Discussion:L’École de la médisance
Critiques[modifier]
Rideau de Paris » présente l’ÉCOLE DE LA MÉDISANCE, comédie de Claude Spaak, d’après
Sheridan.
La maison de Saville-Row où, le 7 juillet 1816, en proie, aux huissiers et aux maux d’estomac, mourut Richard Sheridan devait être habitée, un demi-siècle plus tard, par un gentleman plus illustre que lui, du moins en France : Philéas Fogg. Beaucoup de nos compatriotes n’ont d’autre lumière sur l’auteur de l’École de la médisance, le grand orateur whig, que ce renseignement donné par Jules Verne ; hommage discret… Ils vont pouvoir admirer l’esprit vif et clair, l’ironie ailée de cet Anglais charmant, qui n’aimait pas, dit-on, la langue française, la sachant mal, mais qui a beaucoup aimé, dans quelque traduction, Molière… On l’a vite accusé de trop aimer le Misanthrope et Tartufe, et d’avoir presque mérité, à ce propos, d’être appelé, comme un des personnages de sa comédie le Critique, « Sir Fretful Plagiary »… L’auditeur français est fort tenté de relancer le reproche. En écoutant, l’autre soir, l’Ecole de la médisance, ce n’est pas seulement Alceste que j’entendais bougonner contre les papoteurs malfaisants, par la bouche de Sir Teazle ; ou Célimène aiguisant de nouvelles pointes, quand la jolie et plus atrocement, plus bassement perfide lady Sneerwell se moque de tous ses amis, et fait à chaque nom lever des scandales ; ou Tartufe câlinant Elmire, quand le fourbe Joseph Surface tente de séduire lady Teazle, la femme de son tuteur et vieil ami… D’autres fantômes moliéresques me semblaient passer à chaque instant sur la scène. La douleur de Sir Teazle, espérant toujours que son amour purgera sa jeune femme des vices du temps, ou pleurant d’avoir épousé fille trop fraîche, berné et toujours adorant la perfide, me paraissait un mélange des souffrances d’Alceste et de celles d’Arnolphe ; je reconnaissais, en lady Teazle, Agnès sous Célimène, ou sous Dorimène, qui n’était pas plus dépensière… Quand Sir Oliver évoque les joyeuses parties que Sir Teazle et lui faisaient à vingt ans, j’entendais Chrysale : « Nous donnions chez les dames romaines… » La stupide confiance accordée par son tuteur à Joseph Surface, dont il n’est délivré que lorsqu’il a surpris sa femme chez le séducteur, cachée derrière un paravent, c’était celle d’Orgon sous la table, attendant d’avoir vu, de ses yeux vu…
Une fois en train, on n’en finirait pas. Réflexion faite, nous devons nous méfier. N’a-t-on pas, en Angleterre, reconnu, dans la comédie de Sheridan, du Fielding, du Wicherley, — l’Epouse campagnarde, — du Congreve, des souvenirs d’une pièce écrite par Mrs. Sheridan, sa mère… et je ne sais quoi encore ? De sorte que l’École de la médisance ne serait qu’un hachis adroitement assaisonné d’une dizaine de comédies antérieures. Thomas Moore, fauteur des Mémoires de Sheridan, nous dit que ces accusations mettaient le pétulant Richard de mauvaise humeur. Dans son ardeur à défendre Sheridan, Moore va jusqu’à… calomnier Célimène. « Dans Molière, Célimène fait à elle seule tous les frais de la conversation ; et les froides et ennuyeuses dissections de caractères de ce La Bruyère femelle seraient tout aussi peu supportées sur le théâtre anglais que le mouvement vif et éblouissant des nombreuses lancettes d’esprit qui opèrent à la fois dans l’École de la médisance serait toléré sur la scène française. » La phrase du traducteur que je suis, le brave J.-T. Parisot, « ancien officier de marine, traducteur des Lettres de Junius », n’est pas claire. Si Thomas Moore veut dire que le théâtre français répugne à tant de vivacité, de petits éclairs entre-croisés, il oublie que le Barbier et le Mariage sont l’un antérieur de peu, l’autre de peu postérieur, à l’École de la médisance ; et que, pour le maniement des « lancettes d’esprit », Figaro ne craint personne. Le vrai, c’est qu’à ce moment-là, après un siècle de vie mondaine moins retenue par la religion, plus libertine et plus libre, dans toute l’Europe, qu’au siècle précédent, un style nouveau issu de Swift chez les Anglais, — Swift correspondait avec le père et le grand-père de Sheridan, — et de Voltaire chez nous s’était formé. Sheridan reflète le parlé, la fantaisie et la méchanceté de Bath, le Vichy et le Deauville de son temps et de son pays, comme Beaumarchais ceux de Paris et de Versailles.
On entre dans l’École de la médisance comme dans une maison claire. Pas de recoins obscurs ; pas de caves secrètes. À ce point de vue, l’auteur du Misanthrope et de Tartufe l’emporte de haut. On rêve depuis deux siècles et demi sur Alceste ; dix menus problèmes agitent les chercheurs et curieux à propos de Tartufe… Rien de tel pour les personnages de Sheridan. Sir Peter Teazle s’explique tout entier, dans ses monologues, et au cours de ses disputes avec sa jeune femme. Pour les « dessous », Molière s’y connaît mieux… Il était plus vieux, dès l’École des femmes, que Sheridan, qui écrivait sa comédie à vingt-six ans. Le héros de roman qu’était Sheridan, enlevant à vingt-six ans sa bien-aimée de dix-huit, heureux amant, heureux mari, avait moins souffert que notre cher mélancolique. Il parlait par ouï-dire de la trahison féminine. La calomnie avait eu beau s’acharner sur Eliza et sur lui, c’est elle qui avait été écrasée. La rancune de Sheridan contre les inventeurs et colporteurs de ragots scandaleux a quelque chose d’allègre et de triomphant.
Il les fait extraordinairement vils… Lady Sneerwell répand des lettres anonymes, que le hideux Snake compose pour elle. L’anonymat n’est pas une création du dix-huitième siècle. Mais il s’est développé beaucoup à l’époque des libelles, et lorsque M. de Voltaire lui-même se baptisait Akakia. Célimène écrivait elle-même et signait ses billets aux marquis ; et quand elle ne signait pas elle ne niait pas son écriture. « Pourquoi désavouer un billet de ma main ?… » Pour conquérir Charles Surface, lady Sneerwell déshonorerait toute l’Angleterre, et rendrait sa petite pupille Maria malheureuse pour toute la vie. Sous sa soie rayée, sous ses chapeaux ravissants, lady Sneerwell est une petite lady Macbeth ; aussi méchante, du moins, que l’héroïne du Secret de M. Bernstein. Mais elle n’est pas, pour un penny, mystérieuse. Dès la première scène, elle expose son plan stratégique. Son immoralisme prend le caractère d’un instinct. Son irresponsabilité lui est comme une eau baptismale. Il faut réfléchir, pour qu’elle vous dégoûte. Les sentiments de Célimène nous laissent plus inquiets, et comme en alerte. Ici encore, Sheridan paraît bien ce qu il est : un adolescent qui croit comprendre les femmes, et épuiser leur âme jusqu’à la lie.
Quant à Joseph Surface, le traître, il n’est vraiment subtil que par son joli paradoxe sur l’innocence, moins terrible — puisqu’il ne mêle pas le ciel à son jeu, et n’ajoute le sacrilège à la concupiscence — que le raisonnement de Tartufe, mais bien ingénieux. « Ah ! chère madame !… C’est précisément la conscience que vous avez de votre honnêteté qui vous cause le plus grand préjudice. Qu’est-ce qui vous fait négliger certaines convenances et vous rend plus soucieuse de l’opinion du monde ? Le sentiment intime de votre innocence… Qu’est-ce qui vous pousse à agir étourdiment et à commettre mille petites inconséquences ? Le sentiment intime de votre innocence. Qu’est-ce qui vous fait souffrir du caractère de Sir Peter et vous rend si sensible à ses soupçons ? Le sentiment intime de votre innocence… Tandis que si, ma chère lady Teazle, vous consentiez à faire un petit faux pas, vous ne sauriez vous imaginer à quel point cela vous apprendrait à être circonspecte, à supporter les boutades de votre mari, et à faire bon ménage avec lui… » (Traduction Georges Duval.) Voilà un marivaudage impur, qui eût soulevé le cœur de Marivaux. C’est pourtant de bonne psychologie. De la psychologie, osons le dire, à fleur d’épiderme…
Robes éclatantes, perruques poudrées, habits galants ; et les âmes en vitrine. Cette comédie transparente nous rafraîchit. Elle est sœur, décidément, de Beaumarchais, plutôt qu’enfant de Molière. Et l’intrigue n’est pas moins cristalline que les caractères. Nous avons fait des progrès, je pense, depuis 1776… Car rien ne nous embarrasse, dans la conjonction de « deux sujets » ou même trois, que blâmaient tant les contemporains. Les sournoiseries de lady Sneerwell, qui travaille à marier Joseph et Maria, pour que celle-ci lui laisse Charles, l’aimable ivrogne ; la mésaventure conjugale de Sir Peter ; les expériences de Sir Oliver, retour des Indes, pour discerner, de ses deux neveux, celui qui a du cœur, — le bon garnement, — et mérite son héritage, les trois fils se sont tressés devant nous, sans trop solliciter notre attention. Une part du mérite en revient à l’adaptateur, Claude Spaak, qui a respecté tous les passages originaux, savoureux, dont le texte est entraînant, vraiment scénique et frappant, — et qui a débrouillé à merveille toute la fin. Le dernier acte est beaucoup plus intelligible que l’acte des marronniers du Mariage. Excellent travail ! Le style de Sheridan fait les délices des Anglais. Il est nerveux, mobile, dégraissé, et en quelque manière sportif. Il n’y a plus de mots inutiles dans ce sémillant dialogue, que de gestes superflus dans un bel assaut d’escrime ou de boxe. Le dialogue de Claude Spaak a les mêmes vertus.
Il a ajouté, à tant de traits, quelques traits… Ainsi le lourdaud Crabtree, l’oncle de Benjamin, poète ridicule (Oronte…) disait à la petite Maria : « Vous passeriez à la postérité, comme la Laure de Pétrarque… » ; on lui fait dire : « la Béatrice de Pétrarque ». Ce n’est pas extrêmement drôle ; et j’aimais mieux le pédantisme authentique. Car, à la Laure de Pétrarque, Crabtree ajoutait « la Sacharissa » de Waller… », ce qui n’amuserait guère les Parisiens, j’en conviens ; mais tant de science alliée à tant de mauvais goût, voilà le vrai comique de Crabtree ; on en fait un ignare ; et nous en débordons.
En revanche, j’ai trouvé charmant certain ajouté, inspiré de la scène du sonnet d’Oronte, que je ne trouve pas dans Sheridan. Quand certain, impromptu de Benjamin a été applaudi par les caqueteuses comme le sonnet de Trissotin, le nigaud se tourne vers Sir Peter et lui demande son avis. Nous pensons que le bougon, qui lance pomme Alceste des « allons, ferme, poussez mes bons amis de Bath ! », ou quelque chose d’approchant, va protester au nom du bon naturel et de la vérité. Mais Sir Peter, depuis une minute, a des chatouillements terribles au cerveau. Cet impromptu l’enrhume. Il regarde Benjamin avec des yeux écarquillés, horrifiés, et lui éternue à la figure. Je ne dis pas que ce soit génial. Mais notre maître Sarcey en eût ri aux larmes.
Pétillante, limpide, instructive, modèle de fine technique théâtrale et de joli langage, l’École de la médisance doit divertir tous les honnêtes gens. Ils s’amuseront sans remords. Ils n’emporteront pas de quoi rêver. Tout est dit quand le rideau tombe ; il n’y a plus rien à chercher, pas un prolongement poétique, pas la moindre petite source de songes, ou de méditation morales. Mais comme tout a été bien dit !
« Le Rideau de Paris » a monté ce petit chef-d’œuvre adroitement. Les décors sont simple ; mais les meubles et les costumes sont ravissants. Mme Yolande Laffon, dont le clair visage et la voix tendre ne nous laissent pas croire un instant aux noirceurs de lady Sneerwell, soulève, à chaque entrée, un murmure d’admiration, qui va aussi à ses robes et à ses chapeaux. Sheridan fut très exactement le contemporain de Reynolds et de Romney. Alors, quels régals… Mme Tania Balachova est fort bien habillée aussi ; et elle prête à lady Teazle une perfidie raffinée… Presque trop de perfidie ; car enfin, lady Teazle est dépensière, moqueuse, et sa vertu est fragile ; mais elle se convertit ; elle prend en horreur sinon le péché du moins le vilain homme qui voulait l’y entraîner ; la bonté de Sir Peter, jugée de derrière le paravent, l’émeut, la persuade. Et elle devient, au dernier acte, la fée bienfaisante qui donne à chacun sa part de bonheur. Elle tourne au Dickens déjà… L’œil luisant, les lèvres railleuses de Mme Balachova restent redoutables. Elle prête à cette Britannique, parfaitement lisible, son impénétrable slavisme.
M. Oettly joue Teazle en bon comédien, intelligent, qui sait à merveille éclaircir, analyser un couplet, et mettre chaque trait à sa place. M. Vanderic est élégant et fourbe selon les règles les plus sûres. Je ne puis nommer tout le monde. M. Herrand, qui a si bien mis la pièce en scène, a tiré du rôle de Charles ce qu’il en faut tirer ; juste et pas plus. L’ensemble est bon ; les faiblesses tolérables. Je fais le vœu que la Comédie-Française, quand elle pourra travailler sérieusement, « inscrive à son répertoire cette adaptation presque parfaite.
Statistiques[modifier]
- Nombre de mots : 37138 environ, avec les introductions et notes.
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