Discussion:Les Sables mouvants
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Éditions[modifier]
Titre et éditions | |||
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1912 : | Les Sables mouvans | Roman | dans la Revue des deux mondes (en feuilleton du 1er octobre 1912 au 1er décembre) |
1913 : | Les Sables mouvants | Paris, Calmann-Lévy éditeurs, janvier 1913 |
Sources[modifier]
- Google [1]
Critiques[modifier]
- Figaro : journal non politique 7 avril 1913 [2] La vie littéraire
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LES SABLES MOUVANTS, par Colette Yver. —- POÉSIES COMPLÈTES, par Charles le Goffic
Parmi les romancières contemporaines, Mme Colette Yver se distingue par une claire intelligence et un bon sens souriant. Elle refuse d’être dupe des apparences parfois séduisantes où se laissent prendre certaines théoriciennes d’un féminisme exaspéré ; l’existence ne lui offre pas seulement des thèmes d’admiration lyrique ; elle en connaît et en étudie toutes les nécessités ; et elle est surtout préoccupée de déterminer le rôle que leur complication impose à la femme d’aujourd’hui. Sans rudesse et sans ardeur déplaisantes, Mme Colette Yver a assumé les fonctions d’une sorte de missionnaire laïque ; elle prêche de façon persuasive contre les dangers d’un féminisme excessif ; et, pareille à ces moralistes mondains qui préconisent un tempérament entre le dogme et les exigences du siècle, elle évite d’écraser ses auditrices sous une condamnation inexorable ; elle fait la part belle à leur péché ; et elle ne laisse point, même quand elle le réprouve, de le peindre avec des couleurs bien séduisantes. N’est-ce pas ainsi que faisait Massillon, dont Chateaubriand raconte que les sermons trop voluptueux troublaient son âme adolescente ?…
Ce sont en effet de charmantes féministes que les héroïnes de Princesses de science et de les Dames du palais ; leur âme apparaît d’abord pleine de noblesse ; et on ne peut s’empêcher d’admirer leur avidité d’indépendance. Si elles réclament le droit d’échapper au contrôle que la tradition bourgeoise impose aux jeunes filles, c’est pour se préparer une carrière honorée et laborieuse. L’une dans les laboratoires, l’autre dans les tribunaux, affrontent courageusement la redoutable concurrence des hommes. Thérèse Herlinge, surtout, est estimable pour sa droiture et son intelligence ; c’est un esprit avide et un cœur fier ; elle rêve, en travaillant pour devenir doctoresse en médecine, de se préparer une existence fertile en devoirs ; elle a même l’ambition de conquérir une gloire, qui semble due à son beau talent. Elle épouse un jeune docteur, promis comme elle à d’enviables destins n’a-t-elle point mis de son côté toutes les chances ? Vierge forte et femme affranchie des frivolités et des préjugés ordinaires, ne doit-elle pas offrir l’admirable exemple d’une savante qui « s’est faite » par sa seule volonté, qui a dominé la vie au lieu de la subir, et qui a librement choisi son mari comme un associé et un compagnon, au lieu d’accepter, du hasard ou du préjugé, un maître ou un indifférent ? Mme Colette Yver, dans ce roman qui lui valut une immédiate notoriété, semble s’être complue à mettre les plus décisives facilités au service de cette idéale expérience du féminisme ; elle conclut cependant à l’échec de l’expérience. Thérèse Herlinge, devenue, par son mariage, la doctoresse Guéméné, est obligée de choisir entre son mari et ses travaux scientifiques ; une ascète aurait préféré le laboratoire ; mais Mme Colette Yver n’a voulu faire de son héroïne qu’une femme, pour qui le cœur a des besoins au moins égaux à ceux de l’esprit ; dans la lutte engagée entre le féminisme et l’amour, elle ménage la défaite du féminisme. La doctoresse Guéméné renonce à l’espoir d’entrer peut-être un jour à l’Académie des sciences, pour conserver l’affection de son fils et de son mari.
Ce premier roman contient les principes que Mme Colette Yver s’est attachée à développer dans ses œuvres suivantes. Les Sables mouvants présentent aussi une défense de la tradition ; mais l’intrigue y est moins simple ; car Mme Colette Yver, pour donner plus d’ampleur à sa démonstration, a prétendu l’étendre à une famille entière ; et, d’autre part, elle a choisi, pour y encadrer le drame, un milieu plus complexe que celui des laboratoires ou du Palais de justice ; c’est à des peintres qu’elle a accordé la faveur de son observation ; et l’École des beaux-arts, ou l’atelier du célèbre Nicolas Houchemagne, jouent ici le rôle tenu précédemment par la Faculté de médecine ou par l’École de droit.
Depuis les temps romantiques, les « milieux artistes », comme on dit avec plus de curiosité encore que de dédain, ont une réputation bien établie d’insouciance et de légèreté ; il est admis, à tort ou à raison, que la morale y manque de rigueur ; et, comme on n’a jamais chicané aux femmes le droit de peindre, ni même aux femmes qui peignaient celui d’emprunter des hommes plus d’une liberté, les revendications féministes, dans ce milieu, ne peuvent guère porter que sur la passion ; c’est, en effet, le droit bien connu à la « passion intégrale » que réclame l’héroïne dont Mme Colette Yver nous narre la tragique aventure ; et, par là, un souffle de romantisme semble passer dans son nouveau livre.
La fable de ce livre est de celles dont George Sand aurait tiré de fougueux développements ; elle se réduit à l’entraînement qu’éprouvent l’un pour l’autre le grand peintre Nicolas Houchemagne et sa petite cousine, qui est son élève, en même temps que celle des Beaux-Arts ; mais Mme Colette Yver a su disposer les événements avec une grande habileté pour rendre cette passion dramatique. Nicolas Huuchemagne, en effet, est marié ; et ce n’est pas avec entrain qu’il trompe sa femme, attachée par une affection presque mystique à ce rénovateur de la peinture religieuse. Il subit tristement la passion qui soudain l’écrase, et en moins d’une année, dévasté par le remords, il meurt misérablement. Marcelle Fontœuvre connaît ainsi, par lui, plus de désolation encore que de ravissements ; c’est une petite fille fougueuse et absolue dans son désir ; elle n’a que dix-huit ans ; pour conquérir Houchemagne, pour le garder ou le reprendre, elle ne déploie nulle rouerie ; elle se contente d’étaler innocemment sa passion. Houchemagne mort, elle n’aura d’autre refuge que l’art, où elle se jettera avec la même impétuosité qu’elle s’était précipitée dans l’amour.
Mme Colette Yver désigne autour de ces deux héros les personnages qui sont responsables de leur malheur. Marcelle Fontœuvre est née dans un ménage d’artistes ; sa mère, qui jusqu’à sa mort sera appelée « la petite Fontœuvre », exécute avec application des tableaux pleins de fleurs « bien léchées » ; son père est un jovial portraitiste d’animaux ; ni l’un ni l’autre n’ont beaucoup d’idées en dehors de celles qu’ils croient posséder sur l’ « art » ; ils affectent un laisser aller aimable et désinvolte ; comme de réfléchir sur la morale et l’éducation lasserait vite leur fragile cerveau, ils s’en tirent en professant qu’on ne saurait trop tôt instruire les enfants des réalités de la vie ; en conséquence, ils laissent leurs amis tenir devant la petite Marcelle les propos les plus audacieux ; la fillette n’a pas douze ans, qu’elle est au courant des potins scabreux ; au surplus, elle fréquente assidûment, chez sa marraine, un peintre impressionniste, pour qui l’éparpillement des impressions est un dogme dans l’ordre sentimental comme dans le pictural ; Marcelle voit défiler chez cette personne appliquée à faire le bonheur d’autrui, plusieurs messieurs qui oublient parfois sa présence… Ainsi, par la négligence de ses parents et l’indifférence de ses amis, Marcelle Fontœuvre sent peu à peu s’insinuer en elle une connaissance et un dégoût précoces de la vie : à la fois très pure et avide de tendresse, elle se précipite, dès qu’elle est en âge d’aimer, vers le seul homme de son entourage dont le talent et l’élévation morale la séduisent par leur éclatante supériorité.
En regard de Marcelle Fontœuvre, enfant inquiète et passionnée, qui s’enlise et perd pied dans les « sables mouvants », Mme Colette Yver montre sa sœur ainée, Hélène, qui fut élevée par leur grand’mère, en province, selon les vieilles traditions : ces traditions-là ne l’empêchent pas de devenir bachelière et pharmacienne ; mais elles affermissent sous les pas des enfants un sol solide et stable ; Mme Colette Yver voudrait les y voir tous marcher. C’est à l’expression de ce souhait, qui n’a rien d’imprévu, que se réduit, en somme, le sens des Sables mouvants. Mme Colette Yver semble avoir eu surtout le dessein d’écrire un roman pathétique et vivant. Autour des personnages principaux, elle a su animer toute une foule de comparses. Mme Colette Yver a croqué les ateliers avec le même bonheur qu’elle avait dessiné jusqu’ici le laboratoire des savants et les cabinets des avocats elle est un excellent « peintre de milieux ».
- Les Annales politiques et littéraires, 13 avril 1913 retronews
Mme Colette Yver, elle, prend nettement parti ; l’éducation moderne, surtout dans certains, milieux parisiens, elle la juge plus que mauvaise, nulle ; car les principes transmis par les morts y sont oubliés. La société nouvelle serait construite sur des « sables mouvants ». S’adressant à sa fille, qui est venue créer une famille dans un monde qui n’a plus aucune notion ni du bien ni du mal, une grand’mère, Mme Trousseline, m’a paru formuler la pensée véritable de l’auteur :
— Nous autres, nous marchions sur un terrain ferme, où nous sentions que tous nos morts avaient passé avant nous. C’était comme la route qui conduit chez nous à la campagne, et que nous voyons s’allonger si droite, si facile, piétinée, durcie par tous les gens du pays qui cheminent là depuis des siècles. On ne s’égare pas sur ces routes-là, ma fille. Mais, toi, toi qui as été élevée, pourtant, dans ces principes certains, stricts, bien déterminés, qui, jusqu’à vingt ans, es restée dans ces vieux chemins de la tradition où l’on ne risque pas de se perdre, dès que tu as mis le pied sur ces sables mouvants de la vie parisienne, tu as brisé tous les liens qui t’attachaient au passé, et je te trouve sans direction, sans une seule idée morale assurée.
La génération suivante profite encore de la force acquise ; mais l’autre, celle qui s’éveille à la conscience et qui sera la France, ou plutôt le Paris de demain ? La grand’mère est rigide ; la fille, déjà, n’a plus assez de convictions pour les communiquer à ses enfants, que guettent le caprice et la passion. L’art lui-même ne résiste pas aux sables mouvants, il y trébuche et s’y enfonce.
Ce livre brûlant et troublant contient donc une leçon austère. Rien n’est plus tragique, plus terriblement humain que de voir lentement sombrer et disparaître un homme de génie, Nicolas Houchemagne, pour avoir cédé à la tentation. Tout d’abord, il réalisa des chefs-d’œuvre dans l’atmosphère de luxe et de paix où le maintenait sa femme, douce et pure inspiratrice.
Sa lourde chute est d’autant plus profonde qu’il avait gravi le faîte inaccessible. C’est la petite-fille de cette Mme Trousseline, Marcelle Fontœuvre, élevée dans un intérieur honnête, mais dénué de « préjugés bourgeois », qui, en s’éprenant de Nicolas, et en se faisant aimer de lui, dissout la force et le bonheur de ce ménage d’artistes. Lui se laisse prendre au piège des cheveux blonds, des yeux verts cruels, du mystère inquiétant. Ayant mis tous deux le pied dans « les sables mouvants », ils s’y débattront en vain, sûrs de s’y perdre. Nicolas, vieilli, usé, ne peut plus même travailler. L’inspiration l’a fui à jamais ; il finira par mourir, victime de ses luttes intérieures et du remords d’être, à son tour, le bourreau d’une épouse admirable qui souffre en silence. Au lit funèbre, les deux rivales, unies par le même désespoir, pleureront leur amour dévasté.
Un grand souffle idéaliste et généreux anime tout le livre. Le talent de Mme Colette Yver gagne en diversité et en puissance.
La psychologie de ces malheureuses et de ces malheureux est d’une vérité saisissante ; autour d’eux, que de silhouettes bien observées, que de réflexions justes, de théories brillantes, que de descriptions pittoresques ! Fidèle à l’esthétique formulée plus haut, ce livre est un enseignement ; il nous apprend que, dans le laisser aller de la vie parisienne, il est bien difficile d’éviter les écueils séduisants semés sur nos pas. Les séculaires traditions bourgeoises, l’éducation simple et sévère, peuvent seules préserver les âmes trop sensibles ou trop neuves. En revanche, la sœur aînée de Marcelle, Hélène, élevée par la prudente grand’mère, nous est, non sans grâce, un exemple de sagesse et de vertu.
- La Mode illustrée, 1 juin 1913 [3]
CE QU’ON PEUT LIRE
Dans un très beau livre qui mérite et qui aura les honneurs d’une étude plus approfondie, M. Henri Bordeaux nous montre, chez le docteur Rambert, le foyer chrétien, l’intérieur du bourgeois français fidèle à ses vieilles traditions, le prototype de la famille telle qu’elle doit être : fondée sur les croyances, les principes, les fidèles tendresses, et le lecteur ne contestera pas la puissante influence que la maison ainsi organisée prend sur ceux qui y naissent et y grandissent, la sauvegarde qu’elle continue à être pour eux même quand ils ont dù la quitter. L’éducation traditionaliste, la vie familiale, voilà ce que l’auteur de la Maison a voulu et su glorifier.
Mme Colette Yver affirme des convictions identiques mais d’une façon très différente : en nous introduisant dans des milieux où les intelligences fleurissent, où vibrent les élans du cœur, où l’on peut admirer des vertus, des dévouements, des résignations, mais où l’on risque pourtant de se perdre et de s’enliser comme dans les Sables mouvants. Rien n’est bâti en terre ferme, il n’y a aucun fondement solide à aucune de ces existences, ces mentalités flottantes ne trouvent aucun point d’appui. Tout peut être bouleversé, emporté, effondré au premier coup de vent.
La charmante Jenny Fontœuvre et son mari, tous deux peintres, elle de fleurs, lui d’animaux, sont bien, dans leur aimable bohème d’artiste, un excellent ménage, d’admirables travailleurs, de bons camarades, des charitables s’il en fût. La jalousie de métier, les divergences d’opinions laissent inaltérables leur bonasserie foncière. Dénués de toute croyance, ils respectent la vieille mère qui dit son chapelet et ils s’inclinent devant le génie idéaliste du grand Houchemagne, le jeune artiste rénovateur de l’art religieux, mais qui, tout en peignant et en vivant comme un moine, en retraçant des figures de saints et des scènes évangéliques, n’a pas la foi entière, ne se range pas à une doctrine, ne se contraint pas à une pratique. Si élevé que soit le sommet où il est monté, c’est sur les Sables mouvants encore que celui-ci a planté sa tente ; et chez lui comme chez les Fontœuvre, l’écroulement fatal se produira en faisant des victimes.
D’un côté, la petite Marcelle et le jeune François, que d’honnêtes parents ont cru comme eux inaccessibles aux tentations de leur milieu et n’ayant besoin d’aucune autre éducation morale que de la vie de famille ; qu’on n’a pas fait baptiser, encore moins envoyés au catéchisme, à qui on a permis de tout voir, de tout entendre, et que cette perversion, jugée avec indulgence autour d’eux, a trop naturellement gagnés. D’autre part, l’artiste qui paye de son génie, de son existence même, une défaillance dont un idéalisme plus complet, le pur idéalisme chrétien, l’aurait préservé.
Le seul fait que deux œuvres telles que la Maison et les Sables mouvants se soient succédé à peu d’intervalle dans la Revue des Deux-Mondes prouve assez l’intérêt croissant qu’ont pour le grand public la question religieuse et la question familiale, aussi bien que le sens où il est enclin à les résoudre. Rien d’étonnant à cela, quand la question patriotique est à l’ordre du jour. L’antique trilogie : Dieu, patrie, famille s’affirme en effet plus que jamais inséparable ; et les vieux étendards qui ont de tout temps arboré les trois mots sacrés pour devise, frissonnent d’espoir au souffle nouveau venu des hauteurs, des sommets intellectuels en premier lieu.
Si la plupart des maîtres de la littérature sont arrivés par des chemins divers au traditionaliste que leur jeunesse ignora, les jeunes y viennent d’emblée. Ainsi fait M. Henri Allorge, dans les pages émues et profondes sur le culte sacré des ancêtres du Mal de la Gloire, intéressante satire de l’arrivisme, où la peinture des milieux littéraires et artistes alterne avec de jolis paysages normands et italiens. Comme le théâtre, le roman exige aujourd’hui la beauté des décors, et c’est un luxe que s’offre aussi dans Les deux ivresses, l’authoress qui signe Noël Bangor et que nous présente élogieusement M. Paul Bourget.
Une autre plume féminine, celle de Mlle Alice Decaen, sans dédaigner les fonds, s’attache surtout aux personnages ; et c’est un charmant portrait de jeune tille du xxe siècle qu’elle nous trace sous cette légende : Jacolte et son cousin. Elle est vraiment délicieuse, cette Jacotte si droite et si naïve, en même temps que si crâne et si tendre, ne discernant même pas entre les enfantillages où elle s’amuse et le sentiment profond né dans son cœur pour le grand cousin qui, de son côté, inconsciemment aussi, joue au beau dédaigneux et au tyran domestique. Aimable aventure qui se dénouera à la satisfaction de chacun, y compris les lectrices.
Rentrons dans le domaine de l’histoire ou, mieux, de la légende, car on croirait à tort que ce mot de légendes implique les récits de vieux conteurs situés dans des temps lointains. Chaque époque a ses légendes et il n’en est guère qui surpasse en poésie dramatique celles rappelées par le dernier ouvrage de Jacques de la Paye, ces légendes, modernes des Wittelsbach et des Habsbourg. Quelle mystérieuse châtelaine, dame blanche, dame du Lac eût pu revêtir une figure mieux faite pour frapper l’imagination populaire que cette impératrice errante dont le délicat écrivain sait, après tant d’autres, nous retracer avec un intérêt nouveau la brillante et lamentable existence ?
Depuis le jour où l’ange de Noël l’apporte au foyer patriarcal des princes bavarois jusqu’à celui où elle tombe sous le couteau stupide d’un assassin, Elisabeth de Bavière demeure le personnage le plus attrayant et le plus complexe à travers les circonstances les plus contradictoires, comme si toutes les prospérités et tous les désastres se fussent accumulés dans son vaste destin. Et non seulement elle, mais tout ce qui l’entoure, semble emporté dans ce tourbillon fantastique où les Elfes elles Ondines se mêlent aux Chasseurs noirs et aux spectres de la Danse macabre. C’est le roi Louis de Bavière traîné comme le Prince Charmant par des chevaux blancs dans sa voiture d’argent garnie de satin, écoutant solitaire les premières et superbes interprétations de la pensée wagnérienne ; puis cnl’ei nié dans son palais aux mystérieuses merveilles, et retrouvé mort au fond de l’eau perfide où chantait la Sirène de la Folie. C’est l’héroïne de Gaëte vaincue et exilée ; le départ triomphal des jeunes souverains du Mexique, et le retour de la malheureuse impératrice Charlotte ; la disparition de Jean Orth, la catastrophe de Meyerling, la duchesse d’Alençon dans le brasier du bazar de la Charité… Des flammes encore autour de cette gracieuse apparition de l’archiduchesse Mathilde. Et dominant, semblant conduire le cortège tragique, la même figure de beauté douloureuse, celle qui a été la plus belle, la plus artiste, la plus triomphante, la plus adorée des souveraines et qui ne veut plus être que l’consolée. Il ne lui reste, dit-elle, que sa douleur à aimer, et elle l’aime, elle l’adore, elle ne cesse de la magnifier, de l’élever, de la poétiser, semblant ébaucher et pétrir en elle-même une royale statue de la Niobé. À cette princesse légendaire qu’elle restera, elle ajoute sans cesse de nouveaux traits ; soit qu’à l’arrière d’un navire sous des voiles de soie bleue, elle berce son rêve désolé : soit que. magne ibique écuyère, elle dompte un cheval comme elle voudrait mater sa douleur ; qu’elle médite en face de ce Heine de marbre dont le sourire de scepticisme achève de glacer sa triste âme. Qu’elle s’en aille avec un vieux moine enfouir dans un creux de rocher battu par les flots le fameux collier de perles dont on ne retrouva jamais la cachette. Qu’elle erre de pays en pays, achetant ici un palais, ici un château où il lui semble trouver le repos, d’où bientôt elle s’enfuira poursuivie là comme ailleurs par ses Erinnyes. Mais elle n’a pas les fureurs d’Oreste. Elle est douce, bonne, infiniment charitable en même temps que noble, intrépide, compatissante et fière. Elle a travaillé à toutes les œuvres de paix et d’amour, vibré à toutes les pensées généreuses, accompli de grands devoirs. Elle s’est mainte fois révélée descendante de sainte Elisabeth de Hongrie et héritière de la grande Marie-Thérèse.
Aussi, quand sa course désespérée l’aura conduite à l’issue fatale qui, dit-on. lui avait été prédite dès sa jeunesse, puis annoncée à sa date par la Femme blanche des Habsbourg, ce furent ces fleurs qu’elle aimait que ses peuples semèrent sur son cercueil, et ce sont des fleurs encore que lui apporte son pieux historien.
Revenons à l’actualité pratique en signalant un nouveau et précieux volume pour la bibliothèque des nombreuses jeunes filles qui se préparent au rôle d’infirmières, pour celles aussi des chefs et des mères de famille, spécialement des châtelains campagnards. Premiers secours à donner aux malades et aux blessés, du docteur Walter Douglas Hoggs ; et…
- Journal des débats politiques et littéraires, 4 février 1913 [4]
Notes de littérature
Les Sables mouvants. Le nouveau roman de Mme Colette Yver se passe dans le monde des arts. Il débute par un réveillon dans un atelier, et tous les personnages défilent successivement sous nos yeux. D’abord le ménage Fontœuvre, peintres sans talent, extrêmement bourgeois, pleins de qualités et de défauts un peu conventionnels. Puis le critique Addeghem, vieux garçon, intelligent et beau parleur ; Nugues, le paysagiste sans le sou et bon diable ; Mlle Angeloup et Nelly Darche, deux femmes qui représentent les deux types classiques de l’artiste, la vieille travailleuse, traditionaliste et ne connaissant que son métier, la jeune et coquette Nelly partageant son temps et son intérêt entre ses amants et sa peinture qui sera bien entendu très moderne, impressionniste et matérialiste. Tout cela date un peu.
Le héros du livre ne date pas moins. Houchemagne sort d’un atelier Rose-Croix en passant par un roman d’Octave Feuillet. Il est un mélange de Gustave Moreau et de ces beaux jeunes hommes du monde qui, dans M. de Camors et Julia de Trécœur, sont pareils à des anges terrassés. Sa femme ressemble beaucoup à Sybille —— toujours d’Octave Feuillet —— mais en moins vraisemblable. Et tous ces êtres, légèrement romanesques, s’agitent sans raison. Le drame éclatera de la manière la plus imprévue. Les Fontœuvre ont trois enfants, dont une fille élevée par sa grand’mère en province. Les deux autres, Marcelle et son frère François, élevés à Paris, sont des produits singuliers. Leurs parents, quoique fort raisonnables, et qui font de la peinture comme ils fabriqueraient des petits pains, pour vivre, leurs parents les laissent pousser avec stupeur, sans jamais oser leur adresser un reproche ni leur donner une gifle. Aussi la jeune Marcelle, à peine nubile, devient-elle amoureuse de Nicolas Houchemagne ; et comme ce jeune héros resté pur jusqu’au jour de son mariage, n’a pensé qu’à ses tableaux à la fois religieux et symboliques, et à sa femme qu’il adore, il succombe presque sans résistance. Par honnêteté, il déclare, sans plus d’explications et le jour même à Jeanne de Cléden, son épouse, qu’il ne l’aime plus. Tant d’extravagance ne peut que mal finir. Le frère François se suicide, sans qu’on puisse bien comprendre pourquoi. Houchemagne, dès qu’il est adultère, n’a plus aucun génie. Ses tableaux religieux demeurent non terminés, et pour vivre, quoique sa femme soit très riche, il se voit obligé de faire de la peinture mondaine, qui se vend très cher, sans que personne autour de lui ne se doute de rien. De plus, une maladie mystérieuse à laquelle les princes de la science ne comprennent rien, le terrasse. Il meurt bientôt en murmurant : « L’inconnu doit être si beau ! »
Tel est ce curieux ouvrage. Quant au titre, il veut sans doute montrer que l’art, la passion, quand ils ne sont pas sanctifiés par le plus pur idéalisme, sont des sables mouvants sur lesquels il ne fait pas bon se risquer. Mais il y en a d’autres. Et pour un romancier, l’imagination qui loin de se nourrir de réalité ne chérit plus que des chimères, et ne cherche qu’à illustrer d’images même d’une moralité parfaite, une fable sans vraisemblance, est certainement le sable mouvant le plus dangereux.
- Revue française politique et littéraire, 16 mars 1913 [5]
ROMANS ET ROMANCIERS
LES SABLES MOUVANTS
(COLETTE YVER)
Il y a longtemps déjà que Ch. Maurras a signalé la présence d’un chœur de Bacchantes parmi la foire littéraire d’aujourd’hui. Elles sont là une vingtaine qui font un bruit d'enfer et un scandale de tous les diables. Sur le devant de la baraque, on vend de la prose ou des vers, des romans ou des nouvelles à volonté ; à l’intérieur, on danse, on chante, on se démène, on hurle. Ces Ménades ont le délire dionysiaque, le délire écumant sans pudeur et sans beauté. Celle-ci célèbre « l’odeur des lis fanés et des branches pourries », celle-là préfère « certain intime fond dont on ne parle pas », une troisième affirme qu’ils sont doux à voir
Ses cheveux bleus comme des prunes,
Ses pieds pareils à des miroirs
Et ses deux yeux couleur de lune.
Chacune a son nom, sa gloire, sa clientèle; l’une a la spécialité d’un geste plus hardi, l’autre d’une convulsion plus hideuse. Elles sont, toutes, celles que Maurice Barrès appelait un jour les « petites âmes, esclaves frémissantes de la sensation ». La Sapho des légendes grecques était une rosière auprès de ces Bacchantes.
C’est en vertu d’un contraste que Mme Colette Yver me fait songer à ces femmes. Elle n’est ni de la bande, ni de la boutique. Elle parle au lieu de crier, elle marche au lieu de danser. Il y a autour d’elle une atmosphère de respect et comme un voile léger de pudeur. On la suit à la trace des belles pensées qu’elle jette et des nobles sentiments qu’elle exprime. Elle sait comment s’en vont les reines », et vous ne la surprendrez point dans le cortège de ces reines de foire ; elle n’aime pas plus les princesses de vice que les « princesses de science ». Il y a en elle une raison, une mesure, un bon sens, une réserve qui l’empêchent de se compromettre dans cette émeute et cette orgie. Voilà beaucoup d’images pour dire que Mme Colette Yver est un écrivain honnête, de bonne compagnie et de belle santé. Pour exprimer la même chose, elle serait plus simple et plus brève: elle se sert d’une langue très sobre, élégante sans colifichets, colorée sans bariolage. Un souffle de poésie discrète court à travers son œuvre, mais cette œuvre s’adresse plutôt à l’esprit et ne dérive point vers l’imagerie d’Epinal. Elle me reprocherait d’abuser des mots si je parlais de son « génie »; elle aurait encore plus le droit de se plaindre si je n’affirmais la force de son talent et la constante noblesse de son inspiration.
Elle n’est donc point du groupe des Bacchantes ; elle le connaît bien tout de même. Son roman nouveau, — Les Sables mouvants — nous introduit en un monde où l’on ne récite guère que les dix commandements de l’art et où la sincérité de l’artiste tient lieu à peu près de toutes les vertus. C’est un pêle-mêle d’hommes et de femmes aux habitudes baroques et aux mœurs équivoques. Tous ces rapins ne vivent que de rapines sentimentales. On s’éprend et on se prend ; on se quitte et on se tient quitte ; on vole de ci de là et on convole par ci par là. Il y a des taches d’huile sur le parquet des ateliers et des taches de vice sur toutes les consciences. Les cheveux sont longs et les principes très courts. C’est la tribu des camarades et la camaraderie supprime les frontières, les murs mitoyens et tout ce qui protège l’honneur de la vie. Il y a là de magnifiques rêves d’art qui avortent dans les plates aventures, de vigoureux essors qui aboutissent à de honteuses servitudes. Les palettes se brisent et les tableaux restent inachevés. L’âme de ces peintres ressemble à leur atelier : un beau désordre qui n’est pas seulement l’effet de l’art, un bric-à-brac d’ébauchages ou de débris, des fragments poussiéreux, des rêves interrompus, tout le capharnaüm des songes chaotiques. Quelquefois un souci de morale entre subrepticement par la même porte que le modèle et on discute devant les chevalets. Un critique pontifie, mais ses arrêts sont marqués au coin de cette indulgence qui est la grande vertu de sa profession : « Il n’y a — dit Addeghem — qu’un précepte de morale qui soit indiscutable : ne nuire à personne. Mais condamner l’amour ! L’amour entre deux êtres qui ne relèvent que d’eux-mêmes, il n’est que douceur, bénédiction, sourire ! Il est beau comme la vie. Qu’il emplisse les rues, qu’il emplisse le monde ! » Ainsi parle Addeghem, l’arbitre des nuances, l’homme qui distribue dans la presse les verges ou les couronnes. Son dialogue moral est aussi souple que ses principes d’art sont étroits. Et les camarades se gardent bien de compliquer la vie plus qu’il ne convient… Je suis sûr que Mme Colette Yver a sursauté plus d’une fois en décrivant ce triste milieu. Pourquoi donc aussi se condamne-t-elle à franchir ces portes derrière lesquelles il est souvent difficile de la suivre ? Pourquoi soulever toutes ces draperies ou ne tendre que des voiles trop diaphanes ? Je sais bien ce qu’elle me répondra. Un jeune écrivain me disait l’autre jour : * L’éditeur me renvoie mon manuscrit ; il me prie d’y mettre la page où l’on tombe, ъ Il paraît que cette page est nécessaire et que sans elle on n’entre plus chez l’éditeur. J’en suis bien fâché. Je propose la formation d’un syndicat, le syndicat des honnêtes gens. Nous ne sommes ni des prudes, ni des pharisiens ; nous exigeons seulement qu’on nous respecte, et l’article premier de nos statutsestainsi conçu : « Les membres s’engagent à n’acheter et à ne lire que le roman… où l’on ne tombe pas. »
Il y a beaucoup de chutes sur « les sables mouvants » où nous promène Mme Colette Yver. Et c’est regrettable, car je voudrais que tout le monde pût au moins entendre la leçon qu’on nous fait au cours de la promenade. Une vieille femme nous accompagne, Mmf Trousselie qui parle peu mais qui parle bien, et qui me paraît traduire en ces courtes remontrances les idées essentielles de l’auteur. Mme Trousseline s’adresse à sa fille Mme Fontreuvre dont la maison est le rendez-vous de tous les bohèmes de l’art et de la vie ; elle lui dit : Ma pauvre enfant, dans quel milieu es-tu venue créer une famille ? Autour de toi, les ignominies s’accumulent ; tu n’en as même pas le dégoût. Tu accordes ton amitié sans t’inquiéter d’abord situe dois ton estime : ou plutôt une trop facile tolérance te conduit à ne tenir compte ni du bien ni du mal. » Et la jeune femme proteste que, le bien et le mal, on ne sais jamais où ça commence et où ça finit. Mais la vieille maman riposte : « Si, on le sait, Jenny, il y a des lois bien précises, et je te les ai apprises autrefois… Nous autres, nous marchions sur un terrain ferme où nous sentions que tous nos morts avaient passé avant nous. C’était comme la route qui conduit chez nous à la campagne, et que nous voyons s’allonger si droite, si facile, piétinée, durcie par tous les gens du pays qui cheminent là depuis des siècles. On ne s’égare pas sur ces routes-là, ma fille. Mais toi.., dès que tu as mis le pied sur ces sables mouvants de la vie parisienne, tu as brisé tous les liens qui t’attachaient au passé et je te trouve sans direction, sans une seule idée morale assurée… » Et la pauvre Mme Fontœuvre n’a rien à répondre. Sa conscience est vide, elle ne peut rien en tirer qui l’aide à nourrir la conscience de ses enfants. Ceux-ci s’en vont à la dérive, elle ne sait comment les arrêter. Son mari est plus désarmé qu’elle encore. Leur fille Marcelle a des instincts et des débuts d’aventurière sentimentale ; avec quoi la maintenir dans le devoir ? Il faut donc — dit-il à sa femme — passer devant le maire et devant le curé… » Et il rit, mais son rire sonne faux, car c’est le rire d’un impuissant, d’un vaincu, d’un homme qui voit l’abîme, n’a rien en main pour en préserver, rien en mains pour en retirer, et qui se sent humilié dans sa défaite. * Et ils restèrent longtemps silencieux, les yeux fixés sur la lampe, comme s’ils cherchaient une autre lumière… » Cette lumière qu’ils cherchent et qu’ils ne trouvent point, elle baigne tout le roman : c’est la lumière de l’éternelle morale, de la loi religieuse, des principes qui ne sont pas seulement une clarté sur la route, mais une force dans la conscience.
On dirait que Mme Colette Yver n’embrasse point la définition dans toute sa plénitude de sens : elle n’est pas bien sûre que la morale religieuse soit, non seulement un flambeau, mais encore un soutien. Son peintre, Nicolas louchemagne, est un grand artiste chrétien. Il ne sort de sa palette que des figures idéales, ultra-terrestres ; c’est un Fra Anmexico, plus moderne, aussi pieux, aussi enthousiaste. L’art n’est pour lui ni un métier, ni un divertissement, mais un sacerdoce, le peintre un conducteur d’hommes qui oriente les pensées du peuple par la suggestion de ses œuvres. Et l’Evangile est ouvert devant son chevalet, comme la source initiale des grandes idées et des formes nobles… Et ce pauvre llouchemagne s’en va tomber dans Je piège grossier que lui tendent les manèges hypocrites d’une petite mijaurée. il s’avilit, il s’annihile sous le joug de cette Fornarina de faubourg… Déciment, il y a trop de chutes dans cette œuvre qui semble écrite pour dire aux hommes ce qu’il faut pour marcher droit. Comme disait M’"e de Sévigné : « Je n’entre pas dans les raisons de cette grande tuerie », et je souhaite qu’après nous avoir décrit hardiment la route mouvante sur le sable, Mme Colette Yver se résigne à nous montrer celle où l’on ne glisse point, où il n’y a ni boue ni fouprières, et dont Mme Trousseline dit avec sa confiante simplicité : « On ne s’égare pas sur ces routes-là, ma fille ! »
C. LECIGNE.
- La Démocratie, 27 décembre 1912 [6]
CHRONIQUE de La Démocratie du 27 décembre 1912
« Les Sables mouvants » [1]
Le grand peintre idéaliste, Nicolas Houchemagne, vient de mourir à trente-sept ans d’un mal presque subit et violent. Il repose au milieu de ses œuvres, sur un lit dressé dans son atelier ; et ceux qui sont accourus lui rendre un dernier hommage voient inertes les belles mains qui ont peint des sujets mystiques, et clos les yeux qui s’ouvraient sur un monde invisible. Mais de ces mains, de ces yeux, et de tout l’aspect du mort semble s’élever encore une grande leçon d’idéal, et comme une voix qui dit à ces âmes troublées : « Savez-vous où je suis allé ? »
Car ce sont de pauvres êtres à qui cette question s’adresse. Non pas qu’ils soient mauvais ; ils sont capables d’attendrissement, de pitié, de dévouement parfois ; il se peut même qu’il leur arrive comme en ce moment, d’être un instant inquiétés par le mystère de notre destinée spirituelle — Mais ils sont médiocres. Ils sont des représentants moyens de notre pauvre humanité, et leurs braves qualités ne les empêchent pas de vivre sans idéal, parfois sans dignité. Il y a Madame Fontœuvre, qui fut vive et jolie et qui l’est peut-être encore, qui dépensa du courage à peindre des chrysanthèmes, et des corbeilles de fruits, et placer ses tableaux ; mais elle ne sut donner aucune direction morale à ses deux enfants qui vivaient près d’elle, Marcelle et François ; son mari ce gros Fontœuvre vit de ses leçons de dessin, ce qui n’est guère amusant et suppose quelque mérite quand on voudrait faire œuvre plus personnelle ; mais il n’empêche pas sa femme d’emprunter à sa cuisinière pour offrir un dîner au critique influent, Addeghenn, à la fois bon enfant, important, pas très intelligent, assez intuitif, sensible aux attentions, et bénisseur quand on lui plaît ; d’ailleurs, de bonne foi. Il y a Uelly Darchc, la peintressc coloriste, riche, arrivée, audacieuse, et dont les passions se succèdent au milieu de l’in dulgence universelle ; la vieille Juliette Angeloup, qui ne compta pas ses aventures, et qui est la meilleure femme du monde. Et comme une opposition à ces êtres trop faci les, trois figures de femmes, qui sc penchent vers la mort « comme les saintes femmes du tombeau » : Jeanne Houchemagne, véri tablement une sainte, qui dévoua son cœur, et même sa souffrance, au noble idéal de son mari ; miss, Spring et Blanche Arnaud deux vieilles filles mal fagotées mais dont l’âme est exquise, la vie très pure, et le talent méconnu.
Il y a enfin, en dehors de tout, une enfant de dix-luiit ans à peine, la petite Marcelle Fontœuvre, immobile, muette, la chair ané antie, et le cœur tué par cette mort, qui est son œuvre, ou dont elle fut l’instrument…
Car, et c’est là tout le sujet du livre, Nico las Houchemagne 11’est pas mort d’une grippe infectieuse, comme l’ont dit les médecins ; eu s’il en est mort, la dépression physique a été causée par les débats d’un drame inté rieur, où toutes les forces ont peu à peu sombré.
Houchemagne a vécu pur jusqu’à son ma riage avec Jeanne de Cladcn qui lui apporta naguère l’amour, la richesse, et le tribut d’une foi inlassable en l’œuvre qu’il voulait réaliser. Pendant huit années il a aimé sa femme comme la véritable compagne de son âme et la gardienne de son rêve ; il l’a vécu, ce rêve, durant tout ce temps-là, — il a connu les belles heures, ardentes et spirituelles, où dégagé des passions humaines, il était ému seulement dans sa profonde sensibilité d’artiste, émotions et sensibilité que nous ne connaissons guère que pour les avoir devinées ; c’est ainsi qu’il a pu peindre la beauté morale, et la beauté métaphysique ; qu’il a pu exprimer en une image de sainte Agnès l’absolue pureté, et dans la figure d’un Saint Louis le triomphe apparent de la vie intérieure. Et lui-même a été candide comme un enfant, dans l’enchantement de la création. Il a été heureux, avec une facilité quasi divine — Et surtout il a été un exemple.
Mais un jour Marcelle Fontœuvre, qui sera peut-être une grande artiste aussi, qui fut une petite fille sans tendresse et sans gaîté, qui devient une femme passionnée capable de très grande souffrance, mais incapable sans doute de bonté coutumière, s’est jetée dans ses bras, possédée d’amour. Et tout soudain a croulé au-dedans du grand artiste. Il a refermé ses bras sur l’enfant qui lui apportait, avec sa jeunesse fleurie, tout le frémissement de la passion humaine. Ce n’est pas un amour assez bas pour qu’il le repousse ; c’est un sentiment sincère, absolu, peut-être unique dans une vie. Voilà pourquoi il ne peut se défier, pourquoi il n’a pas résisté. Pourquoi enfin la jeune fille et lui n’ont formé un couple de plus qui vivra parmi les tristesses du mensonge et de la trahison.
Le mensonge n’est pas complet ; la trahison n’est pas entière. Un rude besoin de n’être au moins pas hypocrite pousse Houchemagne à faire connaître à sa femme tout de sa faute — sauf le nom de celle qu’il aime. — Et la petite Fontœuvre a dit à ses parents ceci, ou à peu près. « Eh bien oui, j’aime et je suis aimée. Qui peut me le défendre ? Où sont les enseignements que vous auriez pu me donner, m’enjoignant de résister ? Rappelez-vous la facilité dont vous accueilliez les amours de la belle Uelly Darche et la vieille Angeloup. Et de tant d’autres comme elles. Où donc est la mesure de votre morale ? »
Et les parents ne savent rien répondre. ils sont profondément choqués, mais incapables de dire pourquoi, encore plus d’intervenir. Ils n’ont pas « élevé » leur fille, sa destinée morale ne leur appartient pas.
Cependant les amants ne peuvent être heureux. Marcelle est inconciente d’avoir mal agi, même en prenant son mari à une femme admirable ; mais elle voit souffrir celui qu’elle aime : Houchemagne, dès la première heure, a senti sa déchéance. Il y assiste chaque jour, tantôt avec une froide lucidité, tantôt avec des transports de désespoir ; certains jours en exalté, et d’autres avec l’âme en détresse. Car il ne peut plus se passer de son amour, et il sait ce que cet amour a fait de lui. Quelque chose est fini à jamais dans sa vie d’honnête homme : l’unité de cette vie est brisée ; quelque idéal qu’il y conserve, quelques vertus qu’il y fasse paraître, le principe même en est détruit — Et presque tout détruit dans sa vie d’artiste, il ne peint presque plus ; ses souvenirs d’amour, et peut-être ses remords viennent le bouleverser devant l’œuvre commencée ; il espérait retrouver un jour la paix perdue, et travailler au contraire avec la plénitude de l’expérience humaine, que lui aurait donnée la passion. Mais voilà qu’il découvre la grande vérité : il ne peint plus, non seulement parce qu’il est troublé, mais surtout parce qu’il est devenu indigne de son rêve ; qu’il a perdu contact avec le momie invisible, à cause du péché.
Il meurt enfin, épuisé de ces combats intimes, et s’étant recueilli à son dernier moment.
Le sens de l’œuvre se dégage donc nettement : un homme a faibli à sa vie en se rendant indigne des grands dons qui étaient en lui. Une enfant a fait le mal parce que jamais sa mère n’a songé à diriger vers le bien son âme forte et passionnée. Et d’autres autour d’eux mènent une vie facile parce qu’on ne leur a jamais appris non plus la dignité d’une âme qui se réserve. Ces pauvres gens manquent d’assise : ce sont des « sables mouvants ». Ce qui même était bien en eux, devient inutile ou nuisible faute de direction. Et tout cela est misérable — Et voilà posé le grand problème de notre véritable destinée, le seul qui vaille en réalité la peine d’être envisagé —
Madame Yver n’a donné comme à dessein que la moitié de la réponse — On se demande après avoir lu son livre : Que faut-il donc pour permettre aux âmes d’accomplir leur destinée ? — « Il faut avoir une base assurée à toutes nos actions — Il faut une doctrine » — « Mais où trouver cette doctrine ? ».
La réponse n’est pas donnée. Il me semble pourtant qu’elle s’impose aux esprits. C’est une doctrine idéaliste ; et cette doctrine idéaliste, large, humaine, frémissante, et pourtant inébranlable, où la trouver ailleurs, sinon dans la croyance transmise par des générations d’honnêtes et simples chrétiens dont les vertus fleurirent dans toutes nos familles ? Et voilà qu’on est tenté de refaire en imagination la vie de ces pauvres gens qui ont failli au devoir, et pourtant étaient riches d’âme. Si la petite Fontœuvre était allée au catéchisme, elle n’eut pas à dix-sept ans souhaité connaître tout l’amour ; si 1c grand artiste Houchemagne, qui est idéaliste, mais dont nous ne voyons pas qu’il soit chrétien, dont nous ne savons pas assez où se rattache l’idéal, avait connu la vraie foi, la vie fut restée pure, et son œuvre préservée — Parce que, il aurait peut-être aimé ; il aurait peut-être violemment souffert pour résister à sa passion, mais il aurait certainement triomphé ; ce que ni le vague idéal, ni le désir d’une vie droite n’a pu faire, le simple devoir catholique l’eût fait. Il y a quelque chose de plus fort, de plus inébranlable dans le simple attachement à la foi, et la crainte d’y manquer, que dans toute l’honnêteté, et les aspirations supérieures d’une âme.
Je n’ai parlé ni de la valeur littéraire du livre, ni du talent que Madame Yver y montra. Est-ce la peine d’en parler ? L’idée l’emporte ici sur la forme. J’aime pourtant les belles formes, et j’admire l’art partout où il se rencontre. J’estime qu’une belle phrase française a sa valeur spirituelle. Mais on est trop pris ici pour y songer par la question morale, par la question métaphysique. Madame Colette YVer nous retient d’ailleurs d’elle-même au plus profond et au plus difficile ; sa peinture d’un « milieu » n’a été qu’un moyen ; elle sait combien le genre en est facile ; comment les types s’en présentent si naturellement à nous ; comme il est simple enfin de faire bien, soit en restant superficiel, soit en multipliant les traits caractéristiques. La vie fourmille au tour « le nous de sujets d’observation ; et c’est l’erreur commune à beaucoup d’écrivains de croire qu’ils ont fait une œuvre parce qu’ils ont noté juste.
Mais ce qui n’est pas commun c’est de savoir trouver le chemin des consciences —, c’est de venir éveiller au plus profond de nous la seule inquiétude qui dût nous agiter ; c’est de porter une réponse à ceux qui cherchent encore ; c’est d’ajouter un témoignage à ceux qui ont trouvé — Et quand on a fait une telle œuvre point n’est besoin de renommée ; qu’importe un peu plus de louange un peu plus de gloire ? : un nom est peu de chose au regard de l’éternité — Mais avoir contribué peut-être à sauver des âmes, voilà le véritable honneur, et qui rejette bien loi des rivaux de carrière.
Claude Franchet
- ↑ Roman par Colette Yver.