Discussion:Un voyage. Belgique, Hollande, Allemagne, Italie
Éditions[modifier]
Titre et éditions | |||
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1913 : | Weimar | Gallica | Dans le supplément littéraire du Figaro, 15 nov 1913, chapitre Weimar, signé Fœmina Dresde Gallica, 14 février 1914 |
1914 : | Un voyage. Belgique, Hollande, Allemagne, Italie ![]() ![]() |
Réception, critiques…[modifier]
Je viens de passer une heure à Berlin. Ne croyez pas que pour cela j’aie dû m’affubler d’une perruque postiche et d’une fausse barbe ou endosser quelque nationalité neutre. Je ne me suis fait, pour l’occasion, ni Suisse, ni Hollandais, ni Suédois, ni citoyen de l’une ou l’autre des deux Amériques. Je n’ai changé ni de nom ni d’identité et n’ai accompli aucune des prouesses chères aux inventeurs, de romans policiers. Non, mon expédition fut des plus simples. Je l’ai faite sans quitter ma chambre. Elle est à la portée de tous et de chacun.
Il m’a suffi, en effet, pour être transporté dans la capitale de l’empire allemand, d’ouvrir un livre publié quelques semaines avant le début de la guerre et qui a pour titre : En Voyage. L’auteur de ce livre est la femme de grand talent qui signe tantôt Jacques Vontade, tantôt Fœmina, et a qui nous devons le beau roman qui s’appelle la Lueur sur la cime et le très curieux et perspicace essai intitulé l’Âme des Anglais. En Voyage pourrait porter comme sous-titre « l’Âme des Allemands ».
Après une longue flânerie d’été à travers la Belgique et la Hollande et avant d’aller goûter les charmes de l’automne en Italie, l’auteur de En Voyage nous conduit dans un certain nombre de villes d’Allemagne. C’est à cette partie de son livre que je suis revenu, l’autre jour, bien que de souvenir de maintes belles pages m’attirât ailleurs. Mais je me suis fait une sage violence. J’ai renoncé aux calmes paysages hollandais et aux divins horizons italiens pour pénétrer un instant avec le plus sûr et le plus clairvoyant des guides dans cette Allemagne que je connais si mal et dont m’a toujours éloigné une antipathie profonde.
Cette antipathie, la voyageuse de En Voyage ne la ressent pas ou, plus exactement, je crois, s’attache à n’y point céder. Avant tout, elle sait comprendre, voir et faire voir. Ah ! la profitable et intelligente excursion ! Laissons-nous conduire. Nous voici à Cologne, à Cassel, à Weimar, à Erfurt, à Dresde, à Munich. Nous voici à Berlin. Passons-y une heure, quelques heures.
Certes, ce n’est pas un tableau complet de la capitale prussienne que prétendent nous offrir ces notes rapides. C’est un dimanche que Berlin apparaît à la visiteuse et le premier aspect n’est pas séduisant; Berlin est triste. Malgré le soleil, il y fait gris. La promenade « Sous les Tilleuls » est mélancolique et la « Porte de Brandebourg » n’est pas celle du Paradis. L’« allée de la Victoire » est décevante avec ses statues emphatiques et la même emphase architecturale gâte les bâtisses colossales du Berlin orgueilleux qui veut proclamer par elles sa puissance et sa richesse. »
Cette impression d’orgueil brutal fatigue. Où la fuir ? Dans les quartiers populaires et ouvriers, remarquables par leur propreté et leur netteté. Au musée, parmi d’authentiques chefs-d’œuvre que rendent plus beaux certains voisinages douteux. Pourquoi pas au Jardin zoologique ? Allons nous asseoir sous ses ombrages, à la table de quelque restaurant. Puis, quand nous aurons assez regardé les animaux, observons les promeneurs. Ils sont nombreux, ce jour de dimanche. Ils défilent par centaines, par milliers.
Les femmes sont très élégantes, très « habillées » plutôt. Mais quel aspect de carnaval! Et les hommes ! Mais écoutons notre voyageuse : « Peu à peu je m’aperçois que presque tous ces passants sont laids et, beaucoup, de cette laideur malsaine, à l’air coupable : la laideur particulière aux dégénérescences. Ces femmes, ces hommes ne sont pas ridicules, mais, la plupart, tragiques. Visages où s’inscrivent les grandes tares nerveuses des ascendants. » Et notre observatrice ajoute : « Certains tenaient plus de Place, parlaient p-lu-s haut, tous avaient un commun désir d’être remarqués. C’est fort innocent de se promener le dimanche. Mes promeneurs n’avaient pas l’air innocent ni détendu. Ils avaient un air de hâte, d’avidité. »
Cette hâte cette avidité, cette foule malsaine « à l’air coupable » n’est-ce pas celle que nous avons vue se ruer à la conquête, à l’incendie, au pillage, à la rapine, au meurtre ? N’est-ce point elle qui, dans un rêve forcené, brutal et maladif de domination universelle, a mêlé aux cruautés de la guerre les raffinements du sadisme ? Ne méconnaissons-nous pas, dans ces promeneurs du Jardin zoologique berlinois, la horde barbare et féroce dont le mauvais rictus grimace de déception et de colère devant la barriere infranchissable que lui opposent les baïonnettes de nos soldats, jusqu’à l’heure où la dompteuse aux ailes étincelantes de victoire la fera reculer sous le fouet et la musèlera à jamais !
Henri de Régnier,
de l’Académie française.