Discussion:Mademoiselle La Quintinie
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Orthographe vocabulaire
[modifier]- sentimens,
- résolûment
- assiégent
- saint-siége, protége, collége, piége, sacrilége
- encore de vastes espaces végétables
- grand'peur
- Il va tâcher de repuiser en lui la force
- c’est le petit prestolet qu’il voulait
- rhythmé.
- refrogné
- recélait.
- vous en faites un cabire autrement
- Sois maudit, ostiaire qui ouvres à l’ennemi et qui sonnes la cloche de rébellion
Critiques…
[modifier]- Journal des débats politiques et littéraires 12/7/1863 : La Revue des Deux Mondes vient d’être prohibée à Rome, à cause du roman de Mme Georges Sand, Mlle La Quintinie.
- Revue contemporaine [1]
Les tirades de Lélia et d’Horace sont presque oubliées, et l’on relit avec plaisir Mare-au-Diable, .André et cette délicieuse histoire de Teverino. De même, parmi les derniers romans que nous devons à l’inépuisable fécondité de M"" Sand, le meilleur est, sans contredit, le Marquis de Villemer, qui, dégagé de toute théorie, ne veut être et n’est qu’une délicate analyse psychologique, traitée avec cette dextérité féminine si habile
à sonder les replis du cœur humain, mais qui fait un peu sourire quand elle se mêle de réformer le monde. Mademoiselle la Quintinie est trop réformatrice, et c’est son grand défaut il y a dans tout le livre je ne sais quelle odeur de bûchers et d’inquisition qui n’est plus de notre temps. Mm’ Sand s’arme de pied en cap contre un fanatisme qu’il n’est plus besoin de terrasser, et déploie une argumentation herculéenne contre une hydre dont les têtes ne repoussent plus. Pourquoi agiter des cendres froides et se démener inutilement contre un fantôme ?
La foi de Sibylle est intuitive, sentimentale, elle croit d’instinct; le catholicisme de Lucie est raisonneur, dogmatique. Que dis-je? il parle latin « La vérité, dit-elle, exige quelquefois l’absurdité vous savez le fameux credo quia absurdum. » Quelle jolie conversation entre gens qui s’aiment et veulent s’épouser Que penser aussi de cette exclamation mélancolique de Lucie « 0 orthodoxie, où te trouve-t-on sur la terre, et quelle âme peut se vanter de te posséder » Les autres acteurs de ce roman par lettres ne sont guère plus vraisemblables Lemontier père, dans les quelques pages où il résume une conversation de douze heures qu’il a eue avec son fils (pauvre fils!), entame une longue dissertation sur la notion de Dieu et sur la perfectibilité; il tonne, il fulmine contre l’intolérance; il prend gratuitement des airs de Galilée persécuté. Moreali est un caractère indécis ; on ne sait si l’auteur a voulu le rendre sympathique ou odieux amant platonique de la mère de Lucie et un peu de Lucie elle-même, il s’obstine sans raison à condamner cette jeune fille au célibat. Le général La Quintinie est un catholique bourru, le capucin Onorio est un contemporain de Torquemada quant à Emile Lemontier, c’est un amoureux aussi pâle que Raoul de Chalys ; ses entretiens avec Lucie sont ceux d’un casuiste il ergote, combat un à un les pauvres arguments de sa fiancée, et, de temps en temps, quand les forces lui manquent, quand il a usé tous ses raisonnements, il se retrempe dans une longue correspondance avec son père, et revient à la bataille avec des armes nouvellement forgées. Le seul homme raisonnable de cette famille d’illuminés est le vieux grandpère, qui, avec beaucoup de bon sens, ne veut point entendre parler de tout cela, et dirait volontiers, comme Perrin Dandin « Mariez au plus tôt. »
Aussi, dans ce duel à armes courtoises, Mme Sand a-t-elle été vraiment vaincue par M. Feuillet. Préoccupé avant tout de se faire lire, M. Feuillet a évité avec soin la langue de la théologie chez lui, point de religiosité panthéiste, point de ces mots longs dune toise, que Pradon aurait pu prendre aisément pour des termes de chimie s’il a introduit dans le roman une question qui, selon nous, doit lui
rester étrangère, il l’a fait avec une discrétion qui mérite des éloges. Mme George Sand n’a point imité cette réserve; son livre contient de nombreux chapitres qu’on croirait empruntés au droit canonique, une épidémie de discussion sévit sur tous ses personnages, et son merveilleux talent de style ne suffit point à conjurer l’ennui inséparable d’une controverse trop prolongée.
- Le Figaro 18/08/1901 [2]
Le Culte de George Sand
J’écris ceci loin de France, sans journaux de France ; une feuille locale, comprise tant bien que mal, me donne brièvement la nouvelle des fêtes célébrées en Berry pour honorer la mémoire de George Sand. Et voilà que s’évoque à mon souvenir la maison de Nohant, le village, la Vallée Noire, les lieux et les objets qu’à plusieurs reprises collégien, étudiant, homme fait j’ai visités pieusement, hanté par l’image et la mémoire de celle qui les a rendus illustres. Adoravimus in loco ubi steterunt pedes ejus.
Le culte de George Sand n’a peut-être pas aujourd’hui autant de fidèles que tels cultes littéraires à la mode celui de Stendhal, par exemple mais, justement parce qu’il n’emprunte rien au snobisme, on peut croire qu’il est sincèrement pratiqué par les adeptes. Les petits jeunes gens riches qui font de la littérature, les intellectuelles de garçonnière sont stendhaliens comme ils furent wagnériens, comme ils s’apprêtent à être nietehziens-parce que leur prétendue admiration trouve toutes faites, en abondance, des formules, des thèses préparées par les admirateurs réels, par les érudits convaincus. Un fervent sandiste ne trouve pas de catéchisme ni d’évangile, élaboré d’avance.
Le petit manuel de Caro, volontairement très incomplet vingt pages de Jules Lemaître, autant de Faguet, constituent toute la bibliographie usuelle sur l’auteur d’Indiana. Il y a bien l’énorme travail de Mme Karénine, deux in-octavo parus d’une étude qui en remplira quatre mais je crains que cette étude d’une érudition excessive, ne demeure un livre à consulter plutôt qu’à lire. Elle manque, à coup sûr (et sans doute Mme Karénine l’a souhaité ainsi), des qualités d’éloquence qui suscitent la vocation du lecteur. Non le sandiste fervent n’a pas encore aujourd’hui, de catéchisme ni d’évangile. Il lui faut apprendre et pratiquer sa religion dans la fréquentation même du dieu c’est-à-dire dans l’œuvre de George Sand, dans sa correspondance, dans les conversations de ceux qui l’ont connue, et dans quelques pèlerinages où son fantôme « revient » Guillery de l’Albret, Nohant du Berry.
Lorsqu’on a accompli les rites de cette initiation, on connaît une George Sand œuvre et personne tout autre que la représentent les clichés courants. On découvre que des romans comme Jeanne et les Maîtres Sonneurs (pour n’en citer que deux) mériteraient une réputation égale à celle de la Mare ait Diable on constate que Lélia et Indiana n’ont pas plus vieilli qu’Hernani, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas vieilli du tout; ils datent seulement, ils portent la marque d’une époque, ce qui n’est pas la même chose. Quant à la personne même de l’écrivain, elle apparaît autrement captivante que ses. deux portraits habituels la jeune dévergondée ou la vieille dame bonasse et barbouilleuse.
Il y eut, Dieu merci, autre chose en George Sand qu’une machine à aimer ou une machine à écrire. Il y eut de telles qualités morales et d’un si heureux groupement, que cette âme et cet esprit féminins pourraient servir de modèle à ,tous les romanciers. Oui, c’est bien là ma pensée Sand est, pour nous autres, une sorte de type idéal elle sera notre « patronne » laïque. Une chronique de journal est déjà trop courte pour esquisser cela ; je laisserai donc de côté l’œuvre pour parler seulement du caractère. Aussi bien y aurait-il quelque ridicule à vouloir démontrer le génie de Lélia. Elle a eu, d’abord, la première qualité qu’on demande de nous, celle sans quoi il n’est pas de romancier le travail opi- niâtre, continué imperturbablement au milieu des accidents de la vie ennuis, maladies, passions même. Tels furent, avec des façons de procéder différentes, Balzac, Dumas père, Flaubert. L’œuvre du roman est longue entre toutes. Il faut la porter longtemps elle est lente à réa- liser.
Malgré sa facilité exceptionnelle, Sand demeure un des plus merveilleux exem- ples du labeur qu’exige le roman. Le lendemain du jour où elle s’est libérée des entraves conjugales, elle commence d’écrire. Deux ans plus tard, le cœur sai- gnant d’une rupture tragique, elle publie les Lettres d’un voyageur. Toute brisée par la tempête de 1848, où elle s’est ris- quée bravement, elle nous conte la Petite Fadette. La mort seule l’arrêtera, pour ainsi dire la plume à la main; car, huit jours ayant, elle travaille encore. Que cette régularité merveilleuse dans la production ne soit nullement exclu- sive de la sensibilité ardente, George Sand en est la meilleure preuve. Per- sonne n’a aimé pluspassionnément ni des êtres humains, ni la nature,, ni la beauté. ,On s’obstine à ne la voir passionnée .que dans les aventures de lit elle dé- pensa son cœur aussi généreusement pour sa mère qui ne valait pas la dé- pense, pour son fils, pour ses amis politiques. (Lire les admirables lettres à Barbes et à Mazzini.) Elle futgrand’mère comme on est mère je défie une femme de ne pas pleurer en lisant une certaine
- lettre écrite après la mort de Jeanne
Clésinger.
Avec la même fougue elle chérit les beaux paysages, les chefs-d’œuvre de la peinture; peu d’écrivains ont si fort ressenti la musique et en ont parlé aussi pertinemment. Et les idées aussi l’ont saisie, violentée, exaltée, comme l’avaient exaltée la maternité ou l’amour. C’est encore un cliché vulgaire, sur George Sand, que de la représenter éprise de liberté durant les seules années de jeunesse et de folie, puis assagie sur le tard
et devenue réactionnaire et bourgeoise. Rien n’est plus faux. Notez d’abord qu’en 1848, au moment où Sand se jette dans la bataille politique et y paye de sa personne, elle a quarante-quatre ans, ce qui n’est plus l’âge des impulsions irréfléchies. Et sans doute les journées de Juin la rejettent dans sa solitude de Nohant on a proféré des cris de mort; le sang a coulé; les théories les plus chères de l’écrivain ont été profanées; Barbès est en prison. Elle donne, comme elle le dit, sa démission politique. Mais elle n’en a pas moins offert ce grand exemple d’un artiste quittant, lorsque sa conscience le lui commande, le rêve pour l’action avec l’absolu dédain dos petits calculs de carrière, d’intérêt, ou simplement de tranquillité. Et par là sa haute figure s’oppose au type de l’artiste jouisseur et répugnant. Cela, elle ne le sera jamais, même quand les années auront, par leur effet naturel, refroidi son sang. Dans Valvèdre, dans Mlle de La Quintinie, dans le Marquis de Villemer même sous une apparence de littérature assagie et résignée, survivent la même foi dans la liberté de l’individu, la même horreur du fanatisme, le même altruisme social, jusqu’aux mêmes aspirations politiques. Les pages d’un des derniers romans de l’écrivain, Nanon, palpitent du souffle de la Révolution. Les étudiants ne s’y trompaient pas, eux qui, après la représentation du Marquis de Villemer à l’Odéon, voulaient porter George Sand en triomphe aux cris de « Vive La Quintinie Vive le libéralisme»
Laborieuse, sensible et courageuse elle montra une qualité plus rare encore parmi la gent littéraire elle ne conçut aucune vanité de son succès ni aucune envie du succès de ses confrères. Je ne crois pas que jamais artiste ait parlé de ses œuvres avec plus de bonhomie positivement, elle a l’air de ne leur prêter aucune importance. Elle « fait de son mieux » voilà tout ce qu’elle trouve d’éloge à se donner. Que les critiques parlent ou ne parlent pas de ses livres, elle n’en a cure pour consoler Flaubert, qui se plaint du silence fait autour de l’Éducation sentimentale, elle lui assure gaiement qu’on l’oublie elle-même bien davantage. Toute sa correspondance avec Flaubert est d’ailleurs un chef-d’œuvre de grâce confraternelle on sent que Lélia donnerait sa, propre gloire pour que le pauvre ami, le pauvre enfant, comme elle l’appelle, eût la gloire qu’il mérite et qu’il désire. C’est aussi dans cette correspondance que se formule le plus clairement la doctrine littéraire de George Sand, et cette doctrine se résume en deux mots Naturel Simplicité. Il faut produire comme produit la Nature, sans se contraindre, sans s’énerver ; si la récolte d’une année est médiocre, eh bien celle de l’année d’après sera sans doute meilleure.
Une si tranquille attitude a nui à George Sand dans l’estime des Trissotins n’est-elle pas la plus forte critique de leur fielleuse vanité ? Pour ceux que la vanité ou la rancune n’aveuglent pas, ils doivent remercier l’auteur d’Indiana de leur avoir fourni une leçon et un modèle. Relisons les pages que Sand, célèbre dans l’univers, vénérée par tout ce qui pensait, consacre à parler de ses œuvres et s’il nous reste après quelque trissotinisme, c’est que nous sommes incurables.
Un dernier trait complète cette physionomie si harmonieuse d’artiste le désintéressement. Elle le poussa jusqu’à l’extrême rien n’est plus touchant que les essais d’économie de George Sand, toujours avortés parce que la charité ou simplement le goût de traiter ses amis reprennent aussitôt l’avantage. Vers la fin de sa carrière, ayant gagné avec ses livres environ deux millions en qua- rante ans, elle avoue à Ulbach qu’elle a mis. vingt mille francs de côté. Et elle ajoute comiquement « Ne le dites pas l ’on me les prendrait! Huit jours avant sa mort, inquiète des symptômes qui annonçaient la crise finale, elle écrit à son médecin, le docteur Fabre, pour lui demander la vérité sur son cas. « S’il y a quelque chose à faire, ajoute-t-elle, je le ferai car je sens que je puis encore être utile aux miens. Être utile C’est pour cela qu’elle avait travaillé sans relâche, de 1832 à 1876.
En vérité, je ne sais pas de plus belle vie, ni d’âme plus exquise. Qu’on nous laisse en repos,une fois pour toutes, avec les fameux « excès de jeunesse ». Une George Sand sans tempérament n’eût écrit ni Indiana, ni Mauprat, ni même cette Fadette qui contient des passages si troublants. C’est le cœur tout entier qu’il faut juger, de George Sand, c’est sa vie tout entière. Et le cœur fut grand, et la vie fut noble. Les fidèles du culte de Nohant trouveront, à constater, à méditer cela, une joie singulière refusée aux adeptes de plusieurs cultes à la mode. Ici, l’âme de l’artiste est égale à son œuvre. Et si l’œuvre demeure inimitable, l’âme de notre « patronne » nous offre du moins ce que les livres pieux appellent un bon objet de méditation.
Marcel Prévost.
- Le Gaulois : littéraire et politique 17/06/1896 [3]
Un journal du matin racontait, hier, l’aventure de Mlle La Quintinie, le drame que George Sand avait tiré d’un roman fameux qui, terminé, reçu, prêt à entrer en répétition, ne fut jamais répété et ne se joua jamais, volontiers dirais-je pour cause d’ordre public, jamais défendu, jamais autorisé. Aventure curieuse, comme souvenir surtout, au lendemain de la mort de Jules Simon, qui lui donne un regain de curiosité, et dont nous pouvons compléter le récit par quelques documents personnels.
L’auteur n’eut, d’ailleurs, lui-même, jamais soupçon du complot amical ourdi entre le ministre des beaux-arts et directeur de l’Odéon, qui plaça toujours des obstacles imprévus entre l’œuvre et le public. Le ministre ne voulait pas que le drame fût joué ; avec raison il le considérait comme dangereux mais il ne voulait pas l’interdire, la personnalité de l’auteur l’en empêchait c’est alors qu’on s’avisa d’un moyen terme, une sorte d’obstruction amiable, secrète, qui dura plusieurs années, pratiquée d’un commun accord, avec une discrétion absolue, à laquelle personne n’est plus tenu aujourd’hui, ces petits événements étant passés, après vingt-trois ans, à l’état de souvenirs George Sand étant morte en 1876, sans avoir eu le mot de l’énigme et convaincue que sa pièce, Mlle de La Quintinie, avait été poursuivie par une vraie fatalité, une malechance chronique, qui pouvait impressionner les esprits les moins superstitieux.
Il faut avouer, d’ailleurs, qu’en dehors des fatalités volontaires, il y en eut de réelles qui semblèrent venir au secours des conjurés.
La pièce date de 1871 le roman avait paru longtemps auparavant, en 1863, avec grand succès et grand bruit. Le sujet était délicat et dangereux, le personnage du prêtre, déjà difficile dans le roman, où il était entouré de toutes les préparations psychologiques, enveloppé dans toutes les magies d’une forme admirable, devenait encore plus violent et plus blessant dans une action théâtrale. L’auteur avait eu beau faire, transformer le prêtre en « monsignor », donner à la soutane la forme d’une redingote, on ne pouvait s’y méprendre.
Ce fut un soir, à dîner, chez Magny, que George Sand remit le manuscrit à Chilly, alors directeur de l’Odéon, ce manuscrit, je le vois encore, c’était un cahier de papier bleu clair, couvert de cette grosse écriture renversée d’allure japonaise, avec quelques ratures rigides et luisantes, qui semblaient faites au pinceau — ceux-là qui ont vécu dans l’intimité du grand écrivain n’ont pas oublié cette forme d’une matérialité si personnelle. Il y avait, ce soir-là, cinq convives dans la pièce basse et fumeuse que Magny appelait prétentieusement le grand salon, et où on étouffait même l’hiver, les becs de gaz aspirant tout l’oxygène aussi les avait-on remplacés par deux candélabres aux bougies bienfaisantes. George Sand qui y tenait ses assises avait commandé un dîner exquis, et tout en dînant on causa de la pièce, la distribution en fut arrêtée, les deux décors (il n’y en avait que deux pour les quatre actes) furent combinés, Mme Sand, elle-même, en crayonna, les maquettes sur un coin de table. J’ai négligé de vous dire que les quatre invités de l’auteur étaient le directeur de l’Odéon d’alors, le vieux comédien Chilly, son associé, Félix Duquesnel, celui même qui signe cet article, le célèbre décorateur Chéret et l’acteur Francis Berton.
La distribution se fit aisément, le rôle de Moréali échut à Francis Berton il avait été écrit pour lui, et convenait admirablement à sa nature nerveuse, emportée, avec des allures de froide distinction.-- Celui de Mlle de la Quintinie, Lucie, fut dévolu à Sarah Bernhardt, que Mme Sand affectionnait particulièrement, depuis sa remarquable création de Mariette, dans François le Champis, et ceux du général, d’Emile Lemontier, et d’Elise, à Brindeau, Porel et Mlle Emilie Broisat.-- La pièce s’encadrait dans un décor du lac du Bourget, qui servait pour le premier et le dernier acte, dont Chéret fit un chef-d’œuvre. Les répétitions devaient commencer quelques semaines plus tard.
Mais voici que les fatalités survinrent dès avant la mise en répétitions. D’abord ce fut Chily qui mourut au banquet de la centième représentation de Ruy Blasque présidait Victor Hugo. Puis, au commencement de la saison nouvelle, l’acteur Berton perdit la raison, il fut subitement frappé d’aliénation mentale sur les planches, alors qu’il répétait une pièce de Théodore Barrière, le Chemin de Damas. Ce fut lugubre. Au milieu d’une scène, sans motif apparent, il s’interrompit tout à coup
-- Quelle heure est-il ? demanda-t-il.
-- Trois heures,-- répondit un des comédiens.
--Bien,-- dit Berton avec un accent étrange.– Je veux savoir l’heure, il faut que je sache l’heure !
Et alors, à toutes minutes, avec une persistance singulière, il redemandait l’heure, sa voix prenant des tons de fureur à peine contenue, « l’idée fixe commençait à envahir le cerveau. Au bout de quelques minutes, sa fureur fit place à l’accablement, il y eut comme une détente nerveuse, les larmes jaillirent de ses yeux, il s’arrêta à la moitié d’une phrase « Je ne puis continuer, fit-il, je viens de perdre la mémoire, elle s’est envolée tout à coup, comme un oiseau ! » Et ce fut tout, la folie vint peu à peu, comme toujours, avec les périodes de fureur et de mutisme ; cela se prolongea quelques mois, et le pauvre comédien, si élégant et d’un si grand charme, mourut gâteux, dans une cellule du docteur Blanche.
Ce fut seulement, vers la fin de 1873, qu’une nouvelle distribution fut donnée à Mlle de La Quintinie, et c’est alors que se place l’intervention du ministre des beaux-arts, et la petite convention tacite et secrète, qui arrêta toujours la mise en répétition de la pièce de George Sand, qui, ainsi que nous l’avons dit, ne vit jamais le jour de la rampe. Le nouveau Moréali, ce fut Lafontaine, qui, lui, fut réellement malade de douleurs rhumatismales par suite d’un froid pris à Villers-sur-Mer après lui, je ne sais plus à qui fut dévolu le rôle, mais c’est à partir de ce moment que commencèrent les incidents successifs qui arrêtèrent le drame dont la réputation devint « jettaturale ».
George Sand avait fini par se décourager.
« Il faut s’arrêter, disait-elle, et ne plus distribuer le rôle de Moréali à personne. Il porte malheur, c’est un brevet de malade pour celui qui doit le jouer. »
Au mois d’avril 1873, à la veille de partir pour Nohant, elle m’écrivait amicalement
Cher ami,
Il ne faut pas vous obstiner, nous avons vraiment trop de malheur, Moréali a le mauvais œil, il est donc plus sage d’attendre et de remettre à plus tard. D’ailleurs, nous n’avons plus notre belle distribution d’autrefois, Sarah nous a quittés pour aller à la Comédie-Française ; je sais bien que Barretta serait encore une exquise Lucie mais qui pour Moréali, ce rôle si complexe et si difficile à faire accepter ? A défaut de Bërton ou de Lafontaine, qui verriezvous ?…
Vous savez mieux que moi, moi. je ne vois personne. Quel ennui Je pars pour Nohant un peu découragée, nous causerons de tout cela à mon retour, sur la fin de l’automne, à moins que vous ne veniez me voir cet été ; vous savez que votre grande chambre vous attend, et que tout le monde vous aime bien ici.
Vous me parlez d’une reprise possible de Mauprat ; en attendant, l’idée me paraît excellente, mais la difficulté c’est, comme toujours, la distribution. Qui avez-vous pour Edmée ? Qui pour Mauprat ?
À bientôt, n’est-ce pas ? Et toujours bonnes amitiés.
George Sand
Je rêve du décor de Chéret, que cette maquette est belle ; son lac est étonnant de profondeur, quel vrai paysagiste, quel grand artiste que ce Chéret !
Je ne sais quels incidents nouveaux survinrent encore, mais, ainsi que je le disais, Mlle de La Quintiniene fut jamais représentée. Fut-ce, d’ailleurs, grand dommage ? Je ne crois pas ; la pièce, à tout prendre, était sombre, décourageante, un peu grise et monotone ; l’ingratitude du sujet, plus sensible au théâtre que dans le livre, où l’écrivain s’en tirait par des charmes de description, par la magie de son style ; ici,tout était plus heurté ; il y avait défaut dans les transitions, quelquefois même brutalité dans certaines scènes il est probable que tout cela n’eût pas passé sans encombres, et sans déchirements, sans ajouter rien à la gloire de l’auteur du Marquis de Villemer. Alors, il se peut que tout ait été pour le mieux.
Félix Duquesnel
GEORGE SAND
Ah ! Seigneur, donnez-moi la force et le courage De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !
CHARLES BAUDELAIRE.
Ces deux vers admirables résument presque les Fleurs du Mal, où ils représentent le profond sentiment religieux vibrant dans l’âme du poète, et je cherche vainement leur équivalent dans l’œuvre entière de George Sand, qui, mieux encore que Baudelaire aurait pu les proférer, et qui n’a eu ni cet élan d’humilité, ni cette idée nette et puissante de la chute. George Sand a toujours plané dans une bonne foi imaginaire, n’ayant d’autre religion qu’un vague déisme, d’autre culte que celui de la nature et des penchants naturels, et jouissant de ce privilège singulier d’être déclassée sans avoir perdu l’estime publique, en apparence. Elle-même révéla de lamentables égarements, et le monde, si sévère justicier qu’il soit d’habitude, fut pour elle d’une indulgence extrême. On ne la blâma pas plus qu’on ne la plaignit : on s’accoutuma à
oublier qu’elle avait été épouse et mère, et l’on ne voulut voir en elle qu’un écrivain comblé des dons les plus merveilleux que puisse départir la Providence à une créature humaine, sans vouloir toutefois convenir qu’elle abusait de ces dons, et retournait contre son Dieu les armes que Dieu lui prêtait.
Elle fut une des gloires de cette génération de 1830 qui exerce une influence indéniable sur notre siècle, et qui est partie, lambeaux par lambeaux, laissant plus de souvenirs que de regrets, après avoir écrit une des plus belles pages de l’histoire littéraire. La pléiade compta beaucoup d’illustres, et n’en compte plus un seul. Combien sont morts d’une façon terrible ? Combien ont cessé d’exister avant même que de mourir ? C’est Lamartine expirant, en cherchant à ressaisir les débris de sa gloire, et ne pouvant avoir de statue que ses créanciers n’aient été payés !… C’est Gérard de Nerval accrochant une corde à la fenêtre grillée d’un bouge, et se pendant, comme Judas, parce que ne croyant plus au souverain bien de la vie, il espérait se réfugier dans le souverain bien de la mort… C’est Alexandre Dumas, le grand amuseur, frappé d’idiotisme, oubliant et sa renommée et son propre nom, et rendant le dernier soupir au milieu de nos désastres, sans que personne s’aperçût qu’il n’était plus. C’est Alfred de Musset, le poète illustre, dont un Juvénal seul pourrait décrire les derniers moments, et c’est Michelet, enterré avec le fracas du scandale. Victor Hugo est le seul qui reste, pour son châtiment Le magnifique poète, l’enfant sublime, on sait ce qu’il est devenu : un maniaque sénile, un servile adulateur des multitudes le fétiche d’une coterie.
Aucune gloire n’a survécu, intacte et indiscutée, à la révolution littéraire de 1830, et le siècle achevé, peut-être ne restera-t-il que les noms, sans les œuvres. Déjà l’oubli s’est fait, pour beaucoup de ces aventureux chevaliers de la plume, et quand on voit où est arrivée l’école littéraire de ce temps-ci, on est facilement persuadé que l’abondance de la production n’est qu’un gaspillage des forces intellectuelles, et que de cette armée d’écrivains, il ne restera qu’une poignée d’hommes, et certainement ceux que nous apprécions le moins.
A aucune autre époque, on n’a compté plus de femmes auteurs. L’exemple de George Sand en a séduit un grand nombre, aussi bien que la soif de briller, l’ardeur de savoir, et ce besoin de se déclasser, et cette facilité à dévoyer qui sont propres aux sociétés en décadence. Je dirai, avec un anonyme célèbre : « Toutes les fois que je lis à la devanture d’un libraire un nom de femme mis en vedette, j’éprouve un involontaire sentiment de tristesse mêlé de colère, en songeant que cette femme qui s’offre ainsi en pâture à la curiosité publique, a quelque part, près ou loin, un mari, un fils, un frère, que son exhibition de chaque jour doit faire rougir ou trembler [1]» Ceci ne s’applique, on le pense bien, qu’à celles qui ont fait bon marché de tout principe, qui écrivent, non pour moraliser, mais pour corrompre ; le nombre en est grand.
Amantine-Lucile-Aurore Dupin, naquit le 5 juillet 1804, au château de Nohant, où elle est morte le 8 juin 1876. Sa grand’mère, fille naturelle de Maurice de Saxe, l’illustre vainqueur de Fontenoy, avait épousé en secondes noces M. Dupin de Francœuil. C’était une femme lettrée, mais imbue de l’esprit philosophique du dix-huitième siècle, incrédule, grande admiratrice de Voltaire, à la fois aristocrate rigide et libre-penseuse, fort sévère quant aux bienséances, mais très frivole quant aux idées. Elle était toujours en lutte avec sa bru, qui était plébéienne et qui s’en glorifiait, peu instruite, sans éducation, antipathique à tout ce qui touchait à l’ancien régime. C’est par ces deux femmes, ou plutôt entre elles, qu’Aurore Dupin fut élevée.
« Dans ses libres jeux avec les petits paysans du voisinage, George Sand oubliait les leçons de sa grand’mère, et apprenait à mépriser les convenances extérieures et les usages d’une société despotique à laquelle elle ne se soumettra jamais, qu’elle attaquera même souvent. Si elle reconnaissait qu’elle était femme par sa sensibilité et son imagination, elle avouait aussi qu’elle se séparait de son sexe par son horreur pour les parures, pour les plaisirs du monde, les caquets insipides et les conversations vides. À la société des femmes, elle préférait celle des hommes, qui savaient du moins faire vibrer dans son esprit des cordes plus franches et plus pleines [2].» À quatorze ans, elle fut mise en pension à Paris au couvent des Dames augustines anglaises ; elle y fut longtemps indisciplinable, puis elle devint pieuse, et lut avec ardeur l’Evangile, l’Imitation de Jésus-Christ, le Génie du Christianisme.
A Nohant, dès son retour, elle retomba sous l’influence de sa grand’mère, et sous son inspiration, elle lut la Théodicée de Leibnitz, la Profession de foi du vicaire savoyard, les Lettres de la montagne, le Contrat social. Ce fut pour elle, alors, le naufrage de la foi catholique. Elle s’enthousiasma pour Jean-Jacques Rousseau, le plus immonde philosophe et le plus dangereux sophiste qui soit. Elle s’imprégna de sa religiosité sentimentale, de la sensiblerie de la Nouvelle Héloïse, des théories fausses de l’Emile. On la maria, sur ces entrefaites, avec le baron Dudevant, dont elle ne tarda pas à se séparer.
Elle vint à Paris en 1832. Pour qui voudrait connaître ce qu’était alors, dans la capitale, la vie littéraire, il n’y a pas de meilleur guide que le roman de Balzac, les Illusions perdues, livre éloquent et superbe, inspiré sans doute par d’amers désenchantements, mais où les vices, les passions, les rancunes, les haines des contemporains de son auteur sont flagellés, et où les misères, les combats, les affreux secrets du journalisme sont décrits avec une douloureuse éloquence. « Mon pauvre enfant, dit Lousteau à Rubempré, je suis venu comme vous, le cœur plein d’illusions, poussé par l’amour de l’art, porté par d’invincibles élans vers la gloire : j’ai trouvé les réalités du métier, les difficultés de la librairie et le positif de la misère. Mon exaltation, maintenant comprimée, mon effervescence première me cachaient le mécanisme du monde ; il a fallu le voir, se cogner à tous les rouages, heurter les pivots, me graisser aux huiles, entendre le cliquetis des chaînes et des volants. Comme moi, vous allez savoir que sous toutes ces belles choses rêvées, s’agitent des hommes, des passions et des nécessités. Vous vous mêlerez forcément à d’horribles luttes, d’œuvre à œuvre œuvre d’homme à homme, de parti à parti ; où il faut se battre systématiquement pour ne pas être abandonné par les siens. Ces combats ignobles désenchantent l’âme, dépravent le cœur et fatiguent en pure perte ; car vos efforts servent souvent à faire couronner un homme que vous haïssez, un talent secondaire présenté malgré vous comme un génie. La vie littéraire a ses coulisses. Les succès surpris ou mérités, voilà ce qu’applaudit le parterre ; les moyens, toujours hideux, les comparses enluminés, les claqueurs et les garçons de service, voilà ce que recèlent les coulisses. Vous êtes encore au parterre, il en est temps : abdiquez avant de mettre un pied sur la première marche du trône que se disputent tant d’ambitions, et ne vous déshonorez pas, comme je le fais pour vivre ! »
Voilà dans quel monde fut lancée madame Dudevant ; elle n’abdiqua point ; elle mit le pied sur la première marche de ce trône dont un drap d’or cache les ais pourris, et, résolument, elle se jeta dans la mêlée. Son premier collaborateur fut M. Jules Sandeau, avec qui elle écrivit un roman à la manière de Paul de Kock : Rose et Blanche ou la Comédienne et la Religieuse, devenu introuvable, et que la châtelaine de Nohant eût été bien heureuse de pouvoir désavouer. Elle publia ensuite Indiana qu’elle signa GEORGE SAND, empruntant ainsi à M. Jules Sandeau la moitié de son nom, moitié devenue plus célèbre que le nom entier, quoique celui-ci ait brillé depuis lors sur le registre de l’Académie française.
George Sand fut aussitôt une personnalité. Balzac en a fait un des acteurs de la Comédie humaine sous le pseudonyme de Camille Maupin ; mais il a crayonné son portrait d’une main légère, et s’il n’a pas célé des excentricités de mauvais goût, des habitudes étranges, il a du moins caché ces égarements que Lélia, Elle et Lui, dévoilent brutalement. Ce n’est pas dans son existence privée que nous devons suivre George Sand, bien qu’elle-même se soit exposée aux jugements sévères du monde. Ce qui nous intéresse plutôt, c’est la portée sociale de ses œuvres.
George Sand a successivement abordé tous les genres du roman. Elle a fait des romans champêtres, politiques, socialistes, de mœurs, historiques, fantastiques, mystiques même, obéissant à l’influence de l’ami du moment. Inconsciemment ou non, elle fut, abusant de sa grande faculté d’assimilation, l’écho et le reflet des idées d’autrui. Elle épousa les idées, les passions, les chimères de ses amitiés littéraires et politiques. Elle traduisit leurs utopies dans une langue splendide.
C’est ainsi que l’influence d’Alfred de Musset se fait sentir dans les Lettres d’un voyageur ; Jacques a été écrit sous la férule de Gustave Planche ; Spiridion et les Lettres à Marcie ont été inspirés par Lamennais ; on reconnaît Pierre Leroux dans le Meunier d’Angibault et les Sept Cordes de la Lyre ; Michel de Bourges n’a pas été étranger à Horace, au Péché de M. Antoine, non plus qu’Agricol Perdiguier, au Compagnon du tour de France. Ces collaborations anonymes et inavouées inspirèrent à madame Emile de Girardin le mot cruel que l’on a si souvent répété : « C’est en parlant de madame Sand, que M. de Buffon aurait pu dire avec vérité : le style, c’est l’homme ! »
Les premiers romans de George Sand furent dirigés contre une des institutions fondamentales de la société.
Parce que cette femme n’avait pas trouvé dans le mariage les félicités que lui avaient promises ses rêves ; peut-être aussi parce qu’elle voulait se justifier de les avoir cherchées hors du mariage, elle déclara une guerre impitoyable à l’union conjugale, et tenta de réhabiliter le concubinage. Elle se montra l’avocat éloquent de la passion, de l’adultère, du divorce, de toutes les fictions légales ou non qui paraissent légitimer ou tolérer ce qu’un feuilletoniste, à cette occasion, a nommé « l’amour noble et volontaire.» Dans tous les romans de cet ordre, George Sand représente toujours la femme comme une victime, le mari comme un tyran, un coquin ou un imbécile, et elle fait de l’amant la personnification de toutes les vertus. Le lecteur se laisse subjuguer par l’ardeur du plaidoyer ; il plaint l’épouse, déteste l’époux, estime l’amant, excuse l’adultère ; l’écrivain atteint son but, et la foule des clients qui ont besoin d’un tel avocat enrichit le libraire.
Tous les romanciers qui, de près ou de loin, procèdent de madame Sand, emploient le même procédé ; si bien que depuis quarante ans, le livre, le théâtre et le journal s’unissent pour soutenir la même thèse et que partout on voit traiter, par les juges les plus incompétents, les plus passionnés et les moins désintéréssés, les grandes questions de l’indissolubilité, de la légitimité du mariage, de son origine, de sa forme extérieure, de son essence, de sa valeur au point de vue sociale, de sa puissance au point de vue religieux.
George Sand se faisait le champion des femmes abandonnées, le chevalier des maris complaisants, le défenseur des orphelins nés de père et mère inconnus.
Elle rompait des lances en faveur de l’émancipation de son sexe, sans réfléchir que le christianisme, depuis dix-huit siècles, a bien autrement émancipé la femme : que le mariage, en devenant un sacrement, a cessé d’être un marché ; que ce sont nos codes qui, de sacrement, le veulent transformer en simple contrat civil.
Dans Valentine, elle explique l’adultère, et l’atténue, en donnant pour époux à son héroïne un froid diplomate qui propose à sa jeune compagne un traité infâme : elle aura sa liberté, en échange de sa fortune. Et quand cela serait ? Quand un misérable abuserait de ses droits, de son autorité, le crime serait-il moins grand ? Ce roman est la personnification de la passion humaine, qui se déchaîne en emportements impétueux et qui est d’autant plus ardente qu’elle lutte contre le devoir et qu’elle trouve pour obstacle la loi. Dans Lélia c’est l’amour impossible d’une créature pour une créature si parfaite, qu’elle n’existe pas ici-bas. Il n’y a rien là d’idéal, quoi qu’on en ait dit et il faut prononcer le mot terrible du Romain : Lassata sed non satiata ! C’est Messaline, avec ses appétits grossiers, que masque cette Lélia assoifée d’idéal.
« Jacques est de la même famille, dit un critique. Les trois personnages, le mari, la femme et l’amant, qui forment l’éternelle et l’inévitable trilogie, sont une fois de plus en présence. De ces trois personnages, dont l’un est de trop, qui disparaîtra ? Sera-ce l’amant, comme dans Polyeucte ? ou la femme, comme dans la Nouvelle Héloïse ? Dans Jacques c’est le mari. Au milieu d’une excursion sur les montagnes du Tyrol, il se jette dans un précipice et pousse le dévouement jusqu’à donner à son suicide l’apparence d’un événement involontaire. Ce renoncement renoncement profit de l’adultère pourrait ne pas être ridicule si Jacques n’aimait pas ou méprisait sa femme. Mais il n’en est rien. Il l’aime et, ce qui est plus étrange, il l’estime. C’est par système qu’il sort de la vie pour mieux céder la place à ceux qui le trompent. Ce système, il l’expose doctrinalement et sous forme de prédication dans plusieurs lettres adressées soit à sa femme, soit à une confidente. Il ne se sacrifie pas par élan d’héroïsme, mais par conviction froide et raisonnée. Rien d’ardent ni d’enflammé dans les paroles dernières de Jacques. Il meurt en maniaque pédantesque et prédicant, sans doute comme il a vécu 1.»
George Sand a traité dans la plupart de ses productions la thèse du mariage, celle des unions libres et a provoqué les fameuses théories de M. Dumas fils, que l’on peut résumer en trois impératifs : Tue-le ! Tue-la ! Tue-les. Elle a analysé toutes les passions qui sont un danger pour le mariage, étudié tous les modes de séduction, examiné toutes les conséquences qui en découlent ; mais elle ne l’a pas fait en moraliste : son tempérament, comme son genre de talent, ne l’ont pas permis. Elle a prêché, voilà le mot, et non point dans le désert.
Parmi cette série d’œuvres immorales, il n’en est peut-être aucune qui ait produit un plus grand scandale que Elle et Lui. Madame Sand avait été la maîtresse d’un poète illustre ; leur liaison dura quelque temps et fut rompue tout à coup, pendant un voyage qu’ils faisaient ensemble en Italie. Un mystère singulier plana sur cette aventure, tant qu’Alfred de Musset vécut. Dès qu’il fut mort, Elle et Lui parut, satisfit la curiosité malsaine du public, mais produisit une émotion scandaleuse. Un tel livre insultait au génie du poète, et violait le respect dû à la mort. M. Paul de Musset vengea son frère par la publication de Lui et de Elle, où il trace un portrait, hélas ! ressemblant et peu flatté, de la Muse française. A côté des amis imprudents qui osèrent élever la voix pour glorifier, chez George Sand, cette inqualifiable perversion du sens moral, il y eut les railleries furieuses d’ennemis implacables contenues jusque-là par la toute-puissance de son merveilleux génie d’écrivain, et déchaînées en ce moment par son impardonnable légèreté de femme. Ici, en effet, l’abstraction de la personnalité de l’auteur n’était plus permise, comme dans Lélia : ce n’étaient pas les sentiments, les passions, les ardeurs, les défaillances, les combats, les défaites de madame Sand, dissimulés sous le nom d’une héroïne qui, à tout prendre, pouvait n’être pas elle ; c’étaient bel et bien les faiblesses, les ardeurs, les défaillances, les luttes intimes de madame Sand racontées sans voile par elle-même[3]. Il fallut bien longtemps pour apaiser le scandale.
Avec ses romans politiques, George Sand aborde de front des questions d’un ordre plus élevé, et n’émet pas des théories moins dangereuses. Horace est inspiré par le souffle des pires passions de parti ; il nous reporte aux mauvais jours de notre histoire, aux émeutes, aux barricades, aux batailles dans les rues. En le lisant, on se souvient que George Sand fut choisie par Ledru-Rollin, en 1848, pour rédiger ces fameux Bulletins de la République, que l’on répandait à foison dans les moindres hameaux, où ils apportaient les dogmes du monde nouveau, proclamés par les chefs infaillibles des sectes, utopistes ou charlatans, rêveurs ou menteurs, qui pullulaient, et que Louis Reybaud peignait avec la plus mordante ironie dans son Jérôme Paturot. Mais après avoir lu Horace, où sont exprimées des idées malsaines, souvent exaltées, on ne comprend guère que, plus tard, l’auteur soit devenu un des piliers du Palais-Royal, un des hôtes du prince Napoléon, des commensaux de Sainte-Beuve, d’Ernest Renan un des « saucissonniers » du Vendredi-Saint ; l’on comprend moins encore que dans son Journal d’un voyageur pendant la Guerre, elle ait si franchement fustigé les hommes du 4 Septembre. Apôtre de la révolution, elle se complut à exalter les haines sociales, à propager les doctrines absurdes qui ont établi en France le courant révolutionnaire contre lequel nous nous efforçons de lutter.
Pierre Leroux, l’inventeur de la triade, inspira de nombreux romans à George Sand, qui se chargeait de vulgariser ses doctrines humanitaires, car le fameux socialiste ne savait pas écrire d’une façon intelligible. « L’amour, dit-il quelque part, est l’idéalité de la réalité d’une partie de la totalité de l’être infini, réuni à l’objection du moi ou du non moi ; car le moi et le non moi c’est lui.» Si la pensée est abstraite, on conviendra que le style est phénoménal. Consuelo et la Comtesse de Rudolstadt ont été écrits sous l’influence de Pierre Leroux. On y trouve un singulier mélange d’idées : l’art est personnifié dans la Porporina, grande cantatrice, philosophe à la façon des encyclopédistes, libre-penseuse teintée de poésie ; la question du mariage est traitée singulièrement, à propos des amours de cette bohémienne avec Albert de Rudolstadt ; la partie politique comprend une étude sur le règne de Frédéric II de Prusse, et sur les sociétés secrètes de l’Allemagne ; enfin le mysticisme est représenté par le comte de Saint-Germain, Trismégiste, l’association des Invisibles, et surtout par l’idiot Gottlieb Schwartz et le bohémien Zdenko. George Sand adopte, dans ce livre, les erreurs des Hussites qu’elle défend avec l’ardeur et la vivacité d’une néophyte. Elle se plonge dans cette hérésie et s’en sert pour battre en brèche le catholicisme qu’elle déclare une religion dégénérée, insuffisante aux besoins spirituels et intellectuels du genre humain. Un court extrait fera mieux juger ses doctrines. C’est le fragment d’un discours adressé par le chef des Invisibles à Consuelo.
« Le caractère distinctif des religions de l’antiquité est d’avoir deux faces, l’une, extérieure et publique, l’autre, interne et secrète. La seconde est l’esprit, la première, la forme ou la lettre. Derrière le symbole matériel et grossier, le sens profond, l’idée sublime. L’Égypte et l’Inde, grands types des antiques religions, mère des pures doctrines, offrent au plus haut point cette dualité d’aspect, signe nécessaire et fatal de l’enfance des sociétés et des misères attachées au développement du génie de l’homme. Tu as appris récemment en quoi consistaient les mystères de Memphis et d’Éleusis, et tu sais maintenant pourquoi la science divine, politique et sociale, concentrée avec le triple pouvoir, religieux, militaire et industriel dans la main des hiérophantes, ne descendit pas jusqu’aux classes infimes de ces antiques sociétés. L’idée chrétienne enveloppée, dans la parole du révélateur, de symboles plus transparents et plus purs, vint au monde pour faire descendre dans les âmes populaires la connaissance de la vérité et la lumière de la foi. Mais la théocratie, abus inévitable des religions qui se constituent dans le trouble et les périls, vint bientôt s’efforcer de voiler encore une fois le dogme, et en le voilant, elle l’altéra. L’idolâtrie reparut avec les mystères, et dans le pénible développement du christianisme, on vit les hiérophantes de la Rome apostolique perdre, par un châtiment divin, la lumière divine, et retomber dans les ténèbres où ils voulaient plonger les masses. Le développement de l’intelligence humaine s’opéra dès lors dans un sens tout contraire à la marche du passé. Le temple ne fut plus, comme dans l’antiquité, le sanctuaire de la vérité. La superstition et l’ignorance, le symbole grossier, la lettre morte, siégèrent sur les autels et sur les trônes. L’esprit descendit enfin dans les classes trop longtemps avilies. De pauvres moines, d’obscurs docteurs, d’humbles pénitents, vertueux apôtres du christianisme primitif, firent de la religion secrète et persécutée l’asile de la vérité inconnue. Ils s’efforcèrent d’initier le peuple à la religion de l’égalité, et, au nom de saint Jean, ils prêchèrent un nouvel évangile, c’est-à-dire une interprétation plus libre, plus hardie et plus pure de la révélation chrétienne. On sait l’histoire de leurs travaux, de leurs combats et de leurs martyres, on sait les souffrances des peuples, leurs ardentes aspirations, leurs élans terribles, leurs déplorables affaissements, leurs réveils orageux, et à travers tant d’efforts, tour à tour effroyables et sublimes, leur héroïque persévérance à fuir les ténèbres et à trouver les voies de Dieu. Le temps est proche où le voile du temple sera déchiré pour jamais, et où la foule remportera d’assaut les sanctuaires de l’arche sainte. Nous sommes les héritiers des Johannites d’autrefois, les continuateurs ignorés, mystérieux et persévérants de Wickleff, de Jean Huss et de Luther ; nous voulons, comme ils le voulaient, affranchir le genre humain ; mais, comme eux nous ne sommes pas libres nous-mêmes, et comme eux, nous marchons peut-être au supplice…»
Dans ce fragment est exposé l’un des systèmes religieux de George Sand. Elle est partout et toujours avec les révolutionnaires : avec Jean Huss et Jean Zyska, avec Wickleff et Luther, avec Weishaupt et les Invisibles. Elle raille en passant la servilité de Voltaire vis-à-vis de Frédéric, l’imbécillité du général Quintus Icilius, le cynisme de La Mettrie, les effrois du marquis d’Argens et d’Holbach ; mais on voit que Frédéric II, ce pandour brutal, la charme, et, si elle montre parmi ses héros un catholique, Karl, elle en fait un fanatique et presque un régicide. La poésie grandiose et sanglante de l’hérésie hussite, les malheurs mérités de leur chef, les horribles luttes à main armée de la Réforme contre la Vérité, séduisent cette femme si accessible aux sentiments bizarres, et de toutes ses rêveries et de toutes ces funèbres histoires, elle fait sortir un mysticisme plein d’étrangeté, dont elle développe les théories avec une rare lucidité et une véritable éloquence. Elle est Consuelo, et tous ses amis, réformateurs, humanitaires, socialistes, républicains, sont l’association des Invisibles, qui protège les bons, et punit les méchants. Sa riche imagination orne splendidement ses héros, que nos tribunaux actuels enverraient, à juste raison, à la Nouvelle-Calédonie.
George Sand prêta le concours de son admirable talent aux plus détestables causes. Combien d’ouvriers ont cru retrouver leur portrait dans ses livres ! « Le peuple, s’écriait-elle, le peuple, c’est le droit méconnu, c’est la souffrance délaissée, c’est la justice outragée, c’est l’idée grande et vraie de notre temps. » Ainsi le peuple est victime : les riches sont des coupables, les pauvres ont droit au partage des biens de ce monde, les travailleurs souffrent ; ainsi il est faux de croire qu’il y ait, dans notre société, une hiérarchie nécessaire ; tous les hommes sont égaux ; le premier gâcheur de plâtre venu peut, sans présomption, aspirer à la main d’une marquise, et ce serait encore trop d’honneur pour cette marquise, car madame George Sand fait volontiers de ses marquises les rivales et les émules des courtisanes.
Voyez plutôt le fameux Compagnon du tour de France. Le héros, Pierre Huguenin, ouvrier menuisier, est le type de la perfection humaine. C’est un ange, vêtu d’une blouse ; on le compare à Jésus, rabotant des planches sur l’établi du Charpentier ; il serait digne de gouverner un peuple ; il est plus grand poète que Dante, il a le goût des arts, il comprend Raphaël et Michel-Ange ; il comprendrait Kant et Hégel, si c’était au pouvoir d’une créature humaine ; examinez-le bien, vous ne lui trouverez aucune tare ; il est philanthrope, voire saint, et il bénit les petits enfants de la Mère des Compagnons, mariée, sans nul doute, librement « de par l’amour noble et volontaire, » loin de M. le curé, et probablement aussi de M. le maire. Son ami, le Corinthien, qui est un débauché, est le type de la beauté physique. Tous les deux adressent leur hommage,
celui-ci à une marquise échappée de quelque petit souper à l’instar de la Régence, celui-là à mademoiselle Yseult de Villepreux qui a autant de quartiers de noblesse qu’Huguenin a de vertus. Et voyez combien la méchanceté des mortels est impitoyable ! Ces amants sans pareils n’obtiennent pas la palme qui leur est due. Si le Corinthien débauche sa marquise, il ne peut s’en faire épouser ; le comte de Villepreux, lui, ose bien ne pas se faire l’honncur de prendre un menuisier pour gendre. Ces énormités sont encadrées de dissertations philosophiques du plus divertisant effet.
Mais ce qui ne fait pas rire, c’est le tableau de l’organisation du compagnonnage ; la description des guerres atroces des Gavots et des Dévorants. On rêve de république idéale, et l’on aboutit aux batailles à coups de bâtons ferrés ; on montre des ouvriers qui traduisent Epictète et Platon, et dans la réalité ces philosophes deviennent des communards massacreurs d’otages ; on transforme les prolétaires en Pétrarques et en Ronsards, et ces poètes écrivent de petits billets ainsi conçus : Flambez finances ! O le laconisme spartiate ! la phrase austère ! le style énergique !
Que l’on juge de l’impression produite par de tels ouvrages sur l’esprit de lecteurs dévorés de convoitises, ulcérés par la haine, la jalousie, l’envie. Ah ! ils ont envoyé plus d’un malheureux aux barricades, plus d’une proie au bourreau, plus d’un faible cœur à la rivière ; ils ont contribué à exalter cette rage de ceux qui ne possèdent pas, et pour ajouter un fait pratique, ils ont aidé à la constitution de ces coalitions ouvrières qui menacent l’avenir des classes laborieuses et qui tuent, en France et ailleurs,
l’industrie et le commerce, livrés à leurs exigences et soumis à leurs lois. George Sand a fait plus de mal encore, en devenant le trucheman de Pierre Leroux, de Proudhon et de leur bande, qu’elle n’en a fait par sa guerre aux mœurs.
Le Péché de M. Antoine est conçu dans les mêmes idées. Les personnages sont : un gentilhomme déchu, ivrogne solitaire, et son intime ami, le charpentier Jappeloup, un de ces pauvres qui en veulent aux riches, un de ces travailleurs qui cherchent partout de l’ouvrage, en priant le bon Dieu de n’en pas trouver ; un industriel, en qui l’auteur incarne l’inflexibilité cléricale, nuancée d’un libéralisme d’apparence, et son fils Emile, utopiste prêt à jeter feu et flammes pour Saint-Simon, Cabet ou Fourier, ou Leroux, cas échéant ; la servante Janille, et la jolie Gilberte, et enfin M. de Boisguilbaut, gentilhomme qui n’est point déchu, comme M. de Châteaubrun, mais qui aspire à descendre, et qui, de marquis veut redevenir simplement homme, et appliquer les doctrines enchanteresses du communisme. George Sand n’admire que les gentilshommes de cette espèce : elle fait d’un patricien par le rang, un plébéien par l’âme, et d’un seigneur de l’ancien régime, un fougueux révolutionnaire ; comme elle donne à un maçon l’âme d’un prince, à un cordonnier, le génie d’un penseur, à une comédienne, les vertus d’une sainte. Elle veut élever ce qui est bas, abaisser ce qui est grand. Elle adore l’idole qu’il faut brûler, et brûle la croix que le monde adore. C’est une loi fatale : fille de la révolution, elle obéit en toute circonstance à la révolution. Socialiste avec Pierre Huguenin, elle devient communiste avec
M. de Boisguilbaut et bientôt elle sera simplement philosophe.
Le marquis de Villemer marque ce retour à des idées plus saines, moins paradoxales, si elles ne sont pas moins fausses et moins dangereuses. Là aussi, elle met en présence deux grands seigneurs : de l’un, qui représente la noblesse, telle que notre ancienne société la comprenait, elle fait un libertin aimable et spirituel ; de l’autre, qui n’a cure de la noblesse, elle fait un réformateur qui ne songe qu’à exposer en un livre merveilleux — qui ne sera jamais écrit — le plan de régénération sociale qui doit renouveler la face du vieux monde, en dépit du catholicisme, en dehors même du christianisme. Le marquis de Villemer est assisté dans sa tâche ardue par une petite personne qu’il finit par épouser, seulement parce qu’il fallait prouver que l’amour supprime le rang et les distances. Le livre finit trop tôt ; pour être logique avec ses principes, madame George Sand aurait dû nous montrer Caroline de Saint-Geneix, devenue dame de Villemer, plaidant en séparation contre son mari. Je me hâte néanmoins de le dire, ce roman est un de ceux qui survivront : le paradoxe n’y abonde pas ; les situations sont vraisemblables ; les doctrines sont moins audacieuses ; il y règne un ton modéré ; et surtout il contient d’admirables descriptions de paysages. Ici, madame Sand n’est point possédée du désir de soutenir une thèse ou de bâtir un système. Elle n’a que le reflet du socialisme qui règne dans ses autres productions. Elle est plus poète, et moins savante : on s’y est peut-être laissé prendre trop facilement.
Mais en dehors des livres où elle accumulait tant de sophismes boiteux et de témérités effrayantes, George Sand en écrivit quelques autres où elle émet sur l’art des théories aussi brillantes que fausses. Elle s’est occupée surtout de l’art dramatique, de la musique et un peu de la peinture. Elle étudiait, dans Consuelo, les maîtres allemands et italiens du dix-septième siècle, Sébastien Bach, Holzbauër, le Porpora, Haydn ; et Consuelo s’échappait en interminables discours, en discussions sur les différentes écoles. Dans le Château des Désertes, nous trouvons une théorie, fort habilement présentée, de l’art dramatique. Les personnages de ce récit sont tous des acteurs, histrions de métier et complaisants comparses. Il s’agit d’un ancien comédien, devenu marquis par héritage, et qui se compose une assez singulière famille d’enfants nés de « l’amour libre, » auxquels il fait jouer la comédie, pour l’amour de l’art. Ce serait une tâche fastidieuse que d’essayer de discuter les idées fantaisistes de madame Sand en matière d’art.
Disons seulement qu’elle en use pour étayer ses thèmes favoris, et les présenter sous une forme nouvelle, dans un milieu spécial. Ainsi la glorification qu’elle fait d’une artiste célèbre, cachée sous le nom de Lucrezia Floriani, est une réhabilitation effrontée du concubinage ; la Floriani a cinq ou six enfants, nés chacun d’un père différent, et qu’elle élève dans « le respect de la famille. » Madame Sand ne voit rien là que de très naturel ; qu’un des fils de la Floriani conte à un étranger les fl irtations de sa mère ; qu’un autre fils découvre que tel visiteur est le frère de sa sœur, sans être son frère à lui, et que lui peut épouser légalement la sœur de son frère, qui n’est pas sa sœur,
elle ne voit pas qu’il y ait là rien qui choque la morale. Tout est pour le mieux dans la meilleure famille du monde. Lucrezia Floriani entremêle ses divagations passionnées sur la « divine » musique, de récits non moins passionnés, où elle ressasse les souvenirs de sa jeunesse libre. Qu’importe si elle ne se rappelle pas le nom de tous ses amants, et si elle ne peut donner à tous ses enfants le nom de leur père respectif, qu’elle a oublié ? Elle a pratiqué les règles du communisme, et George Sand se garderait bien de le lui imputer à crime. Le crime, c’est de résister, c’est de s’engager par un lien infrangible, et de n’avoir qu’un foyer conjugal !
On retrouve dans le Piccinino la trace des mêmes préoccupations. Mais dans ce livre où l’imagination romanesque de George Sand s’est donné pleine carrière, sa verve satirique s’est exercée aussi contre le clergé avec une violence dont on ne trouve aucun exemple dans ses autres ouvrages, sauf dans Mademoiselle la Quintinie. Elle met en scène un vieux cardinal sicilien, un prêtre et un moine. Le cardinal de Palmarosa est royaliste, donc c’est un ambitieux, un absolutiste, un inquisiteur féroce, un tyran vindicatif, à la fois Torquemada et Richelieu ; l’abbé Ninfo est le type du prêtre corrompu, vénal, simoniaque, perdu de mœurs ; par ces deux personnages, l’auteur prétend montrer le clergé tel qu’il est : en haut, corruption de l’esprit ; en bas, corruption du cœur et des sens. Les caractères sont vigoureusement tracés, sans être exagérés, ce qui est habile. Quoi ! s’écrie le lecteur, l’Eglise renferme des monstres de cette sorte ? Quoi ce prince en habit de pourpre, et ce ministre de Dieu,
personnifiant l’orgueil et la luxure, sont si peu des exceptions qu’en nous les donne pour des portraits fidèles. Eh ! répond le romancier avec sa bonhomie narquoise, et ses airs de profonde conviction ; oui, le Sacré Collège est composé de Palmarosas, et tout ce qui ne ressemble pas à l’abbé Ninfo n’appartient pas à l’Eglise. Sur quoi elle exhibe son moine, qui n’est pas, croyez-m ’en, un religieux et n’est même pas un catholique. Ce moine, c’est un Pierre Leroux sicilien, affublé d’une robe de bure, et qui au lieu de prier Dieu s’occupe de répandre les idées modernes, conspire contre son roi, fomente des rébellions, sert d’émissaire aux sociétés secrètes. Au surplus, c’est un ancien brigand devenu moine, et son froc lui sied comme une tunique de dentelles à un singe ; l’habit, en ce qui le regarde, fait le moine. Il n’aime ni le pape, ni les évêques ; il ne sait pas son catéchisme, il méprise les dogmes, il interprète l’Evangile à sa commodité. Ce moine en qui vous ne reconnaîtrez rien qui ne lui mérite le titre d’indigne, ce moine que l’on eût mis à la porte du couvent, s’il eût existé, George Sand le présente comme le type absolu du religieux catholique : ce ne sont que ces moines-là qu’elle estime vrais fils des Saints ; il faut être Loyson pour lui plaire, ou tout au moins Luther, et ces moines-là imaginaires valent plus, à eux seuls, que les deux cent soixante papes qui ont succédé à saint Pierre.
Les aventures du cardinal, de l’abbé et du moine défraient deux volumes, grâce à une fiction assez mouvementée qui nous traîne d’un crime à l’autre : une passion incestueuse, dépeinte en traits de feu ; un fratricide, empêché seulement à la dernière minute : un
fils, qui maudit son père ; une femme qui pleure en secret le bandit qui l’a perdue ; un petit peintre, épris d’abord de sa propre mère, et qui de barbouilleur devient prince. Toutes ces pages, souillées de sang et de poison, s’enchevêtrent à d’autres pages où Michel-Ange Lavoratori exhale ses aspirations de grand artiste incompris, et ses dithyrambes de Chatterton sicilien. C’est la haine, ou plutôt c’est le mépris du catholicisme, qui a inspiré le Piccinino.
Mais quelle bizarre fantaisie a fait naître l’Uscoque ? Où George Sand a-t-elle trouvé le modèle d’Orio Sorranzo ? Meurtres, empoisonnements, assassinats, scènes de piraterie, se succèdent sans relâche dans ce récit qui ressemble au rêve d’un blasé en délire. C’est une étrange conception, où s’agitent des héros repoussants : un patricien de Venise qui trahit sa patrie et la vole ; un renégat, un juif, un écumeur de mer, un hermaphrodite arabe, escortent ce misérable dont son créateur a fait la belle et sombre figure d’un ange déchu. L’Uscoque, d’un bout à l’autre, indique une singulière dépravation d’esprit, l’amour de l’excessif, et surtout le scepticisme maladif qu’exprime le caractère de Sorranzo.
Quand George Sand a voulu, comme, par exemple, dans Mademoiselle la Quintinie, faire une réfutation de parti pris, ou, dans Ma sœur Jeanne, paraître vouloir gagner une gageure dans le domaine du paradoxe, son génie l’a trahie. Là, au contraire, où elle n’a recherché ni une glorification systématique du protestantisme, ni l’imitation de certains rêveurs allemands, ni la contre-partie du roman de M. Feuillet, Histoire de Sibylle, elle a été elle-même et elle a trouvé ses plus suaves inspirations 1. Cette affirmation d’un critique n’est vraie qu’en ce qui touche la poésie de la forme.
Styliste incomparable, George Sand n’est jamais moraliste, ni jamais morale. On a beaucoup vanté ses romans champêtres. « C’est que là, dit M. Topin, elle a entrepris de décrire les sentiments les plus purs, les plus élevés du cœur humain, et qu’elle y a merveilleusement réussi. C’est que là elle a entrevu le beau idéal, et qu’en célébrant tout ce qu’il y a de plus parfait dans l’homme, l’amour vrai et désintéressé, le dévouement héroïque, l’esprit de sacrifice, elle a transporté le lecteur dans ces hautes régions où il devient meilleur, parce que tout lui rappelle sa sublime origine.»
« C’est principalement dans les descriptions, ajoute M. Firmin Boissin, qu’a excellé George Sand. Ses paysages du Berri sont ravissants. Ils ont le charme mélancolique des lointains estompés par la brume, et réveillent l’impression déjà perçue d’un site oublié. Ils nous font sentir l’âme des choses. Le meilleur de George Sand se trouve dans ses paysanneries et ses récits idylliques. »
Est-ce bien vrai ? Sans doute, dans toute son œuvre, ce qu’il y a de moins mauvais c’est bien François le Champi, La mare au diable, La petite Fadette : elle y oublie un peu ses utopies de socialiste, sa haine du mariage, mais elle oublie aussi trop souvent l’idée de Dieu. Ses bûcherons, ses meuniers, ses pastoures, ses bergers et ses lavandières, pour n’être pas de ces villageois en habits roses, garnis de fleurs, que peignait Watteau
1. Les Romanciers contemporains.
Watteau ne sont pas non plus de ces paysans que nous connaissons et que Balzac a peints, avec une certaine exagération, mais d’une manière qui se rapproche davantage de la vérité. Les paysans de George Sand sont des savants en veste de droguet ; ils raisonnent comme des philosophes ; ils discourent comme des clubistes, ils travaillent moins qu’ils ne parlent, ils ont plus d’esprit qu’il ne faut. Si l’esprit court les rues, on n’a jamais ouï dire qu’il s’ébatte dans les champs.
Mais du moins ces payans ne nous donnent pas le triste spectacle des brutales passions ; j’aime mieux Sylvain Charasson que Célio Floriani, le père Lhéry que Pierre Huguenin ; ils sont grossiers et bêtes, ils ne sont pas méchants.
Ce que je reprocherai à madame Sand, c’est de n’avoir pas introduit dans ses romans champêtres le sentiment religieux, la foi naïve, qui les eussent rendus parfaits. M. Octave Feuillet a exprimé, lui, en quelques phrases, la différence qui existe entre le laboureur de notre temps et le serf du moyen âge, et la comparaison n’est pas à l’avantage du premier. C’est le serf, devenu libre, et resté chrétien, qui devrait être le type du vrai paysan des romanciers :
« Envisagez un instant de bonne foi, s’écriait M. Feuillet, ce que devait être la vie d’un homme du moyen âge et du plus misérable… Que de diversions morales à sa détresse physique ! que d’intérêts, que de joie, que d’extases qui nous sont inconnues et dont nous retrouvons l’émotion toute palpitante dans les récits de nos vieux chroniqueurs !… Il possédait, cet homme, non seulement dans sa foi, mais dans ses superstitions
superstitions, une source intarissable d’espérances, de rêves, d’agitations morales, qui lui faisaient sentir la vie avec une intensité que nous ignorons. Le monde matériel lui était dur, c’est vrai ; mais il y vivait à peine. Il s’en échappait à tout instant : si ses pieds avaient des chaînes, son âme avait des ailes ; il avait Dieu, les anges, les saints… les magnificences du culte sans cesse déployées sous ses yeux… la vision lumineuse du Paradis, toujours entr’ouverte sur sa tête… Il avait, à un degré puissant, que vous vous efforcez d’affaiblir chaque jour, tous les sentiments naturels, l’amour, le respect, la foi, le patriotisme. Ce n’était pas tout. Son imagination était encore occupée, surexcitée sans trêve, par le mystère de l’immense inconnu qui l’entourait de toutes parts. Sous son foyer, dans les bois, dans les campagnes, tout un peuple d’êtres surnaturels qui lui parlait, l’inquiétait, l’enchantait, et faisait de sa vie une légende, un roman, un poème continuel d’un intérêt doux et terrible. Eh bien ! oui, cet homme-là, déguenillé, affamé, saignant sur la glèbe, devait être plus heureux dans sa vie et dans sa mort qu’un de vos ouvriers bien vêtus et bien logés, qui savent que ce n’est pas Dieu qui tonne, qui ne croient ni aux anges, ni aux fées, qui travaillent le dimanche, et qui n’ont d’autre fête que l’ivresse morne du lundi. »
J’avoue franchement que je préfère cette page à toutes les pastorales de George Sand.
Est-ce à dire pourtant que l’œuvre considérable de ce romancier, qui est en même temps un des premiers écrivains de ce siècle, mérite le dédain ? Que non pas. Quand on veut juger l’illustre androgyne, il faut l’examiner
examiner deux points de vue bien différents. En tant que théoricienne, et en présence des doctrines subversives qu’elle a défendues toute sa vie, nous devons la répudier, et nous ne saurions la combattre avec trop d’énergie ; elle mérite le blâme sans réserve de tous les honnêtes gens ; elle garde une responsabilité qui pèsera toujours sur elle ; elle a fait beaucoup de mal, et Dieu seul jugera si elle l’a fait sciemment ou non ; que ses intentions aient été pures, que sa bonne foi ait été complète, on ne peut l’admettre sincèrement ; en faisant même la part de son éducation manquée, des mauvais exemples qu’elle eut, des épreuves qu’elle subit, des influences qui la dominèrent, on doit proclamer que George Sand est une ennemie sans pitié de la religion, de l’ordre social, de l’autorité, des mœurs, de la vérité enfin dans toutes ses expressions. Que si au contraire on prétend ne critiquer en elle que la littérature, si on nous demande de porter un jugement sur la valeur littéraire de son œuvre, nous ne ferons aucune difficulté de déclarer qu’elle nous paraît être au premier rang parmi les meilleurs prosateurs contemporains. Elle possède admirablement la langue française ; elle en connaît toutes les ressources ; elle en tire le plus brillant parti. Nul n’a mieux décrit la nature ; elle est tour à tour grave sans emphase, spirituelle sans préciosité, simple sans vulgarité, naïve, solennelle, bonhomme, raffinée. Elle plaît, elle charme, elle enchante. Elle sait prendre tous les styles ; elle écrit des lettres comme un épistolier ; des mémoires, des récits, des légendes. Elle passe du conte des fées à la diatribe politique, du roman d’analyse à l’idylle, de l’épopée à la satire, et chaque fois elle revêt
une forme nouvelle, et toujours elle abonde, sans s’épuiser.
Certes, elle reçut de Dieu les dons les plus précieux de l’intelligence ; elle apprit beaucoup, sans devenir pédante ; elle étudia sans relâche ; elle fait revivre la physionomie des siècles qu’elle peint, des pays qu’elle parcourt ; à combien n’a-t-elle pas révélé Venise, les îles de l’Archipel, le Berry, la Sicile, les sombres vallées de la Bohême ? Quelles créations que la famille Rudolstadt, les Villemer, les Chateaubrun, les Boccaferri, Orio Sorranzo et tant d’autres personnages enchantés par son inépuisable imagination ! Mais son génie précisément la condamne. Corruptio optimi pessima !
L’influence de George Sand ne sera point affaiblie, avant de longues années. Elle persistera tant que son école existera : or les Touroude, les Zola, les Emile Augier, les Malot, tous les poètes de l’adultère la perpétuent. Les déclassées, les vagabondes qui détestent le foyer conjugal seront leurs auxiliaires. On nous dit souvent que nous ne sommes pas au courant du mouvement actuel, nous autres catholiques : c’est une erreur ; nous voyons où ce courant nous emporte, et c’est pour qu’on ne puisse pas nous accuser de fuir le péril, que nous avons dit ici, sans haine et sans violence, mais en modérant notre indignation, en nous efforçant de ne pas outrager à la majesté du tombeau, ce que nous pensons et ce que l’on doit penser de George Sand.
Elle est morte paisiblement, sans recevoir les sacrements de notre mère la sainte Église catholique et romaine, mais sans les avoir refusés. Elle avait dit,
dans l’Histoire de ma vie : « Les formes du passé se sont évanouies pour moi ; mais la doctrine éternelle des croyants, le Dieu bon, l’âme immortelle et les espérances de l’autre vie ont résisté à tout examen, à toute discussion, et même à des intervalles de doute désespéré. »
L’Eglise, qui sait pardonner, a fait à George Sand les funérailles d’une chrétienne. Ses enfants lui ont épargné le suprême outrage de l’enfouissement civil. « On avait senti avec tact, écrivit au Temps M. Ernest Renan, qu’il ne fallait pas troubler les idées des simples femmes qui venaient prier pour la morte, encapuchonnées, avec leurs chapelets à la main. » Il sera tenu compte à l’infortunée de cet hommage naïf rendu à sa dépouille par ses amis les libres-penseurs : au moins le scandale n’a pas souillé cette tombe, sur laquelle nous n’avons pas effeuiller des couronnes, mais qui, du moins, ne disparaîtra pas sous les ronces et les épines.