Discussion:Silas Marner
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[modifier]- [1] assez négative sur la première traduction de F. D’Albert-Durade
- Ed Scherer sur George Eliot https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2209524/f3.item Le Temps 12 juin 1861
VARIETES
GEORGE ELIOT[1].
Peut-être y a-t-il plusieurs de mes lecteurs qui n’ont jamais entendu prononcer le nom de George Eliot ; et cependant, George Eliot est le premier romancier de l’Angleterre, chacun de ses ouvrages y est accueilli avec transport, et cette plume extraordinaire vient de nous donner un nouveau volume, aussi achevé, aussi charmant qu’aucun de ses prédécesseurs.
Il y a un singulier contraste entre la virilité générale des mœurs anglaises et le ton d’affectation qu’on y remarque souvent. Nous sommes également frappés, chez nos voisins, de la forte individualité des uns et de la prétentieuse puérilité des autres. On trouve toutes les affectations de l’autre côté de la Manche, l’affectation du militaire et celle du sportsman, l’affectation du dandy et celle de l’homme blasé, l’affectation du bon ton et celle du sans-gêne. Celui-ci a gravi tous les pics des Alpes, celui-là a chassé dan§ le Sahara. Voici des demoiselles qui ont fait toutes seules le voyage de l’Inde : ce seront les héroïnes de la saison, jusqu’à ce que M. le major un tel vienne montrer la carabine avec laquelle il a descendu tant de Napolitains dans la campagne de Sicile.
Il n’est pas jusqu’à la religion où le genre ne se glisse. La dissidence est mal portée, mais le puséysme est du dernier comme il faut. Je sais des dames qui, après avoir vécu à Rome, y ont embrassé le catholicisme et affichent leur confesseur et leur oratoire ; j’en sais d’autres qui se piquent d’être esprits forts, et qui prennent parti pour les Essais et Revues.
On comprend que le domaine des arts n’est pas resté à l’abri de cette invasion de la recherche. C’est un sculpteur anglais, qui a imaginé de peindre ses statues, et c’est en Angleterre qu’est né le préraphaëlitisme, cette alliance burlesque de la naïveté des byzantins et de la poétique de M. Courbet.
Quant à la littérature anglaise, il en est d’elle comme d’une belle femme qui s’efforce de cacher les traces de l’âge sous les artifices de la toilette. Les écrivains ne se proposent plus qu’une chose : il s’agit pour eux de réveiller des sens émoussés. Style et composition, tout se ressent du besoin de frapper de grands coups. Il faut que l’esprit soit tenu dans un état continuel d’attente et de surprise. De là la recherche, la recherche qui engendre la prétention, la prétention qui conduit au charlatanisme. L’excentricité est devenue un moyen d’attirer le chaland. Les plus éloquents, les plus profonds même né sont pas exempts de calcul. Il y a de l’intention, du procédé, il y a du parti-pris dans les antithèses si savamment balancées de Macaulay : il y en a dans les paradoxes artistiques de Ruskin, il y en a dans l’insupportable jargon de Carlyle. Il y en a surtout dans le roman.
Les romanciers anglais, malgré de grands talents, me font toujours l’effet de mineurs de la Californie à la recherche de quelque filon productif. Ils n’obéissent pas à une vocation, ils sont en quête d’une manière et d’un succès. Tout sera bon pour arriver. Nous aurons le roman fashionable et le roman théologique, le roman prêcheur et le roman roué, l’imitation de Stern et celle de Smollett, les prétentions réformistes de Dickens et le clergyman héroïque de Kingsley. Ce n’est pas la verve sans doute qui se fait désirer dans cette littérature ; on n’y voudrais pas moins de ressources ni de variété ; on y voudrait seulement un peu moins de préoccupation de l’effet, quelque chose de plus simple et de plus sain.
Je ne doute pas que la lassitude produite par tant de raffinements n’ait été pour beaucoup dans le succès des Scènes de la vie cléricale, le premier ouvrage de George Eliot, et dans celui d’Adam Bede, qui est resté son chef-d’œuvre. On passait de l’atmosphère embrasée d’une salle d’opéra à la fraîcheur du matin et de la campagne. On éprouvait je né sais quelle sensation inaccoutumée devant une inspiration à la fois profonde et naïve. L’auteur, on le sentait, avait raconté à la manière des anciens chantres, sans s’écouter, sans se connaître, et comme cédant, à la muse des créations immortelles. Quelle jouissance n’était-ce pas pour le goût et pour l’âme que de se retrouver enfin devant un artiste complètement sincère ! Quelle impression bienfaisante ne ressentait-on pas à là vue de ce génie vierge, en présence d’une maestria étrangère à tous les procédés de l’atelier, à toutes les ficelles de la coulisse !
La curiosité, il faut l’avouer, contribua aussi au succès de ces ouvrages. On reconnut bien vite un pseudonyme dans le nom qu’ils portaient ; on se demanda à quel sexe appartenait l’écrivain ; on fit à plusieurs des auteurs à la mode l’honneur de leur attribuer un livre qu’aucun d’entre eux, assurément, n’aurait été capable d’écrire. Les hypothèses se croisaient dans les colonnes des journaux. Un critique (il est vrai que celui-là était français), venait enfin, à grand renfort d’inductions, de prouver que l’auteur d’Adam Bede devait être un homme, et, qui plus est, un ministre de l’Église anglicane, lorsque le voile se déchira, L’enchanteur portait le nom de miss Evans. Mais voici qui redoublait le mystère au moment même où on le croyait dissipé, Miss Evans n’était pas entièrement inconnue dans le monde littéraire. Elle avait travaillé à un très grave recueil, la Revue de Wedminster ; elle y avait inséré des articles de théologie ; on lui devait même une traduction du célèbre ouvrage de Strauss sur la vie de Jésus. Quelle réunion de contradictions et de surprises ! Ce n’était pas assez qu’il fallût reconnaître une femme pour le premier romancier de l’Angleterre : cette femme réunissait en outre des facultés que le monde n’avait jamais vues associées ; c’était une savante et un poète ; il y avait en elle le critique qui analyse et l’artiste qui crée. Que dis-je ? La plume qui avait servi d’interprète à Strauss, c’est-à-dire au plus impitoyable adversaire de la tradition chrétienne que le monde eût encore vu, cette plume venait de tracer le ravissant portrait de Dinah ; elle avait, sur les lèvres de la jeune méthodiste, placé le discours inspiré du Hayslope et la touchante prière de la prison !
Il est impossible de lire Adam Bede sans penser à Jane Eyre, et cependant il n’y a entre ces deux ouvrages d’autres points de ressemblance que le mystère dont ils ont été entourés à l’origine et le sexe des auteurs auxquels nous les devons. Le roman de miss Brontë a plus d’élan, de vigueur, d’éloquence, et je ne sais si l’on trouverait rien dans les ouvrages de miss Evans qui égale la fuite de Jane Eyre, lorsqu’ayant quitté le château de Rochester, elle erre au hasard, livrée à un conflit de sentiments au milieu desquels domine l’inexorable autorité du devoir. Mais ici cesse la supériorité de miss Brontë ; son inexpérience se trahit bien vite ; elle a recours à des moyens de mélodrame ; ses créations sont plus fortes que vraies ; bref, ce qui reste du livre à une seconde lecture n’est pas considérable. Il en est autrement de miss Evans ; tout dans ses romans est simple, mûr, achevé, et on ne les relit guère sans y découvrir des beautés nouvelles.
D’ailleurs Charlotte Brontë, après Jane Eyre, n’a fait que se répéter, tandis que sa rivale n’a pas encore donné de signe d’épuisement. J’ai dit les surprises que George Eliot avait fait éprouver au public, mais le public n’était pas encore au bout de ses étonnements. Dès qu’on se fût un peu remis de l’émotion causée par un grand mérite et un grand succès, le lecteur, qui se lasse vite d’admirer, se promit de prendre sa revanche. On attendrait l’auteur, disait-on, à son prochain ouvrage. Cet ouvrage ne tarda pas à voir le jour ; le Moulin des bords de la Floss parut un an après Adam Bede, et la critique la plus fastidieuse fut obligée de reconnaître que s’il y avait peut-être un peu moins de fini dans le nouveau venu, la puissance de talent qui s’y montrait n’était pas moindre. Un an encore s’est écoulé, moins d’un an, et Silas Marner vient de prouver à son tour que l’auteur, parmi les autres secrets du génie, possède aussi celui de la fécondité.
Silas Marner est une histoire de village. Le héros est un pauvre tisserand, coeur ingénu et pieux au fond duquel une condamnation injuste a tué la foi en un ordre providentiel, et qui, s’abandonnant dès lors aux soins matériels de l’existence, tourne à l’avarice, entasse ses gains, met son bonheur à contempler son trésor. Ce trésor lui est volé, et Silas tombe dans une espèce d’abrutissement désespéré. Il en est tiré par l’intérêt que lui inspire une petite fille, dont la mère expire de misère à sa porte, et à laquelle il s’est vu appelé à donner les premiers secours. Il se chargé de cette enfant, la soigne, l’élève, et il renaît lui-même au bonheur en retrouvant ainsi du bien à faire et une créature à aimer. Autant avaient été sombres les journées solitaires du tisserand lorsqu’il travaillait pour amasser, autant sont sereines les dernières années du vieillard auprès de sa fille adoptive, C’est une seconde jeunesse, c’est une vie nouvelle, c’est la solution des pénibles problèmes qui avaient jadis courbé cette âme d’homme jusque dans la poussière.
Telle est l’histoire de Silas Marner ; entendons-nous : telle est l’œuvre de l’artiste dans sa donnée générale ; mais un roman ne s’analyse pas ; on n’abrège pas la Mare au Diable, on ne résume pas la Petite Fadette : on les lit, on les relit. Or, quelle que soit la différence qui sépare les romans de George Sand de ceux de George Eliot, quelque difficulté qu’il y ait à les ramener à un même terme de comparaison, quelque importuns que soient ici, dans le parallèle, l’éclat et l’éloquence dont les écrits de la femme française sont tout enflammés, je ne crains pas de le dire : les romans de l’écrivain anglais ne sont pas, dans leur genre, des ouvrages moins extraordinaires.
Tout roman est une combinaison de trois éléments : le caractère, le dialogue et l’action. L’action est dans un ouvrage de fiction une condition à la fois capitale et inférieure ; il n’y a pas d’intérêt dans un roman dont l’intrigue est faible et, d’un autre côté, nous en avons vu des exemples mémorables, l’action peut être conduite avec un savoir-faire consommé, sans qu’un récit prenne place pour cela parmi les œuvres littéraires. Il amusera, il aura la vogue, et au bout de quelques années il n’en restera plus que le souvenir.
Ce qui fait véritablement le roman, ce sont les caractères ; mais, en même temps, ce qui dessine les caractères, c’est le dialogue. Il s’est accompli à cet égard une grande révolution dans le genre de littérature dont nous parlons. Autrefois, le romancier se contentait d’analyser ; il avait le privilège de lire dans l’âme de ses personnages, et il était chargé de nous faire part de ce qu’il y découvrait. Aujourd’hui (Walter Scott est principal auteur de cette innovation) chaque personnage se charge d’exprimer lui-même ce qu’il sent, et le dialogue au moyen duquel les personnages se font connaître est devenu la partie capitale, et, en quelque sorte, le tout du roman. Le roman moderne est un drame ; la description y tient la place des décorations, la récit y indique la mise en scène, mais ce sont des conversations qui composent le fond même et le tissu de l’ouvrage.
Le talent de George Eliot s’accorde admirablement avec les exigences du genre que nous venons de définir. L’action dans ses livres est toujours simple, ingénieuse, à égale distance des lieux communs de la fiction et des recherches d’une invention romanesque, toutefois, c’est dans la peinture des caractères que se manifeste surtout le génie de notre auteur ; c’est là qu’on trouve la précision de lignes, la vérité de coloris, la variété infinie, l’individualité soutenue, l’unité morale, qui marquent les œuvres de la nature et celles du génie. Quelles créations que Dinah et Hettie, que Maggie et Silas, que la vieille Lisbeth et la famille Dodson ! Quelque secondaire que soit leur rôle, quelque passagère que soit leur apparition, tous les personnages de George Eliot ont leur physionomie propre et leur langage caractéristique. Mais ceci nous ramène au dialogue.
Je l’ai dit, c’est le dialogue qui dans le roman contemporain est chargé de faire valoir les caractères, en sorte que ces deux dons, le talent créer un personnage et celui de le faire parler, ne peuvent plus se passer l’un de l’autre. Et cependant, ce sont deux talents distincts. On peut esquisser un caractère original et vrai, sans parvenir à lui prêter un langage intéressant et naturel. D’un autre côté, un dialogue piquant et ingénieux, ou élevé et profond peut manquer de cette unité secrète qui constitue proprement le caractère. Les écrits de Dickens offrent un exemple de ce que je veux dire. Cet habile romancier excelle à modeler une physionomie risible ou repoussante, à planter ce masque sur un mannequin dont le costume ne sera pas moins bizarre, puis à prêter au héros ainsi fait quelque redite, burlesque, quelque repartie humoristique, laquelle, jetée à travers les scènes les plus diverses, produit un certain comique de bas aloi. Les êtres ainsi créés sont frappants ; ils sont reconnaissables ; mais ils ne vivent pas ; ils n’ont pas la consistance d’une individualité qui se reste fidèle à elle-même, tout en se manifestant sans cesse sous des aspects nouveaux. Il en est tout autrement des livres de George Eliot. Ici les personnages ne sont pas seulement infiniment divers, ils n’ont pas seulement chacun leur langage propre, mais ce langage est toujours, à la fois, semblable et différent, conforme au caractère qu’il exprime et animé de l’imprévu qui jaillit de la situation. Il y a plus : l’écrivain a jeté partout et à pleines mains le sel de la meilleure plaisanterie. Il n’est pas un de ses rustres, doses, ouvriers, de ses petits bourgeois ; il n’est pas une vieille fille, pas « un enfant, dans ses pages, qui ne possède son originalité naïve, son humeur narquoise ou goguenarde, son fonds charmant de drôlerie. Je ne crois pas qu’aucun romancier ait semé ses ouvrages d’autant d’esprit, d’un esprit aussi varié, aussi fécond en surprises, aussi abondant en saillies. Mrs Poyser, dans Adam Bede, est à cet égard l’une des créations les plus extraordinaires du roman. Qu’on se figure une joyeuse fermière qui, parlant beaucoup, en toute occasion et avec tout venant, ne dit rien cependant sans assaisonner son discours d’un mot piquant, qui a pour chacun la repartie toute prête, dont l’inépuisable verve ne connaît aucune redite, dont les bons mots ont tous le relief et la saveur du proverbe populaire. Mrs Poyser descend en droite ligne de Sancho Panca.
Au surplus, dialogue et caractère, invention et description, l’esprit qui amuse et l’imagination qui charme, — est-ce un paradoxe de le dire ? — ces éléments du roman, ces dons du génie, tout cela n’est que subordonné, et si une œuvre durable ne peut s’en passer, ce n’est pas là cependant ce qui fait l’œuvre immortelle. Je laisse de côté l’abonné du cabinet de lecture, celui-là est incapable de goûter George Eliot ; je parle de celui qui relit, qui réfléchit et qui savoure. Oh ! pour celui-là, qu’il le sache ou l’ignore, ce qu’il cherche dans un roman, ce qui l’y attache ou l’y repousse, c’est, en dernière analyse, la philosophie qui s’y exprime.’ La philosophie, voila ce dont un roman se’ passe le moins. S’il n’a pas de philosophie, il n’a pas de sens, et s’il n’a pas de sens, que nous veut-il ? L’homme est ainsi fait, qu’il se cherche partout. Dans la nature, il poursuit un mystère qui n’est autre que le sien propre. Dans l’histoire, il interroge sa destinée. Pour que les arts le touchent, il faut qu’ils l’entretiennent de lui. Le roman même n’est rien pour nous, s’il n’est une interprétation du monde et de la vie. Eh bien ! les livres de George Eliot sont pleins de ces leçons que renferme toujours l’œuvre du grand artiste. L’auteur, il est vrai, n’a guère peint que la vie moyenne ; ses héros de prédilection sont des enfants, des artisans, des laboureurs, ses sujets favoris les ridicules de la vie bourgeoise, les préjugés de la petite ville, les superstitions de la campagne. Mais, sous ces dehors d’une existence prosaïque, l’écrivain nous fait assister à l’éternelle tragédie du cœur humain. Nous y retrouvons les défaillances de la volonté, les calculs de l’égoïsme, l’orgueil, la coquetterie, la haine, l’amour, toutes nos passions et nos faiblesses, toutes nos petitesses et nos égarements. Ce n’est pas tout. Quelque chose se dégage de ces créations ; il en émane comme un parfum de sagesse ; il en découle comme enseignement de l’expérience. George Eliot contemple les fautes des hommes avec tant de sympathie mêlée de tant d’élévation ; la condamnation qu’il porte sur le mal est si tempérée de support et d’intelligence : il sourire sur son visage est si près des larmes ; il est si clairvoyant et si résigné ; il en sait si long sur nos misères ; il a lui-même tant souffert et tant vécu, — qu’on ne peut lire ses pages sans se sentir gagné à cette haute tolérance ; on est ému et rasséréné ; il semble qu’il ait élargi nos idées du monde et de Dieu ; on se trouve, en fermant le volume, plus en paix avec soi-même, plus calme en face des problèmes de la destinée.
ED. SCHERER.
Autre source
[modifier]- [2] lorsque le scan est défectueux
Vocabulaire - orthographe
[modifier]- au delà
- gens là
- ↑ Silas Marner the weaver of Rapeloe, by George Eliot, 1 vol.in-12.