter ? Vous êtes ſi honnête, ſi généreux ».

« Dès ce jour je ſus inſtallé dans tous les droits d’un amant».

« De toutes mes erreurs, c’eſt celle qui me paroît le plus excuſable. La Tetlingue était ſi jolie, qu’il falloit être plus qu’un mortel pour réſiſter à cette enchantereſTe ; ſa poſſeſſion augmenta mon amour, mon délire dura long- temps, il dureroit peut-être encore, ſi la perſidie la plus atroce n’avoit fait ceſſer mon aveuglement : makreſſe,




, C 20 3 Î

femme- de-chambre j valets, tousétoienc d’accord pour me tromper ».

« Mon pere m’écrivit pour me char- ger de ſolliciter un Miniſtre en faveur d’un jeune homme de Reims, qui déſi- roit avoir une place dans les Bureaux de la guerre i il étoit lui - même le por- teur de la lettre, & je ne pus lui refuſer de l’accompagner le lendemain à V et- ſailles : c’étoit un vendredi, il me fut impoſſible d’obtenir une audience avant le lundi matin. DeJ’orniere ( c’étoit le rom du Champenois ) ne voulut pas me laiſTer retourner à Paris, que ſon aſfaireme fût en train ; il me fit même prier pour le dimanche au ſoir, d’un bal qui ſe donnoit chez la femme d’un premier commis de la connoiſſſance de Deſorniere ; je cédai à ſes inſtances, & j’écrivis à Tetlingue qu’elle ne m’atten- dît que le lundi ſoir ».

« Je ſus le dimanche à la méſié de la chapelle du Roi. En traverſant la galerie » je rencontrai deux jeunes gens que j’avois vu pluſieurs fois dans des cercles ; ils m’accoſterent, &nouscaur- sâmes quelques inſtans ; un troiſieme vint les joindre ; ils lui propoſerenſ d’être le ſoir d’un (buper où l’on joue-

i*>


[ 204 ]

roit. — Je ne le puis, j’ai promis ce matin à ma maîtreſſe d’être chez elle à minuit : ſon jaloux eſt abſent pour deux jours, il faut profiter de l’occaſion. — Eſt- ce toujours la même, lui demanda •un de ces Meilleurs ? — Oui, & je l’aime à la ſolie. — Bon ! c’eſi : une coquine qui te trompe à la journée. — Je le ſçais, mais elle eſt charmante. Quelques lignes, un mot dit à l’oreille, la dſ u- péſadion que j’obſervai ſur le viſage de celui à qui il étoit adrelſé, & ſur- tout, le nom de Tetlïngue que j’avois entendu prononcer, furent pour moi uh trait de lumière ; je vis claiſement que j’étois l’amant jaloux dont l’ab- ſence faiſoit tant de plaiſir. Cette décou* verte me rendit ſurieux, je me retirai la mort dans le cœur ».

« J’attendis dix heures du ſoir avec la plus grande impatience. J’avois ou- blié le ſouper de Dejorniere, Ton bal, l’Univers entier, pour ne penſer qu’à l’aſſront qu’on me préparoit. A dix heu* res donc, je monte dans ma voiture & me ſais conduire à Paris. Je deſcends chez moi & me rends à pied chez mon inſidelle. En entrant dans la rue, j’entends ſonner minuit j je crus devoir attendre.





„ ’■, [ï°r]„

afin de la trouver hors d état de s excu- ſer ; une voiture me força à me ranger : elle s’arrêta à la porte -de ma maîtreſſe ; qu’on ouvrit ſur le champ ; le maître donna à ſon cocher des ordres pour le lendemain à neuſ heures du matin ».

«,Eh bien, medis-je, V’ albois, peux- tu douter de ton malheur ? Le parti le plus ſage étoit, ſans doute, de me retirer ; mais la raiſon & mon état n’a- voient nul rapport : je voulus conſon- dre la perſide -

« Uné’démi - heure s’étoit écoulée

  1. depuis l’arrivée de mon rival, je crus

qu’iliétoit temps d’entrer. J’avois la cleſ de la porte de la rue, je l’ouvre tout doucement, je monte ; l’antichambre n’étoit pas fermée, je tâte à la porte de la chambre à coucher, point de cleſ ; je gagne la chambre de Julie que je trouve dans les bras du laquais de Tet~ lingue ; mon apparition les intimida, ’mon ton ne fut gueres propre à les raſſiirer. — . La maîtreſſe & la femme- de-chambre peuvent aller de pair. — Ah, Monſieur ! Pouvez -vous penſer que Madame. — Je ſçais tout, ſuivez» moi, v^jez m’ouvrir la porte de la » chambre à ^coucher, ^ Je vous jure»


[ 206 ]

Moniteur, que je n’ai pas la cleſ. Ma- dame l’a fait mettre en dedans. — Nim- porte, dis- je en deſcendant, j’eſpere qu’elle m’ouvrira ».

Julie me ſuivit toute tremblanre, je ſrappe à la porte. — Qui eſt là, dit Tec- lingue ? — C’eſt moi. — Je ne puis yous ouvrir, mon bon ami, je ne me port» pas bien, j’ai beſoin de repos, à de- main. — Il faut que je vous voye. — Encore une fois je ne vous ouvrirai pas ».

« N’écoutant que ma colere, je pris une chaiſe, & je ſrappai ſi rudement % que la porte en fut ébranlée ; alors on ouvrit, & je reconnus l’homme que j’avois vu dans la galerie. — Il me paroît étonnant. Moniteur, que vous vouliez entrer chez Mademoiselle mal- gré elle. — Il me ſemble bien plus dé- placé, Moniteur, quetvous preniez un ton de maître dans une maiſon où j’ai ſeul le droit de commander, Tetlingue qui étoit reliée dans ſon lit ſe mit ſur ſon ſéant, & me dit. — Le droit de commander chez moi, & qui vous l’a donné ce droit ? — Mes bienfaits. — Jeune imbécille, ignorez-vous^jue l’hom- me qui paye eſt celui qui a le moins




[ 2°*7 J .

6e droits chez ſa maîtrelïè, — Ceci, Mademoiſelle, dit le Chevalier Dépre’s, ne vous regarde pas } h Moniteur veut, nous pourrions nous expliquer ailleurs plus à notre aiſe» — De tout mon coeur, par-tout où vous voudrez. Tetlingue ſe leva, & courut ſe jetter dans les bras de mon rival. — Mon cher Che- valier, lui dit-elle, du ton le plus atten- dri, taillez- la cette querelle j au nom de mon amour ne ſortez pas. Ce ſpec- tacle redoubla ma fureur ».

« Je paſſai dans Pantichambre pour tailler au Chevalier la liberté de s’ha- biller ; ſa toilette ne fut pas longue, en deux minutes il vint me joindre, & comme Tetlingue vouloit le ſuivre, il l’enſerma dans ſachambre avec ſesgens».

«Notre combat fut bientôt engagé, je reçus un coup d’épée allez léger, & j’en portai un à mon adverſairc qui n’étoit gueres plus dangereux ».

« Tetlingue avoit mis la tête, à la ſenêtre, & crioit de toutes ſes ſorces à Paſſaſſin ; le monde commençoit à accourir vers nous, ce qui nous obligea de nous ſéparer ; mais avec parole de nous rejoindre».

« En rentrant chez moi, je fis pao-r




. . [208]

ſer ma bleſſure, qui comme je l’avoſe prévu, ſe trouva très - légère. Dès que je ſus dans mon lit, je repaſſai dans mon eſprit ce qui venoit de m’arriver.

La conduite du Chevalier me parut celle d’un galant homme & je ceſſai de lui en vouloir ; mais Tetlingue en’ •fut mille fois plus coupable à mes yeux,

& je ne me ſentis plus pour elle que du mépris ; j’allois même juſqu’à me ſéliciter de ne plus l’aimer. Je ne vis plus en cette fille qu’une ſang-ſue inalté- rable qui auroit néceſſairement entraîné ma ruine ».

r « J’étois encore dans mon lit le len- demain au matin, quand on m’anonça le Chevalier Déſprés . — Je viens, me dit-il en entr.ant, vous offrir mon ami- tié & vous demander la vôtre ; une malheureuſe ne doit pas rendre enne- mis deux honnêtes gens qui ne ſont pas faits pour ſe haïr, — Je lui tendis ^ la m^in en l’aſſurant qu’il avoit prévenu la prière que je comptois lui faire».

a Depuis ce jour nous avons tou- jours été amis. Hélas ! Je l’ai perdu que ques annéesaprès.Ce galanthomme, que je regrette tous les jours, ne ſorcira jamais de ma mémoire.



« Cependant je me rappellai que je devois voir le Miniſtre j je partis ſur le champ pour retourner à Verſaillesy & je ſus allez heureux pour obtenir peur tïeſorniere la place qu’il déſiroit».

« Tetlingue, déſolée d’avoir perdue ſes deux amans, eſſaya tous les moyens pollïbles pour me ramener à elle ; mais mon cœur étoit changé, je ne voulus plus la revoir ».

« J’eus encore pluſieurs intrigues du même genre, où je ne ſus pas plus heureux ; enfin, je reconnus que je ſaiſois un métier de dupe. Je réſolus de ’changer ma maniéré de vivre, & re- nonçai pour jamais à la ſociété hon- teuſe que les gens du bon ton ſorment avec des femmes ſans mœurs ».

«Dans le nombre des maiſons où j’al- lois, il s’en trouva une où je me plai- fois plus qu’ailleurs ; la maîtreſſe étoit infiniment aimable, & quoiqu’elle ne fût plus de la première jeunelîè, il lui reſtoit encore toutes ſortes de moyens pour plaire. Elle recevoit beaucoup de monde, ſa ſociété étoit parfaitement bien choiſie, & elle en faiſoit l’orne- ment ; elle étoit veuve & riche, mais elle avoit annoncé que jamais elle ne


… t 2 IO ’ï . ’ .

(e remarieroit. Je lui avois été préſent’é par un Maître des Requêtes, qui me parut en être ſort amoureux. Je remar- quai, dès mes premières vifites, qu’il n’étoit point aimé ; & je n’en %s pas ſurpris, car c’étoit l’homme du monde le moins aimable ».

« Madame Daſſin, aînſî ſe rtommoit cette femme charmante, me reçut ſi bien, me fit tant d’honnêtetés, que je réſolus de la voir ſouvent. Elle me té- moigna qu’elle me ſçavoit gré de mon exactitude. Je ne vis d’abord dans ſes attentions, qu’une politeſſe qui lui étoit naturelle ; mais bientôt il me fut impoſi- ſible de me méprendre au motiſ qui la faiſoit agir. J’étois jeune & allez bien pourvu du côté de l’amour-propre ; le moyen de n’être pas flatté d’une con- quête que je voyois ambitionnée de bien des gens ! ’D’ailleurs, -je l’ai déjà dit. Madame Daſſin étoit encore ai- mable ».

« D’après ma découverte, je doublai de ſoins. Ce que je reſſentois pour Ma- dame Daſſin, ne pouvoitpas s’appeller préciſément de l’amour ; mais c’étoit au moins un goût très-vif & très-décidé. Avec les diſpoſicions que je connoiſiſois




[■îll]

à îa belle veuve, je crus pouvoir ha»* ſarder une demi déclaration. La maniéré dont elte fut reçue m’enhardit, & je la hs toute entière. Comme elle n’étoit « 

point coquette, je n’eus à eſſſuyer ni • caprice, ni ſauſſe modeſtie. Elle m’ai- moit ; elle me le dit avec l’ingénuité & la candeur qui faiſoient la baſe de ſon caraôtere. Elle mit pourtant une con- dition à notre liaiſon ; c’eſt que je ne lui parlerois jamais de mariage. C’étoit auſſi mon foible, & certes, je ne ſon- geois guere à la contrarier ſur cet objet ».

« Nous ſûmes bientôt dans la plus . grande intimité. Le Maître des^Requétes qui m’avoit préſenté ſe retira, & fit grand plaiſir à Madame Daſſin ; car ſon amour gênoit le nôtre, & nous importunoit beaucoup ».

« Mon pere vint à Paris au prin- temps, comme il ſe l’étoit promis. Je le préſentai chez ma maîtreiTe, ſans lui dire néanmoins à quel point nous en étions enſemble. Il trouva ſa maiſon ſort agréable, & me ſélicita du bon- heur que j’avois de jouir d’une ſociété auſſi charmante. Il ne reſta à Paris que ſort peu de temps ; le jugement de ſon procès paroiſſanr encore ſort éloi- .



., . [ 212 ] l

gné, il ne voulut pas laiſſer ma merſiſ ſeule, & il repartit en m’engageant à continuer la bonne conduite que j’avois commencé à tenir. J’eus honte de re» cevoir un compliment que je rnéritois ſi peu ; mais je me gardai bien de dé- tromper mon pere ».

« Madame Dajlin m’aimoii : tous les jours davantage, & je lui étois vérita- blement attaché. Conſeillée par mon pere, qui ſçavoit l’aſcendant qu’elle avoit ſur mon eſprit, elle m’engagea à prendre un état. — Il eſt affreux à votre âgé, me diſoit-elle, de ne rien faire ; 1^ public, toujours méchant, vous acculera d’incapacité : votre mere déſire ardemment que vous entriez dans la robe ; donnez-lui cette ſatisſadion. Pour achever de me décider, elle me fit voir que c’étoit le vrai moyen de ne jamais nous quitter. Cette raiſon me parut meilleure que toutes les autres", & j’y cédai. Mon droit étoit fait ; je trouvai ſacilement à acheter une charge de Conſeiller âu Parlement. Mon pere écrivit à tous les Membres de la Cham- bre où j’entrois, pour les prier de m’accorder leur amitié : auſſi n’eus- je . qu’à me louer de la ſaçon dont je ſus


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r «3 j

accueilli par mes conſrères & mes ſupé- rieurs ».

« Tout entier à mo^ état, je ne prenois de dilïipation que chez Ma- dame Daſſin ; elle ſe plaignoit même que j’étois trop ſédentaire, & que je ſacriſiois mon amour à mes devoirs

« Cinq ans ſe payèrent de cette ma- niéré. J’ai eu depuis des momens plus heureux, mais je n’en ai point paſſſé d’auſſi tranquilles ».

« Madame Daſſin m’engagea un jour à l’accompagner pour aller dîner à IJJy, chez une femme de ſa connoiſſance. Je ne pus la refuſer. Nous y ſûmes : l’alTemblée étoit nombreuſe & brillante ; il s’y trouva pluſieurs jolies femmes que je trouvois ſort aimables, mais une ſeule fixa toute mon attention. C’étoit une jeune perſonne de dix-huit ou dix-neuſ ans, infiniment belle & parfaitement bien faite : ſon air étoit doux & modeſte. Aſſîſe à çôté de ſa mere, je ne la vis lever les yeux de delïus ſon ouvrage, que lorſr qu’on lui adreſſoit direéſement la pa- role. Comme nous arrivâmes de bonne heure a on propoſa de commencer des parties ayant de ſe mettre à table. Le


[2I 4 ]

baſard me donna pour partenaire au Wiſſk, la mere de la demoiſelle dont* la beauté m’avoit ſrappé d’admiration. Elle vint ſe placer à côté de Madame Dajlin, qui étoit de la même partie que moi. — Vous ne jouez donc pas, Mademoiſelle, lui dit -un jeune homme en s’approchant ? — * Non, Monſieur ; • je ne ſçais aucun jeu. — Mademolſelle de Cerdamont gime mieux travailler, dit Madame Daſhn ; cela s’appelle pré-, ſérer l’utile à l’agréable. Mademoiselle de Cerdamonc ! répétai -je tout bas. Quoi ! elle ſeroit la fille de notre plus cruel ennemi ? Cette penſée me fit ſré- mir, ſans trop bien en démêler la cauſe. Le rouge me monta au viſage, & mon émotion fut ſi vive, que Madame Dajlin s*en apperçut. Je le vis à l’in- quiétude qui (è peignit dans ſes regards ».

« Je fis mon poſſible pour paroître tranquille ; je ſormai même la réſolu- tion de ne regarder Madame & Made- moiſelle de Cerdamont, que comme la femme & la fille d’un homme que je devois haïr ».

«c Malgré moi, je devins diſtrait ; * j’oubliois quand c’étoit à moi à donner les cartes. Dans un de ces momens 4 •




[ 21 $]’

Madame Daſſm me dit, jouez donc M. de Valboïs . Madame de Cerdamont, à ce nom, leva la tête, me fixa, 8c parut peu contente. Je remarquai Ton humeur, & j e lentis la mienne aug- menter »j.

« On vint avertir que le dîner étoit ſervi. Chacun ſe leva : j’allai machina* lement offrir ma main à Madame de Cerdamont : elle tourna la tête, &c prit celle d’un homme qui ſe trouvoit à côté d’elle. Madame Dajlin étoit déjà dans la ſalle à manger ; Mademoiſelle de Cerdamont, occupée à ployer ſon ouvrage, reſta la derniere ; je lui pré- ſentai la main, quelle accepta en rou- giſſant. Un trouble univerſel me ſaifit ; ſa main que je ſentis trembler dans la mienne, acheva de m’interdire ; tout cela fut l’aſfaire d’une minute >», tt Madame de Cerdamont, qui ap- perçut ſa fille avec moi, ſe hâta de î’appeller. — Adélaïde, venez vous mettre à côté de moi. Je ſus placé preſque vis-à-vis, entre Madame Dajlin & la maîtreſſé de la maiſon ».

« Il me fut auſſi impoſſible de man- ger, que de ne pas regarder la belle jldélaïdç. Ma place, que je n’aurois



. [21<n

pu mieux choiſir, m’en ſourniſſoit des moyens fréquens. Sur la fin du repas, * on s’égaya ſans pourtant s’écarter de la plus ſtri&e honnêteté. On fit quel- ques plaiſanteries à Mademoiſelle de Cerdamont ; elle y répondit avec beau- coup d’erprit. Selon h coutume ordi- naire de ce temps-là, il fallut chanter : chacun eut ſon tour ; je m’en acquittai paſſablement. Quelques femmes firent entendre de très-jolies voix ; mais que devins -je „ quand la trop charmante Adélaïde préluda un air léger dont je connoiſſois la diſſiculté ? Ô dieu ! quel timbre ſéduiſant ! Sa voix mélodieuſe & conduite avec goût m’enleva. Tout le temps qu’elle chanta, je reliai dans une eſpece d’extaſe ».

« Je joignis mes applaudiſſèmens à ceux de toute Paſſemblée, & jamais «loges ne furent mieux mérités. Ce talent que je priſois infiniment, me rendit totalement ſou. Je répétois à pluſieurs reptiles, que je n’avois de ma vie rien "entendu de plus agréable. — Vous l’avez déjà dit deux fois. Cette • remarque de Madame Dajlin, me fit appercevoir de mon étourderie : ma ré- ponſe dût ſe reſſentir de mon trouble »*

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[ ai 7 1

, *c On ſe leva de table ; les parties ſe continuèrent juſqu’à l’heure de la pro- menade. Madame de Cerdamont con- ſerva toute la journée un air de con- trainte, & même d’ennui. Sa fille fut grondée deux ou trois fois ſans raiſon. Adélaïde x auſïi douce que belle, ne répondoit rien ; mais on voyoit des larmes rouler dans ſes beaux yeux. Que n’aurois je pas donné pour pouvoir les recueillir dans mon cœur ! »

« Dès que Madame de Cerdamont eut fini ſa partie, elle demanda ſa voiture. — Quoi ! ſi-tôt, lui dit la maîtreſſe de la maiſon ? — J’ai ce ſoir des affaires in- diſpenſablesà Paris. Lorſqu’elle ſe leva pour ſortir, je regardai Adélaïde avac chagrin ; elle me ſembla triſte ».

« Son départ précipité m’aſſeda vi- vement. Je ſortis peu d’inſtans après pour faire un tour de jardin : une roſe ſe trouva ſur mon chemin ; je la cueillis, ſa beauté me ſrappa, & je la comparai à Adélaïde. Ta reſîèmblance, dis -je à demi-bas, te rend chere à mes yeux ; brillante image de la plus belle des femmes, viens occuper une place que l’amour le plus tendre voudroit offrir, à celle qui peut ſeule te le diſputer en. I, Partie . K



[218J

’ ſraîcheur ! Je mis la roſe ſur mon cœur, après l’avoir prelTée doucement de mes levres. Un léger bruit que j’en- tendis me ſît tourner la tête ; cétoit Madame Dajlin, Je l’apperçus à deux pas de moi, pâle comme la mort, & prête à ſe trouver mal. Je m’avançai promptement ; elle tomba dans mes bras. Heureuſement tout le monde étoit deſcendu dans les jardins : je m’é- criai ; on accourut, & J’on m’aida à la porter à la maiſon ».

’ . « Cet accident cauſa une grande ru- meur ; Madame Dajlin étoit ſort aimée, & meritoit de l’ctre ».

« Enfin elle entrouvrit les yeux ; Iü2 is une ſîevre ardente s’annonça. Mal- gré ſon état, elle voulut retourner à Paris» Vainement ſon amie la ſupplia d’accepter un lit chez elle ; ſon parti étoit pris. On la plaça dans ſon carroſTe le plus commodément poſſîble ; je me rnis vis-à-vis d’elle pour veiller à ce qu’elle fût bien dans ce court trajet. Je ſouſſris horriblement ; l’état où je voyois mon amie, me ſendoit le cœur. Je penſois à Mademoiſelle de Cerda • mont, & j’aurois donné ma vie pour rendre la ſanté à Madame Dajlin, Cette




’, [ 2 > 9 ]

femme charmante avoir le ſeu dans les yeux ; ſon teint étoit enflammé, & pa$

’ une plainte ne ſortoit de 1a bouche »• « Enfin nous arrivâmes s j’aidai à la porter ſur ſon lit, & je me diſpoſai i lui ſervir de garde-malade. Elle vit nſbn intention, & s’y oppoſa abſolument, J’allois céder à Ces ordres & me retirer, quand je démêlai à travers ſés diſcoura qu’elle ne raiſonnoit pas comme à ſont ordinaire. Je me rapprochai de ſon lit ; elle ne me reconnut plus. Le déliro s’empara de ſon eſprit ; elle pleuroit, crioit, & rioit tour- à -tour. Ses gens : i’entouroient ; j’étois à côté de ſon che- vet : elle ſe croyoit ſeule, & ſe plaignoit de ce qu’on l’abandonnoit. L’amour, diſoit-elle enſuite, étoit la cauſe de tous ſes maux. Un moment après, elle de- mandoit par grâce un poignard, pour s’arracher une vie qui déſormais ſeroit remplie d’amertume ».

  • * Le Médecin arriva ; après lui avoir

tâté le poulx, il nous annonça un calme prochain. Eſſectivement elle tomba dans un anéantiſſement qui nous eſſraya. Le-Medecin lui-même en augura mal. •»- Cette Dame, dit- il, a été bien yivement aſſedée ; ſon état n’eſt pas na-


tutel, & je la trouve en danger. — Ô Pieu ! m’écriai- je ; mais, Monſieur, il faut la ſauver, elle ne peut-être auſſi mal que vous le dites ; diſpoſez de toute ma fortune & rendçz-nous la meilleure des ſçmmes. Tous les domeſtiques ſe jetterent à genoux en s’écriant, ſau* vez notre chere maîtreſſe, Monſieur ; au nom de Dieu rendez- nous la ! — £$ Mes enfans il eſt inutile de m’intercéder pour une choſe que je deſire de toute mon ame ; croyez que je ne néglige- rai rien pour remplir vos voeux ».

a II fit prendre à la malade une potion qui lui rendit un peu de ſorce. Ma préſence eut l’air de lui faire plai- ſir. — .Vous avez donc voulu reſter, me dit -elle, d’une voix foible ; vos ſoins me ſont bien précieux, mais je n’en abuſerai pas long -temps : puis ſou* pirant, elle ajouta ; mon cher de V ilbois, vous perdez en moi une amie tendre & ſincere. — Femme divine, éloignez de vous cette terrible idée j non, mon amie, non, je ne ſuis pas menacé du malheur de vous perdre, vous vivrez pour faire la ſélicité de tout ce qui vous entoure. Je n’aurai pu faire la vôtre, je mourr r^i ſans regret, Comme j’allois lui ré*


’( 22l l . J *

pondre, le Médecin la pria de ſe trat*

quilliſer ».

« Elle conſentit à ne plus parler, & bientôt je la vis ſommeiller* Elle dormit près de deux heures ; en s’éveillant, elle me tendit la main. J’ai fait ce que l’on a voulu, & je ne ſuis pas mieux. C’en eſt fait, mon cher de Palbois, il ſau- dra abſolument nou9 quitter ; je fis vainement ce que je pus pour guérir ſon imagir^ition ſrappée ».

« Je palſai la nuit dans des inquiéttl* des mortelles ; tantôt elle me paroiſ- ſoit mieux, tafitôt plus mal. Le Mé- decin qui ne la quitta pas, me diſoit d’heure en heure, elle baiſſe conſidé* rablement. Dès le matin il voulut faire appeller deux de ſes conſrères. La ma- lade l’entendit, & s’y oppoſa. — Tout l’art poſſible, lui dit - elle, ne chan- geait pas mon état ; je ſens bien que le terme de mes jours eſt arrivé ; laiſſez- moi jouir en paix du peu d’inſtans qui me reſtent à vivre ; puis s’adreſîant à moi, mon cher de Valbois, donnez des ordres pour qu’on ſaſte venir un Prêtre & un Notaire ; & voyant que je voulois parler : vous me déſoblige- riez ſenſiblement, mon ami, en vous

K iij



[ 222 ]

jpppoſant à mes dernieres volontés »*

« Dès que le Notaire fut arrivé, elle voulut être ſeule avec lui ; il reſta près de deux heures. Après ſon départ, elle me fit entrer. — Mettez me dit- elle, ce paquet dans mon ſecrétaire, & donnez- m’en la cleſ. Il eſt temps maintenant de ſatisfaire aux devoirs les plus ſacrés. Dites, mon cher Valbois, qu’on faſſe entrer le Prêtre que j’ai fait demander ».

« On lui rendit les honneurs de l’E- gliſe ; tous ceux qui furent témoins de la ſainte cérémonie, verſoient des lar-< mes d’attendriſſement ; quant à elle ſon air étoit majeſtueux, ſesyeux brilloient d’une joiedouce, mais ſa voix meſembla conſidérablement aſſaiblie, & même embarraſiee. — L’inſtant approche, mon ami, me dit-elle, lorſque tout le monde fut ſorti, nous allons nous ſéparer pour toujours. Je m’y réſigne puiſque je ne pouvois que vivre malheureuſe : dès le premier moment que je vous ai vu, j’ai-ſenti que je vous aimerois toute ma vie ; ma clairvoyante tendreſſe à bien ſçu diſtinguer les ſentimens que vous aviez pour moi, d’avec l’amour que je reſſentois pour vous ; mais comme je ne yqus croyois pas ſuſceptible d’un


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[ 223 ] .

attachement plus vif, je ne me plal- gnois pas de votre indifférence. Depuis cinq ans j’ai vécu la plus heureuſe des femmes l’inſtant qui m’a détrompée, a été pour moi le coup de la mort. Votre premier regard ſur Mademoi- relie de Cerdamont a fait naîtredans votre cœur un amour qui ne s’éteindra ja- mais… Arrêtez, mon ami, veuillez m’écouter avec patience, quand on aime comme moi, oi^he ſe méprend pas ſur l’effet d’une mutuelle ſympa- thie. Adélaïde vous*adore ; les yeux, vrai miroir de l’ame, me l’ont appris, en ſe ſixant ſur vous. Les éloges que vous avez prodigués à ùt voix, rſont fait qu’ajouter à la certitude que j’avois déjà. Quand vous êtes deſeendu dans le jardin, je vous ai ſuivi, je vous ai vu cueillir une roſe ; j’ai entendu la comparaiſon que vous en avez faite avec Adélaïde. Peu maîtreſſe de ma douleur, j’ai voulu fuir pour vous en épargner le trille ſpeétacle : mes ſorces m’ont trahie, c’ell alors que vous m’avez entendue. Le reſte vous eſt connu, ju- gez ſi je dois regretter la vie j ſoyez heureux, mon ami, avec le digne - objet de votre tendreſſe, Adélaïde eſt

Kiv




[ 22 4 ]

«ne perſonne charmante, je deſire de toute mon ame votre ſélicité. Celiez de répandre des larmes ſur mon ſort : je meurs contente, puiſque je meurs dans vos bras, & que je ſuis allurée, qu’après Adélaïde, je ſuis la perſonne

que vous aimez le plus Adieu,

mon cher de Valbois, n’oubliez pas votre amie Mais ne vous aban-

donnez pas à la douleur dont je’ vous vois pénétré. Jſc… Adieu-, encore une fois, la lumière ſuit devant mes yeux.,,. JVlon ame eſt prête à s’envoler. . …Mon cœur palpite, portez -y la main… Son dernier battement ſera pour vous

dire que je… vous., . . aime ; 8c

elle expira»,

« Je jettai un cri qui attira tous ſes gens ; ils me trouvèrent étendu ſur le parquet, & ne donnant aucun ligne de vie. On me porta ſur un lit, je ne repris l’uſagedemesſensque pour deve- nir ſurieux. Ce cruel état dura quinze jours. En revenant à la raiſon, je fis mille queſtions aux domeſtiques. Il me ſem- bloit que tout ce qui s’étoit paſſe n’étoit qu’un ſonge. Cependant la ſuneſte vérité le fit bientôt connoître. Ce moment fut le plus terrible de toute ma vie.


r ]

Mon déſeſpoir étoit à Ton comble ; un état ſi violent ne pouvoit durer, auſſi, peu-à-peu ma douleur devint plus calme. Mon valet- de -chambre profita de ces premiers momens pour me renth» compte de ce qui étoit arrivé pendara ma maladie ». . ’

« auſſi-tôt après lamort de Madame Dajlin, on avoit poſé le ſcellé par tout. Six jours après. Tes héritiers ſe préſen- terent. On fit la leéture du teſtament ; elle m’avoit nommé Ton légataire uni- Verſel ; elle avoit fait diſſérens legs à ſes domeſtiques, ainſi qu’à de pauvres ſamilles qui ne ſubſiſtoient depuis long- temps que de ſes bienfaits».

« Comme la maiſon où j’étois lui appartenoit, & qu’elle devenoit mon bien, par les diſpofitions de Madame Dajlin, ſes héritiers s’étoient retirés, très-conſus d’êti* ſruſtrés d’une fortune ſur laquelle ils comptoient ».

« Je demandai à mon valet-de-cham* bre, ſi ces parens avoient l’air opu- lent : il me répondit que c’étoient de pauvres gentilshommes de Province, que Madame Dajlin avoit ſoutenus pendant un temps conſidérable ; mais que dè très - mauvais procédés l’avoient


[ 22 6 J

ſorcée de leur retirer des ſecours qu’lis s’étoient rendus indignes de recevoir. Je le chargeai de s’inſormer du nom de l’endroit que ces Meilleurs habi- tent, & quand j’en ſus inſtruit, je mir écrivis pour les prier de ſe rendre à Paris ».

« Lorſqu’ils furent arrivés, je les re- mis en poſſeſſion de tous les biens de leur parente. Cette aétion ſatisfit mon coeur-, & leur rendit la joie. Us me jurè- rent une amitié & une reconnoiilance éternelle. Peut être m’auroient-ils tenu parole ii j’avois été à même de proſi- ter de leur bonne volonté».

« Je ne conſervai de tous les dons de Madame Daſtin, que deux de ſes portraits, l’un ſur une boîte entourée de diamans, & l’autre qui la repréſen- toit en pied, liſant une de mes lettres ».

« Dès que tout fut terminé à la ſatis- Fa&ion des parens de Madame Dajiin, je me retirai chez moi. Le chagrin qui me dévoroit ſembloit s’accroître tous les jours. Je ne ſortois pas de mon cabinet, où je m’adonnai entière- ment à l’étude de mon état. La perte de cette femme charmante ne me laiſ- ibit pas un moment de repos ; j’avois


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[^ 2 < 7 ],

cauſé ſa mort, & je me la rëprocnois

continuellement ».

« Dix huit mois ſe paiïerent ſans que j’éprouvalſe la plus légère con- ſolation ; la mort de mon pere, en comblant ma douleur, me força à faire un voyage à Reims. J’y trouvai ma mere dans un état ſemblable au mien. Pour pouvoir nous livrer à nos chagrins, ſans crainte d’être interrom- pus, nous allâmes habiter Bayeulle, c*eſt le nom de notre terre, voiſine de Reims, dont j’ai parlé au commence- ment de mon hiſtoire. Nous y paſsâmes l’hiver ſans nulle eſpéce de ſociété. Tou- jours livrés à nous - mêmes, -les larmes étoient notre ſeule occupation ».

« Le ’temps cependant, il en faut convenir, eſt un grand remede. Le prinremps nous vit plus calmes, nos regrets exiſtoient toujours, mais nos plaintes étoient plus modérées. La pré- ſence de nos domeſtiques nous devint ſupportible ; la promenade eut pour nous, quelques charmes ; la vue d\kné campagne agréable excita encore notré admiration. Nous ne délirions pas faire ceſſer notre ſolitude, mais nous cher- châmes à la rendre moins rigoureuſe ».

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« Nous paſsâmes une partie de 1 été dans cet état de douleur mitigée. Je m’é- cartois ſouvent dans le parc pour penſer librement à Madame Dajlïn. Son por- trait, ſidèle image de ſa beauté & de ſa douceur, me la rappelloit ſans celle. Le ſouvenir de Mademoiſelle de Cerdamont ne m’avoit gueres quitté, mais la mort de mon amie & celle de mon pere m’avoient laiſſe ſi peu de relâche, que je n’avois ſais aucune dé- marche pour la revoir, & ma douleur m’avoit ôté juſqu’à l’idée de ſon voi- ſinage ».

« Un ſoir que je m’étois plus éloigné qu’à l’ordinaire, il me prit envie de ſortir du parc. Inſenſiblement je gagnai celui de M. de Cerdamont. donc

me dis - je, où habite la charmante Sldélaïde, & ce lieu m’eſt interdit ? Il faut que je renonce pour. toujours au plaiſir de la voir ; l’amour a cauſé la mort d’une femme adorable, & ſera mon


éternel malheur. Ces réflexions jp’abſor- boient.au point que je n’apperçus pas deux femmes qui gagnoientla campa-


gne. Je n’en avois pas été vu ; elles vin- rent s’aſſeoir à peu de diſtance de l’ar- bre contre lequel je m’étois appuyé.




[ 22p ]

Leur converſatio/i me fit ſortir de ma rêverie ; je n’étois point aſſez près pour les voir, encore moins pour dis- tinguer ce qu’elles diſoient : j’avançai quelques pas, mais doucement. Comme elles avoient le- dos tourné de mon côté, je ne les vis pas ; une extrême cu- riofité qu’il me fut impoſſible de vaincre, m’engagea à me coucher dans l’herbe ; j’y étois à peine, que je ſus ſrappé du ſon de voix de la psrſonne qui parloir. — Jamais, non, jamais, ma chere Mir- s^a i diſoit - elle, je ne le reverrai ; enfermé avec ſa mere, tout entier à ſa douleur, il y ſuccombera, & je ne pour- rai ſurvivre à ſa perte. — Croyez, ré- pondit l’autre femme, que le temps le conſolera. — Garde-toi de le penſer, ſon cœur eſt trop vivement aſſedé. Depuis deux ans, époque de la mort de Madame Daſſin, a- 1- il celſé de la pleurer ? Hélas ! je ſuis loin de le blâmer ; il aimoit, il était aimé, le moyen de ſe conſoler ! — Vous ſçavez, Mademoiſelle, que le jardinier de Bayeulle rſ^’a dit, que depuis quelque Temps, ſon maître faiſoit de longues & fréquentes promenades ; — &, cepen- dant, nous ne l’avons point apperçti>




[* 3 °]

quoique nous partions peu de jours ſans approcher de ſon parc. — L’on n’eſt jamais ſi près du bonheur que lorſqu’on ſe croit le moins heureux. Vous m’a- vez ſi ſouventrépécé que dans le premier inſtant où vous vîtes M. de V albois, vous crûtes voir dans ſes yeux l’expreſ- ſion d’un ſentiment dont vous éprou- viez les atteintes, que je ne puis ima- giner, Mademoiſelle, qu’il vous ait ou- bliée. — Ah ! Mir^a, ſi l’indifférence n’étoit pas le ſeul ſentiment qu’il m’ait voué, il auroit depuis long temps trouvé les moyens de me revoir. — Si vous êtes convaincue de cette idée, pour- quoi vous livrer à la douleur ? Jeune, belle, riche, ’adorée & recherchée de tout ce qu’il y a de mieux dans la Province, & même dans la Capitale \ que ne faites vous un choix ? M. le Préſident ſemble pancher en faveur de M. le Comte d ’Albin, cédez à ſes deſirs, ce jeune homme eſt aimable, il vous rendra ſûrement heureuſe. — Que tu connois peu l’amour, ma *chere Mir^a, ſi tu crois qu’il ſoit portible de . briſer ſes chaînes à volonté ! Je con- viens de tout ce que tu dis au ſujet du Comte d ’Albin, mais mon çœuç




[ 2 ?ï ] …,

ne peut ſe donner deux fois ; il eſt à M. de V albois, jamais un autre n’en ſera poſſeſſeur. — Mais, Mademoiſelle, ſi vos parens veulent que vous vous décidiez pour M. le Comte ? — Un couvent ſera ma reſſource. Mais, Mir^a, il ſe fait tard, rentrons ; mon preſſenti- ment de ce matin ne s’eſt pas vériſié. J’arrive toujours l’eſpoir dans le coeur, & je repars ſans l’avoir vu ſe réaliſer».

« Elles ſe levèrent, & regagnerenſ la porte du parc ».

« Il faut avoir mon coeur pour Ce faire une idée de mon état. J’étois trans- porté de l’excès de mon bonheur, tout ſouvenir de peine s’étoit évanoui ; être aimé de la belle Adélaïde, qu’elle ſéli- cité ! vingt fois j’avois été tenté de voler à ſes pieds, la crainte de lui dé- plaire m’avoit arrêté ; je me levai pour aller rendre hommage à la place qu’elle avoit occupée ; je me rappellois juſqu’à la moindre parole qu’elle avoit pronon- cée, je m’enivrois du plaiſir d’être aimé ; les vrais amans ont ſëuls le droit de pouvoir, de ſçavoir ſavotirer de Sem- blables jouiſſances n.

’ « La nuit me chaſſTa d’un lieu où

j’ aurais voulu Iaiſſèr la moitié de maa


[232]

6xiſtence ;je crus en rentrant que tout avoit changé de ſace. Le château me parut plus beau, les ameublemens plus riches, ma mere même me ſembla moins triſte qu’à l’ordinaire, tant il eſt vrai que tout ce qui nous environne prend, à nos yeux, la teinte de notre imagination ».

« Je me mis au lit, non pour dor- mir, le plaiſir trouble le repos comme la peine, mais pour me livrer à toutes les idées de bonheur que l’amour heu- reux ſuggere à un cœur tendrement épris. La haine de M. de Cerdamont étoit à rſies yeux un foible obſtacle à ſurmonter : la mort de mon pere avoit dû la faire ceſiſer.Mon mariage avec Mademoiſelle de Cerdamont rapatriera les deux ſamilles : ma mere aimera ma femme, elles logeront enſemble ; je trouverai réunies les deux perſonnés qui me ſont les plus cheres. Voilà qu’elles éroient mes réflexions. L’amour nous préſente tout du côté ſavorable ; je n’admettois aucune contrariété à l’objet de mes deſirs ».

« Après avoir cherché le moyen de déclarer mes ſentimens, je n’en vis pas de meilleur que d’e’crire une lettre que


Km



, [ =33 3 v

je porterois a la place où j avois vu Adélaïde, & où je préſumois qu’elle ſe repoſoit ſouvent. Du moment que j’eus ſormé ce projet, je me levai pour écrire ; il me ſembloit que ſi j’attendois le matin, je n’aurois pas aſſez de temps. Voici le contenu de ma lettre».

Letttre de Monjleur de Valbois à Mademoïjellc de

Mademoiselle,

« Qu’allez-vous penſer de ma témé- » rité ? Oſer vous écrire quand j’ai à » peine l’honneur d’étre connu de vous ? » Que dis -je ? dois -je me flatter que » vous ayez conſervé le plus léger » ſouvenir d’un homme qui n’a eu le bon* » heur de vous voir qu’une fois, mais » qui depuis ce jour n’a celTé de penſer v à vous ? Des malheurs qui m’ont aſ- » ſailli, ont ſorcé mon amour au ſilence. a* Mais, Mademoiſelle, il eſt impoſſi- » blede ſe taire éternellement, ſur-tout, » quand le ſilence que l’on obſerve eſt » un ſupplice affreux. Je vous aime ſi sa tendrement que je ſuis exçuſable de » chercher les moyens de yous le dira*


[^ 34 ]

» Cette lettre ſera dépoſée dans un lieu » où je vous vis hier : mon reſpect » m’empêcha de paroître à vos yeux » avant d’en avoir obtenu la permit- » ſion que je vous demande à genoux ;

par pitié, Mademoiſelle, ne nie la y> reſuſez pas. Si vous voulez ^voir » la bonté de me faire une réponſe,

  • > & la’ laiſſer à la même place où ſera

» cette, lettre, je viendrai la chercher » dès que vous ſerez rentrée. Vous a> trouverez ſur l’herbe un crayon &

» du papier ».

« Croyez à l’amour comme au pro- 9 ſond reſped de celui qui a l’honneur » d’être, Mademoiſelle, vetre très hum- ’ e» ble & très- obéiſſant ſerviteur,

DE VaLBOIS».

  • La journée me parut d’une lon-

gueur aſſommante. A ſix heures, je ſus placer ma lettre, & je me mis, comme la veille, dans une prairie peu éloignée,*dont l’herbe haute & épaiſſè me cachoitavec ſacilité. J’y reſtai long- temps ſans rien voir paroître : mes yeux étoient fixés ſur la porre du parc ; je commençois à déſeſpérer, lorſque j’en




vis ſortir Mademoiselle de Cerdamont & ſa femme-de-chambre. Elles étoient encore ſort éloignées, & pourtant je n’oſois reſpirer dans la crainte d’en être entendu. Leurs pas ſe dirigèrent de mon •côté ; mais quel fut mon chagrin, quand je les vis s’aſſeoir à une autre place que la veille, & beaucoup plus loin de moi ? Peu d’inſtans après elles ſe levèrent, & gagnèrent inſenſîblement l’endroit où étoit ma lettre ». •

  • < Mirça. fut la première à l’apper-

cevoir : elle la ramaſſe. Adélaïde jette les yeux ſur la ſuſcription. — C’eſt à moi qu’elle eſt adreſTée. … par quel haſard ?…, l’écriture m’en eſt incon- nue — Liſez - la, Mademoiſelle,

lui dit Mir^a. — Je ne le dois pas.* — • Où eſt Je mal ? En vérité, Mademoi- ſelle, je ne puis vous concevoir : c’eſt etre bien peu curieuſe. — Je n’oſe. — Eh bien, je vais oſer pour vous. Voyons la ſignature : liſez, Mademoiſelle. — Valboîs ! Ô ciel ! donne vite, ma chere Mir^a. ». • -U

En liſant, je l’entendis ſoupirer ; mal- heureuſement je ne pouvois pas voir ſon viſage : quel plaiſîr n’aurois-je pas


1 * 3 * 1,

trouvé à la contempler darià cet inltant d’attendriſſſement ! — - Eh bien ! Made- moiselle. — Eh bien ! Mir^a, il m’aime. Ah ! je ſuis la plus heureuſe des femmes 5 mais il demande une réponſe. Il l’attend ſûrement avec impatience j donne vite* ce crayon, ce papier ».

« Je ſus quelques minutes ſorts riert entendre. — Voilà mon billet achevé. Mir^a, rentrons : il eſt ſans ’doute caché juſqu’àu moment de notre départ. Met- tons-nous cependant de maniéré que je puiſſe le voir ».

cc Je ſus ſâché de ſon intention, crai- gnant qu’elle ne trouvât mauvais que je me fuſſe mis ſi près d’elle. Je tâchai de gagner, en me baiſſant le plus qu’il me fut poſſible, l’extrémité de la prairie. Je courus alors chercher la réponſe de la divine Adélaïde. Elle ne contenoit que ce peu de mots : trouvez-vous de - main ici à ſept heures & demie du ſoir ; j’y ſerai. Je baiſai mille fois ce char- mant billet. Elle me voit, me diſois- je ;

je ſuis heureux ! Et demain, de- main je pourrai lui parler, lui dire que je ne veux vivre que pour l’adorer. Ô dieu ! quelle ſélicité ! Je portoisle billet


1 237 ] •,,

alternativement de ma bouche a mon cœur : cette douce occupation ne finit qu’à la nuit ».

« Ma mere me fit compliment fut mon air de gaîté. — Pardonnez, lui «fis- je, li je ne vous en explique pas le ſujet ; mais vous le ſçaurez, oui, vous le ſçaurez avant peu. — Le plutôt ſera le mieux, s il s’agit de ton bonheur ï tu connois ma tendreſſe. — Ma tendre mere ! je n’^n ai jamais douté : par- donnez ſi j’ai un ſecret pour vous ; mais je ne puis encore parler : il me faut une permiiïion ; je l’obtiendrai ſûrg- ment. — Je t’écouterai toujours avec l’intérêt le plus vif. Elle m’embralTa, & ſortit de la chambre ».

« Je vous éviterai, Monſieur, l’ennui de tout ce que j’éprouvai intérieure- ment juſqu’au lendemain ».

« La belle Adélaïde fut exa&e au rendez-vous. Du plus loin que je la vis, je volai à ſa rencontre : ma préſence la fit rougir, & l*auroit embellie ſi 1 ? çhoſe avoit été poſſible ».

  • Cette première entrevue décida de

mon ſort. J’obtins l’aveu de ſes ſçnti- mens pour moi. Elle me permit de la demander à ſes parens, & penſa, comme


.J> 3 SÎ

moi, que la haine de Ton pere avoit dû ceſſer à la mort du mien. Nous nous jurâmes un amour éternel & un cou- rage à l’épreuve de tout, ſi nous ren- contrions des obſtacles. Nous nous promîmes de nous voir tous les jours au même lieu. Nous ne craignîmes pas d’être vus : M. de Cerdamont étoit re- tenu dans ſon ſauteuil par une attaque de goutte, & ſa femme, n’aimant pas h promenade, lui tenoit fidele com- pagnie

: te En rentrant, je me rendis auprès 

de ma mere, & lui conſiai l’état de mon cœur. Je lui dis comment mon amour avoit pris naiſſance, ſes progrès, & enfin le déſir que j’avois de m’unir à 1 ? objet de ma tendreſſe. Ma mere m’avoit écouté les yeux baiſſes : quand elle les leva ſur moi, j’y vis des larmes. • — Ô mon fils ! s’écria-t-elle avec l’accent de la douleur, que de maux’cet amour te prépare ! Je ne puis le blâmer, l’objet qui l’a fait naître eſt digne de ton hom- mage ; mais votre mutuelle tendreſſe Vous aveugle. Tu ne connois pas, mon ami, le caractere du Préſident de Cer- damont : n’eſpere pas que jamais il con- sente à te donner ſa filles ſa haine pom ;




(


[ 239 ]

notre famille ne mourra qu’avec lui.— Ma reſpe&able mere, vous le jugez trop rigoureuſement. Sa fille le con- noît ; il n’eſt pas méchant. — Il eſt plus, il eſt vindicatiſ. S’il en eſt temps, mon fils, briſe tes chaînes. La char- mante Adélaïde ſera ſacriſiée ; crois en line mere tendre qui t’aime plus qu elle- même… Ne m’accuſe pas de prévention : jamais je ne m’oppoleraià ton bonheur. Tu t’affliges, je le vois ; tu doutes de ma ſincérité. Eh bien ! morv cher fils, que déſires-tu de moi ? J^ne connois aucune démarche qui me coûte à faire pour aſſiirer ta ſélicité. Leve-toi, mon ami ; ce n’eſt point à mes pieds, c’eſt : ſur mon cœur que ta place eſt marquée. J’irai chez M. de Cerdamont ; je lui demanderai ſa fille pour toi ; je t’en donne ma parole d’honneur : mais s’il me reſuſe, fois aſſè2 raiſonnable pour prendre ton parti. Tu gémiras, ſan* doute : e*h bien ! nous gémirons enſem- ble ; cette occupation nous eſt ſami- lière. Dès demain, je verrai le pere d’ Adélaïde* — Ah ! ma mere, que ne vous dois-je pas ? — Des remercîmens ! Et pourquoi ? En travaillant pour te rendre heureux, je remplis un devoir


[




[ 240 ]

précieüx pour mon coeur ; & ſi tes dé- ſirs ſont ſatisfaits, je ſerai auſſi contente que toi- même ».

« Je me retirai pénétré des bontés de ma mere ».

• « Le lendemain, elle remplit ſa pro- meſſè. J’attendois ſon retour avec la plus grande impatience. Dès que j’en- tendis ſon carroſſe, je courus pour lui donner la main. Son air me parut ſi triſte, que j’augurois mal de ſa viſite. Nous gagqâmes l’appartement ſans pro- noncer un ſjul mot i je n’oſois rompre le ſilence. — Je l’avois bien prévu, me dit ma mere en ſanglotant ; le Préſident vous reſuſe avec une ſierté des plus humiliantes. Eſt-il poſſible ? Ô ciel ! C’eſt tout ce que je* pus dire. — Hélas ! il n’eſt que trop vrai. Ma fille ne ſera jamais au fils de mon plus cruel ennemi : voilà la ſeule réponſe que j’aye pu ob- tenir de cet homme ſéroce. Madame de Cerdamont ne m’a pas paru mieux diſpoſe’e que ſon mari. Je me ſuis levée, en diſant que je plaignois bien ſincére- ment Adélaïde, Madame la Préſidente vouloit me reconduire î je la priai de s’en diſpenſer : entre ennemis, lui dis- je, des politeſſes rçlſemblent trop à l’ironie.

La


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L 241 J •

(ur \*}\ Âdél ? de » 7* ~ aiI " er toute ma vie Mademoiſelle

de Lerdamont Malheureux ’ Et à

quoi te ſervira cette réſolution ? Tu

vois les obſtacles qui ſe prëſentent

Ma conſiance les ſurmontera. — Tu périmés donc à courir à ta perte ? —

Je veux 1 obtenir, ou mourir -Et t a

niere ſera la première viâime ! — . Par- donnez à votre malheureux fils, s’il rehſte a vos déſîrs ; mais, ma mere, mon tſſnour n’eſt pas né d’aujourd’hui ;

] adore Adélaïde depuis plus de deux * ans : tant que j’ai cru lui.être indiſſé- rent, | ai ſouſſert ſ ans me p i aindre mais

elle m aime, elle m’a promis d’être à moi, je lui ai fait le même ſerment mon honneur autant que mon amour

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m oblige a n y pas manquer ». t ^ heu . re ’dotre rendez-v


/. Partie,


vous ap^

L


prochoit. Je quittai ma mere pour aller trouver ma maîtreſTe : elle étoit déjà arrivée. — Tout eſt perdu, me cria- t-elle dès que*je pus l’entendre ; on veut que j’accueille le Comte Albin comme un homme qui doit être mon époux. Vous êtes recherchée, m’a dit mon pere, par M. de V elbois \ je me flatte qu’il n’a pas votre aveu : au reſte, je vous préviens que je le haïs autant que je déteſtois ſon pere. — Mais, répon- dis-je en rougiſſant, que vous a-t-il fait } — Il doit vous ſüſſire, je penſe, que ma .volonté ſoit de ne vous voir jamais unie à lui. — Je^ l’avois bien prévu, a ajouté ma mere. Mademoi- selle s’en eſt montée la tête le jour où nous le vîmes à Iſſy. — Je ne puis le croire, & je veux l’ignorer *.

« Voilà, Monſïeur, comme vous voyez, tous nos projets de bonheur ab- ſolument détruits. — Détruit^ ! cruelle !

• Si vous m’aimiez, je vois au contraire que notre ſélicité pourrait être très- prochaine. — Si je vous aime Mais, que puis je contre la volonté de mes parens ? — Vous ſouſtraire à leur injuſtice, à leur barbarie, ſuivre enfin le penchant de votre coeur, vous donner



J>«3

à votre amant, à votre e’poux. — Cher Valbois\ ſans vouloir entrer dans d’au- tres détails, ce parti violent eli trop dangereux pour vous. Si je courois ſeule à ma perte, peut - être n’héhte- rois-je pas à le ſuivre ; mais je me re- procherois éternellement d’avoir cauſé la vôtre. Prenons du temps pour réflé- chir ; je ſerai tout pour changer les diſpolitions de mon pere. — N’eſpérez

pas le gagner. — Alors mais

tentons des moyens avant de ſonger- à ſecouer le joug ſacré de l’autorité pa- ternelle. Moins criminelle à mes propres yeux, quand j’aurai ſatisfait à mes de- voirs, le blâme des autres ne ſera plus un tourment pour moi. — Attendons, puiſque vous le voulez. Dieu veuille que ce retard ne nous ſoit pas ſuneſte ! — Repoſez-vous ſur mes (oins. Val- bois, il faut nous ſéparer, malgré le peu d’inſtans que nous venons de palier enſemble. Mes promenades pourroient faire naître des ſoupçons : ménageons nos plaiſirs ; demain nous nous verrons à cette même place, ? adieu. Je la quittai plus amoureux encore ».

« J’acrive le lendemain à l’heure ac- coutumée. Adélaïde ne vient point : la

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[ 244]

nuit étoit déjà avancée. Immobile à la place que j’avois choilîe, le cœur aſſiégé par les plus affreux preſſentimens, mon premier deſſein fut d’attendre le retour de la lumière avant de la déſemparer ; mais la crainte d’inquiéter ma mere par mon abſence, me fit retourner chez moi. Elle m’attendoit comme je l’avois .prévu ? L’agitation dans laquelle elle me vit, l’affligea beaucoup : elle eſſaya de me conſoler. Cette bonne mere ne ſe retira qu’après m’avoir arraché la pro- meſſe d’être plus tranquille, & de pren- dre un peu de repos »,

« Le jour pointoit à peine, quand je ſortis pour me rendre à l’endroit ordinaire de nos rendez-vous. J’étois bien loin d’eſpérer d’y trouver Made- moiſelle de Cerdamont\ mais étois-je • le maître de choiſir un autre lieu pour jne livrer à mes réflexions ? »

ce J’avois fait à peine quelques pas, quand j’apperçüs ſur l’herbe une lettre que je ramaſïai avec précipitation. Ellç étoit d ’Adélaïde : la vojçi.


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[ 2 4 ;1


Lettre et Adélaïde de Cerdamotll à M. de ſS albois .


« Nos entrevues ſont découvertes J jj un laquais de ma mere nous a ſuivis 73 hier, vous a vu, & en a rendu 33 compte. Il m’eſt expreſFément dé- jà ſendu de ſortir. On m’a traité en jj fille rébelle aux volontés de ſon pere. jj Pour ſurcroît de malheur, le Comte jj àé Albin arrive demain, & l’on veut jj que je l’épouſe. Que votre amour ne jj s’allarme pas : je vous répété le ſer- jj mentden’êtrejamaisqu’àvous.M/r^Æ » portera cette lettre à la nuit à côté 03 du peuplier. Vous pouvez y laitier jj votre réponſe, qu’elle ira chercher la jj nuitd’eufaite, en y biſſant un nouvel jj écrit qui vousJnſtruira de ce qui ſe j> ſera paſſe. Je crois le Comte d ’Aloin jj un homme honnête & délicat : ſans jj doute il ne voudra pas épouſçr une jj fille contre ſon inclination. Je ne lui j> cacherai pas ma répugnance pour jj l’hymen qu’on me propoſe : s’il per- j> ſilte, je vous promets d’uſer des jj moyens dont vous m’avez parlé. » Puilſe ma condeſcendance ne pas vous

L iij




[* 4<n .

33 donner mauvaiſe opinion d’une fille as qui fait à votre amour & à ſa ten- 35 dreſſe les plus grands ſacriſices ſans 33 ſe les reprocher ! »

« Cette lettre me cauſa de la peine & du plaiſir. J’aurois voulu éviter à Mademoiſelle de Cerdamont une démar- che qui paroiſſoit lui coûter beaucoup ;

  • mais la certitude de la poſleder fit bien .

tôt diſparoître mes ſcrupules ».

« Je revins chez moi pour écrire à ma divine maîtreſſe. Ma mere ne me fit aucune queſtion. Je lui en ſçus gré : qu’aurois-je pu lui dire ? La crainte qu’elle déſapprouvât mes deſlèins, me les lui avoit fait cacher ».

« Je portai ma lettre à la nuit tom-, ■ bante. L’idée me vint alors d’attendre que Mir^a la vînt chercher. Je courus à la maiſon dire que je ne ſouperois pas, & je revins me placer à côté du peuplier ».

« Mirça parut à minuit. Elle fut treST-étonnée de me trouver là, & elle m’apprit que tout étoit chez le Préſi- dent dans une grande rumeur : qu’à l’arrivée du Comte, M. de Cçrdamortt

avoit fait appeller ſa fille pour le lui pré-

« 




ï 2 YI ]

Tenter comme Ton mari futur ; qu’alors Adélaïde s’étoit jettée aux genoux de ſon pere, pour le ſupplier de ne pas ſonger à la ſéparer«le lui ; que d’ailleurs elle ne ſe ſentoit aucun goût poiîr le mariage. Le Comte, ajouta Mïr^a, parut ſurpris de la répugnance de Ma- demoiſelle, & il chercha à détruire ſes objections. — Je vous rendois aſl’cz de juſtice, Monſieur, répondit Mademoi- ſelle de Cerdamont, pour croire que vous entendriez & approuveriez mes raiſons »,

« Son pere fut outré de ce diſcours, & lui ordonna de ſe retirer ; ce qu’elle fit très - promptement. M. le Comte d’ Albin eſt reſté enfermé avec Mon- ſieur & Madame juſqu’à ſept heures du ſoir : alors on a donné des ordres pour partir après demain pour Paris : la goutte de M. le Préſident n’eſt meme pas un obſtacle. Comme ma maîtreſſe a été obſervée toute la journée, il lui a. été impoſſible de tſbus écrire. Elle m’avoit chargée de le faire : voilà ma lettre, que je ne vous donnerai pas, car elle ne contient que ce que je viens de vous dire. Je crois, continua t-elle, que ſi vous êtes décidé à fuir, il’ n’y

L iv




{ 2 * 8 ]

à pa* un moment à perdre ; car ce projet ſeroit de bien plus diſſicile exé- cution à Paris qu’ici ».

« Je ſtis abſolun^nt de ſon avis ; ainſi-nous prîmes tous’les arrangemens pour partir la nuit ſuivante. Je l’aſſurai que je ſerois à minuit avec une chaiſe & deux chevaux à cinquante pas du parc. Elle me promit à ſon tour d’ame- nej à l’heure dite Adélaïde, & nous nous réparâmes ».

« J’empioyai le rerte de la nuit à mettre -en ordre tous mes papiers ; je xaſlemblai mon argent & mes bijoux. J’écrivis une lettre à ma mere, pour l’inſtruire du lieu où je comptois con- duire Mademoiſelle de Cerdamont : je la conjurai de ne pas m’en vouloir du ſecret que je lui avois fait de mon dé- part, & je la priai inſlamment de m’é- crire à Bruxelles, où j’allois directe- ment ».

« Dès le matin, je fis appeller un laquais en qui j’avois une entière con- ſiance ; je le chargeai de remplir une malle de mes eſſets les plus précieux, & de la mettre dans ma chaiſe à l’inſçu de tout le monde. Il avoit été portillon de mon pere, & je le préférois ſouvent




[149 1,,,

pour me mençr. Je dis a tabîe j ſans aſſedation,• que je voulois aller le ſoie à Reims pour y voir un de mes amis. Ma mere me regarda ſans me rien repondre ».

« Si-tôt après dîner, j’ordonnai à Dupuis de mettre deux chevaux à ma chaiſe. Je montai chez moi pour pren- dre mon porte- ſeuille & mon argent ; je ſus enſuite dire adieu à ma mere, à qui je promis de revenir le lendemain * ou de lui donner de mes nouvelles, & je partis ».

« Dupuis, ſélon mes ordres, me conduifità un gros village à deux lieues de Bayeulle. Je deſcehdis dans une auberge, & j’y reſtai juſqu’à dix heures du ſoir. Avant de partir, je chargeai l’hôre d’envoyer le lendemain^ midi un homme à Bayeulle, P ou 4ſlp ter à Madame de V albois une lettr^ue je lui remis ».

« J’arrivai à minuit au lieu du rendez- vous. Adélaïde & Mir^a ne tardèrent pas à s’y rendre. Nous nous plaçâmes tous trois dans la chaiſe, & nous nous mîmes en route. Mademoiſelle de Cer - damant étoit tremblante ; nous cher- châmes vainement, Mir^a & moi, à.

L v




, /

[ZÏO]

la raſſurer. — Non, diſpit elle, je ne puis me diſſimuler l’inconſe’quence de ma démarche : quel malheur, ſi nous étions pourſuivis ! Mon pere ne vous pardonneroit pas d’avoir enlevé ſa fille ; il vous ſacriſieroit à ſa vengeance : ô dieu ! cette idée me fait ſrémir ».

« Je ſentois comme elle tous les riſques que je courois ; mais on ne nous peindroit pas l’amour avec un bandeau’ ſur les yeux, s’il n’étoit pas aveugle. Le plaiſHr d’étre avec ma maitreſſe éloi- gnoit de moi toutes idées trilles ». •

« Nous ne nous arrêtâmes que pour faire repoſer nos chevaux, & toujours dans des lieux iſolés. Dupuis, qui con- noiſſoit parfaitement la route, nous conduiſoit par des chemins de traverſes ; ce qu^mndit notre voyage beaucoup P lus lMſr* Enfin nous arrivâmes à Brux^æs : mon premier ſoin fut de chercher un Prêtre qui voulût bien nous marier. Je n’eus pas ’grand-peine ; l’ar- gent leva toutes les diſſicultés. J’allai . jenſüite à la polie, où je trouvai une lettre de ma mere. Elle me marquoit que M. de Cerdamont étoit dans une rage incroyable, qu’il juroit de ſe ven- .ger par tous les moyens imaginables ;




0 ;i] #

(ju’après avoir envoyé inutilement ſur toutes les routes, il étoit parti pour aller demander jurtice au Roi ».

« Ma mere me faiſoit quelques repro- che de la témérité de mon aétion ; mais ſa tendrelſe perçoit à travers chaque expreſſion. Elle finiſloit par me re- commander de veillera ma ſureté, & ſur-tout, de ne pas rerter à Bruxelles, parce qu’on accordoit aiſément la per- miſlion d’y exécuter les ordres de la Cour de France. Elle me diſoit aulſi, de lui écrire ſouvent, & de lui marquer où elle pourroit me répondre, afin que je ſuſie inſtruit des démarches du Préſi- dent. Elle avoit joint à ſa lettre pour vingt mille livres de billets de-change, payables ſur un Banquier à’ Arn/lerdam ; ce qui me fit préſumer que (bn inten- tion étoit que j’allaſle en Hollande »,

« Adélaïde, que je nommerai déſor- mais Madame de V albois, fut abſolu- ment de l’avis de ma mere ; en conſé-


quençe, nous quittâmes Bruxelles le lendemain au matin. Il nous parut plus ſacile, & plus prompt de nousdéfaire de nos chevaux, & de prendre la porte ».

« Arrivés à Amjlerdam, je cherchai à loger ma femme aülïî commodément

L vj





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qu’il me fut poſſible. Le Banquier chez qui je ſus pour toucher mon argent, m’indiqua une maiſon voiſine de la ſïenne : j’allîſſ la voir ; elle me parut nous convenir : je la louai, & y con- duiſis Madame de Valboïs, que j’avois laiſſee à l’auberge où nous étions deſ- cendus ».

« Que ceux qui ont connu l’amour ſe mettent à ma place j ils concevront aiſément qu’elle dut être ma ſatisſac- tion, quand, après tant de peines & de maux, je me vis, enfin, au com- ble de la ſélicité, poſledant une femme charmante que j’adorois : pouvoit-il me reſter des vœux à ſormer ? Ma chere Adélaïde partageoit mon bonheur, & je le crus aſſuré pour la vie. Une nou- velle lettre de ma mere çommença à troubler notre tranquillité ; elle étoit en réponſe à une que je lui avois écrite depuis mon arrivée en Hollande. Après m’avoir ſélicité ſur mon union avec A dé- laide t qu’elle béniſloit de tout ſon cœur, elle nous marquoit que Mr de Cerdamont me faiſoit mon procès, & me pourſui- voit pour crime de rapt ; que le Roi lui avoit promis de lui rendre une pleine juſtice, & qu’enfin ſa haine pouc




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ſa ſîîle & pour moi nepouvoit pas aug- menter. Elle ajoutoit que pluſieurs per- ſonnes des environs étoient venues la vifiter par curiofité ; qu’on lui a voit fait nombre de queſtions ; qu’elle avoir toujours répondu que j’étois à Reims au moment de la diſparition de Made- moiſelle de ſ^albois, & que de cette Ville je m’étois rendu à Paris pour des affaires»». .

« La fureur du Préſident affligea ſenſiblement ma femme ; elle en crai- gnôit les ſuites. Sa tendreſTe pour moi s’allarmoità l’idée|du plus léger danger».

« Le Banquier dont j’étois voiſin, avoit une femme aſſez jeune, & qui paroiſToit ſort aimable. J’en fis une ſociété pour Adélaïde. Bientôt elles ſ» lièrent d’amitié ; elles n’étoient gueres l’un# ſans l’autre. Je voyois avec plaiſir une liaiſon qui faiſoit un ſujet de diſſi~ parion pour ma femme, que j’aimois tous les jours davantage, par la décou- verte de mille qualités aimables ».

« Nous paſſâmes une année de cette maniéré, ſans autres inquiétudes que celles que nous cauſoient les lettres de ma mere, qui nous conſirmoient tou- jours les ’nouvelles des premières. Je




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ne me vis pas, ſans peine, exilé de ma patrie, pourſuivi & privé du plai- ſir de revoir ma mere ».

« Ma femme devint groſle ; cet évé- nement que je deſirois beaucoup me fit oublier tout le reſte. Je ne crus pas de- voir prendre trop de ſoin de ſon état j je ne la quittois preſque pas ; nul au- tre que moi ne lui donnoitle bras quand elle ſortoit pour ſe promener. M. Na » derman ( c’étoit le nom du Banquier ) m’en faiſoit ſouvent la guerre. Il me diſoit en plaiſantant, que j’étois jalo’ux de Madame de Valboïs. Sa femme, au contraire, prétendoit Adélaïde étoit jalouſe de moi. Ils ſe trompoient tous deux : nous nous aimions juſqu’à l’idolâ- tſie ; mais nous nous eſtimions allez pour n’étre pas tourmentés par un ſentiment auſſi cruel que la jalouſie ». •

« Ma femme n’avoit plus qu’un mois pour atteindre le moment de ſes couches, lorſque nous reçûmes une lettre de ma mere, qui nous jetta dans la déſolation ; elle nous marquoit que M» de Cerda - mont venoit de lui intenter un procès,’ relativement aux mêmes droits qu’il avoit anciennement diſputés à mon pere, & qu’elle étoit obligé d’aller à




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Par/’j, pour (olliciter des juges déjà prévenus par ſon ennemi : qu’elle ver- roit en meme temps à faire terminer le procès pour lequel j’avois fait mon pre- mier voyage. Elle nous mandoit aulîi, que le Préludent avoit déshérité ſa fille, & qu’il venoit de faire une donation de. tout ſon bien au Comte d’ Albin, ne s’étant réſervé qu’une penſion viagère de douze mille livres, pour lui & ſa femme ».

« Nous étions, Madame de V albois & moi-, ſort peu attachés aux grands biens ; cependant, nous ne vîmes pas .ſans peine une pareille injuſtice ».

- « Enfin, ma femme accoucha, & je me trouvai, à ma grande ſatisſaétion, pere d’une fille. Sa reiïemblance par- faite avec ſa mere me la rendit dou- blement chere. Madame de V albois voulut la nourrir elle - même : cet amour maternel étoit trop de mon goût pour que je m’y oppoſaſle».

œ Au bout de neuſ mois, nous eûmes le malheur de perdre notre enfant. Nous la pleurâmes enſemble. La bonne Mir^a, qui avoit pris pour cette petite créature une tendreſſe extraordinaire, conçut tant de chagrin de ſa mort, qu’elle en.




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tomba malade, & ne lui ſurvêcut qu ut* mois ».

« Voilà le commencement de nos peines ; mais le ſort nous en réſer- voit de toutes les eſpeces. Nous étions encore dans la douleur que nous avoir cauſée la double perte de ma fille & de Mir^a, Iorſque nous reçûmes une lettre de ma mere ; ce fut la derniere qu’elle m’écrivit. Sa leéirure me rendit immobile de douleur. Elle étoit à la veille de partir pour Lyon, où elle alloit trouver une de ſes couſines, à qui elle devroit déſormais ſon exiſtence, M. de Cerdamont étoit parvenu à la ruiner totalement par nombre de pro- cès qu’il lui avoir ſuſeités. Elle les avoit tous perdus, & ſe trouvoit réduite à la plus proſonde miſere. Bayeulle venoit d’être vendu pour payer des ſrais énor- mes. Elle avoit pourtant mis douze mille livres de côté, dont cette tendre mere m’envoyoit Ja moitié : c’étoit, ajouta-t-elle, l’unique ſecours que je pouvois déſormais en attendre. Elle finiſloit par nous plaindre, quoique nous euſlîons mérité notre ſort ».

« Adélaïde fut inconſolable î j’étois moi- même très - affligé, J’aimois trop




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ma femme pour regretter ce que j’avoî* fait pour elle : cependant, jenç pouvois pas diſſimuler que j’étois la ſeule cauſe de la ruine de ma reſpedable mere. Les preuves réitérées que j’avois reçues de ſa tenſlreſle étoient autant de coups de poi- gnard pour mon cœur. Né très - ſen- ſible, il étoit bien naturel que cette catallrophe me plongeât dans la triſ- teſlè la plus amere».

« Moniteur & Madame N,aderman, en qui nous avions tbute conſiance, parurent partager nos peines, & cher- chèrent à nous conſoler. Leur amitié ſembla adoucir la ‘rigueur de notre ſort. Il eſt ſi doux d’être plaint par des perſonnes qu’on aime, & qu’on croit devoir eſtimer ! »

« Depuis un certain temps Madame

  • Naderman me faiſoit plus d’amitié qu’à

l’ordinaire. Quand nous étions ſeuls elle parloit peu ; mais ſouvent je l’en- tendois ſoupirer. Je crus qu’elle avoit quelque ſujet de peines, & je dou- blois d’attentions pour les alléger. La proximité de nos maiſons nous ren- doit très -ſamiliers les uns chez les au- tres : nous ne ſormions, pour ainſi dire, qu’une même famille, Je remar-ï.


[* ; 8 ]

quai auſſi un changement viſible dans l’humeur de M. Naderman ; j’en parlai à ma femme, qui me dit s’en être apperçu. Quand on eſt malheureux on redoute tout : je me ſigurois que leur attachement échouoit contre notre "in- fortune, & que notre Haiſon comraen* çoit à les îaſſer. Je fis part à mon ami de mes craintes ; il m’en parut oſſenſé,

& rejetta ſon humeur ſur des affaires d’intérêts qui n’avoient nul rapport à nous. Adélaïde Témoigna les mêmes in- quiétudes à Madame Naderman, qui ne négligea rien pour la détromper. Elle convint avoir quelques chagrins ; mais elle lui proteſta que nous n’en étions pas l’objet. Cette double aſſu- rance diſlîpa entièrement nos doutes ».

• « Une nouvelle groſleſſe de Madame ^ de Valbois fit renaître la joie dans mon ame. J’aurois voulu ne la pas quitter d’un inſtant ; mais mon devoir m’en éloignoit ſouvent*.

« La diminution de nos ſonds & le peu d’eſpoir de les voir renouvel 1er, m’avoit décidé à ſolliciter un emploi, que j’avois obtenu, par les ſoins de M. ’ Naderman > qui ■avoit été le premiers m’en donner l’idée, quoique ſa femme




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ſi fût oppoſée, en diſant, que tant qu’ils ſeroient riches, nous devions être ſûrs de ne manquer de rien. Le conſeil . de mon ami me parut préférable, & je le ſuivis ».

« Cependant je ſouſlſrois beaucoup d’ê- tre ſi rarement avec ma chere Adélaïde, qui de ſon côté me ſembh s’attriſter de jour en jour. J’en accuſois d’abord les incommodités habituelles de ſon état ; mais comme je la vis jouir d’une bonne ſanté, je ſoupçonnai que ſon chagrin devoit provenir d’une autre cauſe. En conſéquence, je lui fis quelques queſtions à ce ſujet : elle éluda pour me répon- dre ; je remarquai mcme.de l’embarras dans ſes yeux. La crainte de lui dé- plaire arrêta ma curiofité : ce calme apparent ne dura pas long-temps». .

a Je rentrois un jour plutôt qu’à l’or- dinaire. Madame Naderman m’avoit vu de ſa ſenêtre, comme je paſſois devant chez elle pour gagner ma maiſon. Elle me fit ligne d’entrer : je me rendis à ſon invitation. — Vousalliez chez vous, me dit -elle, ſans doute pour y voir Madame de V albois ; mais vous ne l’au- riez pas trouvée telle eſt ſortie, après ſon dîner, avec mon mari. — Elle a.


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tien fait ; la promenade eſt nçceſïairer à ſon état. — Auſti ſe promene-t-elle ſouvent. Mon mari de ſon côté a pris beaucoup de goût pour cet exer- cice. — Il me paroît pourtant très- ſédentaire. — C’étoit autreſois ſon dé- faut, mais on ne penſe pas toujours de même. Pauvrê M, de V albois ! com- bien peu vous méritez d’etre trompé ! Cette exclamation me fit ſrémir de la tête aux pieds : je demeurai quel- ques minutes ſans lever les yeux, & ſans oſer faire une queſtion. — - Eh bien ! reprit Madame Naderman, vous voilà comme ſi vous étiez ſrappé de la ſoudre. Eſt-ce donc un ſi grand malheur d’avoir une femme inſidelle ? — Grâce, m’é- criai-je, grâce, Madame, par pitié, n’achevez pas de me donner la mort.

— Comment, la mort ! quand vous n’êtes pas le coupable. — Adélaïde eſt innocente : vos ſoupçons ſont injuſtes. Tant de candeur & de timidité ne peu- vent s’unir à la perſidie la plus atroce.

— Vous avez raiſon ; je dois récuſer le témoignage de mes yeux, croire que j’ai mal entendu ; d’ailleurs, peut être, pourrez-vous me prouver qu’il eſt poſ- ſible d’avoir un amant, & d’aimer




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ſon mari. — Un amant ! … Mais ou «n trouvèrent- elle un plus rendre que moi ?. … Enfin, Madame ſur qui tom- bent vos doutes ? — Dites des certi- tudes. — Eh bien ! Barbare, vos certi- titudes. — Vous vous ſâchez con tre moi ! Eſt-ce donc ainſi qu’oji reconnoît un ſervice important ? — J’ai tort, ſans doute j mais, Madame, daignez exeuſer un malheureux, qui ne croit l’être véri- tablement que depuis un moment. Ne . puis-je donc lavoir quel eſt le mortel ſortuné ? … — Vous me promettez de ne pas lui en vouloir., . . D’ailleurs, dans une telle circonſtance, ce n’eſt jamais

l’homme qu’il faut blâmer C’eſt

mon mari. — M. Naderman ? — — Lui- même. — Monami ! Sur qui donc comp- ter déſormais ? Ciel ! qu’elle horrible trahiſon ! — Mon cher de V alpois, il faut vous venger. — Il faut mourir. — Vous êtes ſol : je connois un moyen bien plus doux, & qui vous conſolera. — Adé- laïde, inſidelle ! Non, cela n’eſt pas poſſible. • — Vous ne me croyez pas. En croirez vous des preuves ? — Des preuves ! Pourriez-vous m’en donner ? t — D emain, rendez-vous ici à quatre jhçures après-midi : je dirai à ma femme-


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de-chambre, de vous placer dans un cabinet dont la porte eſt au bas de l’eſcalier ; vous la laiſierez entr’ouverte. Si vous verrez que je ne vous en im- poſe pas. Mais, jurez moi de ne parler de rien à votre femme, & ſur-tout, de ne pas vous livrer au déſeſpoir après îa conviction. Promettez - moi auſſi, de ſuivre les conſeils que je vous* don- nerai ».

« Je lui promis & la quittai ».

« Il vous ſeroit imposable, Mon-* ſîeur, d’imaginer quelle furent mes tour- mens. Non, il ne ſçaurojt exiſter de ſupplice plus affreux que celui que j’é- prouvois.-La vue Ü Adélaïde qui rem- pliſl’oit toujours mon ame d’une joie douce & pure me cauſa une peine mor- telle. Elle étoit triſte & abattue. Le» remords la déchirent, me dis- je ; elle ſe reproche l’horreur de ſa conduite ».

Œ Je paſſai la nuit à gémir : elle-même dorrmt peu. Je l’entendis ſe plaindre ; mon cœur en treſTaillit, & mon pre- mier mouvement fut de voir* ſi elle n’é- toit pas malade. Un ſouvenircruel m’ar- rêta. Je couvris ma tête de mes draps,

& je les imbibai de mes larmes.’ Lorſ- que je me levai, elle- étoit enſevelie dans


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un ſommeil profond. Je ne pus réſiſter au deſir de la conſidérer.C’étoit chez moi une habitude bien douce. Son teint plus animé qu’à l’ordinaire redoubla ma ſu- reur aſToupie par la vue de ſes charmes. Je ſortis pour lui en cacher les ſuites ».

« Arrivé à mon Bureau, il me fut impolTible de me livrer au travail : mon eſprit troublé ne concevoit aucune idée. Les Commis avec leſquels je dî- nois furent eſſrayés de mon abatte- ment, & me conſeillerent d’aller pren- dre quelque repos chez moi. Il étoit à-peu près l’heure que m’avoit indi- quée Madame Naderman ; je me ren- dis chez elle. Sa femme-de- chambre m’attendoit ſur la porte de la rue ; en me conduiſant au cabinet, elle me .dit : — Vous n’y demeurerez pas long- temps ; Madame de V albois ne tar- dera pas à ſortir avec Monſieur. Eſſec- tivement, un quart- d’heure s’étoit à peine écoulé, lorſque j’entendis ouvrir la porte de l’appartement ; elle ſe re- ſerma tout de ſuite. — Donnez votre main, belle dame, dit M. Naderman. Mais, quoi ! vous tremblez. — Il eſt : vrai que’ je ſuis d’une agitation., . . La démarche que vous me faites faire me


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coûte beaucoup.-Ah, Monſieur de VaU bois\ — Vous l’aimez donc toujours ; ce cœur ſi tendre leroit encore à -lui. Il faut pourtant prendre un parti, ma chere Adélaïde. Raſſurez-vous… vous reſtez immobile.’ Comme les femmes ſont capricieuſes ! Vous con- ſentiez tout-à-l’heure à ma propoſi- tion, à préſent vous héfitez. Ne vou- lez-vous plus ſortir ? — Dans l’e’tat où je ſuis, ſçais-je ce que je veux. Allons, mais longez que je cède à vos deſirs plutôt qu’aux miens ».

Elle cede à ſes deſirs, m’écriai-je, quand ils furent ſortis ! ô Dieu ! & je vis encore ! Madame Naderman vint elle -même me chercher. — Eh bien ! Monlieur, vous les avez vus ? Oui, Madame, j’ai vu, j’ai entendu, mon malheur eſt certain. — Suivez-moi, •je compte, j’eſpere vous conſoler. — Impoſlîble ! impoſſible ! Cette bleſlure, ajoutai-je, en montrant mon cœur, eſt incurable ».

« Dès que je ſus dans ſa chambre elle me fit alteoir, ſe mit à côté de moi. — Je ſuis auſſi malheureuſe. que vous, puiſque mon mari rîi’outrage ſenſiblement, Adélaïde doit m’être

odieuſe ;




odieuſe ; mais vous pouvez maîtriſer ma haine, je conſens à vous la ſacriſier. Puis elle me prit la main : je vous aime, mon cher de V alboïs, unilïons-nous pour nous venger de ces perſides ;» — Et comment nous venger ? — En nous livrant à un amour mutuel. … . Vous ne répondez rien… Votre femme ne périra que de ma main. — Pardonnez à Adélaïde, m’écriai-je en tombant à ſes genoux, votre mari eſt plus coupable qu’elle. J’ai démêlé ſes remords, ſes re- grets ; il l’aura ſéduite. — M. Nadermati m’aimoit, votre femme a changé ſou cœur ; c’eſt ſur elle que doit tomber mou couroux. Vous ſeul pouvez faire ceſſèc naa haine ; choiſilTez :1a mortd ’ A délai de ; ou aimez moi. Levez-vous mon cher de Valbois, faites vos réflexions, je vous donne juſqu’à demain. Songez, ſur-tout,’ à ne pas inſtruire ma rivale : ce ſeroit hâter ſa perte, & peut-être la vôtre ».

« Je ſortis déſeſpéré. Adélaïde, mal- gré ſon inſidélité, m’étoit encore chere. Je craignois pour elle la fureur de Ma- dame Naderrnan ».

« Accablé par tant de maux, je ne ’me ſentis pas bien. Je ſus promener mon chagrin ; mon mal-aiſe s’accrut ſi pro- L Partie * M


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îdigieuſement, que je rentrai pour me mettre au lit. Je trouvai Adélaïde dans la pofition d’une perſonne accable’e. A mon arrivée, elle prit un air riant, mais contraint. — Vous voila, me dit- elle, je ne vous attendois pas encore.

• « — Ma préſence vous gêne, ſans doute, Oh ! non, non, jamais ; puis elle ſe tut & ſoupira. Je m’étois jetté en entrant ſur un ſauteuil. Mon coeur ſe gonſloit de plus en plus ; mon mal de- vint ſi viſible, que ma femme accourut pour me ſecourir. — laiſſèz, lui dis- je, kilTez-moi mourir ; vous m’avez rendu la vie odieuſe. — Juſte Ciel ! permet- tez-vous ! dit-elle avec véhémence, que l’on m’impute des torts, quand je luis la ſeule viétime. Pourquoi ai - je pror mis de me taire ? D’un ſeul mot, je pour- rois … — Conſirmer ma honte & votre perſidie. — Eſt-ce bien à moi que ce diſcours s’adreſſe ? Je ne m’attendois pas à eſluyer des reproches. — Je n’en ſais aucuns, je me contente de gémir & de vousmépriſer. — Me mépriſer ! Et qu’ai- je fait, grand Dieu, pour mériter vo- tre mépris ! — Vous m’avez rendu mal- heureux pour toute ma vie, puiſque je lie dois plus vous aimer. -^On a doptſ



- . I><M •

iwige de vous ce cruel ſacriſice, & V oui

? V S’ſ U, la ba [ bar . ie de le promettre. 

Inſadele . ceſſe de ſeindre : je ſrais tout : javois jure’ dobſerverle ſilence ; mais ton injuſnce me ſorce à parler. Ne joue pas l’étonnement ; je te répété que je luis inſtruire. Je t’ai vu aux pieds de ma rivale, ſans doute, tu lui jurois de m abandonner, de me haïr peut- etre ». r

ce Tant que ma femme avoit parlé, je m étois contenu.Ma fureur pourtant étoit a ſon comble. — Joindre la calomnie à la noirceur ! Voilà ce dont je ne vous croyois pas capable. Détrompez- vous, ingtate, ſur l’ignorance que vous me iuppoſez. J’étois chez M. Naderman quand vous êtes ſortis enſemble ; j’ai entendu ce que vous avez dit ; la pro- melTe que vous lui avez faite de céder a les deſirs. — Arrêtez, me dit-elle ; j entrevois dans ceci une trahiſon que je veux éclaircir. Raiſonnons ſans em- portement».

« Vous jugez bien, Monſieur, que

nous ſinîmes parêtre convaincus de notre

innocence mutuelle, & que nous étions victimes de l’amour de deux êtres éga- lement mépriſables. M. Naderman avoit

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[* 8 ]

donné peu-à-peu des ſoupçons à AcU-r laide ſur ma ſidélité : voilà la raiſop dp ſes chagrins cachés qui m’avoient tant aſſedé. Enfin, il lui avoit alluré que tous les jours je quittois mon devoir pour voler dans les bras de ſa femme, & que comme elle n’avoit pas voulu Je croire, il s’étoit propoſé de la rendre témoin de nos entrevues : que lorſquç je 1’ avois vue ſortir avec lui, c’étoic pour me donner le temps d’arriver chez Madame Naderman ; que cependant elle répugnoit à avoir une convidion qui devoit troubler ſon éternel repos j qu’eſſedivement elle lui avoitdit \Jecède plutôt à vos de(irs qu’aux miens ; qu’ils étoient rentrés peu d’inſtans après ; que JVÏ. Naderman l’avoit conduite dans un cabinet, dont une porte vîtrée donnoit dans la chambre de ſa femme, & que ç’étoit delà où elle m’ayoit vu à ſes genoux ».

«x Cet éclairciſlTement fut un baume bienſaiſant pour mes maux, Ma chere Adélaïde, reprit cette douce ſérénité qui augmentoit ſa beauté, nous nous livrâ- mes, enfin, au bonheur de nous ai- mer : cependant, nous convînmes dp ſeindre avec Monſieur & Madame Na*


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dcrmatiy & de ceſſer de les voir n nous ſie pouvions parvenir à changer léuſs deſleins. Mais le moyen de ramener à des ſentimens honnêtes deux cœurs corrompus ! Nous ne pûmes diſlîmuler allez bien pour leur en impoſer : nos polireſles apparentes rte purent les ſatis- faire. Tous deux s’en tinrent à leur premier projet» Notre indifférence les irrita. Comme ilsétoient de moitié dans leurs ſédudions, ils ſe dirent récipro- quement qu’ils étoient nos dupes ; l’a- mour - propre s’en mêla, & notre perte fut jurée ».

« Depuis quinze jours tout ſembloit calmé. M. Naderman ne parloir plus à Adélaïde de ſon amour \ ſa femme ſem- bloit avoir oublié ſes erreurs. Nous nous ſélicitions un matin de cet heureux ch^p- gement, lorſque la femme-de-chambre de Madame Naderman demanda à nous parler. A ſon abord je jugeai qu’elle alloit nous apprendre de mauvaiſes nou- velles. — Je viens, nous dit- elle, vous ſauver aux dépens de mon devoir : car je n’ignore pas qu’un domeſtique ne doit jamais être indiſcret envers ſes maîtres ; mais mon cœur naturellement ſenGble, ne peut ſouſſrir que vous ſoyez

Miij »




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iâcrîſiés l’un & l’autre à la vengeance la plus atroce. Monſieur & Madame Naderman, pour qui vous n’avez rien eu de caché, ont écrit à M. le Préſideſtt de Cerdamont, pour l’inſtruire de votre iejour ici, & lui donner les moyens de vous y faire arrêter tous les deux. La lettre eſt partie depuis quatre jours… .Madame Naderman, de qui j’ai l’entiere conſiance, m’en a fait part hier au ſoir. Le mari & la femme s’étoient unis pour vous brouiller eſpérant chacun de leur côté que leur amour en ſeroit plus ſavor- ablement reçu : ce déreſtable projet n’ayant pas réuſlî, l’amour s’eſt changé en une haine immortelle. Voyez donc à éviter le malheur dont vous êtes me- nacés. Je ne vous demande pour ré* compenſe de mon zele à vous ſervir, qu’une grande diſcrétion. S’ils ſçavoient que je les ai trahis, toute leur fureur tomberoit ſur moi ».

« Cette fille nous .quitta en nous ſou- haitant plus de bonheur déſormais dans nos liaiſons intimes ».

« Quelle plus embarralſante pofition que celle où nous nous trouvions ! Obli- gés de fuir, ne poſledant pour tout bien que ſoixante louis & quelques bijoux.

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’[* 7*1

&, pour ſurcroît d inquiétude, mg femme enceinte de ſix mois ! Cependant il nous reſtoit peu de temps à perdre. La lettre partie depuis quatre jours de- voit cauſer un effet prompt & ſuneſte».

« Dupuis étoit reſté à notre ſervice ; jeconnoiſſoisaſTez ſon attuchementpouc ne pas craindre de lui conſier notre affreux état : ſon avis fut conſorme au nôtre, & il fut décidé que nous parti- rions la nuit ſuivante. J’avois gardé une chaiſe, ce qui rendit notre projet de ſacile exécution. Il fut décidé entre noua de gagner le pays de la Suiſſe, comme le plus ſûr pour notre pofition. Notre route fut longue & diſpendieuſe. Enfin, nous arrivâmes à Bujle. L’auberge U moins brillante fut celle que nous pré- ſérâmes. Nos ſonds étoientconſidérable- ment diminués. Nos bijoux furent à- peu-près tout ce qui nous reſtoit ».

«Une boite aſTez richement entourée,’ ſur laquelle étoit le portrait de Madame Daſtin, dévoie être la première ſacriſiép 3 nos beſoins. Nous en ſaiſions l’int peéſion, quand l’hôteſſe entra dans notre chambre ; elle nous trouva daas cette occupation. — Jeſus-my-god, s’é- ^cria-t-elle, que de bijoux ! Je venois

Miv




[ 2 7 2 ]

vous demander votre nom & votre état ; mais je vois bien que vous êtes bijou- tier. Je fis ſigne à ma femme & j’aſlù- rai l’hôteſle qu’elle nes’étoit pas trompée. — Oh bien ! je vous donnerai l’entrée dan$ quelques maiſons de cette ville où vous trouverez à vous défaire de toutes ces belles choſes-là. Nous la remer- ciâmes, & elle ſortiti après avoir écrit mon nom ».

«« Je me hâtai de prévenir Dupuis du menſonge que j’avois cru devoir faire, & je ſus regardé comme un Mar- chand qui venoit traſiquer dans le pays »>, :

« La bonne hôteſle nous tint pa- role, car elle vint dès le lendemain ■m’avertir que je pouvois porter des bijoux chez M. le Baron de Wer~ bech, grand Seigneur, veuſ, ſans en-

ſans, & extrêmement riche ».

« J’allai chez ce Baron ; c’étoit un petit vieillard de ſort bonne mine, qui me reçut avec beaucoup d’honnêteté. Il déſira voir la boîte dont on lui adoic parlé, la trouva belle, & m’en donn^ ïur le champ le prix que je lui en de- mandai : enſuite, il me fit quelques queſtions relativement au portrait qui




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l’ornoit. — Il eſt de ſantaine, lui dis-je, & ſur tout ce qu’il m’interrogeoit, ne pouvant répondre exa&ement vrai, je ſubſtituois du vraiſemblable. — Avez- vous quelque connoiſſance dans cette ville ? — Non, Monſieur, c’eſt la pre- mière fois quej’y viens. — Je veuxvous y ſervir. J’aime les gens de votre na- tion. Venez me voir ſouvent, amenez votre femme ( on m’a dit que vous étiez marié, ) je ſors peu, votre eſprit me plaît, votre ſociété me ſera agréable ; la mienne eſt très -bornée : j’ai vécu trop long-en -temps en France, pour m’accoutumer à la vie habituelle qu’on mene ici ». -

« Allons, dis - je, en ſortant de chez lui, voilà encore une lueur de bonheur».

ce Adélaïde à qui je rendis compte de cet entretien, n’en parut que médio- crement flattée. Elle me rappella les hon- nêtetés du Banquier d’ Amjlerdam ; je convins qu’il falloir être toujours ſur ſes gardes, mais qu’une trop grande dé- ſiance ſeroit infiniment nuilible à nos intérêts ».

« Je retournai ſix jours après chez M. de U^erbeck, — Je croyois, me dit-

  • Mt


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il en entrant, que vous étiez parti ; pourquoi ne vous ai - je pas vu plutôt ? J’alléguai la crainte de l’importuner.—- C’eſt - là M. de Valbo’u une ſort mau- vaiſe raiſon, & je ne vous.pardonne qu’à condition que votrefemme& vous, viendrez avec moi paſſer quinze jours à une maiſon de campagne que j’ai à ſix lieues d’ici. Je lui promis en ſuppoſanr, toute fois, que ma femme y conſentît. ^ Je n’avois pas tout-à-fait tort de mettre cette clauſe, car Adélaïde ne le vou- loir point abſolument. A la fin pour- tant elle céda à mes raiſons. Je fis dire au Baron que nous ſerions le lendemain à ſes ordres. Il vint lui _ même nous chercher à dix heures du matin ».

« Arrivés à Stemem, ( c’étoit le nom de ſa campagne) il nous fit donner un très - joli appartement ; la maiſon étoit charmante, & les jardins délicieux.

• Adélaïde fut ravie d’y être venue. M. de Werbeck ., malgré ſon grand âge, étoit d’une humeur extrêmement gaie. Il prit pour nous un véritable attachement ; les quinze jours écoulés, il nous pria inſtam- ment de lui en accorder quinze autres.

La crainte d’abuſer de ſes bontés, nous - fit faire quelque diſſiculté j mais il nous 4




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en preſſa de ſi bonne grâce, que nous cédâmes au deſir que nous en avions. De quinzaine en quinzaine nous y de- meurâmes ſix mois ; ma femme y ao xoucha d’un enfant, qui mourut eu voyant le jour. Enfin, le Baron nous propoſa de ne plus le quitter. Nous avions aſïèz vécu avec lui pour coiv noître ſon cara&ere. Une oſſre faite de- ü. bon cœur nous trouva diſpoſe’s à l’accepter. Le Baron nous diſoit ſou*- vent. — Je ne vous demande pas votre décret ; mais je ſuis ſûr que vous n’etes ni i’ûn ni l’autre ce que voulez paroîr- tre. Quand vous me croirez digne de votre conſiance, j’en recevrai les preu- ves avec reſped &c reconnoiſſànce. Tant d’amitié méritoit un retour ſincere. Adé- laïde fut la première à me conſeiller de n’avoir plus rien de caché pour lui. Je n’attendois que ſa permiſſion ; je me / Jiatai d’inſtruire mon ami (c’étoit le titre que nous nous donnions réciproque- ment) de tout ce qui nous regardoit ; ’ cet .aveu lui fit le plus grand plaiſir. i — J’avois deviné, me dit-il, la pre- mière ſyis que je vous vis, que votre naiſſance répondoit à votre eſprit. Vous avez perdu un pere, vous le retrou-j

M vj




. [* 76 ]

vez en moi : je veux en avoir la ter»- dreſſe, & vous chérir comme lui. Re- gardez-vous ici comme chez -vous ; ſur- tout, ne ſongez jamais à me quit- ter. Je me ſuis fait une douce habitude de vous voir : je ne me ſuis jamais mieux porté que depuis votre arrivée chez moi : aintï, mon ami, que notre iiaiſon dure autant que ma vie ».

« Je témoignai au Baron l’excès de ma reconnoitſance. Adélaïde joignit tes remercîmens aux miens, & de ce mo- ment nous ſumes regardés par les con- noiſiances & les domeſtiques de M. de W °.rbeck, comme les enfans de la mai- ſon». ’ ; . *

« Pendant treize ans nous jouîmes d’une tranquillité qui n’étoit troublée que par le ſouvenir de ma mere, donc j’avois voulu ſavoir le ſort. Je lui avois entendu dire dans ma jeuneſle, qu’elle avoit une couſine mariée à Lyon, mais j’ignorois ſon nom & celui de ſon , mari ; & ma mere, dans ſa derniere /w Jettre, ne m’avoit donné aucune inſtruc- tion à cet égard. Adélaïde partageoit mes inquiétudes & me conſoloit ».

Le grande âge du Baron ne nous laiſſoit pas l’eſpoir de le potſéder long-




[^ 77 ]

temps : nous le perdîmes ; il expira dans nos bras, ſans nulle douleur, & avec le calme que donne une vie exempte de remords. Nous le regrettâmes beau- coup. Sa mort nous enlevoit un ami tendre, un prote&eur inſatigable, no- tre unique ſoutien ; mais ces raiſons furent les dernieres qui ſe préſenterent à nos eſprits abattus. La douceur, la bonté du Baron, nous avoient ſmcére- roent attachés à lui : c’étoit donc ſa perſonne que nous pleurions, & non pas les avantages que nous aurions trou- vés à ce quUl vécût plus long-temps n. ſ .^«Ses parensqui le voyoientpeu, ac- coururent à-l’inſtantde ſa mort pourre- cueillir.ſa ſuccelſion. Nous crûmes qu’il étoit temps de nous retirer. Les préſens multipliés que M. de Werbeck, nous avoir ſorcé, d’accepter, nous promet- toient une reſlource contre le beſoin du rtoment,- Les héritiers deſirerent que pous ſuſlions témoins à l’ouverture du teſtament j’y conſentis, ſans pré- ſumer que nous y ſuſlions intéreſſes. Ju- gez, Monſieur, quel dut- être mon étonnement & ma reconnoiſſance, lorſ- que l’homme de loix qui en ſaiſoic la leéture, nous dit que le déſunt nous


»




! 


ü^]

Iaiſloit la maiſon de campagne ou nous étions, ou ſoixante mille livres, en eſpéces, à notre volonté. Ce don me parut exorbitant, & je le témoignai aux Jaéritiers, qui me répondirent que le Ba- ron étoit le maître de diſpoſer de Ton bien : qu’ils approuvoient Tes diſpofitions & me prioient de choiſir. Adélaïde me témoigna qu’elle aimeroic mieux que nous priſlions les ſoixante mille livres, c’étoit auſſi mon avis. On nous Us compta, & nous partîmes pour nous ’ rendre à Bajle, où nous concertâmes notre départ pour Paris. Le temps qui «’étoit écoulé depuis notre abſenee, avoit changé nos traits au- point de ne pas craindre d’y être reconnus. Avant de quitter Bajle, nous eûmes ſoin d’é- changer notre argent contre des billets payables ſur Paris. Dupuis fut encore notre compagnon de voyage ».

« Nous allâmes deſcendre dans le Fauxbourg Saint • Germain. Dupuis, dès le même ſoir, s’inſorma ſi le Pré- ſident de Cerdamont, étoit en Ville* Adélaïde, ſatiguée du voyage s 1 étoit couchée ; ce qui, vu l’événement, me fit grand pleiſir : car, telle raiſon qu’on aye de ſe plaindre des auteurs de ſes




L ’ X J >

Jours, il eſt toujours cruel pour un bon coeur d’apprendre leur mort ſans nul ménagement. On avoir dit à Dupuis que le Préſident & la Préſidente étoient morts depuis ſix ans, & que M. le Com- te $ Albin y qui occupoit leur hôtel avec ſa femme & ſes enfans ; jouiſſok de toute la fortune de Monſieur & Ma- dame de Cerdamont . Cette nouvelle me fit peu de peine ; je m’y attendons. Je recommandai à Dupuis le ſilence vis-à-vis de Madame de Valbois, me réſervant de la prévenir peu-à peu ſur cette double perte. Je ne tardai pas à en trouver l’occaſion. Le premier mo- ment lui fut très - ſenſible ; mais ſa rai- ſon & ma tendrelTe parvinrent à la con- ſoler ».

« Rien ne nous retenoit plus à Pa- ris, & je brûlois de revoir ma mere. Alors nous vendîmes tous nos bijoux, ce qui joint à nos ſoixante mille livres, nous fit une ſomme aſſez conſidérable, que nous plaçâmes ſur un Banquier dont la bonne réputation étoit connue. Nous gardâmes douze mille livres pour notre voyage & notre petit établiſle- meut»* -* . ; t




1


[s8o]

« Après avoir tant ſouſſert, il étoit, bien doux de nous trouver dans l’ai- ſance, & ſans crainte pour notre liberté. Notre départ étoit fixé à quinze jours, pour laiſïèr à ma femme le plaiſir de connoître un peu la première ville de l’univers ».

. a Nous allions un jour nous promener aux Thuileries. En traverſant le Pont- Neuſ, il s’y trouva de l’embarras vers la deſcente, & notre ſiacre fut obligé de s’arrêter. Un jeune homme d’une figure intéreſTante arrêta nos regards : ſa figure pâle annonçoit le plus prenant beſoin, & Ces vêtemens la plus grande pauvreté. Sa marche étoit incertaine : bientôt nous le perdîmes de vue. Notre carroſle ſe débarraſſa, & nous pourſul- vîmes notre chemin. En paſſant ſur le Quai, nous revîmes le même jeune homme cauſer avec un Sergent, & nous lui entendîmes dire : — Non, Mon- iteur, je n’ai pas d’autre parti à pren- dre ; je ſuis au déſeſpoir ».

«» Pouſſé par un ſentiment d’huma- nité & ſollicité par ma femme, je me décidai à faire arrêter mon ſiacre, & je fis ligne au jeune homme 4’ a PP r0rr *




[>8I]

chſlÿ : il héfita. — Allez, lui dit le Ser- gent, ce ſont ſans doute des perſonnes qui vous connoiſſent ».

« Il vint à la portière avec timidité : je l’engageai à monter dans la voiture, en lui diſant que j’avois à lui parler, & j’ordonnai au cocher de noüs recon- duire où il nous avoit pris. — Vous me paroiſſez, Monſieur, dominé par un violent chagrin ; s’il m’étoit poſîible de l’adoucir, croyez que je m’y prêrerois de tout mon coeur. — Ma reconnoiſ- ſance eſt extrême ; mais, Monſieur, il n’eſt aucun remede à mes maux. — • C’eſt ainſi que l’on juge toujours dans l’infortune. J’ai éprouvé dans le cours de ma vie nombre de viciſſitudes ; je me ſuis cru bien ſouvent plus malheu- reux que je n’étois en effet. L’homme ſe laiſſ’e ſixement abattre ; c’eſt une des ſoibleſies attachées à ſon exiſtence. Mais, pourquoi ſe déſier de la Provi- dence ? Elle n’abandonne jamais ceux qui ont de la conſiance en elle. — Ce langage ſeroit bien conſolant dans toute autre pofition que la mienne. Hélas ! nulle lueur d’eſpérance ne peut entrer dans mon cœur déchiré, non par les remords, car, Monſieur, je n’ai pas.


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un reproche à me faire. — Et vous vous croyez malheureux ! Revenez de tſbtre erreur, jeune inſortuné ; les ſautes des autres ne doivent pas troubler notre repos ».

« Comme nous étions alors à notre porte, je priai l’inconnu de vouloir bien entrer : il ſembloit héfiter. Ma- dame de Valbois lui prit la main, & le conduiſit à notre appartement. Nous lui oſſrîmes quelques raſraîchiſſemens ; il n’accepta qu’un verre de vin, enſuite il ſe diſpoſa à ſortir. — Pourquoi nous quitter ſi vîte ? — Je crains d’être im- portun. — Ah ! lui dis- je, ſi vous con* noiſîiez nos cœurs, vous n’auriez pas une pareille appréhenſion. Daignez, Monlîeur, prendre quelque conſiance dans- nos oſſres de ſervices ; elles nous ſont diéſées par le plus vif jatérêt. Gar- dez votre ſecret, mais a^mrdez-nous votre amitié. Un être malheureux eſt pour nous un objet reſpeéſable ; ua reſus nous aſHigeroit »,

c* Il réfléchit pendant un inſtant ; je vis même des larmes border ſes pau- pières : je fis ſigne à ma femme de reſpeéler ſa douleur ; nous gardâmes le £lence, — Eh bien, dit- il en accou-




[ 2 S 3 ]

rant vers moi, je me jette dans vos bras. Je veux bien vivre encore, puiſ- que vous vous intéreſſez à mes jours : mais ſongez à la charge que vous vous impoſez. Je n’ai ni parens ni amis : il m’en reſtoit un ſeul ; il m’a quitté en m’enlevant tout ce que je poſſedois, tout, à l’exception des miſérables vête- mens qui me couvrent. Sans reſſource, ſans eſpoir, mourant de faim & de laſ- ſîtude, j’allois vendre ma liberté quand vous m’avez vu. ’Le Sergent à qui je me ſuis adreſſe, le plus honnête des - hommes de ſon état, m’invitoit à pren- dre un autre parti. Au reſte, ajouta- t-il, je vous répété que l’honneur fut toujours mon guide. — Soyez notre enfant, dîmes-nous ma femme & moi : nous devons notre exiſtence à une ame bienſaiſante ; recevez de nous le même ſervice. Heureux, mille fois heureux, que le Ciel nous aye offert une occaſion ſi douce de reconnoître ſon éternelle bonté ! » ’

« Dès le même jour nous le ſîmes habiller. La connoiſſance de ſon carac- tère nous le rendit plus cher : ſa ſociété étoit douce, mais il conſervoit une triſteſſè qui nous aiHigeoit. Eſpérant le


[* 84 ],

diſtraire par divers plaiſïrs, nous reſar- dames notre départ. Il nous ſuivoit par- tout, & par-tout il portoit ſa douleur

«c Nous eûmes bientôt un véritable ſujet d’y joindre la nôtre* Le Banquier ſur qui nous avions- placé notre fortune, fit banqueroute. Ce fut alors qu’il nous fut aiſé de juger de la bonté du cœur de l’aimable Bordier. Il partagea nos peines : ce moyen eſt le plus eſſi- cace pour conſoler le malheureux j>.

« Notre changement de fortune n’en apporta aucun dans nos ſentimens pour notre nouvel ami ; mais nous réſolûmes de partir au plutôt pour Lyon. L’eſ- poir de revoir ma mere contribua à adoucir le chagrin que la perte énorme que nous venions d’eſſuyer m’avoit cauſé m.

« L’argent que nous avions conſervé devint pour nous d’une grande importance : c’étoit notre unique poſſeſſion. Par économie, nous primes la diligence. Dupuis avoit, d’après nos instances, trouvé à ſe placer dans une bonne maiſon. Son attachement pour nous lui faiſeit déſirer de ne pas nous quitter ; mais je ne voulus pas ſouſſrir qu’il nous ſacrifiât un temps que nous




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ne pouvions plus lui payer. J’avouerai cependant qu’il m’en coûta beaucoup pour me ſéparer de ce fidele & ancien ſerviteur »,

« Par je ne ſçais quel preſſentiment, je voulus que notre argent fût partagé en trois., & chacun de nous porta une ſomme égale. La diligence étoit rem- plie, ſélon la coutume, degens d’états diſſérens ; Moine, Plaideur, Oſſicier, & c… tous d’humeur gaie & agréable »,

« Parmi ce mélange, je remarquai deux hommes de figure ingrate, (ans eſprit, & dont le ton annonçoit des gens de baſſe extradion. Nos compa- gnons de voyage firent la même re- marque ».

« A l’avant derniere journée, un accident arrivé à la voiture*, força le çondu&eur à nous deſcendre dans une ſort mauvaiſe auberge. Les lits étoient déteſtables, les chambres ſales, & les portes peu sûres. On nous donna une phambre pour Adélaïde & moi, & un cabinet à côté où l’on mit un lit pour Bordicr, Nous étions très - ſati-

ſ ués : nous dormîmes parfaitement bien.

,e matin, à l’heure du départ, tout Je jnondç étoit prêt, à l’exception des




’[28 6]

•deux hommes dont je vous ai déjà parlé. On alla à leur chambre ; ils ne s’y trou- vèrent pas. Le cocher, peu complai- ſant, dit qu’il falloit partir ſans eux. Par humanité pour ces malheureux, nous l’engagions à patienter encore un moment, lorſque le garçon d’écurie nous dit qu’il avoit rencontré les pei- ſonnes que nous attendions deux heures auparavant à une demi-lieue, qu’ils l’avoient chargé de dire au cocher de la diligence qu’ils n’iroient pas juſqu’à Lyon. Nous ſûmes tous très - ſatisfaits d’en être débarraſîes, & nous nous ar- rangeâmes plus commodément ».

« Sur le ſoir, la converſation tomba ſur les pièces de mon noie des différent pays. Je voulus montrer des ducats a Hollande : je pris ma bourſe ; elle étoit remplie de pierres &de cailloux ; l’or avoit diſparu. Ma femme ſe ſouille, & trouve la répétion de mon malheur : chacun en fit autant ; tout le monde étoit volé ; le ſeul Bordier fut excepté ».

« Nos ſoupçons tombèrent dans l’inſ- tant ſur les deux hommes diſparus le matin. Nous ſîmes arrêter le cocher, & lui dîmes que nous voulions retour- ner à notre derniere couchée pour faire



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nos dépofitions, afin qu’on courut après les deux voleurs. — Ah ! parbleu, ré- pondit ce ruſtre, vous me la donnez belle ; toute la diligence ſeroit volée, que je n’en ſerois pas pour cela un pas en arriéré. Ce ſoir, ſi vous vou- lez, vous ſerez vos dépofitions ; vingt lieues de plus ou de moins n’y ſeront rien. Croyez-vous que ces ruſés pèle- - rins vous attendent ? Oh ! l’on a des aîles aux pieds dans une pareille cir- conſtance ».

« Il fallut bien céder à d’auſſi mau^ vaiſes raiſons, puiſque l’autorité n’étoic pas de notre côté. Le Prévôt de Ma-

réchauſſee de Châl chez qui

nous nous rendîmes tous, nous pro- mit de faire faire les perquifitions con- venables ; mais il eut l’air de douter du ſuccès »,

• « Notre derniere journée fut bien plus triſte que les précédentes. Le ſi- lence le plus profond ne fut interrompu que par des ſoupirs ».

a Bordier, comme je vous l’âi déjà dit, avoit été le ſeul qui ne fût pas volé. C’eſt alors que je me ſélicitai de sna précaution ; le peu qui nous reſtoit étoit un don du Ciel ».



J a88]

« Arrivé ici, il me fut impoſïïble de découvrir ma mere. Nos petits ſonds diſparoiſſoient, & nuis moyens ne s’oſſroient de les augmenter/ Ma- dame de V albois, dont le courage eſt : incroyable, s’eſt adonnée au deſſin qu’elle avoit parfaitement ſçu autre- fois. Ce travail eſt notre unique reſ- ſource ».

« Bordicr s’eſt décidé à aller aux Indes pour y chercher la mort, ou une fortune qu’il partageroit avec nous : notre dénuement total nous empêchoit de remplir ſes délirs. Vous ſçavez, - Monſieur, à qui nous devons les moyens du départ de notre ami ».

a Voilà lhiſtoire que vous m’avec demandée. Elle a dii vous paroître longue ; mais le ſouvenir de mes mal- heurs ne m’a pas permis la brièveté que j’aurois voulu mettre dans mon récit ».

Monſieur Williamſon remercia beau- coup Monſieur de P albois de ſa com- plaisance, le plaignit d’avoir éprouvé tant de malheurs, & fit ſes efforts pour lui perſuader que ſon ſort pou- voit changer. — François & moi, lqi dit-il, ſerons notre poſſible pour vous.*

faire




. r*8p]

faire découvrir Madame votre mere : en attendant, je vous oſſre ma bourſe ; diſpoſez-en comme d’un bien à vous. En diſant cela, le Négociant l’avoic poſée ſur une table. — Homme géné- reux, s’écria Monſieur de V albois, que pourrois-jedire qui vous peignît l’excès de ma reconnoiſſance ? J’accepte vos bienfaits : quand on oblige comme .^ous, l’obligé n’éprouve *ni home ni humiliation, >

Williamſon quitta Monſieur & Ma- dame de Valbo’u, en leur promettant de les voir ſouvent, & les engageant à venir chez lui.

En regagnant ſa maiſon, il n’ou- vrit la bouche, que pour parler de l’in- ſortuné Bordier. — Je ſuis bien ſâché, diſoit-il à ſon Commis, de ne l’avoir pas vu avant ſon départ ; peut-être l’aurois - je décidé à reſter : je vous aurois traité tous les deux comme mes enfans. Ô dieu ! pourquoi le change- ment que tu as fait en moi s’eſt-il opéré ſi tard ? Puis il ſe tut, & ſon Commis le voyant triſte, n’oſa continuer une converſation qui ſembloit pénible au Négociant.

.Une jeune perſonne jolie & modeſte I. Part . N



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logeoît au-deſïus de Madame de VaU bois . Un jour qu’il faiſoit beaucoup de vent, Roſalie ( c’étoit le nom de la jeune fille) ne put, malgré ſes ſoins, conſerver ſa bougie allumée : elle s’érei- gnit à l’étage de Madame de V albois . Elle ſrappa doucement à la première porte qu’elle rencontra : on ouvrit.—» Voulez -vous bien permettre, dit-elle avec timidité, que j’allume ma bougiez que le vent vient de ſouffler : pardon. Madame, de vous avoir interrompue,

— Vourvous mocquez, aimable en- ſant. Vous demeurez donc dans cette maiſon ? — Oui, Madame ; j’occupe un cabinet au troiſieme. — Vous n’étes ſûrement pas ſeule ? — Pardonnez- moi. Madame ; mon pere avec qui j’étois eſt abſent depuis trois mois. — Entrez un moment chez moi, Mademoiselle, nous cauſerons ſi vous n’avez rien à faire.

— Je ſuis ſans ouvrage pour Pinſtant ;

je viens de reporter celui de cette ſe- maine. >

Madame de Valbois fit aſſèoir la jeune perſonne de qui le maintien doux & honnête l’avoit intéreſſee. — Com- ment Monſieur votre pere a-t-il pu le décider à vous laiſter ſeule ainſi, car


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[2pl] .

vous me ſemblez bien jeune ? — J’ai dix huit ans. — Il n’eſt pas prudent à lui de vous avoir quittée. — Oh ! Ma- dame, ne le blâmez pas ;* il lui a été impoſſible de faire autrement. Mon pere eſt bien malheureux. Alors les beaux yeux de Roſalie ſe remplirent de larmes. — Votre ſenſibilité me tou*- che, charmante fille : vous avez des chagrins ? — Hélas ! oui, & de bien cruels. — Je veux les partager, vous aider à les ſupporter. Croyez-moi digne de votre conſiance, & ne craignez pas de me dire vos ſecrets. Si je vous ſais ’ des queſtions, (oyez perſuadée que le déſir de vous être utile excite ſeul ma curiofité. — Comment vous nomme- t-on ? — Roſalie, Madame. — Eh bien, ma chere Roſalie, dépoſez vos peines dans mon ſein, vous trouverez en moi une amie tendre & compatiſiante. — Ah ! Madame, que me demandez-vous ? Mais pourquoi vous cacherois - je mes chagrins ? Le ſeul ſoulagement qu’é- prouve un malheureux, c’eſt : de trouver quelqu’un qui veuille bien l’écouter avec intérêt.

Mon pere, mon inſortuné pere eſi : en priſon j il y languit dans la plus pro-

N ij


1 * 92 ], ■

ſorſde miſere : malgré mon travail aſ- ſïdu, je ne puis lui ſournir que de bien légers ſecours. — Allons enſemble, dit Madame de ’V alboïs, en courant à une commode lui porter quelques ſoulage- mens. Je rends grâce au Ciel de la poſ- ſîbilité où je ſuis de rendre ſes maux & les vôtres plus ſupportables. — Gé- néreuſe dame ! réſervez pour demain cette bonne volonté : à préſent les por- tes de la priſon ſont fermées ; nous ne pourrions voir mon pere. Souſſrez que ce ſoir je vous inſtruiſe de nos malheurs, puiſque vous daignez vous intéreſſer à nous. Il eſt juſte que vous ſçachiez ſi nous ſommes dignes de vos bienfaits.

M. de V albois entra en ce moment. Sa femme lui dit par quel haſard Ko - ſalie ſe trouvoit chez elle, & combien cette jeune perſonne étoit malheureuſe. Il lui témoigna combien il ſeroit flatte de l’obliger. Roſalie le remercia avec une ſimplicité touchante, & commença le récit qu’elle s’étoit engagée à faire.


Fin de la Première Partie,