Discussion Livre:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu

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CHAPITRE XVI. « Sauvez - vous , sauvez - vous, brave homme : là tout près "est un couvent, ici une église ; par ici, par là, » crie-l-on à. Kenzo de toutes parts. Pour ce .qui était de se sauver, je vous laisse à penser si le conseil était nécessaire. Dès le premier moment où quelque espérance de sortir des grilles de ces gens avait brillé comme un éclair à son esprit, il avait l'ait son plan et déterminé, si le coup lui réussissait, de marcher sans s'arrêter nulle part, jusqu'à ce qu'il lui dehors, non-seulement de la ville, mais du duché. « Car, s'élail-il dil. ils oui mon nom sur leurs gros livres, de quelque manière qu'il* l'aient eu ; et, avec le nom et le prénom, ils viendront me prendre quand ils en auront envie. » Et quant à un asile, il ne s'y serait jeté que s'il avait eu les sbires sur ses talons. « Car si je puis être oiseau des bois, s'élail-il dil, encore, je ne veux pas me l'aire oiseau de cage. » Il s'était donc proposé pour lieu de refuge ce pays, dans le territoire de Kerganie, où était établi ce Bartolo son cousin, s'il vous en souvient, qui, plusieurs l'ois, l'avait engagé à l'y aller joindre. Mais le difficile était de trouver son chemin. Laissé à lui-même dans un quartier qu'il ne connaissait pas, d'une ville qu'il ne connaissait guère mieux, Kenzo ne savait pas seulement par quelle 222 LES FIANCES. porte il fallait sortir pour aller à Bergame ; et quand même il l'aurait su, il ignorait par où l'on allait à cette porte. Il fut un moment sur le point de se faire indiquer le chemin par quelqu'un de ses libérateurs ; mais comme, dans le peu de temps qu'il avait eu pour méditer sur ses aventures, il lui avait passé par l'esprit certaines idées dignes d'être approfondies sur ce fourbisseur, père. de quatre enfants, qui avait été si obligeant pour lui, il crut devoir aller au plus sûr en ne faisant pas connaître ses projets à une troupe nombreuse, parmi laquelle pouvait se trouver quelque autre personnage de même espèce, et il prit tout aussitôt le parti de commencer par s'éloigner de là au plus vite, sauf ensuite à demander son chemin dans un endroit où personne ne saurait qui il était, ni pourquoi il faisait cette demande. Il dit à ses libérateurs : « Mille grâces, braves gens, que le ciel vous récompense ! » et sortant par le passage qui lui fut immédiatement ouvert, il prit sa course et disparut. Se jetant dans une petite rue, en enfilant une autre, tournant à chaque carrefour, il courut longtemps sans savoir où. Lorsqu'il jugea s'être suffisamment éloigné, il ralentit le pas pour ne pas donner de soupçons ; et se mit à regarder de côté et d'autre pour choisir la personne à qui il pourrait adresser sa question, quelque face à inspirer confiance. Mais en ceci encore, il y avait du scabreux. La question par elle-même était suspecte ; le temps pressait ; les sbires, à peine dégagés de l'obstacle, avaient sans doute dû se remettre sur la piste du fugitif ; le bruit de cette fuite pouvait être arrivé jusque-là ; et dans des moments si courts, Kenzo eut peut-être à faire dix jugements physionomiques avant de trouver la figure qui lui pouvait convenir. Cet homme dodu qui s'étalait debout sur la porte de sa boutique, les jambes écartées, les mains derrière le dos, le ventre en avant, le menton en l'air avec un riche double menton au dessous, et qui, n'ayant rien autre à faire, allait d'un jeu alternatif soulevant sur la pointe de ses pieds et laissant retomber sur ses talons sa tremblante masse, avait une mine de bavard curieux qui, au lieu de donner des réponses, aurait fait des interrogations. Cet autre qui venait à lui ses yeux fixes et la bouche demi-béante, loin de pouvoir vile et bien montrer leur chemin à ceux qui l'ignoraient, semblait à peine connaître le sien. Ce jeune garçon, qui, à dire vrai, paraissait fort éveillé, avait tout l'air aussi d'être plus malin encore, et probablement auuait trouvé fort divertissant d'envoyer un pauvre villageois d'un côté tout opposé à celui où le villageois désirait se rendre. Tant il est vrai que, pour l'homme dans l'embarras, presque tout est embarras nouveau ! Voyant enfin un passant qui arrivait d'un pas pressé, il pensa que celui-ci, ayant apparemment quelque affaire urgente, lui répondrait tout de suite et sans verbiages ; et l'entendant parler tout seul, il jugea que ce devait être un homme véridique, Il l'accosta et dit : « S'il vous plaît, monsieur, par où faut-il passer pour aller à Bergame ? — Pour aller à Bergame ? Par la porte Orientale. — Merci ; et pour aller à la porte Orientale ; — Prenez celle rue à main gauche ; elle vous conduira à la place du Duomo ; ensuite CHAPITRE XVI. 228 — Gela suffit, monsieur ; le reste, je le sais. Bien des grâces. » Et, d'un pas plus que leste, il s'achemina du côté qui venait de lui être indiqué. L'autre le suivit des yeux un moment, et, rapprochant dans sa pensée cette façon d'aller et cette demande, il se dit intérieurement : « Ou il a joué le tour à quelqu'un, ou quelqu'un veut le lui jouer à lui-même. » Kenzo arrive sur la place du Buomo ; il la traverse, passe à côté d'un tas de cendres et de charbons éteints, et reconnaît les restes du feu de joie auquel il avait assisté la veille ; il longe le perron du Buomo, revoit le four des béquilles, à demi démoli et gardé par dès soldats ; il suit tout droit la rue par laquelle il était venu avec la foule ; il arrive au couvent des capucins ; il jette un coup d'oeil sur cette place et sur la porte de l'église, et dit en lui-même en soupirant : « C'était pourtant un bon conseil que me donnait hier Ce moine, lorsqu'il me disait d'attendre dans, l'église et d'y faire pendant ce temps un peu de prières. » Ici, s'étant arrêté un moment à regarder avec attention la porte par laquelle il lui fallait passer, et la voyant, de la distance où il était, gardée par bien du inonde, ayant d'ailleurs l'imagination un peu troublée (c'est pardonnable ; il y avait de quoi), il éprouva une certaine répugnance à affronter le péril de ce passage. Il avait sous la main un lieu d'asile où sa lettre lui eût été'de bonne recommandation ; il fut tenté fortement d'y entrer. Mais aussitôt, reprenant courage, il pensa : « Oiseau des bois, tant que cela se peut. Qui est-ce qui me connaît ? Au fait, les sbires ne se seront pas divisés par morceaux, pour aller m'attendre à toutes les portes. » Il regarda par derrière pour voir si par hasard ils ne viendraient pas de ce côté : il ne vit ni sbires ni autres personnes qui parussent s'occuper de lui. Il se remet en marche, retient ces malheureuses jambes qui voulaient toujours courir, tandis qu'il ne fallait que marcher ; et tout doucement, sifflant un air en demi-ton, il arrive à la porte. Il y avait sur le passage même un certain nombre d'agents des gabelles, et pour renfort des miquelets espagnols ; mais tous portaient leur attention vers le dehors, pour ne pas laisser entrer de ces gens qui, à la nouvelle d'une émeute, y accourent comme les corbeaux sur le champ où s'est donnée une bataille ; de manière que Kenzo, avec son air d'indifférence, regardant à terre, et marchant d'un pas moyen entre celui du promeneur et celui du voyageur, sortit sans que personne lui dît rien ; mais son coeur battait fort. Voyant à droite un senlier, il le prit pour éviter la grande route, et chemina longtemps avant d'oser même regarder derrière lui. Il va, il va ; il trouve des fermes, il trouve des villages ; il passe tout droit sans en demander le nom ; il est sûr de s'éloigner de Milan, il espère aller vers Bergame ; pour le moment, c'est tout ce qu'il lui faut. De temps en temps il se retournait, et de temps en temps aussi il regardait et frottait tantôt l'un, tantôt l'autre de ses deux poignets encore un peu endoloris et marqués d'un cercle touge qu'y avait laissé la petite corde. Ses pensées étaient, comme chacun peut se l'imaginer, un mélange confus de repentir, d'inquiétudes, de colères, de tendresses. Elles s'exerçaient laborieusement à recoudre l'une à l'autre les choses qu'il avait dites et qu'il avait faites le soir précédent, à découvrir la partie 22-f LES FIANCES. obscure de sa douloureuse histoire, et surtout comment ces gens avaient pu savoir son nom. Ses soupçons portaient naturellement sur le fourbisseur, à qui il se souvenait bien de l'avoir tout au long décliné ; et s'il réfléchissait de nouveau à la manière dont cet homme s'y était pris pour le lui tirer de la bouche, et à toute sa façon de faire, et à toutes ces offres qui aboutissaient toujours à quelque chose qu'il voulait savoir, ces soupçons devenaient presque une certitude. Toutefois il se souvenait aussi d'une manière confuse d'avoir, après le départ du fourbisseur, continué de bavarder ; avec qui ? va le deviner ; sur quoi ? Sa mémoire, quelque interrogée qu'elle pût être, ne saviùt le lui dire : tout ce qu'elle lui savait dire, c'était qu'elle avait passé tout ce temps hors du logis. Le pauvre garçon se perdait dans ces recherches ; il était comme un homme qui aurait confié plusieurs blancs-seings à un gérant qu'il croyait des plus honnêtes ; et lorsque ensuite il découvre que ce n'est qu'un embrouilleur d'affaires, il voudrait connaître l'état des siennes : le connaître ? c'est le chaos. Un autre travail d'esprit bien fatigant pour lui était de former pour l'avenir un projet qui pût lui plaire ; car ceux qui n'étaient pas en l'air étaient tous également tristes et décourageants. Mais bientôt son principal souci fut celui de trouver son chemin. Après avoir marché longtemps, on peut dire à l'aventure, il vil que de lui-même il n'en pourrait venir à bout. Il éprouvait bien une certaine répugnance à prononcer le mot de Bergame, comme s'il y eût eu dans ce mot je ne sais quoi de suspect et de trop hardi ; mais il n'y avait pas moyen de faire autrement. Il résolut donc de s'adresser, comme il avait fait à Milan, au premier passant dont la physionomie lui reviendrait ; et c'est ce qu'il fit. «Vous êtes hors de votre chemin, » lui répondit son homme ; et après y avoir un peu pensé, il lui indiqua, moitié par la parole, moitié par gestes, le tour qu'il devait faire pour se remettre sur la grande roule. Kenzo le remercia, lit semblant de se conformer à la leçon, se dirigea en effet de ce côté, avec l'intention cependant de s'approcher de cette bienheureuse grande route, de ne pas la perdre de vue,'de la côtoyer le plus possible, mais sans y mettre le pied. Ce plan étiiit plus facile à concevoir qu'à exécuter. Le résultai fui qu'en allant ainsi de droite à gauche et par zigzags, un peu en suivant d'autres indications qu'il se hasardait à recueillir çà et là, un peu en les corrigeant selon ses propres lumières et les adaptant à son intention, «in peu en se laissant guider par les chemins dans lesquels il se trouvait engagé, notre fugitif avait fait peut-être douze milles, sans en être à plus de six de Milan ; et quant à Bergame, c'était beaucoup s'il ne s'en était pus éloigné. Il commença à se convaincre que, de celle manière encore, il n'arriverait à rien de bon, et il songea à trouver quelque autre moyen de se tirer d'affaire. Celui qui lui vint à l'esprit fut de tâcher, par quelque finesse, d'avoir le nom de quelque village voisin de la frontière et où l'on pût aller par des chemins communaux : en s'enquérant ensuite de ce village, il se ferait enseigner sa route, sans semer çà et là cette demande du chemin de Bergame qui lui semblait sentir la fuite, l'expulsion, le procès au criminel. Pendant qu'il cherche comment il pourra se procurer toutes ces notions sans CHAPITRE XVI. 225 donner de soupçon à personne, il voit pendre un bout de branchage servant d'enseigne sur la porte d'une assez pauvre maison isolée, hors d'un hameau. Depuis quelque temps il sentait s'accroître le besoin de restaurer ses forces ; il pensa que cet endroit serait bon pour y faire d'une pierre deux coups ; il entra. Il n'y avait qu'une vieille femme ayant sa quenouille au côté et son fuseau à la main. Il demanda un morceau à manger. La vieille lui offrit un peu de fromage et du bon vin : il accepta le fromage, la remercia du vin (il l'avait pris en aversion pour le tour qu'il l'avait vu lui jouer la veille), et s'assit en priant la bonne femme de se dépêcher. Celle-ci n'eut besoin que d'un moment pour le servir, et tout aussitôt elle se mit à accabler son hôte de questions et sur lui-même et sur les grands événements de Milan ; car le bruit en était arrivé jusque-là. Kenzo sut non-seulement éluder les questions avec be ;uicoup d'adresse, mais tirant avantage de la difficulté même, il usa pour son dessein de la curiosité de la vieille qui lui demandait où se dirigeait son voyage. « J'ai, répondit-il, à aller en plusieurs endroits, et s'il me reste un peu de temps, je voudrais aussi passer par ce village assez gros, sur la route de Bergame , près de la frontière, mais pourtant sur les terres de Milan Comment s'appelle - l- il donc ? H y en aura bien quelqu'un, se disail-il en lui-même. — Vous voulez dire Gorgonzola, répondit la vieille. — Gorgonzala ! répéta llenzo, comme pour mieux se mettre le mot en mémoire. Est-ce bien loin d'ici ? reprit-il ensuite. — Je ne sais pas au juste ; il peut y avoir dix, peut-être douze milles. Si quelqu'un de mes enfants se trouvait à la maison, il vous le dirait mieux. — Et croyez-vous qu'on puisse y aller par ces jolis petits chemins, sans prendre la grande route, où il y a une poussière, une poussière ! Il y a si longtemps qu'il n'a plu I — Je pense (pic oui ; vous pouvez demander au premier village que vous trouverez en allant à droite ; et elle le lui nomma. — C'est bien, » dit Kenzo ; il se leva, prit un morceau de pain qui lui était resté de son maigre déjeuner, pain bien différent de celui qu'il avait trouve la veille au pied de la croix de San Bionigi ; il paya son compte, sortit et prit à droite. Et pour ne pas vous allonger l'histoire plus qu'il n'en est besoin, avec-le nom de Gorgonzola à la bouche, de village en village, il y arriva une heure environ avant la soirée. 29 La vieille lui offrit un peu de fioimige. (P. 228.) 226 LES FIANCES. Déjà, chemin faisant, il avait projeté de faire là une autre petite halte, pour prendre une réfection un peu plus substantielle. Son corps eût aussi fort goûté quelque repos dans un lit ; mais, plutôt que de le contenter en ce point, il l'aurait laissé tomber d'épuisement sur la route. Son dessein était de s'informer à l'auberge de la distance où l'on était de l'Adda, de savoir adroitement s'il n'y avait pas quelque chemin de traverse qui pût y conduire, et de se remettre en marche dans cette direction aussitôt après qu'il aurait pris son petit rafraîchissement. Né et depuis sa naissance ayant vécu à la seconde source, pour ainsi dire, de ce fleuve, il avait souvent entendu dire qu'en un certain endroit et sur une ligne d'une certaine étendue, l'Adda servait de limite entre les deux Etats de Venise et de Milan. Il n'avait pas une idée précise de cet endroit ni de la longueur de cette ligne de division marquée par le fleuve ; mais, pour le moment, son affaire la plus urgente était de le passer, en quelque lieu que ce fût. S'il ne le pouvait dans cette journée, il était déterminé à marcher aussi longtemps que l'heure et ses forces le lui permettraient, et à attendre ensuite l'aube du lendemain dans un champ, dans un désert, partout où il plairait à Dieu, pourvu que ce ne fût pas dans une auberge. Ayant fait quelques pas dans Gorgonzola, il vit une enseigne ; il entra et demanda à l'hôte, qui vint au-devant de lui, quelque chose à manger et demibouteille de vin ; les milles qu'il avait faits de plus et le temps qui s'était écoulé lui avaient fait passer cette haine du vin par trop forte qu'il avait d'abord ressentie. «Je vous prie de faire vile, ajouta-t-il, parce qu'il faut que je me remette tout de suite en chemin.» Etildit ceci,non-seulement parce que c'était vrai, mais aussi par la crainte que l'hôte, s'imaginant qu'il voulait coucher dans son auberge, ne lui arrivât avec la demande du nom, du 'prénom, du lieu d'où il venait, de l'affaire Non, non, point de telles questions. L'hôte répondit à Kenzo qu'il allait être servi, et celui-ci s'assit au bout de la table, près de la porte, à la place des convives honteux. Il y avait dans cette pièce quelques désoeuvrés de l'endroit qui, après avoir épuisé la discussion et les commentaires sur les grandes nouvelles de Milan de la veille, se mouraient d'envie de savoir comment les choses se seraient passées depuis, d'autant plus que ces premières notions étaient plus propres à piquer la curiosité qu'à la satisfaire. On y voyait en effet une émeute qui n'était ni réprimée ni victorieuse, un désordre plutôt suspendu parla nuit que terminé, quelque chose d'inachevé, la fin d'un acte plutôt que d'un drame. L'un de ces gens se détacha de la compagnie, s'approcha du nouvel arrivé, et lui demanda s'il venait de Milan. « Moi ? dit Kenzo pris à l'improviste, et pour se donner du temps avant de répondre. — Vous, si la demande n'est pas indiscrète. » Rezon, branlant la tête, serrant ses lèvres et en faisant sortir un son inarticulé, dit : « Milan, d'après ce que j'ai entendu dire, n'est pas un endroit où il soit bon d'aller dans ce moment, à moins d'une grande nécessité. — Le tapage continue donc aujourd'hui ? demanda le curieux en insistant. CHAPITRE XVI. 227 — Il faudrait y être pour le savoir, dit Kenzo. — Mais vous, ne venez-vous pas de Milan ? — Je viens de Liscate, répondit rondement le jeune homme qui avait en attendant pensé à sa réponse. Il en venait en effet, rigoureusement parlant, puisqu'il y avait passé ; et il en avait appris le nom, à un certain endroit de sa route, d'un passant qui lui avait indiqué ce village comme le premier qu'il devait traverser pour arriver à Gorgonzola. — Oh I dit l'autre, comme s'il avait voulu dire : Vous auriez mieux fait de venir de Milan, mais patience. Et à Liscate, ajouta-t-il, ne savait-on rien de Milan ? — Il se pourrait fort bien qu'on y sût quelque chose, répondit le montagnard, mais je n'y ai rien entendu dire ; il prononça ces mots de cette façon particulière qui semble signifier : j'ai fini. Le curieux retourna à sa place, et un moment après, l'hôte vint servir notre voyageur. — Combien y a-t-il d'ici à l'Adda ? lui dit celui-ci, à peu près entre les dents, et de ce ton d'homme endormi que nous lui avons vu prendre quelquefois. , . — A l'Adda, pour la passer ? dit l'hôte. — C'est-à-dire oui à l'Adda. — Voulez-vous passer par le pont de Cassano ou sur le bac de Canonica ? — Par où que ce soit Ce n'est que par curiosité que je le demande. — Ah ! c'est que ces endroits sont ceux où passent les honnêtes gens, les gens qui peuvent rendre compte de leurs actions. — C'est bien ; et combien y a-t-il ? — Vous pouvez compter à peu près sur six milles, tant d'un côté que de l'autre.. — Six milles ! Je ne çroyaispas qu'il y eût tant, dit Kenzo. Et pour quelqu'un, reprit-il d'un air d'indifférence qui allait jusqu'à l'affectation, et pour quelqu'un qui aurait besoin de prendre un chemin plus court, il doit y avoir d'autres endroits où l'on peut passer ? — Oui sans doute, répondit l'hôte, en fixant sur le visage du jeune homme deux yeux pleins d'une curiosité maligne. Il n'en fallut pas davantage pour faire expirer dans la bouche de celui-ci les autres questions qu'il avait préparées. Il tira le plat vers lui ; et, regardant la demi-bouteille que l'hôte avait aussi posée sur la table, il dit : Le vin est-il franc ? — Comme l'or, dit l'hôte. Demandez à toutes les personnes du pays et des environs qui s'y connaissent ; et d'ailleurs, vous le goûterez. Et en disant ces mots, il retourna vers la compagnie. — Maudits soient les hôtes 1 s'écria Rcnzo en lui-même ; plus j'en connais, pires je les trouve. » Toutefois il se mit à manger de grand appétit, se tenant en même temps aux écoutes sans qu'il y parût, pour tâcher de découvrir du terrain devant lui, de juger comment on pensait dans cet endroit sur le grand événement dans lequel il avait joué un rôle assez notable, et surtout de reconnaître si parmi ces discoureurs il n'y aurait pas quelque honnête homme à qui un 228 LES FIANCES. pauvre garçon pût se fier pour demander son chemin, sans crainte d'être mis à la gêne et contraint à jaser sur ses affaires. « Ah ! pour cette fois, disait l'un, il paraît que les Milanais y ont été beau jeu bon argent. Enfin, demain au plus tard nous saurons quelque chose. — J'ai regret de n'être pas allé à Milan ce matin, disait un autre. — Si tu y vas demain, je vais avec toi, dit un troisième ; puis un autre, puis un autre encore. — Ce que je voudrais savoir, reprit le premier, c'est si ces messieurs de Milan songeront un peu aux piiuvres habitants de la campagne, ou s'ils ne feront faire Une bonne loi que pour eux. Vous savez comme ils sont ; citadins pleins d'orgueil, tout pour eux ; et les autres, c'est comme s'ils n'existaient pas. — Nous avons une bouche aussi, nous, tant pour manger que pour dire nos raisons, dit un autre d'un ton d'autant plus modeste que la proposition était plus hardie, et une fois la chose en train..... Mais il ne jugea pas à propos d'achever la phrase. —■ Quant au grain caché, ce n'est pas seulement à Milan qu'il s'en trouve, » commençait à dire un autre d'un air en dessous et malin, lorsqu'on entendit le pas d'un cheval qui s'approchait. Tous courent à a porte, et, reconnaissant celui qui arrivait, ils vont au devant de lui. C'était un marchand de Milan qui, faisant plusieurs fois l'année le voyage de Bergame pour les affaires de son négoce, avait coutume de passer la nuit dans cette auberge ; et, comme il y trouvait à peu près toujours la même société, il les connaissait tous. Us se pressent autour de lui ; l'un prend la bride, un autre l'étrier : « Bien arrivé, bien arrivé ! — Je vous salue. Ils se pressent autour de lui ; l'un prend lu bride, un autre l'étrier... (1*. 228) CHAPITRE XVI. 229 — Àvez-vous fait bon voyage ? — Fort bon ; et vous autres, comment vous portez-vous ? — Bien, bien. Quelles nouvelles nous donnerez-vous de Milan ? — Ah ! voici nos gens aux nouvelles, dit le marchand en mettant pied à terre et laissant son cheval entre les mains d'un garçon. Au reste, contihua-t-il en entrant avec la compagnie, à l'heure qu'il est, vous le savez peut-être mieux que moi. — En vérité, nous ne savons rien, disent plusieurs d'entre eux, en se mettant la main sur la poitrine. — Est-il possible ? dit le marchand. En ce cas vous en apprendrez de belles ou de laides. Eh ! l'hôte, mon lit ordinaire est-il libre ? C'est bon ; un verre de vin et mon souper d'habitude ; tout de suite, parce que je veux me coucher de bonne heure, pour partir demain de bon matin et arriver à Bergame à l'heure du dîner. Et vous ne savez rien, vous autres, continua-1—il, en ^asseyant au bout de la table oppose à celui où Kenzo se tenait muet et attentif,' vous ne savez rien de toutes ces diableries d'hier ? — D'hier, si fait. — Vous voyez donc bien, reprit le marchand, que vous les savez* les nouvelles. Il me semblait en effet impossible qu'étant toujours ici à l'affûl de ceux qui passent — Mais aujourd'hui, qu'est-ce que tout celii est devenu ? — Ah ! aujourd'hui. Vous ne savez rien d'aujourd'hui ? — Rien du tout ; il n'est passé personne. — En ce cas, laissez-moi humecter mes lèvres, et puis, je vous conterai les événements d'aujourd'hui. Vous verrez. Il remplit son verre, le pril d'une main ; puis, avec les deux premiers doigts de l'autre, il releva ses moustaches, puis il polit sa barbe, il but et reprit ainsi : Aujourd'hui, mes très-chers, peu s'en est fallu que la journée ne fût aussi rude que celle d'hier, ou même pire. Et je puis à peine m'en croire moi-même, en me voyant ici à discourir avec vous. Car j'avais mis de côté toule idée de voyage, pour rester à garder ma pauvre boutique. — Que diable y avait-il donc ? dit l'un des auditeurs. — Le diable en vérité. Vous allez voir. » Et, coupant la tranche de viande qui lui avait été servie et se mettant à manger, il continua son récit. Ces gens debout, de l'un et de l'autre côté de la table, Fécoutaient la bouche ouverte ; Kenzo, de sa place, faisant comme si la chose ne le regardait pas, prêtait attention peut-être plus qu'aucun autre, en mâchant bien lentement ses derniers morceaux. « Ce matin donc, ces coquins qui hier avaient fait cet effroyable tapage, se sont réunis aux endroits convenus (car la chose était concertée, tout cela était préparé) et ils ont recommencé leur train, rôdant de rue en rue et criant pour en attirer d'autres. Vous savez qu'il se fait là, sauf votre respect, comme quand on balaye la maison ; plus la balayure avance, plus le tas grossit. Quand ils ont jugé être en nombre suffisant, ils se sont dirigés vers la maison de M. le vicaire 230 LES FIANCES. de provision ; comme si ce n'était pas assez de toutes les horreurs qu'ils lui oui laites hier, à un seigneur de ce rang. Oh ! quels brigands ! Et tout ce qu'ils disaient contre lui ! Pures inventions, voyez-vous. C'est un homme île bien, tout, à ses devoirs ; et je puis le dire, moi qui suis bien vu chez lui, et qui lui fournis du drap pour les livrées de ses domestiques. Ils se sont mis en marche vers cette maison ; il fallait voir quelle canaille, quelles ligures ; imaginez-vous qu'ils ont passé devant une boutique ; tics figures telles que les juifs de la Via cviwix ne sont rien auprès. Et ce qui sortait de ces bouches, des choses à vous l'aire boucher les oreilles, si ce n'eût été qu'on n'aurait rien gagné de bon à se faire remarquer. Ils allaient donc dans cette charitable intention île saccage. mais Et ici, levant en l'air sa main gauche- déployée, il mit le bout de son pouce sur le bout de son nez. — Mais ? dirent à pou près tous ceux qui l'écoulaienl. — Mais ? continua le marchand, ils ont trouvé la rue fermée par des poulies et des chariots, et, derrière cette barricade, une belle rangée de iniquelels. l'arquebuse pointée en avant, pour les recevoir comme ils le méritaient. Quand ils ont vu cet appareil Qu'auriez-votis l'ail, vous autres ? —• Il n'y avait plus qu'à se retourner. — Sûrement, et c'est ce qu'ils ont. l'ait. Mais voyez un peu si ce n'était pas le démon qui les poussait. Ils sont, là sur le Cnrrliisiti ; ils voient ce four que dès hier ils avaient voulu saccager. El que faisait-on dans celle boutique ? On distribuait du pain aux acheteurs ; il y avait, des genlilhomines, la Heur îles gentilshommes, veillant à ce que tout se passât en ordre ; et, ces gens (ils avaient le diable au corps, vous dis-je, et puis les boute-feux y faisaient leur métier'), ces gens se ruent là dedans comme des désespérés ; prends d'un coté, je prends de l'autre ; en un clin d'ieil, gentilshommes, boulangers, acheteurs, pain, comptoir. bancs, pétrins, caisses, sacs, blutoirs, son, farine, pâle, foui est sens dessus dessous. — El les iniquelels ? — Les iniquelels avaient à garder la maison du vicaire: on ne peut pas chanter et porter la croix. C'a été l'affaire d'un clin d'ieil, vous dis-je : pille, pille : tout ce qui pouvait, être bon à quelque chose a été pris. El puis voilà qu'on remet sur le, lapis cette belle idée d'hier, de porter le reste sur la place et, d'en l'aire un l'eu de joie. El déjà ils commençaient, les scélérats, à tirer dehors diverses choses, lorsque l'un d'eux, plus scélérat encore que, tous les autres, arrive avec une. belle proposition : devinez ? — Laquelle ? — De l'aire un tas de tout, cela dans la boutique, et de mettre le l'eu au las et à la maison tout ensemble. Aussitôt dit, aussitôt l'ait — Ils y ont mis le. fou ? — Attendez. Un brave homme du voisinage a eu vraiment une inspiration du ciel. Il est monté en courant dans les chambres, il a cherché un crucifix, l'a trouvé, l'a suspendu au cintre d'une fenêtre, a pris à la trie d'un lit (\L'\\X cierges bénis, les a allumés et les a placés sur l'appui de la fenèlre, à droite et à CM API THE XVI. ï ?> I gauche du crucifix. Mu regarde en haut ; à Milan, il faut le dire, la crainte de Dieu n'est pas éteinte. Tous sont rentrés en eux-mêmes. Le plus grand nombre, veux-je dire. Il y avait bien certains démons qui, pour voler, auraient mis le Feu même au paradis ; mais,voyant que le peuple n'était pas de leur sentiment, ils ont été conlrainls de renoncer au projet et de se tenir tranquilles. Devinez maintenant qui l'on a vu fout à coup paraître. Tous nos seigneurs ' du Jhwinn, en procession, la croix levée, en habit de ehirur ; et, M.ïr Mazenta, archiprôlrc, s'est mis à prêcher d'un côté, et -M" 1' Setlala, pénitencier, de l'autre, elles autres de même : mais, braves gens, que voulez-vous donc faire ? mais est-ce là l'exemple que vous donnez à vos enfants ? mais retournez chez vous ; mais ne savezvous pas que le pain est à bon marché, plus qu'auparavant ? mais allez voir, l'avis est affiché au coin des vui's. — Etait-ce vrai ? — Diable ! voudriez-vnus que- nos seigneurs du Ihnoim fussent, venus en ."lande chape, pour dire des chansons ? — El le peuple, qifa-l-il lait ? — l'eu à peu on s'en est allé ; on a couru au coin des rues: et qui savait lire va vu bien véritablement la taxe. Devinez ; un sou le pain de huit onces. — Comme c'est beau ! — La vigne, est bien lleurie ; pourvu que ça tienne. Savez-vous combien de farine ils ont l'ail perdre entre hier et ce matin ? De quoi nourrir le duché pendant deux mois. — El pour le dehors, n'a-l-on fait aucune loi un peu bonne ? — Ce qui s'est l'ail pour Milan est tout aux frais de la ville. Quant à vous Tous mis si.'ij.'iii'iir.-i du DHOHIO, eu [irocessicm... (I'. : !:)].i 1 Mu plusieurs villes ,1e l'Iudie. les cliniuiiues cuil. !«■ liii'e de nninseiurnoiir ûl presque le Ciis"mie ilV>vé(|iii-. 232 LES FIANCES. autres, je ne sais que vous dire ; il en sera ce que Dieu voudra. Toujours est-il que le tapage est fini. Car je ne vous ai pas tout dit ; il me reste le meilleur. — Qu'y a-t-il encore ? — Il y a que, hier au soir ou ce matin, on en à arrêté plusieurs, et l'on a su tout aussitôt que les chefs seront pendus. Dès que ce bruit a commencé à se répandre, chacun est retourné chez soi par le chemin le plus court, pour ne pas risquer «d'être du nombre. Milan, lorsque j'en suis sorti, avait l'air d'un couvent de moines. — Et les pendra-t-on, en effet ? — Sans doute, et bientôt, répondit le marchand. — Et le peuple, que fera-t-il ? demanda encore celui qui avait fait l'autre question. — Le peuple ? il ira voir, » dit le marchand. « Ils «avaient tant d'envie de voir mourir un chrétien en plein air, qu'ils voulaient, les coquins ! s'en donner le plaisir avec M. le vicaire de provision. Ils auront en échange quatre vauriens, servis avec toutes les formalités d'usage, accompagnés de capucins et de frères de la bonne mort ; et du moins ceux-ci l'auront bien mérité. C'est fort heureux, voyez-vous ; c'était nécessaire. Déjà ils commençaient à prendre la mauvaise habitude d'entrer dans les boutiques et de se servir eux-mêmes, sans mettre la main à la bourse. Si on les avait laissés faire, après le pain ils en seraient venus au vin, et d'oeuvre en oeuvre. Figurez-voùs si ces gens auraient jamais renoncé d'eux-mêmes et de leur propre gré à une habitude si commode. Et je vous assure que, pour un honnête homme qui tient boutique ouverte, c'était une pensée fort peu réjouissante. — C'est très-vrai, dit l'un de ceux qui écoulaient. C'est très-vrai, répétèrent les autres tout d'une voix. — Au reste, continua le marchand en s'essuyant la barbe avec sa serviette, c'était une chose préparée de longue main ; il y avait une ligue, savez-vous bien ? — Il y avait une ligue ? — Il y avait une ligue. Ce sont tous complots ourdis par les Navarrins, par ce. cardinal de France, vous savez qui je veux dire, qui a un certain nom à demi turc, et qui chaque jour en imagine une nouvelle pour faire pièce à la couronne d'Espagne. Mais c'est surtout à Milan qu'il s'applique à jouer des tours de son métier, parce qu'il voit bien, le rusé compère, qu'ici est la force du roi. — C'est sûr, cela. — En voulez-vous une preuve ? Ceux qui ont fait le plus de bruit étaient des étrangers. Oii rencontrait des ligures que dans Milan on n'avait jamais vues. J'oubliais même de vous dire un fait qui m'a été donné pour certain. La justice avait arrêté dans une auberge un homme..... » Ilcnzo, qui ne perdait pas une syllabe de ce discours, se sentit venir le frisson et tressaillir avant de pouvoir penser à se contenir. Personne cependant n'y prit garde, et le narrateur, sans s'interrompre, continua : «Un homme venu, on ne sait pas encore bien de quel côlé, pas plus qu'on ne sait qui l'avait envoyé ni quelle espèce d'homme CHAPITRE XVI. 233 ce pouvait être ; mais sûrement c'était un des chefs. Déjà hier, dans le fort de la bagarre, il avait fait le diable ; et puis, non content de cela, il s'était mis à pérorer et à proposer, comme ça, une petite gentillesse, de tuer tous les messieurs. Mauvais coquin ! Et qui ferait vivre les pauvres gens, quand tous les messieurs seraient tués ? La justice, qui l'avait guetté, avait mis là main dessus ; on lui avait trouvé un paquet de lettres ; et on le menait en prison. Mais quoi ? ses compagnons, qui faisaient la ronde autour de l'auberge, sont venus en grand nombre et l'ont délivré, le scélérat ! — Et qu'est-il devenu ? — On ne sait ; il se sera sauvé, ou peut-être est-il caché dans Milan. Ce sont gens qui n'ont ni feu ni lieu, et qui trouvent partout à se loger et se tapir ; aussi longtemps toutefois que le diable peut et veut leur prêter assistance. Ils donnent ensuite dans le filet au moment où ils y songent le moins, parce que, quand la poire est mûre, il faut qu'elle tombe. Pour le moment, on sait positivement que les lettres sont restées dans les mains de la justice, et que toute la trame y est décrite ; et l'on dit que bien des gens seront compromis. Tant pis pour eux ; ils ont mis la moitié de Milan sens dessus dessous, et ils voulaient l'aire pis encore. Ils disent que les boulangers sont des coquins. Je le sais, parbleu ! tout comme eux, cela ; mais il faut les pendre par voie de justice. Il y a du grain caché. Qui l'ignore ? Mais c'est l'affaire de ceux qui commandent d'avoir leurs mouches et de l'aller déterrer, et d'envoyer les accapareurs danser en l'air, en compagnie des boulangers. Et si ceux qui commandent n'en font rien, c'est à la ville à réclamer ; et si on ne l'écoute pas une première fois, réclamer encore, parce qu'à force de réclamer, on obtient ; et ne pas laisser s'établir cetle scélérate habitude d'entrer dans les boutiques et les comptoirs, pour y prendre impunément ce qui s'y trouve. » Le peu que Renzo'avait mangé s'était changé en autant de poison. Les minutes lui semblaient des siècles, dans son impatience de se voir dehors et bien loin de cette auberge, de ce pays ; et plus de dix fois il s'était dit à lui-même : «Parlons, partons ! » Mais sa première crainte de donner du soupçon, alors accrue outre mesure, et devenue maîtresse absolue de toutes ses pensées, l'avait tout autant de fois retenu cloué sur son banc. Dans cette perplexité, il pensa que le conlcur devait pourtant finir de parler de lui, et il décida en lui-même de se lever aussitôt qu'il entendrait entamer quelque autre sujet de sa conversation. « El voilà pourquoi, dit l'un de ceux de la compagnie, moi qui sais comment vont ces sortes d'affaires, et que, lorsqu'il y a tumulte quelque part, les honnêtes gens n'y sont pas bien, je ne me suis pas laissé gagner par la curiosité, et je suis resté chez moi. — El moi, ai-je bougé ? dit un autre. — Moi, ajoute un troisième, si par hasard je m'étais trouvé à Milan, j'aurais laissé là toute affaire quelconque, et je serais revenu bien vile au logis. J'ai femme et enfants ; et puis, je le dis franchement, le tapage n'est pas de mon goût. » 30 23Ï LES FIANCES. En ce moment l'hôle, qui s'était arrêté comme les autres à écouler, vint à l'autre bout de la table pour voir ce que faisait son étranger.. Kenzo saisit le moment, il appela l'hôle d'un signe, lui demanda son compte, le paya sans marchander, quoique les eaux fussent déjà bien basses ; et, sans dire un mol de plus, il alla droit vers la porte, franchit le seuil ; et, sous la conduite de la Providence, il s'achemina du côté opposé à celui d'où il était venu. Il nlln droit vers la porte... (I\ 234.) CHAPITRE XVII. Il suffit souvent d'une envie pour ne pas laisser un homme en repos ; jugez ce que c'est quand elles sont deux, et en guerre l'une avec l'autre. Depuis plusieurs heures, comme vous savez, le pauvre Renzo en avait, deux en semblable disposition , l'envie de courir et celle de demeurer caché ; et les lâcheuses paroles du marchand les avaient du même coup portées l'une et l'autre à l'extrême. Son aventure avait donc lait du bruit ; on voulait donc l'avoir à tout prix qui sait combien de sbires sont en campagne pour lui donner la chasse ? quels ordres ont été expédiés pour le découvrir dans les villages, dans les auberges, sur les chemins ? A la vérité, il pensait qu'après tout il n'y avait que deux sbires qui le connussent, et qu'il ne portail pas son nom écrit sur son front ; mais il se rappelait certaines histoires qu'il avait entendu raconter, de fugitifs découverts et saisis par des circonstances extraordinaires, reconnus à leur démarche, à leur air inquiet, à d'antres signes auxquels ils ne songeaient pas ; et tout lui faisait ombrage. Quoique, au moment où il sortait de Gorgonzola, l'horloge du lieu sonnât vingt-quatre heures ', et que l'obscurité qui s'approchait diminuât toujours ' Dans plusieurs contrées de l'Italie on conserve encore l'usage, qui y avait été comme général .jusqu'à la fin du siècle dernier, de régler les vingt-quatre heures du jour d'après la marche du soleil, de manière que la vingt-quatrième heure est vers l'entrée de la nuit, et. la première une licure après, d'où il suit, que le point de départ varie sans cesse dans tout le cours de l'année pour les vingt-quatre heures, lesquelles d'ailleurs se comptent, consécutivement et non par deux fois douze heures, comme cela se lait ailleurs. Il était donc un peu plus de cinq heures, selon noire système, vers la mi-novembre, lorsque l'horloge de Gorgonzola en sonna vingt-quatre. 236 LES FIANCÉS. plus ces dangers, il n'en prit pas moins à contre-coeur la grande route, et se proposa d'entrer dans le premier sentier qui lui paraîtrait mener vers l'endroit où il désirait si vivement d'aboutir. Dans le commencement de sa marche, il rencontra quelques passants ; mais l'imagination pleine de ces sombres appréhensions , il n'eut le courage d'en «aborder aucun pour se faire mettre sur la voie. « Il a dit six milles, cet iiutre, pensàit-il : quand même, en ne suivant pas la route, les six se changeraient en huit ou dix, les jambes qui ont fait les premiers feront bien encore ceux-ci. Pour sûr, je ne vais pas vers Milan ; donc, je vais vers l'Adda. En marchant et marchant encore, tôt ou tard , j'y arriverai. L'Adda a bonne voix ; et, quand j'en approcherai, je n'aurai plus besoin qu'on me l'indique. S'il y a quelque barque pour passer, je passe tout de suite ; sinon, je m'arrêterai jusqu'au matin, dans un champ, sur un arbre, comme les moineaux : il vaut mieux coucher sur un arbre qu'en prison, » Bientôt il vit un petit chemin à gauche ; il le prit. A l'heure qu'il était, s'il avait rencontré quelqu'un, il n'aurait plus fait tant de cérémonies pour lui adresser sa question ; mais il n'entendait âme qui vive. Il allait donc où le chemin le conduisait, et se parlait ainsi à lui-même : « Moi faire le diable ! moi tuer tous les messieurs 1 un paquet de lettres, moi 1 Mes compagnons postés pour me garder ! Je donnerais quelque chose de bon pour me trouver face à face avec ce marchand au-delà de l'Adda (ah ! quand l'âurai-je passée, cette bienheureuse Adda !), et l'arrêter, et lui demander à mon aise où il a péché tous ces beaux renseignements. Or, sachez, mon cher monsieur, que la chose s'est passée de telle et telle façon, et que ma manière de faire le diable a été d'aider Ferrer comme s'il eût été mon frère ; sachez que, ces coquins qui, à vous entendre, étaient mes amis, ont voulu, pour une parole de bon chrétien que dans un certain moment j'ai osé dire, me faire un vilain badinagc ; sachez que, pendant que vous étiez à garder votre boutique, je me faisais enfoncer les côtes pour sauver votre monsieur le vicaire de provision que je n'ai vu ni connu de ma vie. On peut attendre une autre fois quejp bouge pour porter secours à ces messieurs Il est vrai qu'il faut le faire pour le bien de notre âme : eux aussi sont notre prochain. Et ce gros paquet de lettres où était tout le complot, et qui se trouve maintenant dans les mains de la justice, comme vous le donnez pour certain ; gageons que je vous le fais ici apparaître, sans l'aide du diable. Scriez-vous curieux de le voir, ce paquet ? Le voilà Une seule lettre ? Oui, monsieur, une seule lettre ; et cette lettre, si vous voulez le savoir, a été écrite par un religieux qui peut vous apprendre votre catéchisme quand bon vous semblera ; un religieux dont, sans vous faire tort, un seul poil de barbe vaut plus que toute la vôtre ; et elle est écrite, cette lettre, comme vous voyez, à un autre religieux, encore un homme, celui-là Vous voyez à présent quels sont ces vauriens que j'ai pour amis. Apprenez donc à parler une autre fois ; surtout quand il s'agit du prochain. » Mais, au bout de quelque temps, ces pensées et d'autres semblables cessèrent tout à fait dans l'esprit du pauvre voyageur. Sa situation présente occupait tontes ses facultés. La crainte d'être découvert ou poursuivi, qui lui avait fait CHAPITRE XVII. 237 trouver son voyage de jour si pénible, ne le tourmentait plus maintenant ; mais que de choses lui rendaient celui-ci bien plus fâcheux encore ! L'obscurité, la solitude, sa fatigue qui augmentait et devenait douloureuse ; avec cela, il soufflait une petite bise sourde, égale, pénétrante, qui ne pouvait guère être de son goût, vêtu comme il était encore des mêmes habits qu'il s'était mis pour aller en quatre sauts à ses noces, et revenir aussitôt triomphant à sa maison ; et ce qui aggravait pour lui toutes ces peines était d'aller ainsi à l'aventure, et l'on peut dire à tâtons, cherchant un lieu de repos et de sûreté. Lorsqu'il passait par quelque village, il marchait avec le moins de bruit possible, regardant toutefois s'il n'y aurait pas encore quelque porte.ouverte ; mais il ne vit nulle part d'autre indice de gens qui ne dormissent point que quelque petite lumière à travers les vitres de fenêtres fermées. Hors des lieux habités, il s'arrêtait de temps en temps ; il prêtait l'oreille pour reconnaître s'il n'entendait pas cette voix si désirée de l'Adda ; mais c'était en vain. Il n'entendait d'autres voix que des hurlements de chiens dans quelque ferme isolée, et dont le son vague dans l'air arrivait à ses oreilles tout à la fois plaintif et menaçant. A mesure qu'il approchait de quelqu'une de ces habitations, les hurlements se changeaient en abois précipités et pleins de colère : au moment où il passait devant la porte, il entendait, il voyait presque la méchante bête qui, le museau contre le joint des ballants, redoublait ses cris de fureur ; et il en perdait la tentation de frapper et de demander asile. Peut-être même, quand il n'y eût pas eu de chiens, n'aurait-il pu s'y résoudre. « Qui est là ? pensait-il : que demandez-vous à l'heure qu'il est ? Comment ôtes-vous venu ici ? Faites-vous connaître. N'y ii-t-il pas des auberges pour loger les gens ? — Voilà, dans la supposition la meilleure, ce qu'ils me diront si je frappe ; heureux si là-dedans ne dort pas quelque poltron qui, à tout événement, commence par crier : Au secours ! au voleur ! Il faut avoir tout de suite quelque chose de net à répondre : et qu'ai-je à répondre, moi ? Celui qui entend du bruit pendant la unit n'a d'abord en tête que voleurs, brigands, mauvais coups : on ne s'imagine pas qu'un honnête homme puisse la nuit courir les chemins, si ce n'est un seigneur dans sa voiture. » Alors il réservait ce parti pour la dernière extrémité, et allait de l'avant, avec l'espérance, sinon de passer l'Adda dans cette nuit, au moins de la découvrir et de n'avoir pas à la chercher en plein jour. Marchant, marchant toujours, il arriva là où les champs cultivés finissaient insensiblement en une brandc parsemée de joncs et de fougère. Il crut en ceci voir, sinon l'indice qu'un llcuve n'était pas loin, du moins quelque raison de le supposer, et il poursuivit sa marche dans cette brandc, en suivant un sentier qui la traversait. Après y avoir fait quelques pas, il s'arrêta pour écouter, mais inutilement encore. Le souci de son voyage s'augmentait par l'aspect sauvage de ce lieu, où il ne voyait plus ni une vigne, ni un mûrier, ni aucun de ces signes de culture montrant la main de l'homme, et qui, jusqu'alors, avaient semblé lui faire une sorte de compagnie. Il avança cependant encore ; et, comme certaines images, certaines apparitions commençaient à se réveiller dans son esprit, où elles avaient été laissées en dépôt par les histoires qu'il avait 238 LES FIANCES. ouï raconter dans son enfance, il se mit, pour les chasser ou pour les apaiser, à réciter, en cheminant, des prières pour les morts. Peu à peu, il se trouva parmi des touffes épàrses d'arbustes plus élevés, des genêts épineux, des chênes nains, des bruyères. Continuant d'avancer, et allongeant le pas, mais un pas moins résolu qu'impatient, il commença à voir parmi les arbustes quelques arbres disséminés ; allant encore, toujours dans le même sentier, il s'aperçut qu'il entrait dans un bois. Il éprouvait une certaine répugnance à s'y engager ; toutefois, il la vainquit, et alla de l'avant ; mais plus il allait, plus sa répugnance augmentait, plus chaque objet lui devenait désagréable. Les arbres qu'il voyait de loin lui représentaient des figures étranges, difformes, monstrueuses ; leur ombre l'offusquait, cette ombre tremblante que leurs cimes légèrement agitées répandaient sur le sentier éclairé çà et là par la lune ; le bruit même des feuilles mortes qu'il foulait en -marchant avait, pour son oreille, je ne sais quoi de déplaisant et de fâcheux. Il éprouvait dans les jambes comme une inquiétude qui les poussait à courir en même temps qu'elles lui semblaient avoir peine à soutenir sa personne. Il sentait l'air de la nuit frapper plus aigre et plus cuisant sur son front et ses joues ; il le sentait passer entre ses habits et son corps, crisper ses membres brisés par la fatigue, les pénétrer jusqu'aux os, y éteindre le peu de vigueur qui pouvait y rester encore. Il y eut un moment où, le nuage noir dans son âme, cette horreur confuse et vague contre laquelle elle luttait depuis quelque temps, sembla tout à coup la vaincre. Sa tête fut sur le point de s'égarer tout à fait ; mais, effrayé par-dessus tout de sa terreur même, il rappela à lui ses esprits et commanda à son coeur de tenir bon. Ainsi raffermi pour un moment, il s'arrêta tout court à réfléchir, et il allait prendre le parti de sortir au plus tôt de ce lieu par le chemin qu'il avait déjà parcouru, d'aller droit au dernier village par où il avait passé, de retourner parmi les hommes et d'y chercher un asile, fût-ce même dans une hôtellerie. Pendant qu'il était ainsi arrêté, ses pieds n'agitant plus les feuilles, tout faisant silence autour de lui, il croit entendre, il entend un bruit sourd et comme le murmure d'une eau courante. Il prête l'oreille, il en est sûr : « C'est l'Adda ! » s'écrie-t-il. Ce fut un ami, un frère, un sauveur qu'il retrouvait. A l'instant sa fatigue disparaît en quelque sorte ; son pouls revient ; son sang, reprenant sa chaleur, circule avec liberté dans ses veines ; sa pensée renaît à la confiance ; cette couleur incertaine et sombre, sous laquelle les objets se présentaient à son esprit, se dissipe en grande partie ; il ne balance plus à s'enfoncer davantage dans le bois, en dirigeant ses pas vers ce bruit qui est une voix amie pour son coeur. En peu de moments, il arrive à l'extrémité de la plaine, sur le bord d'une rive élevée ; et, regardant en bas parmi les arbustes dont elle était garnie, il vil l'eau briller et couler à ses pieds. Relevant ensuite ses regards, il vil la vaste plaine de l'autre bord, parsemée d'habitations et de villages, puis, au-delà, les coteaux, et, sur l'une de ces hauteurs, une grande tache blanchâtre qui lui parut devoir être une ville, Bergame à coup sûr. Il descendit un peu sur la pente, et, de ses mains et ses bras écartant les broussailles, il chercha des CHAPITRE XVII. 239 yeux si quelque petite barque ne serait point en mouvement sur le ileûve ; il écouta si quelque bruit de rames ne s'y ferait pas entendre ; mais il ne vit et n'entendit rien. Si ce n'avait été un fleuve tel que l'Adda, Renzo n'eût pas hésité à descendre pour en tenter le passage à gué ; mais il savait qu'avec l'Adda pareilles libertés n'étaient pas permises. Il se mit alors à tenir conseil en lui-même bien posément sûr le parti qu'il avait à prendre. Grimper sur un arbre, et y attendre le jour pendant six heures peut-être qu'il pouvait encore tarder à venir, avec ce froid si piquant, avec cette rosée si glacée, et velu d'habits tels que les siens, c'eût été plus qu'il n'en fallait pour le transir tout à fait. Se promener en long et en large pendant tout ce temps ét.iit non-seulement un moyen peu efficace pour se garantir de l'âpreté du serein ; mais c'eût été aussi trop demander à ces pauvres jambes qui avaient déjà rempli au-delà de leur tâche. Il se souvint qu'il avait vu dans l'un des champs les plus rapprochés de la brande inculte une de ces cabanes couvertes de chaume, construites en bois et branchages avec enduit de terre, où les paysans du Milanais ont coutume, pendant l'été, de déposer leur récolte et de se retirer la nuit pour la garder ; dans les autres saisons elles demeurent abandonnées. Il décida aussitôt d'en faire son logement ; il reprit le sentier, repassa le bois, les bruyères, la brande, et marcha vers la cabane. Une mauvaise porte, disjointe et vermoulue, était rabattue, sans serrure et sans clef, sur l'entrée ; Renzo l'ouvrit et entra ; il vit suspendue en l'air et soutenue par des cordes de branchages une claie en guise de hamac ; mais il ne se soucia point d'y monter. Il vit à terre un peu de paille et pensa qu'en ce lieu, tout comme dans un autre, un sommeil de quelques heures ne serait pas sans douceur. Toutefois, avant de s'étendre sur ce lit que lit Providence lui avait réservé, il s'y agenouilla pour la remercier de ce bienfait et de toute l'assistance qu'il en avait reçue dans cette terrible journée. Il dit ensuite ses prières ordinaires, et de plus il demanda pardon à Dieu de les avoir omises le soir précédent, ou même, pour rapporter ses propres paroles, de s'être mis au lit comme un chien ou pis encore. « Et c'est pour cela, » ajoula-t-il ensuite en lui-même, en appuyant mses ains sur la paille, et d'agenouillé qu'il était se laissant aller et se couchant, « c'est pour cela que le matin j'ai eu ce beau réveil. » Il ramassa toute la paille qui restait autour de lui, se l'arrangea sur le corps de manière à s'en faire du mieux possible une espèce de couverture pour se garantir, tant bien que mal, du froid qui dans ce gîle même se faisait assez vivement sentir, et il se blottit là-dessous, avec l'intention de faire un bon somme qu'il lui semblait avoir acheté au-delà même de son prix. . Avant de s'étendre sur ce lit... (P. 239.) 210 LUS FIANCÉS. Mais à peine eùt-il fermé l'oeil qu'il commença à se faire dans sa mémoire ou dans son imagination (je ne saurais dire l'endroit bien au juste) un va et vient si actif et si continuel d'un si grand nombre de personnes, que le sommeil ne put que s'enfuir ; le marchand, le notaire, les sbires, le fourbisseur, l'hôte. Ferrer, le vicaire, la société de l'auberge, foule cette tourbe des rues, puis don Abbondio, puis don Rodrigo ; tous gens avec lesquels Henzo avait matière à discours. Trois seules images s'offraient à lui dégagées de toute amèrc souvenance, exemples île tout soupçon, n'ayant rien qui ne les fil aimer ; et. parmi elles, deux surtout, bien différentes sans doute l'une de l'autre, mais étroitement liées ensemble dans le coeur du jeune homme ; une tresse noire et une barbe blanche. Mais le plaisir même qu'il éprouvait en arrêtant sur elles sa pensée n'était rien moins qu'un plaisir tranquille et pur. En songeant au bon religieux, il rougissait davantage encore de ses propres écarts, de sa honteuse intempérance, de son peu d'égards pour les conseils paternels du saint homme ; et s'il contemplait l'image dcLucia ! Nous n'essaierons point de dire ce qu'alors il ressentait : le lecteur connaît les circonstances' ; qu'il se le figure. La pauvre Agnese enfin, pouvait-il l'oublier ? Cette Agnese qui l'avait choisi, qui l'avait déjà considéré comme ne faisant qu'un avec sa fille unique, et, avant même qu'il pût lui donner le fifre de mère, en avait pris pour lui le langage et. les sentiments, eu lui témoignant par des faits son affectueuse sollicitude. Mais celui-ci était un chagrin de plus et non sans doute le moins sensible, que de voir cette pauvre femme, précisément à cause de son attachement pour lui, des intentions si bienveillantes qu'elle lui avait montrées, de la voir maintenant chassée, de sa demeure, errante en quelque sorte, ne sachant, ce que serait son avenir, et, ne recueillant que malheurs et que peines de ce qu'elle avait cru devoir assurer le repos et la joie de ses vieux jours. Quelle uuil, pauvre lienzo ! Celle nuit qui devait être la cinquième de son mariage ! Quelle chambre ! Quel lit nuptial ! Kl après quelle journée ! El pour arriver à quel lendemain, à quelle suite de jours ! «A la volonté de Dieu, » répondait-il aux pensées qui lui causaient le. plus de chagrin ; « à la volonté de Dieu. Il sait, ce. qu'il l'ait ; pour nous aussi Dieu est là. Que tout ceci nie compte pour mes péchés. Lucia esl. si pieuse ! Ce bon maître ne voudra pas la faire son If ri r trop longtemps. ■■ Au milieu de ces pensées, désespérant du pouvoir s'endormir, et le froid lui devenant de plus en plus incommode, jusqu'à le faire grelotter de temps eu temps et faire claquer ses dents malgré lui, il soupirail, après l'arrivée du jour et mesurait avec impatience la marche lente des heures. Je dis qu'il la mesurait, parce que, à chaque demi-heure, il entendait, dans ce vaste silence, résonner les coups d'une horloge ; je pense que ce devait être celle de Trez/.o. 121 la première fois que ce tintement frappa son oreille, inattendu comme il était et sans offrir avec soi aucune idée du lieu d'où il pouvait venir, il apporta dan> son âme je ne sais quoi de mystérieux et de solennel, quelque chose qui s y faisait sentir comme un avertissement qui lui lût venu d'une personne cachée a. ses regards et donl la voix lui était inconnue. CHAPITRE XVII. 2-il Lorsqu'enlin ce ballant de cloche eut frappé onze coups ', c'est-à-dire l'heure que Renzo avait fixée pour son lever, il se souleva à demi perclus, se mil à genoux, récita, et avec plus de ferveur qu'à l'ordinaire, ses prières du matin, se dressa sur ses pieds, étendit ses bras et ses jambes, secoua sa taille et ses épaules, comme pour remettre l'accord de ses membres qui semblaient agir chacun par soi, souilla dans l'une, puis dans l'autre de ses deux mains, les l'rofla, ouvrit la porte de la cabane, et avant tout il regarda des divers côtés pour voir s'il n'y avait personne. Ne voyant personne, en effet, il chercha des veux le sentier qu'il avait suivi le soir précédent, le reconnut aussitôt et le prit pour s'acheminer. Le ciel promettait une belle journée ; la lune, près d'achever son cours, pâle et sans rayons, se détachail cependant sur rel iinnieice champ d'un gris mêlé d'azur qui, bien bas vers l'orient, se. perdait par degrés insensibles dans une teinte jaune et rosée. Plus près encore de l'horizon s'étendaient on longues bandes inégales quelques nuages où le bleu et le brun confondaient leurs nuances, et dont les plus bas présentaient à leur bord inférieur comme, une ligne de l'eu qui de moment en moment devenait plus vive et plus tranchante. Au midi, d'autres nuages, ramassés ensemble, légers et moelleux, pour ainsi dire, allaient s'illuminant de mille couleurs auxquelles on ne saurait donner un nom. C'était ce ciel de Lnmbardie, si beau quand il est dans sa beauté, si splcndido et si calme,. Si Renzo s'était trouvé là se promenant, il aurait ccrlaincmenl. levé les yeux et admiré celle naissance i\i\ jour si dilférenle de celle qu il était habitué à voir dans ses montagnes ; niais il ne faisail attention qu'à si»n chemin et marchait à grands pas, tant pour se réchauffer que pour arriver 1 A |n-ii jiiv.- <-: m | licinvs et demi ;- du înjuin. ... Il dcsccnil iiussiuil. pur la voie lu nh s coarlc. (1\ l'i'À.) 242 LES FIANCES. plus vile. Il passe les champs de culture, il passe la brande, il passe les bruyères, il traverse le bois, regardant de côté et d'autre et riant, non sans quelque honte, du trouble intérieur qu'il y avait ressenti quelques heures auparavant ; il est sur le haut de la rive, il regarde en bas ; et à travers les branches il voit une petite barque de pêcheur qui venait lentement contre le cours de l'eau, en rasant la terre de ce côté. Il descend aussitôt par la voie la plus courte, se la frayant dans les broussailles ; il est sur le bord ; presque à voix basse il appelle le pêcheur ; et avec l'intention de paraître lui demander un service de peu d'importance, mais en prenant, sans s'en apercevoir, un air à demi suppliant, il lui fait signe d'aborder. Le pêcheur promène un regard attentif tout au long de la rive, en avant sur l'eau qui vient, en arrière sur l'eau qui s'éloigne, puis il dirige la proue vers Renzo et touche terre. Renzo qui, tout à fait sur le bord, avait presque un pied dans l'eau, saisit la pointe de la barque, saute dedans et dit : « Voulez-vous me rendre le service, en payant, de me passer à l'autre bord ? » Le pêcheur l'avait deviné et déjà tournait vers cette direction. Renzo, voyant dans le fond de la barque une autre rame, se baissa et la saisit. « Tout beau, tout beau, » dit le patron ; mais en voyant ensuite avec quel savoir-faire le jeune homme avait pris l'instrument et se disposait à le manier : « Ah ! ah ! reprit-il, vous êtes du métier. — Quelque peu, » répondit Renzo, et il se mit à l'ouvrage avec une vigueur et une habileté qui dénotaient mieux qu'un amateur. Sans jamais ralentir le jeu de sa rame, il jetait de temps en temps un coup d'oeil soucieux sur la-rive d'où ils s'éloignaient, puis un aulre coup d'oeil impatient vers celle où se dirigeait leur marche, et il se tourmentait de ne pouvoir y arriver par la ligne la plus courte. ; car le courant était, en cet endroit, trop rapide pour qu'il fût possible de le couper directement ; et la barque, parlie en rompant, partie en suivant le fil de l'eau, était obligée de faire le trajet par la diagonale. Comme il arrive dans toutes les affaires un peu embrouillées, où les difficultés se présentent d'abord en masse et se montrent ensuite en détail dans l'exécution, Renzo, maintenant que l'Adda était, on peut dire, passée, s'inquiétait de savoir si là le fleuve marquait la frontière, ou si, .après avoir surmonté cet obstacle, il lui en resterait à surmonter un autre. C'est pourquoi, appelant le pêcheur et montrant d'un signe tic tête cette tache blanchâtre qu'il avait vue la nuit précédente et qui maintenant lui apparaissait bien plus distinctement, il dit : « Est-ce Bergame, ce pays là-haut ? — La ville de Bergame, répondit le pêcheur. — Et celle rive-là, est-elle Bcrgamasque ? — Terre de Saint-Marc '. — Vive saint Marc ! » s'écria Renzo. Le pêcheur ne dil rien. Ils louchent enfin à celle rive. Renzo s'y élance ; il remercie Dieu intérieu1 C'cst-à-dirc terre île Venise, d'où dépendait Bergame. CHAPITRE XVII. 243 rement, et puis le batelier par la parole ; il met la main dans sa poche, en tire une bcrlinga qui, vu les circonstances, n'était pas pour lui d'une mince valeur, et la présente à cet honnête homme. Celui-ci, après avoir encore donné son coup d'oeil sur la rive milanaise, et sur le fleuve par en haut et par en bas, tendit la main, prit le pourboire, le plaça où il devait êlre ; puis il serra ses lèvres, et de plus il mit l'index en croix, accompagnant ce geste d'un signe de l'oeil expressif, après quoi il dit : « Bon voyage, » et s'en retourna. Pour que l'obligeance, si prompte et si discrète, de cet homme envers un inconnu n'étonne pas trop le lecteur, nous devons l'informer que ce batelier, appelé souvent par des contrebandiers et des bandits à leur rendre un semblable service, était dans l'habitude de se prêter à cette demande, non pas autant poulie profit modique et incertain qui pouvait lui en revenir que pour ne lias se faire des ennemis dans de pareilles classes. Il s'y prêtait, dis-je, toutes les fois qu'il pouvait se promettre de n'être pas vu par des employés des gabelles, des sbires Ils touchent enfin ù cette rive... (P. 242.) ou des gens explorateurs. Ainsi, sans être plus l'ami «les uns que des autres, il cherchait à les satisfaire tous avec cetle impartialité dont fait profession celui qui est obligé d'avoir affaire à certaines personnes, et soumis à rendre compte à certaines autres. Renzo s'arrêta un instant sur la rive à contempler la rive opposée, cette terre qui, peu de moments avant, brûlait si fort sous ses pieds. « Ah ! j'en suis dehors tout de bon ! » fut sa première pensée. « Reste là, maudit pays ! » fut la seconde, l'adieu à la patrie. Mais la troisième courul aussitôt vers ceux que dans ce pays il laissait. Alors il croisa ses bras sur sa poitrine, poussa un soupir, baissa les yeux sur l'eau qui coulait à ses pieds, et se dit : « Elle a passé sous le pont ! » C'est ainsi que, selon l'usage de son endroit, il appelait par un sous-entendu le pont de Lccco. « Ah ! monde perfide ! Enfin, à la volonté de Dieu ! » Il tourna le dos à ces tristes objets et se mit en marche, prenant pour point 244 LES FIANCES. de mire la tache blanchâtre sur la pente de la montagne, en attendant qu trouvât quelqu'un pour se faire indiquer plus précisément son chemin. Et il fallait voir avec quelle aisance il accostait les passants, et, sans chercher tant de détours, nommait le pays où son cousin habitait. Il sut, du premier auquel il s'adressa, qu'il lui restait encore neuf milles à faire. Ce voyage ne fut point gai. Sans parler des peines que Renzo portait avec lui, ses yeux étaient à tout moment attristés par des objets affligeants et de nature à l'avertir qu'il trouverait dans le pays, où il s'avançait, la même disette qu'il avait laissée dans le sien. Sur tout son chemin, et plus encore dans les bourgs et les villages, il rencontrait à chaque pas des pauvres qui ne l'étaient point par métier et montraient sur leur visage plus que par leurs vêtements leur misère et leur souffrance : des paysans, des montagnards, des artisans, des familles entières ; et de tous il n'entendait qu'un long mélange de prières, de plaintes et de gémissements. Cette vue, outre la compassion et la tristesse qu'elle faisail naître dans son coeur, le mettait encore en souci pour lui-même. « Qui sait, se disait-il, si je trouverai à faire mes affaires ? s'il y a de l'ouvrage comme dans les années précédentes ? Mais enfin, Bortolo me voulait du bien, c'est un bon garçon ; il a gagné de l'argent ; il m'a appelé vers lui bien des fois ; il ne m'abandonnera pas. Et puis, la Providence m'a aidé jusqu'à présent ; elle m'aidera encore pour l'avenir. » Cependant son appétil, déjà réveillé depuis quelque temps, allait croissant en raison du chemin que faisaient ses jambes ; et quoiqu'au moment où il commença à s'en occuper, il se sentît en état de le supporter sans trop de peine jusqu'au bout des deux ou trois milles qu'il avait encore à laisser derrière lui, il fil d'un autre côté réflexion qu'il serait peu séant de sa part de se présenter à son cousin comme un nécessiteux et de lui dire, pour premier compliment : Donne-moi à manger. Il lira de sa poche toules ses richesses, les fit courir dans une de ses mains et en établit la somme. Ce n'était pas un compte qui exigeât beaucoup d'arithmétique ; mais cependant il y avait largement de quoi faire un petit repas. Il entra dans une hôtellerie pour se restaurer ; et en effet, lorsqu'il eut payé, il lui resta encore quelque monnaie. En sortant, il vil près de la porte, étendues plutôt qu'assises sur le sol de la rue, où il faillit les heurter du pied sans le vouloir, deux femmes, l'une d'un certain âge, l'autre plus jeune tenant dans ses bras un petit enfant qui, après avoir enfin sucé deux mamelles épuisées, pleurait pitoyablement ; leur teint était celui de la mort. Tout auprès se tenait debout un homme dont la figure et les membres laissaient voir encore les marques d'une ancienne vigueur, maintenant domptée et comme éteinte par sa longue souffrance. Tous trois tendirent la main vers le jeune homme qui sortait d'un pas leste et avec l'air ragaillardi. Aucun d'eux ne parla ; que pouvait dire de plus une prière ? « Elle existe, la Providence 1 » dit Renzo ; et, niellant aussitôt la main dans sa poche, il la vida du peu de numéraire qui pouvait y rester, le mit dans la main qu'il vit le plus près de lui, et reprit son chemin. Son repas et sa bonne action (puisqu'il est vrai que nous sommes composés CHAPITRE XVII. 24a d'une âme et d'un corps) avaient réconforté son coeur et rasséréné toutes ses idées ; et il est certain qu'en se dépouillant ainsi de ses dernières espèces, il avait acquis plus de confiance pour son avenir que ne lui en aurait donné une somme dix fois plus forte dont il eût fait la trouvaille. Car si, pour soutenir dans ce jour ces malheureux qui expiraient de besoin dans la rue, la Providence avait tenu en réserve les derniers sous d'un étranger, fugitif, incertain lui-même des moyens qu'il aurait pour vivre, comment penser qu'elle voulût laisser sans ressources celui dont elle s'était servie pour cette oeuvre, à qui elle avait donné un sentiment si vif d'elle-même, un sentiment si efficace et si résolu ? C'était à peu près là ce que pensait le jeune homme, quoique d'une manière moins claire encore que je n'ai su le rendre. Dans le reste de sa route, revenant à songer à sa situation, il y voyait tout s'aplanir. La disette devait avoir un terme ; tous les ans on moissonne ; en attendant, il avait le cousin Bortolo et sa propre industrie. Outre cela il possédait dans sa maison un petit pécule qu'il se ferait au plus tôt envoyer. Avec cet argent, au pis aller, il vivrait jusqu'à ce que revînt l'abondance. « La voilà enfin de retour, l'abondance, poursuivait-il dans son imagination ; l'ouvrage a repris et va grand train ; les maîtres se disputent à qui aura des ouvriers milanais, comme étant ceux qui savent bien le métier ; les ouvriers milanais lèvent la tête ; qui veut des gens habiles, doit les payer. On gagne de quoi vivre pour plus d'un, et de quoi mettre un peu de côté. On fait écrire aux femmes devenir El puis d'ailleurs, pourquoi renvoyer si loin ? N'est-il pas vrai qu'avec ce petit fonds que nous avons en réserve, nous aurions vécu là-bas tout cet hiver ? Nous vivrons de même ici. Des curés, il y en a partout. Ces deux chères femmes arrivent ; on s'établit. Quel plaisir de venir se promener sur ce même chemin tous ensemble ! d'aller jusqu'à l'Adda en car-, riolc, et de faire un goûter sur la rive, tout à fait sur la rive, et de montrer aux femmes l'endroit où je me suis embarqué, les broussailles à travers lesquelles je suis descendu, celle place d'où j'ai regardé s'il y avait un bateau ! » Il arrive au pays du cousin ; en y entrant, ou même avant d'y entrer, il remarque une maison fort élevée, à plusieurs rangs de longues fenêtres ; il reconnaît une filature, il entre, il demande, en élevant la voix au milieu du bruit de l'eau tombante et des roues, si c'est là qu'habite un certain Bortolo Castagncri. « M. Bortolo ? Le voilà ! — Monsieur ! C'est bonne marque, » pensa Renzo. Il voit le cousin, il court à lui. Celui-ci se tourne, reconnaît le jeune homme, qui lui dit : « Me voici. » Le cousin poussa un cri de surprise ; l'un et l'autre lèvent les bras et se les jetlent au cou mutuellement ; après le premier accueil, Bortolo mène notre jeune homme loin du bruit des engins et des regards des curieux, dans une autre pièce et lui dil : « Je te vois volontiers, mais tu es un bienheureux enfant. Je l'avais engagé bien des fois à venir ; tu n'as jamais voulu ; maintenant tu arrives dans un moment un peu critique. 246 LES FIANCES. — Si je dois te le dire, je ne suis pas venu de mon propre gré, » dit Renzo ; e le plus brièvement possible, mais non sans beaucoup d'émotion, il lui raconta sa douloureuse histoire. « C'est une autre paire de manches, dit Bortolo. Oh ! pauvre Renzo ! Mais tu as compté sur moi ; 'et moi, je ne t'abandonnerai pas. A dire vrai, dans ce moment on ne recherche pas les ouvriers ; c'est même tout au plus si chacun garde les siens, pour ne pas les perdre et déranger son train de commerce ; mais notre maître me veut du bien, et il est à son aise. Je puis même te dire, sans me vanter, que c'est à moi qu'il le doit en grande partie. Il a fourni le capital, et moi mon petit savoir-faire. Je suis son premier ouvrier, sais-tù bien ? et, à dire la chose comme elle est, je suis son factotum. Pauvre Lucia Mondella ! Je me la rappelle comme si c'était hier ; une brave fille ! toujours celle qui se tenait le mieux à l'église ; et quand on passait devant sa petite maison Il me semble la voir, cette petite maison, à quelques pas hors du.village, avec ce beau figuier qui dépassait le mur..... — Non, non, ne parlons pas de cela. — Je veux dire que, quand on passait devant cette petite maison, toujours on entendait ce rouet qui tournait, tournait, tournait. Et ce don Rodrigo ! Déjà, de mon temps, il prenait ce chemin ; mais maintenant, à ce que je vois, il fait tout à fait le diable pendant que Dieu lui laisse la bride sur le cou. Ainsi donc, comme je te disais, ici on soutire tin peu de la faim A propos, comment es-tu en appétit ? — J'ai mangé il y a peu de temps, en route. — Et en espèces, comment sommes-nous ? » Renzo étendit sa main, l'approcha de sa bouche, et y souilla dessus légèrement. « N'importe, dit Bortolo, j'en ai, que ce ne soit pas là Ion souci. Bientôt, les choses venant à changer, s'il plaît à Dieu, tu me le rendras, et il t'en restera même pour toi. — J'ai chez moi quelque petit fonds, et je me le ferai envoyer. — C'est bon ; et, en attendant, compte sur moi. Dieu m'a donné du bien, pour que je fasse du bien aux autres ; et si je n'en fais pas à mes parents et à mes amis, à qui est-ce que j'en ferai ? — Quand je l'ai dit, qu'il y a une Providence ! s'écria Renzo en serrant affectueusement la main de son bon cousin. — Ainsi donc, reprit celui-ci, à Milan ils ont fait tout ce vacarme. Ils me semblent un peu fous, ces gens-là. Le bruit en a couru ici ; mais je veux que tu me racontes tout cela plus en détail. Oh ! nous n'en manquons pas, de choses à nous dire. Ici, vois-tu, cela se passe d'une manière plus tranquille, et l'on fait les choses avec plus de bon sens. La ville a acheté deux mille charges de blé d'un marchand qui demeure à Venise ; c'est du blé qui vient de Turquie ; mais quand il s'agit de manger, on n'y regarde pas de si près. Mais écoute ce qui arrive ; il arrive que les gouverneurs de Vérone et de Brescia ferment le passage et disent : Ici le blé ne passe pas. Que font les Bergamasques ? Us envoient à Venise CHAPITRE XV11. 247 Lorenzo Torre, un docteur, mais de ceux qui comptent. Il part en toute hâte, il se présente au doge et lui dit : Quelle idée est donc venue à ces messieurs les gouverneurs ? Mais un discours ! un discours, dit-on, à faire imprimer. Ce que c'est que d'avoir un homme qui ait la langue bien pendue ! Sur-le-champ, ordre de laisser passer le grain ; et les gouverneurs sont obligés non-seulement de le laisser passer, mais encore de le faire escorter ; et il est en voyage. On a aussi pensé au territoire. Giovanbattista Biava, nonce de Bergame à Venise (encore un homme celui-là), a fait comprendre au sénat que, dans la campagne aussi, on souffrait de la faim, et le sénat a accordé quatre mille mesures de millet. Cela aide d'autant à faire du pain. El puis, veux-tu le savoir ? s'il n'y a pas de pain, nous mangerons autre chose. Le Seigneur m'a donné du bien, comme je t'ai dit. Maintenant je vais te conduire chez mon maître ; je lui ai parlé bien souvent de loi, et il te fera bon accueil. C'est un bon gros Bergàmasque à l'antique, un homme au coeur large. A la vérité, il ne t'attendait .pas dans ce moment ; mais quand il apprendra ton histoire Et d'ailleurs il sait faire cas des ouvriers, parce que la disette passe, et le négoce reste. Mais avant tout il faut que je t'avertisse d'une chose. Sais-tu comment ils nous appellent dans ce pays, nous autres de l'État de Milan ? — Comment nous appellent-ils ? — Ils nous appellent baggiant '. — Ce n'est pas un joli nom. — C'est ainsi ; celui qui est né dans le Milanais et veut vivre dans le Bergàmasque, doit en prendre son parti. Pour ces gens-ci, donner du baggiano à un Milanais, c'est comme donner de l'illustrissime à un gentilhomme. — Us le disent, je pense, à qui veut se le laisser dire. — Mon enfant, si tu n'es pas disposé à avaler du baggiano à tout repas, il ne faut pas que lu comptes pouvoir vivre ici. Il faudrait avoir sans cesse le couteau à la main ; et quand, par supposition, tu en aurais tué deux, trois, quatre, viendrait ensuite celui qui te tuerait toi-même ; et alors quel beau plaisir que celui de comparaître au tribunal de Dieu avec trois ou quatre meurtres sur la conscience I — Et un Milanais qui a un peu de et ici il se frappa le front du bout du doigt, comme il avait fait dans l'auberge de la Pleine-Lune. Je veux dire, un homme qui sait bien son métier ! — Tout de même.Ici c'est un baggiano tout comme un autre. Sais-tu comment dit mon maître quand il parle de moi avec ses amis ? Ce baggiano a été la main de la Providence pour mon commerce ; si je n'avais ce baggiano, je serais bien embarrassé. C'est l'usage — C'est un sot usage. Mais en voyant ce que nous savons faire (car, après tout, c'est nous qui avons apporté ici cette industrie et qui la faisons aller), en voyant cela, est-il possible qu'ils ne se soient pas corrigés ? — Jusqu'à présent, non, avec le temps cela pourra venir ; avec les enfants qui ' Lourdaud, imbécile. 248 LES FIANCES. arrivent ; mais pour les hommes faits, il n'y a pas moyen. Ils ont pris ce tic et ne savent pas s'en défaire. Qu'est-ce que cela au bout du compte ? C'était bien autre chose, ces gentillesses que t'ont faites nos chers compatriotes, et celles qu'ils voulaient y ajouter. — Au fait, c'est vrai ; s'il n'y a pas d'autre mal que celui-là — A présent que lu as compris ce point, tout ira bien. Viens chez notre maître, et courage. » Tout, en effet, alla bien ; tout justifia si pleinement les promesses de Bortolo, que nous croyons inutile d'en faire une relation particulière. Et ce fut vraiment un coup de la Providence ; car, pour les effets et l'argent que Renzo avait laissés dans sa demeure, nous allons bientôt voir s'il fallait y faire fond. Viens chez notre înailiv, et courage. (I\ 2iS.) .. Un exprès arrive chez M. le podestat... (P. 249.) CHAPITRE XVIII. Ce même jour, 13 novembre, un exprès arrive chez M. le podestat de Lecco, et lui présente une dépêche de M. le capitaine de justice, contenant l'ordre de faire toutes les recherches possibles et les mieux combinées pour découvrir si un certain jeune homme nommé Lorenzo Tramaglino, filcur de soie, évadé des mains prxdicli egregii domini capilanci 1, serait retourné palam velclam*, dans son pays, lequel n'est pas précisément connu, verum in tcrrilorio Leiwi 3. Quod sicompertum fueril sic esse 4, ledit seigneur podestat devra chercher, quanta maximàdiligentiâ ficripolesl*, à s'assurer de sa personne ; et, après l'avoir fait lier comme il convient, videlicel* avec de bonnes menottes, vu l'insuffisance éprouvée des manchettes pour l'individu susnommé, il le fera conduire dans les prisons et l'y retiendra sous bonne garde, pour le remettre aux mains de ceux qu'on enverra le prendre ; et qu'il soit retourné ou non, accedatis ad domum prxdicli Laurentii Tramalinii ; et, factâ débita diligenlià, quidquid ad rem repertum fueril auferatis ; et informationes de illius pravâ qualilate, vitâ et complicibus sumalis "' ; et de tout ce qui aura été

  • Du susdit illustre seigneur capitaine.

3 Publiquement ou secrètement.

l Mais se trouve dans le territoire de Lecco.

-* Et si l'on découvre qu'il en est ainsi. 3 Avec tout le soin possible. 0 C'est-à-dire. 7 Vous accéderez dans la maison du susdit Lorenzo Frangliano ; et avec tout le soin convenable, vous enlèverez tout ce que vous trouverez de relatil'à l'objet en question ; et vous prendrez des informations sur ses mauvaises qualités, sa vie et, ses complices. 32 230 LES FIANCES. dit et fait, trouvé ou non trouvé, pris et laissé, diligenter referatis. M. le podestat, après s'être assuré, par tous les moyens en son pouvoir, que l'individu mentionné n'était pas retourné dans son pays, fait appeler le consul du village et se fait mener par lui à la maison indiquée, accompagné d'un notaire et avec une grande suite de sbires. La maison est fermée ; celui qui a les clefs est absent ou ne se laisse pas trouver. On enfonce la porte, on cherche avec tout le soin convenable, c'est-à-dire que l'on procède comme dans une ville prise d'assaut. Le bruit de cette expédition se répand immédiatement dans toute la contrée ; il arrive aux oreilles du père Cristoforo, lequel, surpris non moins qu'affligé, questionne de toutes parts pour se procurer des éclaircissements sur la cause d'un événement si imprévu ; mais il ne recueille que des conjectures en l'air, et il écrit aussitôt au père Bonaventure, de qui il espère recevoir des renseignements plus précis. Cependant les parents et les amis de Renzo sont cités pour déposer sur ce qu'ils peuvent connaître de ses mauvaises qualités. S'appeler Tramaglino est un malheur, une honte, un délit : le pays est sens dessus dessous. Peu à peu on en vient à savoir que Renzo s'est sauvé des mains de la justice au beau milieu de Milan, et qu'ensuite il a disparu. Le bruit court qu'il a fait quelque chose de très-fort ; mais ce qu'il a fait, on ne sait le dire, ou on le raconte de cent façons. Plus c'est fort, moins on y croit dans le pays, où Renzo est connu pour un honnête jeune homme : la plupart présument et vont se disant à l'oreille l'un à l'autre que c'est une machination ourdie par ce mauvais et trop puissant seigneur don Rodrigo, pour perdre son pauvre rival. Tant il est vrai qu'en jugeant par induction et sans connaître les faits autant que c'est nécessaire, on fait quelquefois grand tort, même aux méchants. Mais nous, les faits à la main, comme on dit, nous pouvons affirmer que, si cet honnête homme n'avait point pris part au malheur de Renzo, il en ressentit. autant de plaisir que si c'eût été son propre ouvrage, et s'en félicita d'un ton de triomphe avec ses aflidés, surtout avec le comte Allilio. Celui-ci, selon son premier dessein, aurait déjà dû être de retour à Milan ; mais, à la nouvelle du tumulte ou de ces promenades de la canaille en toute autre altitude que de recevoir des coups de bâton, il avait jugé à propos de prolonger son séjour à la campagne jusqu'au retour du calme ; d'autant plus qu'ayant offensé bien du inonde, il avait quelque raison de craindre que parmi tant de gens dont l'impuissance était la seule cause du repos où ils se tenaient, il s'en trouvât quelqu'un qui s'enhardît par les circonstances et jugeât le moment favorable poulies venger tous à la fois. Ce retard ne fut pas de longue durée ; l'ordre venu de Milan pour les poursuites à exercer contre Renzo montrait déjà que les choses avaient repris leur cours ordinaire ; et presque dans le même moment on en cul la certitude. Le comte Atlilio partit immédiatement, exhortant son cousin à persister dans son entreprise, à la mener à son terme, et lui promettant, de son côté, de mettre sur-le-champ la main à l'oeuvre pour le débarrasser du moine, grande affaire dans laquelle l'heureux incident relatif à son malotru de 1 Vous ferez soigneusement votre rapport. CHAPITRE XVIII. 251 rival devait admirablement le servir. Attilio venait à peine de partir lorsque le Griso revint de Monza sain et sauf, et rapporta à son maître ce qu'il avait pu apprendre : que Lucia avait trouvé refuge dans tel monastère, sous la protection de telle dame ; et qu'elle se tenait constamment cachée, comme si elle était elle-même religieuse, ne mettant jamais le pied hors la'2)orle, et assistant aux offices de l'église par une petite fenêtre grillée, ce qui déplaisait à bien des gens qui, ayant entendu murmurer quelque chose de ses aventures et faire de sa figure un grand éloge, auraient voulu voir par eux-mêmes ce qui en était. Ce récit fait à don Rodrigo lui mit le diable au corps, ou, pour mieux dire, rendit plus méchant encore celui qui déjà y habitait. Les circonstances les plus favorables semblaient se réunir pour flatter son espoir et ajoutaient toujours plus à l'ardeur de sa passion, c'est-à-dire à ce mélange de point d'honneur, de rage et d'infâme caprice dont sa passion était composée. Renzo, en effet, était absent, expulsé, banni, de telle sorte que tout devenait permis contre lui, et que sa fiancée elle-même pouvait en quelque façon être considérée comme propriété d'un rebelle. Le seul homme au monde qui aurait eu la volonté comme le pouvoir de prendre parti pour elle et de faire assez de bruit pour être entendu de loin et de personnes haut placées, cet enragé de moine allait probablement sous peu être mis, lui aussi, hors d'état de nuire. Et voilà qu'un nouvel obstacle venait, non pas seulement contre-balancer tous ces avantages, mais les rendre, on peut dire, iiiuliles. Un monastère de Monza, quand même il ne s'y serait pas trouvé une princesse, était un os trop dur pour les dents de don Rodrigo ; et, dans quelque sens qu'il tournât en son imagination autour de cet asile, il ne trouvait aucun moyen, soit par force, soit par surprise, d'y pénétrer. Il fut presque sur le point d'abandonner une oeuvre si fatalement contrariée, et de s'en aller à Milan, prenant même le chemin le plus long pour éviter de passer par Monza ; puis, à Milan, se jeler dans les divertissements au milieu de ses amis, afin de chasser par des pensées toutes de joie cette pensée devenue désormais toute de peine et de tourment. Mais, mais, mais, tout beau quant à ces amis. Au lieu d'une distraction, il pouvait s'attendre à trouver stupres d'eux de nouveaux déplaisirs, car sûrement Altilio aurait alors déjà pris la trompette et mis tout ce monde-là dans l'attente. De tous côtés on lui demanderait des nouvelles de la montagnarde ; il faudrait répondre. Il avait voulu, il avait tenté ; qu'avail-il obtenu ? Il s'était proposé un succès, un succès d'un genre un peu bas, il est vrai ; mais enfin on ne peut pas toujours bien régler ses caprices ; l'essentiel est de les satisfaire ; et comment en sortait-il, de cette affaire qui lui tenait tant à coeur ? Comment ? En se déclarant vaincu par un manant et un moine. Ouh ! Et lorsque, par un bonheur inespéré, il se voyait délivré de l'un, et, par l'habileté d'un ami, débarrassé de l'autre, sans qu'il y eût pris, bon à rien qu'il était, la moindre peine, il ne savait pas profiter de la circonstance et renonçait lâchement à son entreprise. Il y avait là plus qu'il n'en fallait pour ne plus oser lever les yeux devant un galant homme ou se voir obligé d'avoir sans cesse l'épéc à la main. Et puis, comment revenir dans ce château, com- 2S2 LES FIANCES. ment demeurer dans ce pays où, sans parler des souvenirs cuisants et perpétuels de sa passion, il porterait avec lui la tache d'un coup manqué, où tout à la fois serait accrue pour lui la haine publique, et diminuée l'idée que l'on avait de sa puissance ? où, sur la figure de chaque vilain, au milieu même des révérences qu'on lui ferait, il pourrait lire celle amère apostrophe : Tu l'as avalée, j'en suis ravi. La voie de l'iniquité, dit ici notre manuscrit, est large ; mais cela ne veut pas dire qu'elle soit commode : elle a sa part d'embarras et de pas scabreux ; ennuis et fatigue s'y l'ont sentir, quoiqu'elle aille en pente. Don Rodrigo, qui ne voulait ni quitter cette voie, ni reculer, ni s'arrêter, et qui de lui-même ne pouvait avancer, songeait bien à un moyen par lequel il le pourrait : et c'était de réclamer l'assistance d'un personnage dont les mains arrivaient souvent là où n'arrivait pas la vue des autres ; un homme ou un démon pour qui la difficulté des entreprises était souvent l'aiguillon qui le déterminait à s'en charger. Mais ce parti avait aussi ses inconvénients et ses risques, d'autant plus graves qu'on pouvait moins les calculer à l'avance ; car il était impossible de prévoir jusqu'où l'on irait, une fois embarqué avec cet homme, puissant auxiliaire sans doute, mais conducteur non moins absolu et dangereux. Ces pensées tinrent pendant plusieurs jours don Rodrigo dans une indécision des plus pénibles. Il reçut dans ces entrefaites une lettre du comte Atlilio qui l'informait que l'affaire était en bon train. Peu après l'éclair éclata le tonnerre ; c'est-à-dire qu'un beau matin on apprit que le père Cristol'oro était parti de Pescarcnico. Ce succès si complet et si prompt, la satire d'Altilio qui prêchait à son cousin le courage et le menaçait de grandes railleries s'il en manquait, tout celti fil incliner toujours plus celui-ci vers le parti hasardeux. Ce qui acheva de le déterminer fui l'avis inattendu qu'Agnesc était retournée chez elle ; c'était un obstacle de moins près de Lucia. Rendons compte de ces deux événements, en commençant par le dernier. Les deux pauvres femmes s'étaient à peine arrangées dans leur asile, que la nouvelle se répandit à Monza, et par conséquent dans le monastère, des grands désordres qui avaient eu lieu à Milan ; et à la suite de la nouvelle principale, vinrent une foule de détails qui grossissaient et variaient à chaque minute. La loinièrc qui, de son logement, pouvait avoir une oreille vers la rue et l'autre vers le monastère, recueillait des ouï-dire par-ci, des ouï-dire par-là, et en faisait part à ses hôtes. «Deux, six, huit, quatre, sept ont été mis en prison: ils seront pendus, partie devant le four des béquilles, partie au bout de la rue où se trouve la maison du vicaire de provision Eh ! eh ! écoulez ceci ! il s'en est sauvé un qui est de Lecco ou de ces contrées-là. Je ne sais pas son nom ; mais il doit venir quelqu'un qui me le dira ; nous verrons si vous le connaissez. » Cette annonce, jointe à la circonstance que Renzo avait dû arriver à Milan précisément dans le jour fatal, donna quelque inquiétude aux femmes, et surtout à Lucia ; mais figurez-vous ce que ce fut lorsque la tonrière vint leur dire : CHAPITRE XVIII. « Il est bien effectivement de votre pays, celui qui a pris le large pour ne pas être pendu ; c'est un fileur de soie qui s'appelle Tramaglino. Le connaissezvous ? » Lucia, qui était assise, cousant je ne sais quoi, laissa échapper l'ouvrage de ses mains ; elle pâlit et changea tellement de visage que la tourière n'eût pas manqué de s'en apercevoir, si elle eût été plus rapprochée. Mais elle était debout sur la porte avec Agnese qui, troublée aussi, mais pas au même point, put ne pas perdre contenance ; et, pour répondre quelque chose, elle dit que dans un petit pays tout le monde se connaît et qu'elle connafssait en effet Tramaglino, mais qu'elle avait peine à croire que pareille chose lut arrivée, parce que c'était un jeune homme fort paisible. Elle demanda ensuite s'il était bien sûr qu'il se fût sauvé, et en quel endroit. « Qu'il se soit sauvé, tout le monde le dit. Où ? c'est ce qu'on ne sait point. Il peut se l'aire encore qu'on le rallrappe , comme il peut se l'aire aussi qu'il soit en sûreté. Mais, si on lui met la main dessus, votre jeune homme paisible » Ici, par bonheur, la tourière fut appelée ailleurs et s'en fui. Il n'est pas besoin de dire dans quel état restèrent la mère et la fille. La pauvre femme et sa jeune compagne désolée eurent plusieurs joui s à passer dans cette cruelle incertitude, s'épuisant en conjectures sur le comment, sur le pourquoi, sur les conséquences d'un événement si douloureux, commentant, chacune à part soi, ou à demi-voix entre elles, lorsqu'elles le pouvaient, ces terribles paroles. Enfin, un jeudi, un homme vint au couvent demander Agnese. C'étail un chasse-marée de Pescarenico qui allait à Milan, comme d'usage, vendre son poisson ; et le bon père Crisloloro l'avait prié d'avoir lit complaisance, en passant à Monza, de pousser jusqu'au couvent, de faire ses compliments aux deux femmes, de leur raconter ce qu'il savait sur la triste aventure de Kenzo, de leur recommander la patience et la confiance en Dieu ; de leur dire que, pour lui, pauvre religieux, il ne les oublierait certainement pas, et guetterait l'occasion où il pourrait leur prêter son aide ; qu'on attendant il ne manquerait pas, chaque semaine, de leur faire parvenir de ses nouvelles par le même moyen que cette fois ou de quelque autre manière. Relativement à Kenzo, le messager Lucia, qui était assise..., laissa échapper l'ouvrage de ses mains... (P. 253.) 2S4 LES FIANCES. ne put leur apprendre rien de nouveau ni de certain, si ce n'est la visite faite dans sa maison et les recherches opérées pour le saisir ; mais il ajoutait qu'elles avaient toutes été vaines, et qu'on savait positivement qu'il s'était mis en sûreté sur le territoire de Bergame. Cette certitude, nous n'avons pas besoin de le dire, fut un baume puissant pour Lucia : de ce moment, ses larmes coulèrent plus faciles et plus douces ; elle éprouva plus de soulagement dans ses épanchements secrets avec sa mère ; et des actions de grâces se mêlèrent à toutes les prières qu'elle adressait au ciel. Gertrude la faisait venir souvent dans son parloir particulier, et quelquefois elle l'y retenait longuement, prenant plaisir à la douceur et à l'ingénuité de la pauvre fille, en même temps qu'elle goûtait celui de s'entendre sans cesse remercier et bénir. Elle lui racontait aussi, en confidence, une partie (la partie nette) de son histoire, ce qu'elle avait souffert pour venir en ce lieu souffrir encore ; et cet étortnement mêlé de crainte que Lucia avait d'abord éprouvé en approchant lit signora, se changeait maintenant en compassion. Elle trouvait dans cette histoire des raisons plus que suffisanles pour expliquer ce qu'il y avait d'un peu étrange dans les manières de sa bienfaitrice, ayant d'ailleurs, pour l'aider dans ce raisonnement, la doctrine d'Agnese sur les cerveaux de gens de qualité. Mais, quelque portée qu'elle fût à payer de retour la confiance que Gertrude lui montrait, elle n'eut pas même la pensée de lui parler de ses nouvelles inquiétudes, de son nouveau malheur, de lui dire qui était ce lileur de soie évadé ; et cela pour ne pas risquer de répandre un bruit si fâcheux pour celui qui en était l'objet, et si douloureux pour elle. Elle évitait même, autant qu'il lui était possible, de répondre aux questions de curiosité que lui faisait Gertrude sur son histoire antérieure à la promesse de mariage. Mais ici ce n'étaient point des raisons de prudence qui la retenaient. La pauvre innocente se taisait, parce que ce récit lui semblait plus épineux, plus difficile à faire que toutes les histoires qu'elle avait entendues ou qu'elle croyait pouvoir entendre raconter par la signora. Dans celles-ci,, il y avait tyrannie, artifices, souffrances, toutes choses pénibles et odieuses, mais que l'on pouvait nommer. Dans la sienne était mêlé partout un sentiment rendu par un mol qu'il ne lui semblait pas possible de prononcer en parlant d'elle-même, et auquel elle n'aurait jamais pu trouver à substituer une périphrase qui ne la fit rougir, l'amour. 'Quelquefois Gertrude était tentée de se fâcher de cette résistance ; mais tant d'affection s'y laissait voir ! tant de respect, tant de gratitude et même de confiance l Quelquefois aussi cette pudeur si délicate, si ombrageuse lui déplaisait peut-être encore plus dans un autre sens ; mais tout cela se perdait dans la douceur d'une pensée qui, à chaque instant, lui revenait à l'esprit, tandis qu'elle regardait Lucia : « Je lui fais du bien. » Et c'était la vérité ; car, outre l'asile qu'elle lui donnait, ces entretiens, ces caresses familières procuraient à Lucia un véritable soulagement. Elle en trouvait un autre à travailler sans cesse, et toujours elle demandait qu'on lui donnât quelque chose à faire. Dans le parloir même, elle ne manquait jamais de porter quelque ouvrage pour tenir ses mains CHAPITRE XVIII. 255 en exercice : mais comme les pensées douloureuses vont se glissant partout ! Celte couture, celle continuelle couture, qui était un métier presque nouveau pour elle, lui rappelait à tout moment son rouet ; et ce rouet, combien à sa suite n'éveillait-il pas de souvenirs ! Le second jeudi revint le chasse-marée ou un autre messager apportant des " compliments de la part du père Cristoforo, et la confirmation de l'heureuse fuite de Renzo. Quant à des informations plus précises sur la mésaventure de celui-ci, le messager n'en apportait point, parce que, le capucin de Milan, à qui le père Cristoforo avait recommandé le jeune homme, et par lequel il avait espéré, comme nous l'avons dit, recevoir de ses nouvelles, avait répondu qu'il n'avait vu ni la lettre ni le porteur ; qu'à la vérité un villageois était venu au couvent le demander, mais que, ne l'y ayant pas trouvé, il s'en était allé et n'avait plus reparu. Le troisième jeudi, point de messager ; et par là les pauvres-femmes se trouvèrent non - seulement privées d'une consolation sur laquelle elles avaient compté en quelque sorte ; mais (comme cela se voit pour toute petite contrariété chez les personnes qui sont dans le souci et l'affliction) cette circonstance fut pour elles une cause d'inquiétude et de mille fâcheuses idées. Déjà Agnese avait eu la pensée d'aller faire une petite excursion chez elle ; le fait nouveau de l'interruption des messages promis la détermina. Rester séparée de sa mère était pour Lucia une chose péniblement étrange ; mais son vif désir d'obtenir quelques renseignements de plus, et la sûreté qu'elle trouvait dans un asile si bien gardé et si sacré, lui firent vaincre sa répugnance à celle séparation. Il fut décidé entre elles qu'Agnese irait le lendemain attendre sur la route le chasse-marée qui devait passer là retournant de Milan, et qu'elle le prierait de lui donner une place sur sa carriole pour se faire conduire à ses montagnes. Il vint en effet, et elle lui demanda si le père Cristoforo ne l'avait pas chargé de quelque commission pour elle. Le chasse-marée avait passé tout le jour d'avant son départ à la pêche, et n'avait rien su du père. Agnese n'eut pas besoin de le prier pour obtenir le service qu'elle désirait de lui. Elle prit congé de la signora et de sa fille, non sans qu'il y eûl des larmes répandues, mais en promettant de donner de ses nouvelles dès son arrivée et de revenir bientôt ; et elle partit. Rien de particulier n'eut lieu dans le voyage. Us se reposèrent une partie de la nuit dans une hôtellerie., selon l'habitude, repartirent avant le jour, et arrivèrent de bonne heure à Pescarenico. Agnese mit pied à terre sur la petite place du couvent, laissa aller son conducteur après lui avoir dit bien des fois : Dieu vous le rende ; et, se trouvant là tonte portée, elle voulut, avant d'aller chez elle, voir le bon religieux son bienfaiteur. Elle sonna la clochette ; celui qui vint ouvrir fut frère Galdino, notre quêteur de noix. « Oh ! chère femme, quel bon vent vous.ainène ? — Je viens voir le père Cristoforo. — Le père Cristoforo ? Il n'y est pas. — Oh ! sera-t-il longtemps à revenir ? 256 LES FIANCES. — Mais dit le frère en relevant ses épaules et rentrant dans son capuchon sa tête rase. — Où est-il allé ? — A Rimini. — A,.... ? — A Rimini. — Où est ce pays-là ? — Ehl eh ! eh ! répondit le frère, en coupant l'air verticalement de sa main étendue, pour indiquer une grande distance. — Oh ! pauvre femme que me voilà ! Mais pourquoi est-il parti comme ça à l'improvisle ? — Parce qu'ainsi l'a voulu le père provincial. — Et pourquoi l'a-l-on fait partir, lui qui faisait ici tant de bien ? Oh ! seigneur Dieu ! — Si les supérieurs avaient à rendre compte des ordres qu'ils donnent, où serait l'obédience, chère femme ? — Oui, mais ceci est ma ruine. — Savez-vous ce que ce doit être ? Probablement à Rimini ils auront eu besoin d'un père prédicateur (nous en avons partout ; mais quelquefois il faut, dans certains endroits, un homme fait exprès) ; le père provincial de là-bas aura écrit au père provincial d'ici, pour lui demander s'il avait un sujet de telle et telle façon ; et le père provincial aura dit : C'est le père Cristoforo qu'il faut là. Ce doit être vraiment ainsi, voyez-vous, que la chose s'est faite. — Oh ! malheureux que nous sommes ! Quand est-il parti ? — Avant-hier. — Là ! si j'avais suivi mon inspiration de m'en venir quelques jours plus tôt ! El l'on ne sait pas quand il pourra être de retour ? Comme ça, à peu près ? — Eh ! chère femme, c'est le père provincial qui le sait ; si tant est qu'il le sache lui-même. Quand une fois un de nos pères prédicateurs a pris son vol, on ne peut prévoir sur quelle branche il ira se poser. On en demande par ci, on en demande par là, et nous avons des couvents dans les quatre parties du monde. Supposez qu'à Rimini le père Cristoforo fasse grand bruit avec son carême ; car il ne prêche pas toujours d'abondance, comme il faisait ici pour des pêcheurs et des villageois : pour les chaires des villes, il a de beaux sermons écrits, la fine fleur des sermons. Voilà que, partout, dans ces contrées-là, on parle du grand prédicateur ; et on peut le demander de... de... que sais-je moi ? Et alors il faut l'envoyer ; car nous vivons de la charité de tout le monde, et il est juste que nous servions tout le monde aussi. — Oh ! seigneur Dieu ! seigneur Dieu ! s'écria de nouveau Agnese, en pleurant presque. Comment vais-je faire, sans cet homme ? C'était lui qui nous servait de père. Pour nous, c'est une ruine. — Ecoutez, brave femme ; le père Cristoforo était effectivement un homme capable ; mais nous en avons d'autres, savez-vous bien ? des religieux pleins de charité et de talent, et qui savent également vivre avec les messieurs et avec les CHAPITRE XV1I1. 251 pauvres. Voulez-vous le père Atanâsio ? Voulez-vous le père Zàccaria ? C'est un homme de mérite, voyez-vous, que le père Zàccaria. Et n'allez pas regarder comme font certains ignorants, à son petit corps grêle, à sa voix de fausset, à sa barbe clair-semée : je ne dis pas pour ce qui est de prêcher, parce que chacun a ses qualités ; mais pour donner un conseil, c'est un homme, savezvous bien ? — Oh ! pour l'amour de Dieu ! s'écria Agnese dans ce double sentiment de gratitude et d'impatience que fait éprouver une offre où se trouve plus de bon vouloir de la part de celui qui la fait que d'à-propos pour celui à qui elle s'adresse. Que m'importe, à moi, quel homme est celui-ci et n'est pas cet autre, quand ce pauvre homme qui n'y est plus était celui qui savait nos affaires et qui avait tout préparé pour nous aider ? — En ce cas, il faut prendre patience. — Pour cela, je le sais, dit Agnese : pardon de vous avoir dérangé. — De rien, chère femme. J'en suis fâché pour vous. Et si vous vous décidez à demander quelqu'un de nos pères, le couvent est ici qui ne bouge pas de place. El, à propos, j'irai l'un de ces jours vous voir pour la quête de l'huile. — Portez-vous bien,» dil Agnese, j et elle prit le chemin de son village, troublée, déconcertée, désolée, comme un pauvre aveugle qui a. perdu son bâton. , Un peu mieux informé que frère Galdino , nous pouvons dire comment, en effet, se passa la chose. Allilio, dès son arrivée à Milan, alla, comme il l'avait promis à don Rodrigo, l'aire sa visite à leur oncle commun, membre du conseil secret. (C'était une consulta alors composée de treize membres de robe et d'épéc, dont le gouvernement prenait l'avis, et qui, en cas de mort ou de mutation j de celui-ci, était provisoirement in- ! veslie du gouvernement.) Le comte, notre cher oncle, appartenant à la robe, et l'un des anciens du conseil, y jouissait d'un certain crédit ; mais il n'avait pas son pareil dans l'aride le faire valoir et de s'en donner le relief. Un langage ambigu, un silence significatif, sa phrase toujours laissée à moitié, un serrement de paupières qui disait : Je ne puis parler ; le talent de flatter des espérances sans donner de promesses, de • 33 Le comte, notre cher oncle, appartenant à la robe... (P. 257.) 258 LES FIANCES. menacer" sans déroger aux formes de la cérémonie ; tout chez lui était dirigé vers ce but ; et tout, plus ou moins, y servait. Jusque dans ces mots : Je ne puis rien à cette affaire, ce qui était quelquefois la vérité, mais dite d'une telle manière que vous n'y croyiez point, il savait augmenter l'idée que vous aviez de lui, et ajouter ainsi à là réalité de son pouvoir : comme ces boîtes que l'on voit encore chez quelques apothicaires, avec certains mots arabes écrits dessus, et'rien dedans ; mais elles servent à.conserver le crédit de la boutique. Celui du comte qui, depuis bien des années, était allé croissant, mais d'une manière fort lente, avait, en dernier lieu, fait tout d'un coup un pas de géant, comme on dit, par une occasion extraordinaire, un voyage à Madrid, avec une mission à la cour ; et c'était de sa bouche qu'il fallait entendre raconter l'accueil qu'il y avait reçu. Il suffit de dire que le comte-duc l'avait traité avec une bienveillance toute particulière et admis dans son intimité, jusqu'à lui avoir demandé une fois, en présence, on peut dire, de la moitié de la cour, si Madrid lui plaisait, et, une autre fois, lui avoir dit, entre quatre yeux, dans l'embrasure d'une fenêtre, que la cathédrale de Milan était l'église la plus grande qui se trouvât dans les domaines du roi. Après une révérence respectueuse à son oncle et l'hommage qu'il lui présenta de là part de son cousin, Attilio, prenant un certain air sérieux qu'il savait se donner dans l'occasion, dit : « Je crois remplir un devoir, sans trahir la confiance de Rodrigo, en avertissant mon oncle d'une affaire qui, si Votre Seigneurie n'y met la main, peut devenir sérieuse et amener des conséquences — Quelqu'un de ses tours, j'imagine ? — Pour être juste, je dois dire que le tort n'est pas du côté de Rodrigo ; mais il est monté ; et je répète que mon oncle seul peut — Voyons, voyons. — ïl y a dans le pays un capucin qui a pris mon cousin à grippe ; et les choses en sont venues à un point où — Que de fois ne vous ai-je pas dit, à l'un et à l'autre, qu'il faut laisser les moines là où ils sont ? C'est bien assez des affaires qu'ils donnent à ceux qui sont obligés...., à ceux dont la charge Et ici il souffla : Mais vous autres qui pouvez les éviter — Mon oncle, quant à cela, je dois dire que Rodrigo aurait évité celui-ci, s'il l'avait pu. Mais c'est le capucin qui lui en veut, qui a pris à tâche de le provoquer de toutes les manières. — Que diable peut avoir à faire le moine avec mon neveu ? — D'abord, c'est un homme inquiet, connu pour tel, et qui fait profession de s'attaquer aux gentilshommes. Il protège, il dirige, que sais-je ? une petite paysanne de l'endroit ; et il a pour cette créature une charité, une charité je ne dirai pas intéressée, mais une charité fort jalouse, soupçonneuse, susceptible. ■—* Je comprends, dit le comte ; et sur un certain fonds de sottise dont la nature avait empreint sa face, mais voilé ensuite et recouvert de politique à CHAPITRE XVIII. 259 plusieurs couches, brilla un rayon de malice qui vint y faire un merveilleux effet. — Or, depuis quelque temps, poursuivit Attilio, ce moine s'est mis en tête que Rodrigo avait je ne sais quelles vues sur cette — S'est mis en tête, s'est mis en tête ; je le connais, M. don Rodrigo ; et il aurait besoin d'un autre avocat que Votre Seigneurie pour le justifier en pareille matière. — Que Rodrigo ait pu faire quelque badinage envers cette créature en la rencontrant sur son chemin, je ne serais pas éloigné, mon oncle, de le croire ; il est jeune, et après tout il n'est pas capucin ; mais ce sont là des bagatelles dont il ne conviendrait point de vous entretenir. Ce qui est grave, c'est que le moine s'est mis à parler de Rodrigo comme on parlerait d'un manant, qu'il cherche à soulever tout le pays contre lui — Et les autres moines ? — Us ne s'en mêlent pas, parce qu'ils le connaissent pour une tête chaude et qu'ils sont pleins de respect pour Rodrigo ; mais, d'un autre côté, ce moine jouit d'un grand crédit auprès des gens de la campagne, parce qu'il fait aussi le saint, et — J'imagine qu'il ne sait pas que Rodrigo est mon neveu ? — II le sait parfaitement. C'est même ce qui lui met le plus le diable au corps. — Comment ? comment ? — Il dit lui-même qu'il trouve plus de plaisir à braver Rodrigo, précisément parce que celui-ci a pour protecteur naturel un homme puissant, comme l'est Votre Seigneurie, qu'il se rit des grands et des hommes d'Elat, que le cordon de Saint-François tient les épées mêmes enchaînées, et que — Oh ! quel impertinent de moine 1 comment s'appelle-t-il ? — Frère Cristoforo de ***, dit Attilio ; et son oncle, prenant dans un tiroir de sa table un petil livre de notes, y écrivit, en soufflant, le pauvre nom. Pendant ce temps, Attilio continuait : Gel homme a toujours été de ce caractère ; on connaît sa vie. C'était un plébéien qui, se trouvant avoir quatre sous dans sa poche, voulait lutter de grands airs avec les gentilshommes de son pays ; et, de dépit de ne pouvoir l'emporter sur eux tous, il en tua un ; à la suite de quoi, pour éviter la potence, il se fit moine. — Miiis bien ! mais fort bien ! nous verrons, nous verrons cela, dit le comte en continuant de souffler. — Maintenant, poursuivit Attilio, il est plus enragé que jamais, parce qu'il a vu échouer un projet qu'il avait fort à coeur ; et par ce trait mon oncle verra ce qu'est cet homme. Il voulait marier cette certaine créature. Que ce fût pour la soustraire aux dangers du monde, Votre Seigneurie m'entend, ou pour tout aulre motif, il voulait absolument la marier ; et il avait trouvé le.... le mari ; un autre personnage à lui, un homme dont le nom peut ou même doit sûrement être connu de mon oncle ; car je ne mets pas en doute que le conseil secret n'ait eu à s'occuper de ce bon sujet-là. 260 LES FIANCÉS. — Qui estril ? — Un fileur de soie, Lorenzo Trâmaglino, celui qui — Lorenzo Trâmaglino ! s'écria le comte. Mais bien, mais très-bien, père. Sûrement..... en effet..... il avait une lettre pour un Il est fâcheux que n'importe ; c'est bien. Et pourquoi M. don Rodrigo ne me dit-il rien de tout cela ? Pourquoi lâisse-t-il aller les'choses si loin, et ne s'adresse-t-il pas à celui qui peut et qui veut le diriger et le soutenir ? — En ceci encore je dirai la vérité, poursuivit Attilio. D'un côté, sachant de combien d'affaires, de tracas mon oncle a la tête remplie (celui-ci, en soufflant, y porta la main, comme pour montrer la peine qu'il avait à les y faire tous tenir), il s'est fait scrupule de donner à Votre Seigneurie un tracas de plus. Et puis, je dois tout dire ; d'après ce que j'ai pu voir, il est si aigri, si outré, si excédé des vilenies de ce moine, qu'il a plus d'envie de se faire justice lui-même, de quelque manière abrégée, que de l'obtenir par les voies régulières, de la prudence et du bras puissant de son oncle. J'ai cherché à le calmer ; mais, voyant que la chose prenait une mauvaise tournure, j'ai pensé qu'il était de mon devoir d'avertir de tout cela notre oncle, qui après tout est le chef et la colonne de la maison — Tu aurais mieux fait de parler un peu plus tôt. — C'esl vrai ; mais j'espérais toujours que cela tomberait de soi-même ; je me flattais, ou que le moine reviendrait enfin à la raison, ou qu'il s'en irait de ce couvent, comme il arrive à tous ces moines qui sont tantôt ici, tantôt là ; et alors tout aurait été fini. Mais — Maintenant ce sera à moi à raccommoder l'affaire. — C'est ce que j'ai pensé. Je me suis dil : Mon oncle, avec sa sagacité, avec son pouvoir, saura bien prévenir un esclandre, et en même temps sauver l'honneur de Rodrigo qui, en fin de compte, est aussi le sien. Le moine, disais-jc, en revient toujours à son cordon de Saint-François ; mais pour s'en servir à propos, de ce cordon, il n'est pas nécessaire de l'avoir entortillé autour de ht taille. Mon oncle peut employer mille moyens que je ne connais pas ; je sais que le père provincial a pour lui, comme de raison, beaucoup de déférence ; et si mon oncle pense que, dans un cas pareil, le meilleur expédient soit de faire changer d'air au moine, il peut, en disant deux mots — Que Votre Seigneurie laisse le soin de l'affaire à qui il appartient, dit un peu sèchement le comte. — Ah ! c'esl vrai ! s'écria Attilio en secouant un peu la tête, et avec un sourire de pitié sur lui-même. Est-ce à moi adonner des conseils à mon oncle ? Mais c'est le vif intérêt que je prends à la réputation de la famille, qui nie fait ainsi parler. Je crains même d'avoir fait un autre mal, ajouta-t-il d'un air soucieux ; je crains d'ayoir fait tort à Rodrigo dans l'esprit de mon oncle. Je ne me consolerais pas si j'avais pu faire penser à Votre Seigneurie que Rodrigo n'a pas toute cette soumission qu'il doit avoir. Croyez, mon oncle, que dans cette circonstance c'est véritablement — Allons donc, allons donc ; quel tort entre vous deux, qui serez toujours CHAPITRE XV11I. 261 amis, tant que l'un ou l'autre ne gagnera pas du bon sens ? Des écervelés qui en font toujours de nouvelles ; et ensuite c'est à moi à réparer leurs fredaines. Des libertins qui vous me feriez dire quelque sottise, qui, à eux deux, me donnent plus à penser que (et ici figurez-vous comme il souffle) que toutes ces bienheureuses affaires d'État ensemble. » Attilio fit encore quelques excuses, quelques promesses, quelques respectueuses démonstrations "/puis il salua et s'en fut, accompagné d'un : « Songez à être sage », qui était la formule de congé du comte envers ses neveux. « Songez à être sage, » IV. 261.) Celui qui, voyant dans un champ mal cultivé... (P. 262.) CHAPITRE XIX. Celui qui, voyant dans un champ mal cultivé une herbe sauvage, par exemple une belle plante de patience, voudrait savoir au juste si la graine qui l'a produite a mûri dans le champ même, ou si les vents l'y ont apportée, ou si un oiseau l'y a laissée tomber, aurait beau réfléchir sur celle question, il ne viendrait jamais à bout de la résoudre. De même nous ne saurions dire si ce fut en fouillant dans son propre cerveau ou par suite de l'insinuation d'Altilio, que le comte prit la résolution de se servir du père provincial pour trancher le mieux possible ce noeud passablement embrouillé. Il est certain que le mot lâché par Attilio ne l'avait pas été par un pur hasard ; et, quoiqu'il dût s'attendre à voir ht vanité ombrageuse de son oncle s'offusquer d'un conseil donné d'une manière si claire, il n'en avait pas moins voulu, de façon ou d'autre, faire passer devant ses yeux cet expédient et le mettre sur la voie qu'il désirait le voir suivre. D'un autre côté, le moyen était si bien selon le caractère du comte, si bien indiqué par les circonstances, que l'on pourrait parier qu'il l'eût trouvé de lui-même et sans que personne le lui suggérât. Il s'agissait de faire en sorte que, dans une guerre qui n'était que trop ouvertement déclarée, un homme qui portail son nom, un de ses neveux, n'eût pas le dessous ; chose fort essentielle à la réputation d'homme puissant qui lui tenait tant à coeur. La satisfaction que son neveu pouvait lui-même se donner serait un remède pire que le mal, une source d'événements fâcheux ; il fallait tout faire pour l'empêcher, et sans perdre de temps. Lui ordonnerait-il de partir dans ce moment-là de son château ? Le neveu n'obéirait point ; si même il obéissait, ce serait céder le champ de bataille, ce serait pour sa famille faire retraite devant un couvent. Les injonctions de l'autorité, la force légale, tous les épouvantails de ce genre, étaient sans valeur contre un adversaire de celle classe ; le clergé régulier et séculier était pleinement affranchi de toute juridiction laïque, non-seulement dans la personne de ses membres, mais encore pour les lieux qu'il habitait ; c'est ce que doivent savoir ceux-mêmes qui n'auraient pas lu d'autre histoire que celle-ci, et certes ils seraient à plaindre. Tout ce que l'on pouvait contre un tel adversaire était de CHAPITRE XIX. 263 chercher à l'éloigner, et le moyen pour y parvenir était de s'adresser au père provincial, de la volonté duquel il dépendait de le faire partir ou rester. Or il existait entre le père provincial et le comte des rapports d'ancienne connaissance. Ils se voyaient rarement ; mais, lorsqu'ils se rencontraient, c'était toujours pour échanger des démonstrations d'amitié et des offres de service à perte de vue. Il vaut mieux quelquefois avoir affaire avec un homme qui se trouve au-dessus d'un grand nombre d'individus qu'avec un seul de ceux-ci, lequel ne voit que sa cause, ne sent que sa passion, ne songe qu'à ce qui le louche, tandis que l'autre voit en même temps cent sortes de relations, de conséquences, d'intérêts, cent choses à éviter, cent choses à sauver, de sorte qu'on a cent côtés par où le prendre. Après avoir bien réfléchi sur tous les points de son affaire, le comte invita un jour à dîner le père provincial, et composa pour lui une réunion de convives choisis avec un-tact des plus fins. C'étaient quelques parents du comte les plus noblement qualifiés, de ceux dont le nom seul était un titre, et qui, par leur maintien, par une certaine assurance innée chez eux, par une certaine hauteur de gens de haute condition, parlant de grandes choses en termes familiers, arrivaient, sans même le faire exprès, à imprimer et réveiller à chaque instant l'idée de la supériorité et de la puissance ; et ensuite quelques clients attachés à sa famille par une dépendance héréditaire, et à lui-même par une soumission de toute leur vie, gens qui, commençant dès le potage à dire oui de la bouche, des yeux, des oreilles, de la tête, de tout leur corps, de toute leur âme, n'en étaient pas au dessert sans avoir amené un homme à ne plus se rappeler comment on pouvait s'y prendre pour dire non. A table, le comte ne tarda pas à faire tomber la conversation sur Madrid. On va à Rome par plusieurs chemins ; il allait à Madrid par tous. Il parla de la cour, du comte-duc, des ministres, de la famille du gouverneur, des combats de taureaux dont il pouvait parfaitement rendre compte, ayant eu le plaisir de les voir d'une place distinguée, de l'Escurial, dont il était à même de donner la description la plus exacte, parce qu'un familier du comte-duc lui en avait montré jusqu'aux moindres recoins. Pendant quelque temps, toute la société fut, comme un auditoire, attentive aux seules paroles du maître de la maison, puis elle se divisa en entretiens particuliers ; et lui alors continua à raconter de ces belles choses, comme en confidence, au père provincial qui était assis à son côté et qui le laissait dire, dire et dire encore. Mais celui-ci, à un certain poinl du discours, s'y glissa, le fit tourner, l'éloigna de Madrid, et de cour en cour, de dignité en dignité, l'amena sur le cardinal Barbarini, qui était capucin et frère du pape, alors régnant, Urbain VIII ; rien moins que cela. Le comte fui obligé, à son tour, de laisser parler un autre que lui, d'écouter et de se souvenir que dans ce inonde, après tout, les gens faits à sa convenance n'étaient pas les seuls. Peu après qu'on se fut levé de table, il pria le père provincial de passer avec lui dans une autre pièce. Deux puissances, deux têtes blanchies, deux expériences consommées se trouvaient en présence. Le magnifique seigneur fit asseoir le très-révérend 264 LES FIANCÉS. père, s'assit lui-même et commença ainsi : « D'après l'amitié qui nous unit, j'ai cru devoir parler à Votre Paternité d'une affaire qui nous intéresse l'un et l'autre, et qui doit être réglée entre nous, sans passer par d'autres voies qui pourraient..... Je vais donc vous dire tout simplement et sans détours ce dont il s'agit ; et je suis sûr qu'en deux mots nous serons d'accord. Dites-moi, dans votre couvent de Pescarenico il y a, n'est-ce pas, un père Cristoforo de "* ? Le provincial fit un signe affirmatif. « Je prie Votre Paternité de me dire franchement, en bon ami Cet homme ce père Je ne le connais pas personnellement ; et certes j'en connais bon nombre, de pères capucins ; des hommes d'or, pleins de zèle, de prudence, d'habileté ; j'ai été ami de l'ordre dès mon enfance Mais dans toute famille un peu nombreuse il y a toujours quelque individu, quelque tête Et ce père Cristoforo, d'après certains rapports auxquels je dois ajouter loi, est un homme qui aime assez les querelles, qui n'a pas toute celle circonspection, ces ménagements Je parierais qu'il a dû plus d'une Ibis donner à penser à Votre Paternité. — J'y suis ; c'est quelque affaire dont il s'est mêlé, pensait le provincial pendant que l'autre parlait, c'est ma faute. Ne savais-je pas que ce bienheureux Cristoforo élail un homme à faire promener de chaire en chaire, et à ne pas laisser six mois de suite dans le même endroit, surtout dans des couvents de campagne ? — Eh ! dit-il ensuite, je suis vraiment fâché que Votre Magnificence ail une telle idée du père Cristoforo ; car, d'après tout ce que je sais de lui, c'esl un religieux exemplaire dans le couvent et qui jouit aussi d'une grande estime au dehors. — Je comprends fort bien ; Votre Paternité doit Cependant, en ami sincère, je veux l'avertir d'une chose qu'il lui serti ulile de savoir ; et si déjà elle en était informée, je puis, sans manquer à ce que je lui dois, mettre sous ses yeux certaines conséquences possibles ; je n'en dis pas davantage. Nous savons que ce père Cristoforo protégeait un homme de ces contrées-là, un homme Voire Paternité doit en avoir entendu parler ; celui qui s'est-sauvé avec tant de scandale des mains de la justice, après avoir fait, dans cette terrible journée de Saint-Martin, des choses Lorenzo Trâmaglino ! — Aïe ! » pensa le provincial ; puis il dil : « Cette circonstance m'était inconnue ;-mais Votre Magnificence sait bien que l'un de nos devoirs est précisément d'aller recherchant ceux qui s'égarent, pour les ramener — C'est fort bien ; mais la protection donnée à des hommes égarés d'une certaine espèce ! Ce sont choses épineuses, délicates » El ici, au lieu de gonfler ses joues et de souffler, il serra ses lèvres et aspira autant d'air qu'il avait coutume d'en chasser en soufflant. Puis il reprit : « Il m'a paru à propos de vous faire connaître ce fait, parce que s'il arrivait que Son Excellence Il pourrait être lait quelque démarche à Rome..... que sais-je ? et de Rome vous venir » — Je suis fort obligé à Voire Magnificence de col avis. Cependant je ne doute CHAPITRE XIX. 265 pas que si l'on prend des informations à ce sujet, on ne reconnaisse que le père Cristoforo n'aura eu de relations avec l'homme dont vous parlez que pour lui faire regretter ses torts. Je le connais, le père Cristoforo. — Sans doute, en effet, vous savez mieux que moi ce qu'il fut dans le monde et certaines choses qu'il a faites dans sa jeunesse. — C'est la gloire de cet habit, monsieur le comte, qu'un homme qui a pu, dans le monde, faire parler de lui d'une manière peu favorable, devienne tout autre après qu'il s'en est revêtu. Et depuis que le père Cristoforo le porte, cet habit — Je ne demanderais pas mieux que de le croire, je le dis bien sincèrement ; mais quelquefois, comme dit le proverbe l'habit ne fait pas le moine. » Le proverbe n'était pas au juste celui qu'il fallait là ; mais le comte l'avait rapidement substitué à un autre qui lui était venu sur le bout de la langue. Le loup change son poil, mais non pas ses vices. « J'ai des données, continua-t-il, des motifs de — Si vous savez positivement, dit le provincial, que ce religieux ait commis quelque manquement (nous pouvons tous errer), vous me rendrez un véritable service en me le faisant connaître. Je suis supérieur, très-indigne sans doute ; mais je le suis précisément pour corriger, pour remédier là où c'est nécessaire. — Je vais vous le dire : à cette circonstance fâcheuse de la protection ouverte qu'a donnée ce père à l'individu dont je vous ai parlé, se joint un autre fait désagréable, et qui pourrait Mais nous arrangerons tout cela à la fois entre nous. Il arrive, dis-je, que ce même père Cristoforo s'est mis à tracasser mon neveu, don Rodrigo ***. » — Ah ! voilà qui me fait de la peine, beaucoup de peine, je vous assure. — Mon neveu est jeune, vif ; il se sent ; il n'est pas habitué à être provoqué — Je me ferai un devoir de prendre des informations exactes sur un tel fait. Comme je l'ai dit à Votre Magnificence, et je parle à un homme qui n'a pas moins de justice que d'habitude du monde, nous sommes tous de chair, sujets à l'erreur tant d'un côté que de l'autre ; et si le père Cristoforo n'a pas agi — Que Votre Paternité considère, comme je le disais tantôt, que ce sont choses à finir entre nous, à ensevelir ici, et, qui trop remuées,.... deviennent plus fâcheuses. Vous savez ce qui arrive: ces chocs, ces inimitiés commencent quelquefois par une bagatelle, et puis cela gagne, cela gagne..... Si l'on veut creuser jusqu'au fond, ou l'on n'en vient pas à bout, ou cent autres embarras surgissent. Il faut étouffer, couper court, très-révérend père ; couper court, étouffer. Mon neveu est jeune ; le religieux, d'après ce que l'on m'en dit, a encore l'esprit, les inclinations d'un jeune homme ; et c'est à nous, qui avons nos années que trop, n'est-ce pas, très-révérend père ? » Pour qui eût été présent à ce point de l'allocution, c'eût été comme lorsque, au milieu d'une scène A'opéra séria, une décoration est relevée par mégarde avant le temps et laisse voir un chanteur qui, ne songeant en aucune manière dans ce moment-là qu'il y ait un public au monde, cause avec l'un de ses M 266 LES FIANCES. camarades tout simplement et sans façon. Le visage, le geste, la voix du comte, en disant, ce que trop, tout chez lui fut naturel ; là plus de politique ; c'était bien véritablement qu'il regrettait d'avoir ses années. Non qu'il pleurât les amusements, la brillante vivacité, les charmes de la jeunesse ; frivolité que tout cela, sottises, misères I Son déplaisir provenait d'une cause bien plus importante et d'une pensée plus solide. C'était qu'il espérait un certain poste plus élevé, lorsqu'en surviendrait la vacance, et qu'il craignait de ne pas arriver à temps. Qu'il l'obtînt une fois, et l'on pouvait être certain qu'il ne songerait plus à ses années, ne formerait plus d'autres voeux et mourrait content, comme tous ceux qui désirent vivement une chose assurent le vouloir faire, lorsqu'ils seront parvenus à en jouir. Mais pour le laisser parler, « c'est à nous, conlinua-t-il, à avoir de la prudence pour les jeunes gens, à remédier à leurs écarts. Par bonheur, nous y sommes encore à temps ; la chose n'a pas fait de bruit ; c'est encore le cas d'un bon pnncipiis obsta. Il faut éloigner le feu de la paille. Quelquefois un sujet qui ne fait pas bien dans un endroit, ou dont le séjour peut y avoir quelques inconvénients, réussil à merveille ailleurs. Arotre Paternité saura bien trouver où colloquer convenablement ce religieux. Il se rencontre précisément cette autre circonstance des soupçons qu'il a pu faire naître là où l'on pourrait désirer son changement de résidence ; et en le mettant dans quelque lieu un peu éloigné, nous faisons d'une pierre deux coups ; tout s'arrange de soi-même, ou, pour mieux dire, il n'y a rien de gâté. » Celle conclusion était celle à laquelle le père provincial s'était attendu dès le commencement de l'entretien. «Eh ! c'esl cela, pcnsail-il ; je vois où tu veux en venir ; toujours les mêmes façons de faire ; quand un pauvre moine vous déplaît, messieurs, à vous ou à quelqu'un des vôtres, ou seulement s'il vous l'ail ombrage, tout aussitôt, sans chercher à savoir s'il a lorl ou raison, le supérieur doit le faire déguerpir. » Et lorsque le comte eut fini et soufflé longuement, ce qui équivalait à un point au bout de la phrase : « Je comprends fort bien, dil le provincial, ce que veut dire M. le comte ; mais avant de prendre une mesure — C'esl une mesure et ce n'en est pas une, très-révérend père ; c'est une chose toute naturelle, tout ordinaire ; et, si l'on ne prend ce moyen, et sans retard, je prévois une infinité de désordres, une iliade de malheurs. Quant à un coup de tête,.... je ne pense pas que mon neveu Je suis là quant à cela. Mais au point où l'affaire est arrivée, si nous n'y coupons court, sans perdre du temps, et d'un coup net, il n'est pas possible qu'elle s'arrête, qu'elle demeure secrète et alors ce n'est plus seulement mon neveu C'est tout un guêpier soulevé, très-révérend père. Vous voyez ; nous sommes une famille, nous avons des attenances — Illustres. — Vous m'entendez : tous gens qui ont du sang dans les veines et qui dans ce monde sont quelque chose. Le point d'honneur s'en môle ; cela devient une affaire commune àtous ; et alors celui-là même qui est ami de la paix CHAPITRE XIX. 267 Ce serait un véritable crève-coeur pour moi d'avoir à de me trouver moi qui ai toujours eu tant de penchant pour les pères capucins I Vous autres pères, pour faire du bien, comme vous en faites, à la si grande édification du public, vous avez besoin de paix, de fuir les querelles, de vivre en bonne harmonie avec ceux qui Et puis vous avez des parents dans le monde ; et ces grandes affaires de point d'honneur, pour peu qu'elles durent, s'étendent, se ramifient, mettent enjeu une foule de personnes. [Moi, je mê trouve dans cette bienheureuse charge qui m'oblige à soutenir une Certaine, dignité de position Son Excellence messieurs mes collègues tout devient affaire de corps et d'autant plus avec cette autre circonstance Vous savez comment vont ces sortes de choses. — Dans le fait, dit le père provincial, le père Cristoforo est prédicateur ; et j'avais déjà quelque idée Précisément on me demande Mais dans ce moment, en de telles circonstances, cela pourrait paraître une punition ; et une punition avant d'avoir bien éclairci — Non pas une punition, non : une mesure de prudence, un moyen de convenance réciproque, pour empêcher les choses fâcheuses qui pourraient j'ai déjà expliqué ma pensée. — Entre monsieur le comte et moi, la chose reste dans ces termes-là ; je le comprends. Mais si le fait est tel qu'il a été rapporté à Votre Magnificence, il est impossible, ce me semble, qu'il n'en ait pas transpiré quelque chose dans le pays. Il y a partout des brouillons, des boutefeux, ou tout au moins des curieux malins qui, s'ils peuvent voir aux prises des gens de qualité et des religieux, y trouvent un plaisir exlrêmc ; et ces gens-là vont flairant ce qui se passe, interprètent, bavardent Chacunasa dignité à conserver ; et moi, comme supérieur (fort indigne), j'ai pour devoir exprès L'honneur de l'habit ne m'appartient pas c'est un dépôl dont Monsieur votre neveu, puisqu'il est si animé, selon ce que dit Votre Magnificence, pourrait prendre la chose comme une salisfaction qui lui serait donnée, et je ne dis pas s'en faire gloire, en triompher, mais — Ne le croyez pas, très-révérend père. Mon neveu est un gentilhomme qui dans le monde est considéré selon son rang eteequi lui est dû : mais devant moi c'est un enfant ; et il ne fera ni plus ni moins que ce que je lui prescrirai. Je vous dirai plus : mon neveu n'en saura rien. Qu'avons-nous besoin de rendre compte de nos déterminalions ? Ce sont choses que nous faisons entre nous, en bons amis ; et entre nous elles doivent rester. N'ayez à cet égard nul souci. Je dois être habitué à me taire. « Et il souffla. » Quant aux faiseurs de caquets, reprit-il, que voulez-vous qu'ils disent ? Un religieux qui va prêcher dans un autre pays est une chose si ordinaire ! Et puis d'ailleurs, nous qui voyons nous qui prévoyons nous dont l'affaire est de nous n'avons pas à nous occuper des bavardages. — Cependant, pour les prévenir, il serait bien que, dans cette occasion, monsieur votre neveu fit quelque démonstration, donnât quelque marque publique d'amitié, d'égards non pas pour nous, mais pour l'habit 208 ,' LES FIANCES. i — Sûrement, sûrement ; c'est, juste. Toutefois ce n'est pas nécessaire : je sais que les capucins sont toujours accueillis par mon neveu comme, ils doivent l'être. Il le fait par inclination : c'est un penchant de famille ; et d'ailleurs il sait que la chose m'est agréable. Du reste, dans cette circonstance quelque chose de plus marqué est fort juste. Rapportez-vous-en à moi, très-révérend père. J'ordonnerai à mon neveu C'est-à-dire pourtant qu'il'conviendra de le lui insinuer avec prudence, pour qu'il ne se doute pas de ce qui s'est passé entre nous. Car il ne faudrait pas aller mettre un emplâtre là où il n'y a pas de blessure. El quant à ce dont nous sommes convenus, le plus tôt sera le mieux. El s'il se trouvait quelque endroit un peu lointain pour ûler absolument foule occasion — On me demande précisément de Rimini un prédicateur: et peut-être même, sans autre motif, aurais-je pu jeter les yeux — A. merveille, à merveille. Et quand ? — Puisque la chose doit se faire,, elle se fera bientôt. — Oui, bientôt, bientôt, très-révérend père ; plutôt aujourd'hui que demain. Et, conlinua-l-il en se levant, si je puis quelque chose, moi et les miens, pour nos bons pères capucins — Nous connaissons par expérience les bontés de votre famille, dil le père provincial en se levant aussi et se dirigeant vers la porte, sur les pas de son vainqueur. — Nous avons éteint une étincelle, dit celui-ci en s'arrctant un moment, une étincelle, très-révérend père, qui pouvait allumer un vaste incendie. En Ire bous amis, deux mots suffisent pour arranger bien des choses. Arrivé à la porte, il en ouvrit les deux ballants et voulut à foule force que le père provincial passât le premier: ils entrèrent dans l'autre pièce et se réunirent au reste de la compagnie. C'était une grande application, un grand art, bien des paroles que méfiait ce haut personnage dans la conduite d'une affaire ; mais ce qu'il savait obtenir n'était pas de moindre valeur. En effet, par l'entretien que nous avons rapporté, il parvint à faire, aller à pied frère Cristoforo tic Pcscarenico à Himiui, ce qui est une assez belle promenade. Un soir arrive à Pcscarenico un capucin de Milan, avec un pli pour le père gardien. Dans ce pli est Ynbédience 1 pour frère Cristoforo de se rendre à Itiiuiui, où il prêchera le carême. La lettre adressée au père gardien contient une instruction où il lui est dit d'insinuer au susdit frère qu'il ail. à mettre en oubli toute affaire qu'il pourrait avoir entreprise dans le pays d'où il va partir, et n'y conserver aucune correspondance : le frère porteur de l'ordre doit être son compagnon de voyage. Le père gardien ne dit rien le soir ; le lendemain malin il fait appeler frère Cristoforo, lui montra l'obédience, lui dit daller prendre son panier, son bâton, son suaire, sa ceinture, et, avec le frère qu'il voit là et qui sera son compagnon, de se mettre tout de suite en roule. 1 On sait qu'ainsi s'appelle l'ordre par écrit donné à un religieux par son supérieur pour 1-- faire passer d'un couvent à un autre. CHAPITRE XIX. 261> ,1e vous laisse à penser si le coup fut sensible pour notre religieux. Renzo, Lucia, Agnese lui vinrent immédiatement à l'esprit, et il s'écria, pour ainsi dire, un lui-même : « Oh ! mon Dieu, que vont devenir ces malheureux, quand je n'y senti plus ?.» Mais il leva les yeux au ciel et s'accusa d'avoir manqué de confiance, de s'être cru nécessaire à quelque chose. Il mit les mains en croix sur sa poitrine, en signe d'obéissance, et baissa la. tête devant le père gardien, lequel ensuite le prit à part, et lui donna l'autre avis en fermes de conseil dont la signification était un ordre. Frère Cristoforo alla dans sa cellule, y prit son panier, mit dedans son bréviaire, son carême et le pain du pardon, serra sa robe, sous une ceinture de cuir, dit adieu à ceux de ses confrères qui se trouvaient au couvent, finit par la bénédiction qu'il alla recevoir du père gardien, et prit avec son compagnon le chemin qu'il lui avait été ordonné de prendre. Nous avons dit que don Rodrigo, plus obstiné que jamais dans sa belle entreprise, s'était déterminé à rechercher le secours d'un homme terrible. Nous ne pouvons de celui-ci donner ni le nom, ni le prénom, ni le litre, ni même sur lont cela aucune conjecture ; chose d'autant plus étrange que le personnage est iilé dans plus d'un livre (imprimé ; de ce temps. Que le personnage soit le même, l'identité des faits ne permet pas d'en douter ; mais partout se montre un grand soin à éviter d'en tracer le nom, comme s'il avait dû brûler la plume, les doigts de l'écrivain. Francesco Rivola, dans la vie du cardinal Frédéric Rorromée, ayant à parler de cet homme, l'appelle « un seigneur aussi puissant par ses richesses que noble par sa naissance, » et s'arrête là. Guiseppe Ripanionti, qui, dans le cinquième livre de la cinquième décade de sa Slnria palr/'a, en l'ail inenlion d'une manière plus étendue, le nomme quelqu'un, celui-ci, celui-là, cet homme, ce personnage. « Je rapporterai, dit-il dans son riche laiiii que nous traduisons comme nous pouvons, l'aventure d'un certain homme t.'n soir arrive à Pcscarenico un capucin de. Milan... (P. 268.) 270 LES FIANCES. qui, étant l'un des premiers parmi les grands de la ville, avait établi sa demeure dans une campagne située près des frontières, et là, se donnant sûreté à force de crimes, comptait pour rien les jugements, les juges, toute magistrature, la souveraineté ; menait une vie tout à fait indépendante, donnant asile aux bannis, banni quelque temps lui-même, puis revenu, comme si de rien n'était » Nous emprunterons à cet écrivain quelques autres passages, lorsqu'ils nous viendront à propos pour confirmer ou éclaircir la narration de notre anonyme, avec lequel nous poursuivons noire route. Faire ce qui était prohibé par les lois ou ce qu'empêchait une force quelconque ; être l'arbitre, le maître dans les affaires d'aulrui, sans autre intérêt pour lui-même que le plaisir de commander ; être craint de tous, avoir le pas sur ceux qui avaient coutume de l'avoir sur les autres ; telles avaient été de tout temps les passions principales de cet homme. Dès son adolescence, au spectacle et au bruit de tant d'abus de puissance, de tant de luttes, à la vue de.tant d'oppresseurs, il éprouvait un sentiment tout à la fois de dépit et d'impatiente envie. Jeune, lorsqu'il vivait dans la ville, il saisissait, il recherchait toutes les occasions d'avoir querelle avec les plus laineux en de telles habitudes, de traverser leurs desseins, pour se mesurer avec eux et les faire reculer, ou pour les amener à rechercher son amitié. Supérieur à la plupart d'entre eux en richesses comme en satellites, et poul-ôlre à tous en hardiesse et en constance, il en réduisit plusieurs à renoncer à toute rivalité, il donna de rudes leçons à plusieurs autres, et de plusieurs enfin il se fil des amis ; non des amis au pair, mais tels seulement qu'ils pouvaient lui plaire, tics amis subordonnés, se reconnaissant ses inférieurs et se tenant à sa gauche. Dans le lait cependant il devenait leur agent à tous, l'instrument dont ils se servaient dans leurs entreprises ; car ils ne manquaient jamais de réclamer l'aclion d'un si puissant auxiliaire ; et quant à lui, ne pas répondre à leur appel eût été déchoir de sa réputation, faire défaut à son oeuvre. Dans un semblable train de vie, et soil pour son propre compte, soil pour le compte d'aulrui, il en lit huit que son nom, sa parenlé, ses amis, son audace ne pouvant plus le défendre contre les arrêts de bannissement dont il était frappé et contre toutes les haines puissantes qu'il avait soulevées, il fut obligé de faire retraite et de sorlir du duché. Je crois que c'esl à celle circonstance que se rapporte un trait remarquable de sa vie raconté par Ripamonli : « Lorsque ce personnage cul à vider le pays, le secrel avec lequel il fil la chose, le respect, la timidité qu'il montra, furent tels qu'on va voir. Il traversa la ville à cheval, avec une meute à sa suite, au son de la trompette ; et, en passant devant le palais du gouvernement, il chargea la garde d'un message d'impertinences pour le gouverneur. » Pendant son absence, il n'interrompit point ses pratiques, et ne cessa pas de correspondre avec ses amis, qui demeurèrent unis à lui, pour traduire littéralement Kipamonli, « dans une ligue occulte de conseils atroces et de choses funestes. » Il paraît même qu'alors il forma, avec des personnes plus élevées, certaines relations nouvelles et d'un genre terrible, dont l'historien précité parle avec un laconisme mystérieux. « Quelques princes étrangers, dit-il, se CHAPITRE XIX. 27-1 servirent plus d'une fois de lui pour quelques meurtres importants, et souvent lui envoyèrent de loin des renforts en hommes destinés à servir sous ses ordres. » Enfin (on ne sait au bout de quel temps), soil que son bannissement eût été révoqué par quelque puissante intercession, ou que l'audace de cet homme lui tînt lieu d'immunité, il -résolut de revenir chez lui et y revint en effet ; non toutefois à Milan, mais dans un château louchant aux confins du territoire bergamasque qui était alors, comme on sait, terre vénitienne. « Celte demeure, je cite encore Ripamonli, était comme une officine de mandais sanguinaires : des valets condamnés à perdre la tête et qui avaient pour métier de couper des têtes ; ni cuisiniers ni marmitons qui fussent dispensés de l'homicide ; les mains 'l<ls enfants étaient ensanglantées. » Outre celle maison si dignement compo11 advint, quelquefois que le faible, maltraité, tourmenté pur un puissant oppresseur, se tourna vers lui... (P. 272.) 272 LES FIANCES. sée, il en avait une autre, selon ce qu'affirme le même historien, formée de sujets semblables dispersés et placés comme-en garnison en divers lieux, des deux États sur la limite desquels il vivait ; serviteurs toujours prêts à exécuter ses ordres. Tous les petits tyrans, à une grande distance à la ronde, avaient dû, celui-ci dans une circonstance, celui-là dans une autre, choisir entre l'amitié ou l'inimitié de ce tyran extraordinaire. Mais les premiers qui avaient voulu essayer de la résistance s'en étaient si mal trouvés qu'aucun d'eux ne se sentait le coeur de renouveler la tentative. Ne s'occuper que de ses affaires propres, ne se mêler de rien hors de chez soi, n'était pas même encore un moyen pour conserver envers lui l'indépendance. Un homme arrivait et signifiait de sa part que l'on eût à se désister de telle entreprise, à laisser en repos tel débiteur, et autres choses semblables : il fallait répondre oui ou non. Lorsque entre deux parties confondantes, l'une, était venue, par un hommage de vassal, remettre à son jugement une affaire quelconque, l'autre se trouvait dans la dure alternative de s'en tenir à la sentence qu'il avait rendue, ou de se déclarer son ennemi ; ce qui était la même chose que d'être, comme on disait autrefois, phthisique au troisième degré. Plusieurs, ayant le tort de leur côté, recouraient à lui pour avoir raison par le fait ; plusieurs aussi y recouraient, ayant raison, pour se trouver les premiers sous un tel patronage cLen fermer l'accès à leur adversaire ; et les uns comme les autres devenaient plus spécialement ses hommesliges. Il advint quelquefois qUe le faible, maltraité, tourmenté par un puissant oppresseur, se tourna vers lui ; et lui, prenant le parti du faible, força l'oppresseur à cesser les vexations, à réparer le mal qu'il avait l'ail, à demander excuse ; ou, celui-ci refusant, il lui fit une telle guerre qu'il l'obligea à déguerpir des lieux témoins de sa tyrannie, si même il ne la lui fit payer d'une manière plus prompte et plus terrible. Et, dans des cas semblables, ce nom si redouté et si abhorré avait été un moment béni ; parce que, je ne dirai pas celle justice, mais ce remède, celle compensation quelconque était ce que, dans ces temps-là, l'on n'aurait pu attendre d'aucune force, ni privée ni publique. Plus souvent et même pour l'ordinaire, la sienne avait été, comme elle était encore, l'instrument de volontés iniques, de satisfactions atroces, de caprices enfantés par l'orgueil. Mais les manières si diverses dont il usait de celle force produisaient toujours le même effet, celui d'imprimer dans les esprits une haute idée de ce qu'il pouvait vouloir et accomplir au mépris de l'équité et de l'iniquité, ces deux choses qui opposent tant d'obstacles à la volonté des hommes, et les l'ont si souvent revenir sur leurs pas. La renommée des tyrans ordinaires était communément restreinte dans cette petite étendue de pays où ils étaient les plus riches et les plus forts : chaque district avait les siens, et ils se ressemblaient tellement qu'il n'y avait pas de raison pour que le peuple s'occupât de ceux dont il ne portail pas immédiatement le poids. Mais la renommée de celui dont nous parlons était depuis longtemps répandue dans toutes les parties du Milanais : partout sa vie était le sujet de récits populaires, et son nom signifiait quelque chose d'irrésistible, d'étrange, de fabuleux. La crainte que l'on avait CHAPITRE XIX. 273 partout de ses alliés et de ses sicaires contribuait aussi à ce que l'on pensât toujours et partout à lui. Ce n'était à l'égard de chacun que des soupçons ; car qui aurait osé avouer ouvertement une telle dépendance ? mais chaque tyran pouvait être son allié, chaque bandit l'un des siens ; et l'incertitude même ajoutait au vaste de l'idée, comme à la sombre terreur qu'inspirait la chose même. Chaque fois que dans quelque lieu venaient à paraître des figures de bravi inconnues et plus mauvaises qu'à l'ordinaire, à chaque fait énorme dont on ne pouvait tout d'abord indiquer ou deviner l'auteur, on prononçait, on murmurait tout bas le nom de celui que, grâce à la circonspection, pour ne rien dire de plus, de nos auteurs, nous serons obligé d'appeler l'Innomé. Du grand château de cet homme à celui de don Rodrigo, il n'y avait pas plus de sepl milles ; et ce dernier, aussitôt qu'il fut devenu maître et tyran, avait dû reconnaître qu'à une aussi petite distance d'un tel personnage, il. n'était pas possible de faire ce métier sans en venir aux prises ou marcher d'accord avec lui. Il s'était donc offert à ce redoutable voisin, devenant ainsi son ami, à la manière, c'est-à-dire, de tous les autres ; il lui avait rendu plus d'un service (le manuscrit n'en dil pas davantage) ; et chaque fois en avait rapporté des promesses de réciprocité et de prestation d'aide en toute occasion que ce pût être. Il niellait cependant beaucoup de soin à cacher une telle amitié, ou du moins à ne pas laisser apercevoir jusqu'à quel point elle pouvait être étroite, ni quel en était le caractère. Don Rodrigo voulait bien faire le tyran, mais non le tyran sauvage : cette profession était pour lui un [moyen et non pas un but : il vouai) Chaque l'ois que dans quelque lieu venaient à paraître des figures de bravi... (P. 273.) 27 t Li ;s l'IANCKS lait demeurer librement en ville, jouir des aises, des plaisirs, des honneurs oV. la vie civile : et pour cela il lui J'allai ! user de certains ménagements, tenir compte des liens de parenté, cultiver l'amitié de personnes haul placées, avoir une main sur la balance de la "justice pour la l'aire an besoin pencher de son côté, ou pour la faire disparaître, ou bien encore pour en donner, dans l'occasion, sur la le le de ceux dont on pouvait, plus facilement venir à bout de celle manière que par les armes de la force privée. Or l'iutimilé,-disons mieux, une alliance avec un homme de celle sorte, avec un ennemi déclaré de la force publique, ne lui aurait certainement pas donné beau jeu dans un tel plan de conduite, surloul. auprès du comte son oncle. Ce qu'il ne pouvait cependant cacher d'une semblable amitié pouvail passer pour l'effet de rapporls indispensables avec un homme- dont.l'inimitié élail si dangereuse, et recevoir ainsi son excuse de la nécessité: car celui qui a pris la charge de veiller aux besoins des autres, et qui n'en a pas la vnlonlé ou n'en trouve pas le moyen, consent à la longue à ce qu'on y veille soi-même jusqu'à un certain poinl ; et, s'il ne eonsent pas eu termes précis, il ferme l'o-il. Un malin, don llodrigo sortit, à cheval, en équipage de chasse, avec une petite escorte de bracià pied: leUrisoà rétrier de sa monture, quatre autres derrière: et il s'achemina vers le château de ÏJwwiiir. CHAPITRE XX Le château de Ylinwmr occupait, au-dessus, d'une étroite et ombreuse vallée, la crèle d'une éminmec qui se présente en dehors, d'une âpre chaîne de montagnes, auxquelles on ne saurait dire si elle se rejoint plutôt qu'elle n'en serait séparée par une niasse ardue de rocs amoncelés et par un labyrinthe de grolles et de précipices qui se prolongent à distance du pie sur deux de ses côtés. Le troisième donnant sur la vallée est le sens praticable. La pente estasse'/ rapide, mais égale et conlinue. Vers le haut se voient des pâturages ; dans les plans inférieurs, des champs cultivés, parsemés de petites habitations. An pied est un lil de cailloux. Imtr à lotir, selon la saison, lit d'un faible ruisseau ou d un lorrent fougueux, et (pie les deux Etals avaient alors pour limite. Les monts qui, au-delà de ce ravin, l'iirmenl, pour ainsi dire, l'autre paroi de la vallée, olfrent aussi dans le bas quelques terrains inclinés, mais eu cullure ; le reste H est qu'escarpements et rochers abrnpls, sans autre végétation que quelques buissons dans les crevasses, et sans nul chemin pour y gravir. 276 LES FIANCES. Du haut de son donjon, comme l'aigle de son aire ensanglantée, le farouche seigneur dominait autour de lui tout l'espace où le pied d'un homme pouvait se poser, et ne voyait jamais nul homme au-dessus de sa tête. D'un regard il embrassait toute cette enceinte, les pentes, le fond de la gorge, les voies pratiquées en ces divers lieux. Celle qui, par les nombreux détours de ses rampes, conduisait au terrible manoir, offrait, vue de là-haut, comme les longs replis d'un ruban qui se déroule. De ses fenêtres, de ses meurtrières, le seigneur pouvait compter à son aise les pas de ceux qui venaient, et cent fois pointer contre eux ses armes. Et quand c'eût été une forte troupe, il aurait pu, avec sa garnison permanente de bravi, coucher à ferre ou faire rouler en bas bon nombre des assaillants, avant qu'un seul atteignît le haut delà montée. Du reste, ce n'était pas seulement sur cette cime, mais dans toute la vallée, que nul n'eût osé mettre le pied, même pour le simple passage, s'il n'eût été bien vu du maître du château. El quant aux sbires, celui d'entre eux qui s'y serait montré aurait, été traité comme on traite dans un camp un espion ennemi qui se laisse prendre. On racontait les tragiques histoires des derniers qui avaient voulu tenter rentreprise ; mais déjà c'étaient histoires du vieux temps ; et des jeunes gens de la vallée, nul ne se souvenait d'y avoir vu de cette espèce d'hommes, vivants ou morts. Telle est la description que l'anonyme fait de ce lieu ; quant au nom, pas une syllabe ; et même, pour éviter de nous mettre sur la voie qui nous conduirait à le découvrir, il ne dit rien du voyage de don Rodrigo, et le transporte d'emblée au milieu de la vallée, au pied de l'émincncc, à l'entrée du sentier rapide et tortueux. Là était une hiverne qu'on aurait pu également appeler un corps de garde. Une vieille enseigne suspendue au-dessus de la porte monlrait des deux côtés en peinture un soleil rayonnant ; mais la voix du peuple, qui quelquefois répète les noms, comme on les lui apprend et quelquefois les refait à sa guise, ne désignait celle taverne que par le nom de la Malatmiiv '. Au bruit des pas d'un cheval qui s'approchait, parut sur le seuil un jeune garçon, armé comme un Sarrasin, et qui, après avoir jeté son coup d'oeil au dehors, rentra aussitôt pour avertir trois bandits cpii étaient là jouant avec certaines cartes crasseuses et roulées comme des tuiles. Celui qui paraissait être le chef se leva, vint sur la porte, et, reconnaissant un ami de son maître, le salua respectueusement. Don Rodrigo, lui rendant le salul de fort, bonne grâce, lui demanda si le seigneur se trouvait au château ; et, cette espèce de caporal ayant répondu qu'il le croyait ainsi, le voyageur mil pied à terre, et. jeta les rênes de son cheval au Tiradrillo, l'un des hommes de sa suite. Puis il quitta son fusil et le remit au Monlanarolo, comme pour se décharger d'un poids inutile et monter plus lestement, mais, dans te fait, parce qu'il savait bien qu'il n'était pas permis de gravir celle hauteur avec une telle arme. Il lira ensuite de sa poche quelques berlmghc, elles donna au Tarahuso, en lui disant : « Restez ici, vous autres, à m'attendre ; et, durant ce temps-là, amusez-vous avec ces braves gens. » Il prit 1 La nuit de malheur. CH API THE XX. TU enfin quelques écus d'or et les mit dans lit main du caporal, auquel il dil d'en garder la moitié pour lui, et départager le reste entre ses hommes. Tout cela fait, ne gardant que le Griso, qui avait également déposé son fusil, il entreprit à pied la moulée. En attendant, les trois braviqac nous venons de nommer, et le Squinternotto qui élail le quatrième (quels beaux noms pour nous les avoir conservés si soigneusement ' !), demeurèrent avec les trois de Ylnnomé et avec le jeune garçon élevé pour la ^ potence, et tous se mirent à j] jouer, à trinquer et à se ta- J conter réciproquement-leurs f '% prouesses. ■■$ if .- Un autre bravo de Ylnnomé, î/ij qui montait, rejoignit peu * après don Rodrigo ; il le rc- 1 garilii, le reconnut et mar- i cha de compagnie avec lui, ce i qui sauva à celui-ci l'ennui 1 d'avoir à décliner son nom et | de dire ce qu'il était à tous les || an très qu'il pouvait rencon- s lier et qui ne le connaissaient J point. Arrivé au château, et y ayant été introduit(e,n laissant toutefois le Crise» à la porte), on le lit passer par un labyrinthe de corridors obscurs et par plusieurs salles tapissées de mousquets, de sabres, de per- | liiisanes, et dans chacune des- j quelles étaient quelques brar.i i faisant la garde: puis, après = avoir iiltendu quelque temps, il fui admis dans celle où se I pouvait Ylunonié. Celui-ci vint à lui, répondant à son salut, mais non sans le regarder aux mains et au visage, comme il le faisait par habitude et en quelque sorte involontairement envers foule personne tlonl il recevait la visite, lut-elle de ses amis les pins anciens cl. les mieux éprouvés. Il était grand, brun, chauve ; le peu de cheveux qui lui restaient étaient blancs: des rides sill)e ses fenêtres, le seigneur pouvait compter à son aise, les pas de ceux rpii venaient. (F. 27li.) 1 Le Gris, le Va droit devant lui, le Montagnard, te Trou obscur, le Faiseur de désordres, tel est à peu près le sens de. ces surnoms, composés pour la plupart de mots lombards agencés il une manière plus ou moins bizarre. 278 LES FIANCES. lonnaient son visage ; au premier abord, on lui aurait donné plus des soixante ans qu'il comptait ; mais son maintien, ses mouvements, la dureté marquée de ses traits, le feu sinistre, mais vif, qui brillait dans ses yeux, indiquaient une vigueur de corps et une force d'âme qui auraient paru extraordinaires dans un jeune homme. Don Rodrigo dit qu'il venait pour demander conseil et assistance ; que, se trouvant engagé dans une affaire difficile et où son honneur ne lui permettait pas de reculer, il s'était rappelé les promesses de cet homme qui ne promettait jamais ni trop ni en vain ; et il se mit à lui exposer sa scélérate machination. VInnomé, qui en savait déjà quelque chose, mais d'une manière confuse, l'écoula attentivement, par la curiosité que lui inspiraient toujours de semblables histoires, et encore parce que dans celle-ci se trouvait mêlé un nom qui lui était connu et très-odieux, celui de frère Cristoforo, ennemi déclaré des tyrans, leur ennemi par la parole, et, lorsqu'il le pouvait, par les actions. Don Rodrigo, sachant à qui il parlait, ne manqua point ensuite d'exagérer les difficultés qui étaient à vaincre ; la distance des lieux, un monastère, la signoraf Ici, VInnomé, comme s'il en eût reçu l'ordre d'un démon caché dans son coeur, interrompit subitement ce discours, en déclarant qu'il se chargeait de l'entreprise. Il se fit donner au juste le nom de notre pauvre Lucia, et congédia don Rodrigo, en disant : « Dans peu, je vous ferai savoir ce que vous aurez à faire. » Si le lecteur se souvient de ce misérable Egidio qui habitait tout auprès du monastère où Lucia s'était réfugiée, qu'il sache maintenant que cet homme était l'un de ceux que Ylnnomé s'était le plus étroitement associés pour le crime ; et c'est pourquoi celui-ci avait laissé échapper sa parole si promptement et d'une manière si résolue. Cependant, aussitôt qu'il fut seul, il éprouva, je ne dirai pas du repentir, mais du dépit de l'avoir donnée. Déjà depuis quelque temps il commençait à ressentir, si ce n'est du remords, au moins une sourde inquiétude de ses scélératesses. 1 Celles qui étaient accumulées en si grand nombre dans sa mémoire, si elles ne l'étaient sur sa conscience, se réveillaient chaque fois qu'il en commettait une nouvelle, et se présentaient à son esprit sous un aspect déplaisant et comme trop multipliées ; il lui semblait que c'était augmenter et augmenter toujours un poids déjà incommode. Une certaine répugnance qu'il avait éprouvée dans ses premiers crimes et qui, vaincue ensuite, s'était comme tout à fait éteinte, lui revenait maintenant. Mais autrefois l'image d'un avenir long, indéterminé, le sentiment d'une vie forte et puissante, remplissaient son âme d'une confiance que ne troublait aucune "réflexion ; maintenant, au contraire, les idées de l'avenir étaient celles qui lui rendaient le passé plus pénible. « Vieillir ! mourir ! Et puis ? » Etj chose remarquable, l'image de la mort qui, dans un péril prochain, en face d'un ennemi, redoublait la force de cet homme et suscitait en lui une colère pleine de courage ; cette même image, lui apparaissant dans le silence de la nuit. CHAPITRE XX. 279 au milieu des sûretés de son château, lui apportait une soudaine consternation. Ce n'était pas la mort dans les menaces d'un adversaire mortel lui-même, la mort qu'avec des armes meilleures, un bras plus prompt, on pouvait repousser ; elle arrivait seule, elle surgissait intérieurement ; elle était peut-être encore éloignée, mais à chaque instant elle faisait un pas ; et tandis que l'esprit combattait douloureusement pour en écarter la pensée, elle s'approchait. Dans les premiers temps, les exemples si fréquents, le spectacle, pour ainsi dire, continuel de la violence, de la vengeance, du meurtre, en lui inspirant une féroce émulation, étaient aussi devenus pour lui comme une sorte d'autorité dont il s'appuyait contre sa conscience ; maintenant renaissait de temps en temps dans son âme l'idée confuse, mais terrible, d'un jugement individuel, d'une accusalion indépendante de l'exemple ; maintenant se voir en dehors de la troupe vulgaire des criminels, les avoir tous dépassés, était une idée qui lui faisait quelquefois sentir comme un redoutable isolement. Ce Dieu dont il avait entendu parler, mais que depuis tant d'années il ne songeait pas plus à nier qu'à reconnaître, n'ayant d'autre pensée que de vivre comme si Dieu n'existait pas, ce Dieu maintenant, dans certains moments d'abattement sans cause, de terreur sans péril, lui semblait faire entendre une voix qui lui criait au fond de l'âme : Je suis cependant Dans la première effervescence des passions, la loi qu'il avait tout au moins entendu annoncer au nom de cet être souverain ne lui avait paru qu'odieuse ; maintenant, lorsqu'à l'improviste elle revenait à son esprit, son esprit, malgré lui, la concevait comme une chose à quoi s'attache un accomplissement. Mais, loin de s'ouvrir à personne sur cette inquiétude dont il était nouvellement agité, il la couvrait d'un voile impénétrable, il la dissimulait sous les apparences d'une plus sombre férocité ; et, par ce moyen, il cherchait aussi à se la cacher à lui-même, à l'étouffer dans son coeur. Jaloux de ces temps, puisqu'il ne pouvait ni les anéantir ni les oublier, de ces temps où il commettait le crime sans remords, sans autre pensée que celle du succès, il faisait tous ses efforts pour en obtenir le retour, pour retenir ou ressaisir son ancienne volonté si prompte, si haute, si imperturbable, pour se convaincre lui-même que rien en lui n'était changé. Ainsi, dans cette circonstance, il avait aussitôt engagé sa parole envers don llodrigo, pour se garantir de toute hésitation. Mais à peine l'cut-il vu partir que, sentant diminuer cette fermeté qu'il s'était commandée pour promettre, se sentant peu à peu venir à l'esprit des pensées qui apportaient avec elles la tentation de ne point tenir cette parole et l'eussent amené peut-être à jouer un rôle fâcheux vis-à-vis d'un ami, d'un complice au second rang, il voulut faire finir à l'instant ce combat trop pénible. Il appela le Nibbio ', l'un des plus adroits et des plus hardis parmi les ministres de ses énorinités, et qui était celui dont il avait coutume de se servir pour sa correspondance avec Egidio ; il l'appela, et d'un air résolu lui ordonna de monter sur-le-champ à cheval, d'aller droit à 1 I.« milan, oiseau de proie. 280 LES FIANCES. Monza, d'informer Egidio de rengagement Contracté et de lui demander son concours pour l'accomplir. Le méchant messager fut de retour plus tôt que ne l'attendait son maître , Egidio avait répondu que l'entreprise était facile et sûre ; que l'on n'avait.qu'à envoyer sans retard une voiture avec deux ou trois bravi bien déguisés ; qu'il se chargerait de tout le reste, et mènerait l'affaire. A cet avis, Ylnnomé, quoi que pût être ce qui se passait en lui, commanda immédiatement au Nibbio lui-même de disposer toutes choses selon ce qu'avait dit Egidio, et de partir, avec deux autres qu'il lui nomma, pour cette expédition. Si, pour rendre l'horrible service qui lui était demandé, Egidio n'avait dû compter que sur ses moyens ordinaires-, il n'aurait certainement pas donné si promptement une réponse aussi précise. Mais, dans cet asile même où il semblait que tout devait être obstacle, l'atroce jeune homme avait un moyen connu de lui seul ; et ce qui pour d'autres eût été la difficulté la plus grande était pour lui Un instrument de succès. Nous avons raconté comment la malheureuse signord avait une fois prêté l'oreille à ses paroles ; et le lecteur peut avoir compris que cette fois ce ne fut pas la dernière, qu'elle ne fut que le premier pas dans une carrière d'abomination et de sang. Celle même voix qui, par le crime, avait acquis et force et, l'on peut dire, autorité, cette voix imposa maintenant à son esclave le sacrifice de la jeune innocente que celle-ci avait sous sa garde et sa protection. La proposition parut effroyable à Gertrude. Perdre Lucia par un événement imprévu et sans qu'elle y eût contribué, lui aurait semblé un malheur, un châtiment plein d'amertume : et il lui était enjoint de s'en priver par une noire perfidie, de changer en un nouveau remords un moyen d'expiation. La malheureuse tenta toutes les voies pour se soustraire à l'horrible injonction ; toutes, excepté la seule infaillible, et qui cependant était ouverte devant elle. Le crime est un maître sévère, inflexible, contre lequel ne devient fort que celui qui s'arrache entièrement à son empire. A ce moyen Gertrude ne voulant se résoudre ; elle obéit. Le jour fixé était venu ; l'heure dont on était d'accord approchait ; Gertrude, renfermée avec Lucia dans son parloir particulier, lui faisait plus d'amitiés que de coutume, et Lucia les recevait et y répondait avec une sensibilité toujours plus vive ; comme la- brebis, tremblant sans crainte sous la main du pâtre qui la caresse et la tire doucement à lui, se tourne pour lécher cette main ,-c-t ne sait point qu'à la porte de l'élable l'attend le boucher auquel le pâtre vient de la vendre. « J'ai besoin qu'on me rende un grand service, et vous seule le pouvez. J'ai ici bien des gens à mes ordres, mais personne à qui je me fie. Pour une affaire très-importante que je vous expliquerai plus lard, il est nécessaire que je parle tout de suite à ce père gardien des capucins qui vous a menée ici, ma pauvre Lucia ; mais il faut que personne ne sache que je l'ai envoyé appeler. Je n'ai que vous pour remplir secrètement ce message. » Lucia fut effrayée d'une telle demande ; et avec sa timidité ordinaire, mais CHAPITRE XX. 281 sans cacher une grande surprise, elle allégua aussitôt, pour se dispenser de la commission, les raisons que la signorà devait comprendre, qu'elle aurait dû prévoir : aller ainsi sans sa mère, sans personne, sur un chemin solitaire, dans un pays qu'elle ne connaissait pas Mais Gertrude, instruite à une école infernale, montra de son côté tant d'étonnement et de déplaisir de rencontrer si peu de bonne volonté chez la personne sur qui elle croyait pouvoir compter le plus, elle parut trouver ces objections si vaines : en plein jour, à quatre pas, un chemin où Lucia avait passé peu de temps avant, et qu'il suffisait de lui indiquer, ne le connût-elle pas pour qu'elle ne pût s'y tromper :..... elle en dit tant que la pauvre fille, émue tout à la fois et un peu piquée, laissa échapper ces mots : « Eh bien, que faut-il que je fasse ? — Allez au couvent des capucins, et elle lui indiqua de nouveau le chemin pour s'y rendre : Faites appeler le père gardien ; dites-lui, sans que personne soit là pour vous entendre, de venir me trouver sur-le-champ, mais de ne pas faire connaître que c'est moi qui l'ai envoyé chercher. — Mais que dirai-je à la tourière qui ne m'a jamais vue sortir et qui me demandera où je vais ? — Tâchez de passer sans être vue ; et, si vous ne pouvez, dites-lui que vous allez à telle église, où vous avez promis de faire une prière. » Nouvelle difficulté pour Lucia : faire Un mensonge ; mais la signora se montra de nouveau si affectée de cette résistance, elle lui présenta comme un tort si fâcheux d'oublier la reconnaissance pour écouter un vain scrupule, que li» pauvre fille, plus étourdie de toutes ces paroles et plus émue surtout qu'elle n'était convaincue, répondit : « Eh bien, j'irai. Que Dieu me soit en aide ! » et elle se mit en marche. Lorsque Gertrude, qui, de la grille, la suivait d'un oeil fixe et troublé, lui vit mettre le pied sur le seuil de la porte, elle ouvrit la bouche, comme vaincue par un sentiment irrésistible, et dil : « Écoutez, Lucia ! » Celle-ci se tourna et revint vers la grille. Mais déjà une autre pensée, une pensée habituée à prédominer dans l'esprit de la malheureuse Gertrude, y avait eu de nouveau le dessus. Feignant de n'être pas satisfaite des instructions qu'elle avait données à Lucia, sur le chemin à suivre, elle lui en répéta l'explication, et la congédia en disant : « Faites tout comme je vous l'ai dit, et revenez vite. » Lucia partit. Elle franchit, sans être remarquée, la porte du cloître, suivit la rue, les yeux baissés et en rasant le mur ; elle trouva, par les indications qui lui avaient été données et par ses propres souvenirs, la porte du bourg, et en sortit ; elle marcha, toute recueillie sur elle-même et un peu tremblante, le long de la grande route, arriva bientôt au chemin qui conduisait au couvent, et le reconnut. Ce chemin était, et il est encore, enfoncé entre deux hautes berges couronnées de haies qui le couvrent d'une espèce de voûte. Lucia, en y entrant et le voyant tout à fait solitaire, sentit augmenter sa peur et hâta le pas ; mais, au bout de quelques moments, elle se rassura un peu, en voyant une voiture de voyage arrêtée, et, tout auprès, devant la portière ouverte, deux voyageurs qui regar36 282 LES FIANCES. daient de côté et d'autre, comme incertains sur leur route. En avançant, elle entendit l'un des deux qui disait : « Voici une brave fille qui nous indiquera le chemin. » En effet, lorsqu'elle fut arrivée à la voiture, ce même individu, d'un ton plus poli que sa figure n'était engageante, se tourna et dil : « Jeune fille, pourriez-vous nous indiquer le chemin de Monza ? — En allant par là, vous allez à rebours, répondit la pauvre fille : Monza est de ce côté » et elle se tournait pour le leur montrer du doigt, lorsque l'autre personnage (c'était le Nibbio), la saisissant â l'improviste par la taille, l'enleva de terre. Lucia détourne la tête, pleine d'épouvante, et pousse un cri ; le brigand la jette dans la voiture ; un autre bandit, qui y était assis sur le devant, la reçoit, et, tandis qu'en vain elle se débat, qu'en vain elle crie, il l'assied de force vis-à-vis de lui : un autre encore, lui mettant un mouchoir sur sa bouche, étouffe sa voix. En même temps, le Nibbio monte aussi précipitamment dans la voilure ; la portière se ferme, et l'on part à toute bride. Celui qui avait fait la perfide demande, resté sur la route, jeta un coup d'oeil de l'un et. de l'autre côté, pour voir si quelqu'un ne serait pas accouru aux cris de Lucia ; il n'y avait personne : il s'élança sur l'une des berges en s'accrochant à un arbre de la haie, et disparut. Celui-ci était un des bandits d'Egidio ; il s'était posté, ne faisant semblant de rien, sur la porte de son maître, pour voir Lucia lorsqu'elle sortirail du monastère, l'avait bien observée pour la pouvoir reconnaître, et puis avait couru, par un sentier plus court, l'attendre à l'endroit convenu. Qui pourrait cependant décrire la terreur, tes angoisses tic l'infortunée Lucia ? Qui pourrait exprimer ce qui se passait dans son âme ? Elle ouvrait de grands yeux effarés, par l'impatient désir de connaître son affreuse situation, et elle les refermait aussitôt par l'épouvante et l'horreur que lui causaient ces mauvais visages : elle se tordait sur elle-même, mais elle était tenue de lous les côtés : elle recueillait toutes ses forces, et par élans cherchait à se jeter vers la portière ; mais deux bras nerveux la retenaient connue clouée au fond de la voiture, et quatre autres grosses mains l'y assujettissaient. Chaque fois qu'elle ouvrait la bouche pour pousser un cri, le mouchoir venait le lui arrêter dans la gorge. Au milieu de tout cela, trois bouches d'enfer, prenant la voix là plus humaine qu'il leur était possible de se donner, allaient lui répétant : « Paix, paix, n'ayez pas peur, nous ne voulons pas vous faire de mal. » Apres quelques moments d'une lutte si cruellement animée, elle parut se calmer ; ses bras mollirent ; sa tête tomba en arrière ; sous sa paupière ouverte avec peine, son oeil devint immobile ; et ces affreuses figures qu'elle avait devant elle lui semblèrent se confondre et tournoyer ensemble dans un mélange monstrueux ; les couleurs de ses joues disparurent ; une sueur froide couvrit son visage ; elle s'affaissa sur elle-même et s'évanouit. « Allons, allons, courage, disail le Nibbio. — Courage, courage, répétaient les deux autres coquins ; mais la perle de tout sentiment épargnait en ce moment à Lucia une souffrance de plus, celle d'entendre les exhortations de ces horribles voix. — Diable ! elle semble morte, dit l'un d'eux. Si elle était morte, en effet ? Lucia détourne ta tête, pleine d'épouvante, et pousse un cri... (P. 282.) CHAPITRE XX. 283 — Ah bien oui, morte ! dit l'autre. C'est un de ces évanouissements qui viennent aux femmes. Je sais que, quand j'ai voulu envoyer quelqu'un à l'autre monde, homme ou femme, il en a fallu bien plus. — Allons ! dit le Nibbio, songez à faire votre devoir, et ne vous perdez pas en propos inutiles. Prenez les tromblons dans le caisson de la voiture, et tenezles prêts ; car ce bois où nous entrons est un nid de coquins où il y en a toujours. Non pas comme cela à la main, diable ! Mettez-les derrière votre dos, là, couchés : ne voyez-vous pas que cette fille est une poule mouillée qui, pour un rien, tombe en syncope ? Si elle voit les armes, elle est capable de mourir tout de bon. Et, quand elle sera revenue à elle, prenez bien garde de lui faire peur : ne la touchez pas si je ne vous fais signe. C'est assez de moi pour la tenir. Et ne dites rien ; laissez-moi seul parler. » Cependant, la voiture, allant toujours un train de course, était entrée dans le bois. Au bout de quelque temps, la pauvre Lucia commença à reprendre connaissance, comme si elle sortait d'un profond et pénible sommeil, et elle ouvrit les yeux. Elle eut d'abord quelque difficulté à distinguer les objets effrayants qui l'environnaient, à recueillir ses idées : enfin, elle comprit de nouveau sa terrible situation. Le premier usage qu'elle fit du peu de forces qui lui étaient revenues fut de se jeter encore vers la portière pour s'élancer au dehors ; mais elle fut retenue, et ne put que voir un moment la solitude sauvage du lieu où elle passait. Elle poussa de nouveau un cri ; niais le Nibbio, levant sa grosse main avec le mouchoir : « Allons, lui dit-il le plus doucement qu'il put, ne criez pas ; ce sera mieux pour vous ; mais, si vous ne vous taisez, nous vous ferons rester tranquille. — Laissez-moi aller ! Qui êtes-vous ? Où me conduisez-vous ? Pourquoi m'avez-vous prise ? Laissez-moi aller, laissez-moi aller ! — Je vous dis de ne pas avoir peur. Vous n'êtes pas un enfant, et vous devez comprendre que nous ne voulons pas vous faire de mal. Ne voyez-vous pas que nous aurions pu vous tuer cent fois, si nous avions eu de mauvaises intentions ? Ainsi donc, tenez-vous tranquille. — Non, non, laissez-moi regagner mon chemin : je ne vous connais pas. — Nous vous connaissons, nous .autres. — Oh ! très-sainte Vierge ! Comment me connaissez-vous ?laisssez-moi aller, au nom de Dieu. Qui êles-vous ? Pourquoi m'avez-vous prise ? — Parce qu'on nous l'a commandé. — Qui ? qui ? qui peut vous l'avoir commandé ? — Paix ! dil d'une mine sévère le Nibbio. Ce n'est pas à nous que l'on fait semblables demandes. » Lucia essaya encore une fois de se jeter à l'improviste vers la portière ; mais, voyant que c'était inutile, elle eut de nouveau recours aux prières ; et, la tête baissée, les joues inondées de larmes, d'une voix entrecoupée par les sanglots, joignant ses mains devant ses lèvres : « Oh ! disait-elle, pour l'amour de Dieu et de la sainte Vierge, baissez-moi aller I Quel mal vous ai-je fait ? Je suis 284 LES FIANCES. une pauvre créature qui ne vous ai fait aucun mal. Celui que vous m'avez fait, vous autres, je vous le pardonne du fond du coeur ; et je prierai Dieu pour vous. Si vous avez une fille, une femme, une mère, pensez à ce qu'elles souffriraient dans l'état où je me trouve. Souvenez-vous que nous devons tous mourir, et qu'un jour vous désirerez que Dieu vous fasse miséricorde. Laissez-moi aller, laissez-moi ici : le bon Dieu nie fera trouver mon chemin. — Nous ne pouvons pas. — Vous ne pouvez pas ? Oh ! Seigneur ! Pourquoi ne pouvez-voUs pas ? Où voulez-vous me mener ? Pourquoi ? — Nous ne pouvons pas ; c'est inutile : n'ayez pas peur ; nous ne voulons pas vous faire de mal : tenez-vous tranquille, et personne ne vous touchera. » Toujours plus désolée, toujours plus effrayée en voyant que ses paroles ne produisaient nul effet, Lucia tourna sa pensée vers celui qui tient dans sa main le coeur des hommes et qui n'a qu'à vouloir pour toucher les plus insensibles. Elle se serra le plus qu'elle put dans le coin de la voiture, croisa ses bras sur sa poitrine, et pendant quelques minutes pria mentalement. Puis, tirant de sa poche son chapelet, elle se mit à dire le rosaire avec plus de foi et de ferveur qu'elle ne t'avait fait de sa vie. De temps en temps, espérant avoir obtenu la miséricorde qu'elle implorait, elle eh revenait à prier ces hommes, mais toujours sans fruit. Puis elle perdait de nouveau l'usage de ses sens ; puis elle les recouvrait, pour revivre à de nouvelles angoisses. Mais le coeur nous manque pour les décrire plus longuement. Une douloureuse pitié nous presse d'arriver au terme de ce voyage qui dura plus de quatre heures, et après lequel nous aurons à passer d'autres heures bien cruelles encore. Transportons-nous au château où l'infortunée était attendue. Elle était attendue par Ylnnomé dont l'inquiétude, l'agitation en ce moment était chez lui tout insolite. Chose étrange ! Cet homme qui avait de sang-froid disposé de tant de vies, qui dans un si grand nombre de ses actions n'avait compté pour rien les douleurs qu'il faisait souffrir, si ce n'est quelquefois pour y savourer une féroce volupté de vengeance, cet homme aujourd'hui, lorsqu'il ne s'agissait que d'une personne inconnue de lui, d'une pauvre et obscure villageoise, éprouvait, à s'emparer d'elle, une sorte de répugnance, je dirais presque de frayeur. D'une fenêtre élevée de son château, il regardait depuis quelque temps vers un débouché de la vallée ; et voilà la voiture qui paraît et s'avance lentement. Car la première partie du voyage faite d'une manière si rapide avait amorti l'ardeur des chevaux et dompté leurs forces. Bien que, du point d'où il la voyait, cette voiture ne parût guère que comme un de ces petits carrosses que l'on donne pour jouets aux enfants, il la reconnut à l'instant même et sentit son coeur battre plus fort. « Y sera-t-elle ? pensa-t-il aussitôt ; et il ajouta, toujours en lui-même : Que d'ennuis cette créature me cause ! Délivrons-nous-en. » Et il se disposait à dépêcher sur-le-champ l'un de ses bandits au-devant de la voiture pour ordonner au Nibbio de tourner bride et de conduire cette personne au château de don Rodrigo. Mais un non impérieux, qui résonna dans son âme CHAPITRE XX. 285 lit évanouir ce dessein. Tourmenté cependant du besoin d'ordonner quelque chose, ne pouvant supporter une attente inactive pendant que la voiture venait à petits pas, comme une trahison, que sais-je ? comme un châtiment, il fit appeler une vieille femme qui était à son service. Cette femme était née dans ce château, d'un ancien concierge de l'habitation, et y avait passé toute sa vie. Ce qu'elle avait vu et entendu dès le berceau avait imprimé dans son esprit une grande et terrible idée du pouvoir de ses maîtres ; et la principale maxime qu'elle avait puisée dans les instructions qu'elle avait reçues et les exemples à l'appui, était qu'à ces maîtres il fallait obéir en toute chose, parce qu'ils pouvaient faire beaucoup de mal et beaucoup de bien. L'idée du devoir déposée comme un germe dans le coeur de tous les hommes, en se développant dans le sien en même temps que dés sentiments de respect, de crainte et d'avidité servile, s'était associée et adaptée à ces sentiments mêmes. Lorsque Ylnnomé, devenu maître, commença à faire usagé de sa force delà manière épouvantable que nous avons racontée, elle en éprouva dans le principe une certaine déplaisance et tout à la fois un sentiment plus profond encore de soumission. Avec le temps elle s'était habituée à ce qu'elle avait sans cesse devant les yeux et aux oreilles. La volonté puissante et sans frein d'un si haut seigneur était pour elle comme une espèce de justice fatale. Fille déjà mûre, elle épousa l'un des gens de la maison, qui, peu après, étant allé à une expédition périlleuse, avait laissé ses os sur un chemin. La vengeance que le seigneur tira de cette mort procura à la veuve une consolation féroce et accrut en elle l'orgueil de se trouver sous une telle protection. De ce moment elle ne mit plus que bien rarement le pied hors du château, et peu à peu il ne lui resta d'autres idées de la vie humaine que celles qu'elle recevait en ce lieu. Elle n'était chargée d'aucun service particulier ; mais, dans cette nombreuse compagnie de bandits, il ne se passait pas de jour que pour l'un ou pour l'autre elle n'eût quelque chose à faire, et c'était son tourment. Tantôt des bardes à recoudre, tantôt le repas à préparer bien vite pour ceux qui revenaient d'une expédition^ tantôt des blessés à soigner. Les ordres de ces gens, leurs remerciements, leurs reproches, étaient constamment assaisonnés de railleries et d'injures. La vieille était son nom habituel ; les accessoires que toujours quelqu'un d'eux y attachait, variaient selon les circonstances et l'humeur du personnage. Pour elle, contrariée dans sa paresse, et provoquée dans sa disposition à la colère, c'est-à-dire exercée dans deux de ses passions prédominantes, elle répondait quelquefois à ces compliments par des paroles on Satan aurait encore plus reconnu de son génie que dans celles des provocateurs. « Tu vois là-bas cette voiture ? lui dit le soigneur." — Je la vois, répondit la vieille en portant en avant son menton pointu et en écarquillant ses yeux enfoncés, comme si elle eût voulu les pousser à fleur de leur orbite. — Fais sur-le-champ disposer une chaise à porteur ; mets-toi dedans, et fais- 286 LES FIANCES. toi porter à la Malanotte. Mais qu'on se hâte, afin que lu y arrives avant cette voiture, qui, au reste, s'avance du pas de la mort. Dans cette voiture il y a il doit y avoir une jeune fille. Si elle y est, dis au Nibbio, de ma part, qu'il la mette dans la chaise et qu'il vienne tout de suite me trouver. Tu resteras dans la chaise avec cette jeune fille ; et quand vous serez ici toutes deux, tu la conduiras dans la chambre. Si elle le demande où lu la mènes, à qui est ce château, garde toi de — Oh ! dit la vieille. — Mais, continua Ylnnomé, rassure-la. — Que dois-je lui dire ? — Ce que tu dois lui dire ? Rassure-la, encore une lois. Es-tu donc arrivée à ton âge sans savoir comment on rassure les gens, quand on veut ? N'as-tu jamais eu le coeur en peine ? N'as-tu jamais eu peur ? Ne connais-tu pas les mots qui font plaisir dans ces moments-là ? Dis-lui de ces mots : trouve-les, de par le diable ! Va. » El lorsqu'elle fui partie, il resta encore quelque temps à la fenêtre, les yeux fixés sur celle voiture qui paraissait déjà beaucoup plus grande. Puis il les leva vers le soleil qui, dans ce moment, se cachait derrière la montagne ; puis il regarda les nuages épars au-dessus, et qui, de bruns qu'ils étaient, devinrent presque en un instant couleur de feu. Il se relira, ferma la fenêtre, et se mit à marcher en avant et en arrière dans la chambre, du pas d'un voyageur pressé. .. Il resta encore quelque temps à la fenêtre. (P. 286. CHAPITRE XXI. La vieille avait couru exécuter les ordres qu'elle avait reçus et en donner elle-même avec l'autorité attachée à ce nom qui, de quelque bouche qu'il se lit entendre en ce lieu, faisait faire à lous diligence ; car il ne venait à l'idée de personne que nul pùl être tissez hardi pour l'employer faussement. Elle se trouva, comme il lui avait été prescrit, à la Malanotte, un peu avant que la voilure y fût arrivée ; et, lorsqu'elle la vil venir, elle sortit de la chaise à porteur, fil signe au cocher d'arrêter, s'approcha de la portière, et rapporta tout bas au Nibbio, qui avait mis la tête dehors, les ordres de leur maître. Lucia, au moment où la voilure s'arrêta, fît un mouvement et revint d'un» espèce de léthargie. Elle sentit de nouveau tout son sang se bouleverser ; et la bouche béante, les yeux effarés, elle regarda autour d'elle. Le Nibbio s'était retiré en arrière, et la vieille, avec le menton sur la portière, les yeux dirigés vers Lucia, disait : « Venez, la jeune tille ; venez, ma pauvre enfant ; venez avec moi, qui ai ordre de vous bien traiter.el de vous rassurer. » Au son d'une voix de femme, la pauvre fille eut en effet un moment d'espérance et de soulagement ; mais elle retomba tout aussitôt dans une frayeur plus sombre encore. «Qui èles-vous ?» dit-elle d'une voix tremblante, en fixant un regard étonné sur le visage de la vieille. « Venez, venez, pauvre enfant, » répétait celle-ci. Le Nibbio et les deux autres jugeant, par les paroles et la voix si exlraorilinaireinent radoucie de cette femme, quelles devaient èlrc les intentions du maître, lâchaient, d'engager par la douceur hi malheureuse prisonnière à obéir. Mais elle eonlinuail de regarder au dehors ; et quoique ht vue d'un lieu sauvage qu'elle ne connaissait point, et l'air d'assurance de ses gardiens, ne lui permissent pas d'espérer du secours, elle 288 LES FIANCES. ouvrait cependant la bouche pour crier, lorsque, voyant le Nibbio faire les gros yeux par lesquels s'annonçait le mouchoir, elle se retint, trembla, se tourna de côté, fut prise et mise dans la chaise. La vieille s'y mit après elle. Le Nibbio dit aux deux autres coquins de marcher derrière, et entreprit lui-même la montée d'un pas rapide, courant à l'appel de son seigneur. « Qui êtes-vous ? demandait Lucia d'un ton d'alarme à cette laide figure qui lui était inconnue. Pourquoi suis-je avec vous ? Où suis-je ? Où me conduisezvous ? — Chez quelqu'un qui veut vous faire du bien, répondait la vieille ; chez un grand Heureux ceux auxquels il veut faire du bien ! Bonne fortune pour vous, bonne fortune. N'ayez pas peur ; soyez contente ; car il m'a commandé de vous rassurer. Vous le lui direz, n'est-ce pas, que j'ai tâché de vous rassurer ? — Qui est-il ? Pourquoi ? Que veut-il de moi ? Je ne lui appartiens pas. Ditesmoi où je suis ; laissez-moi aller ; dites à ces gens qu'ils me laissent aller ; qu'ils me portent dans quelque église. Oh 1 vous qui êtes femme, au nom de la Vierge Marie ! » Ce nom saint et plein de douceur, que la misérable femme avait répété avec vénération dans son jeune âge, et qu'ensuite elle n'avait plus invoqué ni peutêtre entendu prononcer depuis tant d'années, faisait maintenant sur son esprit une impression vague, étrange, lente à se produire, comme serait le souvenir de la lumière chez un vieillard devenu aveugle dans son enfance. Cependant Ylnnomé, debout sur la porte du château, regardait en bas, et voyait la chaise venir à petit pas, comme tantôt la voiture, et, en «avant, il voyait le Nibbio qui, à chaque instant, la laissait à plus grande dislance, en montant au pas de course. Lorsqu'il fut arrivé, le seigneur lui fit signe de le suivre et alla avec lui dans un appartement du château. « Eh bien ? lui dit-il en s'arrêtant là. — Tout à souhait, répondit le Nibbio en s'iiiclinanl. L'avis à point nomme, la femme de même, personne sur l'endroit, un seul cri, et personne n'a paru, le cocher alerte, les chevaux parfaits, nulle mauvaise rencontre ; mais — Mais quoi ? — Mais j'avoue que j'aurais mieux aimé avoir l'ordre de lui lirer un coup de fusil dans le dos, sans l'entendre parler, sans voir son visage. — Quoi ? qu'est-ce ? que veux-tu dire ? — Je veux dire que tout ce temps, tout ce temps Elle m'a trop fait compassion. — Compassion ! Que sais-tu, loi, de compassion ? Qu'esl-ce que la compassion ? — Je ne l'ai jamais si bien compris que cette fois : c'est une chose, la coinpassion, qui est un peu comme la peur : si vous la laissez vous saisir, vous n'êtes plus homme. — Voyons un peu comment a fait cette fille pour te faire compassion ? Mais un autre non intérieur, plus impérieux que le premier, lui défendit d'achever. CHAPITRE XXI. 289 « Non, dit-il d'une voix résolue, comme pour s'exprimer à lui-même l'ordre de cette voix secrète, non : va te reposer ; et demain matin, tu feras ce que je te dirai. » « Cette fille a quelque démon pour elle, pensail-il ensuite, lorsqu'il fut resté seul, et en se tenant debout, les bras croisés sur la poitrine, les yeux fixés sur une partie du plancher où les rayons de la lune, entrant par une fenêtre élevée, dessinaient un carré de lumière pâle, coupée en échiquier par l'ombre des gros barreaux de fer, et en traits plus menus par celle des petits compartiments des vitres. Elle a quelque démon ou quelque ange qui la protège..... Compassion au Nibbio ! Demain matin, demain matin de bonne heure, qu'elle soit hors d'ici ; qu'elle suive sa destinée, et qu'il n'en soit plus question. Que cet animal de don Rodrigo ne me vienne pas rompre la tête de ses remercîments, parce que je ne veux plus entendre parler de cette fille. Je l'ai servi, parce que j'ai promis ; et j'ai promis parce que c'est mon destin. Mais je veux que le malheureux me le paye bien, ce service. Voyons un peu » Et il voulait imaginer quelque chose de scabreux à lui demander en compensation et comme, par punition ; mais ces mots vinrent de nouveau traverser son esprit : « Compassion au Nibbio ! Comment peut-elle avoir fait ? continuait-il, entraîné par cette pensée. Je veux la voir Eh non ! Oui, je veux la voir.» Et de chambre en chambre en chambre il parvint à un petit escalier, puis à tâtons il monta jusqu'à celle de la vieille, et frappa du pied contre la porte. « Qui est là ? — Ouvre. » A cette voix, la vieille fille fil trois bonds, et tout aussitôt on entendit le verrou courir dans ses tenons, et la porte s'ouvrit toute grande. VInnomé, de l'endroit où il était, donna un coup d'oeil tout à l'entour ; et, à la lumière d'une lampe qui brûlait sur une table, il vit Lucia accroupie par terre, dans le coin le plus éloigné de la porte. « Qui t'a dit de la jeter là commeun sac de linge sale, misérable ? dit-il à la vieille, d'un air de colère. — Elle s'est mise où elle a voulu, répondit humblement celle-ci. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour la rassurer : elle peut le dire elle-même ; mais il n'y a pas eu moyen. — Levez-vous, » dit Ylnnomé à Lucia, en «'approchant d'elle. Mais Lucia qui, au coup donné contre la porte, à la vue de cette porte qui s'ouvrait, à l'apparition de cet homme, au son des paroles qu'il lui adressait, avait senti dans son âme effrayée le saisissement d'une nouvelle frayeur, ne s'en tenait que plus étroitement bloltic dans son coin, le visage caché dans ses mains, et ne remuant que pour trembler de tous ses membres. « Levez-vous, je ne veux pas vous faire de mal et je puis vous faire du bien, répétale seigneur Levez-vous ! dil-il ensuite en faisant tonner sa voix, irrité qu'il était d'avoir deux fois commandé en vain. — Oh ! Monseigneur ! si longtemps ! Pleurer, prier et faire certains yeux el devenir pâle, pâle comme une morte, et puis sangloter., et puis de nouveau prier, et certaines paroles 37 2 fin LES FIAXCKS. <( ,1e ne veux pas celle lille chez moi. pensait Y/inwi/if. pemtant que l'aiilre parlait. .1 ;ii l'ail une snllisc en mongageani : niais j'ai prnmis. j'ai proniis. (Juitnd elle sera 1 ■ >i11 •> El levant la tête (l'un air de coinmandenienl. " Miiinlemml. dil-il an Xibbio. mels de côté la compassion : munie à cheval. prends un compagnon, deux si In veux, et cours à ht demeure de ce-don li<>- drigo ipie lu sais. Dis-lui qu'il envoie lniil de suile mais lotit de Miilo, parce qu'autrement » Ciimine si elle eût. recouvré des forces par sa frayeur même, la Irop malheureuse lille se mil subitement à genoux : et joignant ses mains, connue elle eùl l'ail devant une sainlc image, elle leva les yeux vers le visage de I Innninr. les rebaissa aussiIùt. et dit : « .Me voilà: luez-iuoi. — Je vi m s ai dil que je-neveux pas vous faire de mal. répond ii d Une voix adoucie Ylitimnié. en fixant ses regards sur celle ligure altérée par l'épouvante et le chagrin. — Courage, courage, (lisait la vieille: il vous le dil lui-même, qu'il ne veul pas vous l'aire de mal. — El pourquoi, reprit Luciti. dune voix où. à travers le I reinhleiuent de la erainlc. si 1 faisait senlir une certaine assurance d'indignation désespérée, pourquoi nie faites-vous souffrir les peines de l'enfer ? Une vous ai-je l'ait ? — Vous aurait-on malt railéc ? Pariez. — Oh ! mail railéc ! on m'a prise, par Ira bison, par force ! Pourquoi ? Pourquoi m'ii-f-on prise ? Pourquoi suis-je ici ? Où suis-je ? ,1c suis une pauvre lille : que vous ai-je l'ail ? Au iioni de Dieu — Dieu. Dieu, iiiterroinpil- Yliinnmr, toujours Dieu. Ceux qui ne peiiveiil •>(• défendre par eux-niènies. qui n'oul pas la force pour eux. mil toujours ce Dieu à mettre en avant, comme s'ils lui avaient parlé. One prétendez-vous parce mol-là ? Me l'aire ? et il n'acheva pas la phrase. — Oh ! monsieur ! prétendre ! A quoi puis-je prétendre, moi faible créai lire que je suis, sinon à ce ([ne vous usiez, pour moi de miséricorde ? Dieu pardonne tant de choses pour une leuvre de miséricorde ! Laisse/.-moi aller: de grâce, laissez-moi aller ! Ou ne gagne rien, quand on doil un jour mourir, à faire tant soull'rir une pauvre lille. Oh ! vous qui pouvez, commander, diles qu'on nie laisse aller ! On m'a porter ici par force. En voyez-moi avec celle feininc à "'. où e-l ma mère. Oh ! Irès-sainle Vierge ! ma mère ! ma mère, par eharilé. ma mère ! Peut-èlre n'esl-elle pas loin d'ici j'ai vu mes montagnes ! Pourquoi me faites-vous soull'rir ? Faites-moi conduire dans une église, ,1e prierai pour Million le ma vie. Oue vous en coùle-l-il de dire un mol ? Oh ! je vous \ ois louché de compassion : diles un mol. diles-le. Dieu pardonne tant de choses pour une (eiivre de miséricorde ! — I lll ! que n'esl-elle la lille d'un de ces misérables qui m'ont banni ! pensai ! YImioiiir: d'un de ces lâches qui voudraient me voir niorl ! .le jouirais maintenant de ses lamenialions : et au conlraire - Ne repoussez, pas une bonne inspiration ! poursuivait avec chaleur la pauvre Lucia. ranimée par un certain air diiésilalion qu'elle vo\ ail sur la ligure et dans la contenance de sou Ivran. Si vous ne nie l'ai les celle uràcc. Dieu me la l'.II.VPITliE XXI.

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fera : il nie fera mourir, et pour moi ce sera Uni: mais vous ! Peul-èlre un jour, vous aussi Mais non. non : je prierai toujours le Seigneur de vous préserver de tout mal. One vous en coùl.e-l-il de dire un mol ? Si voussaviez.ee que c'est que. de soull'rir de telles peines ! — Allons, prenez, courage, interrompu Y In un m p. avec une douceur dont la vieille l'ut ébahie. Vous ai-je l'ail aucun niai ? Votisai-je menacée ? — ( th non ! Je vois que vous avez bon cieur. et que vous prenez pilié d'une pauvre créalure. Si vous vouliez. vous pourriez nie faire peur plus que 11nts les autres, vous pourriez me faire mourir ; et au lieu de cela. vous m'avez un peu soulagé le eirur. Dieu vous le rendra. Achevez l'ieuvrc de miséricorde : laissez-moi libre, laissez-moi libre. Demain malin - Oh ! dès à présent. db>- à présent - Demain malin, nous nous i-everroiis. vous dis-je. Eu alienilanl. prenez courage, lieposez-vous. Vous devez avoir besoin de nourriture. On va vous en apporter. - .Non, non . je meurs si quelqu'un cuire ici. je meurs. ('.onduise/.-iuoi à l'église les pas ([ne vous ferez. Dieu vous eu tiendra compte. lue femme viendra vous apporter à manger, dil Y In mimé : et il s'élunna ini-mèine qu'un Ici expédient lui lui venu à l'esprit, et qu'il ei'il eu besoin il eu chercher un. pour rassurer une rhéiivr femme. El loi. repril-il aussilol en se louruaul vers la vieille, engage-la à manger: fais-la coucher dans ce lii. et si elle y conseil !, lu pourras l'v niellre avec elle: aul reuielil. lu peux bien, polir une imil . coucher par terre. ila-siirc-la. le dis-je: liens-la contente. El qu'elle n'aiI pas à se plaindre ■ le loi ! Cela dil.il alla rapidenieiil vers la pi nie. Lucia se leva et courul pour le retenir et renouveler sa prière: mais il a va il disparu. ■■ Oh ! malheureuse que je siii» ! Fermez, fermez tout de suile. ■• VA lorsqu'elle . .. (1M III' ;I pn-c |i ;u- !r ;iliis<iii. par I'CH-CI-... IViurijUni suis-j.. ici-.'... 1\ i !Kl. -29'2 LES FIA X CE S. eulentenilu les ballants se rejoindre et le verrou courir, elle retourna se blottir dans son coin. «Oh ! malheureuse que je suis ! s'écria-t-elle de nouveau en sanglotant, qui pourrai-jo maintenant prier ? Où suis-je ? Dites-moi, vous, par charité, dites-moi qui est ce monsieur qui est celui qui m'a parlé. — Qui il est, n'est-ce pas ? Oui il est ? Vous voudriez me le faire dire. A d'auIres quant à ça, nui belle. Parce qu'il vous prolége, vous avez pris de l'orgueil ; vous voulez être satisfaite et que j'en paye les frais. Allez le lui demander à lui-même. Si je vous contentais encore en cela, je n'aurais pas, pour nui part, de ces bonnes paroles que vous avez, vous, entendues. Je suis vieille, moi, je suis vieille, conlinua-l-elle en grommelant tout hits. Peste soil tles jeunes filles qu'on aime à voir pleurer comme à voir rire, et qui ont toujours raison ! » Mais entendant Lucia sangloter, et la parole du maître lui revenant à l'esprit impéralivc et menaçante, elle se pencha vers lit pauvre lille rencoignée. et d'une voix radoucie elle reprit : « Allons, je ne vous ai rien dit de mauvais. Soyez de bonne humeur, ne me demandez pas «le ces choses que je ne puis vous dire, et quant au reste, ne vous inquiétez point. Oh ! si vous saviez, que de gens seraient itises de l'entendre parler comme il vous a parlé, à vous ! Soyez de bonne humeur ; tout à l'heure le souper va venir ; et moi qui comprends au langage qu'il vous a tenu, je suis sûre que ce sera du hou. FI puis vous vous mettrez an Hl, et vous m'y laisserez bien une polile place, j'espère ? ajniila-l-ellc d'une voix où, malgré elle, perçait l'aigreur. — Je ut ; veux pas manger, je ne veux pas dormir. Laissez-moi tranquille ; ne vous approchez pas ; ne vous en allez pas ! — Allons, allons, je reste là », dit la vieille, en se retirant et s "asseyant, sur une vieille chaise, d'où elle jetait snr la pauvre, lille certains coups d'ieil de crainte et de jalousie tout. ensemble ; et, puis elle regardait sa couche, eu enrageant d'eu être peut-être exclue pour foule la nuil. et en inurniurant contre le froid. Mtiis elle se réjouissait à la pensée du souper, et par l'espérance qu'il y en aurait pour elle. Lucia ne s'apercevait pas du froid, ne senlail pas la faim, et, dans une sorte d"éfotii'ilissemenl, n'avait de ses douleurs, de ses terreurs même, qu'un sentiment confus semblable aux images rêvées par une personne saisie île la lièvre. 151 le-tressaillit lorsqu'elle.entendit frapper : et, relevant son visage empreint d'elfroi, elle cria : « Wui est-ce ? qui est-ce ? Que personne ne vienne ! — Ce n'esl rien, ce n'est rien ; bonne nouvelle, dit la vieille, c'est Maria qui apporte à manger. — Fermez, fermez ! criait Lucia. — Eh ! mais oui, l'on va fermer», répondit la vieille: cl. prenant une corbeille des mains de celle Maria, elle la renvoya, referma et vint, poser la corbeille sur une table au milieu de la chambre. Puis elle engagea Lucia plusieurs fois à venir profiler de ces bonnes choses. Elle employait les paroles qui devaient être, selon elle, les plus efficaces pour nicllre la pauvre lille en appétit. 1511e multipliait ses exclamations sur l'excellence des mets : « Morceaux, ilisail-cllo. qui. lorsque des gens comme nous peuvent parvenir à en gnûler. leur restent long- CHAPITRE XXI. 293 temps dans la mémoire. Du vin que boit le maître avec ses amis quand il en vient quelqu'un le visiter et qu'ils veulent se mettre en joie ! Hem ! » Mais voyant que tous ses moyens de tentative étaient inutiles : « C'est vous qui ne voulez pas, dit-elle. N'allez pas ensuite lui dire demain que je n'ai pas l'ail ce que j'ai pu pour vous donner courage. Je mangerai, moi ; et il en restera encore plus qu'il n'en faut pour vous, quand le bon sens vous reviendra et que vous voudrez obéir. » En disant ces mots, elle se mil avidement à l'oeuvre. Lorsqu'elle fui rassasiée, elle se leva, alla vers le coin, et se penchant sur Lucia, elle l'engagea de nouveau à manger, pour se mettre ensuite au lit. » Non, non, je ne veux rien, répondit celle-ci d'une voix faible et comme endormie. Puis, d'un Ion plus animé, elle reprit : La porte est-elle fermée ? bien fermée ? » 151, après avoir regardé autour d'elle dans la chambre, portant ses mains en avant, d'un pas craintif, elle allait vers cette porte. La vieille y courut avant elle, mil la main sur le verrou, le secoua et dil : •< Entendez-vous ? Voyez-vous ? Esl-ce bien fermé ? Eles-vous contente maintenant. ? — Oh ! conlonle ! Moi contente ici ! dit Lucia, en se remettant, dans son coin. Mais le bon Dieu sait que j'y suis. — Venez vous coucher. One voulez-vous faire là par terre comme un chien ? A-l-oii jamais vu refuser ses aises quand on peut les prendre ? — Non. non, laissez-moi tranquille. — C'esl vous qui le Voulez. Voyez, je vous laisse la bonne place ". je me mets sur le bord ; je serai mal à l'aise pour vous. Si vous voulez venir vous mettre, au lit, vous savez comment vous devez faire. Ilappelez-vous que je vous en ai priée bien des fois. » Cela dit, elle se fourra tout habillée sous les couvertures ; et il n'y eut plus que silence. Lucia se tenait, immobile dans ce coin, toute ramassée sur elle-même, les ... Oli ! si vous .saviez <jue de gens seraient aises Je l'enteiuli'i: parler connue il vous ;i parlé !... (P. 2i)2.i -2M LIS S FIANCES. genoux relevés, les mains appuyées sur les genoux, et le visage, caché dans les mains. Ce n'était chez elle ni veille ni sommeil, mais une rapide succession, une alternative confuse de pensées, d'imaginations, de frayeurs. Tantôt, mieux à elle-même, et se rappelant plus distinctement les horreurs qu'elle avait vues cl. souffertes dans celle journée, elle s'arrêtait douloureusement aux circonstances de l'obscure et redoutable réalité qui pesait sur elle ; tantôt son esprit, transporté dans une région [plus obscure encore, se débilitait contre les fantômes nés de l'incertitude et de lit terreur. Elle passa de longs moments dans celle angoisse ; enfin, plus que jamais fatiguée, abattue, elle allongea ses membres endoloris, s'étendit ou lomha étendue, et demeura quelque temps dans un étal qui ressemblait davantage à un véritable sommeil. Mais, tout à coup, elle fit un mouvement, connue à l'appel d'une voix intérieure, et elle éprouva le besoin de mieux sortir de son engourdissement, de rappeler foules ses facilites, de connaître où elle était, comment et pourquoi elle était là. Elle prêta l'oreille à un bruit ; c'était le ronllemenf lent, et. raiique de la vieille ; elle ouvrit les yeux, et vil une faible, clarlé tpti paraissait et disparaissait tour à four : c'était le lumignon de la lampe qui, prêt à s'éteindre, jetait une lumière vacillante et, la relirait, pour ainsi dire aussitôt, comme l'onde qui va et vient sur la rive ; et celle lumière, fuyant les objets avant qu'ils eussent pris d'elle une forme et une couleur distinctes, ne les offrait aux regards ded'infortunée captive que comme une succession d'images incohérentes, comme une sorte de chaos. Mais bientôt les impressions récentes que son esprit avait reçues, venant, s'y reproduire, l'aidèrent à distinguer ce qui paraissait confus à ses sens. Tout à fait réveillée, elle reconnut sa prison. Tous les souvenirs du jour horrible qu'elle venail de passer, foutes les ferreurs de l'avenir, l'assaillirent à la fois. Cette tranquillité même après tant d'agitations, celle espèce de repos, cri abandon où elle étail laissée, lui causaient, une terreur nouvelle : elle fui vaincue par un Ici senliinent de soullVance qu'elle- désira mourir. Mais dans le moment elle se rappela qu'elle pouvait au moins prier, et avec, celle pensée naquit en elle comme une espérance inattendue. 1511e prit de nouveau son chapelet et recommença à dire le rosaire ; à mesure que la prière, sortait de ses lèvres tremblantes, elle senlail une confiance indéfinie s'augmenter dans son eienr. Tout à coup une autre pensée lui vint à l'esprit ; sa prière serait mieux accueillie, cl. plus sûrement exaucée. si dans sa désolation elle faisait quelque offrande. Elle se rappela ce qu'elle avait, mi du moins ce quelle avait eu de pins cher: car dans le moment, son âme ne pouvait éprouver d'autre senliinent .que celui de l'effroi, concevoir d'au Ire désir que celui tic sa délivrance ; elle se le rappela et résolul aussitôt d'en faire le sacrifice. 1511e se mil à genoux, et, tenant ses mains jointes sur sa poitrine avec le chapelet passé dans ses doigls, elle leva le visage et les yeux vers le ciel, et dil : « O Irès-sainlc Vierge ! vous à tpii je me suis recommandée tant de lois, et qui lanl, de fois m'avez consolée ! vous qui avez souffert tant de douleurs, et qui maintenant êtes en possession de tant de gloire ! vous qui avez l'ail tant de miracles pourles pauvres affligés, secourez-moi ! Faites-moi sorlir de ce danger, faites-moi rclotirner sauve de foui mal près de ma mère, ô mère de mon Dieu : Cil A PI TU 15 XXI •2'Jï ri je lais à vos pieds le voeu de rester vierge ; je renonce pour toujours à ce pauvre-jeune homme, pour n'être jamais qu'à vous. >> Ces paroles prononcées, elle baissa la tête et mit le chapelet auteur de son cou, comme un signe de consécration et tout, à la fois mm sauvegarde, comme une armure de la nouvelle milice où elle venait de s'engager. S'étant ensuite assise de nouveau par terre, elle seniil pénétrer dans son âme mie sorte de tranquillité, une confiance plus étendue. Os mots demain mutin, que j le puissant inconnu avait plus d'une l'ois prononcés, revinrent à sa mémoire et lui semblèrent contenir une promesse de salut. ; ses sens, hissés ; d'un si long combat, s "assoupirent peu à peu dans ce calme qui gagnait ses pensées ; et, enfin, lorsque, le jour était près-do paraître, Lucia, avec le nom tic sa protectrice inachevé sur ses lèvres, s'endormit d'un parfait et tranquille sommeil. Miiis dans ci ; même château était un autre personnage qui aurait bien voulu en faire autant- et pour qui ce fut impossible. Après s'être éloigné, mi en quelque sorte avoir fui d'auprès ih ; Lucia, après avoir donné dus ordres pour le souper qu'il voulait lui faire servir, après son inspection accoutumée, eu certains postes (\u château, le seigneur, toujours avec celle image vivante devant ses veux, toujours avec ces paroles résonnant à ses oreilles, s'était retiré brusquemonldans sa chambre, s'élail fermé dedans avec précipitation, comme s'il eût eu à se retrancher rnnlrc des ennemis dont il aurait prévu l'approche, et, s'élanl. déshabillé avec, la même hàle, il s'élaif mis au lit. Mais cel.lt ; image, toujours plus obstinée à le la liguer île sa présence, parut en ce moment lui dire : « Tu ne dormiras point. — Quelle sotie curiosité, pensait-il, quelle curiosité de femmelette m'est venue de la voir ? Il a raison, ce butor tic Nibbio: on n'est plus homme, c'est vrai ; on n'est, plus homme ! Moi ? Je ne suis plus homme-, moi ? Que ■s esl-il donc passé ? Que diable m'est- il arrivé ? Qu'y a-l-il de, nouveau ? X avais-je pas su jusqu'ici que les femmes crient ? Les hommes eux-mêmes '■rient quelquefois, quand ils ne peuvent se révolter. Que. diable. ! N'ai-je jamais entendu pleurnicher des femmes ?» El ici, sans qu'il eût à se donner grand'poino pour chercher dans sa mémoire, S<| mémoire lui retraça d'elle-même plus d'une circonstance, où ni prières ni Kilo se. mil à genoux, et, tenant sos mains jointes sur sa poitrine... (P. 201.) 296 LES FIANCES. gémissements n'avaient pu le détourner des entreprises qu'il avait résolues. Mais ces souvenirs, loin de lui rendre la fermeté qui lui manquait pour accomplir celle-ci, loin d'éteindre dans son âme cette pitié trop importune, y faisaient naître au contraire une sorte de terreur, quelque chose qui ressemblait à de la rage dans le repentir ; de telle sorte qu'il lui sembla trouver du soulagement à rappeler cette image de Lucia contre laquelle il avait cherché à raffermir son courage. «Elle est vivante, pensait-il, elle est ici ; j'y suis à temps ; je peux lui dire : Allez, réjouissez-vous ; je peux voir changer ce visage : je peux même lui dire : Pardonnez-moi Pardonnez - moi ! Moi, demander pardon ? à une femme ? Moi ! Ah ! cependant ! Si un mot, si un tel mot pouvait me faire du bien, m'ôter un peu de cette agitation diabolique, je le dirais ; eh oui ! je sens que je le dirais. A quoi suis-je réduit ! Je ne suis plus homme, je ne suis plus homme ! Allons donc ! dit-il ensuite, en se tournant avec violence dans son lit devenu dur, dur, sous ses couvertures devenues pesantes, pesantes. Allons donc ! ce sont des sottises qui m'ont déjà passé d'autres fois par la tête ; celle-ci passera de même. » Et pour la faire passer, il se mit à chercher quelque chose d'important, quelqu'une de ces choses qui d'ordinaire occupaient fortement sa pensée, afin de l'y appliquer tout entière ; mais il n'en trouva point. Tout lui semblait changé ; ce qui autrefois excitait le plus ses désirs n'avait plus rien maintenant qui les lit naître ; la passion, chez lui, comme un cheval devenu tout à coup rétif pour .une ombre qu'il a vue, ne voulait plus avancer. S'il pensait aux entreprises qu'il n'avait qu'entamées, au lieu de s'animer à l'idée d'en voir la fin, au lieu de s'irriter des obstacles (car dans ce moment la colère lui aurait paru n'être pas sans douceur), il sentait delà tristesse et comme une sorte d'effroi pour les premiers actes qu'il y avait faits. Le temps se montrait à lui désormais vide de tous projets, de toute préoccupation, de toute volonté, plein seulement de souvenirs insupportables ; toutes les heures seraient semblables à celle qui, présentement, était si lente à passer, si pesante sur sa tele. Son imagination rangeait en file tous ses bandits, et ne trouvait rien qu'il pût avoir à coeur de commander à nul d'entre eux ; au contraire, l'idée de les revoir, de se trouver en leur compagnie, était pour lui un poids déplus, une idée de déplaisir et de dégoût ; et, après tout, pour trouver quelque chose à faire le lendemain, quelque chose qui se pût faire, il fut obligé de penser qu'il pouvait, dans ce lendemain, mettre en liberté la pauvre fille. « Oui, je la mettrai en liberté ; dès que le jour paraîtra, je courrai vers elle, et je lui dirai : Allez, allez. Je la ferai accompagner Et la promesse ? et l'engagement ? et don Rodrigo ? Qui est-il, don Rodrigo ? » Comme un homme qui est surpris par une question inattendue et embarrassante d'un de ses supérieurs, Ylnnomé songea aussitôt à répondre à cette interrogation qu'il s'était faite, ou plutôt qu'avait faite ce nouveau lui-même qui, grandi subitement'd'une manière terrible, s'élevait comme pour juger l'ancien. Il allait donc cherchant comment il avait pu, avant presque d'en être prié, se résoudre à prendre rengagement de faire tant souffrir, sans motif de haine, sans motif de crainte, une malheureuse qu'i. ne connaissait point, et cela pour CHAPITRE XXL 2U7 servir cet homme. Mais loin de trouver des raisons qui dans ce moment lui parussent bonnes pour excuser cette action, il ne savait en quelque sorte s'expliquer comment il y avait été conduit. Cette détermination avait moins été l'effet d'une volonté réfléchie qu'un mouvement instantané de son âme obéissant à des sentiments anciens, habituels, une conséquence de mille faits antérieurs ; et le malheureux examinateur de lui-même, pour se rendre raison d'un seul fait, se trouva engagé dims l'examen de toute sa vie. Remontant bien loin en arrière, et puis venant d'année en année, d'entreprise en entreprise, de meurtre en meurtre, de scélératesse en scélératesse, chacune de ses actions, sous le jour nouveau qui éclairait son esprit, lui apparaissait isolée des sentiments qui l'avaient fait vouloir et commettre, elle lui apparaissait avec un caractère de monstruosité que ces sentiments alors n'y avaient pas laissé apercevoir. Elles étaient toutes à lui, elles étaient lui-même ; l'horreur de cette pensée, renaissant à chacune de ces images, attachée à toutes, s'accrut en lui jusqu'au désespoir. Il se mit avec furie sur son séant ; avec furie il porta les mains sur la muraille à côté de son lit, saisit un pistolet, le détacha, et au moment de mettre fin ;\ une vie dont il ne pouvait désormais soutenir le poids, s.i pensée, surprise par une inquiétude, par une terreur qui se survivait en . quelque sorte, se lança dans le temps qui continuerait son cours après que lui-même ne serait plus. Il se représentait en frémissant son cadavre défiguré, immobile, devenu le jouet du plus vil peut-être de ceux qu'il laisserait sur la terre, la surprise, le désordre qui régneraient le lendemain dans le château ; tout ce qui s'y trouvait bouleversé ; lui, sans force, sans voix, jeté qui sait à quelle place ? Il se représentait le discours que l'on tiendrait dans ce lieu, aux environs, au loin, la joie de ses ennemis. Les ténèbres aussi, le silence, lui faisaient voir dans cette mort quckpae chose de plus triste, de plus effrayant encore ; il lui semblait qu'il n'eût pas hésité en plein jour, à découvert, à la vue de tous : se jeter à l'eau et disparaître. Absorbé dans le tourment de ces idées, il levait et rabattait tour à tour, d'un mouvement convulsif de son pouce, le chien du pislolet, lorsqu'une autre pensée s'offrit comme un éclair à son esprit. «Si celle autre vie dont on m'a parlé quand j'étais enfant, dont on parle toujours, comme si c'était chose sûre, si cette autre vie n'est pas, si c'est une invention des prêtres, qu'est-ce que je vais faire ? Pourquoi mourir ? Qu'importe, oui, qu'importe ce que je puis avoir l'ail ? Il y a' folie à m'en tourmenter El si elle est, celle autre vie.... ! » A un tel doute, à l'idée d'un tel risque, il fui saisi d'un désespoir encore plus sombre, encore plus accablant, et auquel la mort même ne le pouvait soustraire. Il laissa tomber son arme, et resta les mains dans les cheveux, tandis que ses dents claquaient et qu'un tremblement précipité agitait toute sa personne. Tout à coup lui revinrent à la mémoire les paroles dites et répétées à ses oreilles peu d'heures auparavant : « Dieu pardonne tant de choses, pour une rouvre de miséricorde ! » El elles ne lui revenaient pas avec cet accent d'humble prière avec lequel elles avaient été prononcées, mais avec un son plein d'autorité et qui en même temps faisait concevoir une lointaine espé:is 298 LES FIANCES. rance. Ce fut un moment de soulagement ; ses mains se détachèrent de ses tempes, et, dans une altitude plus calme, il considéra des yeux de l'esprit celle qui lui avait lait entendre ces paroles ; et il la voyait, non comme sa captive, non comme suppliante, mais sous l'aspect d'une bienfaisante dispensatrice de grâces et de consolations. Il attendait impatiemment le jour, pour courir la délivrer, pour entendre de sa bouche d'autres paroles de paix et de vie ; il se voyait la conduisant lui-même à sa mère. « Et puis ? que ferai-je demain dans le reste de la journée ? Que ferai-je après-demain ? Que ferai-je le jour suivant ? Et la nuit ? lit nuit, qui reviendra dans douze heures ! Oh ! la nuit ! Non, non, la nuit ! » Et, retombant dans le vide pénible de l'avenir, il cherchait en vain un emploi du temps, une manière de passer les jours, les nuits. Tantôt il se proposait d'abandonner le château et de s'en aller dans des pays éloignés où personne ne le connaîtrait, même de nom ; mais il sentait que partout il se retrouverait lui-même ; tantôt il revenait à une sorte d'espoir de recouvrer son ancien courage, de reprendre ses anciens goûts, de voir se dissiper ce qui pouvait n'être qu'un désir passager ; tantôt il redoutait la lumière qui devait le montrer si misérablement changé aux gens de sa maison ; tantôt il soupirait après elle, comme si elle devait venir éclairer aussi ses pensées. El voilà qu'aux premières lueurs de l'aube, peu de moments après celui où Lucia s'était endormie, tandis qu'il était ainsi immobile sur son séant, son oreille est frappée d'un son répandu dans l'air, qui ne se pouvait bien définir, mais qui réveillait je ne sais quelle idée de réjouissance. Il écoute et reconnaît les volées de cloches lointaines comme elles se font entendre en un jour de fêle ; puis il distingue l'écho de la montagne qui de temps en temps répétait en sons plus faibles la vague harmonie et la prolongeait en s'y confondant. Peu après il entend d'autres cloches plus rapprochées sonnant de la même manière, puis .. .Il porta les mains sur la muraille, saisil. un pistolet, le détacha, etc. |(P. 2 !)7.) CHAPITRE XXI. 299 d'autres encore. « A quel propos, de la joie ? Qu'onl-ils donc tous à fêter ? » Il saute à bas de son lit de cailloux, court, à demi vêtu, ouvrir une fenêtre, et regarde. Un brouillard assez épais voilait en partie les montagnes ; l'aspect du ciel offrait,.non des nuages, mais tout un nuage grisâtre qui le couvrait en entier. Cependant, à la clarté naissante et qui peu à peu s'augmentait, se faisaient voir dans le chemin, au fond de la vallée, des gens qui passaient, d'autres qui sortaient de leurs maisons et se mettaient en marche, tous allant du même côté sur la droite du château, tous en habits de fêle et avec un air de gaieté qui avait quelque chose d'extraordinaire. « Que diable ont ces gens-là ? Qu'y a-t-il de réjouissant dans ce maudit pays ? Où va toute cette canaille ? » Et, appelant un bravo de confiance qui couchait dans une chambre voisine, il lui demanda quelle était la cause de tout ce mouvement. Celui-ci, qui n'en savait pas plus que lui, répondit qu'il allait sur-lechamp s'en informer. Le seigneur resta appuyé sur la croisée, tout attentif à ce mobile spectacle. C'étaient des hommes, des femmes, des enfants, par bandes, par couples, tous seuls ; l'un, rejoignant celui qui le précédait, cheminait de compagnie avec lui ; l'autre, sortant de sa maison, se mettait avec le premier qu'il rencontrait, et ils allaient ensemble, comme des amis, faisant un voyage entre eux convenu par avance. Les mouvements, les gestes de chacun de ces personnages marquaient évidemment une hâte et une joie commune à tous ; et le retentissement, si ce n'est à l'unisson, du moins tle concert, de ces diverses cloches plus ou moins rapprochées, semblait, pour ainsi dire, la voix qu'acconvpagnaient ces gestes, l'organe suppléant aux paroles qui ne pouvaient jusque là-haut se faire entendre. Le seigneur regardait, regardait encore, et il sentait augmenter sa curiosité, son impatience de savoir ce qui pouvait inspirer à tant de personnes différentes un seul et même transport d'allégresse et de bonheur. CHAPITRE XXII Le bravo ne larda point à venir rapporter que le cardinal Frédéric Rorromée. archevêque de Milan, était arrivé la veille à "\ et qu'il y passerai ! toute la journée ; il ajouta que, la nouvelle s'en étant répandue ; le soir même dans Ions les environs, chacun s'était pi*is de l'envie d'aller voir cel homme, et que l'on carillonnait plutôt en signe de fêle que pour avertir de sa venue. Le seigneur, resté seul, continua de regarder dans la vallée, toujours plus pensif. « Pour un homme ! Tous empressés, Ions joyeux, pour voir un homme ! El pourtant chacun de ces gens a sans doute son démon tpti le louruienl.c. Mais aucun, j'en suis sur, n'en a un comme le mien: aucun n'a passé une nuil comme celle que j'ai passée ! Qu'a-1-il doue, cet homme, pour rendre tant de gens joyeux ? Quelques sous probablement qu'il distribue à l'avriilure... Mais ils ne vont pas Ions pour recevoir l'aumône. Eh bien, quelques signes en l'air, quelques paroles Oh ! s'il en a va il pour moi. de ces paroles qui peuvent consoler ! si ! Pourquoi n'irais-je pas aussi ? Dans le l'ail, pourquoi pas ? J'irai, j'irai: et je veux lui parler : je veux lui parler le Le à lèl.e. Que lui dîrai-je ? Eh bien, ce que ce (pie je verrai ce-qu'il sait dire, lui-nième, ce ! homme ! •> Ayant ainsi formé dans le- vague sa subite résolution, il linil à la hâte de s'habiller, endossant une certaine casaque d'une coupe qui avaii quelque chose de militaire: il pril le pisLoIel, qui élail. resté sur le lil, et le passa dans sa ceiulure d'un côté ; de l'aulre un second qu'il détacha d'un clou de la muraille: il mil dans cel le même ceinture son poignard : et, détachant encore de la muraille une carabine presque aussi fameuse que lui. il se la mil en bandoulière ; il pril son chapeau, sorti ! de sa chambre, et avant tout alla vers celle où il avail laissé Luria. Il posa la carabine dehors dans un coin près de la porta et frappa en même temps qu'il lit entendre sa voix. La vieille sa nia à bas de son lil. et courut ouvrir. Le seigneur entra, et, parcourant la chambre d'un coup d'ieil, il vil Lucia ramassée dans son coin et Iranqttille. « Elle dort ? deniamla-l-il à voix basse à la vieille : c'esl là qu'elle dort ? soldée les ordres que je l'avais donnés, misérable ? CHAPITRE .WIL

- !01

— J'y ai l'ail tout ce tpie j'ai pu. répondit celle-ci. niais elle n'a jamais voulu manger, elle n'a jamais voulu venir — Laisse-la dormir tranquille ; prends-garde de la déranger: et quand elle s'éveillera Maria va venir ici dans la chambre voisine: et lu l'enverras prendre tout ce (pie celle fille pourra le demander. Quand elle s'éveillera dis lui que je que le maître est sorti pour peu de temps, qu'il reviendra, et qu'il fera tout ce qu'elle voudra. » La vieille resta stupéfaite et dil en elle-même : « Serait-ce donc quelque princesse ? » Le seigneur sorlil, reprit sa carabine, envoya Maria l'aire antichambre, donna ordre au premier bravo qu'il rencontra d'aller faire la garde près de celle chambre, pour que nul autre que celle femme n'y nul le pied : puis il sorlil du château et pril l ;i descente d'un pas rapide. Le manuscrit ne dil pas quelle était la distance du château au village où se imuvaii le cardinal : mais, des faits que nous sommes à racontar, il résulte qu'il ne devait pas y avoir plus loin que pour une bonne promenade. Quant à ce qui est de voir accourir vers ce village les habitants de la vallée et même d'eiulroils plus éloignés., ce l'ail tout seul ne suffirai ! pas pour juger de celle distance, puisque nous I rouvous dans les mémoires du temps que de plus de vingt milles on venait eu foule pour voir Frédéric. Les brnri qui se Irouvaient sur la moulée s'arrêtaient respeclueusenicul sur le passage du seigneur, allcndant de connailre s'il n'aurait pas d'ordres à leur donner, ou s'il ne. voudrait poinl les prendre avec lui pour quelque expédition: et ils ne savaient que penser de son air et des regards par lesquels il répondait à leurs révérences. Lorsqu'il fui sur le chemin public ce qui causai ! grande surprise aux passants l.<- si'iiriK'iii- sin-tii. iv|H-ii sa < ;ic ;iliin.'— il'. :ittl.. 302 LES FIANCES. était de le voir sans suite. Du reste, chacun lui faisait place, se tenant à distance tout comme s'il eût été accompagné, et se découvrant avec respect. Arrivé au village, il y trouva grande foule ; mais son nom passa promptcment de bouche en bouche, et la foute s'ouvrait devant lui. Il s'approcha d'un individu et lui demanda où était le cardinal. « Dans la maison du curé, » répondit celui-ci en s'inclinant, et il la lui indiqua. Le seigneur s'y rendit, entra dans une petite cour où étaient plusieurs prêtres, qui tous le regardèrent avec une attention d'étùnnement et de crainte. Il vit en face une porte toute grande ouverte donnant entrée dans un petit salon où nombre d'autres prêtres étaient rassemblés. Il quitta sa carabine et l'appuya contre le mur dans un coin tle la cour ; puis il entra dans le petit salon ; et là aussi ce furent des regards, des chuchotements, un nom répété tout'bas* et puis le silence. S'adressant à l'un d'eux, il lui demanda où était le cardinal,-ajoutant qu'il voulait lui parler. « Je suis étranger, » répondit celui à qui-la question était laite, et, cherchant des yeux autour de lui, il appela le chapelain porte-croix qui, dans un coin de la pièce, était précisément à dire à voix basse à son voisin : « Quoi ! c'esl cet homme fameux ? que vient-il faire ici ? N'approchons pas. » Cependant, à cet appel qui retentit dans le sileiice général, il lui fallut venir. Il s'inclina devant Ylnnomé, entendit sa demande, et, levant avec une inquiète curiosité les yeux vers ce visage pour les rebaisser aussitôt, il demeura indécis un moment, puis il dit ou balbutia : « Je ne pourrais dire si monseigneur dans ce moment se trouve..... s'il est..... s'il peut Enfin je vais voir. » Et à son corps défendant il alla remplir son message dans la pièce voisine où se trouvait le cardinal. A ce point de notre histoire, nous ne saurions ne pas nous arrêter quelque peu, comme le voyageur, fatigué et attristé par un long chemin qu'il a l'ait à travers une terre aride et sauvage, suspend sa marche et perd un peu de temps à l'ombre d'un bel arbre, sur le gazon, près d'une source d'eau vive. Nous rencontrons un personnage dont le nom et le souvenir, à quelque moment qu'ils viennent s'offrir à l'esprit, le charment en faisant naître un doux sentiment de sympathie, une paisible émotion du respect ; et combien plus doiventils produire cet effet après tant d'images de douleur, après que notre vue s'est lassée au spectacle d'une perversité dont tant d'ouvriers du mal ont multiplié les exemples 1 Nous le rencontrons, ce personnage, et il faut absolument qu'il ait de notre part lo tribut de quelques mots ; ceux qui ne se soucieront pas de les lire et qui Voudront avancer dans cette histoire n'auront qu'à sauter tout droit au chapitre suivant *. Frédéric Borromée, né en 1564, fut un de ces hommes, rares dans tous les temps, qui ont consacré un beau génie, tous les moyens d'une grande opulence, tous les avantages d'une condition privilégiée, et une application de tons les instants, à la recherche et il la pratique du bien. Sa vie est comme un ruisseau qui, sortant limpide de la roche, sans que jamais son eau s'arrête stagnante, sans que jamais elle se trouble dans les divers terrains où il prolonge son cours, 1 Qiie le lecteur s'en garde l»ien. Il se priverait d'une notice biographique du plus grand intérêt et à laquelle ce qui suit se lie d'une manière essentielle. (N. du T.) CHAPITRE XXII. 303 va toujours limpide jusqu'au fleuve où il se jette. Parmi les douceurs et les pompes d'une haute existence, dès son plus jeune âge il prêta attention à ces paroles d'abnégation et d'humilité, à ces maximes sur la vanité des plaisirs, sur l'injustice de l'orgueil, sur la vraie dignité et les vrais biens, qui, accueillies ou non accueillies au cosur des hommes, sont transmises d'une génération à l'autre dans l'enseignement le plus élémentaire de la religion. Il prêta, dis-je, attention à ces paroles, à ces maximes ; il les prit au sérieux, les goûta, les trouva vraies ; il vit que telles ne pouvaient être d'autres paroles, d'autres maximes opposées qui, elles aussi, se transmettent de génération en génération, avec, la mêïne assurance, et quelquefois par les mêmes bouches ; et il se proposa de prendre pour règle de ses actions et de ses pensées celle de ces doctrines où était la vérité. Convaincu que la vie n'est pas destinée à être u'h poids pour le plus grand nombre et un plaisir pour quelques-uns, mais qu'elle est pour tous un emploi dont chacun rendra compte, enfant encore il chercha comment il pourrait faire de la sienne une vie utile et sainte. En 1580, il manifesta la résolution de se vouer au ministère ecclésiastique et en prit l'habit des mains de son cousin Charles *, qu'une opinion dès lors ancienne et universelle proclamait comme saint. Il entra peu après dans te collège fonde par celui-ci à Pavie, et qui porte encore le nom de leur famille ; et là, s'appliquant assidûment aux occupations qu'il trouva prescrites par la règle, il s'en assigna volontairement deux autres ; ce fut d'enseigner la doctrine chrétienne aux gens du peuple l'es plus grossiers et les plus dénués de ressources, et de visiter, servir, consoler et secourir les malades. Il se servit de l'autorité que tout lui donnait en ce lieu, pour engager ses compagnons d'étude aie seconder en de semblables oeuvres ; et il exerça dans tout ce qui était bien en soi et profitable aux autres, comme une primauté d'exemple, une primauté que ses qualités personnelles auraient suffi pour lui assurer, lors même qu'il eût été le dernier de tous par sa condition. Quant aux avantages d'un autre genre que sa position dans le monde aurait pu lui procurer, non-seulement il ne les rechercha point, mais il mit tous ses soins à les fuir. II voulut moins encore que la frugalité pour sa table, moins que la simplicité dans ses vêtements ; et ainsi de tout dans son genre de vie et ses habitudes. Il ne crut pas devoir y rien changer, pour vives que fussent les plaintes et les remontrances de quelques-uns de ses proches sur ce qu'il dérogeait ainsi, selon eux, à la dignité de son nom. Il eut une autre guerre à soutenir contre les chefs du collège qui, furtivement et comme par surprise, cherchaient à mettre devant lui, sur lui, autour de lui, quelque chose de mieux approprié à l'élévation du rang, quelque chose qui pût le taire .distinguer des autres et figurer comme le prince du lieu ; soil qu'ils crussent par là capter à la longue sa bienveillance, soit qu'ils fussent mus par ce dévouement servile qui tire vanité de l'éclat d'aulrui et s'en fait un sujet de bonheur, soil encore que ce fussent tle ces hommes prudents qui s'offusquent dos vertus comme des vices, vont prêchant que la perfection réside dans le juste 1 Sîiint Charles Borroméc. (X. du T.) 301 LES FIANCES. milieu,et placent ce milieu précisément au point où ils sonLarrives et se trouvent à l'aise. Frédéric, loin de se laisser vaincre par ces tentatives, en reprenait les auteurs ; et cela à peine au sortir de l'adolescence. Que pendant la vie du cardinal Charles, plus âgé que lui de vingt-six ans, en présence de cel homme grave, solennel, en qui tout respirait si vivement la sainteté et en rappelait les oeuvres, de cet homme dont l'autorité se serait à tout moment accrue, s'il en eût été besoin, par l'hommage manifeste et spontané de ceux qui l'approchaient, de quelque qualité et en quelque nombre qu'ils fussent, que, sous les yeux d'un tel supérieur, Frédéric, tout jeune encore, eût cherché à se conformer à sa manière de penser et de vivre, il n'y aurait rien là qui dût surprendre ; mais ce qui est bien digne de remarque, c'est qu'après la mort du saint prélat, personne ne put s'apercevoir que Frédéric, alors dans sa vingtième année, n'eût plus auprès de lui un guide et un censeur. Sa réputation toujours croissante de talent, de science, de piété, ses liens de parenté avec quelques cardinaux puissants et leur zèle en sa faveur, le crédit de sa famille, son nom même auquel Charles avait en quelque sorte attaché dans les esprits une idée de sainteté et de prééminence, tout ce qui doit, tout ce qui peut conduire les hommes aux dignités ecclésiastiques, concourait à les faire présager pour lui. Mais Frédéric pénétrait dans le coeur de ce principe auquel toute personne professant le christianisme rend hommage au moins de bouche, que nulle supériorité légitime n'appartient à un homme sur les autres hommes, si ce n'est celle dont on use pour les servir, Frédéric, avec une semblable conviction, craignait les dignités et cherchait à s'y soustraire ; non certes qu'il voulût éviter de servir les autres, car peu de vies y ont été comme la sienne consacrées, mais parce qu'il ne se jugeait ni digne, ni capable d'un service si élevé et si périlleux. C'esl pourquoi, lorsqu'on 1595 Clément Vlll lui proposa l'archevêché de Milan, il parut fortement troublé et refusa sans hésitation. Il dut céder ensuite à un ordre exprès du pape. De telles démonstrations, chacun le sait, ne sont ni difficiles ni rares ; et l'hypocrisie n'a pas besoin d'un plus grand effort d'esprit pour les faire que la maligne gaielé pour s'en moquer en toute rencontre. Mais cessent-elles pour cela d'être l'expression naturelle d'un sentiment tic sagesse et de vertu ? C'est à la vie d'un homme que ses paroles se comparent ; et les paroles qui expriment ce sentiment, eussent-elles passé sur les lèvres tlo lous les imposteurs et tle fous les railleurs du monde, seront toujours belles, lorsqu'elles seront précédées et suivies d'une vie de désintéressement et de sacrifice. Frédéric devenu archevêque s'appliqua d'une manière particulière et continuelle à ne prendre pour lui, de ses richesses, de son temps, de ses soins, île tout lui-même en un mol, que jusqu'à la limite du plus strict nécessaire. Il disait, comme disent lous., que les revenus ecclésiastiques sont le patrimoine des pauvres ; mais, quant à sa manière d'entendre celle maxime, qu'on en juge . par ce trait. Il voulut qu'on estimai à combien pourrait s'élever la dépense de son entrelien propre et de celui de ses gens ; et comme on lui dit qu'elle serait tlo six cents écus (on nommait alors écu cette monnaie d'or qui, conservant CHAPITRE XXII. 305 toujours le même poids et le même titre, s'est ensuite nommée sequin ), il ordonna que cette somme fût toutes les années versée de ses fonds particuliers dans ceux de la mcnse épiscopale ; ne croyant pas qu'étant fort riche il lui fût permis de vivre de ce patrimoine des indigents. Il était ensuite si minutieusement économe pour lui-même qu'il ne quittait jamais un habit avant de l'avoir complètement usé ; unissant toutefois, ainsi que les écrivains contemporains en ont fait la remarque, au goût de la simplicité celui de la propreté la plus soignée ; deux habitudes dignes en effet d'être notées dans un temps où l'on voyait assez généralement la parure s'allier à la saleté. C'est encore dans le même esprit que, pour ne rien laisser perdre des restes de sa table toujours frugale, il les affecta à un hospice de pauvres. De semblables soins pourraient peut-être donner l'idée d'une vertu étroite, mesquine, d'un esprit s'attachant à des petitesses et peu capable de grandes vues, si nous n'avions encore sous les yeux, comme témoignage du contraire, cette bibliothèque Ambrosienne dont Frédéric conçut le plan avec une si noble magnificence, et qu'il éleva des fondements mêmes à si grands frais. Pour la meubler de livres et de manuscrits, il fit d'abord à l'établissement le don de ceux qu'il avait lui-même recueillis avec autant de soin que de dépenses, et en même temps il en fil chercher en Italie, en France, en Espagne, en Allemagne, en Flandre, en Grèce, au mont Liban, à Jérusalem, ayant commis huit hommes des plus savants et des plus habiles qu'il put trouver, pour parcourir 'dans ce but ces diverses contrées. Il parvint ainsi à réunir dans ce local environ trente mille volumes imprimés et quatorze mille manuscrits. Il joignit à la bibliothèque un collège de docteurs (ils furent créés au nombre de neuf et entretenus à ses frais tant qu'il vécut ; après lui, les revenus ordinaires ne pouvant suffire à celle dépense, ils furent réduits à deux) ; et le devoir de leur office était de cultiver diverses branches d'études, la théologie, l'histoire, les belles-lettres, les antiquités ecclésiastiques, les langues orientales, avec l'obligation pour chacun d'eux de publier quelque ouvrage sur la matière qui lui était assignée ; il y joignit encore un collège qu'il appela trilingue ', pour l'élude du grec, du latin et de l'italien, un collège d'élèves qui devaient s'instruire dans ces sciences et ces langues, pour les professer eux-mêmes un jour ; il y joignit enfin une imprimerie de langues orientales, c'est-à-dire l'hébreu, le chaldéen, l'arabe, le persan, l'arménien ; une galerie de tableaux, une autre de statues, et une école des trois principales parties de l'art du dessin. Pour cette école, il put trouver des professeurs déjà, formés ; pour les autres études, _ nous avons vu ce qu'il avait eu de peine à recueillir les livrés et les manuscrits ; plus grande sans doute avait dû être la difficulté de se procurer des ouvrages modèles dans des langues beaucoup moins .cultivées alors en Europe qu'elles ne le sont de nos jours ; et plus grande encore que pour les livres, celle de trouver les hommes. Il suffit de dire que, sur neuf docteurs, il en prit huit parmi les jeunes élèves du séminaire : on peut voir par là ce qu'il pensait des études et des réputations de ce temps ; et le jugement qu'il en portait se trouve d'ac' Des trois langues. (N. du T.) 3 !> 306 LES FIANCES. cord avec celui que parait en avoir porté la postérité, lorsqu'elle a mis en oubli et les unes et les autres. Dans les règlements qu'il établit pour l'usage et la direction de la bibliothèque, on reconnaît des vues d'utilité permanente, nonseulement heureuses en elles-mêmes, mais marquées, dans plusieurs parties, d'un caractère de sagesse et d'une couleur d'urbanité bien au-dessus des idées et des habitudes générales de l'époque. Il prescrivit au bibliothécaire d'entretenir des correspondances avec les hommes les plus instruits de l'Europe, pour être tenu par eux au courant de l'état des sciences, et avoir avis des meilleurs livres qui paraîtraient en tout genre, afin d'en faire l'acquisition ; il le chargea d'indiquer aux hommes d'études les ouvrages qu'ils ne connaîtraient point et qui pourraient leur être utiles ; il ordonna qu'à tous les lecteurs, nationaux ou étrangers, on donnât et toutes les commodités et le temps dont ils auraient besoin, pour se servir de ces ouvrages. Une semblable pensée doit maintenant paraître toute naturelle et s'identifiant avec la fondation d'une bibliothèque ; il n'en était pas de même alors : et dans une histoire de la bibliothèque Ambrosienne écrite (avec le goût et l'élégance du siècle) par un certain Pierpaolo Bosca qui en eut la direction après la mort de Frédéric, il est expressément noté, comme une chose singulière, que dans cet établissement fondé par un particulier et presque entièrement à ses Irais, les livres étaient exposés à la vue du public, mis en mains de quiconque les demandait, et qu'on lui donnait de plus un siège pour s'asseoir, du papier, des plumes et de l'encre pour prendre des notes, selon qu'il le jugeait convenable ; tandis que dans d'autres bibliothèques publiques d'Italie et qui passaient pour dignes de renom, les livres n'étaient pas même visibles, renfermés qu'on les tenait dans des armoires d'où ils ne sortaient que par un acte gracieux des bibliothécaires, lorsque ceuxci voulaient bien les montrer quelques instants : quant à procurer à ceux qui se présentaient le moyen d'étudier à leur aise, on n'en avait pas même l'idée ; de sorte qu'enrichir de telles bibliothèques, c'était soustraire les livres à l'usage du public ; c'était l'un de ces modes de culture, comme il y en avait et comme il y en a beaucoup encore, qui frappent de stérilité le champ où on les emploie. Ne demandez point quels furent les effets de cette fondation de Borroméc sur l'instruction publique : il serait facile de démontrer en deux phrases, à la manière ordinaire des démonstrations, qu'ils furent prodigieux ou qu'ils furent nuls. Chercher et développer jusqu'à un certain point ce qu'ils furent en réalité, serait un travail fatigant, de peu de fruit et hors de propos. Mais figurez-vous combien dut être généreux, éclairé, ami de ses semblables, désireux de l'amélioration de l'espèce humaine, persévérant enfin dans ce désir, l'homme qui conçut un tel dessein, le conçut sous cette forme, et l'exécuta, au milieu de l'épaisse ignorance qui régnait alors, de l'inertie des esprits, de leur antipathie pour toute application à des travaux d'étude ; et par conséquent au milieu de propos tels que ceux-ci : A quoi bon ? N'y avait-il autre chose à quoi penser ? La belle invention/ Il ne manquait plus que cela ; et autres clabauderies semblables, qui bien certainement auront été en plus grand nombre encore que les écus dépensés par lui dans cette entreprise, lesquels CHAPITRE XXII. 307 s'élevèrent à celui de cent cinq mille, dont la majeure partie étaient des siens propres. Pourappeler un tel homme bienfaisant et libéral au suprêmedegré, il peut paraître superflu de s'enquérir s'il consacra bien d'autres sommes à secourir d'une manière immédiate les indigents ; et il est même des personnes aux yeux desquelles les dépenses du genre que nous venons de décrire, et je dirais volontiers toutes sortes de dépenses, sont la meilleure et la plus utile des aumônes. Mais Frédéric regardait l'aumône proprement dite comme le premier des devoirs ; et en ceci, comme en toute autre chose, sesactions furent d'accord avec son opinion. Sa vie ne fut qu'une longue suite d'actes de bienfaisance envers les pauvres ; et au sujet de cette disette dont notre histoire a déjà parlé, nous aurons bientôt occasion de raconter quelques traits où l'on verra de quelle sagesse, de quelle élévation de vues il savait accompagner sa libéralité. Parmi les nombreux exemples rapportés par ses biographes de ce que lui inspirait cette vertu, nous en citerons un seul : il suffira pour faire juger des autres. Ayant appris qu'un gentilhomme employait les artifices et les mauvais traitements pour amener sa lille à se faire religieuse, tandis que celle-ci désirait au contraire se marier, il fil venir le père ; et lui ayant arraché l'aveu que le véritable motif pour lequel il tourmentait ainsi cette jeune personne était qu'il n'avait pas les quatre mille écus nécessaires, selon lui, pour la marier convenablement, Frédéric la dota de cette somme. Il se trouvera peut-être des gens à qui cette largesse paraîtra excessive, mal entendue, inspirée par trop de condescendance pour les caprices insensés d'un orgueilleux, et qui diront que quatre mille écus pouvaient être mieux employés de cent autres manières. A cela nous n'avons rien à répondre, si ce n'est qu'il sérail à souhaiter que l'on vît souvent de semblables excès d'une vertu, aussi dégagée des opinions dominantes (chaque époque a les siennes), aussi peu soumise à la tendance générale, que le fut dans cette circonstance celle d'un homme donnant quatre mille écus pour qu'une jeune fille ne fût pas religieuse par force. L ;i charité inépuisable de cet homme se manifestait non-seulement dans ses dons, mais dans toutes ses habitudes. D'un abord facile pour tous, c'était plus particulièrement à ceux que l'on appelle gens de basse condition, qu'il croyait devoir montrer un visage riant, une gracieuse prévenance ; il s'y croyait d'autant plus obligé envers eux qu'ils trouvent moins dans le monde un semblable traitement. El sur ce poinl encore il eut à combattre contre les honnêtes défenseurs du ne quid niwis ', qui auraient voulu lui tracer des limites, les limites où ils se tenaient eux-mêmes. L'un de ceux-ci, voyant un jour Frédéric qui, dans un pays sauvage où il faisait sa visite, instruisait les petits enfants et, entre la demande et la réponse, les caressait d'une manière affectueuse, l'avertit d'y mettre plus île précaution, attendu qu'ils étaient fort malpropres ; comme si l'habile homme avait supposé que Frédéric n'avait pas assez de sens pour faire une semblable découverte, ou de sagacilé pour trouver en lui-même un aussi fin conseil. 1 Kinn de trop. 308 LES FIANCES. Telle est en effet, en-certaines combinaisons de temps et de choses, la fâcheuse Condition des hommes constitués en dignité ; tandis qu'il est si rare de voir auprès d'eux des personnes qui les avertissent de leurs fautes, il s'y trouve toujours des gens courageux pour les reprendre de ce qu'ils font de bien. Mais le bon prélat, non sans quelque mécontentement, répondit : « Ce sont mes âmes ; peut-être ces enfants ne me reverront-ils plus ; et vous ne voulez pas que je les embrasse ? » Rien n'était cependant si rare chez lui que des marques de déplaisir envers les autres, et on l'admirait au contraire pour la douceur de ses manières, pour un calme imperturbable qu'on aurait pu attribuer à un caractère des plus heiiLa charité inépuisable de cet homme se uiaiiilestait... [P. 307.) reux, mais qui était l'effet de l'empire constant qu'il exerçait sur un naturel dont le fonds eût été la vivacité et la promptitude. Si quelquefois il se montra sévère et même rude, ce fui envers les pasteurs ses surbordoniiés, lorsqu'il en découvrit qui étaient coupables d'avarice, de négligence, ou entachés d'autres vices directement opposés à l'esprit de leur noble ministère. En toute chose qui pouvait avoir rapport à ses intérêts ou à sa gloire temporelle, il ne donnait jamais aucun signe de joie, de chagrin, de désir, -d'agitation ; admirable si son âme était exempte de ces mouvements, plus admirable encore s'ils s'y faisaient sentir. Il fit partie de plusieurs conclaves, et non-seulement il en rapporta la réputation de n'avoir jamais aspiré à ce poste si convoité par l'ambition et si terrible aux yeux de la piété ; mais lorsqu'une fois il arriva que l'un de ses collègues, jouissant d'une grande influence, vint lui offrir sa voix elles voix de sa faction (mot qui sonne mal, mais on n'en employait pas d'autre), Frédéric repoussa cette proposition d'une manière telle que sou auteur en abandonna l'idée et porta ses vues autre part. Cette même modestie, cet éloigncment de tout ce qui l'eût fait prédominer sur les autres, se montraient en lui dans les circonstances les plus ordinaires de la vie. S'occupant avec un zèle infatigable CHAPITRE XXII. 309 des choses qu'il regardait comme de son devoir de régler et de conduire, il évita toujours de s'ingérer dans les affaires d'aulrui, et, lors même qu'il était prié d'y prendre pari, il cherchait tous les moyens possibles de s'en dispenser ; discrétion et réserve peu communes, comme chacun sait, chez les hommes qui ont le zèle du bien, ainsi que l'avait Frédéric. Si nous voulions nous laisser aller au plaisir de recueillir tous les traits remarquables de son caractère, il en résulterait certainement un ensemble fort rare de mérites opposés en apparence, et bien difficiles sans doute à trouver réunis. Nous n'omettrons point cependant de noter une autre particularité de celle belle vie ; et c'est que, pleine comme elle le fut d'action, pleine de gouvernement épiscopal, de fonctions d'église, d'enseignement, d'audiences, de visites diocésaines, de voyages, de contestations, l'étude cependant y trouva non-seulement sa place, mais une place telle qu'elle eût pu suffire à Un savant de profession. Et, en effet, parmi tant d'autres titres divers à la louange, Frédéric jouit, près ses contemporains, de celui d'homme savant. Nous ne devons pourtant pas dissimuler qu'il adopta avec une ferme conviction et soutint, dans la pratique, avec une longue constance, des opinions qui aujourd'hui paraîtraient à tous plutôt étranges que mal fondées, et seraient jugées telles par ceux-là même qui auraient grand désir de les trouver justes. Pour qui voudrait le défendre on ce point, se présenterait cette excuse, si commune et si bien reçue, que c'étaient les erreurs de son siècle plutôt que les siennes propres ; excuse qui, pour certaines choses et lorsqu'on la lire de l'examen particulier des faits, peut avoir quelque valeur, ou même en avoir une grande, mais qui, appliquée isolément et à l'aveugle, comme cela se l'ail d'ordinaire, ne signifie rien du tout. Et c'est pourquoi, ne voulant pas résoudre par de simples formules des questions compliquées, ni trop allonger ce qui n"est qu'un épisode, nous nous abstiendrons même de les exposer, nous contentant d'avoir indiqué en passant que, chez un homme si admirable dans l'ensemble de ses qualités, nous ne prétendons pas que tout le fût de même ; car nous ne voudrions point paraître avoir eu l'intention d'écrire une oraison funèbre. Nous ne faisons sûrement pas injure à nos lecteurs en supposant que quelqu'un d'entre eux puisse demander si cet homme a laissé quelque monument de son génie si vaste, de ses études si multipliées. Oui certes, il en a laissé. On porte à cent environ le nombre des ouvrages qui restent de lui, en comptant ceux qui ont de l'importance et ceux qui en ont moins, en réunissant ses productions latines et italiennes, imprimées ou manuscrites, toutes conservées dans la bibliothèque de sa fondation: traités de morale, prières, dissertations sur l'histoire, sur les antiquités sacrées et profanes, sur la littérature, les arts et antres sujets. « Et comment se fait-il, dira ce même lecteur, que tant d'ouvrages soient oubliés, ou du moins si peu connus, si peu recherchés ? Comment, avec un tel génie, de telles éludes, une connaissance si parfaite des hommes et des choses, d.es méditations si assidues, une passion si vive pour ce qui est beau et ce qui 310 LES FIANCES. est bon, une àiue si pure et tant d'autres «le ces qualités qui foui les grands écrivains ; comment celui-ci, parmi cent ouvrages, n'en a-t-il pas laissé un seul de ceux que l'on considère comme remarquables, même en ne les approuvant pas en toutes leurs parties, et dont le litre est connu des personnes mêmes qui ne les lisent point ? Comment fous ces ouvrages ensemble n'ont-ils pu, du moins par leur nombre, donner à son nom une renommée littéraire dans la postérité que nous représentons pour lui ? » La demande est raisonnable- sans doute, et ht question à traiter fort intéressante, car les raisons de ce phénomène se trouveraient dans l'observation «le plusieurs faits généraux ; et, trouvées qu'elles fussent, elles conduiraient à l'explication de plusieurs autres phénomènes semblables. Mais elles seraient nombreuses et le développement n'en serait pas sans prolixité. El si ensuite vous ne les trouviez pas à votre gré ? Si elles vous faisaient faire la moue ? Mieux vaut donc que nous reprenions le fil de notre histoire, et qu'au lieu d'en dire ici plus long sur cet homme, nous allions le voir à l'auivrc, toujours guidé par notre auteur. CHAPITRE XXIII. Le cardinal Frédéric, en attendant l'heure d'il lier à l'église célébrer l'office divin, était à étudier, comme il avait coutume «le le faire dans lous les moments d'intervalle entre ses autres occupations, lorsqu'il vil entrer le chapelain porte-croix avec une ligure toute troublée. « Voici une étrange visite, étrange en vérité, monseigneur. — Qui donc ? demanda le cardinal. — Ilien moins que le seigneur > reprit le chapelain ; et, appuyant l'orlonient sur chaque syllable, il prononça ce nom que nous ne pouvons écrire pour nos lecteurs. Puis il ajouta : « Il est là en personne, et demande tout uniment d'être introduit auprès de votre illustrissime seigneurie. — Lui ! «lit le cardinal avec vivacité, ferma ni son livre et se levant de dessus son siège ; qu'il vienne ! «pril vienne à l'instant ! — Mais répliqua le chapelain, sans changer de place ; votre illustrissime seigneurie doit savoir qui est cet homme ; c'est ce banni, ce fameux — Eh ! n'est-ce pas un heureux événement pour un évèqiie qu'un tel homme ail eu l'idée «le venir à lui ? — Mais dil en insistant le chapelain ; nous ne pouvons jamais parler de certaines choses, parce que monseigneur dit que ce sont des contes ; cependant, lorsque le cas se présente, il me semble que c'est pour nous un devoir Le zèle fait, des ennemis, monseigneur ; et nous savons positivement que plus «l'un seéléial a osé se vanter qu'un jour ou l'autre — Et qu'onl-ils lait, jusqu'ici ? interrompit le cardinal. — Je dis que cet homme est ragent de fous pour le crime, un désespéré qui entretient des correspondances avec les désespérés les plus furieux, et qu'il peut être envoyé 31-2 LES FIANCES. — Oh ! oh ï quelle sorte de discipline est celle-ci ? interrompit encore Frédéric en souriant ; les soldats exhortent leur général à avoir peur ? «Puis, prenant un air sérieux et pensif, il ajouta : « Saint Charles n'aurait pas eu à discuter pour savoir s'il recevrait, un tel homme ; il serait allé le chercher. Faites-le entier stuv le-champ ; il n'a déjà que trop attendu. » Le chapelain s'en retourna, disant en lui-même : « Il n'y a-pas moyen ; tous ces saints sont des entêtés. » Ayant ouvert la porte et s'étant présenté dans la pièce où était le seigneur et la troupe de prêtres, il vit ceux-ci tous serrés d'un- côté, chuchotant et regardant en dessous cet homme extraordinaire qu'ils avaient laissé seul dans un coin. Il alla vers lui ; et, l'examinant de son mieux du coin de l'oeil, il pensait aux armes qui pouvaient être cachées sous cette casaque, et se disait qu'il devrait bien au--moins, avant de l'introduire, lui proposer Mais il ne put s'y résoudre. H s'approcha et lui dit: «Monseigneur attend votre seigneurie. Veuillez bien venir avec moi. » Et, le précédant au niilieu de cette petite foule qui aussitôt forma la haie, il jetait à droite et à gauche des coups d'oeil qui signifiaient : « Que voulez-vous ? Ne savez-vous pas qu'il fait toujours à sa tête ? » A peine Ylnnomé eut-il été introduit, que Frédéric, avec un visage serein et où se peignait l'empressement, alla vers lui, les bras ouverts, comme vers une personne-désirée ;- et aussitôt il fit signe au chapelain de sortir ; celui-ci obéit. Les deux personnages demeurés seuls furent quelques moments sans se parler, chacun d'eux en suspens, mais d'une façon diverse chez l'un et chez l'autre. Porté là comme de force .par une inexplicable lièvre de sentiments et ' . d'idées plutôt qu'amené par un dessein déterminé et dont il se fût rendu compte, Ylnnomé y demeurait encore connue par force, tiraillé entre deux passions opposées, ce désir qui le pressait, et auquel se joignait une vague espérance de trouver du soulagement à son tourment intérieur, et de l'autre eôte une honte mêlée de dépit, la honte de venir ainsi, comme un misérable, soumis et repentant, se reconnaître en faute et implorer un autre homme ; et il ne savait trouver des paroles, ou même n'en cherchait point. Cependant, lorsqu'il levait les yeux sur le visage de cet homme, il éprouvait, et à chaque instant d'une manière plus vive, un sentiment de vénération tout à la fois impérieux et doux, qui, en augmentant sa confiance, miligeait son irritation, et, sans heurter de front l'orgueil, l'abattait et, pour ainsi dire, lui imposait silence. En Frédéric, en effel, on voyait une de ces figures qui annoncent la supériorité, mais une supériorité que l'on aime. Nullement courbé ni appesanti par les années, il avait dans le port une dignité naturelle et une sorte de majesté involontaire ; son oeil était vif et grave, son front serein et marqué de l'empreinte de l.i réflexion ; sous ses cheveux blancs, sous sa pâleur et parmi les traces de l'abstinence, de la méditation, de la fatigue, brillait dans ses traits comme une fleur de pureté virginale ; leur ensemble montrait que dans un autre âge la beauté proprement dite en avait été le caractère : maintenant l'habitude des pensées élevées et bienveillantes, la paix intérieure d'une longue vie, l'amour'des hommes, la joie continuelle d'une espérance ineffable, y avaient CHAPITRE XX111. 313 substitué ce que j'appellerais une beauté de vieillard, qui ressortait encore plus sous la magnifique simplicité de la pourpre. Il arrêta, lui aussi, pendant quelques moments sur le visage de Ylnnomé son regard pénétrant et depuis longtemps exercé à lire dans les traits des hommes leurs pensées ; et croyant toujours plus découvrir sous cet air sombre et agité quelque chose de conforme à l'espoir qu'il avait conçu .dès la première annonce de cette visite : « Oh ! dit-il tout animé, quelle précieuse visite est celle que je reçois en ce moment ; et combien je vous dois de reconnaissance pour une si bonne pensée, quoiqu'elle ne soit pas pour moi sans un certain reproche ! — Un reproche I s'écria le seigneur étonné, mais adouci par ces paroles et ces manières, et satisfait que le cardinal eût rompu la glace et entamé un sujet quelconque d'entretien. — Oui vraiment un reproche, reprit celui-ci ; elle m'accuse de m'être laissé prévenir, tandis que depuis si longtemps et tant de fois j'aurais dû aller chez vous moi-même. — Chez moi, vous ? savez-vous qui je suis ? Vous a-t-on dit mon nom ? — Et cette joie que je ressens et qui sans doute se montre sur ma figure, vous semble-t-il que je pusse l'éprouver à l'annonce, à la vue d'un inconnu ? C'est vous qui me la faites éprouver, vous que j'aurais dû aller chercher, je le dis encore, vous que du moins j'ai tant aimé, tant pleuré, pour qui j'ai adressé au ciel de si ardentes prières ; vous qui, parmi mes enfants, tous cependant l'objet de mon amour, êtes celui que j'aurais le plus désiré recevoir et serrer dans mes bras, si j'avais cru pouvoir l'espérer ! Mais Dieu seul sait faire des merveilles, et il supplée à la faiblesse, à la marche trop lente de ses pauvres serviteurs. » VInnomé demeurait saisi de surprise en voyant cel accueil plein de feu, en entendant ces paroles qui répondaient d'une manière si résolue à ce qu'il n'avait point encore dit et n'était pas même bien décidé à dire ; et, le coeur ému, mais dans une sorte d'étourdissement, il gardait le silence. « Eh quoi ! reprit Frédéric plus affectueusement encore ; vous avez une bonne nouvelle à me donner, et vous me la faites désirer si longtemps ? — Une bonne nouvelle, moi ? J'ai l'enfer dans mon âme, et je vous donnerais une bonne nouvelle ? Dites vous-même, si vous le savez, quelle est cette bonne nouvelle que vous attendez d'un homme tel que moi. — Que Dieu a touché votre coeur et veut que vous soyez à lui, répondit avec calme le cardinal. — Dieu ! Dieu ! Dieu ! Si je le voyais ! si je l'entendais ! Où est-il, ce Dieu ? — Vous me le demandez ? Vous ? Eh I qui plus que vous l'a près de soi ? Ne le sentez-vous pas dans votre coeur ? Ne le sentez-vous pas qui vous agite, qui vous oppresse, qui ne vous laisse point de repos, et qui en même temps vous attire vers lui, vous fait pressentir une espérance de paix, de consolation, d'une consolation qui sera entière, immense, aussitôt que vous le reconnaîtrez, que vous le confesserez, que vous l'implorerez ? — Oh ! sans doute, j'ai là quelque chose qui m'oppresse, qui me dévore ! Mais 10 3ta LES FIA.XCKS. Dieu ! s'il existe, ce Dieu, s'il esl.ee qu'un dit. «pie voulez-vous qu'il fasse de moi ? » Ces paroles furent .prononcées avec un accent de désespoir ; mais Frédéric, d'un ton solennel et cpii paraissait celui d'une paisible inspiration répondit : « Ce ciue Dieu peul faire de vous ? ce qu'il veut en faire ? Un signe de sa bonté comme de sa puissance : il veuf retirer de vous une gloire que nul autre- ne lui pourrait, donner. Que le monde, depuis si longtemps, lasse entendre contre vous ses cris, que mille et mille voix appellent la détestalion sur vos univos '.Ylnnomé lil un mouvement et fut un moment lotit étonné d'entendre parler un langage si nouveau pour lui. plus étonné encore de n'en point ressentir de colère, d'y Inmverau contraire une sorte de soulagement i : quelle gloire, poursuivit, Frédéric en revient-il à Dieu ? Ce sont des voix de «■faillie, des voix d'intérêt personnel, peut-être même des voix de justice, niais d'une justice si facile, si naturelle ! Quelques-unes encore, il n'est que trop permis de le penser, peuvent être des voix d'envie de voire- malheureuse puissance, comme de celle déplorable tranquillilé d'esprit «pie vous ave/, jusqu'à ce jour conservée. .Mais lorsque vous-même- vous vous lèverez pour condamner votre vie et devenir votre accusateur, c'est alors, c'est alors que Dieu sera glorifié ! El vous demandez ce que Dieu peut faire de vous ? Qui suis-je. moi. faible mortel, pour vous dire à l'avance, quel avantage y\a ina'îlre si grand peut retirer de- vous ? Ce qu'il peul faire de celle volonté impétueuse, de celle imperturbable constance, lorsqu'il l'aura animée-, enflammée d'amour, d'espérance, de repenlir ? Qui èlcsvotts, faible mortel aussi, pour croire que vous ayez pu imaginer et faire dans le mal des choses plus grandes que Dieu ne peut vous en faire vouloir et opérer dans le bien ? Ce que- Dieu peut, l'aire de vous ? VA\ quoi ! Vous pardonner, vous sauver, accomplir en vous Pieuvre de la rédemption, ne sonl-ce pas des choses magnifiques et dignes de. celui qui gouverne tout au ciel et sur la terri 1 ? Oh ! si. moi, qui ne suis qu'un ôlre chélil'el misérable, et pnurfanl. hélas ! plein de moi-mè-me. si tel que je suis, je brûle en ce moment d'un tel désir de volrr salut que. pour l'obtenir, je donnerais avec joie ! 'Dieu lui-même m'en est témoin) le peu de jours qui nie restent à vivre, ligurez-voiis ce «pie doit èlre la charité de celui qui m'en l'ail éprouver une si imparfaite, niais si vive: figurez-vous combien vous aime, combien vous veut à lui Celui qui nie commande et m'inspire pour vous un amour «loul je suis dévoré ! » A mesure «pie ces paroles sortaient de ses lèvres, son visage, ses regards, chacun de ses mouvements, toute son al lil mie, en respiiairnl le senlimenl. La ligure de son auditeur, tic bouleversée qu'elle élail. passa d'abord à l'élonnement et à l'altanlion: puis elle exprima une émotion plus profonde et moins accompagnée d'angoisses: ses yeux, qui depuis son enfance n'avaient plus connu les larmes, se gonllèrenl: quand les paroles se furent arrêter, il couvrit son visage deses deux mains, et une explosion, un déluge de pleurs l'ut sa dernière et plus claire réponse. « Dieu grand ! Dieu bon ! s'écria .Frédéric, levant les yeux et les mains vers le ciel. Qu'ai-je l'ail, serviteur inutile, pasteur plongé dans le sommeil, pour CHAPITRE .XXIII. 315 que- vous m'ayez ainsi appelé au festin de vos grâces, pour que vous m'ayez trouvé digne d'assister à un prodige si plein de douceur ? » En disant, ces mois, il lendit la main pour prendre celle de Ylnnomé. '< Non ! s'écria celui-ci. non ! Loin de vous un homme tel ((Lie moi ! Ne souillez pas celle main pure et bienfaisante. Vous ignorez tout ce qu'a fait celle t[iie vous voulez serrer dans la vôtre. — Laissez, dil.Frédéric, en la lui prenant avec uno tendre violence, laissez-moi serrer celle main qui réparera tant de loris.'répandra tant de bienfaits, soulagera tant d'aflligés. s'étendra désarmée, humble, pacifique, envers tant d'ennemis. — C'en est trop ! dil en sanglotant Ylnnomé. Laissez-moi, monseigneur ; bon Frédéric, laissez-moi. Un peuple en foule vous attend: il y a là tant d'âmes lionnes, innocentes, tant de personnes venues de loin pour vous voir une fois, pour vous entendre, et vous vous arrêtez.... avec qui ! ("m L'SI lru|>. ilil.cn sanglotai ! ! Ylnnnnté... (1*. :> !">.' ; 316 LES FIANCES. — Laissons les quatre-vingt-dix-neuf brebis, répondit le cardinal : elles sont en sûreté sur la montagne : je veux maintenant rester avec celle qui était égarée. Ces âmes éprouvent en ce moment peut-être bien plus de contentement que la vue d'un pauvre évêque ne leur en pourrait donner. Peut-être Dieu, qui a opéré en vous le prodige de sa miséricorde, verse-t-il en elles une joie dont elles ne comprennent point encore la cause. Ce peuple s'unit peut-être à nous sans le savoir. Peut-être l'esprit du Tout-Puissant inspire-t-il à tous ces coeurs un feu de charité dont ils ne'se rendent point compte, une prière qu'il exauce en vous, des actions de grâces dont vous êtes l'objet, encore inconnu pour eux. » En disant ces mots, il jeta ses bras au cou de Ylnnomé, qui, après avoir un moment tenté la résistance, céda comme vaincu par cette force de charité, et abandonna son visage tremblant et si changé de ce qu'il était naguère, sur l'épaule de son consolateur. Ses larmes brûlantes tombaient sur la pourpre sans tache de Frédéric ; et les mains pures de celui-ci serraient affectueusement ces membres, pressaient ces vêtements habitués à porter les armes de la violence et de la trahison, ni :- VInnomé, se dégageant le premier de cet embrassement, se couvrit de nouveau les yeux d'une main,.et, relevant son visage, il s'écria : « Dieu vraiment grand ! Dieu vraiment bon ! je me connais maintenant, je vois ce que je suis ; mes iniquités sonl devant mes yeux ; j'ai horreur de moi-même ; et cependant ! cependant j'éprouve, un soulagement, une joie, oui, une joie, comme je n'en ai jamais éprouvé dans toute mon affreuse vie ! — C'est un" avant-goût de ses grâces, dit Frédéric, que Dieu vous accorde pour vous captiver, à son service, pour vous porter à entrer résolument dans la nouvelle vie où vous aurez, à revenir sur tant d'actions, à réparer tant de fautes, où vous aurez tant à pleurer ! — Malheureux que^je suis ! s'écria VInnomé ; que de choses, que de choses sur lesquelles je ne pourrai pjusr que pleurer ! Mais au moins j'en ai qui ne sonl qu'entaméesy.que je puis, faute de mieux, rompre au point où elles sont ; j'en ai une que je puis rompre,à l'instant et réparer. » Frédéric prêta attention, et VInnomé raconta brièvement, mais avec des termes d'exécration beaucoup plus énergiques que ceux que. nous avons employés nous-mêmes, l'acte de violence exercé contre Lucia, les souffrances, les terreurs de la pauvre fille, la frénésie où elle l'avait jeté par ses supplications, comment elle était encore dans son château «Ah ! ne perdons point de temps ! s'écria Frédéric, palpitant de pitié et de sollicitude. Quel bonheur est le vôtre ! C'esl ici un gage du pardon de Dieu ; il vous fait devenir un instrument de salut pour celle dont vous vouliez causer la perte. Que Dieu vous bénisse ! et déjà Dieu vous a béni ! Savez-vous d'où est notre jeune infortunée ? » Le seigneur nomma le pays de Lucia. « Ce n'est pas loin d'ici, dit le cardinal, que Dieu soil loué ; et probablement...,. » En disant ces mots, il courut à une table et agita une sonnette. Aussitôt entra d'un air inquiet le chapelain porte-croix, qui, avant tout, regarda CHAPITRE XX111. 317

Ylnnomé ; il voit une figure toute changée, des yeux humides et rouges de pleurs ; il regarde alors le cardinal ; et lisant sur la physionomie de celui-ci, à travers ce maintien qui ne s'altérait jamais, une sorte de contentement sérieux où s'alliait une sollicitude pressée de se voir satisfaite, il allait, la bouche ouverte, rester comme en extase, si le cardinal ne l'eût promptement réveillé dans cette contemplation, en lui demandant si, parmi les curés qui étaient là rassemblés, se trouvait celui de ***. — Il y est, monseigneur, répondit le chapelain. — Faites-le venir sur-le-champ, dit Frédéric, et avec lui le curé de cette église. » Le chapelain sortit et alla dans la pièce où étaient tous ces prêtres réunis. Pour lui, la bouche encore ouverte, et l'extase encore peinte sur sa figure, levant les mains et les agitant en l'air, il dit : « Messieurs ! messieurs ! Hxc est mutatio dexterx Excelsiy l » Et il s'arrêta un moment sans rien dire de plus. Puis, reprenant le ton de sa charge, il ajouta : « Son illustrissime et révérendissime seigneurie demande M. le curé de la paroisse et M. le curé de ***. » Le premier des deux s'avança aussitôt, et en même temps partit du milieu de la foule un moi ? traînant, dont l'intonation était celle de la surprise. « N'êtes-vous pas monsieur le curé de *" ? reprit le chapelain. — Oui, bien ; mais — Son illustrissime et révérendissime seigneurie vous demande. — Moi ? » dit encore cette voix, exprimant avec clarté par ce monosyllabe : que puis-je avoir à faire là-dedans ? Mais cette fois, avec la voix arriva l'homme, don Abbondio en personne, s'avançant d'un pas contraint et avec une mine qui tenait de l'étonncment et du déplaisir. Le chapelain lui fit de la main un signe qui voulait dire : « Allons, arrivez ; est-ce donc si pénible ? » Et précédant les deux curés, il alla vers la porte, l'ouvrit et les introduisit. Le cardinal quitta la main de VInnomé, avec lequel, dans l'intervalle, il avait concerté ce qui était à faire ; il s'écarta de lui quelque peu, et appela d'un signe le curé de l'église. Il lui dit succinctement de quoi il s'agissait et lui demanda s'il pourrait, tout de suite, trouver une brave femme qui voulût aller dans une litière an château pour y prendre Lucia ; une femme ayant bon coeur et bonne tête, capable de se bien conduire dans une expédition d'un genre si nouveau, et d'employer les manières les plus convenables, de trouver les paroles les plus propres à rassurer, à tranquilliser cette pauvre fille, pour qui, après tant d'angoisses et dans un si grand effroi, sa délivrance même pouvait être la cause d'un nouveau trouble. Le curé, après avoir un moment réfléchi, dit qu'il avait hi personne qu'il fallait, et sortit. Le cardinal appela d'un autre signe le chapelain, auquel il ordonna de faire immédiatement préparer la litière et ses conducteurs, ainsi que de faire seller deux mules. Le chapelain étant également sorti, le cardinal se tourna vers don Abbondio. Celui-ci, qui déjà se tenait près de lui pour être plus loin de cet autre per• 'l'ois sont, los «hniitrainents qu'opère la droite (lu Trfes-Hmil. 31 s LES FIANCIiS. sonnage. et tpii en allcnitant l ;tne ;iil un coup d'ieil en dessous, taulùi sur l'un. tantôt sur l'autre, chcrchant à deviner ce «pic pouvait être toute cette affaire, s'approcha davantage, fit, une révérence et dit : ■< On m'a annoncé que votre illustrissime seigneurie me demandait ; mais je crois qu'on a l'ail erreur. — On n'a point l'ail erreur, répondit Frédéric ; j'ai u\)f bonne nouvelle à vous donner, et en même temps à vous charger d'une commission bien douce et bien consolante. Une «le vos paroissiennes, «pie vous avez sans doule pleurée comme étant perdue, Lucia Mondella, est relronvée ; elle est ici près, dans la maison «le mon cher ami «pie voilà ; et vous irez tout. à l'heure avec lui et avec une femme que .M. le curé de cette paroisse est allé chercher, vous irez, dis-je. prendre colle personne, qui est des vôtres, pour raccompagner jusqu'ici. ■> Don Abbondio lit tout ce qu'il put pour cacher l'ennui, «pie dis-je ? le chagrin fort amer que lui causait, mm telle proposition, ou, si l'on veut, un tel ordre ; et n'étant plus à temps de défaire et «le changer une grimace déjà formée sur sou visage, il la cacha en inclinant- profondément sa tête, en signe d'obéissance. Il ne lit releva, cette lèle, qui 1 pour faire une aulrr révérence semblable à Y humilié, en portant vers lui un regard pileux qui tlisail : ■< Je suis dans vos mains ; usez de miséricorde: pnn-erv subjerlisi. >• Le cardinal lui demanda ensuite quels étaient les parents de l.ucia : •■ lin fait de proches parents avec qui elle vive, mi elle vend, elle n'a que sa mère, répondit «Ion Abbondio. — lit celle-ci est-elle dans son village ? — Oui, monseigneur. — Comme celle pauvre lille. reprit Frédéric, ne pourra de sitôt rentrer chez elle, ce lui sera une grande consolation de voir sa mère sans retard: c'esl pourquoi, si M. le curé de l'endroit n'est pas de relour avant que j'aille à l'église, lailes-iiioi le plaisir de lui dire qu'il se procure une carriole ou une moulure, et qu'il charge un homme de sens d'aller chercher celle le mine pour l'amener ici. — lil si j'y allais moi-même ? dit don Abbondio. — .Non. non. pas vous ; je vous ai déjà prié d'aulro chose, répondit le cardinal. — Ce <|iie je disais, répliqua don Abbondio. c'était pour pouvoir préparer cette pauvre mère. C'esl une femme fini sensible, et il tant quelqu'un qui la connaisse et sache la prendre à sa manière, pour ne pas lui faire plus de mal que de bien. — C'esl [tour cela même que je vous prie il'avcrlir M. le curé qu'il doit choisir un humilie «le sens: vous èles. vous, beaucoup plus nécessaire ailleurs. •■ répondit le cardinal, lil il auraiI voulu ajouter : ■«Celle pauvre lille a bien plus besoin de voir tout de suite une ligure connue, une personne sûre, dans ce château, après de si longues heures de Iranses mortelles, et dans la terrible nbsourilé répandue sur son avenir. ■> Mais ce n'était pas une raison à donner eu 1 Kiiai'irne/. ■•■iix (pli soin MUIS vnii-i' |iiiissaiir<'. CIlAPITUli A M II. 31 :> tenues aussi clairs en présence du tiers qui se trouvait là. Il parut cependant étrange au cardinal que don Abbondio ne l'eût pas saisie dans ce qu'il venait d'entendre, ou même que son propre jugement ne la lui eût pas présentée ; et la proposition du curé, son insistance, lui semblèrent tellement hors de propos, qu'il soupçonna là-dessous quelque autre pensée. Il le regarda au visage et y découvrit sans peine la peur de voyager avec cet homme redoutable, d'aller dans celle maison, iiiènie pour peu de moments. Voulant- dès lors dissiper tout à fait- en lui ces appréhensions, et ne trouvant pas bien de le prendre à part et ('munie le l'.'ir'linal s'aclimiiinaii pour sorlil1.'■■■■.'■m pai 1 la main Y Inimitié... (1*. :iifl. • de lui parler en secret, peudani que sou nouvel ami était en tiers avec eux, il pensa (pie le meilleur moyen était de faire ce qu'il aurait tait, sans même y être porté par ce motif, c'est-à-dire de parler à Ylnnomé lui-même, dont les réponses feraient enfin comprendre à don Abbondio que ce n'était [tins un homme dont on dût avoir peur. Il s'approcha donc de Ylnnomé. et avec cet air de familiarité spontanée qui se trouve dans une nouvelle et puissante all'eclion comme dans une ancienne intimité. <• Ne croyez [tas, lui «lit-il, que je nu ; contente «le celle visile pour aujourd'hui. Vous reviendrez, n'esl-ee pas, en compagnie de ce (ligne ecclésiastique ? — Si je reviendrai ? répondit Yliinomé: quand même vous ne voudriez pas de moi. je resterai obstinément à votre porte, comme un mendiant. J'ai besoin de vous parler ! .l'ai besoin de vous entendre, de vous voir ! J'ai besoin de vous ! ■■ 320 LES FIANCES. Frédéric lui prit la main, la lui serra, et dit : « Vous nous ferez donc la faveur de dîner avec nous. J'y compte. En attendant, je vais prier et rendre grâces avec le peuple ; et vous, vous allez recueillir les premiers fruits de la divine miséricorde. » Don Abbondio, à la vue de ces démonstrations, était comme un enfant peureux qui voit un homme caresser sans crainte son gros chien, au poil hérissé, aux yeux couleur de sang, portant un nom fameux pour les coups de dents et lès frayeurs ; et il entend dire à ce maître du chien que c'esl un bon animal on ne peut plus paisible ; il regarde le maître, et ne le contredit ni ne l'approuve ; il regarde le chien et n'ose s'en approcher, de crainte que le bon animal ne lui montre les dents, ne fût-ce que pour lui faire fête ; il n'ose s'en éloigner, pour ne pas trahir sa poltronnerie ; et il dit en lui-même-: « Oh ! si j'étais au logis ! ». Comme le cardinal s'acheminait pour sortir, tenant par la main et emmenant Ylnnomé, ses yeux se portèrent de nouveau sur don Abbondio qui restait en arrière, mortifié, chagrin, faisant la moue sans le vouloir ; et, pensant que le déplaisir du pauvre homme pouvait peut-être aussi venir de ce qu'il lui semblait avoir été négligé et comme laissé dans un coin, tandis surtout qu'il voyait un personnage couvert de crimes si bien accueilli, si caressé, il se tourna vers lui en passant, s'arrêta un instant, et, avec un sourire affectueux, il lui dit : « Vous, monsieur le curé, vous êtes toujours avec moi dans la maison de notre bon père ; mais celui-ci celui-ci perlerai, et invenlus est '. — Oh ! combien je m'en réjouis ! » répondit don Abbondio, en faisant une grande révérence comme à tous les deux. L'archevêque avança, poussa la porte dont les battants furent aussitôt ouverts en dehors par deux domestiques placés des deux côtés ; et l'admirable couple parut aux regards curieux du clergé rassemblé dans cette pièce. On vil ces deux visages où se peignait une émotion de nature diverse, mais également profonde ; une tendre reconnaissance, une humble joie sur les traits vénérables de Frédéric ; sur ceux de VInnomé, un trouble tempéré par la consolation et l'espérance, une pudeur toute nouvelle, une composition à travers laquelle perçait encore la force de ce naturel sauvage et qui n'avait jamais connu que l'emportement. Et l'on a su plus tard que parmi les spectateurs il s'en trouva plus d'un à qui revint alors à la mémoire t ;e passage d'isaïe : Le loup et l'agneau iront au même pâturage ; le lion et le boeuf mangeront la paille ensemble. Derrière venait don Abbondio que personne ne remarqua. Quand ils furent au milieu de l'appartement, le valet de chambre du cardinal entra d'un autre côté, et s'approcha pour lui dire qu'il avait exécuté les ordres dont le chapelain lui avait fait part ; que la litière et les mules étaient prêtes et qu'on n'attendait plus que la femme que le curé devait amener. Le cardinal lui dit d'avoir soin, aussitôt que celui-ci arriverait, de le faire parler à don Abbondio, et que tout ensuite fût aux ordres de ce dernier et de Ylnnomé, auquel il 1 Etait perdu et. a été retrouvé. CHAPITRE XIII. 321 serra de nouveau la main, par forme d'adieu, en lui disant : «Je vous attends. » Il se tourna pour saluer don Abbondio, et se dirigea du côté par où l'on allait à l'église. Le clergé le suivit en troupe mêlée autant qu'en procession ; les deux compagnons de voyage restèrent seuls dans la pièce évacuée. VInnomé était tout recueilli en lui-même, pensif, impatient de voir arriver le moment où il irait tirer de peine et de prison sa Lucia ; sa Lucia dans un sens si différent aujourd'hui du sens de la veille ; et son visage exprimait une agitation concentrée qui, à l'oeil inquiet de don Abbondio, pouvait facilement paraître quelque chose de pis. Il le regardait de côté, il aurait voulu entamer une conversation amicale ; mais : « Quedois-je lui dire ? se demandait-il, dois-je lui dire encore : je m'en réjouis ? Je me réjouis de quoi ? De ce qu'ayant été jusqu'à présent un démon, vous vous êtes enfin décidé à devenir un honnête homme comme les autres ? Beau compliment, par ma foi ! Eh ! eh ! eh ! De quelque manière que je les tourne, mes félicitations ne signifieraient pas autre chose. Et puis, serait-ce bien vrai qu'il soit devenu honnête homme ? Comme ça, subitement ? Des démonstrations ; mais on en fait tant en ce monde, et pour tant de motifs ! Que sais-je ce qui peut arriver ? Et en attendant il me faut aller avec lui ! Dans ce château ! Oh ! quelle histoire ! quelle histoire ! Qui me l'aurait dit ce matin ? Ah ! si je puis en sortir sain et sauf, elle m'entendra lui parler, madame Perpetua, pour m'avoir poussé ici par force, sans qu'il y eût nécessité, hors de ma cure, parce que, disait-elle, tous les curés des environs y couraient, et même ceux de plus loin, et qu'il ne fallait pas rester en arrière, et ceci, et cela, et le reste, jusqu'à ce qu'elle m'ait eu embarqué dans une affaire de cette sorte ! Oh ! pauvre homme que je suis ! Et cependant il faut bien lui dire quelque chose, à cel homme. » Et à force de chercher, il avait trouvé qu'il lui pourrait dire : «Je ne me serais jamais attendu à me voir en si respectable compagnie. » Il ouvrait la bouche pour débuter ainsi, lorsque arriva le valet de chambre, avec le curé du lieu, lequel annonça que la femme était prête et déjà placée dans la litière ; et puis il se tourna vers don Abbondio pour recevoir de lui l'autre commission du cardinal. Don Abbondio s'en tira comme il put, dans le trouble d'esprit où il était ; et, s'approchant ensuite du valet de chambre, il lui dit : « Donnez-moi du moins une bêle paisible ; car, je vous l'avoue, je suis un pauvre cavalier. — Oh ! songez donc ! répondit le valet de chambre avec un sourire demimoqueur, c'est la mule du secrétaire, qui est un savant. — Allons répliqua don Abbondio, et il continua mentalement : A la garde de Dieu ! » Le seigneur, dès les premiers avis, s'était mis en marche en courant : arrivé sur la porte, il s'aperçut que don Abbondio était resté en arrière. Il s'arrêta pour l'attendre, et lorsque celui-ci vint à la hâte le rejoindre d'un air qui demandait pardon du retard, il le salua et le fit, avec politesse et déférence, passer devant lui, ce qui remit un peu le coeur au pauvre curé. Mais au premier pas qu'il fit dans la petite cour, il vit une chose qui lui gâta cette légère satisfaction ; il vit VInnomé aller vers un coin, prendre d'une main sa carabine par 11 322 LES FIANCES. le canon, puis de l'autre par la bretelle, et d'un mouvement prompt, comme s'il faisait l'exercice, se la mettre en bandoulière. « Ohé ! ohé ! ohé I pensa don Abbondio, que veut-il faire de cet instrument ? Beau cilice, belle discipline pour un converti ! Et si quelque lubie vient à lui passer par la tête ? Oh ! quelle expédition ! quelle expédition ! » Si le seigneur avait pu soupçonner quelle espèce de pensées occupait l'esprit de son compagnon, on ne peut dire tout ce qu'il aurait fait pour le rassurer ; mais il était à cent lieues d'un tel soupçon, et don Abbondio se gardait de rien faire qui signifiât clairement : « Je ne me fie pas à votre seigneurie. » Arrivés à la porte de la rue, ils trouvèrent les deux montures qui les attendaient : Ylnnomé sauta sur celle qui lui fut présentée par un palefrenier. « Elle n'a pas de vices ? dit don Abbondio au valet de chambre, en remettant à terre le pied qu'il avait déjà levé sur l'étrier. — Montez sans crainte : c'est un agneau. » Don Abbondio, s'accrochant à la selle, aidé par le valet de chambre, se soulève, se hisse, fait un effort, il est à cheval. La litière qui était à quelques pas en avant, portée par deux autres mules, se mit en mouvement à la voix du conducteur, et le convoi partit. Il fallait passer devant l'église comble de peuple, par une petile place également comble de gens de l'endroit et d'étrangers que l'église n'avait pu recevoir. Déjà la grande nouvelle s'était répandue, et lorsque l'on vit paraître le convoi, lorsque l'on vit paraître cet homme, objet naguère de terreur et d'exécration, maintenant d'admiration et de joie, il s'éleva dans la foule un murmure d'applaudissement, et, tout en faisant place, elle se serrait pour le voir de plus près. La litière passa, VInnomé passa, et, devant la porte toute grande ouverte de l'église, il ôta son chapeau et baissa ce front si redouté ; il le baissa jusque sur la crinière de sa mule, au bruit confus de mille voix qui disaient : « Que Dieu le bénisse ! » Don Abbondio ôta, lui aussi, son chapeau, s'inclina, se recommanda à Dieu ; mais en entendant l'accord lent et solennel des chants de ses confrères, il éprouva un sentiment d'envie, un triste attendrissement, un tel saisissement au fond du coeur, qu'il cul peine à retenir ses larmes. Lorsque ensuite il fut hors des habitations, en pleine campagne, dans les détours quelquefois tout à fait déserts du chemin, un voile plus noir vint s'étendre sur ses pensées. Il n'avait d'autre objet sur lequel il pût reposer ses regards avec confiance que le conducteur de la litière, lequel, étant au service du cardinal, devait sans doute être un homme de bien et n'avait pas non plus l'air d'un poltron. Do temps à autre se montraient des passants qui, lcplus souvent en troupe, accouraient pour voir le cardinal. Leur vue faisait du bien à don Abbondio ; mais ce bien s'enfuyait aussitôt ; mais on marchait vers cette vallée redoutable où l'on ne rencontrerait plus que les sujets de l'ami, et quels sujets ! Plus que jamais il aurait désiré lier conversation avec cet ami, tant pour le sonder davantage que pour le maintenir en bonnes dispositions ; mais, en le voyant si préoccupé, il en perdait l'envie. Il fut donc obligé de se parler à lui-même, et CHAPITRE XXIII. 323 voici une partie de ce que le pauvre homme se dit dans ce trajet ; une partie seulement, car, pour écrire le tout, il faudrait un volume : « C'est une étrange chose que tous les saints, que les coquins ne puissent exister sans argent vif dans le corps, et qu'ils ne se contentent pas d'être toujours en mouvement eux-mêmes, mais qu'ils veuillent, comme ils le feraient s'ils pouvaient, mettre en danse tout le genre humain avec eux, et que les plus remuants viennent tout juste me chercher, moi qui ne cherche personne, et me tirer par les cheveux dans leurs affaires, moi qui ne demande autre chose sinon qu'on me laisse vivre. Ce mauvais fou de don Rodrigo ! Que lui manquerait-il pour être l'homme le plus heureux de la terre, s'il avait tant soit peu de bon sens ? Lui riche, jeune, respecté, courtisé, il s'ennuie d'être trop bien, et il faut qu'il aille cherchant du déplaisir pour lui et pour les autres. Il pourrait faire le métier de michelaccio 1 ; non, monsieur, il veut faire celui de molester les femmes, le plus fou, le plus perfide, le plus enragé métier qui soit au monde ; il pourrait aller au paradis en carrosse, et il veut aller chez le diable à cloche-pied. Et celui-ci ! » et, arrivé là, il le regardait, comme s'il avait Craint que ce celui-ci n'entendît ses pensées, «celui-ci, après avoir mis le monde sens dessus dessous par ses scélératesses, le met aujourd'hui sens dessus dessous par sa conversion si tant est qu'elle soit vraie. En attendant, c'est moi qui dois en faire l'épreuve I C'est dit : quand ils sont nés avec cette inquiète manie dans le corps, il faut toujours qu'ils fassent du bruit. Est-ce donc si difficile de faire l'honnête homme toute sa vie, comme je l'ai fait, moi ? Non, monsieur ; il faut tourmenter les gens, les tuer, faire le diable Oh ! pauvre homme que je suis ! Et puis du fracas, même pour faire pénitence. La pénitence, quand on lo veut bien, se peut faire chez soi, paisiblement, sans tant d'apparat, sans donner tant de dérangement à son prochain. Et son illustrissime seigneurie, tout de suite, tout de suite, à bras ouverts, mon cher ami, mon cher ami ; croyant à tout ce que dit cet homme, comme s'il lui avait vu faire des miracles, et tout d'emblée, on vous prend une résolution, on s'y donne des pieds et des mains ; vite par ci, vite pai là : chez moi, cela s'appelle de la précipitation. Et sans avoir la moindre garantie, on lui met dans les mains un pauvre curé ! C'est ce qui s'appelle jouer urt homme à pair ou non. Un évoque saint, comme il l'est, devrait être jaloux de la conservation de ses curés comme de la prunelle de ses yeux. Un peu de flegme, un peu de prudence, un peu de charité peuvent, ce me semble, s'accorder avec la sainteté Et si tout cela n'était qu'un jeu ? Qui peut connaître le but des actions des hommes ? et des hommes comme celui-ci ? Quand je songe qu'il me faut aller avec lui, dans sa maison ! Il peut y avoir quelque diable là-dessous. Oh ! pauvre homme que je suis ! il vaut mieux n'y pas penser. Qu'est-ce que cet imbroglio de Lucia ? Y aurait-il eu un entendu avec don Rodrigo ? Quelles gens ! mais au moins l'on y verrait clair. Mais comment celui-ci l'a-t-il eue dans ses griffes ? Qui le sait ? Tout cela est un secret entre lui et monseigneur ; et moi, que l'on fait trotter de cette manière, on ne me dit rien. Je ne cherche pas à 1 D'homme heureux et tranquille chez soi. (N..du T.) ..J 324 LES FIANCES. connaître les affaires des autres ; mais quand on y joue sa peau, on aurait pourtant bien le droit d'en savoir quelque chose. Si c'était réellement pour aller chercher cette pauvre créature, patience ! quoiqu'il eût bien pu l'amener tout simplement lui-même. Et puis, s'il est si bien converti, s'il est devenu un père de l'Église, qu'avait-on besoin de moi ? Oh ! quel chaos ! Enfin, fasse le ciel que ce soit ainsi ! La corvée aura été rude ; mais patience ! J'en serai tout de même bien aise pour cette pauvre Lucia ; elle aussi l'aura échappé belle. Dieu sait ce qu'elle aura souffert ; je la plains ; mais cette fille est née pour ma perte Si au moins je pouvais voir bien véritablement dans le coeur de cet homme ce qu'il pense ! Qui peut le comprendre ? Là, voyez : tantôt on dirait un saint Antoine dans le désert, tantôt Holopherne en personne. Oh ! pauvre homme, pauvre homme que je suis ! Enfin, le ciel est obligé de me venir en aide ; car ce n'est point par un caprice à moi que je me trouve là-dedans. » En effet, on voyait, pour ainsi dire, passer sur le visage de VInnomé les pensées qui agitaient son âme, comme on voit, à l'heure «le la tempête, les nuages courir devant le disque du soleil, faisant à tout moment succéder à un jour faux et menaçant une sorte de nuit et sa sombre froideur. Son esprit, encore enivré des douces paroles de Frédéric, et comme renouvelé et rajeuni dans une vie toute nouvelle, s'élevait à ces idées, qui lui avaient été offertes, de miséricorde, de pardon et d'amour ; puis il retombait sous le poids du terrible passé. Il courait, son esprit, il courait avec anxiété chercher parmi ses iniquités ce qu'il y aurait de réparable, quelles entreprises pourraient être interrompues, quels remèdes seraient les plus efficaces et les plus sûrs, comment il romprait tant de noeuds, ce qu'il ferait de tant de complices ; c'était à s'y perdre que d'y penser. Dans cette expédition même où il allait en ce moment, la plus facile, sans doute, On passa devant la Maltmottc... (P. 325.) CHAPITRE XXIII. 325 et si près de son terme, son impatience était un tourment, par la pensée de tout ce que souffrait cette pauvre créature, et que c'était lui, si pressé du désir de la délivrer, qui lui faisait endurer cette souflrance. Lorsque deux chemins se présentaient, le conducteur de la litière se tournait pour savoir lequel il devait prendre : Ylnnomé le lui. indiquait de la main, et en même temps lui faisait signe de se hâter. On entre dans la vallée. Quel était alors l'état du pauvre don Abbondio ! Cette fameuse vallée, dont il avait ouï raconter tant d'histoires épouvantables, il est dedans ; ces hommes fameux, la fleur des bravi d'Italie, ces hommes sans peur et sans miséricorde, il les voit en chair et en os ; il en rencontre un, deux, trois à chaque tournant du chemin. Ils s'inclinaient d'un air soumis devant le seigneur ; mais c'étaient certains visages brunis, certaines moustaches hérissées, certains yeux farouches et déterminés où don Abbondio croyait lire : « Faut-il le régaler, ce prêtre ? » La consternation le gagna tellement que, dans un moment où elle fut à son comble, il en vint à se dire : « Que ne les ai-je mariés ! * Rien de pis ne pouvait s'ensuivre pour moi. » Cependant on avançait par un sentier raboteux, le long du torrent : au delà, cet aspect des monts âpres, sombres, sans nul vestige d'habitation ; en deçà, celle population à laquelle tout désert eût paru préférable : Dante, au milieu de Malebolge ', ne pouvait être plus mal. On passa devant la Malanolle ; là, ce sont des bravi sur la porte, des saluts profonds pour le seigneur, des regards lancés sur son compagnon et sur la litière. Ces gens ne savaient que penser ; déjà le départ de Ylnnomé, seul et dès le malin, avait été extraordinaire ; le retour ne l'était pas moins. Etait-ce une proie qu'il amenait ? et comment seul avait-il pu la saisir ? Et comment une litière étrangère ? Et de qui pouvait être cette livrée ? Ils regardaient, regardaient encore ; mais aucun ne bougeait, car c'était l'ordre que, d'un coup d'oeil, leur donnait le maître. On gravit la montée, on est en haut. Les bravi qui se trouvaient sur l'esplanade et sur la porte se rangent des deux côtés pour laisser le passage libre: VInnomé leur fait signe de rester où ils sont ; il donne un coup d'éperon et dépasse la litière en appelant de la main le conducteur et don Abbondio, pour qu'ils le suivent ; il entre dans une première cour, de celle-ci dans une seconde ; il va vers une petite porte ; d'un geste il arrête un bravo qui accourait pour lui tenir l'étrier, et lui dit : « Toi, reste là, et que personne ne vienne. » Il met pied à terre, attache rapidement sa mule aux barreaux d'une fenêtre, va vers la litière, s'approche de la femme, qui avait tiré le rideau, et lui dit tout bas : « Consolez-la tout de suite ; faites-lui tout de suite comprendre qu'elle est libre, en des mains amies. Dieu vous le rendra. »> Puis il fait signe au conducteur d'ouvrir la portière ; après il vient à don Abbondio, et, d'un air serein que celui-ci ne lui avait pas encore vu et ne croyait pas qu'il pût prendre, avec un visage où se peignait la joie de la bonne oeuvre qu'il était enfin sur le point d'accomplir, ' Il est sans doute inutile de rappeler que c'est le nom que donne le Dante au huitième cercle de l'enfer où se punissent les trompeurs. (Chant xvm de la Divine Comédie.) — (N. du T.) 326 LES FIANCES. fl lui dit, également à voix basse : « Monsieur le curé, je ne vous fais pas d'excuses pour le dérangement que vous éprouvez à cause de moi ; vous le faites pour Celui qui récompense largement, et pour cette pauvre fille dont il est le père. » Cela dit, il prend d'une main le mors, de l'autre l'étrier, pour aider don Abbondio à descendre. Pour celui-ci, cet air, ces paroles, ces manières lui avaient déjà rendu la vie. Il poussa un soupir dont il était depuis une heure travaillé sans pouvoir lui donner issue, se pencha vers VInnomé, répondit à voix bien basse : « Oh ! que faites-vous donc ? Mais, mais, mais !.... » et se laissa glisser le mieux qu'il put en bas de sa monture. VInnomé attacha celle-ci comme l'autre, et, après avoir dit au conducteur d'attendre dans cette cour, il tira de sa poche une clef, ouvrit la porte, entra, fit entrer le curé et la femme, passa devant eux pour gagner le petit escalier, et tous trois montèrent en silence. Et tous trois montèrent en silence... (P. 326.) Lucia s'était réveillée depuis peu de temps... (P. 327.) CHAPITRE XXIV. Lucia s'était réveillée depuis peu de temps, et elle en avait péniblement employé une partie à se dégager tout à fait du sommeil, à séparer les visions confuses qu'il avait enfantées des souvenirs et des images de cette réalité trop ressemblante, en effet, à une sinistre vision de malade. La vieille s'était aussitôt approchée d'elle, et, avec cette voix forcément bénigne dont elle venait de faire l'apprentissage, elle lui avait dit: «Ah ! vous avez dormi ?Vous auriez pu dormir au lit tout à votre aise ; ce n'est pas, au moins, que je ne vous l'aie dit bien des fois hier au soir. » Et, ne recevant point de réponse, elle avait continué, toujours sur un ton d'instances aigre-doux : « Mangez donc enfin ; un peu de bon sens. Ouh ! comme vous voilà laide ! Vous avez besoin de manger. Et si ensuite, à son retour, il s'en prend à moi ? — Non, non ; je veux m'en aller ; je veux aller trouver ma mère. Le maître me l'a promis ; il m'a dit : « Demain malin. » Où est-il, le maître ? — Il est sorti ; il m'a dit qu'il reviendra bientôt et qu'il fera tout ce que vous voudrez. — Il ;i dit cela ? il la dit ? Eh bien, je veux aller trouver ma mère, tout de suite, tout de suite. » Dans ce moment, un bruit de pas se fait entendre dans la chambre voisine, puis un petit coup à la porte. La vieille accourt et dit : « Qui est là ? — Ouvre, » répond tout bas une voix d'elle bien connue. 328 LES FIANCES. La vieille tire le verrou ; VInnomé, poussant légèrement la porte, ouvre un étroit passage, ordonne à la vieille de sortir, et fait aussitôt entrer don Abbondio avec la brave femme. Il retire ensuite les battants, s'arrête en dehors, et envoie la vieille dans une partie éloignée du château, comme il avait déjà renvoyé l'autre femme mise de garde hors la chambre. Tout ce mouvement, cette autre scène qui se présentait, cette apparition de personnes nouvelles causèrent un redoublement dans le trouble de Lucia, pour qui, si son état présent était intolérable, tout changement n'en était pas moins un nouveau sujet d'alarmés et de terreur. Elle regarda, vit un prêtre, une femme, et se sentit un peu rassurée. Elle regarda plus attentivement: est-ce lui ou n'est-ce pas lui ? Elle reconnut don Abbondio et resta les yeux fixes, comme stupéfiée. La femme s'approche, se penche vers elle, et, la considérant d'un air attendri, lui prenant les deux mains comme pour la caresser et la relever en même temps, elle lui dit : « Oh ! pauvre enfant ! venez, venez avec nous. — Qui ôtes-vous ? » demanda Lucia ; mais, sans attendre la réponse, elle se tourna encore vers don Abbondio, qui était resté deux pas en arrière, ayant lui-même la figure empreinte de compassion ; elle le regarda de nouveau fixement et s'écria: « Vous ! est-ce vous, monsieur le curé ? Où sommes-nous ? Oh ! malheureuse ! je perds la raison ! — Non, non, répondit don Abbondio, c'est bien moi ; rassurez-vous. Voyez, nous sommes ici pour vous emmener. Je suis bien votre curé ; venu ici tout exprès, à cheval » Lucia, comme si elle eût tout à coup recouvré toutes ses forces, se dressa précipitamment ; puis elle fixa encore ses yeux sur ces deux visages, et dit : — Ouvre, répond une voix d'elle bien connue. (P. 327.) CHAPITRE XXIV. 329 « C'est donc la sainte Vierge qui vous a envoyés ? — Je le crois, dit la brave femme. — Mais pouvons-nous partir ? pouvons-nous partir tout de bon ?» reprit Lucia, baissant la voix et avec une expression de crainte dans le regard. « Et tous ces gens ?.... » poursuivit-elle dans un mouvement d'horreur qui la vint pénétrer et se marqua sur ses lèvres tremblantes et contractées ; « et ce monsieur 1.... cet homme !.... En effet, il me l'avait promis — Il est également ici, en personne, venu exprès avec nous, dit don Abbondio ; il est là dehors qui attend. Allons, vite ; ne le faisons pas attendre, ce personnage à qui sont dus tant d'égards. » Alors celui dont on parlait poussa la porte et se montra. Lucia, qui peu de moments avant le désirait et même, n'ayant d'autre espérance au monde, ne désirait que lui, Lucia, maintenant, après avoir vu, après avoir entendu des figures, des voix amies, ne put réprimer un subit saisissement. Elle tressaillit, retint son souffle, et se serra contre la brave femme, dans le sein de laquelle elle cacha son visage. Pour lui, à la vue de cette figure dont la veille déjà il n'avait pu bien soutenir l'aspect, de cette figure devenue plus pâle, plus abattue, plus défaite par la prolongation de la souffrance et le défaut de nourriture, il s'était arrêté sans presque dépasser la porte ; voyant ensuite ce mouvement d'effort de la pauvre fille, il baissa les yeux, resta un moment encore muet et immobile ; puis, répondant à ce qu'elle n'avait point dit : « C'est vrai, s'écrùv-t-il, pardonnez-moi ! — Il vient vous délivrer ; il n'est plus le même ; il est devenu bon ; l'entendezvous qui vous demande pardon ? disait la brave femme à l'oreille de Lucia. — Peut-on rien dire de plus ? Allons, levez cette tête ; ne faites pas l'enfant, que nous puissions vite partir, » lui disait don Abbondio. Lucia leva la tête, regarda VInnomé, et voyant ce front baissé, ce regard confus et fixé sur la terre, saisie cette fois d'un sentiment où se confondaient la consolation renaissante, la gratitude et la compassion, elle dit : « Oh ! mon «ligne monsieur, que Dieu vous récompense de votre miséricorde ! — Et qu'il vous rende au centuple le bien que ces paroles me font ! » Puis aussitôt il se retourna, marcha vers la porte et sortit le premier. Lucia, loule ranimée, accompagnée de la femme, qui lui donnait le bras, le suivit ; don Abbondio fermait la marche. Ils descendirent l'escalier, arrivèrent à la porte qui donnait sur la cour. VInnomé l'ouvrit toute grande, alla vers la litière, en ouvrit la portière et donna la main à Lucia, puis à la brave femme, pour les aider à y entrer, ce qu'il fit avec une certaine politesse mêlée presque de timidité (deux choses en lui toutes nouvelles) ; après quoi il détacha la mule de don Abbondio, et, la lui présentant, il l'aida de même à monter. « Oh ! que de bonté ! » dit celui-ci, et il monta beaucoup plus, lestement que la première fois. Le convoi se mit en marche lorsque VInnomé fut lui-même à cheval. Son front s'était relevé ; son regard avait repris son expression accoutulumée de commandement. Les bravi qu'il rencontrait voyaient bien sur sa figure les marques d'une pensée qui agissait fortement en lui, d'une préoccupation 42 330 LES FIANCES. extraordinaire ; mais, en tout cela, ils ne comprenaient et ne pouvaient comprendre rien de plus. Au château, l'on ignorait le grand changement opéré chez cet homme, et certes nul de ces gens n'eût été conduit, par ses propres conjectu-res, à soupçonner rien de pareil. La brave femme avait aussitôt tiré les rideaux de la litière. Prenant ensuite affectueusement les mains de Lucia, elle s'était mise à la réconforter par des paroles de compassion, de félicitations et de tendresse ; et voyant qu'en outre de la fatigue où tant de souffrances l'avaient laissée, la confusion et l'obscurité des événements l'empêchaient de bien sentir la joie de sa délivrance, elle lui dit ce qu'elle put imaginer de plus propre à débrouiller ses pensées, à leur faire, pour ainsi dire, reprendre leur cours. Elle lui nomma le village où elles allaient. « Oui ? » dit Lucia, qui connaissait ce village pour n'être pas éloigné du sien. « Ah ! Vierge sainte, je vous remercie ! Ma mère ! ma mère ! — Nous l'enverrons tout de suite chercher, » dit la brave femme, qui ne savait pas que la chose était déjà faite. « Oui, oui, Dieu vous le rendra Et vous, qui ôtes-vous ? comment êtes-vous venue ? — C'est notre curé qui m'a envoyée, dit la brave femme, parce que ce. monsieur a eu le coeur touché de la grâce (que le bon Dieu en soil béni !), et il est venu dans notre village pour parler à monseigneur le cardinal-archevêque ; car nous l'avons là, le saint homme, faisant sa visite. Il s'est repenti de ses gros péchés et veut changer de vie ; et il a dit au cardinal qu'il avait fait enlever une pauvre innocente (vous désignant ainsi vous-même), et cela d'accord avec un autre mécréant que le curé n'a pu me faire connaître. » Lucia leva les yeux au ciel. « Vous le connaissez peut-être, vous, continua la brave femme. Bref, je dis donc que monseigneur a pensé que, s'agissant d'une jeune fille, il fallait une femme pour l'accompagner, et il a dit au curé d'en chercher une ; et le curé, de sa bonté, est venu chez moi — Oh ! que le Seigneur vous récompense de votre charité ! — Eh ! ma pauvre enfant, ne suis-je pas déjà bien payée ? Et monsieur le curé m'a dit de vous rassurer, de faire en sorte que vous soyez tout de suite soulagée, et de vous montrer combien le Seigneur vous a sauvée miraculeusement — Ah oui ! miraculeusement, par l'intercession de la sainte Vierge. — Qu'ainsi donc vous soyez sans crainte, et que vous devez pardonner à celui qui vous a fait du mal, vous réjouir de ce que Dieu a usé pour lui de miséricorde et même prier pour lui, parce que, en outre du mérite que vous y acquerrez, vous en éprouverez du contentement dans le coeur. » Lucia répondit par un regard qui exprimait son assentiment avec autant de clarté que l'auraient pu faire ses paroles, et avec une douceur que ses paroles n'auraient pu rendre. « Brave fille ! reprit la femme. Et comme votre curé se trouvait aussi dans notre endroit (car il en est tant venu de tous les environs qu'il y aurait «le quoi faire quatre synodes), monseigneur a jugé à propos de l'envoyer aussi avec moi ; CHAPITRE XXIV. 331 mais il ne nous a pas été d'un grand secours. J'avais bien entendu dire que c'était un homme de peu de ressources ; mais, dans cette circonstance, j'ai pu voir effectivement qu'il est empêtré comme un coq dans des étoupes. — Et celui-ci demanda Lucia, celui qui est devenu bon..... qui est-il ? — Comment ! vous ne le savez pas ? » dit la brave femme, et elle le nomma. « Oh ! miséricorde ! » s'écria Lucia. Que de fois, en effet, n'avait-elle pas entendu répéter ce nom avec horreur dans des histoires où il figurait toujours comme celui de l'ogre dans d'autres récits. Et maintenant, à l'idée qu'elle avait été sous son terrible pouvoir, comme elle était en ce moment sous sa garde bienveillante, à l'idée d'un si horrible malheur et d'une délivrance si imprévue, en considérant quel était celui dont elle avait vu le visage farouche d'abord, puis empreint d'émotion, puis d'humiliation et de repentir, elle resta comme pétrifiée, ne disant que ces mots de temps en temps : « Oh ! miséricorde ! — C'est vraiment une grande marque de miséricorde, disait la brave femme ; ce sera, pour une foule de personnes, un grand soulagement. Quand on songe à tous ceux dont il troublait la vie ! Et maintenant, à ce que m'a dit notre curé, il est devenu un saint. Et d'ailleurs, il n'y a qu'à voir ses oeuvres. » Dire que cette brave femme ne fût pas fort curieuse de connaître un peu plus clairement la grande aventure dans laquelle elle se trouvait appelée à jouer un rôle, ne serait pas l'exacte vérité. Mais ce qu'il faut dire à sa louange, c'est que, pénétrée d'une pitié respectueuse pour Lucia, sentant ce qu'avait, en quelque sorte, de grave et de digne la mission qu'elle avait à remplir, elle n'eut pas même l'idée de lui faire une question indiscrète ou seulement oiseuse. Toutes ses paroles, durant le trajet, ne furent que d'intérêt et de consolation pour la pauvre jeune fille. « Dieu sait depuis combien de temps vous n'avez mangé ! — Je ne m'en souviens plus Depuis longtemps. — Pauvre enfant ! Vous avez besoin de vous redonner des forces. — Oui, répondit Lucia d'une voix faible. — Chez moi, grâces au Ciel, nous trouverons tout de suite quelque chose à vous servir. Prenez courage ; nous n'en sommes plus bien loin. » Puis Lucia se laissait languissamment tomber au fond de la litière, où elle demeurait comme assoupie ; et alors la brave femme la laissait en repos. Quant à don Abbondio, le retour ne fut assurément pas pour lui aussi fertile en angoisses que la venue ; mais ce ne fut pourtant pas encore un voyage d'agrément. Sa grande peur une fois calmée, il s'était d'abord senti tout allégé ; mais bientôt cent autres déplaisirs surgirent dans son coeur ; de même que, là où iin grand arbre a été déraciné, le terrain demeure net pour quelque temps, mais ensuite se couvre tout entier de mauvaises plantes. Il était devenu plus sensible à tout ce qui, auparavant, s'était absorbé dans l'excès de sa frayeur, et il ne lui manquait, ni dans le présent, ni dans ses pensées sur l'avenir, de quoi tourmenter l'âme. Il éprouvait, beaucoup plus qu'il ne l'avait fait en venant, l'incommodité de cette manière de voyager dont il n'avait pas grande habitude ; et ce fut surtout au début, dans la descente, depuis le château jusqu'au bas de 332 LES FIANCES. la vallée. Le conducteur de la litière, pressé par les signes de VInnomé, faisait aller ses mules d'un bon pas ; les deux autres montures marchaient immédiatement après et d'un pas semblable ; d'où il suit que, dans les endroits où la pente était plus rapide, le pauvre don Abbondio, comme s'il avait eu un levier derrière lui, tombait en avant, et, pour se soutenir, était obligé de faire force de la main contre l'arçon de la selle ; et il n'osait cependant demander que l'on allât moins vite, désireux d'ailleurs qu'il était de se voir le plus tôt possible hors de ce triste pays. De plus, chaque fois qu'une hauteur était à remonter par une rampe en saillie, la mule, selon la coutume des animaux de son espèce, s'obstinait, comme pour le contrarier, à tenir toujours le côté du dehors, à mettre les pieds tout à fait sur le bord du chemin ; et don Abbondio voyait presque perpendiculairement au-dessous de lui un saut périlleux à faire, ou, selon son idée, un véritable précipice. « Et toi aussi, disait-il intérieurement à sa bête, tu as ce détestable goût d'aller chercher les périls, quand il y a tant de place pour s'en tenir à l'écart ! » Et il tirait la bride de l'autre côté, mais inutilement ; de sorte qu'il finissait, comme à son ordinaire, tourmenté de dépit et de peur, par se laisser mener au gré d'une autre volonté que la sienne. Les bravi ne lui causaient plus tant d'effroi, maintenant qu'il était plus sûr des sentiments de leur' maître. « Mais, lui disaient ses réflexions, si la nouvelle de cette grande conversion se répand dans cet endroit-ci pendant que nous y sommes encore, qui sait comment ces gens la prendront ? Qui sait ce qu'il en peut advenir ? S'ils allaient s'imaginer que je suis venu ici faire le missionnaire ! Dieu garde ! ils me martyriseraient. » L'air sévère de VInnomé ne lui donnait pas d'inquiétude. « Pour tenir en devoir de telles figures, se disait-il encore, il ne faut rien Cependant on arriva au bas de la descente... (P. 333.) CHAPITRE XXIV. 333 moins que cette figure-là ; je le comprends fort bien ; mais pourquoi faut-il que ce soit moi qui me trouve parmi de tels personnages ? » Cependant on arriva au bas de la descente, et l'on finit aussi par sortir de la vallée. Le front de Ylnnomé allait se déridant. Don Abbondio, lui-même, montra un visage plus naturel ; il dégagea un peu sa tête d'entre ses épaules, laissa plus de jeu à ses bras et à ses jambes, se tint un peu mieux sur ses reins, ce qui le iaisait paraître tout autre, et sa respiration devint plus large et plus facile. Mais, à tête plus reposée, il se mit alors à considérer d'autres dangers lointains. « Que «lira cet animal de don Rodrigo ? Rester ainsi avec un pied de nez, ayant tout à la fois le dommage et les railleries, jugez si la chose va lui paraître amère. C'est maintenant qu'il va tout de bon faire le diable. Pourvu qu'il ne s'en prenne pas à moi, pour m'être trouvé dans tout ceci ! S'il a bien eu le coeur, dans le principe, d'envoyer ces deux démons sur mon chemin, qui sait aujourd'hui tout ce qu'il pourra faire ? Il n'ira pas s'attaquera son Illustrissime Seigneurie ; le morceau est trop dur pour lui, et là il lui faudra ronger son frein. Mais iln'en aura pas moins la rage dans le corps, et il la voudra passer sur quelqu'un. Gomment finissent toujours ces sortes d'affaires ? Les coups tombent en bas, les chiffons sont jetés en l'air. Son Illustrissime Seigneurie, comme de raison, songera à mettre Lucia en lieu de sùrelé ; cet autre pauvre diable, si malencontreux pour moi, ne peut être atteint et a déjà eu sa part ; et voilà que c'est moi qui deviens le chiffon. Il serait cruel, après tant de dérangement, tant d'agitation, et sans mérite qui m'en revienne, que ce fût moi qui eusse à payer pour tous. Que fera son Illustrissime Seigneurie pour me défendre, après m'avoir mis dans le pétrin ? Peul-elle me garantir que ce damné ne me jouera pas un tour pire que le premier ? Et puis, Monseigneur a tant d'affaires en tête ! Il met la main à tant de choses ! Comment songer à tout ? Et voilà comme souvent on laisse les choses plus embrouillées qu'elles n'étaient d'abord. Ceux qui font le bien le font en gros : quand ils ont goûté cette satisfaction, cela leur suffit, et ils ne veulent pas s'ennuyer à suivre toutes les conséquences ; mais ceux qui prennent plaisir à faire le mal y mettent plus de soin, ils suivent leur affaire jusqu'au bout, ne s'y donnent point de repos, parce qu'ils ont ce chancre qui les ronge. Dois-je aller dire que je suis venu ici par ordre exprès de son Illustrissime Seigneurie, et non de mon propre gré ? Il semblerait que je veux me mettre du côté de l'iniT quité. Oh ! bon Dieu 1 Moi, du côté de l'iniquité ! Pour les agréments qu'elle me procure ! Enfin, ce qu'il y aura de mieux sera de raconter à Perpetua la chose comme elle est, et puis de laisser faire sa langue. Pourvu que l'envie ne vienne pas à Monseigneur de donner de la publicité à cette histoire, de faire quelque scène inutile et de me camper dedans. En attendant, dès que nous allons être arrivés, s'il est sorti de l'église, je vais bien vite lui tirer ma révérence ; s'il ne l'est pas, je charge quelqu'un de m'excuser auprès de lui, et je prends tout droit le chemin du logis. Lucia est bien appuyée ; on n'a plus besoin de moi, et après tant de tracas je puis bien aussi prétendre à m'aller un peu reposer. Et puis.... si Monseigneur allait avoir la curiosité de savoir toute l'histoire, et qu'il me fallût rendre compte de l'affaire du mariage ! Il ne manquerait plus que cela. 334 LES FIANCES. Et s'il vient faire sa visite dans ma paroisse ! Oh ! alors comme alors, je ne veux pas me troubler l'esprit à l'avance, j'ai déjà bien assez de soucis. Pour le moment, je vais m'enfermer chez moi. Pendant que Monseigneur se trouve dans ces contrées, don Rodrigo n'aura pas le front de faire des folies. Et après..... et après ? Ah ! je vois que mes dernières années se passeront mal ! » Le convoi arriva avant que les cérémonies de l'église fussent finies ; il passa au milieu de la même foule qu'il avait déjà traversée et qui ne fut pas moins émue que la première fois, et puis il se divisa. Les deux cavaliers tournèrent sur une petite place au fond de laquelle était la maison du curé ; la litière continua son chemin vers celle de la brave femme. Don Abbondio fit ce qu'il avait projeté ; à peine descendu de sa mule, il se morfondit en salutations respectueuses auprès de Ylnnomé, et le pria de vouloir bien présenter ses excuses à Monseigneur, attendu qu'il était obligé de retourner immédiatement à sa paroisse pour des affaires urgentes. Il alla chercher ce qu'il appelait son cheval, c'est-à-dire son bâton qu'il avait laissé dans un coin du petit salon, et il se mit en marche. VInnomé attendit «lue le cardinal revînt de l'église. La brave femme, après avoir fait asseoir Lucia à la meilleure place de sa cuisine, se mil aussitôt en besogne pour préparer de quoi lui rendre tout d'abord un peu de force, refusant avec une certaine brusquerie de cordialité les remcrcîments et les excuses que celle-ci lui répétait de temps en temps. Mettant bien vite du bois de fagot sous une marmite où nageait un bon chapon, elle pressa le feu ; puis, dès que le bouillon fut chaud, elle en remplit une écuellc qu'elle venait de garnir de tranches de pain, et put enfin la présenter à Lucia. Heureuse de voir la pauvre lille. se ranimer à chaque cuillerée qu'elle avalait, elle se félicitait à haute voix de ce que la chose arrivait dans un jour où, selon son expression, le chat n'était pas sur le foyer. « C'est un jour, ajoutait-elle, où chacun s'industrie pour faire son petit régal, excepté ces pauvres malheureux qui ont peine à se procurer du pain de vesec et de la polenta de blé noir ; encore espèrent-ils tous avoir quelque chose d'un prélat si charitable. Pour nous, grâce à Dieu, nous ne sommes pas dans ce cas, avec le métier de mon mari et quelque bien que nous avons au soleil, nous nous tirons d'affaire. Ainsi donc mangez ceci sans regret en attendant ; tout à l'heure le chapon sera cuit à son point et vous pourrez vous restaurer un peu mieux. » Et elle retourna à ses préparatifs du dîner et du couvert à mettre. Ses mains... rencontrèrent le chapelet.. (P. 335.) CHAPITRE XXIV. 33S Lucia, cependant, dont les forces étaient un peu rétablies et l'âme de plus en plus en voie de se calmer, allait rajustant, par une habitude, un instinct qui était en elle de décence et de propreté, ce qui était en désordre sur sa personne ; elle relevait et arrêtait ses tresses lâchées et embrouillées ; elle arrangeait son mouchoir sur ses épaules et sur son sein. Ses mains, en passant ainsi autour de son cou, rencontrèrent le chapelet qu'elle y avait mis la nuit précédente ; elle y jeta un regard, un trouble subit la saisit ; le souvenir de son voeu, ce souvenir perdu, étouffé jusque-là par tant de sensations du moment, se réveilla imprévu dans son esprit et s'y montra dans toute sa clarté. Alors toutes les puissances de son âme, qui venaient à peine de se relever, furent de nouveau et d'un seul coup abattues ; et si cette âme n'avait pas été préparée comme elle l'était par une vie d'innocence, de résignation et de confiance, la consternation qu'elle éprouva aurait été du désespoir. Après un de ces mouvements où les pensées bouillonnent avec trop de force pour qu'elles se puissent traduire en paroles, les premiers mots qui se formèrent dans son esprit furent : « Oh ! malheureuse, qu'ai-je fait ! » Mais ces mots ne furent pas plutôt pensés qu'elle en ressentit une sorte d'épouvante. Toutes les circonstances de son voeu lui revinrent à la mémoire ; son angoisse intolérable, toute espérance de secours perdue, la ferveur de sa prière, le sentiment plein et entier avec lequel sa promesse avait été faite. Et lorsque la grâce avait été obtenue, se repentir de cette promesse lui parut une ingratitude sacrilège, une perfidie envers Dieu et la sainte Vierge ; il lui sembla qu'une telle infidélité lui attirerait de nouvelles et plus terribles infortunes au milieu desquelles la prière même ne lui offrirait plus d'espérance, et elle se hâta de désavouer ce repentir d'un moment. Elle ôta dévotement le chapelet d'aulour de son cou, et, le tenant dans sa main tremblante, elle renouvela, elle confirma son voeu, en même temps qu'avec un serrement de coeur elle élevait au ciel ses supplications pour qu'il lui donnât la force de remplir cet engagement, qu'il lui épargnât les pensées et les occasions qui pourraient, sinon ébranler son coeur, du moins l'exposer à des agitations trop vives. L'éloignement de Renzo, sans aucune probabilité de retour, cet éloignement qui jusqu'alors avait été si douloureux pour elle, lui parut maintenant une disposition de l ;i Providence qui avait fait marcher ensemble les deux événements dans une seule et même fin ; et elle s'étudiait à trouver dans l'un ce qui pouvait lui donner lieu de ne pas se plaindre de l'autre. A la suite de cette pensée, elle allait se figurant encore que cette même Providence, pour achever l'oeuvre, saurait trouver le moyen d'amener Renzo à se résigner aussi, à ne plus penser. Mais à peine une idée pareille eut-elle été rencontrée, qu'elle bouleversa l'esprit qui était allé la chercher. La pauvre Lucia, sentant son coeur prêt encore à se repentir, en revint à la prière, à la confirmation de son voeu, au combat d'où elle se releva, qu'on nous passe cette expression, comme le vainqueur se relève, non sans fatigues et sans blessures, de dessus son ennemi abattu, je ne dis pas frappé à mort. Tout à coup un bruit de pas précipités et de joyeuses voix se fail entendre : 336 LES FIANCES. c'était la jeune famille qui revenait de l'église. Deux petites filles et un petit garçon entrent en sautant ; ils s'arrêtent un instant à regarder Lucia d'un oeil curieux, puis ils courent vers la maman et se groupent autour d'elle ; d'un côté l'on demande le nom de cette étrangère inconnue, et les pourquoi, les comment viennent à la file ; de l'autre on veut raconter les merveilles qu'on a vues. « Paix, vous autres ! pas tant de bruit ; » c'est la réponse que la brave femme fait à tout et à tous. Puis arrive le maître de la maison qui entre d'un pas plus mesuré, mais avec un empressement cordial peint sur la figure. C'était, si nous ne l'avons déjà dit, le tailleur du village et des environs ; un homme qui savait lire, qui avait lu en effet plus d'une fois il Leggendario dè'Santi, il Guerrin meschino et I Reali di Francia, et qui passait dans la contrée pour un homme de talent et de science, éloge toutefois qu'il repoussait avec modestie, disant seulement qu'il avait manqué sa vocation, et que s'il s'était donné à l'étude plutôt que tant d'autres !... Avec cela, la meilleure pâte d'homme que l'on pût voir. S'étant trouvé présent lorsque le curé était venu demander à sa femme d'entreprendre ce charitable voyage, non-seulement il y avait donné son approbation, mais il l'y aurait encouragée si c'eût été nécessaire. Et maintenant que les cérémonies, les pompes de l'Église, le concours de peuple et surtout le sermon du cardinal avaient, comme on dit, exalté tous ses bons sentiments, il revenait au logis plein d'impatience de savoir le résultat de l'expédition et de trouver la pauvre innocente sauvée. « Regardez, lui dit, comme il entrait, la brave femme en montrant Lucia ; et celle-ci, rougissant, se leva et commençait à balbutier quelques excuses ; mais il s'approcha d'elle et l'interrompit en lui faisant fête et s'écriant : — Soyez la bienvenue, oui, la bienvenue ! Vous êtes la bénédiction du ciel dans cette maison. Que je suis heureux de vous voir ici ! J'étais bien sûr que vous arriveriez à bon port, car je n'ai trouvé nulle part que le Seigneur ait commencé un miracle sans le bien finir ; mais je suis dans la joie de vous voir ici. Pauvre jeune fille I C'est pourtant une grande chose que d'être l'objet d'un miracle ! » Et que l'on ne croie pas qu'il fût le seul à qualifier ainsi cet événement, parce qu'il avait lu le Leggendario. Dans tout le pays et les environs on n'en parla pas autrement tant que s'en conserva la mémoire, et il faut rcconnaîlre qu'avec les ornements surtout qui ne manquèrent pas de s'y joindre, nul autre nom ne lui pouvait convenir. S'approchant ensuite lentement de sa femme qui ôlait la marmite de dessus le feu, il lui dit à voix basse : « Tout s'est-il bien passé ? — On ne peut mieux ; je te conterai cela plus tard. — Oui, oui, à loisir. » Tout étant prêt sur la table, la maîtresse alla prendre Lucia, l'y amena, la fil asseoir, et, découpant une aile du chapon, elle la lui servit ; après quoi clic s'assit elle-même, ainsi que son mari, et tous deux exhortèrent leur convive timide et abattue à prendre courage et à manger. Le tailleur commença, dès les premières bouchées, à discourir avec emphase au milieu des interruptions des enfants qui CHAPITRE XXIV. 337 mangeaient autour de la table, et qui, dans le fait, avaient vu trop de choses extraordinaires pour s'en tenir au rôle d'auditeurs. Il décrivait la solennité des cérémonies, puis il sautait à la conversion miraculeuse. Mais ce qui lui avait fait le plus d'impression et sur quoi il revenait le plus souvent, c'était le sermon «lu cardinal. « Voir un si grand prélat, disait-il, là, devant l'autel, comme un simple curé... — Et cette chose d'or qu'il avait sur la tête , disait l'une des petites filles. — Tais-toi. Voir, dis-je, un si grand prélat et un homme si savant qui, à ce qu'on dit, a lu tous les livres qui existent, à quoi personne autre n'est jamais arrivé, pas même à Milan ; le voir se prêter à dire les choses de manière que chacun les puisse comprendre... — Et moi aussi je l'ai compris, dit l'autre petite bavarde. — Tais-toi. Que veux-tu avoir compris, loi ? — J'ai compris qu'il expliquait l'Evangile à la place de monsieur le curé. — Tais-toi. Je ne parle pas de ceux qui savent quelque chose ; dans ce cas-là, on est obligé de comprendre ; mais les plus durs de tête, les plus ignorants pouvaient suivre le lil de son discours. Qu'on leur demande maintenant s'ils pourraient répéter ses paroles ; eh bien ! je ne dis pas non, ils n'en repêcheraient peut-être pas une seule ; mais le sentiment, ils l'ont là. Et sans jamais nommer ce seigneur, comme l'on voyait qu'il voulait parler de lui ! D'ailleurs, pour le voir, il n'y avait qu'à remarquer quand il avait les larmes aux yeux. El alors toute l'église de pleurer... — C'est vrai, dit le petit garçon ; mais pourquoi pleuraient-ils tous comme ça, comme de petits enfants ? — Tais-toi. Et cependant les coeurs durs ne manquent pas dans le pays. Et il a clairement fait voir que, bien qu'il y ait disette, il faut remercier le Seigneur et rester le coeur en paix ; faire ce que l'on peut, s'industrier, s'aider de son mieux et puis rester le coeur en paix, parce que le malheur n'est pas de souffrir et d'être pauvres ; le malheur est de faire le mal. Et de sa part, ce ne sont pas de pures paroles, car on sait que lui aussi vit en homme pauvre, et qu'il s'ôte le pain de la bouche pour le donner à ceux qui ont faim ; tandis qu'il pourrait, et mieux que personne, mener une vie à souhait. Ah ! c'est alors qu'un homme lait plaisir à entendre ; on ne dit pas de lui comme de tant d'autres : Faites ce qu'ils disent et ne faites pas ce qu'ils font. Et puis il a bien fait voir que ceux-là iiussi qui ne sont pas des messieurs, s'ils ont plus que le nécessaire, sont obligés d'en faire part à ceux qui souffrent. » Ici il s'interrompit de lui-même, comme surpris par une pensée. Il resta un moment immobile, puis il fit un plat de chacun des mets qui se trouvaient sur la table, y joignit un pain, mit le plat dans une serviette, et, le tenant par les quatre coins, il dit à l'aînée de ses petites filles : « Prends ceci. » Il lui mil dans l'autre main une bouteille de vin et ajouta : « Va ici près, chez Marie la veuve ; laisse-lui cela, et dis-lui que c'est pour se régaler un peu avec ses enfants ; mais avec bonnes manières ; que tu n'aies pas l'air de lui faire l'aumône. Et si tu 43 338 LES FIANCES. rencontres quelqu'un, ne dis pas où tu vas. Prends garde de rien casser. » Lucia sentit ses yeux se mouiller de larmes, et l'attendrissement qu'elle éprouva fut comme un baume pour les blessures de son coeur. Déjà, par tout ce qu'elle venait d'entendre, elle avait obtenu un soulagement que des paroles plus directes de consolation n'auraient pu lui apporter. Son âme entraînée par ces descriptions, par ces images de pompes religieuses, par ces émotions de piété et d'admiration, saisie du même enthousiasme qui inspirait le narrateur, s'éloignait des pensées douloureuses qui lui étaient propres, ou, si elle y revenait, c'était avec plus de force pour les soutenir. La pensée même de son grand sacrifice, sans avoir perdu de son amertume, amenait cette fois avec elle quelque chose de semblable à un contentement austère et solennel. Le curé du village entra peu de moments après, et dit qu'il était envoyé par le cardinal pour avoir des nouvelles de Lucia, comme aussi pour l'avertir que Monseigneur voulait la voir dans ce jour, et enfin pour remercier en son nom le tailleur et sa femme. Tous les trois, émus et confus des bontés d'un si haut personnage, ne pouvaient trouver de termes pour y répondre. « Et votre mère n'est pas encore arrivée ? dit le curé à Lucia. — Ma mère ! » s'écria celle-ci. Apprenant ensuite de cet ecclésiastique qu'il l'avait envoyé chercher d'après l'ordre de l'archevêque, elle mit son tablier sur ses yeux et laissa échapper un torrent de larmes qui coulèrent assez longtemps encore après que le curé fut parti. Lorsque ensuite les sentiments tumultueux que cette annonce' avait éveillés en elle commencèrent à faire place à des pensées plus calmes, la pauvre fille se rappela que ce bonheur alors si prochain de revoir sa mère, ce bonheur si inespéré peu d'heures auparavant, elle l'avait expressément imploré du cieldans ses heures terribles, et qu'elle en avait en quelque sorte fait la condition de son voeu. Failes-moi retourner sauve de tout mal auprès de ma mère, avait-elle dit, et ces paroles se représentèrent maintenant claires et distinctes à sa mémoire. Plus que jamais elle se confirma dans la résolution de tenir sa promesse, et de nouveau et plus amèrement elle se reprocha cette exclamation : Malheureuse ! qu ai-je fait ? qui lui était intérieurement échappée dans le premier moment. Agnese, en effet, tandis que l'on parlait d'elle, n'était déjà plus bien loin. Il est aisé de se figurer dans quel état la pauvre femme s'était trouvée en recevant cette invitation si imprévue, cette annonce nécessairement incomplète et confuse d'un danger que l'on pouvait dire passé, mais qui était épouvantable, d'un événement terrible que le messager ne savait ni décrire dans ses détails ni expliquer, et dont elle ne pouvait rattacher d'elle-même l'explication à aucune de ses idées antérieures. Après s'être mis les mains dans les cheveux, après avoir crié plusieurs fois : « Ah, Seigneur ! ah, Vierge sainte ! » après avoir fait au messager diverses questions auxquelles celui-ci n'avait nul moyen de satisfaire, elle s'était jetée en toute hâte dans la carriole, continuant tout le long du chemin ses exclamations et ses demandes sans aucun fruit. Mais à un certain endroit elle avait rencontré don Abbondio qui s'en venait tout lentement, son bâton précédant chacun de ses pas. Après un oh ! de part et d'autre, il s'était CHAPITRE XXIV. 339 arrêté, tandis qu'elle-même avait fait arrêter la carriole, d'où elle s'était empressée de descendre, et ils s'étaient retirés à l'écart dans un petit bois de châtaigniers qui bordait le chemin. Don Abbondio lui avait raconté ce qu'il avait pu savoir et ce qu'il «avait été obligé de voir lui-même. La chose n'était pas claire, mais au moins Agnese eut l'assurance que Lucia était en sûreté, et elle respira. Don Abbondio, ensuite, avait voulu entamer un autre discours et lui donner une longue instruction sur la manière dont elle devait se conduire avec l'archevêque, si celui-ci, comme c'était probable, désirait s'entretenir avec elle et avec sa fille ; et il insistait notamment sur ce qu'il ne convenait pas de toucher l'article du mariage Mais Agnese, s'àpercevant que le brave homme ne parlait que dans son intérêt propre, l'avait planté là, sans lui rien promettre, sans même se rien proposer, car elle avait autre chose à quoi penser, et elle s'était remise en route. Enfin la carriole arrive et s'arrête devant la maison du tailleur, Lucia se lève précipitamment ; Agnese descend et s'élance dans la maison ; elles sont dans les bras l'une de l'autre. La femme du tailleur, seule alors présente, les soutient, les calme, les félicite ; puis, toujours discrète, elle les laisse seules, disant qu'elle va leur préparer un lit, qu'elle le peut sans se gêner, mais que, cela ne fùt-il point, elle et son mari aimeraient mieux coucher à terre que de les laisser chercher un gîte ailleurs. Après ce premier epanchement d'embrassements et de sanglots, Agnese voulut savoir les aventures de Lucia, et celle-ci se mit douloureusement à les lui raconter. Mais, comme le lecteur le sait, c'était une histoire que personne ne connaissait tout entière ; et pour Lucia elle-même, il y avait des parties obscures et tout à fait inexplicables, surtout cette fatale combinaison de circonstances par laquelle la terrible voiture s'était trouvée là sur la route, tout juste à l'instant où Lucia y passait par un hasard extraordinaire ; et là-dessus la mère et la fille se perdaient en conjectures sans jamais donner au but ni même en approcher. Quant à l'auteur principal de la trame, l'une et l'autre ne pouvaient avoir d'autre pensée, sinon que c'était don Rodrigo. <(Ah ! perfide assassin ! Ah ! tison d'enfer ! s'écriait Agnese. Mais lui aussi aura son heure. Dieu le payera selon son mérite, et alors il verra ce que c'est — Non, non, ma mère, non ! interrompit Lucia, ne lui souhaitez pas de mal, n'en souhaitez à personne ! Si vous saviez ce que c'est que de souffrir ! Si vous l'aviez éprouvé ! Non, non 1 prions plutôt le bon Dieu et la sainte Vierge pour lui ; que Dieu lui touche le coeur, comme il l'a fait pour cet autre pauvre monsieur qui était pire que lui, et qui à présent est un saint. » L'horreur que Lucia éprouvait en revenant sur des souvenirs si récents et si courts, la fit plus d'une fois s'interrompre ; plus d'une fois elle dit que le coeur lui manquait pour continuer, et elle ne reprit la parole qu'avec peine après bien des larmes. Mais un sentiment d'une autre nature la tint en suspens lorsqu'elle en fut à un certain point de son récit, à son voeu. La crainte de se voir 3-10 LES FIANCES. taxée par sa mère d'imprudence et de précipitation, ou que celle-ci, comme elle avait l'ait pour le mariage, ne mît en avant quelqu'une de ses larges règles de conscience et ne voulut la lui faire trouver juste par force, ou bien encore que la pauvre femme, ne lïïl-ce que pour s'éclairer et prendre conseil, ne dît la devise à quelqu'un en confidence et ne lui donnât ainsi une publicité à la seule idée de laquelle Lucia se sentait rougir ; enfin une espèce de timidité, même envers sa mère, une répugnance inexplicable à parler de semblables choses, tous ces motifs réunis firent qu'elle cacha cette circonstance importante, se proposant de s'en ouvrir d'abord avec le père Cristoforo. Mais quelle fut sa triste surprise lorsque, demandant à sa mère des nouvelles de ce bon religieux, celle-ci lui répondit qu'il était parti, qu'on l'avait envoyé bien loin, bien loin, dans un pays qui avait un certain nom « El Rcnzo, dit Agnese — Il est en sûreté, n'est-ce pas ? dit Lucia d'un ton inquiet. — Quant à cela, c'est sûr, car tout le monde le dit ; on tient pour certain qu'il s'est réfugié sur les terres de Bergamo , mais personne ne peut dire au juste l'endroit, et jusqu'à présent il n'a pas donné de ses nouvelles : il faut qu'il n'en ail pas encore trouvé le moyen. — Ah ! s'il est en sûreté, que le ciel soit béni ! » dit Lucia ; et elle cherchait à changer de discours, lorsque tout discours entre elles lût interrompu par ce à à quoi elles s'attendaient le moins, l'apparition du cardinal archevêque. Ce prélat, après être revenu de l'église où nous l'avons laissé, et après avoir appris de Y Jammu: que Lucia était arrivée, s'était mis à table avec lui, le faisant asseoir à sa droite, au milieu d'un cercle de prêtres qui ne pouvaient se lasser de regarder cette ligure si adoucie sans faiblesse, si humiliée sans abaissement, et de le comparer avec l'idée que depuis longtemps ils s'étaient l'aile du personnage. Le dîner fini, le cardinal et son convive s'étaient de nouveau renfermés ensemble. Après un entretien qui dura beaucoup plus longtemps que le premier, YJimomé était parti pour son château, monté 'sur la même mule qui l'y avait porté le malin ; et le cardinal, ayant fait appeler le curé, lui avait dit qu'il désirait être conduit à la maison où Lucia se trouvait logée. (( Oh ! Monseigneur, avait répondu le curé, ne prenez pas cette peine ; je vais tout de suite dire que l'on fasse venir ici la jeune fille, la mère, si elle est arrivée, et avec elles leurs hôtes, si Monseigneur vent les voir, Ions ceux, en un mot, que peut désirer Votre Illustrissime Seigneurie. — Je désire aller moi-même les trouver, avait répliqué Frédéric. -— Votre Illustrissime Seigneurie n'a pas besoin de se déranger, je vais surle-champ les envoyer prendre, c'est l'affaire d'un moment, » avait dit encore le curé, assez maladroit, quoique fort brave homme du reste, pour ne pas comprendre que le cardinal voulait, par cette visite, honorer tout à la l'ois le malheur, l'innocence, l'hospitalité et son propre ministère. Mais le supérieur ayant exprimé de nouveau le même désir, l'inférieur s'inclina et se mil en marche. Lorsque les deux personnages parurent dans la rue, tous ceux qui s'y trou- c:i.u»LTnH xxiv, 341 vaient vinrent vers eux, et en peu d'instants on accourut de toutes parts, ceux qui pouvaient, marchant à leur côté, et les autres, pêle-mêle, derrière. Le curé ne songeait qu'à dire : «Allons, en arrière, rangez-vous ; mais ! mais !» Frédéric lui disait : « Laissez-les faire,» et il avançait, tantôt levant la main pour bénir le peuple, tantôt la baissant pour caresser les enfants qui lui venaient dans les jambes. Ils armèrent ainsi à la maison et y entrèrent : la foule resta entassée au dehors. Mais dans la foule se trouvait le tailleur, qui avait suivi comme les autres, les yeux fixes, la bouche ouverte, ne sachant où l'on allait. Quand il vit le but de la marche auquel il songeait si peu, je vous laisse à penser avec quel bruit il se fit l'aire place, criant et répétant : « Laissez passer qui doit passer, » et il entra. Agnese et Lucia entendirent un mouvement qui allait croissant dans la rue ; tandis qu'elles cherchaient à comprendre ce que ce pouvait être, elles voient la porte s'ouvrir toute grande, la pourpre frappe leurs regards, le cardinal elle curé sont devant elles. « Est-ce celle-ci ?» demanda le premier à son guide ; et, sur un signe al'Hrmalif qu'il en reçut en réponse, il alla vers Lucia qui, ainsi que sa mère, était restée immobile et muclle de surprise elde timidité. Mais le son de cette voix, la figure, les manières et surtout les paroles de Frédéric les curent bientôt encouragées. « Pauvre jeune fille, lui dit-il, Dieu a permis que vous fussiez mise à une grande épreuve, mais il a aussi montré qu'il n'avait pas ôlé ses yeux de dessus vous, qu'il ... « Pauvre jeune lille, lui dit-il, Dieu ;i permis <|iie vous fussiez mise ;'\ une grande épreuve. »... (1J. 3V1.) 342 LES FIANCES. ne vous avait pas oubliée ; il vous a sauvée, et il s'est servi de vous pour une grande oeuvre, pour faire un acte insigne de miséricorde envers un homme et en soulager bien d'autres en même temps. » En ce moment parut dans la chambre la maîtresse de la maison, qui, au bruit qu'elle avait entendu, s'était mise à la fenêtre, et, voyant quel était celui qui entrait chez elle, avait descendu l'escalier en courant, après s'être rajustée de son mieux, et presque en même temps le tailleur entra par une autre porte. Voyant l'entretien commencé, ils se retirèrent ensemble dans un coin où ils se tinrent avec grand respect. Le cardinal les salua d'un air de bienveillance, et continua de parler aux deux femmes, entremêlant ses consolations de quelques demandes, pour juger par leurs réponses s'il y aurait quelque bien à faire à celle qui avait tant souffert. « Il faudrait que tous les prêtres ressemblassent à Votre Seigneurie, qu'ils prissent un peu le parti des pauvres, et n'aidassent pas à les mettre dans l'embarras pour s'en tirer eux-mêmes, » dit Agnese portée à la confiance par l'air si familier et si affectueux de Frédéric, et révoltée de l'idée que le sieur don Abbondio, après avoir toujours sacrifié les autres, prétondit ensuite leur interdire un petit épanchement de coeur et quelques mots de plainte près d'une personne placée au-dessus de lui, quand, par un hasard bien rare, ils en avaient l'occasion. « Dites toute votre pensée, dit le cardinal, parlez librement. — Je veux dire que si monsieur notre curé avait fait son devoir, les choses ne se seraient pas passées de cette façon. » Mais le cardinal la pi'essant de nouveau de se mieux expliquer, elle se vil d'abord assez embarrassée pour raconter une histoire où elle avait une part qu'elle ne se souciait pas de faire connaître, surtout à un tel personnage. Elle trouva pourtant moyen d'arranger son récit, en y faisant une petite coupure : elle parla du mariage convenu, du refus de don Abbondio', n'omit point le prétexte des supérieurs qu'il avait mis en avant (ah ! Agnese !) ; et de là elle sauta à l'attentat de don Rodrigo et dit comment, ayant été prévenus, ils avaient pu se sauver. « Oui, ajouta-t-clle pour conclusion, se sauver pour retomber dans le gâchis. Si, au lieu de cela, M. le curé nous avait dit clairement la chose et avait tout de suite marié mes pauvres jeunes gens, nous nous en allions sur-le-champ tous ensemble, en secret, bien loin, dans un endroit où l'air même n'en aurait rien su. De cette manière au contraire on a perdu du temps, et il est arrivé ce qu'est arrivé. — M. le curé me rendra compte de ce fait, dit le cardinal. — Non pas, monsieur, non, se hâta de dire Agnese, je n'ai pas parlé dans cette intention. Ne le grondez pas, car ce qui est fait est fait, et d'ailleurs ça ne servirait de rien : c'est un homme ainsi bâti, l'occasion revenant, il ferait encore de même. » Mais Lucia, peu satisfaite de cette manière de raconter l'histoire, ajouta : « Nous aussi nous avons fait du mal : on sait que ce n'était pas la volonté de Dieu que la chose dût réussir. CHAPITRE XXIV. 343 — Quel mal pouvez-vous avoir fait, pauvre jeune fille ? » dit Frédéric. Lucia, malgré les gros yeux que sa mère cherchait à lui faire à là dérobée, raconta l'histoire de la tentative exercée dans la maison de don Abbondio, et conclut en disant : « Nous avons mal fait, et Dieu nous a punis. — Recevez de sa main les maux que vous avez soufferts, et soyez sans inquiétude, dit Frédéric ; car à qui peut-il être permis de se réjouir et d'espérer, si ce n'est à celui qui a souffert et qui songe à s'accuser lui-même ? » Il demanda ensuite où était le fiancé, et apprenant d'Agnese (Lucia se taisait et baissait les yeux) qu'il avait fui hors du pays, il en éprouva et en témoigna de l'étonnement et du déplaisir, et en demanda la raison. Agnese raconta tant bien que mal le peu qu'elle savait de l'histoire de Renzo. <( J'ai entendu parler de ce jeune homme, dit le cardinal ; mais comment un sujet qui se trouve compromis dans des affaires de cette nature pouvait-il être en traité de mariage avec une fille telle que celle-ci ? —- C'était un jeune homme vertueux, dit Lucia en rougissant, mais d'une voix assurée. — C'était un jeune homme paisible, même trop, ajouta Agnese ; et vous pouvez le demander à qui que ce soit, même à monsieur le curé. Qui sait quelle manigance ils auront faite là-bas ? Quand vous êtes pauvre, il n'est pas malaisé de vous faire paraître coquin. — C'est malheureusement trop vrai, dit le cardinal ; je ne manquerai pas de m'informer de ce qui le concerne ; » et s'étant fait donner les nom et prénoms du jeune homme, il les porta sur un petit livre de notes. Il ajouta ensuite qu'il comptait se rendre sous peu de jours dans leur village, qu'alors Lucia pourrait y venir sans crainte, et qu'en attendant il s'occuperait de trouver un endroit où elle pût être en sûreté, jusqu'au moment où toutes choses seraient arrangées pour le mieux. Après cela, il se tourna vers les maîtres de la maison, qui, aussitôt, s'avancèrent. Il leur renouvela les remercîments que déjà le curé leur avait faits de sa part, et leur demanda s'ils consentiraient sans peine à garder chez eux, pendant ce peu de jours, les hôtes que Dieu leur avait envoyés. « Oh ! oui, monseigneur, » répondit la femme d'une voix et d'un air qui en disaient beaucoup plus que cette réponse un peu simple, écourtée par la timidité. Mais le mari, stimulé par la présence du personnage qui daignait lui adresser cette question, pressé, mais non sans trouble, du désir de se faire honneur dans une circonstance si majeure, travaillait impatiemment à trouver quelque réponse d'un bel effet. Il fronça son front, tourna ses yeux de travers, serra ses lèvres, tendit à toute sa force l'arc de son intelligence, chercha, fouilla, sentit au-dedans de lui-même un choc d'idées incomplètes et de paroles inachevées ; mais le temps pressait ; le cardinal déjà montrait qu'il interprétait son silence ; le pauvre homme ouvrit la bouche et dit : « Jugez donc ! » Rien antre chose ne lui put venir. Et c'est un fait dont non-seulement il demeura contrit et humilié dans le moment ; mais toujours, dans la suite, ce souvenir 3-14 LES FIANCES. importun lui gâtait la jouissance île l'honneur qu'il avait reçu. Que de luis, y ramenant sa pensée et se replaçant dans cette situation, lui vinrent à l'esprit, comme pour lui l'aire pièce, des mots qui tous auraient mieux valu que ce malheureux jugez donc ! Mais, comme dit un vieux proverbe, de l'esprit d'après coup tous les fossés sont pleins. Le cardinal sortit en disant : « Que la bénédiction du Seigneur soit sur cette maison ! » Il demanda ensuite au curé, dans la soirée, comment on pourrait indemniser d'une manière convenable cet homme, qui ne devait pas être riche, pour une hospitalité qui serait coûteuse, surtout dans des temps aussi fâcheux. Le curé répondit que, dans le l'ail, l'honnête tailleur ne pouvait guère avoir, celle année, par les profits de sa profession, non plus que par les revenus de quelques petits champs qu'il possédait, de quoi exercer des libéralités ; mais qu'ayant fait des économies dans les années préeédentes, il était l'un des plus aisés de la contrée, et à même de suffire, sans se déranger, à quelque petite dépense extraordinaire, comme celle-ci, par exemple, qu'il ferait sùremcn'1. avec plaisir ; qu'au surplus toute indemnité serait, sans doute, impossible à lui faire accepter. « Il doit avoir, dit le cardinal, des débiteurs hors d'étal, de le payer. — Oh ! figurez-vous, monseigneur. Ces pauvres gens payent ce qu'ils dnivent par l'excédant de leurs recolles sur leur consommation : l'année dernière, l'excédant a clé mil ; celle année, tous se trouvent au-dessous du nécessaire.

;— Eh bien ! dit Frédéric, je me charge de toutes ces délies ; et vous me ferez. le plaisir de lui demander la noie des divers comptes et de les acquitter. 

— Ce sera une somme assez forte. — Tant mieux ! El vous devez n'avoir que trop-de ces nécessiteux encore plus à plaindre, qui n'ont pas de délies, parce qu'ils ne Irouveuf pas de crédit. — Ah ! que trop, en cll'el, monseigneur, On fait ce qu'on peut ; mais comment suffire à Ions les besoins dans des temps semblables ? — Chargez-le de les habiller pour mon compte, et, payez-le bien. A dire vrai, celle année, tout l'argent qui n'est pas employé en pain nie semble volé ; inai> c'csL ici un cas d'une nature particulière. » Nous ne voulons pas clore l'histoire île celle journée sans raconter succinctement comment Ylinumn: la finit. Celle J'ois, la nouvelle- de sa conversion l'avait précédé dans la vallée. Elle s'y était, aussitôt répandue, et avait causé partout l'excès de la surprise, l'anxiété. lechagrinollcbruil.il lit. signe aux premiers tiraei un aux premiers valels qu'il rencontra (Araw ou valets, c'était la même chose), il leur lit signe de le suivre ; et ainsi des uns aux autres, à mesure qu'il en trouvait sur son chemin. Tous marchaient derrière lui, dans une incertitude d'un genre nouveau, niais avec leur soumission accoutumée ; et ce fui avec celle suite toujours croissante en nombre qu'il arriva an château. D'un signe encore, il ordonna à ceux qui se CHAPITRE XXIV 345 trouvaient sur la porte de se mettre, comme les autres, après lui. Il entra dans la première cour, alla se placer vers le milieu ; et là, toujours à cheval, il lit tonner l'un de ses cris ; c'était le signal d'usage, auquel accouraient tous ceux de ses gens à portée de l'entendre. Dans un instant, ceux qui étaient épars dans le château vinrent à celle voix, et se joignirent aux premiers, tons ayant les yeux fixés sur leur maître. « Allez m'allcndre dans la grande salle, » leur dit-il ; et, du haut de sa monture, il les regarda s'y rendre. Puis il mit pied à terre, mena lui-même la mule aux écuries, après quoi il marcha vers le lieu où il était attendu. A son aspect, cessa subitement le bourdonnement de tous les colloques. Tous ces hommes se rangèrent d'un côté, laissant vide pour lui un large espace dans la salle ; ils pouvaient cire une trentaine. L7HWO»ÎC leva les mains, comme pour maintenir le silence ; il leva la tête, cette tête qui dépassait toutes les autres, et dit : « Ecoulez tous, et que personne ne parle, s'il n'est interrogé Mes enfants ! la route que nous avons suivie jusqu'à ce jour conduit au fond de l'enfer. Ce n'est pas un reproche que je veux vous faire, moi qui, dans celle roule, vous devance tous, moi qui, de Ions, suis le plus coupable ; mais écoulez ce que j'ai à vous dire. Dieu, dans sa misé■ii n Ecoulez tous, 01 que personne ne parle s'il n'osl interrogé... » (P. :iio.) 346 LES FIANCES. ricorde, m'a appelé à changer de vie ; je répondrai à sa voix, je changerai de vie, et déjà je l'ai fait. Pùisse-t-il vous traiter tous de même ! Sachez donc et tenez pour certain que je suis résolu à mourir plutôt que de rien faire contre sa sainte loi. Je révoque pour chacun de vous les ordres criminels que je vous ai donnés ; vous m'entendez ; je vous commande même de n'en exécuter aucun. Et tenez également pour chose ferme et irrévocable que personne désormais ne pourra faire le mal en demeurant à mon service, en se plaçant sous ma protection. Ceux qui voudront à ces conditions rester avec moi seront à mes yeux comme mes enfants ; et je m'estimerais heureux à la fin du jour où je n'aurais pas mangé pour donner au dernier d'entre vous le dernier morceau de pain qui resterait dans ma demeure. Quant à ceux qui refuseront, je leur payerai ce qui leur revient de leurs gages, et une gratification en sus ; ils pourront me quitter, mais qu'ils ne mettent plus les pieds dans ee château, si ce n'est pour changer de vie ; car pour cela ils seront toujours reçus à bras ouverts. Pensez-y cette nuit ; demain matin je vous ferai venir l'un après l'autre pour avoir votre réponse, et alors je vous donnerai de nouveaux ordres. Pour le moment, retirez-vous, chacun à votre poste. Et que Dieu, dont la miséricorde a été pour moi si grande, daigne vous bien inspirer dans votre résolution. » Il finit, et tous gardèrent le silence. Quelles que fussent les pensées diverses qui se présentaient tumultueusement à l'esprit de tous ces hommes, il n'en parut rien au dehors. Ils étaient habitués à regarder la voix de leur maître comme la manifestation d'une volonté qui ne souffrait pas de réplique ; et cette voix, tout en annonçant que la volonté était changée, ne marquait nullement qu'elle fût affaiblie. Il ne vint à l'idée d'aucun d'entre eux que, parce que leur seigneur était converti, on pût s'enhardir à son égard et lui répondre comme à un autre homme. Ils voyaient en lui un saint, mais un de ces saints que l'on représente la tête haute et l'épée au poing. Indépendamment de la crainte qu'il leur inspirait, ils avaient pour lui (surtout ceux qui étaient nés dans ses domaines, et c'était le plus grand nombre) une sorte d'affection d'hommes liges ; tous ensuite lui étaient attachés d'admiration, et ils éprouvaient en sa présence ce sentiment de retenue respectueuse dont les hommes, même les plus grossiers et les plus violents, ne s'affranchissent point devant une supériorité qu'ils ont reconnue. Les choses, d'ailleurs, qu'ils venaient d'entendre de sa bouche pouvaient bien être odieuses à leurs oreilles, mais ne se présentaient pas comme fausses et tout à fait dénuées de sens à leur esprit ; si mille fois ils en avaient fait le sujet de leurs railleries, ce n'était point qu'ils refusassent d'y croire ; mais, par les railleries, ils avaient voulu prévenir la frayeur qu'ils n'auraient pu, en y pensant sérieusement, s'empêcher d'en ressentir. Et maintenant, en voyant l'effet de cette frayeur sur une Ame telle que celle de leur maître, il n'y en eut pas un qui, plus ou moins, n'en fût atteint, ne fût-ce que par une impression momentanée. Disons de plus que ceux qui, circulant le matin hors de la vallée, avaient été les premiers instruits de la grande nouvelle, s'étaient ainsi trouvés à portée de voir et avaient ensuite raconté la joie, Ee'nthousiasme de la population, l'amour et la vénération qui, pour YInnomé, CHAPITRE XXIV. 347 venaient de succéder à là haine et à la terreur. De sorte que dans cet homme, qu'eux tous avaient toujours regardé de bas en haut, alors même qu'en eux était en grande partie sa force, ils voyaient maintenant la merveille, l'idole d'une multitude ; ils le voyaient au-dessus des autres, d'une manière bien différente du passé, mais non pas moindre ; toujours hors des rangs de la foule, toujours chef. Ils demeuraient donc étourdis du coup, incertains delà pensée l'un de l'autre, et chacun de sa propre pensée. Celui-ci enrageait secrètement ; celui-là cherchait dans sa tête où il pourrait trouver un asile et de l'emploi ; cet autre s'examinait pour voir s'il ne pourrait pas se faire à devenir honnête homme ; tel d'entre eux, touché par ses paroles, se sentait comme incliner dans leur sens ; tel autre encore, sans rien décider, se proposait de commencer par tout promettre, de manger, en attendant mieux, ce pain offert de si bon coeur et alors si rare, et de gagner du temps. Personne ne dit mot. Et lorsque YInnomé, à la fin de son allocution, leva de nouveau cette main impérieuse pour leur faire signe de se retirer, tous en silence et comme un troupeau de moutons, ils marchèrent vers la porte. Il sortit lui-même après eux, et, s'arrêtant au milieu de la cour, il les suivit des yeux pour voir, au peu de jour qu'il faisait encore, comment ils se séparaient et si chacun prenait le chemin de son poste. Puis, étant monté pour prendre une lanterne réservée pour son usage, il parcourut de nouveau les cours, les corridors, les salles, visita tous les abords de son manoir, et, après avoir vu que tout était tranquille, il alla enfin dormir ; oui, dormir, car il avait sommeil. Les affaires compliquées et tout à la fois urgentes, avec quelque empressement qu'il les eût toujours recherchées, n'avaient jamais pesé sur lui aussi nombreuses que dans ce moment ; et pourtant il avait sommeil. Les remords qui, la nuit précédente, l'avaient privé de repos, loin d'être apaisés, criaient plus haut dans son âme, s'y faisaient entendre plus sévères, plus absolus ; et pourtant il avait sommeil. L'ordre, l'espèce de gouvernement que, depuis tant d'années, il avait établi dans ce lieu avec tant de soin par une si singulière union de l'audace à la persévérance, il venait lui-même de le compromettre par quelques paroles ; le dévouement sans bornes de ses gens, leur disposition à tout faire pour lui obéir, cette fidélité de brigands sur laquelle il était depuis si longtemps habitué à se reposer, il l'avait lui-même ébranlée ; de ses moyens, il s'était fait une multitude d'embarras ; il avait porté dans sa maison le trouble et l'incertitude ; et pourtant il avait sommeil. Il alla donc dans sa chambre, s'approcha de ce lit où la nuit d'avant il avait trouvé tant d'épines, et il s'agenouilla tout auprès, dans l'intention de prier. Il retrouva, en effet, dans un coin reculé et caché de sa mémoire, les prières qu'on lui avait enseignées dans son enfance ; il commença à les réciter ; et ces paroles, demeurées là si longtemps enveloppées ensemble, venaient sur ses lèvres comme se déroulant à la suite l'une de l'jiutre. Il éprouvait dans cette action un indéfinissable mélange de sentiments ; une certaine douceur dans ce retour matériel aux habitudes de l'innocence ; un redoublement de douleur à l'idée de 348 LES FIANCES. l'abîmé qu'il avait mis entre le temps d'alors et le temps actuel ; un désir ardent de se donner, par des oeuvres d'expiation, une conscience nouvelle ; d'atteindre à l'état le plus rapproché de cette innocence à laquelle il ne pouvait plus revenir ; une profonde gratitude enfin, accompagnée de confiance envers cette miséricorde divine qui pouvait le conduire à uni tel état, et, par tant de signes, lui avait montré qu'elle le voulait. Il se releva ensuite, se coucha et s'endormit immédiatement. Ainsi se termina cette journée, si célèbre encore au temps où écrivait notre anonyme ; et maintenant, si ce n'était lui, on ne saurait rien des événements qui la signalèrent, du moins quant aux détails ; puisque Ripamonti et Rivola, que nous avons cités plus haut, se bornent à dire que ce tyran si fameux, après une entrevue avec Frédéric, changea merveilleusement de vie, et pour toujours. Et en quel nombre sont ceux qui ont lu les livres de ces deux écrivains ? En moindre nombre encore que ceux qui lisent le nôtre. Qui sait même si, dans cette vallée, il s'est conservé quelque vague et lointaine tradition du fait, pour qui aurait l'envie de la chercher et l'habileté de la découvrir ? Tant de choses depuis ce temps se sont passées ! .. Ce tyran.si fameux... changea merveilleusement de vie... P. 348.) On se gênait moins à l'égard du docteur Azzecca-Garbugli... \V. 350.) CHAPITRE XXV. Le lendemain, dans le village de Lucia et dans tout le territoire de Lecco, il n'était question que d'elle, de YInnomé, de l'archevêque et de quelqu'un encore qui, bien que jaloux habituellement de faire parler de lui, s'en serait volontiers passé dans cette circonstance, et ce quelqu'un-là était le seigneur don Rodrigo. Ce n'est pas que jusqu'alors on n'eût causé de ses faits et gestes ; mais de tels discours n'avaient jamais lieu que fugitivement et en secret ; il fallait que deux personnes se connussent d'une manière bien intime pour s'ouvrir l'une à l'autre sur une semblable matière, et encore n'y mettaient-elles pas toute la chaleur dont elles eussent été capables, car il est vrai de dire des hommes, en général, que lorsqu'ils ne peuvent, sans un grand danger, épancher librement l'indignation qu'ils éprouvent, non-seulement ils la laissent moins paraître ou même la renferment tout à fait dans leur âme, mais dans le fait ils en ressentent moins. Mais aujourd'hui, qui aurait pu retenir ses questions et ses raisonnements sur un fait si merveilleux, où la main de Dieu s'était montrée, et où paraissaient sous un si beau jour deux personnages d'une si grande importance ? L'un, chez lequel un ardent amour de la justice se trouvait appuyé d'une vaste autorité, l'autre en qui il semblait que la tyrannie en personne se fût humiliée, que la formidable milice des bravi fût venue, pour ainsi dire, rendre les armes et demander la paix. Mis en parallèle avec eux, le seigneur don Rodrigo devenait un peu petit ; et maintenant tous comprenaient ce que c'est que de tourmenter l'innocence pour lui ravir l'honneur, de la persécuter avec une ténacité si audacieuse , une violence si atroce, et par de si abominables embûches. A cette occasion, on passait en revue toutes les autres prouesses de ce digne seigneur, et sur toutes on disait les choses comme on les pensait, enhardi que chacun était en se voyant d'accord avec tout le monde. C'était un murmure, un frémissement général ; à distance toutefois, dir on n'oubliait point ses escouades de bravi. 350 LES FIANCES. Une bonne partie de celle haine dont il était l'objet dans le public rejaillissait sur ses amis et ses courtisans. On drapait selon son mérite M. le podestat, toujours aveugle, sourd et muet sur les actions du tyran de la contrée ; mais pour lui encore, c'était de loin qu'on se donnait cette licence, parce que, s'il n'avait pas de bravi, il avait les sbires. On se gênait moins à l'égard du docteur Azzccca-Garbugli, qui n'avait que du bavardage et de la chicane, ainsi qu'envers quelques autres individus de même aloi que don Rodrigo admettait à lui faire leur cour ; ils étaient montrés au doigt et regardés de travers, si bien que, pour quelque temps, ils jugèrent à propos de ne pas se faire voir à la rue. Don Rodrigo, foudroyé par cette nouvelle si imprévue, si différente de l'avis qu'il attendait de jour en jour, de moment en moment, se tint renfermé dans son château, où, seul avec ses bravi, il enragea pendant deux jours ; le troisième il partit pour Milan. Si ce n'eût été que ce murmure du peuple, peut-être, après avoir porté les choses si loin, serait-il resté tout exprès pour le braver, ou mémo pour chercher l'occasion de faire, sur quelqu'un des plus hardis, un exemple qui servît à tous ; mais ce qui le lit déguerpir fut l'annonce certaine que le cardinal venait dans son voisinage. Le comte son oncle, qui ne savait de loulc cette histoire que ce que lui en avait dit Altilio, aurait certainement voulu (pie, dans une semblable circonstance, don llodrigo fil grande figure et reçût en public du cardinal l'accueil le plus distingué, et l'on voit comme il en avait pris le chemin. L'oncle l'aurait voulu et s'en serait fait rendre compte avec exactitude ; car c'était une occasion importante pour montrer en quelle considération était sa famille auprès d'une autorité de premier rang. Pour se tirer d'un embarras si fâcheux, don Rodrigo, s'élant levé un matin à l'aube, se mit dans une voilure, accompagné de Griso et d'autres bravi placés en dehors, devant et derrière, et, ayant donné l'ordre que le reste de ses gens vint plus tard le joindre, il partit comme un fugitif ; il partit (qu'il nous soit permis de rehausser nos personnages par quelque comparaison illustre) comme Catilina partit de Rome, la Don Rodrigo, fomlrové par celle nouvelle si imprévue... { !'. 350.) CHAPITRE XXV. 351 colère dans l'âme et jurant de revenir bientôt, sous de tout autres enseignes, exercer ses vengeances. Cependant le cardinal s'approchait, visitant chaque jour l'une des paroisses du territoire de Lecco. Le jour où il devait arriver à celle de Lucia, une grande partie des habitants s'était portée au-devant de lui sur la route. A l'entrée du village, tout juste à côté de la maisonnette de nos deux femmes, se voyait un arc de triomphe construit avec des perches debout et des barres en travers, recouvert de paille et de débris de chanvre, et orné débranches vertes de houx et de myrte sauvage avec l'écarlatc de leurs baies. La façade de l'église était tendue de tapisseries ; aux fenêtres de chaque maison pendaient des couvertures et des draps de lit déployés, des bandes de maillots disposées en festons, tout le peu d'objets nécessaires, en un mot, (pie l'on pouvait, tant bien que mal, faire figurer comme du superflu. Vers les vingt-deux heures 1, qui étaient le moment de la journée où l'on attendait le cardinal, ceux qui étaient restés dans leurs maisons, vieillards, femmes et enfants pour la plupart, s'acheminèrent, eux aussi, à sa rencontre, partie rangés on lilc, partie en troupe et sans ordre, tous précédés par don Abbondio, inquiet au milieu de toute celle joie, et parce que le bruit l'étourdissait, et parce que ce mouvement du peuple lui faisait, disait-il et répétait-il, tourner la tête, et parce que surtout il tremblait intérieurement que les femmes n'eussent parlé et qu'il ne finit par avoir à rendre comple de l'affaire du mariage. El voilà le cardinal qui paraît, ou, pour mieux dire, la foule au milieu de laquelle il se trouvait dans sa litière, avec sa suite autour de lui ; car de tout cela on ne voyait aulrc. chose qu'un signe en l'air au-dessus de toutes les lêtes, un bout de la croix que portait le chapelain moulé sur une mule. Celle.partie de la population qui allait avec don Abbondio h à là sa marche en plein désordre pour rejoindre celle qui rentrait ; et quant à lui, après avoir répété trois ou quatre fois : ((Doucement ! En file ! Que faites-vous donc ? » ilse tourna impatienté ; puis, toujours grommelant et disant : « C'est une tour de Babel, une vraie tour 1 Deux heures environ avant la nuit. Cependant le cardinal s'approchait— (P. 351.) 352 LES FIANCES. de Babel, » il alla se mettre dans l'église, pendant qu'elle était encore vide, et resta là à attendre. Le cardinal s'avançait, donnant des bénédictions de la main, et en recevant de la bouche de tout ce peuple que les gens de sa suite avaient grand'peine à faire tenir un peu en arrière. Comme compatriotes de Lucia, les habitants de ce village auraient voulu faire pour l'archevêque des démonstrations extraordinaires ; mais la chose n'était pas facile, attendu qu'il était d'usage d'atteindre à cet égard les limites du possible dans tous les lieux où il arrivait. Dès le commencement de son épiscopat, à sa première entrée solennelle dans la cathédrale, la presse autour de lui et sur lui avait été jusqu'au point de faire craindre pour sa vie, et quelques gentilshommes qui se trouvaient les plus rapprochés de sa personne avaient tiré leurs épées pour intimider et repousser la foule. Tel était le caractère violent et désordonné des moeurs de cette époque, que, même pour donner des marques d'amour à un évoque dans son église, ou pour en modérer l'excès, il fallait presque en venir à tuer les gens. Et dans la circonstance que nous rappelons, le zèle de ces gentilshommes n'eût pcul-ôlre pas suffi pour défendre le prélat, si le maître et l'aide des cérémonies, deux jeunes prêtres du nom de Glerici et de Picozzi, l'un et l'autre aussi pourvus de force corporelle que de résolution, ne l'eussent enlevé sur leurs bras et porté en poids depuis la porte jusqu'au maître-autel. A partir de ce moment, et dans le grand nombre de visites épiscopales qu'il eut à faire, sa première entrée dans une église put toujours, plaisanterie à part, être comptée au nombre de ses fatigues pastorales, et quelquefois des dangers auxquels il fut exposé. Il entra donc encore dans celle-ci comme il put, alla vers l'autel, et, après s'y être mis quelques moments en prière, il fit, selon sa coutume, un petit discours aux assistiints sur son amour pour eux, son désir de leur salut et la manière dont ils devaient se disposer aux cérémonies du lendemain. Ayant ensuite passé de l'église au presbytère, il demanda au curé, entre autres sujets d'entretien, des renseignements sur ce qui avait trait à Renzo. Don Abbondio dit que c'était un jeune homme un peu vif, un peu têtu, un peu emporté ; mais, à des questions plus particulières et plus précises, il fut obligé de répondre que c'était un honnête garçon, et que, pas plus que les autres, il ne savait comprendre comment son jeune paroissien avait pu faire à Milan toutes ces choses étranges dont on •avait parlé dans le public. « Quant à la jeune fille, reprit le cardinal, pensez-vous comme moi qu'elle puisse dans ce moment revenir sans risque habiter sa maison ? — Pour le moment, répondit don Abbondio, elle peut y venir et y rester comme il lui conviendra ; je dis pour le moment ; mais, ajouta-t-il avec un soupir, il faudrait que votre illustrissime seigneurie fût toujours ici ou du moins dans le voisinage. — Le Seigneur est toujours près de nous, dit le cardinal ; au reste, je songerai à la mettre en lieu de sûreté. » Et il donna aussitôt l'ordre que le lendemain, de bonne heure, on fît partir la litière, bien accompagnée, pour aller chercher les deux femmes. CHAPITRE XXV. 353 Don Abbondio sortit de là tout content de ce que le cardinal lui avait parlé des deux jeunes gens sans lui faire de questions sur son refus de les marier. — Il ne sait donc rien ! se disait-il ; Agnese s'est tue, quel miracle ! Il est vrai qu'ils doivent se revoir ; mais nous lui donnerons, à elle, une autre instruction, nous la lui donnerons soignée. — Et il ne savait pas, le pauvre homme, que si Frédéric n'avait pas entamé ce chapitre, c'était parce qu'il se réservait de le traiter longuement et ? plus à loisir, parce qu'il voulait, avant de donner au curé ce qui lui revenait, l'entendre aussi dans les raisons qu'il pouvait avoir à produire. Mais les pensées du bon prélat sur l'asile à procurer à Lucia étaient devenues inutiles. Depuis que nous l'avons laissée, il s'était passé des choses que nous devons raconter. Les deux femmes, dans le peu de jours qu'elles demeurèrent sous le toit hospitalier du tailleur, avaient repris chacune, autant que c'était possible, leur genre de vie ordinaire. Lucia avait tout de suite demandé à travailler, et, comme elle l'avait fait au couvent, elle cousait toute la journée, retirée dans une petite chambre, loin des yeux du monde. Agnese tantôt sortait un peu, tantôt venait travailler en compagnie de sa fille. Leurs entretiens étaient d'autant plus tristes qu'il y régnait plus de tendresse. Toutes deux étaient préparées à une séparation, car la brebis ne pouvait venir reprendre sa demeure si près de la tanière du loup ; et cette séparation, quand et comment enverrait-on le terme ? L'avenir était obscur, chargé de nuages, pour l'une d'elles surtout. Agnese pourtant faisait de son mieux pour y introduire ses conjectures plus gaies. Renzo, après tout, disait-elle, s'il ne lui était rien arrivé de fâcheux, ne pouvait tarder à donner de ses nouvelles, et s'il avait trouvé à travailler et à s'établir, s'il était toujours (chose dont on ne pouvait douter) dans les mêmes sentiments pour Lucia, pourquoi dans ce cas ne pourrait-on pas aller demeurer avec lui ? Telles étaient les paroles d'espérance qui toujours revenaient dans ses discours à sa fille, et je ne saurais dire quel en étail chez celle-ci l'effet le plus sensible, si elle éprouvait plus de douleur à les entendre ou d'embarras à y répondre ; elle avait toujours tenu renfermé en elle-même son grand secret, et tout en se reprochant la dissimulation dont elle Usait encore une fois envers une si bonne mère ; mais, retenue d'une manière comme invincible par la timidité et par les autres appréhensions que nous avons déjà fait connaître, elle laissait passer les jours-et ne parlait pas. Ses desseins étaient bien différents de ceux d'Agnese, ou, pour mieux dire, elle n'en avait point ; elle s'était abandonnée à la Providence. Elle cherchait donc à laisser tomber ou à détourner ce sujet d'entretien, ou bien elle disait, d'une manière générale, qu'elle n'espérait et ne désirait plus rien en ce monde, si ce n'est de pouvoir bientôt se réunir à sa mère ; et le plus souvent les pleurs, lui coupant la parole, venaient à propos à son secours. « Sais-tu pourquoi tu vois la chose de cette façon ? disait Agnese. Parce que tu as beaucoup souffert et qu'il ne te semble pas possible que ça puisse tourner à bien ; mais laisse faire le Seigneur, et si... Laisse venir un petit brin, un tout petit brin d'espérance, et alors tu me sauras dire si tu ne penses plus à rien. » Lucia embrassait sa mère et pleurait.

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LES FIANCES. Du reste, une grande amitié s'était promptement établie entre elles et leurs hôtes ; et où s'établirait l'amitié, si ce n'est entre les auteurs d'un bienfait et ceux qui le reçoivent, lorsque les uns et les autres sont de braves gens ? Agnese notamment faisait de grandes causeries avec la maîtresse du logis. Le tailleur ensuite leur donnait pour délassement des histoires et des discours de morale, et c'était surtout à dîner qu'il avait toujours quelque chose de beau à raconter de Bodo, d'Antona et des Pères du désert. Non loin de ce village habitait dans sa villa, pendant la saison des champs, un couple de haute condition, don Ferrante et dona Prassède ; leur nom de famille est, comme à l'ordinaire., resté au bout de la plume de l'anonyme. Dona Prassède était une vieille dame fort portée à faire du bien, occupation la plus louable sans doute à laquelle l'homme puisse se livrer, mais que trop souvent il peut aussi gâter, comme il en gâte tant d'autres. Pour faire le bien, il faut le connaître, et, comme toute autre chose, nous ne pouvons le connaître qu'au milieu de nos passions, guidés par nos jugements, inspirés par nos idées dont la justesse est souvent fort chanceuse. Dona Prassède faisait pour les idées ce qu'on dit qu'il faut faire pour les amis : elle en avait peu, mais elle y étail fort attachée. Parmi le peu qu'elle en avait, il s'en trouvait malheureusement un certain nombre de travers, et ce n'étaient pas celles qu'elle affectionnait le moins. En conséquence, il lui arrivait, tantôt de se proposer comme bien ce qui ne l'était pas, tantôt de prendre pour des moyens de. parvenir à un but ce qui pouvait plutôt conduire à un résultat tout contraire, ou bien de considérer comme licites des voies qui ne l'étaient point (suivant en cela un certain principe qu'elle entrevoyait comme juste et d'après lequel celui qui fait plus que son devoir pourrait, par cela même, aller au-delà de son droit), ou bien encore de ne pas voir dans un fait ce qu'il y avait réellement et d'y voir ce qui n'y était pas ; toutes ces choses lui arrivaient et plusieurs autres semblables auxquelles tous les hommes sont sujets, sans en exempter les plus sages et les meilleurs ; mais elles arrivaient un peu trop souvent à dona Prassède, et bien des fois aussi toutes ensemble. En entendant raconter la grande aventure de Lucia, et d'après tout ce qu'on disait de la jeune villageoise, elle fut curieuse de la voir, et elle envoya une Arrivées en présence de la dame, celle-ci leur fit grand accueil... (P. 3S5.) CHAPITRE XXV. 355 voiture avec un vieil écuyer pour lui amener la mère et la fille. Celle-ci, faisant un geste d'ennui, priait déjà le tailleur, qui leur avait porté le message, de trouver un moyen pour la dispenser de cette visite. Tant qu'on n'avait eu à faire qu'à des gens du commun qui venaient chercher à faire connaissance avec la jeune fille du miracle, le tailleur lui avait rendu volontiers un semblable service ; mais, dans cette circonstance, le refus lui semblait une espèce de rébellion. Il fit tant jouer sa physionomie, fit tant d'exclamations, dit tant de choses : et que ce n'était pas convenable, et que c'était une grande maison, et que l'on ne dit pas non aux gens de qualité, et que ce pouvait être leur fortune, et que madame dona Prassède, indépendamment de tout le reste, était une sainte ; il parla si bien, en un mot, que Lucia fut obligée de se rendre, d'autant plus qu'à chacune de ces raisons si bien déduites, un « sûrement, sûrement », répété par Agnese, y marquait son adhésion. Arrivées en présence de la dame, celle-ci Jour fit grand accueil et beaucoup de félicitations ; elle interrogea, conseilla, le tout avec une certaine supériorité qui était comme innée chez elle, mais corrigée par tant d'expressions d'humilité, tempérée par tant de marques d'intérêt, enveloppée de tant de dévotion, qu'Agnesc presque aussitôt et Lucia peu après commencèrent à se sentir soulagées d'un respect trop pesant que leur avait d'abord imprimé cet aspect de grande dame, et qu'elles y trouvèrent même un certain attrait. Et pour abréger notre récit, dona Prassède, apprenant que le cardinal s'était chargé de trouver un asile pour Lucia, saisie du désir de seconder et de prévenir tout à la fois cette bonne intention, s'offrit à recevoir la jeune fille dans sa maison où, sans avoir à s'acquitter d'aucun service particulier, elle pourrait, à son gré, aider les autres femmes dans leurs ouvrages. Elle ajouta qu'elle faisait son affaire d'en informer Monseigneur. Outre le bien tout simple et immédiat qui se trouvait dans une telle oeuvre, dona Prassède y en voyjùt et s'en proposait un antre peut-être plus digne encore, selon elle, d'être pris en considération, celui de redresser un cerveau de travers, de remettre dans la bonne voie une personne qui en avait grand besoin. Car, dès la première fois qu'elle avait entendu parler de Lucia, elle s'était tout de suite persuadé que dans une jeune fille qui avait pu promettre sa main à un mauvais garnement, à un séditieux, à un gibier de potence, en un mot, il devait y avoir quelque défaut dissimulé, quelque tare cachée. Dis-moi qui tu hantes, je dirai qui tu es. La visite de Lucia avait confirmé dona Prassède dans celle conviction, non que dans le fond elle ne lui parût une bonne personne, mais pourtant il y avait beaucoup à dire. Cette petite tête baissée avec ce menton cloué sur la poitrine, ce manque de réponses^ ou ces réponses toutes laconiques qui arrivaient comme par force, tout cela pouvait indiquer de la modestie ; mais, à coup sûr, cela marquait beaucoup d'entêtement. Et cette rougeur qui à chaque instant lui montait au visage, et ces soupirs étouffés Avec cela deux grands yeux noirs qui, au jugement de dona Prassède, ne disaient rien de bon. Elle se tenait pour assurée, comme si elle le savait de bon lieu, que tous les malheurs de Lucia étaient une punition du ciel a cause de son amitié pour ce 356 LES FIANCES. vaurien, et un avertissement de la Providence pour l'en détacher tout à fait ; et, partant de là, elle se proposait de coopérer à tout ce qui devait faire atteindre une si heureuse fin. Car, comme elle le disait souvent aux autres et à ellemême, toute son étude était de seconder la volonté du ciel ; mais souvent aussi elle tombait dans une grande erreur, qui était de prendre pour le ciel sa propre tête. Toutefois elle eut grand soin de ne pas donner la moindre marque de cette seconde, intention dont nous venons de parler. L'une de ses maximes était que pour réussir dans le bien que l'on veut faire aux gens, la première condition, dans la plupart des circonstances, est de ne pas leur laisser connaître le dessein que l'on peut avoir. La mère et la fille se regardèrent^ Dans là douloureuse nécessité où elles étaient de se séparer, là proposition leur parut à toutes deux devoir être acceptée, ne fût-ce qu'à cause du peu de distance qu'il y avait de leur village à cette villa, voisinage qui, en mettant les, choses au pire, leur permettrait du moins de se revoir et passer quelques moments ensemble lorsque la dame reviendrait l'année prochaine à sa campagne. Ayant lu dans les yeux l'une de l'autre un commun assentiment, elles se tournèrent toutes deux vers dona Prassède en faisant de ces remer.cîments qui marquent l'acceptation. La haute dame leur renouvela ses témoignages de bienveillance et ses promesses, et dit qu'elle leur enverrait au plus tôt une lettre à présenter à Monseigneur. Lorsque les femmes furent parties, elle se fit composer la lettre par don Ferrante, qui, en sa qualité de lettré, comme nous le dirons plus en détail, lui servait de secrétaire dans les occasions importantes. Celle-ci méritant à tous égards d'être comptée pour telle, don Ferrante y mit tout son savoir, et en donnant le brouillon à copier à sa femme, il lui recommanda chaudement l'orthographe, c'est-à-dire l'une des nombreuses choses qu'il avait étudiées, et de celles en très-petit nombre pour lesquelles le droit de commandement lui appartenait dans la maison. Dona Prassède copia très-soigneusement et fit porter la lettre chez le tailleur. Ceci se passa deux ou trois jours avant que le cardinal envoyât la litière pour ramener les femmes dans leur village. Agnese et sa fille, à leur arrivée, mirent pied à terré devant la porte de la maison curiale où se trouvait le cardinal. L'ordre était donné de les introduire immédiatement. Le chapelain, qui fut le premier à les voir, exécuta cet ordre, ne les retenant qu'autant que c'était nécessaire pour leur débiter à la hâté une petite instruction sur le cérémonial à observer envers Monseigneur, et sur les titres qu'il lui fallait donner, chose qu'il avait coutume de faire toutes les fois qu'il le pouvait à l'insu de son chef. C'était pour ce pauvre homme un supplice continuel que de voir le peu d'ordre qui régnait en ce point auprès du cardinal : « Le tout, disait-il aux autres personnes de la maison, par le trop de bonté de ce bienheureux homme, par l'oubli poussé trop loin de sa dignité ; » et il racontait que plus d'une fois il avait, de ses propres oreilles, entendu des gens luirépondre : messer, oui, et messer, non 1. 1 Ce titre de messer, auquel celui de monsieur ne correspond pas exactement, se donne à un A peine parurent-elles dans Iavâjii(ghu'eIl,es virent tomber sur elles un essaim d'amis et (Tainies... (P. Sa1/.) CHAPITRE XXV. 357 Le cardinal était en ce moment à conférer avec don Abbondio sur les affaires de la paroisse, de sorte qu'il n'y eut pas moyen pour celui-ci de donner également, comme il l'aurait désiré, ses instructions aux femmes. Il put seulement, en passant à côté d'elles, tandis qu'il sortait et qu'elles entraient, leur faire un signe de l'oeil pour leur marquer qu'il était content de leur conduite et leur recommander de continuer à se taire. Après les paroles de bon accueil d'un côté et les premières révérences de l'autre, Agnese tira la lettre de dessous son mouchoir de cou et la présenta au cardinal, en disant : «Elle est de madame dona Prassède, qui dit, Monseigneur, qu'elle connaît beaucoup votre Illustrissime Seigneurie ; comme en effet, entre vous autres grands seigneurs, vous devez tous vous connaître. Quand Votre Seigneurie aura lu, elle verra. — Bien, » dit Frédéric après avoir lu et lorsqu'il eût saisi le sens de l'épîlre sous les fleurs du style de don Ferrante. Il connaissait cette famille tout autant qu'il le fallait pour être sûr que Lucia y était appelée dans une bonne intention, et qu'elle y serait à l'abri des embûches et des violences de son persécuteur. Quant à l'idée qu'il pouvait avoir delà tête de dona Prassède, nous ne le savons pas d'une manière positive. Probablement ce n'était pas la personne qu'il eût choisie pour un tel office ; mais, comme nous l'avons dit ou fait entendre ailleurs, il n'avait pas pour habitude de défaire les choses qui ne le regardaient pas, pour les refaire mieux. « Recevez encore dans un esprit de soumission cette séparation et l'incertirtude dans laquelle vous vous trouvez sur votre avenir, ajouta-il ensuite. Ayez l'espoir qu'elle pourra finir bientôt et que le Seigneur conduira les choses à ce terme vers lequel il a paru d'abord les diriger ; mais soyez assurées que ce qu'il permettra dans les événements qui vous concernent sera pour votre plus grand bien. » Il donna particulièrement à Lucia quelques autres avis affectueux, à toutes deux quelques encouragements encore et quelques consolations ; il les bénit et les laissa partir. A peine parurent-elles dans la rue qu'elles virent tomber sur elles un essaim d'amis et d'amies, tout le pays, on peut dire, qui les attendait et les conduisit à leur maison comme en triomphe. C'était, parmi loulcs ces femmes, à qui viendrait le plus les féliciter, les plaindre, leur faire des questions ; et de la part de toutes, des exclamations de regret sur l'annonce que Lucia devait partir le lendemain. Les hommes lui offraient à l'cnvi leurs services ; chacun d'eux voulait passer cette nuit à garder la petite maison ; sur quoi notre anonyme a jugé à propos de composer un proverbe : Voulez-vous que bien des gens vous viennent en aide ? Faites en sorte de ne pas en avoir besoin. Tant et de si vives marques d'affection troublaient l'esprit de Lucia et l'étourdissaient ; Agnese pour si peu ne perdait pas la tête ; mais en somme elles firent du bien à la pauvre fille, en la détournant un peu des pensées et des souvenirs curé ou à un autre membre du clergé secondaire, plus particulièrement qu'à d'autres personnes. (N. du T.) 358 LES FIANCES. qui, au milieu même de tout ce bruit, ne se réveillaient que trop en elle à la vue de celle porte dont elle allait de nouveau franchir le seuil, de ces petites chambrettes qui furent si longtemps sa demeure, de chacun des objets sur lesquels se portaient ses regards. Au son de la cloche qui annonçait que les cérémonies allaient bientôt commencer, tous prirent le chemin de l'église, et ce fut pour nos deux femmes une autre marche triomphale. Les cérémonies achevées, et tandis que don Abbondio avait couru voir si Perpetua avait bien disposé toutes choses pour le dîner, on vint l'avertir que le cardinal le demandait. Il se rendit aussitôt près de son grand hôte, qui, l'ayant laissé s'approcher, commença ainsi : «Monsieur le curé,» et ces paroles furent prononcées de manière à faire comprendre qu'elles étaient le début d'un discours long et sérieux. « Monsieur le curé, pourquoi n'avez-vous pas uni en mariage celle pauvre Lucia et son fiancé ? — Elles ont vidé leur sac ce malin, dit en lui-même don Abbondio, et il répondit en balbutiant : Monseigneur a sans doute entendu parler de tout le désordre arrivé dans celle affaire ; c'a été une telle confusion qu'aujourd'hui même on n'y saurait voir clair ; comme aussi votre Illustrissime Seigneurie a pu du là juger que la jeune fille, après bien des accidents, est ici comme par miracle, tandis que le jeune homme, après d'autres accidents, est à présent on ne sait pas où. — Je demande, reprit le cardinal, s'il est vrai qu'avant tous ces événements vous ayez refusé de célébrer le mariage lorsque vous en étiez requis, au jour arrêté, et quelle a été la cause de ce relus. — A dire vrai..., si voire Illustrissime Seigneurie savait... par quelles injonctions..., en quels termes terribles il m'a été défendu de parler... » El il s'arrêta sans conclure, composant son air de manière à l'aire respectueusement comprendre qu'il y aurait de l'indiscrétion à vouloir qu'il en dit davantage. « Mais, dit le cardinal d'une voix et avec une physionomie plus graves que de coutume, c'est voire évoque qui, par devoir et pour votre justification, veut savoir de vous pourquoi vous n'avez pas l'ail ce que, dans la règle, vous étiez obligé de faire. — Monseigneur, dit don Abbondio en se faisant tout petit, je n'ai pas voulu dire... mais il m'a semblé que, s'agissant de choses compliquées, de choses anciennes et qui sont sans remède, il était inutile de remuer de nouveau... Cependant, je sais que votre Illustrissime Seigneurie ne veut pas trahir un pauvrecuré de son diocèse ; car vous le sentez, Monseigneur, votre Illustrissime Seigneurie ne peut pas être partout, et je reste ici exposé Mais, puisque vous l'ordonnez, je vais tout vous dire. — Dites, je ne demande pas mieux (pie de vous trouver exempt de faute. » Alors don Abbondio se mit à raconter sa douloureuse histoire ; mais il supprima le nom principal et y substitua ces mots : un seigneur puissant, donnant ainsi à la prudence tout le peu qu'il pouvait lui donner dans un pas si difficile. CHAPITRE XXV. 359 «El vous n'avez pas eu d'autre motif ? demanda le cardinal quand don Abbondio eut fini. — Mais peut-être ne me suis-je pas bien expliqué, répondit celui-ci. C'est sous peine de la vie qu'il m'a été enjoint de ne pas l'aire ce mariage. — Et cela vous paraît une raison suffisante pour vous dispenser de remplir un devoir précis ? — Mon devoir, j'ai toujours cherché à le faire, même à mon grand dérangement ; mais lorsqu'il s'agit de la vie... — Et lorsque vous vous êtes présenté à l'Eglise, dit Frédéric d'un ton encore plus grave, pour vous charger du ministère dont vous êtes investi, s'est-elle l'ait garant, de votre vie ? Tous a-t-ellc dit que les devoirs attachés à ce ministère étaient dégagés de tout obstacle, allïanchis de tout péril ? Ou vous-aurail-cllo dit que là où commence le péril, là cesse le devoir ? Ne vous a-l-elle pas dit expressément tout, le conlrairc ? Ne vous a-t-elle pas averti qu'elle vous envoyait comme un agneau parmi les loups ? Ne saviez-vmis pas qu'il y avait des hommes amis de la violence, et auxquels ce qui vous serait commandé pourrait déplaire ? Celui de qui nous tenons la doctrine et l'exemple, à l'imitation duquel nous nous laissons nom mer et nousmêmes nous nommons pasleurs, lorsqu'il est venu sur la terre pour y exercer l'olfice que ce litre représente, y a-l-il allache la condition ipie la vie serait sauve ? El pour la sauver, disons mieux, pour la conserver quelques jours de plus sur celle terre périssable, au préjudice de la charité et du devoir, était-il besoin de l'onction sainte, de l'imposition des mains, de la grâce du sacerdoce ? Le monde suffit pour donner celle vertu, pour enseigner celle doctrine. Que dis-je ? 0 honte, le monde lui-même la repousse ! Le monde l'ait aussi des lois qui prescrivent le mal comme elles prescrivent le bien ; lui aussi a son Evangile, un Evangile d'orgueil et de haine ; et il ne veut pas que l'on dise que l'amour de la vie soit une raison pour en transgresser les commandements. Il ne le veut pas, et il est obéi. El nous, enfants de la promesse et .. Quelle est la lionne nouvelle que vous annoncez aux pauvres'.'. .. (P. SCO.) 360 LES FIANCES. chargés de l'annoncer aux peuples, nous préférerions la vie à notre devoir ! Que serait l'Église si votre langage était Celui de tous vos confrères ? Où serait-elle si elle s'était montrée avec de semblables doctrines ? » Don Abbondio restait là tête basse ; son esprit se trouvait au milieu de ces arguments comme un oiseau domestique dans les serres du faucon qui le tiennent élevé dans une région toute nouvelle pour lui, dans une atmosphère qu'il n'a jamais respirée. Voyant qu'il fallait pourtant bien répondre quelque chose, il dit avec Une sorte de soumission forcée : «Monseigneur, il faut croire que j'ai tort. Dès lors que là vie doit être comptée pour rien, je n'ai plus qu'àtmè taire ; mais lorsqu'on a affaire à de certaines gens, à des gens qui ont la force .pour eux et qui ne veulent pas entendre la raison, je ne vois pas ce qu'on pourrait gagner à vouloir faire le brave. C'est Un personnage, celui-là, avec qui l'on ne peut ni vaincre ni pactiser^ — Et ne savez-vous pas que souffrir pour la justice est notre manière de vaincre ? Et si vous né savez pas cela, qu'est-ce donc que vous prêchez ? De quoi se composent vos enseignements ? Quelle est la bonne nouvelle ' que vous annoncez aux pauvres ? Qui exige de vous que vous triomphiez de la force par la forcé ? Assurément il ne vous sera pas demandé un jour si vous avez su réprimer les entreprises des hommes puissants ; car vous n'avez reçu pour cela ni mission ni moyens ; mais il vous sera demandé si vous avez mis en oeuvre les moyens qui étaient en vous pnur faire ce qui vous était prescrit, même lorsque ces hommes auraient osé vous l'interdire. » « Ces saints sont de singulières gens, pensait don Abbondio pendant ce discours. Le fond de tout cela, si on le veut bien creuser, c'est que les amours de deux jeunes gens lui tiennent plus à coeur que la vie d'un pauvre prêtre. » Et pour son compte, il* n'eût'été nullement fâché que le colloque en restât là ; mais il voyait le cardinal, à chaque pause, demeurer dans l'attitude de quelqu'un qui attend une réponse, un aveu de la faute, une apologie, quelque chose enfin. « Je répète, Monseigneur, répondit-il donc, que c'est moi qui dois avoir tort... Le courage n'est pas une chose qu'on se donne. — Et pourquoi donc, pourrâis-je vous dire, vous ôtes-vous engagé dans un ministère qui vous impose d'être toujours en guerre avec les passions du siècle ? Mais comment, vous dirai-je plutôt, ne pensez-vous pas que si, dans ce ministère, de quelque manière que vous vous y soyez placé, le courage vous est nécessaire pour remplir vos obligations, il existe une puissance qui vous le donnera infailliblement, lorsque vous le lui demanderez ? Croyez-vous que tous ces millions de martyrs eussent naturellement le don du courage ? Que naturellement ils eussent la vie en mépris ? Tant de jeunes hommes qui commençaient à en goûter les douceurs, tant de vieillards habitués à regretter qu'elle approchât de sa fin, tant de jeunes filles, tant d'épouses, tant de mères, tous ont eu du courage, parce que le courage leur était nécessaire et qu'ils avaient confiance 1 On sait que le mot évangile vient de deux mots qui signifient littéralement bonne nouvelle. (N. du T.) CHAPITRE XXV. 361 en Celui qui le donne ! Connaissant vôtre faiblesse et vos devoirs, avez-vous pensé aux circonstances difficiles où vous pourriez vous trouver et où vous vous êtes trouvé en effet ? Ah ! si durant tant d'années de fonctions pastorales vous avez aimé (et pourrait-il en être autrement ?), si vous avez aimé votre troupeau, si vous avez mis en lui vos affections, vos sollicitudes, vos délices, le courage ne devait pas vous manquer au besoin ; l'amour est intrépide. Êh bien ! si vous les aimiez, ceux qui sont confiés à vos soins spirituels, ceux que vous nommez vos enfants, lorsque vous avez vu deux d'entre eux menacés en même temps que vous, ah ! sans doute, la charité vous a fait trembler pour eux, comme ta faiblesse de la chair vous a fait trembler pour vous-même. Vous vous serez humilié de l'une de ces craintes, parce qu'elle était un effet de votre misère ; vous aurez imploré du Ciel la force nécessaire pour la vaincre, pour la repousser, parce que c'était une tentation ; mais la noble et sainte crainte pour le prochain, pour vos enfants, celle-là vous l'aurez écoutée, celle-là ne vous aura pas laissé de repos, celle-là vous aura pressé, vous aura contraint de chercher dans votre pensée, de mettre en oeuvre tous les moyens qui pouvaient exister pour détourner le péril prêta les atteindre Que vous a inspiré cette crainte, cet amour ? Qu'avez-vous fait pour eux ? Quels moyens vous ont suggérés vos recherches ?» El il se tut, attendant la réponse. Que vous a inspiré cette crainte, cet amour ?... (P. 361.) CHAPITRE XXVI. A une semblable demande, don Abbondio, qui avait travaillé pour trouver quelque chose à répondre à des questions moins précises, ne sut plus articuler un seul mot. Et en vérité nous-mêmes, avec le manuscrit de notre auteur sous les yeux et la plume à la main, n'ayant de démêlé à soutenir qu'avec les phrases, et rien autre à craindre que les critiques de nos lecteurs, nous-mêmes, dis-je, nous éprouvons un certain embarras à poursuivre notre travail ; nous trouvons je ne sais quoi d'étrange dans ce luxe, étalé à si peu de frais, des plus beaux préceptes de force et de charité, de sollicitude active pour les autres, de sacrifice illimité de soi-même. Mais en songeant que ces paroles sortaient de la bouche d'un homme qui ensuite les mettait en pratique, nous avançons hardiment. « Vous ne répondez pas ? reprit le cardinal. Ah ! si vous aviez fait de votre côté ce que la charité, ce que votre devoir réclamaient de vous, vous ne manqueriez pas en ce moment des moyens de répondre. Voyez donc vous-même ce que vous avez fait. Vous avez obéi à l'iniquité, oubliant ce que vous prescrivait le devoir. Vous lui avez obéi ponctuellement ; elle s'étail montrée à vous pour vous signifier son désir ; mais elle voulait demeurer cachée à ceux qui auraient pu se tenir en garde contre elle et parer ses coups ; elle entendait éviter le bruit, elle cherchait le secret, pour mûrir à son aise ses desseins d'embûches ou de violences ; elle vous a ordonné d'enfreindre vos devoirs et de vous taire, vous les avez enfreints et vous vous taisiez. Maintenant je vous demande à vousmême si vous n'avez rien fait de plus ; vous me direz s'il est vrai que vous ayez cherché des prétextes à votre refus pour n'en pas révéler le motif. » Et ici il s'arrêta un peu, attendant de nouveau une réponse. «Là ! encore ceci qu'elles lui ont rapporté, les bavardes ! » pensait don Abbondio ; mais il paraissait n'avoir rien à dire, et, en conséquence, le cardinal continua sa phrase : « S'il est vrai que vous ayez dit à ces pauvres gens ce qui n'était pas, pour les tenir dans l'ignorance, dans l'obscurité pu l'iniquité voulait CHAPITRE XXVI. 363 qu'ils restassent Je dois donc le croire ; il ne me reste donc qu'à en rougir avec vous, et à espérer que vous en gémirez avec moi. Voyez (et tout à l'heure, bon Dieu ! vous y cherchiez votre justification !), voyez où vous a conduit cet amour d'une vie qui doit finir. Il vous a conduit..... réfutez librement mes paroles, si elles vous paraissent injustes, prenez-les comme une humiliation salutaire, si elles ne le sont point il vous a conduit à tromper la faiblesse, à mentir à vos enfants. » « Voilà pourtant comment vont les choses, — disait encore à part soi don Abbondio : — à cet échappé de l'enfer, — et il pensait à YInnomé, — les embrassements, les caresses ; et à moi, pour un demi-mensonge, dit dans le seul but de sauver ma peau, tout ce tapage. Mais ce sont nos supérieurs ; ils ont toujours raison. C'est mon étoile que tout le monde me tombe sur le corps, même les saints. » Et il dit tout haut : «J'ai failli, je vois que j'ai failli, mais que pouvais-je faire dans une conjoncture semblable ? — Et vous me le demandez encore ? Ne vous l'ai-je pas dit ? et devais-je avoir à vous le dire ? Aimer, mon fils, aimer et prier. Fidèle à ce principe, vous auriez senti que l'iniquité peut menacer, peut frapper, mais n'a point d'ordres à donner ; vous auriez uni, selon la loi de Dieu, ce que l'homme voulait séparer ; vous auriez prêté à ces malheureux innocents l'office qu'ils avaient droit de réclamer de vous. Quant à ce qui pouvait en advenir, Dieu même en aurait répondu, parce que la voie qu'il trace eût été suivie ; en en prenant une autre, c'est vousmême qui êtes devenu responsable des conséquences, et de quelles conséquences ! Pourriez-vous dire d'ailleurs que toutes les ressources humaines vous aient manqué, qu'aucune voie ne vous ait été ouverte pour vous tirer de peine, si vous aviez voulu regarder autour de vous, réfléchir, vous consulter ? Aujourd'hui vous pouvez savoir que ces pauvres jeunes gens, une fois mariés, auraient pris leurs mesures pour se mettre en sûreté, qu'ils étaient disposés à fuir loin de la vue de l'homme puissant, qu'ils avaient déjà choisi le lieu de leur refuge. Mais, à part cela même, ne vous êtes-vous point souvenu que vous aviez un supérieur ? un supérieur qui n'aurait pas le droit de vous reprendre pour avoir manqué à votre devoir, si l'obligîttion ne lui était aussi imposée de vous aider à le remplir ? Pourquoi n'avez-vous pas pensé à informer votre évoque de l'obstacle que mettait une infâme violence à l'exercice de votre ministère ? » « L'avis de Perpetua ! » pensait avec humeur don Abbondio, à l'esprit duquel, au milieu de tous ces discours, se présentaient plus vivement que toute autre chose l'image de ces certains bravi et l'idée que don Rodrigo était plein de vie, et qu'un jour ou l'autre il reviendrait glorieux et triomphant, plein de rage surtout. Et quoique la dignité de son interlocuteur actuel, son air et son langage lui en imposassent assez pour qu'il se tînt là confus et non sans une certaine crainte, ce n'était pourtant pas une crainte qui le dominât entièrement et qui empêchât sa pensée de demeurer rcvôche, parce qne dans cette pensée il entrait qu'après tout le cardinal n'employait ni fusil, ni épée, ni bravi. « Comment n'avez-vous pas pensé, continua celui-ci, que si nulle autre voie de salut n'était ouverte à ces innocents environnés de pièges, j'étais là, moi, 361 LES FIANCÉS. pour les recevoir, pour les mettre à l'abri du péril, lorsque vous me les auriez adressés, lorsque vous auriez adressé des infortunés à un évoque, comme étant son bien, comme étant une partie précieuse, je ne dis pas de sa charge, mais de ses richesses ? Et quant à vous, vous seriez devenu l'objet de ma sollicitude ; j'aurais repoussé le sommeil tant que je n'aurais pas été sûr qu'un seul cheveu ne tomberait de votre tête. Ne saurais-je donc ni comment ni en quel lieu mettre en sûreté votre vie ? Mais cet homme qui fut si osé, croyez-vous qu'il n'eût rien perdu de sa hardiesse, lorsqu'il aurait su que ses trames étaient connues hors d'ici, qu'elles étaient connues de moi, que je veillais et que j'étais résolu à user pour votre défense de tous les moyens dont je puis disposer ? Ne saviez-vous pas que si l'homme trop souvent promet plus qu'il ne peut tenir, il n'est pas rare aussi de le voir menacer de plus de mal qu'il n'en ose commettre ? Ne saviez-vous pas que l'iniquité ne compte pas seulement sur ses forces, mais aussi sur la crédulité et sur la crainte de ceux qu'elle tente d'opprimer ? » « Mot pour mot les raisons de Perpetua, » pensa encore ici don Abbondio, sans réfléchir que cet accord entre sa servante et Frédéric Borromée sur ce qui aurait pu et dû se faire, était d'un singulier poids contre lui. « Mais, poursuivit le cardinal prêt ainsi à conclure, vous n'avez vu et voulu voir que votre danger temporel ; quoi d'étonnant, dès lors, qu'il vous ait paru de nature à vous faire tout négliger pour vous y soustraire ? — C'est que c'est moi qui les ai vues, ces figures, laissa échapper don Abbondio ; ces paroles, c'est moi qui les ai entendues. Votre Illustrissime Seigneurie parle d'or ; mais il faudrait se mettre dans la position d'un pauvre curé et s'être trouvé en pareille passe. » Il n'eut pas plutôt prononcé ces mots qu'il se mordit la langue ; il s'aperçut qu'il s'était trop laissé gagner par son impatience, et dit en lui-même : « Voici la grêle qui va venir. » Mais, levant un regard inquiet, il fut tout étonné de voir la figure de cet homme qu'il ne savait jamais ni deviner ni comprendre, de la voir passer de cette imposante gravité qui réprimande à une gravité contrite et pensive. « Ce n'est que trop vrai, dit Frédéric. Telle est notre malheureuse, notre terrible condition. Nous devons exiger rigoureusement des autres ce que peutêtre, hélas I nous ne serions pas prêts à donner nous-mêmes. Nous devons juger, corriger, reprendre, et Dieu sait ce que nous ferions, Dieu sait ce que nous avons fait, dans des cas semblables à ceux sur lesquels nous avons à prononcer. Mais malheur à moi, malheur à ceux qui m'entendent, si je prenais ma faiblesse pour mesure de leur devoir, pour règle de mes enseignements ! et pourtant il est certain que je dois, en proclamant les doctrines, les accompagner de l'exemple, ne pas imiter le docteur de la loi qui impose à son prochain des fardeaux au-dessus de ses forces, et se garde lui-même d'y toucher. Eh bien, mon fils, mon frère, puisqu'il est vrai que les erreurs des hommes investis du pouvoir sont plus connues des autres que d'eux-mêmes, si vous savez que j'ai, par pusillanimité, par une considération quelconque, négligé quelqu'une de mes obligations, dites-le-moi franchement, éclairez-moi, afin que là où CHAPITRE XXVI. 365 l'exemple a manqué, l'aveu de la faute supplée. Reprochez-moi librement mes faiblesses, et alors les paroles acquerront plus de valeur dans ma bouche, parce que vous sentirez plus vivement qu'elles ne m'appartiennent point, qu'elles appartiennent à celui qui peut nous donner à l'un et à l'autre la force nécessaire pour faire ce qu'elles prescrivent. » « Oh ! quel saint homme ! mais qu'il est tourmentant ! pensait don Abbondio. — Il ne s'épargne pas lui-même ; il faut qu'il cherche, qu'il fouille, qu'il critique, qu'il fasse l'inquisiteur, même sur lui. » Puis il dit à haute voix : « Oh ! Monseigneur, vous vous moquez. Qui ne connaît la force d'âme, le zèle de Aotre Illustrissime Seigneurie ? et il ajouta intérieurement : — Vous n'en avez que trop. — Je ne vous demandais pas une louange qui me fait trembler, dit Frédéric, parce que Dieu connaît mes fautes, et ce que j'en connais moi-même suffit pour me confondre. Mais j'aurais voulu, je voudrais que nous nous humiliassions ensemble devant lui, pour espérer ensemble en sa grâce. Je voudrais, par l'amour que j'ai pour vous, que vous comprissiez combien votre conduite a été contraire, combien votre langage est encore opposé à la loi que vous prêchez cependant, et sur laquelle vous serez jugé. — Tout est mis à ma charge, dit don Abbondio ; mais ces personnes qui sont venues faire leur rapport à votre Illustrissime Seigneurie ne lui ont pas dit qu'elles se sont introduites chez moi par trahison, pour me surprendre et faire un mariage contre les règles. — Elles me l'ont dit, mon fils ; mais co qui m'afflige, ce qui me désole, c'est que vous cherchiez encore à vous excuser, que vous croyiez vous excuser en accusant les autres, que vous preniez sujet de les accuser là même où vous devriez voir une partie obligée de votre confession. Qui a mis ces infortunés, je ne dis pas dans la nécessité, mais dans la tentation de faire ce qu'ils ont fait ? Auraient-ils recouru à cette voie irrégulière, si la voie légitime ne leur eût été fermée ? Auraient-ils eu la pensée de tendre un piége à leur pasteur, s'ils avaient été reçus dans ses bras, s'il leur avait prêté son secours, accordé ses conseils ? Auraient-ils songé à le surprendre, s'il ne s'était dérobé à leur vue comme à leur confiance ? Et vous voulez les charger ? Et vous trouvez mauvais qu'après tant de malheurs, que dis-je ? au milieu de leur malheur, ils aient dit un mot pour épancher leur peine dans le sein de leur pasteur et du vôtre ? Que la réclamation de l'opprimé, que la plainte de l'affligé soient odieuses un monde, c'est sa nature ; mais nous, devons-nous imiter le monde ? Quel bien cependant aurait pu vous revenir de leur silence ? Eût-il été de votre avantage que leur cause arrivât entière au jugement de Dieu ? Ces personnes que déjà vous avez tant de raisons d'aimer n'acquièrent-elles pas un nouveau titre à votre amour, par cela même qu'elles vous ont offert l'occasion d'entendre la voix sincère de votre évoque, qu'elles vous ont fourni un moyen de mieux connaître et d'acquitter en partie la grande dette que vous avez contractée envers elles ? Ah ! si elles vous avaient provoqué, offensé, tourmenté, je vous dirais (et serait-il besoin que je vous le disse ?) de les aimer pour cela même. Aimez-les parce 366 LES FIANCÉS. qu'elles ont souffert, parce qu'elles souffrent, parce qu'elles vous appartiennent, parce qu'elles sont faibles, parce que vous avez besoin de pardon, et quelles prières mieux que les leurs pourront vous l'obtenir ? » Don Abbondio se taisait ; mais ce n'était plus un silence forcé et cachant l'impatience ; il se taisait comme un homme qui a plus à réfléchir qu'à parler. Les paroles qu'il entendait étaient la conséquence inattendue, l'application nouvelle pour lui d'une doctrine néanmoins ancienne dans son esprit et qui n'y était point combattue. Le mal d'autrui, dont sa pensée avait toujours été détournée parla crainte de son propre mal, lui faisait maintenant une impression toute nouvelle ; et s'il n'éprouvait pas tout le remords que la remontrance avait pour but de produire (car cette crainte était toujours là faisant l'office d'un avocat zélé pour la défense de sa partie), il en éprouvait cependant ; il éprouvait un certain mécontentement de lui-même, de la pitié pour les autres, un mouvement de sensibilité et de confusion tout ensemble. II était, qu'on nous passe celle comparaison, comme la mèche humide et aplatie d'une chandelle qui, présentée à la flamme d'une grande torche, fume d'abord, pétille, repousse le feu, mais enfin s'allume et brûle tant bien que mal. Il se serait hautement accusé, il aurait pleuré, s'il n'eût été retenu par l'idée de don Rodrigo ; mais toutefois il se montrait assez ému pour que le cardinal pût s'apercevoir que ses paroles n'avaient pas été sans effet. « Maintenant, poursuivit celui-ci, l'un ayant fui de sa maison, l'autre étant sur le point d'abandonner la sienne, tous deux avec de trop puissantes raisons de s'en tenir éloignés, sans probabilité de se réunir jamais ici, et bienheureux s'ils peuvent espérer que Dieu les veuille réunir ailleurs ; maintenant, dis-je, il n'y a que trop lieu de reconnaître qu'ils n'onl pas besoin de vous, que l'occasion de leur faire.du bien vous manque, et votre vue est trop courte pour découvrir si jamais elle pourra se présenter. Qui sait cependant si notre divin Maître, toujours miséricordieux, ne vous la tient pas en réserve ? Ah ! ne la laissez pas échapper. Recherchez-lai, épiez-la, priez-le de la faire naître ! — Je n'y manquerai pas, Monseigneur ; certainement je n'y manquerai pas, Je n'y manquerai pas, Monseigneur... (P. 3G(>,) CHAPITRE XXVI. 367 répondit don Abbondio d'une voix qui, dans ce moment, était le véritable accent du coeur. — Ah ! oui, mon fils, oui ! » s'écria Frédéric, et avec une dignité pleine d'affection, il finit en disant : « Dieu sait combien j'aurais désiré vous tenir un tout autre langage. Déjà tous deux nous avons beaucoup vécu ; Dieu sait s'il m'a été pénible d'être obligé à contrister par des reproches celui dont les ans ont blanchi la tête ; combien j'aurais mieux aimé chercher avec vous des consolations à nos sollicitudes, à nos peines communes, dans un entretien sur la bienheureuse espérance au but de laquelle nous sommes déjà si près d'arriver. Veuille le Ciel que les paroles dont j'ai dû me servir envers vous nous soient profitables à l'un et à l'autre ! Faites que je n'aie point, au jour suprême, à rendre compte de votre maintien dans une charge où vous vous êtes si malheureusement montré au-dessous de vos devoirs. Rachetons le temps perdu ; minuit approche, l'époux ne peut tarder à paraître, tenons nos lampes allumées ; présentons à Dieu nos coeurs pauvres et vides, pour qu'il lui plaise les remplir de cette charité qui répare le passé, qui assure l'avenir, qui craint et espère, pleure et se réjouit avec sagesse ; de cette charité qui devient, dans toutes les circonstances, la vertu dont nous avons besoin. » En achevant ces mots, il sortit, et don Abbondio sortit à sa suite. Ici l'anonyme nous avertit que cet entrelien ne fut pas le seul qu'eurent ensemble ces deux personnages, et que Lucia ne fut pas le seul objet dont ils s'occupèrent ; mais qu'il s'est borné à celui-ci, pour ne pas s'écarter du sujet principal de sa narration. Il ajoute que, par le même motif, il ne fera pas mention des autres choses remarquables qui furent dites par Frédéric dans tout le cours de sa visite, ni des largesses qu'il répandit, ni des différends qu'il concilia, des vieilles haines de personne à personne, de famille à famille, de village à village, qu'il éteignit ou (ce qui était malheureusement plus fréquent) qu'il assoupit, ni de quelques bravi renommés, de quelques petits tyrans dont il changea le coeur, soit pour toute leur vie, soit pour quelque temps ; toutes choses qui se voyaient toujours plus ou moins en chaque endroit du diocèse où cet excellent homme faisait quelque séjour. Notre auteur nous dit ensuite comment, le lendemain malin, dona Prassède, selon ce qui avait été convenu, vint prendre Lucia et rendre ses devoirs au cardinal, qui lui fil l'éloge de la jeune fille et la lui recommanda chaudement. Lucia se sépara de sa mère, et l'on se figure sans peine toutes les larmes qui furent versées dans cette séparation ; elle sortit de sa petite maison ; elle dit adieu, pour la seconde fois, à son pays, avec ce sentiment doublement amer que l'on éprouve en quittant un lieu que l'on aime uniquement et qui ne peut plus être aimé de même. Mais ce ne fut pas définitivement qu'elle prit congé de sa mère, parce que dona Prassède avait annoncé qu'elle passerait encore quelques jours à sa maison de campagne qui, comme on sait, n'était pas loin de là ; et Agnese promit à sa fille d'aller lui faire et recevoir d'elle un plus douloureux adieu. Le cardinal était aussi sur le point de partir pour continuer sa visite, lorsque le curé de la paroisse, dans laquelle se trouvait le château de YInnomé, arriva 368 LES FIANCÉS. et demanda à parler à son Illustrissime Seigneurie. Bientôt introduit, il lui présenta un rouleau et une lettre de ce seigneur, qui priait Frédéric de faire accepter à la mère de Lucia cent écus d'or que contenait le rouleau, en lui disant que c'était pour la dot de la jeune fille ou pour tel autre usage qu'elles jugeraient ensemble devoir en faire. Il le priait encore de leur dire que si jamais, à quelque époque que ce fût, elles pensaient qu'il pût leur rendre service, la pauvre fille ne savait que trop où il habitait, et que, quant à lui, ce serait l'un des événements les plus heureux de sa vie, l'un de ceux qui combleraient le plus ses désirs. Le cardinal fit aussitôt appeler Agnese, l'informa de la commission dont il était chargé et qu'elle apprit avec autant de surprise que de satisfaction ; en même temps il lui présenta le rouleau qu'elle se laissa mettre sans trop de façons dans la main. « Dieu le lui rende, à ce seigneur, dil-elle. Votre Illustrissime Seigneurie voudra bien le remercier tant et plus de ma pari. Et ne dites rien de ceci à personne, parce que c'est ici un pays Pardon, voyez-vous, je sais bien qu'un homme comme Monseigneur ne va pas jaser de semblables choses ; mais vous comprenez » Tout droit et en silence elle regagna son logis ; elle s'enferma dans sa chambre, déploya le rouleau, et, quoique préparée à ce qu'elle allait voir, elle contempla avec admiration, tous en un las, tous à elle, ce grand nombre de sequins dont elle n'avait jamais vu les pareils qu'un à un, et encore bien rarement. Elle les compta, cul assez de peine à les remettre de champ l'un contre l'autre et à les y faire lous tenir, parce qu'à chaque instant ils faisaient le ventre et s'échappaient de ses doigts peu exercés à semblable opération. Ayant enlin refait le rouleau de son mieux, elle le mit dans un linge, en lit une espèce de petite balle qu'elle serra d'une ficelle à plusieurs fours, après quoi elle l'alla cacher dans un coin de sa paillasse. Tout le reste de la journée, elle ne lit que penser à sa nouvelle richesse, combiner des projets pour l'avenir, et soupirer après l'arrivée du lendemain. Lorsqu'elle se fut mise au lit, elle resta longtemps éveillée, son esprit ne quittant point ces cent belles pièces qu'elle avait sous elle ; endormie, elle les vit en songe. Au point du jour, elle se leva et se mil aussitôt en chemin vers la villa où se trouvait encore Lucia. Celle-ci, de son côté, quoique sa répugnance à parler de son voeu ne fût en rien diminuée, était pourtant résolue à prendre sur elle de s'en ouvrir à sa mère dans cel entretien qui pour longtemps devait être regardé comme le dernier. Des qu'elles purent être seules, Agnese, d'un air tout animé et pourtant à voix basse, comme s'il y avait eu là quelqu'un de qui elle ne voulût pas être entendue, débuta par ces mois ; « J'ai à le dire une grande chose, » et elle lui raconta l'aubaine inattendue. «Que Dieu bénisse ce seigneur ! dit Lucia, vous aurez ainsi de quoi être à voire aise, et vous pourrez, de plus, faire du bien à quelques autres personnes. — Comment ! répondit Agnese, est-ce que tu ne vois pas fout ce que nous pouvons faire avec tant d'argent ? Écoule : je n'ai que loi au monde, cpie vous deux, je puis dire ; car, depuis que Kenzo a commencé à le parler, je l'ai ton- CHAPITRE XXVI. 369 jours regardé comme mon fils. L'essentiel est qu'il ne lui soit pas arrivé quelque malheur, à ce pauvre garçon qui n'a jamais donné de ses nouvelles. Mais quoi ! faut-il donc que tout aille mal ? Espérons que non, espérons. Pour moi, j'fuirais désiré laisser mes os dans mon pays ; mais à présent que lu ne penses plus y demeurer à cause de ce méchant homme, et que je ne puis même supporter l'idée d'avoir un tel coquin près de moi, mon pays m'est devenu odieux, tandis qu'avec vous autres tout séjour m'est bon. Dès nos malheurs j'étais disposée à vous suivre, quand c'eût été au bout du monde ; depuis je n'ai jamais pensé autrement : mais, sans argent, comment faire ? Comprends-tu maintenant ? Les quatre sous que le pauvre enfant avait mis de côté avec tant de peine et grâce à tant d'économie, ont été pris par la justice, qui a tout raflé. Mais, en compensation, c'est à nous que le bon Dieu a envoyé la fortune. Ainsi donc, aussitôt que Kenzo aura trouvé le moyen de nous faire savoir s'il est vivant, où il est, et quelles sont ses intentions, je vais te prendre à Milan ; oh ! je vais t'y prendre. Autrefois c'eût été pour moi une grande affaire ; mais les malheurs vous dégourdissent ; j'ai été jusqu'à Monza, et je sais ce que c'est que de voyager. Je prends avec moi un homme de sens, un parent, comme, par exemple, Alcssio de Maggianico ; car dans notre village, à bien dire, un homme de sens ne se trouve point ; je vais avec lui, bien entendu que nous payons tous les frais, et Comprends-tu ?» Mais, voyant qu'au lieu de s'animer, Lucia semblait éprouver un serrement de coeur et ne montrait que de la sensibilité sans nulle joie, elle s'interrompit et dit : « Mais qu'as-tu donc ? est-ce que lu n'es piis de mon avis ? — Ma pauvre mère ! » s'écria Lucia, en jetant un bras autour du cou d'Agncse, et en cachant son visage sur le sein maternel. « Qu'est-ce donc ? demanda de nouveau sa mère avec anxiété. il Elle vonlenipla avec admiration... un si grand nombre de sequins... (P. 308.) 370 LES FIANCÉS. — J'aurais dû vous le dire plus tôt, » répondit Lucia en relevant la tête et du du dos de sa main essuyant ses larmes ; « mais je n'en ai pas eu la force ; ne m'en veuillez pas. — Mais parle donc. — Je ne puis plus être la femme de ce pauvre jeune homme. — Comment ? Comment ? » Lucia, la tête basse, la poitrine haletante, versant des larmes sans gémir, comme une personne qui raconte une chose où, pour pénible qu'elle soit, le changement n'est plus possible, révéla son voeu ; et, en même temps, joignant ses mains, elle demanda de nouveau pardon à sa mère de s'être tue jusqu'alors ; elle la pria de ne parler de ce fait à qui que ce fût au monde, et de l'aider dans l'accomplissement de ce qu'elle avait promis. Agnese était restée stupéfaite et consternée. Elle voulait se fâcher du silence gardé envers elle ; mais les graves pensées qu'un fait de cette nature faisait naître dans son esprit étouffaient ce mécontentement personnel ; elle voulait dire: Qu'as-tu fait ? mais il lui semblait que ce serait s'attaquer au ciel ; d'autant plus que Lucia s'était remise à dépeindre plus vivement que jamais l'horreur de cette fameuse nuit, sa désolation si cruelle, sa délivrance si inespérée, toutes les circonstances au milieu desquelles sa promesse avait été faite d'une manière si expresse, si solennelle. Et, tandis qu'elle parlait, Agnese se souvenait de tel et tel autre exemple qu'elle .avait entendu raconter plus d'une fois, qu'ellemême avait raconté à sa fille, de châtiments étranges et terribles arrivés à la suite de la violation d'un voeu. Après être restée ainsi quelques moments comme abasourdie, elle dit : « Et maintenant que feras-tu ? — Maintenant, répondit Lucia, c'est Dieu que ce soin regarde ; Dieu et la sainte Vierge. Je me suis mise dans leurs mains ; ils ne m'ont pas abandonnée jusqu'à ce moment ; ils ne m'abandonneront pas aujourd'hui lorsque..... la grâce que je demande au Seigneur, la seule grâce après le salut de mon âme, c'est qu'il me fasse revenir près de vous, et il me l'accordera, oui, il me l'accordera. Ce jour dans cette voiture Ah ! très-sainte Vierge ces hommes !.... qui m'aurait dit qu'ils me conduiraient vers celui qui devait me ramener près de vous le lendemain ? — Mais ne pas en avoir parlé tout de suite à ta mère ! dit Agnese avec une petite pointe d'humeur tempérée par la tendresse et la compassion. — Ne m'en veuillez pas ; je n'en avais pas la force Et de quoi aurait servi de vous affliger quelques moments plus tôt ? — Et Renzo ? dit Agnese en secouant la tête. — Ah ! s'écria Lucia en tressaillant, je ne dois plus penser à ce pauvre jeune homme. Et, du reste, on voit que nous n'étions pas destinés Remarquez comme il semble vraiment que le Seigneur ait voulu nous tenir séparés l'un de l'autre. Et qui sait.... ? Mais non, non : Dieu l'aura-préservé de tous dangers, et le rendra plus heureux encore qu'il ne l'eût été avec moi. — Il n'en est pas moins vrai, reprit la mère, que, si tu n'étais pas liée pour CHAPITRE XXVI. 371 toujours, et moyennant qu'il ne soit pas arrivé malheur à Renzo, j'avais, avec cet argent, trouvé remède à tout. — Mais cet argent, répliqua Lucia, nous serâhVil venu, sans cette nuit que j'ai passée ? C'est Dieu qui a voulu que tout allât de cette manière : que sa volonté soit faite. » Et ses paroles vinrent mourir dans ses pleurs. A cet argument inattendu, Agnese resta plongée dfins ses réflexions. Après quelques moments de silence, Lucia, retenant ses sanglots, reprit ainsi : « A présent que la chose est faite, il faut nous soumettre de bon coeur ; et vous, ma pauvre mère, vous pouvez m'aider, d'abord en priant le Seigneur pour votre pauvre fille, et puis il faut bien que ce pauvre jeune homme le sache. Prenez-én le soin ; faites encore cela pour moi ; car vous pouvez y penser, vous. Quand vous saurez où il est, faites-lui écrire, trouvez un homme Tout juste votre cousin Alessio, qui est un homme prudent et charitable, qui nous a toujours voulu du bien, et qui ne jasera pas : faites-lui écrire par Alessio là chose comme elle est, le lieu où je me suis trouvée, tout ce que j'ai souffert, et que Dieu l'a voulu ainsi ; qu'il mette son coeur en paix, et que je ne puis plus à jamais appartenir à aucun homme ; le tout avec bonne manière pour lui faire comprendre la chose, pour expliquer que j'ai promis, que j'ai véritablement fait un voeu. Quand il saura que j'ai promis à la sainte Vierge Il a toujours été religieux. Et vous, la première fois que vous aurez de ses nouvelles, faitesmoi écrire, faites-moi savoir qu'il se porte bien ; et puis ne me faites plus rien savoir. » Agnese, profondément attendrie, assura sa fille que tout serait fait selon son désir. « Je voudrais vous dire encore une chose, reprit celle-ci. Si ce pauvre jeune homme n'avait eu le malheur de penser à moi, il ne lui serait pas arrivé ce qui est arrivé. Il est errant par le monde ; on a détruit le bien-être vers lequel il était en bon chemin ; on lui a pris ce qu'il possédait, les économies qu'il avait faites, le malheureux, vous savez pourquoi Et nous, nous avons tout cet argent. Ohl ma mère, puisque Dieu nous a envoyé tant de bien, et qu'il est bien vrai que vous regardiez ce pauvre jeune homme comme vôtre Oui, comme un fils ; oh ! partagez avec lui ; car sûrement l'aide de la Providence ne nous manquera pas. Cherchez une occasion sûre, et envoyez-lui la somme ; car Dieu sait combien il peut en avoir besoin. — Eh bien, vois-tu ? c'est une chose que je ferai, ça, répondit Agnese ; je le ferai sûrement. Pauvre garçon ! Pourquoi penses-tu donc que je fusse si aise d'avoir cet argent ?.... Ah !.... j'étais venue ici toute contente. Enfin je lui enverrai sa moitié, pauvre Renzo ! Mais lui aussi Je sais ce que je dis ; il est sûr que l'argent fait toujours plaisir à qui en a besoin ; mais ce ne sera pas cet argent-ci qui le fera engraisser. » Lucia remercia sa mère de cette prompte et généreuse condescendance à sa prière, et ce fut avec une vivacité de gratitude, avec une chaleur de sentiment qui, pour peu qu'on l'eût observée, aurait fait juger qu'elle s'associait encore aux intérêts de Renzo plus peut-être qu'elle ne le croyait elle-même. 372 LES FIANCÉS. « Et que vais-je devenir sans toi ? dit Agnese en pleurant à son tour. — Et moi sans vous, ma pauvre mère ? et dans une maison d'étrangers ? et làbàs dans ce Milan.... ! Mais le Seigneur sera avec chacune de nous, et puis il nous fera revenir près l'une de l'autre. Dans huit ou neuf mois, nous nous reverrons ici ; et dans l'intervalle, ou même avant, j'espère, il aura arrangé les choses pour nous réunir tout de bon. Laissons-le faire. Je la demanderai toujours à la sainte Vierge, cette grâce. Si j'avais encore quelque chose à lui offrir, je le lui offrirais. Mais elle est si pleine de miséricorde qu'elle me l'obtiendra pour rien. » Après des paroles semblables bien des fois répétées de regret et d'espérance, de douleur et de résignation, après maintes recommandations et non moins de promesses de garder l'important secret, après bien des larmes enfin et de longs embrassements renouvelés à plus d'une reprise, les deux femmes se séparèrent en se promettant réciproquement de se revoir l'automne prochain pour le plus tard, comme si la chose dépendait d'elles, et comme pourtant cela se fait toujours dans des cas semblables. Cependant bien du temps s'écoula sans qu'Agnese pût rien apprendre sur le compte de Renzo. Point de lettres de lui, point de messages : tontes les personnes de l'endroit ou des environs auxquelles elle demandait de ses nouvelles, n'en savaient pas plus qu'elle à cet égard. Et elle n'était pas la seule qui fit en vain de semblables recherches. Le cardinal Frédéric, qui n'avait pas dit par pure façon aux pauvres femmes qu'il prendrait des informations sur le malheureux jeune homme, avait en effet écrit aussitôt pour en avoir. De retour ensuite à Milan après sa visite pastorale, il avait reçu une réponse dans laquelle on lui disait qu'on n'avait rien pu découvrir sur l'individu désigné ; qu'à la vérité il avait fait quelque séjour chez un de ses parents dans le pays, où sa conduite n'avait donné lieu à aucune remarque, mais qu'un malin il avait disparu à l'improviste, et que ce parent lui-même ne savait ce qu'il était devenu et ne pouvait que répéter certains bruits vagues et contradictoires répandus dans la contrée ; comme, par exemple, qu'il s'était enrôle pour le Levant, qu'il avait passé en Allemagne, qu'il avait péri en traversant un fleuve ; on ajoutait que l'on continuerait avec soin la recherche de ces renseignements et que, si l'on en obtenait de plus positifs, on s'empresserait d'en faire part à son Illustrissime et Révérendissime Seigneurie. Plus tard, ces bruits et d'autres de même genre se répandirent aussi dans le territoire de Lecco et arrivèrent, par conséquent, aux oreilles d'Agncse. La pauvre femme faisait tout ce qu'elle pouvait pour découvrir la vérité, pour remonter à la source de tel ou tel récit ; mais elle ne parvenait jamais à se procurer que des on dit qui aujourd'hui encore suffisent pour faire attester tant de choses. Quelquefois, au moment où l'on venait de lui conter une histoire, quelqu'un arrivait qui la lui disait fausse de tout point, mais en échange lui en donnait une autre non moins étrange ou moins sinistre. Autant de contes : voici le fait. Le gouverneur de Milan, capitaine général en Italie, don Gonzalo Fcrnandez CHAPITRE XXVI. 373 de Cordovâ, avait fait grand bruit près monsieur le résident de Venise à Milan, sur ce qu'un brigand, un scélérat, un boute-feu de pillage et de massacre, le fameux Lorenzo Tramaglino, qui, dans les mains mêmes de la justice, avait excité une émeute pour se faire délivrer, sur ce qu'un tel homme avait été reçu et recueilli dans le territoire de Bergame. Le résident avait répondu que c'était la première nouvelle qu'il avait de ce fait, et qu'il écrirait à Venise pour pouvoir donner à Son Excellence telle explication que de raison. On avait pour maxime, à Venise, de seconder et d'entretenir le penchant des ouvriers en soie milanais à venir s'établir sur le territoire bergamesque, et conséquemment de faire en sorte qu'ils y trouvassent de nombreux avantages, celui surtout sans lequel tous les autres ne sont rien, la sûreté. Comme cependant, entre deux plaideurs puissants,-il faut toujours que peu ou prou le tiers ait sa part 1, Bartolo avait été averti en confidence, on ne sait par qui, que Renzo n'était pas bien dans ce pays-là et qu'il ferait sagement de se placer dans quelque autre fabrique, en chiingeant même de nom pour quelque temps. Bartolo comprit à demi-mot, n'en demanda pas davantage, courut dire la chose à son cousin, le prit avec lui dans une petite voiture, le conduisit à une autre filature éloignée de la sienne d'environ quinze milles, et le présenta, sous le nom d'Antonio Rivolto, au maître de cette fabrique, qui était comme lui originaire de l'Etal de Milan et l'une de ses anciennes connaissances. Celui-ci, quoique les temps fussent mauvais, ne se fit pas prier pour recevoir un ouvrier qui lui était recommitndé comme probe et capable par un honnête homme qui s'y connaissait. A l'épreuve, ensuite, il n'eut qu'à se louer de son acquisition, si ce n'est que, dans le commencement, il lui avait paru que ce garçon devait être un peu étourdi de son naturel, parce que, quand on appelait Antonio, la plupart du temps il ne répondait pas. Peu après, le capitaine de Bergame reçut de Venise un ordre d'un style assez calme, portant qu'il eût à s'informer et faire savoir si, dans le pays de sa juridiction, et notamment dans tel endroit, se trouverait telle personne. Le capitaine, après avoir fait ses recherches de la manière dont il avait compris qu'elles devaient être faites, adressa une réponse négative qui fut transmise au résident à Milan, pour qu'il la transmît lui-même à don Gonzalo Fernandez de Cordovâ. Il ne manquait pas ensuite de curieux qui voulaient savoir de Bartolo pourquoi ce jeune homme n'était plus chez lui et où il était allé. A la première de ces questions, Bartolo répondait : « Que vous dirai-je ? il a disparu. » Pour se débarrasser de ceux qui insistaient davantage, sans leur donner motif de soupçonner ce qui en était réellement, il avait imaginé de les gratifier, tantôt l'un, tantôt l'autre, de renseignements que nous avons rapportés plus haut, les leur donnant toutefois comme choses incertaines qu'il avait lui-même entendu dire, sans avoir rien de positif à cet égard. 1 Fra due Utitjanti il terzo gode, dit le proverbe italien. Entre deux plaideurs, c'est un troisième qui profite. L'auteur ne fait ici que changer le sens de ce proverbe. (N. du T.) 374 LES FIANCES. Mais lorsque la demande lui fut faite par suite de la commission du cardinal, sans qu'on nommât ce prélat, et avec un certain air d'importance et de mystère sous lequel on laissait entendre que c'était au nom d'un grand personnage, Bartolo ne s'en tint que plus sur ses gardes pour ne répondre que selon sa coutume ; et même, s'agissant d'un grand personnage, il donna toutes à la fois les informations qu'il avait débitées une à une dans les occurrences antérieures. Qu'on ne croie point cependant que don Gonzalo, qu'un personnage d'une telle étoffe en voulût tout de bon au pauvre fileur montagnard ; qu'informé peut-être des irrévérences et des mauvais propos que celui-ci s'était permis envers son roi maure enchaîné par la gorge, il voulût les lui faire payer, ou qu'il le regardât Comme un homme tellement dangereux qu'il fallût, même fugitif, le poursuivre, même éloigné, ne pas le laisser vivre, ainsi qu'avait fait le sénat romain pour Annibal. Don Gonzalo avait trop et de trop grandes choses en tête pour se donner tant de souci sur les faits et gestes de Renzo ; et s'il parut s'en donner, cela vint d'un concours singulier de circonstances par lesquelles le pauvre garçon, sans le vouloir ni le savoir, sans l'avoir su ni alors ni jamais, se trouva, par un fil des plus menus et comme imperceptibles, rattaché à ces trop nombreuses et trop grandes choses. Il lui avait paru que ce garçon devait être un peu étourdi... (P. 373.) CHAPITRE XXVII DÉJÀ plus d'une fois nous avons eu occasion de parler de la guerre, en ce moment très-active, qui s'était allumée au sujet de la succession de Vincent Gonzàgue, deuxième du nom. Mais cette

; occasion s'est toujours présentée lorsque nous étions fort pressés d'ailleurs, de sorte que nous n'avons jamais pu toucher ce point que par ricochet et en passant. Il devient cependant indispensable, pour l'intelligence de notre récit, que l'on ait à cet égard quelques notions plus circonstanciées. Ce sont des faits que connaissent 

les personnes instruites dans l'histoire ; mais comme, par un juste sentiment de nous-mêmes, nous devons supposer que notre livre ne sera lu que par des ignorants, il ne sera pas mal que nous donnions en quelques mots un aperçu de ces événements à ceux pour qui ce peut être nécessaire. Nous avons dit qu'à la mort de ce duc, son plus proche héritier dans l'ordre naturel de succession, Charles Gonzàgue, chef d'une branche xcadette transplantée en France où il possédait les duchés de Ncvers et de lléthcl, était entré en possession de Mantoue, et nous ajoutons maintenant de Montfcrrat, que cette hâte avec laquelle nous écrivions nous avait fait laisser au bout de la plume. La cour de Madrid, qui voulait à tout prix (et c'est encore une chose que nous avons dite) exclure de ces deux fiefs le nouveau prince à qui ils venaient d'échoir, mais qui pour l'exclure avait besoin d'uno raison (car les guerres faites sans raisons seraient des guerres injustes), s'était déclarée pour les droits que prétendaient avoir sur Mantoue un autre Gonzàgue, Ferrante, prince de Guastalla ; sur le Monlferrat, Charles-Emmanuel Ier, duc de Savoie, et Marguerite Gonzàgue, duchesse douairière de Lorraine. Don Gonzalo, qui était de la famille du grand 376 LES FIANCES. capitaine' et en portait le nom, et qui avait déjà fait la guerre en Flandre, désireux outre mesure de diriger les opérations d'une guerre en Italie, était peutêtre celui qui poussait le plus à la faire entreprendre ; et en attendant, interprétant les intentions et devançant les ordres de son gouvernement, il avait conclu avec le duc de Savoie un traité d'invasion et de partage du Montferrat, traité dont il avait ensuite facilement obtenu la ratification du comte-duc, en lui présentant comme fort aisée l'acquisition de Casai, qui était le point le mieux défendu de la portion assignée au roi d'Espagne dans ce partage. Il protestait néanmoins, au nom de son souverain, ne vouloir occuper le pays qu'à titre de dépôt, jusqu'au jugement que devait rendre l'empereur ; et ce prince, tant par les suggestions du dehors que par des motifs qui lui étaient propres, avait refusé l'investiture au nouveau duc, en lui enjoignant de remettre en séquestre entre ses mains les Etats qui faisaient le sujet du litige et qu'il remettrait lui-même à qui de droit, après avoir entendu les parties, injonction à laquelle le duc de Nevers avait refusé d'obtempérer. Celui-ci avait de son côté des amis puissants, le cardinal de Richelieu, le sénat de Venise et le pape, qui était, comme nous l'avons dit, Urbain Vlll. Mais le premier, alors occupé du siège de la Rochelle et engagé dans une guerre avec l'Angleterre, traversé d'ailleurs dans ses vues par le parti de la reine-mère, Marie de Médicis, qui, par certaines raisons à elle particulières, était contraire à la maison de Nevers, ne pouvait donner que des espérances. Les Vénitiens ne voulaient faire aucun mouvement ni même se déclarer, tant qu'une armée française ne serait pas descendue en Italie ; et tout en aidant sous main le duc autant que cela leur était possible, ils se tenaient, avec la cour de Madrid et le gouverneur de Milan, sur la ligne des protestations, des propositions, des-exhortations menaçantes ou pacifiques selon les circonstances. Le pape recommandait le duc de Nevers aux amis de ce prince, intercédait en sa faveur auprès de ses adversaires, faisait des projets d'accommodement ; mais, 'pour ce qui était de mettre une armée en campagne, il ne voulait pas en entendre parler. Ainsi les deux alliés pour l'offensive purent avec d'autant plus d'avantage commencer l'entreprise qu'ils avaient concertée. Le duc de Savoie était entré dans le Montferrat ; don Gonzalo s'était empressé de mettre le siège devant Casai, mais il n'y trouvait pas toute la satisfaction qu'il s'était promise ; car il ne faut pas croire que dans la guerre tout ne soit que roses. La cour ne l'aidait pas selon ses désirs, ou même le laissait manquer des moyens de succès les plus nécessaires ; l'allié avec lequel il opérait ne l'aidait que trop, c'est-à-dire qu'après avoir pris sa portion, il allait empiétant sur celle du roi d'Espagne. Don Gonzalo en enrageait plus qu'on ne peut dire ; mais craignant, pour peu qu'il fil de bruit, que Charles-Emmanuel, aussi actif en manoeuvres secrètes et changeant dans ses alliances que vaillant à la tête d'une armée, ne se tournât vers la France, il était obligé de fermer les yeux, d'avaler le désagrément et de se taire. Son affaire du siège allait mal, traînait en longueur, reculait quelquefois au lieu 1 Gonsalve de Cordoue, surnommé le grand capitaine. (N. du T.) CHAPITRE XXYII. 377 d'avancer, tant par la contenance ferme, vigilante, résolue des assiégés, que parce qu'il avait lui-même peu de monde, et, au dire de quelques historiens, parce qu'il faisait de nombreuses sottises ; sur quoi nous laissons la vérité là où elle est, disposés même que nous sommes, dans le cas où la chose serait réellement telle que les historiens la rapportent, à n'y rien voir que de fort heureux, si par là il y a eu dans cette entreprise un peu moins d'hommes envoyés à l'autre monde ou privés de leurs membres, et même seulement, ceteris paribus, un peu moins de dommages aux toits de la ville de Casai. Ce fut dans ces conjonctures qu'il reçut la nouvelle de la sédition de Milan et qu'il accourut en personne dans cette ville. Là, dans le compte qui lui fut rendu de ce qui s'était passé, il fut fait mention de la fameuse fuite de Renzo opérée par rébellion, des faits vrais ou supposés pour lesquels il avait été arrêté, et l'on ajouta que cet individu s'était réfugié sur les terres de Bergame. Cette circonstance fixa l'attention de don * Gonzalo. Il était informé, d'autre part, qu'à Venise on avait levé la tête en apprenant l'émeute de Milan ; que, dans le principe, on y avait pensé qu'il serait par là contraint d'abandonner le siège de Casai, et que l'on continuait encore à le croire étourdi du coup et dans de grands soucis, d'autant plus qu'aussitôt après cet événement était arrivée la nouvelle, non moins désirée par messieurs de Venise que redoutée par lui-même, de la reddition de la Rochelle. Piqué au vif et par amour-propre personnel et comme homme d'Etat, de l'opinion où ces messieurs étaient sur son compte, il cherchait toutes les occasions de les convaincre, par voie d'induction, qu'il n'avait rien perdu de son ancienne assurance ; car dire tout simplement : je n'ai pas peur, c'est comme ne rien dire du tout. Un bon moyen, en pareil cas, est de jouer le mécontentement, de se plaindre, de réclamer ; et c'est pourquoi, lorsque le résident de Venise était venu lui faire sa visite et tâcher en même temps de lire sur son visage et dans son maintien ce qu'il avait dans l'âme (remarquez tout, c'est ici de la politique de cette vieille finaude), don Gonzalo, après avoir parlé du tumulte assez légèrement et en homme qui a paré atout, fit, à propos de Renzo, le bruit que vous savez, et vous savez aussi ce qui en fut la suite. Son but ainsi rempli, il ne s'occupa plus d'une affaire aussi minime et, quant à lui, terminée ; et lorsque, assez longtemps après, la réponse lui parvint au camp devant Casai, où il était retourné et où il avait bien autre chose par l'esprit, il leva et remua la tête comme un ver à soie qui cherche sa feuille ; il fut un instant à tâcher de raviver dans sa mémoire cet incident dont il n'y restait plus qu'une ombre ; il se souvint du fait, eut une idée vague et fugitive du personnage, passa à un autre objet et ne songea plus à celui-ci. Mais Renzo qui, par le peu qu'il îivait entrevu, devait former toute autre conjecture que celle d'une si bénigne indifférence, n'eut pendant longtemps d'autre pensée, d'autre soin que de vivre caché. Il n'est pas besoin de dire s'il brûlait du désir de faire passer de ses nouvelles aux deux femmes et de recevoir des leurs ; mais deux grandes difficultés l'arrêtaient. La première était qu'il devait, pour cela, se confier à un secrétaire, attendu que le pîiuvre garçon ne 48 378 LES FIANCES. savait pas écrire, ni même lire, dans l'acception rigoureuse du mot ; et si, interrogé à ce sujet, comme vous vous en souvenez peut-être, par le docteur AzzecaGarbugli, il avait répondu affirmativement, ce ne fut point par vanterie et pour s'en faire accroire, car il est vrai qu'il savait lire les caractères imprimés, en y mettant un peu de temps ; mais l'écriture à la main est autre chose. Il lui fallait donc mettre un tiers au fait de ses affairés, lui révéler un secret dont il devait ' être si jaloux ; et, dans ce temps-là, un homme sachant tenir la plume et à qui l'on pût se fier ne se trouvait pas facilement, surtout si l'on était dans un pays où l'on n'eût pas d'anciennes connaissances. L'autre difficulté était d'avoir un messager, un homme qui allât précisément vers le lieu où la lettre serait adressée, qui voulût s'en charger et se donner réellement la peine de la faire rendre ; toutes choses qu'il n'était pas aisé non plus de rencontrer réunies dans le même homme. Enfin, à force de se retourner, de chercher, il trouva ce quelqu'un qui pouvait écrire pour lui. Mais ne sachant si les femmes étaient encore à Monza ni où elles étaient, il jugea à propos de faire mettre la lettre pour Agnese dans une autre adressée au père Cristoforo. L'écrivain se chargea de plus de faire rendre le pli ; il le remit à un particulier qui devait passer à peu de distance de Pescarenico ; celui-ci le laissa, en le recommandant de son mieux, dans une auberge sur la route, et le plus près possible de l'endroit désigné ; ce pli étant destiné à un couvent, il y parvint, mais on n'a jamais su ce qu'ensuite il a pu devenir. Renzo, ne voyant point paraître de réponse, fit écrire une seconde lettre à peu près semblable à la première, et qui fut incluse dans une autre à l'adresse d'un de ses amis ou de ses parents à Lecco. On chercha un autre porteur, on le trouva ; cette fois la lettre arriva à sa destination. Agnese courut à Maggianico, se la fit lire et expliquer par cet Alessio, son cousin, dont il a été parlé plus haut ; olle concerta avec lui une réponse qu'il mit sur le papier ; on trouva moyen de l'envoyer à Antonio Rivolto, au lieu de sa résidence ; tout cela pourtant moins vite que nous ne le rapportons. Renzo reçut la réponse et fit récrire. Bref, il s'établit entre ces deux personnes une correspondance qui, sans être rapide ni régulière, put cependant, à travers ses interruptions, n'être pas discontinuée. Mais pour avoir une idée d'un tel échange d'écrits, il faut un peu savoir comment ces sortes de choses se faisaient alors, ou plutôt comment elles se font ; ear je ne crois pas qu'en ce point il y ait eu grand changement depuis cette époque. Le paysan qui ne sait pas écrire, et qui a besoin d'écrire cependant, s'adresse & quelqu'un qui possède cet art, en le choisissant, autant que possible, parmi ceux de sa condition, parce qu'il n'ose pas envers d'autres ou ne se fié pas à eux. Il l'informe, avec plus ou moins d'ordre et de clarté, des antécédents, et lui expose de la même manière les idées à coucher sur le papier. L'homme lettré comprend une partie du thème, devine à peu près le reste, donne quelques conseils, propose quelques changements, et dit : Laissez-moi faire ; puis il prend la plume, met le mieux qu'il peut, sous une forme épistolairc, lés pensées de l'autre, les corrige, les toume/l'une meilleure façon, charge sur certains points, CHAPITRE X.XVII. 379 éteint l'effet sur d'autres, se permet jusqu'aux omissions, selon qu'il juge, par ces divers moyens, donner plus de perfection à son oeuvre ; car on a beau faire, celui qui en sait plus que les autres ne veut pas être un instrument matériel dans leurs mains, et s'il se mêle de leurs affaires, ce n'est jamais sans qu'il prétende y mettre un peu du sien. Malgré tout cela, notre lettré ne parvient pas toujours à dire les choses comme il le voudrait ; il lui arrive même quelquefois de les dire d'une façon toute différente, et cela nous arrive bien, à nous autres qui écrivons pour nous faire imprimer. Lorsque la lettre ainsi composée arrive dans les mains du correspondant, si celui-ci n'a pas non plus grand usage de l'A B C, il là porte à un autre savant, de même calibre, pour se la faire lire et tirer au clair. Des difficultés s'élèvent sur la manière de l'entendre, parce que la partie intéressée, se fondant sur la connaissance qu'elle a des faits antérieurs, prétend que certains mots signifient une chose ; le lecteur, s'en tenant à son expérience dans la composition, soutient qu'ils en signifient une autre. Finalement, il faut que celui qui ne sait pas se mette dans les mains de celui qui sait et le charge de la réponse, laquelle, faite comme l'a été la première lettre, est ensuite soumise à une interprétation semblable. Que si, par-dessus le marché, le sujet de la correspondance est un peu délicat, s'il faut y traiter des affaires secrètes qu'on ne voudrait point laisser comprendre à un tiers dans le cas où la lettre viendrait à s'égarer ; si, dans cette vue, on y a porté l'intention positive de ne pas dire les choses bien clairement, alors, pour peu que la correspondance dure, ceux entre qui elle a lieu finissent par s'entendre comme s'entendaient autrefois deux scolasliques, après avoir disputé quatre heures sur l'entéléchie * : pour ne pas prendre notre similitude plus près de nous, car nous ne voudrions pas nous faire donner sur les doigts. Or le cas de nos deux correspondants était tout à fait celui que nous venons de dépeindre. La première lettre écrite au nom de Renzo roulait sur plusieurs sujets. D'abord, après un récit de sa fuite, beaucoup plus concis, mais aussi plus embrouillé que celui que vous avez lu, elle donnait quelques détails sur la position actuelle du jeune homme, détails tournés de façon que ni Agnese ni son trucheman ne purent, à beaucoup près, y puiser de quoi se former à cet égard une idée claire et complète ; un avis secret, un changement de nom, la sûreté obtenue, mais la nécessité de se tenir caché, toutes choses peu familières par elles-mêmes à leur intelligence, et qui de plus étaient dites dans la lettre en termes assez énigmatiques. Puis venaient des demandes pleines d'inquiétudes, pleines de chaleur sur les aventures de Lucia, avec des mots obscurs et qui peignaient une vive douleur, sur les bruits répandus à ce sujet et venus jusqu'aux oreilles de Renzo. Enfin des espérances incertaines et éloignées, des projets jetés en avant pour l'avenir, et, en attendant, la promesse et la prière, répétées à plusieurs reprises, de maintenir la foi jurée, de ne perdre ni patience ni courage et d'attendre des temps meilleurs. Au bout d'un peu de temps, Agnese trouva une voie sûre pour faire parvenir 1 Terme de la philosophie d'Aristote. (N. du T.) 380 LES FIANCÉS. dans les mains de Jtcnzo une réponse, avec les cinquante écus que lui avait destinés Lucia. A la vue de tant d'or, il ne sul que penser ; et dans un élonnement et une incertitude qui ne laissaient pas accès dans son âme à la salisfaction, il courut chercher son secrétaire pour se faire expliquer la lettre ut avoir la clef d'un mystère aussi étrange. Dans la lettre, le secrétaire d'Agncsc, à la suite de quelques plaintes sur le peu de clarté de celle à laquelle on répondait, racontait, avec une clarté à peu près égale, l'épouvantable histoire de cette personne (c'est l'expression qu'il employait): et ici il expliquait le J'ait des cinquante cens ; puis il en venait à parler du voeu, mais par voie de périphrases, ajoutant, en termes plus directs et plus positifs, le conseil de mettre son coeur en paix et de n'y plus penser. Peu s'en fallut que Kenzo ne s'attaquât à son interprète : il tremblait, il frémissait d'horreur, de fureur, et pour ce qu'il avait compris, et pour ce qu'il n'avait pu comprendre. Trois ou quatre fois il se fit relire le terrible écrit, tantôt croyant le mieux saisir, tantôt trouvant obscur ce qui lui avait paru clair à la première lecture. Et dans cette lièvre de passions qui le dévorait, il voulut que son secrétaire mît sur-le-champ la main à la plume et fît la réponse. Après les expressions les plus fortes de terreur et de pitié sur les événements arrivés à Lucia. «Ecrivez, » poursuivit-il en dictant, «que pour ce qui est île me mettre le coeur en paix, je n'en veux rien l'aire et ne le ferai jamais: que ce ne sont pas des avis adonner à un garçon comme moi ; que quanta l'argent je n'y toucherai pas, que je le mets de côté et le liens en dépôt pour la dot de la jeune fille ; que la jeune fille doit être ma femme ; que celle promesse dont on parle n'est rien pour moi ; que j'ai toujours entendu dire que la sainte Vierge prend part à nos affaires pour assister les affligés, pour nous obtenir des grâces, mais non pour faire fâcher les gens et les faire manquer à leur parole ; que cela ne peut pas être ; qu'avec cet argent nous avons de quoi nous établir ici ; ([lie si dans ce moment je suis dans une position un peu embrouillée, c'est une bourrasque. qui passera bientôt ; » et autres choses semblables. Agnese reçut celle lettre, fit écrire de nouveau, et la correspondance continua de la manière que nous avons l'ait cou naître. Lucia, lorsque sa mère eut pu, je ne sais par quel moyen, lui faire savoir que celui à qui on s'intéressait était vivant, en sûreté et averti, éprouva un grand soulagement de cette annonce, et ne désira plus autre chose sinon qu'il l'oubliât, ou, pour parler bien exactement, qu'il pensât à l'oublier. De son côté clic formait cent fois le jour une résolution semblable relativement à lui, et faisait tout ce qui dépendait d'elle pour la mettre à exécution. Elle était assidûment au travail, elle cherchait à s'y donner tout entière : lorsque l'image de Kenzo se présentait à son esprit, elle se mettait à dire ou à chanter des prières mentalement. Mais pour l'ordinaire cette image, comme si elle avait eu de la malice, ne venait pas ainsi d'emblée et à découvert ; elle s'introduisait furtivement à la suite d'autres images, de manière que l'esprit où elle voulait être reçue ne s'aperçût de sa présence (pic lorsque déjà depuis quelque temps elle y avait pris sa place. La pensée de Lucia était souvent auprès de sa mère ; com- CHAP1TKE XXVII. 381 ment aurait-elle pu ne pas y être ? et le Renzo idéal venait tout doucement se mettre en fiers avec elle, comme le Kenzo véritable l'avait fait tant de fois, il se glissait de même avec foules les personnes, dans tous les lieux, parmi tous les objets que les souvenirs du passé reproduisaient à l'imagination de celle qui s'efforçait de le repousser. Et si la pauvre lille se laissait aller quelquefois à rêver sur son avenir, il s'y montrait encore, ne lût-cc que pour dire : Ce qu'il y a de sûr, c'est que je n'y serai pas. Cependant si ne plus penser à lui était une entreprise sans espoir de succès, elle parvenait jusqu'à un certain point à ne pas y penser autant ni d'une manière aussi vive que l'eût voulu son coeur. Elle y aurait même mieux réussi, si elle eût été seule à le vouloir. Mais dona Prassède était là, dona Prassède qui, tout occupée de son côté à la guérir de son attachement pour un tel homme et à l'effacer de sa mémoire,n'avaitpas trouvé de meilleur expédient pour atteindre ce but (pie de lui en parler souvent. « Eh bien ? lui disait-elle, ne pensons-nous plus à ce personnage ? — ,1e ne pense à personne, » répondait Lucia. Dona Prassède ne se enntenlait pas d'une semblable l'épouse ; elle répliquait qu'il fallait des faits et non des paroles ; elle s'étendait sur l'habitude des jeunes filles qui, disait-elle, « lorsqu'elles ont donné leur coeur à un mauvais sujet (cl c'est là toujours qu'elles inclinent), ne savent plus s'en détacher. Qu'un parti honnête, raisonnable, un mariage avec un brave homme, avec l'homme qui leur convient, qu'un tel parti vienne à manquer par quelque accident, elles sont bien vile consolées ; mais si c'est un vaurien, la plaie est incurable. » Et alors commençait le panégyrique du malheureux absent, de ce misérable venu à Milan pour voler et, assassiner ; clic voulait faire avouer à Lucia les méchantes actions (pic ce mauvais garnement devait avoir faites dans son pays même. Lucia, d'une voix tremblante par la timidité, par la douleur et par autant d'irritation (pie lui en pouvaient permettre la douceur de son âme et son humble fortune, affirmait que ce pauvre jeune homme, dans son pays, n'avait jamais l'ait parler de lui qu'à son avantage ; elle aurait voulu, disait-elle, qu'il y eût là quelqu'un de l'endroit pour rendre témoignage à cet égard. Elle le défendait même sur les aventures de Milan, quoiqu'elle en ignorât les circonstances, Dona Prassède ne se cmitentait pas d'une semblable réponse... (P. 381.) 38'2 LES FIANCES. mais par là connaissance qu'elle avait du caractère de celui que l'on accusait et de la conduite qu'il avait toujours tenue dès son plus jeune âge. Elle le défendait ou se proposait de le défendre par simple devoir de charité, par amour du vrai, et, pour employer le terme par lequel elle s'expliquait à elle-même sa pensée, comme son prochain. Mais dona Prassède puisait dans ces apologies de nouveaux arguments pour convaincre Lucia que son coeur était encore éperdûment épris de cet homme ; et, en vérité, dans ces moments-là, je ne saurais trop dire ce qui en était. L'indigne portrait que la vieille dame faisait du malheureux fugitif réveillait, par opposition, dans l'esprit de la jeune fille, et d'une manière plus vive et plus claire que jamais, l'idée qu'elle s'était formée de lui par une si longue habitude de le voir et de le juger ; les souvenirs qu'elle étouffait avec tant de peine revenaient en foule l'assaillir ; le mépris et l'aversion prodigués à celui qui fut son fiancé rappelaient à sa pensée tous les motifs qu'elle avait eus depuis si longtemps de l'estimer, tous ceux qui avaient déterminé pour lui sa sympathie ; une haine aveugle et violente la portait plus encore à la pitié ; et parmi ces divers sentiments, qui pourrait dire jusqu'à quel point trouvait place peut-être celui qui s'introduit si facilement à leur suite dans les âmes, et qui se loge d'autant plus volontiers dans celles d'où l'on veut le chasser par force ? Quoi qu'il en pût être sur cette question, l'entretien, du côté de Lucia, ne pouvait jamais se prolonger beaucoup ; car ses paroles venaient bientôt expirer dans ses pleurs. Si dona Prassède avait été portée à la traiter ainsi par quelque haine ancienne dont elle eût été animée contre elle, peut-être ces larmes l'auraientelles vaincue et engagée au silence ; mais, croyant ne parler que pour le bien, elle insistait sans se laisser détourner de son but ; de même que des gémissements et des cris de supplication peuvent bien quelquefois arrêter l'arme d'un ennemi, mais non le fer de l'homme de l'art qui ne veut que guérir en faisant éprouver des souffrances. Après avoir cependant bien rempli pour une fois son devoir selon l'idée qu'elle s'en était faite, elle passait de la rudesse des mercuriales aux exhortations, aux conseils, entremêlés même de quelques éloges, pour tempérer ainsi l'aigre par la douceur, et mieux opérer l'effet qu'elle avait en vue, en employant tous les moyens sur l'âme dont elle voulait la cure. Sans doute, de ces débats, dont le commencement, le milieu et la fin étaient toujours à peu près les mêmes, il ne restait pas à la bonne Lucia ce qui se pourrait proprement appeler du ressentiment contre son acerbe et opiniâtre sermonneuse, qui du reste en toute autre chose la traitait avec beaucoup de douceur, et sur ce point même ne se montrait sévère que dans une bonne intention ; mais, ce qui lui en restait, c'était à chaque fois un renouvellement, un réveil de pensées et de sentiments par l'effet duquel il lui fallait ensuite bien du temps et de la peine pour revenir à ce calme tel quel où elle pouvait être avant que le sermon commençât. Heureusement elle n'était pas la seule à qui dona Prassède eût à faire du bien ; de sorte que les gronderics ne pouvaient pas être aussi fréquentes que si les pensées de la dame eussent été moins partagées. En outre de ses autres CHAPITRE XXVII. 383 domestiques, tous cerveaux qui, dans son opinion, demandaient plus ou moins à être redressés et dirigés, en outre de toutes les occasions où elle pouvait, par bonté de coeur, avoir à remplir le même office envers bien des gens vis-à-vis desquels elle n'était tenue à rien, occasions qu'elle recherchait si elles ne venaient s'offrir d'elles-mêmes, elle avait cinq filles, dont aucune n'était auprès d'elle, mais qui ne lui donnaient que plus à faire par leur absence. Trois étaient religieuses, deux mariées ; et donà Prassède avait ainsi trois monastères et deux familles à surveiller comme surintendànte : entreprise vaste, compliquée et d'autant plus fatigante que deux maris, soutenus par des pères, dés mères, des frères, et trois abbesses, appuyées par d'autres personnes constituées en dignité et par nombre de religieuses, ne voulaient pas accepter sa surintendance. C'était une guerre, ou plutôt cinq guerres, dissimulées et polies jusqu'à un certain point, mais vives et sans trêve aucune ; c'était dans chacun de ces lieux une attention continuelle à se soustraire à sa sollicitude, à fermer l'accès à ses avis, à éluder ses questions, à s'arranger de manière qu'elle ignorât, autant que c'était possible, tout ce qui pouvait s'y faire. Je ne parle pas des contestations, des difficultés qu'elle rencontrait dans la conduite d'autres affaires auxquelles elle était plus étrangère encore ; on sait que le plus souvent les hommes ont besoin qu'on fasse leur bien malgré eux. Mais le lieu où son zèle pouvait s'exercer le plus librement, était l'intérieur de sa maison : là toute personne était sujette, en tout et pour tout, à son autorité ; toute personne, hormis don Ferrante, avec lequel les choses se passaient d'une façon toute particulière. Homme voué à l'élude, il n'aimait ni à commander ni à obéir. Que dans toutes les affaires de la maison madame son épouse fût la maîtresse, à la bonne heure ; mais qu'il fût à ses ordres, non ; et s'il cédait à sa demande en lui prêtant dans l'occasion le ministère de sa plume, c'était parce que son goût l'y portait. Du reste, en cela même, il savait fort bien répondre par un refus, lorsqu'il ne partageait pas l'avis de madame sur ce qu'elle voulait lui faire écrire. « In du striez-vous, lui disait-il dans ces cas-là ; agissez de vous-même, puisque la chose vous paraît si claire. » Dona Prassède, après avoir tenté pendant quelque temps, et toujours en vain, de l'amener de son habitude de laisser l'aire à celle de faire lui-même, avait fini par se borner à murmurer souvent contre lui, à le qualifier de paresseux, d'homme obstiné dans ses idées, de savant, titre qu'au milieu même de sa douleur, elle ne lui donnait pas sans quelque complaisance. Don Ferrante passait de longues heures dans son cabinet, où il avait une collection de livres considérable, près de trois cents volumes ; tous livres choisis, toutes oeuvres des plus renommées et traitant de diverses matières dans chacune desquelles il était plus ou moins versé. En astrologie, il passait à bon droit pour être plus qu'amateur ; car il ne possédait pas seulement ces notions générales et ce vocabulaire commun à tous d'influences, d'as^ pects, de conjonctions ; mais il savait parler à propos, et comme l'eût fait un professeur dans sa chaire, des douze maisons du ciel, des grands cercles, 381 LES FIANCES. des degrés lumineux ou ténébreux, d'exaltation et de dégradation, de passages et de révolutions, en un mol des principes les plus certains et les plus caches de la science. El depuis vingt ans peut-être il soutenait, dans des disputes fréquentes et prolongées, la domi/icatimi 1 de Cardan contre un autre savant attaché avec une sorte de fureur à celle d'Alchafitius ; par pure obstinalion, disait don Ferrante, qui, reconnaissant volontiers la supériorité des anciens, ne pouvait cependant soulfrir celle manie de ne vouloir jamais donner raison aux modernes, alors même qu'elle était évidemment de leur côté. Il connaissait aussi d'une manière plus qu'ordinaire l'histoire de la science ; il savait, au besoin citer les plus célèbres prédictions vérifiées, et raisonner avec autant de subtilité que d'érudition sur d'autres non moins fameuses qui avaient failli, pour démontrer que le tort n'en était point à la science, mais à ceux qui n'avaient pas su en faire l'application. Il avait cherché à s'instruire dans la philosophie ancienne autant que ce pouvait être nécessaire, et il ajoutait tous les jours à ses connaissances dans cette partie parla lecture de DiogènoLaërce. Gomme cependant les systèmes, quelque attrayants qu'ils soient, ne peuvent Ions être adoptés, et que pour être philosophique il faut choisir un autour, don Ferrante avait fait choix d'Arislole, qui, disait-il, n'est ni ancien ni moderne, mais est philosophe sans plus. Il avait aussi diverses oeuvres des disciples de ce maître les plus savants et les plus subtils: quant à celles de ses adversaires, il n'avait jamais voulu les lire, pour ne pas perdre son temps, disail-il, ni les acheter, pour ne pas perdre son argent. Toutefois, et par exception, il donnait place dans sa bibliothèque aux célèbres vingt-deux livres de .Sublililiije et, à quelques autres antres ouvrages anli-péripalélicicns de Cardan, par égard pour le savoir de cet anleur en astrologie ; disant que celui qui avait pu écrire le traité de Jhslànliime teiii/inriiiit et miduum coeleslinm et le livre, Duuderim ycnilurarnm méritait d'être écouté lors même qu'il déraisonnait ; (pie le grand défaut de cet homme avait été d'avoir trop de génie, et que personne ne pouvait dire jusqu'où il sérail arrivé en philosophie même s'il avait pris la bonne, voie. Du reste, quoique don Ferrante fût regardé par les savants comme un péripalélieien consommé, il ne pensait pas lui-même en savoir assez à cet égard ; et plus d'une fois il dit, avec beaucoup de modestie, que l'essence, les universaux, l'âme du monde et, la nature des choses n'étaient pas aussi faciles à entendre qu'on pourrait bien le croire. Quant aux sciences naturelles, il s'en était l'ail un passe-temps plutôt qu'une étude. Les oeuvres mêmes d'Arislole sur celle matière, comme aussi celles de Pline, étaient des pages qu'il avait plutôt lues qu'étudiées ; néanmoins, par cette lecture, par quelques notions qu'il avait incidemment recueillies dans des traités de philosophie générale et par ce qu'il avait pu saisir en parcourant la Alayic naturelle de Porta, les trois histoires lapidum, Animalium, J'Ianlarum de Cardan, le traité des herbes, des plantes, des animaux, d'Albert le Grand, et ' Terme' d'aslroloiçie qui signifie l'action «le domifier, c'est-à-dire de partager le ciel en doux" parties, dites maisons, pour dresser un horoscope. (W du T.) CHAPITRE XX Vil. 385 quelques autres ouvrages de moindre importance, il s'élail mis à même de pouvoir, lorsque l'occasion s'en présentait, faire Irôs-convenablcment sa partie dans une conversation, en raisonnant sur les vertus les plus remarquables et les propriétés les plus curieuses d'un grand nombre de simples: en décrivant exactement les formes et les habitudes des sirènes et de l'unique phénix ; en expliquant comment la salamandre se tient au milieu du feu sans brûler, comment un tout petit poisson tel que la rémore peut avoir assez de force et d'adresse pour arrêter tout court en haute mer le plus grand navire, comment les gouttes de rosée deviennent des perles dans le soin des jonquilles ; comment le caméléon se nourrit d'air ; comment la glace, lentement durcie dans le cours des siècles, finit, par produire le cristal ; et autres merveilleux secrets de la nature. Il avait approfondi davantage ceux de la magie et de la sorcellerie, cotte science, dit noire anonyme, étant beaucoup plus en vogue et plus nécessaire, elles faits y ayant une tout autre importance, en moine temps qu'ils sont plus à portée d'être vérifiés. Il n'est pas besoin de dire que dans nue semblable étude il n'avait jamais eu d'autre but que de s'instruire et de connaître à fond l'art détestable des sorciers, pour pouvoir s'en garer et s'en défendre. Prenant essentiellement pour guide le grand Martin Dclrio (l'homme de la science), il était en étal de parler e.v prnfesso sur le maléfice d'amour, le maléfice somnifère, le maléfice hostile, et sur les innombrables espèces de ces trois genres capitaux de sortilèges (pie l'on ne voit (pie trop, dit encore notre anonyme, dans le cours de la vie et parmi le monde, où ils produisent de si tristes effets. Les connaissances de don Ferrante en histoire , et surtout dans l'histoire universelle , n'étaient ni moins vastes ni moins bien établies, et ses auteurs de prédilection 19 Il avait approfondi davantage ceux de la magie et de la sorcellerie. )P. 383.) 386 LES FIANCES. étaient Tarcagnota, Dolce, Rugati, Campana, Guazzo, les plus renommés en un mot de ceux dont cette science avait exercé la plume. Mais qu'est-ce que l'histoire, disait souvent don Ferrante, sans la politique ? Un guide qui avance toujours sans avoir après lui personne à qui montrer le chemin, et par conséquent fait bien des pas en pure perte ; de même que la politique sans l'histoire est comme un homme qui marche sans guide. Il avait donc un rayon de sa bibliothèque affecté aux publicistes. Là, parmi plusieurs écrivains d'une importance et d'un renom secondaires, se montraient Bodin, Cavalcanli, Sansovino, Paruta, Boccalini. Il existait cependant sur ces sortes de matières deux livres que don Ferrante plaçait de beaucoup au-dessus de tous les autres, deux livres que jusqu'à une certaine époque il appela les premiers de tous, sans pouvoir jamais décider auquel des deux ce rang pouvait exclusivement appartenir. L'un était le Prince et les Discours du célèbre secrétaire florentin, esprit mauvais, j'en conviens, disait don Ferrante, mais profond ; l'autre, la Raison d'Etat, du non moins célèbre Giovanni Boléro, honnête homme, disait-il encore, mais adroit et subtil. Mais peu de temps avant l'époque dans laquelle est circonscrite notre histoire, avait paru le livre qui mil fin à cette question de prééminence, en prenant le pas même sur les oeuvres de ces deux matadors, comme les appelait don Ferrante ; le livre où se trouvent resserrées dans un étroit espace, et comme distillées, toutes les malices humaines, pour qu'on les puisse connaître, et toutes les vertus, pour qu'on les puisse pratiquer ; ce livre, tout petit, mais tout d'or, en un mot, le Slatisla reynante, de don Valeriano Castiglione, de cet homme illustre par-dessus tous, de qui l'on peut dire que les plus grands savants l'exaltaient à l'envi, que les plus grands personnages s'efforçaient de se l'enlever ; de cet homme que le pape Urbain VIII honora, comme on sait, de magnifiques éloges ; que le cardinal Borghcse et le vice-roi de Naples, don Pierre de Tolède, pressèrent d'écrire, l'un la vie du pape Paul V, l'autre les guerres du roi catholique en Italie, tous deux inutilement ; de cet homme que Louis XIII, roi de France, d'après le conseil du cardinal de Richelieu, nomma son historiographe ; à qui le duc Charles-Emmanuel de Savoie conféra la même charge ; de cet homme enfin, et pour ne point parler de ses autres titres de gloire, que la duchesse Christine, fille du roi très-chrétien Henri IV, loua si dignement lorsqu'elle consigna dans un diplôme, parmi nombre de qualifications honorables qu'elle lui donnait, l'assurance qu'il obtenait désormais en Italie la réputation de premier écrivain du siècle '. » Mais si, dans toutes les sciences qui viennent d'être mentionnées, don Fcr1 Il n'est pas besoin de faire remarquer l'intention de l'auteur dans toute cette gloire qu'il se plaît à accumuler sur la tête d'un homme dont le nom est tout à fait oublié de nos jours. Quant aux autres écrivains cités dans ce chapitre, nous avons cru, nous adressant à des lecteurs à qui la plupart d'entre eux sont nécessairement moins connus encore qu'ils ne peuvent l'être dans le pays auquel ils appartiennent presque tous, devoir donner une notice succincte sur chacun d'eux, pour nous associer à la pensée de l'auteur, qui a été évidemment de montrer sur quelles matières et avec quels guides s'exerçaient les études de ceux qui prétendaient à la science dans ce pays à l'époque où Manzoni a voulu le peindre. On trouvera cette notice à la fin de l'ouvrage. (N. du T.) CHAPITRE XXVII. 387 rante pouvait être considéré comme un homme instruit, il en était une dans laquelle il méritait et avait le titre de professeur, c'était celle de la chevalerie. Non-seulement il en parlait en maître, mais, appelé souvent à intervenir dans des affaires d'honneur, il rendait toujours quelque décision. Il possédait dans sa bibliothèque, et l'on peut dire dans sa tête, les oeuvres des écrivains les plus renommés dans cette partie : Paris del Pozzo, Fauslo daLongiano, Urrea, Muzzio, Romei, Albergato, le Forno primo et le J^orno secondo, de Torquato Tasso ; et quant à ce dernier, il avait toujours tout prêts dans la mémoire et pouvait citer au besoin tous les passages de sa Jérusalem délivrée comme de sa Jérusalem conquise, qui peuvent faire texte en matière de chevalerie. Mais l'auteur des auteurs, à son avis, était notre célèbre François Birago, avec lequel il se trouva même plus d'une fois associé pour des jugements à rendre en affaires d'honneur, et qui de son côté parlait de don Ferrante en termes qui dénotaient une estime toute particulière. Dès le moment où parurent les Discursi cavallercschi de cet illustre écrivain, don Ferrante pronostiqua sans hésitation que cet ouvrage ruinerait l'autorité d'Olevano, et resterait, avec ses nobles frères, comme un code désormais en première ligne auprès de la postérité ; prophétie, dit l'anonyme, dont chacun depuis a pu reconnaître la justesse. De là celui-ci passe aux belles-lettres ; mais nous commençons à. mettre en doute que le lecteur soit bien jaloux de le suivre dans cette revue des études de notre savant, et déjà même nous craignons d'avoir mérité le litre de servile copiste pour nous-mêmes, et celui d'ennuyeux à partager avec ce digne homme d'Auvergne, pour nous être aussi débonnairement attaché à ses pas dans une digression qui n'avait que faire avec le récit principal, digression où probablement il ne s'est aussi longtemps arrêté que pour étaler tout le luxe de son savoir et montrer qu'il était à la hauteur de son siècle. C'est pourquoi, laissant écrit ce qui est écrit, afin qu'il ne soit pas dit que nous avons travaillé pour rien, nous omettrons le reste et reprendrons le fil de notre histoire, d'autant que nous avons à y faire un assez long chemin sans rencontrer aucun de nos personnages et plus de chemin encore avant de retrouver ceux auxquels sûrement le lecteur s'intéresse le plus, si tant est qu'il s'intéresse à quelque chose dans tout ceci. Jusqu'à l'automne de l'année suivante 1629, ils demeurèrent tous, les uns de gré, les autres de force, à peu près dans l'état où nous les avons laissés, sans qu'il leur arrivât ou que quelqu'un d'entre eux fût dans le cas de faire des choses dignes d'être racontées. Cet automne vint enfin, celui, comme l'on sait, où Agnese et Lucia avaient compté se revoir ; mais un grand événement public fil que cette attente fut trompée, et ce fut certainement l'un de ses moindres effets. D'autres grands événements suivirent qui n'apportèrent pas un changement notable dans le sort de nos personnages. Enfin, d'autres faits plus généraux, où l'action fut plus violente et atteignit à des points plus extrêmes, arrivèrent jusqu'à eux, jusqu'aux derniers d'entre eux, selon l'échelle des rangs parmi les humains ; de même qu'un ouragan dont la fureur s'étend au loin dans sa marche vagabonde, en même temps qu'il déracine les arbres, qu'il bouleverse les toits 388 LES FIANCES. des édifices, qu'il abat les clochers, qu'il renverse les murailles et couvre le sol de leurs débris, soulève aussi les brins de paille caches sous l'herbe, va chercher dans les recoins les feuilles desséchées et légères qu'un vent moins fort y avait poussées, et les emporte parmi la proie que lui livrent ses ravages. Maintenant., pour que les aventures privées qui nous restent à raconter puissent être présentées d'une manière assez claire, il faut absolument que nous les fassions précéder d'un exposé tel quel des circonstances générales, en les reprenant même d'un peu plus haut. ... De même qu'un ouragan dont la fureur s'étend au loin dans sa marche "vagabonde... (P. 387.) L'abondance parut élre revenue comme par eneliantenienl... (P. 38'J.) CHAPITRE XXVIII Après la sédition du jour de Saint-Martin et du lendemain à Milan, l'abondance parut être revenue comme par enchantement dans celle ville, le pain était à discrétion chez tous les boulangers ; le prix, comme dans les années les plus heureuses ; celui des farines, à proportion. Les hommes qui avaient passé ces deux jours à vociférer ou faire pis encore, ceux-là maintenant, et si l'on en excepte les quelques-uns qui s'étaient laissé prendre, avaient pleinement sujet de s'applaudir. Aussi, le premier effroi des arrestations passé, ne lardèrent-ils )ias à se remettre en mouvement pour fêler leur victoire. Sur les places publiques, dans les carrefours, dans les cabarets, ce n'était que bruyantes réjouissances auxquelles on se livrait sans gène, tandis (pie tout bas on se félicitait, en s'en glorifiant, d'avoir enfin trouvé le moyen à prendre pour faire baisser le prix du pain. Cependant, au milieu de cette jubilation si grande, ré- 390 LES FIANCES. gnait (et cela pouvait-il ne pas être ?) une certaine inquiétude, une sorte de pressentiment que tant de bien ne durerait pas. On assiégeait les boulangers et les marchands de farine, comme on l'avait fait dans cette autre abondance factice et passagère qu'avait procurée le premier tarif d'Antonio Ferret ; tous consommaient sans économie ; ceux qui avaient quelques sous en réserve les employaient en pain et en farine ; ils en faisaient provision dans des caisses, dans de petits tonneaux, dans des chaudrons. Ainsi, en jouissant à l'envi du bon marché actuel, je ne dirai pas qu'ils en rendaient la longue durée impossible, car elle l'était d'elle-même, mais ils faisaient devenir toujours plus difficile sa continuation même momentanée. Tel était l'état des choses lorsque, le 15 novembre, Antonio Ferret, de orden de Su Excelenciax, fit paraître une ordonnance portant inhibition pour quiconque aurait des grains ou des farines dans sa demeure, d'acheter de ces denrées en quelque quantité que ce pût être, et pour toute personne d'acheter du pain plus que pour sa consommation de deux jours, sous telles peines pécuniaires et corporelles que de droit, au juyement de Soti Excellence ; injonctions à ceux que ce devoir regardait, comme à tout autre, de dénoncer les contraventions ; ordre aux juges de faire des recherches dans les maisons qui leur seraient indiquées, et en même temps nouveau commandement aux boulangers d'avoir leurs bouiiques bien pourvues de pain, sous peine, en cas de désobéissance, de cinq ans de galère, ou plus forte punition au juyement de Son Excellence. Celui qui peut se figurer une telle ordonnance exécutée doit être doué d'une faculté imaginative fort étendue ; et si toutes celles qui paraissaient en ce temps-là étaient suivies de l'effet, le duché de Milan devait avoir au moins autant de gens en mer que la Grande-Bretagne peut y en tenir maintenant. Quoi qu'il en soit, en ordonnant aux boulangers de faire beaucoup de pain, il fallait aussi faire en sorte que la matière première du pain ne leur manquât pas. On avait imaginé, par l'étude qui se fait toujours en temps de disette des moyens de réduire en pain des substances alimentaires consommées ordinairement sous une autre forme, on avait imaginé, dis-je, de faire entrer le riz dans la composition du pain dit de mélange. Le 23 novembre, ordonnance qui séquestre, pour être tenue à la disposition du vicaire et de douze conseillers de provision, la moitié du riz brutî que chacun peut posséder, on l'appelait et on l'appelle encore dans le pays risone, sous peine, pour quiconque s'en dessaisirait sans la permission de ces messieurs, de la perte de la denrée, et d'une amende de trois écus par muid, ce qui est, comme on voit fort honnête. Mais ce riz, il fallait le payer, et à un prix hors de toute proportion avec celui du pain. La ville avait été chargée de couvrir la différence vraiment énorme ; mais le conseil des décurions, qui avait assumé pour elle cette obligation, délibéra, le même jour 23 novembre, de représenter au gouverneur l'impossibilité où elle serait d'en supporter plus longtemps le poids ; et le gouverneur, paror1 D'ordre de Son Excellence. * Vestito, non mondé. CHAPITRE XXVIII. 391 donnance du 7 décembre, fixa le prix de cette qualité de riz à douze livres le muid, soumettant celui qui en demanderait un prix plus élevé, comme celui qui refuserait de vendre, à la perte de la denrée et à une amende de valeur égale, et plus forte peine pécuniaire et même corporelle, jusqu'à la galère, au jugement de Son Excellence, selon la nature des cas et la qualité des personnes. Le riz mondé avait déjà été taxé avant l'émeute, comme il est probable que le tarif ou, pour employer une dénomination très-célèbre dans les temps modernes, le maximum du froment et des autres grains plus communs fut fixé par d'autres ordonnances que nous n'avons pas eu occasion de voir. Le pain et la farine ayant été ainsi maintenus à bon marché à Milan, il s'ensuivit que de la campagne on y accourait en foule pour se pourvoir de l'un et de l'autre. Don Gonzalo, pour obvier à cet inconvénient, comme il l'appelle, défendit, par une autre ordonnance du 15 décembre, d'emporter du pain hors de la ville pour une valeur de plus de vingt sous, sous peine de la perte du pain ainsi emporté et de vingt-cinq écus, et en cas d'insolvabilité, de deux traits de corde donnés en public, et de plus forte punition encore, toujours au jugement de Son Excellence. Le 22 du même mois (et l'on ne voit pas pourquoi ce lût si tard), il publia un ordre semblable pour les farines et pour les grains. La multitude avait voulu faire arriver l'abondance par le pillage et l'incendie, le gouvernement voulait la conserver par la galère et par la corde. Les moyens étaient assortis entre eux ; mais, quant à leur rapport avec le but, le lecteur en juge dès ce moment ; il verra bientôt quelle fut en effet leur puissance pour atteindre ce but. Une aulre chose facile à voir et bonne peut-être à remarquer est la connexion qui existe nécessairement entre des mesures aussi étranges. Chacune ici était la conséquence inévitable de celle qui l'avait précédée, et toutes découlaient de la première, qui avait taxé le pain à un prix si éloigné de son prix réel, de celui qui serait naturellement résulté de la proportion entre les besoins et les moyens d'y satisfaire. Un tel expédient a toujours paru et dû paraître à la multitude aussi conforme à l'équité que simple dans ses combinaisons et facile à mettre en pratique, et il est dès lors tout naturel que, dans les soucis et les souffrances de la disette, elle désire l'emploi de ce procédé, qu'elle le demande et, si elle peut, qu'elle l'exige. Lorsque ensuite les conséquences viennent successivement se montrer, il faut que ceux à qui le soin en appartient tâchent de parer à chacune d'elles par une loi qui défende aux hommes de faire ce à quoi ils étaient portés par la loi antérieure. Qu'on nous permette de faire ici en passant un rapprochement remarquable. Dans un pays et à une époque peu éloignés de nous, à l'époque la plus saillante et la plus fameuse de l'histoire moderne, on recourut, en des circonstances semblables, à de semblables expédients (les mêmes, pourrait-on dire, quant au fond, ne différant que dans la proportion et se produisant à peu près dans le même ordre), et cela bien que les temps fussent si notablement changés, bien que le progrès des lumières eût été si marquant en Europe, et dans ce pays peut-être plus qu'ailleurs ; mais le fait vint principalement de ce que les masses populaires, au sein desquelles ces lumières n'avaient point pénétré, purent faire, pen- .392 LES FIANCES. dant longtemps, prévaloir leur façon de penser efforcer la main, comme on dit dans ce pays-là même, à ceux qui faisaient les lois. Ainsi, pour en revenir à nous, les fruits principaux de l'émeute furent, en fin de compte, les deux que voici : gaspillage et perte effective de vivres dans l'émeute même ; consommation large, irréfléchie, sans mesure, tant que dura le tarif, et cela au détriment de ce peu de grains qui devait pourtant conduire jusqu'à la nouvelle récolte. A ces effets généraux il faut ajouter le supplice de quatre malheureux, pendus comme chefs du tumulte, deux devant le four des Béquilles et les deux autres au bout de la rue où était située la maison du vicaire de provision. Du reste, les relations historiques de ce temps-là sont tellement faites à l'aventure que l'on n'y voit nulle part quand et comment finit ce tarif arbitraire. Si, à défaut de notions positives, il nous est permis d'avancer des conjectures, nous inclinons à croire qu'il fut supprimé peu avant ou peu après le 24 décembre, qui fut le jour de l'exécution des quatre condamnés. Et quant aux ordonnances, depuis la dernière que nous avons citée, du 22 du même mois, nous n'en trouvons plus d'autres concernant les subsistances, soit qu'on les ait laissées se perdre ou qu'elles aient échappé à nos recherches ; on sait encore que le gouvernement, sinon éclairé, au moins découragé par l'inefficacité des moyens qu'il avait mis en oeuvre, et dominé par la force des choses, avait abandonné les événements à leur propre cours. Mais ce que nous trouvons dans les relations de plus d'un historien (d'après le penchant qu'ils avaient tous à décrire les faits d'une grande importance plutôt qu'à signaler leurs causes et leur développement progressif), c'est le tableau que présenta la contrée et surtout la ville, et lorsque le principe du mal, c'est-à-dire la disproportion entre les besoins et les ressources eut amené ses inévitables conséquences. Cette disproportion déjà trop réelle avait encore été augmentée, bien loin d'être détruite, par les remèdes qui en avaient suspendu momentanément les effets ; elle n'avait pu être corrigée par les importations du dehors que rendaient insignifiantes l'insuffisfince des moyens publics et particuliers, la pénurie des pays circonvoisins, la pauvreté, la lenteur, les entraves du commerce et les lois même conçues dans le but de produire et de maintenir l'abaissement des prix. Il fallait donc nécessairement qu'avant peu cette vraie cause de la disette, ou pour mieux dire la disette elle-même, se fît sentir dans toute sa violence. C'est ce qui arriva vers la fin de l'hiver et dans le printemps, et c'est, nous venons de le dire, des souffrances du pays à cette époque que les historiens se sont surtout attachés à tracer le douloureux tableau : en voici la triste copie. A tous les pas, des boutiques fermées ^ les fabriques en grande partie désertes ; dans les rues, un spectacle perpétuel de misères, une succession continue de douleurs ; les mendiants de profession, devenus aujourd'hui les moins nombreux, mêlés, perdus dans une nouvelle multitude de pauvres et réduits à disputer l'aumône à ceux de qui en d'autres temps ils l'avaient reçue. Des garçons de boutique et des commis de comptoir, congédiés par leurs maîtres qui voyaient leurs profits journaliers diminués ou tout à fait anéantis, et vivaient CHAPITRE XXVIII. 393 avec peine de leurs épargnes et de leur capital ; des maîtres même pour qui la cessation des affaires avait été une cause de faillite et de ruine ; des ouvriers et même des chefs de toutes sortes de manufactures, depuis les arts de luxe jusqu'aux branches d'industrie les plus communes et les plus nécessaires, privés des moyens d'existence qu'ils trouvaient dans leur travail ; tous ces infortunés de diverses classes vaguant de porte en porte, de rue en rue, appuyés contre les bornes des carrefours, accroupis sur le pavé le long des maisons et des églises, demandant la charité d'un ton lamentable, ou bien hésitant entre le besoin et une honte qu'il n'avaient pas encore su vaincre ; tous amaigris, défaits, dévorés par la faim, transis de froid sous leurs vêtements usés et incomplets, mais qui, pour plusieurs, Conservaient la marque d'une ancienne aisance, de même que, dans cet état d'oisiveté et d'avilissement où gémissaient ces victimes d'un malheur inattendu, se montrait encore en elles je ne sais quel indice d'habitudes actives et généreuses ; parmi cette déplorable foule, et y figurant pour une bonne part, des domestiques renvoyés par leurs maîtres tombés de la médiocrité dans la gêne, ou qui, bien que fort riches, n'avaient plus ,les moyens, en des circonstances semblables, de soutenir leur ancien état de maison ; et pour tous ces indigents de diverse sorte, un nombre considérable d'autres personnes accoutumées à vivre en partie de ce qu'ils gagnaient ; des enfants, des femmes, des vieillards groupés autour de ceux qui furent leurs soutiens, ou dispersés ailleurs à la recherche d'un secours. On rencontrait aussi, et l'on reconnaissait à leurs toupets en désordre, à un reste d'ornements sur leurs habits, ou même à quelque chose de particulier dans leur allure et leurs gestes, à ce cachet que les habitudes de la vie impriment sur les figures, où il est d'autant plus marqué que ces habitudes sont d'un genre moins ordinaire, on rencontrait nombre d'individus de cette trop fameuse race des bravi, qui, ayant perdu par le malheur commun le pain de la scélératesse, allaient implorant celui de la charité. Domptés par la faim, effrayés, étourdis de leur chute, ils se traînaient dans ces rues où si longtemps ils s'étaient montrés la tête haute, le regard jaloux et fier, revêtus de riches et bizarres livrées, décorés de plumes, parés, parfumés ; et ils tendaient humblement cette main qui tant de fois s'était levée sur ceux que menaçait soninsolence ou qu'elle frappait du coup de la trahison. Mais la vue la plus pénible peut-être à soutenir, et qui excitait le plus de pitié, était celle des habitants des campagnes marchant, là isolés, ici par couples, ailleurs par familles entières, le mari et la femme portant leurs petits enfants dans leurs bras ou attachés sur leurs épaules, en conduisant d'autres par la main, et suivis de leurs vieilles gens, à quelques pas de distance. Les uns, après avoir vu leurs maisons envahies et dépouillées de tout ce qui s'y trouvait par des soldats de station ou de passage, avaient fui de désespoir, et il en était de ceux-ci qui, pour mieux exciter la compassion, et comme par une distinction de misère, montraient les traces livides et les cicatrices des coups qu'ils avaient reçus en défendant leurs dernières et chétives provisions, ou en se sauvant des mains d'une soldatesque effrénée. D'autres, épargnés par ce 50 391 LES FIANCÉS. fléau particulier, mais chassés de leurs demeures par les deux plaies dont aucun lieu n'était exempt, la stérilité de l'année et les charges plus exorbitantes que jamais pour subvenir à ce qu'on appelait les besoins de la guerre, étaient venus et venaient vers la ville, comme vers le siège antique et le dernier asile de la richesse et d'une pieuse munificence. On pouvait distinguer ceux qui étaient arrivés le plus récemment, moins encore à leur marche incertaine et à leur air de nouveaux venus, qu'à l'étonnement mêlé de dépit îivec lequel ils paraissaient voir cette affluence de malheureux, cette rivalité de détresse, dans le lieu où ils avaient cru paraître comme des objets de compassion tout particuliers et attirer sur eux seuls les regards et les secours. Les autres qui, depuis plus ou moins de temps, parcouraient et habitaient les rues de la ville, se soutenant à peine par l'assistance qui leur était donnée ou qui leur arrivait comme par hasard dans cette disproportion si grantle entre les moyens et les besoins ; ceux-là portaient empreinte dans leurs traits et leurs manières une consternation plus noire et plus voisine du désespoir. Parmi ces villageois, vêtus diversement (ceux, du moins, que l'on pouvait dire vêtus encore), et différant aussi d'aspect et de figure, on reconnaissait le teint blafard du colon des basses contrées, la face brunie de celui des cantons mitoyens et des collines, le coloris plus sanguin du montagnard ; mais, chez tous, c'était la même exténuation, les mêmes signes de souffrance ; les yeux caves, le regard fixe et qui tenait de l'insensé tout à la fois et du farouche, les cheveux hérissés, la barbe longue et négligée ; des corps autrefois grandis et fortifiés par le travail, maintenant épuisés par l'excès des privations, une peau flétrie sur des membres desséchés, sur une poitrine décharnée que laissaient voir des lambeaux de vêtements en désordre. Et, à côté de ce douloureux spectacle de la vigueur abattue, le spectacle différent, mais non moins cruel, d'une nature plus facile à vaincre, d'une langueur, d'une défaillance plus absolue chez le sexe et dans l'âge les plus faibles. Çà et là, dans les rues, contre les murs des maisons, était répandue un peu de paille, foulée, écrasée, et môlée de haillons dégoûtants : et une telle ordure était cependant un don de la charité, une oeuvre de sa sollicitude ; c'étaient les lits qu'elle avait disposés pour quelques-uns de ces malheureux, afin qu'ils eussent, la nuit, où reposer leur tête. De temps en temps on en voyait, le jour même, venir s'y jeter et s'y étendre, lorsque, par la fatigue ou l'inanition, leurs jambes ne les pouvaient plus soutenir. Quelquefois, sur celle triste couche, un cadavre gisait ; quelquefois l'homme qui, l'instant d'avant, marchait encore, fléchissait tout à coup et n'était plus sur le pavé qu'un cadavre Près de quelques-uns de ces lits de douleur, on voyait aussi, charitablement penché, quelque passant ou quelque voisin attiré par une subile compassion. Sur quelques poinls se montrait un secours ordonné par une prévoyance calculée de plus loin, dirigé par une main riche au moyen de bienfaits et dès longtemps exercée à les répandre en grand autour d'elle ; c'était la main du bon Frédéric. Il avait fait choix de six prêtres, en les chcrcnant parmi ceux en qui se trouvaient tout à la fois une charité vive et persistante et "une complexion robuste pour la bien servir ; il les avait divisés par couples, à chacune des- CHAPITRE XXVIII. 395 quelles il avait assigné un tiers de la ville, avec mission d'en parcourir tous lès quartiers, en se faisant suivre d'hommes de peine chargés de diverses sortes de vivres, d'autres restaurants plus légers et plus prompts dans leur effet, et de vêlements. Tous les matins, les trois couples se mettaient en chemin de divers côtés ; les prêtres s'approchaient des infortunés qu'ils voyaient gisant à terre, et prêtaient à chacun le genre de secours qui pouvait lui convenir. Celui qui, déjà à l'agonie, n'était plus en état de recevoir des aliments, recevait les consolations et l'aide dernière de la religion. A ceux que la faim pressait, ils donnaient des soupes, des oeufs, du pain, du vin ; à d'autres qui, privés depuis longtemps de toule sustentation, étaient réduits à une plus grande faiblesse, ils présentaient des consommés, des jus préparés, des vins plus généreux, après les avoir d'abord ranimés, s'il en était besoin, par des essences spiritueuses. En même temps, ils distribuaient des vêtements pour couvrir les nudités dont la vue était le plus péniblement offensée. Et ici ne finissait point leur assistance : le bon pasteur avait voulu que là, du moins, où elle pouvait arriver, elle apportât un soulagement efficace et qui ne fût pas trop temporaire. Les pauvres gens à qui ces premiers soins avaient rendu assez de forces pour qu'ils pussent se tenir debout et marcher, recevaient des mêmes ecclésiastiques un peu d'argent, afin que le retour du besoin et l'absence d'un nouveau secours ne les fissent pas retomber bientôt dans le même étal ; ils cherchaient pour les autres un asile et la nourriture dans quelqu'une des maisons les plus rapprochées. Si c'était chez des gens à leur aise, l'hospitalité sollicitée au nom du cardinal était le plus souvent accordée par charité : chez d'autres, dont la bonne volonté n'était pas secondée par les moyens, ces prêtres demandaient que le malheureux fût reçu en pension ; ils convenaient du prix et en payaient immédiatement une partie par avance. Ils donnaient ensuite aux curés la note des personnes ainsi hébergées, afin que ceux-ci les visitassent ; et ils revenaient les visiter eux-mêmes. Il n'est pas nécessaire de dire que Frédéric ne bornait pas ses soins à ces maux extrêmes, et qu'il n'avait pas attendu qu'ils devinssent tels pour ôtre louché de pitié. Cette charité ardente, et à laquelle rien n'échappait, devait sentir toutes les souffrances, s'occuper de toutes, accourir là où elle n'avait pu les précéder, prendre pour ainsi dire toutes les formes sous lesquelles se diversifiait le besoin. Et, en effet, en réunissant toutes ses ressources, en s'imposant une plus rigoureuse économie, en puisant dans des épargnes destinées à d'autres libéralités devenues maintenant d'une importance malheureusement trop secondaire, il avait mis en oeuvre tous les moyens de se procurer de l'argent, pour le tout employer au soulagement des affamés. Il avait fait de grands achats de grains et en avait envoyé une forte partie dans les localités de son diocèse où l'on en manquait le plus ; et comme le secours était loin d'égaler les besoins, il y envoya de même du sel, « avec lequel, » dit Ripamonti 1 dans le récit qu'il fait de ces événements, « l'herbe des prés et l'écorcc des arbres se 1 Historiie patrix decadis V lib. VI, p. 386. 396 LES FIANCES. changent en aliments. » Il avait aussi réparti des grains et de l'argent parmi les curés de la ville ; il la parcourait lui-même, quartier par quartier, en répandant des aumônes ; il aidait secrètement nombre de familles indigentes ; dans le palais archiépiscopal, selon ce qu'atteste un écrivain contemporain, le médecin Alexandre Taddino, dans une narration que nous aurons souvent occasion de citer, deux mille écuelles de soupe de riz étaient tous les malins distribuées '. Mais vainement une admirable charité multipliait-elle ainsi les effets de sa sollicitude, effets que l'on peut dire grands sans doute, si l'on considère qu'ils étaient l'oeuvre d'un seul homme agissant par ses seuls moyens (car Frédéric refusait par système de se faire le dispensateur des largesses d'autrui) ; vainement à ses vastes libéralités venaient s'en joindre d'autres répandues par d'autres mains qui, sans ôlrc aussi fécondes, ne laissaient pas d'être nombreuses ; vainement, enfin, des subventions dans le même but avaient été décrétées par le conseil des décurions, qui avait confié au tribunal de provision le soin de les répartir : tous ces moyens de secours, mis ensemble, étaient encore bien peu de chose en comparaison des besoins. Tandis que quelques habitants des montagnes, prêts à mourir de faim, voyaient, par l'assistance du cardinal, se prolonger leur vie, d'autres arrivaient au dernier terme de l'indigence ; et bientôt les premiers, après avoir consommé un secours nécessairement limite, y retombaient également. En d'autres lieux qu'une charité obligée de choisir n'avait point oubliés, mais qu'elle avait gardés pour les derniers comme éprouvant moins de souffrances, les souffrances devenaient mortelles ; partout on périssait, de partout on accourait vers la ville. Dans celle ville, deux milliers peul-ôtrc d'affamés, plus robustes et plus adroits à vaincre la concurrence et à se faire faire place, avaient gagné une soupe, c'est-à-dirc toul juste ce qu'il fallait pour ne pas mourir ce jour-là ; mais plusieurs autres milliers restaient en arrière, enviant ceux que nous ne saurions appeler plus heureux, puisque parmi celle foule supplantée se trouvaient leurs femmes, leurs enfants, leurs pères ; et tandis que, dans quelques parties de la cité, quelques-uns des plus dénués de ressources et qui touchaient à leur fin étaient relevés, rappelés à la vie, pourvus d'un asile et de moyens d'existence pour quelque temps, en cent autres parties d'autres tombaient, languissaient ou expiraient même sans soulagement et sans secours. Tout le jour on entendait dans les rues un murmure confus de voix suppliantes ; la nuit, c'était un concert continu de sourds gémissements, de temps en temps interrompu par des éclats subtils de lamentations plus vives, par des exclamations de désespoir, par de ferventes invocations au ciel, qui se terminaient en des cris plus perçants encore. C'est chose remarquable que, dans un tel excès de malheur et parmi des plaintes de tant de sortes, il n'y ait eu aucune tentative d'émeute, qu'aucune voix ne se soil élevée pour la provoquer : du moins l'on ne voit dans les rela1 Itaggunglio de/1' origine et giorntdi succcsxi dc/hi grmi peste contogiosa, venefien et mfile/fc", seguita nelln cittii di Mitano, etc. Milano, 1648, p. 10. CHAPITRE XXVIII. 397 lions du temps absolument rien qui l'indique. El cependant, parmi ceux qui vivaient et mouraient de la manière que nous venons de décrire, il s'en trouvait bon nombre qui avaient été élevés à toute autre école que celle de la patience ; il s'y en trouvait par centaines de ceux-là même qui, le jour de saint Martin, avaient fait tant de bruit. On ne peut supposer que l'exemple des quatre malheureux dont la tête avait payé pour tous fût ce qui maintenant les retenait tous dans le devoir ; car l'aspect des supplices, et à plus forte raison leur simple souvenir, devaient avoir bien peu de puissance sur une multitude errante et réunie, qui se voyait comme condamnée au supplice le plus cruel par sa lenteur, et qui déjà le subissait. Mais nous sommes en général faits ainsi ; nous nous révoltons indignés et furieux contre des maux qui ne se font sentir que jusqu'à un certain point, et nous nous courbons en silence sous les maux extrêmes ; nous supportons, non par résignation, mais par stupeur, lorsqu'il est parvenu à son comble, l'étal de souffrance qu'à son début nous avions dit im- j possible à supporter. Le vide que la mortalité produisait chaque jour dans celle déplorable multitude était chaque jour aussi plus que comblé par de nouveaux arrivants : c'était vers Milan un concours continuel de gens qui s'y rendaient, d'abord des campagnes circonvoisinos, puis de toute la campagne du duché, puis de ses villes, et enfin d'autres villes encore. Et en même temps il parlait chaque jour aussi de Milan même un certain nombre de ses anciens habitants ; les uns pour se soustraire à la vue de tant de douleurs, d'autres, parce que, voyant pour ainsi dire leur place prise dans le champ de l'aumône par les nouveaux concurrents qui la venaient moissonner, ils faisaient la dernière tentative désespérée d'aller chercher du secours ailleurs, en quelque endroit que ce fût, pourvu que la foule de ceux qui en demandaient comme eux fùl moins grande et leur rivalité moins active. Ces voyageurs en sens divers se rencontraient dans leur marche, spectacle d'effroi pour les uns et pour les autres, indice fâcheux et présage sinistre de ce qui les attendait au terme du voyage que les uns et les autres avaient entrepris. Ils le continuaient cependant, sinon désormais par l'espérance de changer leur sort, du moins pour ne pas retourner vers un séjour qui leur était devenu odieux, pour ne plus revoir des lieux où ils avaient connu le désespoir. Us le continuaient, si ce n'est ceux qui, abandonnés de leurs dernières forces, tombaient sur la route et y demeuraient sans Vie ; spectacle plus saisissant encore dans sa tristesse pour leurs compagnons d'infortune, objet d'horreur et peut-être de reproches pour les autres passants. « J'ai vu, » écrit llipainonti, « sur le chemin qui contourne les murs de la ville, le cadavre d'une Le vide que la mortalité produisait chaque jour. (P. 397.) 398 LES FIANCES. femme De sa bouche sortait de l'herbe à demi rongée, et sur ses lèvres la rage semblait faire encore un effort. Elle avait un petit paquet sur ses épaules, et au-devant d'elle était attaché dans des langes un enfant qui par ses cris demandait le sein..... Des personnes compatissantes étaient survenues, qui, ayant ramassé ce malheureux petit être, l'emportaient, faisant pour lui l'office de mère. » Ce contraste de haillons et de parures, de misère et de superfluités, que l'on voit habituellement dans les temps ordinaires, avait alors complètement cessé. La misère et les haillons étaient presque partout, et l'on ne s'en distinguait que par un extérieur de la médiocrité la plus simple. On voyait les nobles vêtus d'un habit modeste, ou même usé et mal soigné ; les uns, parce que les causes générales de l'infortune publique avaient atteint leur fortune jusqu'à les contraindre à ce changement, ou bien avaient porté le dernier coup à des fortunes déjà dérangées ; les autres, parce qu'ils craignaient d'aigrir par des dehors fastueux le désespoir de tout un peuple, ou qu'ils eussent rougi d'insulter à son malheur. Ces tyrans odieux et respectés par crainte, qui n'avaient jamais marché qu'avec une troupe de bravi à leur suite, allaient aujourd'hui presque seuls, la tête basse, et avec une physionomie qui semblait offrir et demander la paix. D'autres qui, au temps de la prospérité, avaient eu des sentiments plus humains et de plus honnêtes habitudes, se montraient maintenant eux-mêmes abattus, consternés, et comme ne pouvant soutenir la vue d'une calamité qui excédait, non-seulement la possibilité de l'assistance, mais je dirais presque les forces de la commisération. Celui qui avait les moyens de faire quelque aumône était cependant obligé à un triste choix entre la faim et la faim, entre l'urgence et une urgence plus grande ; et une main compatissante ne s'était pas plus tôt baissée sur la main d'un malheureux, qu'une lutte entre les autres malheureux s'élevait tout à l'entour. Ceux à qui il restait un peu de force s'avançaient pour demander avec plus d'instances ; les plus exténués, les vieillards, les enfants, tendaient leurs mains décharnées ; les mères élevaient en l'air et présentaient La misère et les haillons étaient presque partout.. (P. 398.) CHAPITRE XXVIII. 399 de loin leurs nourrissons dont les cris exprimaient la souffrance, et qui, mal enveloppés dans des langes réduits en lambeaux, étaient, par langueur, repliés sur eux-mêmes dans les mains défaillantes qui appelaient sur eux la pitié. Ainsi se passèrent l'hiver et le printemps. Depuis quelque temps déjà le tribunal de santé représentait au tribunal de provision qu'une aussi grande misère amassée et répandue partout dans la ville la menaçait d'une maladie contagieuse, et il proposait que les mendiants fussent recueillis dans divers hospices. Pendant qu'on examine ce projet, qu'on l'approuve, qu'on s'occupe du choix des locaux et des moyens d'exécution, les cadavres encombrent les rues chaque - jour davantage, et toutes les autres misères augmentent dans la même mesure. Dans le tribunal de provision, on propose, comme un expédient plus prompt et plus facile, de réunir tous les mendiants, valides ou malades, dans un seul lieu, dans le lazaret, où ils seraient nourris et soignés aux frais du trésor public ; et c'est le parti auquel on s'arrête, contre l'avis du tribunal de santé, lequel objectait qu'une aussi grande réunion de personnes ne pourrait qu'augmenter le danger que l'on voulait prévenir. Le lazaret de Milan (pour prévoir le cas où cette histoire tomberait dans les mains de quelqu'un qui ne le connaîtrait ni pour l'avoir vu, ni par la description qui lui en aurait été faite) est un enclos à quatre côtés presque égaux, situé hors de la ville, à gauche de la porte dite orientale, éloigné du rempart de tout l'espace que comprennent le fossé, un chemin de eirconvallation et un autre petit fossé creusé tout autour de l'enclos même. Les deux plus grands côtés ont à peu près cinq cents pas. de longueur ; les deux autres, peut-être quinze de moins ; tous les quatre, dans la partie extérieure, sont divisés en petites chambres de plain-pied avec le sol et saris autre étage au-dessus ; en dedans règne sur trois de ces côtés un portique continu, voûté et soutenu par de petites colonnes assez grêles. Les chambres étaient au nombre de deux cent quatre-vingt huit, ou peutêtre un peu moins. De nos jours, une grande ouverture pratiquée au milieu, et une autre plus petite dans un coin de la façade du côté qui longe la grande route, ont pris je ne sais combien de ces chambres. Dans le temps auquel se rapporte notre histoire, il n'y avait que deux entrées, l'une au milieu, du côté qui fait face aux murs de la ville, l'autre vis-à-vis, dans la partie opposée. Au centre de l'espace intérieur s'élevait une petite église, de forme octogone, qui subsiste encore. La destination primitive de tout l'édifice, commencé en l'année 1489, avec les fonds provenant d'un legs particulier, et continué ensuite au moyen des subventions de l'administration publique ainsi que par les ressources que fournirent d'autres legs et donations, fut, ainsi que son nom l'indique, d'y recueillir, lorsque le cas s'en présentait, les personnes atteintes de la peste, maladie qui, longtemps avant cette époque, se montrait, comme elle s'est montrée longtemps encore après, deux, quatre, six, huit fois par siècle, tantôt sur tel point de l'Europe, tantôt sur tel autre, en embrassant quelquefois une grande partie, ou même la parcourant tout entière et dans tous les sens. Dans le 400 LES FIANCES. moment dont nous parlons, le lazaret ne servait que de lieu de dépôt pour les marchandises sujettes à quarantaine. Pour le déblayer maintenant, on ne s'arrêta pas à la rigueur des lois sanitaires ; on fit à la hâte les purges et les épreuves prescrites, après quoi toutes les marchandises furent remises à la fois à ceux à qui elles appartenaient. On fit répandre de la paille dans toutes les chambres ; on se pourvut de vivres de telle qualité et en telle quantité que l'on put ; et, par un édit public, on invita tous les mendiants à aller occuper l'asile qui venait d'être préparé pour eux. Beaucoup s'y rendirent volontairement. Tous ceux qui étaient malades et couchés dans les rues et les places publiques y furent transportés ; en peu de jours, il y en eut, en comptant les uns et les autres, plus de trois mille. Mais il en resta dehors un bien plus grand nombre. Soit que chacun d'eux attendît de voir partir les autres pour exploiter ensuite avec moins de concurrents les aumônes de la ville, soit qu'ils fussent retenus par celle répugnance naturelle qui s'attache à l'idée de la réclusion, ou par cette défiance avec laquelle les pauvres accueillent tout ce qui leur est proposé par la classe qui possède les richesses et le pouvoir (défiance toujours proportionnée à l'ignorance de celui qui l'éprouve comme de celui qui l'inspire, au nombre des pauvres et aux défectuosités des lois), soit qu'ils sussent ce qu'était en réalité le bienfait qui leur était offert, soit toutes ces raisons ensemble ou toute autre, le l'ail est que la plupart, ne tenant nul compte de l'invitation, continuaient à se traîner à grand'pcinc par les rues. On jugea convenable alors de passer de l'invitation à la contrainte. On fit faire des rondes par des sbires qui avaient ordre de chasser tous les mendiants vers le lazaret, et d'y conduire liés ceux qui feraient résistance, assignant à ces agents une prime de dix sous pour chaque mendiant qu'ils amèneraient. ; tant il est vrai que, même dans les temps de la plus grande gêne, l'argent du public se trouve toujours pour l'employer à rebours du sens commun ! Et bien que, conformément aux conjectures, ou même au calcul positif du tribunal de provision, un certain nombre de ces malheureux quittassent la ville pour aller vivre ou mourir ailleurs, mais du moins en liberté, la chasse cependant fut si bien faite qu'en peu de temps la masse des individus reçus au lazaret, tant en hôtes volontaires qu'en prisonniers, ne fui guère audessous de dix mille. On doit supposer que les femmes elles enfants furent placés dans des quartiers à part, quoique les mémoires du temps n'en disent rien. Les règlements et les mesures de bon ordre n'auront pas manqué sans doute ; mais on se ligure sans peine quel ordre pouvait être établi et maintenu, dans ce temps-là surtout et dans de pareilles circonstances, parmi un si nombreux rassemblement de gens si différents entre eux, où les reclus volontaires se trouvaient mêlés à ceux qui l'étaient par force, les hommes pour qui la mendicité élail une nécessité, un sujet de honte et de douleur, avec ceux dont elle était le métier et l'habitude, tous ceux qui avaient passé leur vie dans l'honorable activité des champs et des manufactures, avec tant d'autres dont l'éducation s'était faite au coin des CHAPITRE XXV11I. 401 rues, dans les cabarets, dans les palais de quelque haut brigand, pour apprendre en ces divers lieux la fainéantise, la débauche, l'art de tromper et de tourmenter ses semblables. Quant à la manière dont tous étaient logés et nourris, on pourrait, par de tristes conjectures, s'en faire une idée, lors même que nous n'aurions pas à cet égard des notions positives ; mais nous en avons. Ils couchaient entassés par vingt et par trente dans chacune des petites chambres dont nous avons parlé, ou sous les portiques, sans autre lit qu'un peu de paille corrompue et fétide ou le carreau ; car il avait bien été ordonné que la paille fût fraîche, en quantité suffisante, et souvent renouvelée ; mais dans le fait on l'avait fournie mauvaise, en petite quantité, et on ne la renouvelait point. De même l'ordre était que le pain fût de bonne qualité ; et quel administrateur, en effet, a jamais dit que l'on doive fabriquer et mettre en consommation de mauvais aliments ? Mais ce qu'on n'aurait pu obtenir dans des circonstances ordinaires, même pour une fourniture moins considérable, comment l'obtenir dans la circonstance actuelle et pour tant de monde ? On dit alors, selon ce que rapportaient les mémoires, que le pain du lazaret était mêlé de substances pesantes et nullement nutritives, et il n'est que trop à croire que ce ne fut pas là une de ces plaintes sans fondement qui sortent quelquefois de la bouche du peuple. L'eau même manquait, c'est-à-dire l'eau vive et salubre. On n'avait pour s'abreuver que celle du bief longeant les murs de l'enclos, et qui, habituellement basse, lente, bourbeuse même en quelques endroits, était de plus devenue ce qu'elle pouvait être avec un tel voisinage et l'usage qu'en faisait une multitude composée comme celle qui habitait ce lieu. A toutes ces causes de mortalité, d'autant plus actives qu'elles s'exerçaient sur des corps malades ou près de l'être, vint se joindre une influence atmosphérique, une influence très-pernicieuse: des pluies obstinées, suivies d'une sécheresse plus obstinée encore et d'une précoce et très-forte chaleur. Qu'on se ligure maintenant ce qu'ajoutaient aux maux les sentiments des maux euxmêmes, l'ennui et l'impatience de la captivité, le souvenir des anciennes habitudes, les regrets sur des êtres chéris que l'on avait perdus, l'inquiétude sur ceux dont on était séparé, la contrariété et le dégoût réciproques entre toutes ces personnes condamnées à vivre ensemble, bien d'autres affections encore disposant à l'abattement ou à la colère, apportées ou nées dans ce lieu ; puis l'appréhension et le spectacle continuel de la mort, rendue fréquente par tant de causes et devenue elle-même une nouvelle et puissante cause de mort ; qu'on se figure tout cela, disons-nous, et l'on ne s'étonnera nullement que la mortalité se soit accrue et qu'elle ait régné dans cette enceinte jusqu'au point de prendre l'apparence et de recevoir de plusieurs le nom de peste. Et ici le champ s'ouvre aux questions et aux controverses. Doit-on croire que la maladie était simplement épidémique, et que son activité a été seulement augmentée par la réunion et l'accroissement successif de toutes ces causes si capables de produire un tel effet ? Ou bien, et .comme il paraît que cela arrive dans les disettes moins graves même et moins prolongées que celles-ci, existe-t-il une 51 402 LES FIANCES. sorte de contagion qui trouverait dans des corps affectés et prédisposés par la souffrance, par la mauvaise qualité des aliments, par les intempéries de l'air, par là saleté, par les peines et l'abattement de l'âme, toutes les conditions nécessaires à sa naissance, son développement et sa propagation (s'il est permis à un ignorant de hasarder ces paroles après l'hypothèse avancée par quelques physiciens et reproduite dernièrement, avec beaucoup de raisons à l'appui et grande réserve, par un esprit non moins soigneux dans ses observations qu'ingénieux dans les inductions qu'il en tire) 1 ? Faut-il supposer ensuite que la contagion ait d'abord éclaté dans le lazaret même, comme il paraît, d'après une obscure et inexacte relation, que les médecins de la santé le pensèrent ? Ou ne peut-on pas regarder comme plus vraisemblable, surtout si l'on considère combien la souffrance était déjà ancienne et générale et la mortalité fréquente, que cette contagion était née et couvait sourdement dès avant la réclusion au lazaret, et qu'apportée dans cette foule permanente, elle s'y est propagée avec une nouvelle et terrible rapidité ? Quelle que soit, de ces conjectures, la véritable, le nombre des morts dans le lazaret dépassa bientôt par jour la centaine. Pendant que là, parmi ceux qui existaient encore, ce n'était que langueur, angoisses, plaintes et frémissements, on élait, au tribunal de provision , dans la honte, le trouble et l'incertitude. On tint conseil, on prit l'avis de la Santé ; on n'imagina rien de mieux que de défaire ce que l'on avait fait avec tant d'appareil, de dépenses et de vexations. On ouvrit les portes du lazaret, on congédia tous les pauvres encore valides qui s'y trouvaient, et qui se hâtèrent d'en sortirent avec une joie furibonde. La ville retentit de nouveau de ces cris plaintifs dont elle avait été précédemment attristée, mais qui, celle fois, étaient plus faibles et moins continus ; elle revit cette foule misérable ; mais elle la revit moins nombreuse et plus digne encore de pitié, dit Ripamonti, si l'on songeait aux causes qui l'avaient ainsi réduite. Les malades furent transportés à SanlaMaria-della-Stclla, qui était alors un hôpital pour les pauvres, et la plupart y périrent. Mais les blés cependant commençaient à blondir. Les mendiants venus de la campagne s'en furent, chacun de son côté, vers celle moisson si désirée. Le bon Frédéric leur fit ses adieux par un dernier effort et un nouveau moyen de charité que lui suggéra sa prévoyance ; il fit donner à chaque paysan qui se présentait à l'archevêché un Giulio1* et une faucille de moissonneur. La moisson enfin vint faire cesser la disette. La mortalité, épidémique ou contagieuse, diminuant de jour en jour, se prolongea cependant jusque vers le milieu de l'automne. Elle louchait à son terme lorsqu'un nouveau fléau parut. Plusieurs événements majeurs, et de ceux auxquels on donne plus spécialement le titre de faits historiques, s'étaient passés pendant qu'avaient eu lieu 1 Del morbo petechialc... c deg/i nltri contagi in générale, opéra dcl doit. F. Knrico Acorbi, cap. m, § 1 e 2. * Pièce de monnaie. 1 Sue/., 6 feux ; préparez les métaux. CHAPITRE XXVIII. 403 ceux dont nous venons de présenter le tableau. Le cardinal de Richelieu, après avoir pris la Rochelle, comme nous l'avons dit, et avoir bâclé le mieux possible un traité de paix avec le roi d'Angleterre, avait proposé, et par sa parole toutepuissante, fait adopter dans le conseil du roi de France la résolution de prêter un secours efficace au duc de Nevers, et en même temps il avait décidé le roi lui-même à commander en personne l'expédition. Pendant qu'on en faisait les préparatifs, le comte de Nassau, commissaire impérial, enjoignait, à Mantoue, au nouveau duc de remettre dans les mains de Ferdinand les États en litige, à défaut de quoi ce prince enverrait une armée pour les occuper. Le duc qui, dans des circonstances où moins d'espoir lui était permis, avait su éviter de subir une condition si dure et si peu propre à lui inspirer confiance, faisait d'autant plus en sorte de s'y soustraire maintenant que le secours de la France s'offrait à lui comme prochain. Toutefois, se gardant d'énoncer un refus formel , il cherchait à gagner du temps par des réponses évasives et par des propositions d'une sorte de soumission qui, donnant plus aux apparences, lui était dans le fait moins onéreuse. Le commaissaire était reparti, lui protestant qu'on en viendrait aux moyens de rigueur. Au mois de mars, le cardinal de Richelieu , selon ce qui avait été arrêté, était descendu en Italie, avec le roi, à la tête d'une armée ; il avait demandé le passage au duc de Savoie ; on avait traité sans rien conclure ; après une affaire où les Français avaient eu l'avantage, on avait traité de nouveau et conclu cette fois un accord dans lequel, entre autres stipulations , il était dit que don Gonzalo lèverait le siège de Casai, le duc s'engageant, si celui-ci refusait, à se joindre aux Français pour envahir le duché de Milan. Don Gonzalo, jugeant que s'il s'en tirait à bon marché, avait levé le siège, et un corps de Français était aussitôt entré dans Casai pour renforcer la garnison. Ce fut à cette occasion que l'Achillini adressa au roi Louis son fameux sonnet : Sudate, o fochi, apreparar mctulli ', cl un autre où il l'exhortait à marcher sans délai à la délivrance de la TerreSainte. Mais il est de la destinée des poètes qu'on ne suive jamais leur avis ; et si vous trouvez dans l'histoire quelques faits conformes à ce qu'ils ont pu conseiller, dites hardiment que c'étaient choses antérieurement résolues. Le cardinal de Richelieu avait, au contraire, déterminé le retour de son monde en France pour des affaires qui lui paraissaient plus pressées. Girolamo Soranzo, envoyé des Vénitiens, eut beau présenter motifs sur motifs pour combattre cette résolution : le roi et le cardinal, ne s'arrêtant pas plus à sa prose qu'aux vers de l'Achillini, s'en retournèrent avec le gros de l'armée, laissant seulement six mille hommes à Suze pour garder le passage et assurer l'observation du traité. Pendant que cette armée s'éloignait d'un côté, celle de Ferdinand s'appro- 404 LES FIANCÉS. chait de l'autre ; elle avait envahi le pays des Grisons et la Valteline ; elle se disposait à descendre dans le Milanais. Outre les dommages de toute sorte qu'un tel passage pouvait faire craindre, l'avis positif était parvenu au tribunal de santé que cette armée recelait un germe de peste, contagion dont il régnait toujours quelque symptôme parmi les troupes allemandes, ainsi que l'observe Varchi, en parlant de celle qu'elles avaient, un siècle auparavant, apportée à Florence. Alexandre Taddino, l'un des conservateurs de la santé (ils étaient au nombre de six, sans compter le président, quatre magistrats et deux médecins), fut chargé par le tribunal, comme il le raconte lui-même dans sa relation déjà citée ', de représenter au gouverneur l'épouvantable danger qui menaçait le pays, si cette armée y passait pour aller faire le siège de Mantoue, comme le bruit en courait. De tout ce qu'a fait don Gonzalo dans le cours de sa vie, on peut inférer qu'il souhaitait ardemment de se préparer une place dans l'histoire, et elle n'a pu en effet éviter de s'occuper de lui ; mais, comme cela arrive souvent, elle n'a pas connu ou elle a négligé de consigner dans ses fastes celui des actes de cet homme qui est le plus digne de mémoire, la réponse qu'il fit à Taddino dans cette circonstance. Il répondit qu'il ne savait qu'y faire, que les raisons d'intérêt et les considérations de réputation personnelle pour lesquelles celle armée s'était mise en marche devaient l'emporter sur le danger dont on parlait ; que du reste on n'avait qu'à tâcher de se garantir le mieux possible et puis espérer en la Providence. Pour se garantir donc le mieux possible, les deux médecins de la santé (Taddino, que nous venons de nommer, et Senatore Sellala, fils du célèbre Lodovico) proposèrent à ce tribunal qu'il fûl défendu sous des peines très-sévères d'acheter quelque objet que ce fût des soldais qui devaient incessamment passer ; mais il ne fut pas possible de faire comprendre la nécessité d'un tel ordre au président, « homme, dit Taddino, d'une grande bonté, qui ne pouvait ::roirc que des rapports avec ces gens et le maniement de leurs effets dussent occasionner la mort de tant de milliers de personnes. » Nous citons ce trait comme l'un de ceux de l'époque qui sont à remarquer, car bien certainement, depuis qu'il existe des tribunaux de santé, on n'a vu que ccttc fois le président d'un tel corps faire un raisonnement semblable, si l'on peut l'appeler raisonnement. Quant à don Gonzalo, peu après cette réponse, il quitta Milan, et son départ ne fut pas pour lui moins désagréable que la cause qui l'y obligeait. Il étail rappelé pour le mauvais succès de la guerre dont il avait dirigé les opérations après en avoir été le moteur, et le peuple l'accusait de la famine dont la contrée avait été sous son gouvernement affligée. (Pour ce qui regarde la peste, ou l'on ignorait ce qu'il avait fait, ou sûrement, comme nous le verrons plus tard, personne ne s'en inquiétait, si ce n'est le tribunal de simté, et surtout les deux médecins.) Il partit donc, et voici de quelle manière : Comme il venait de sortir du palais du gouvernement en voilure de voyage, entouré d'une escorte de hallc«  Pag. ic. CHAPITRE XXVIII. 405 bardiers, précédé de deux trompettes à cheval et suivi d'autres voitures où se trouvaient les nobles qui avaient cru devoir l'accompagner dans cette circonstance, il fut accueilli à grand bruit de sifflets par des enfants qui s'étaient rassemblés sur là place du Duomo, et qui après se mirent en troupe à le suivre. Arrivé dans la rue qui conduit à là porte du Tésia, par où l'on devait sortir de la ville, le cortège se trouva au milieu d'une foule de gens, dont les uns étaient là à attendre et les autres accouraient, d'autant plus que les trompettes, hommes d'étiquette avant tout, ne cessèrent de sonner de leur instrument depuis le palais jusqu'à la porte. Et dans le procès qui se fit ensuite sur ce tumulte, l'un de ceux-ci, à qui l'on reprochait d'avoir été cause, par son trompetage continuel, que le tumulte s'accrût, répondit : « Mon cher Monsieur, c'est notre profession* et, si Son Excellence n'avait pas pour agréable que nous sonnassions, elle n'avait qu'à nous faire dire de nous taire. » Mais don Gonzalo, soit qu'il répugnât à donner cet ordre qui eût pu marquer de là crainte, soit qu'il appréhendât de rendre ainsi cette multitude plus hardie, ou soit même encore qu'il fût en effet un peu troublé, laissait faire et n'ordonnait rien. La multitude, que les gardes avaient inutilement tenté de repousser, précédait, entourait, suivait les voitures en criant : « C'est la disette qui s'en va ; il s'en va, le sang des pauvres, » et autres choses encore moins gracieuses. Quand ils furent près de la porte, ils se mirent à lancer des pierres, des briques, des trognons de choux, des débris de toute sorte, toute la mitraille, en un mot, qui s'emploie d'ordinaire en de pareilles expéditions ; partie d'entre eux coururent sur les remparts, d'où ils firent une dernière décharge sur les voilures qui sortaient. Aussitôt après ils se séparèrent. Don Gonzalo fut remplacé par le marquis Ainbroise Spinola, dont le nom avait déjà acquis, dans les guerres de Flandre, cette célébrité militaire qu'il conserve encore aujourd'hui. Cependant l'armée allemande, sous le commandement en chef du comte Rambaldo de Collalto, autre condottiere italien, dont la réputation, sans être aussi grande, était cependant assez belle, avait reçu l'ordre définitif de marcher sur Mantoue, et au mois de septembre elle entra dans le duché de Milan. La milice, à cette époque, était encore composée en grande partie d'aventuriers enrôlés par des condottieri de profession qui formaient cette troupe, sur la commission qu'ils en recevaient de tel ou tel prince, quelquefois même pour leur propre compte et pour se vendre ensuite eux et leur troupe tout ensemble. C'était moins par la solde que les hommes étaient attirés à ce métier que par l'espérance du pillage et tous les attraits de la licence. Une discipline fixe et générale n'existait point ; elle aurait eu peine à s'accorder avec l'autorité en partie indépendante des divers condottieri. Ceux-ci d'ailleurs, en fait de discipline, n'étaient pas fort recherchés, et l'cussent-ils voulu, on ne voit guère comment ils auraient pu parvenir à l'établir et la conserver, car des soldats de cette espèce se seraient révoltés contre un condottiere novateur qui se serait mis en tête d'abolir le pillage, ou pour le moins ils l'auraient laissé seul à la garde de ses drapeaux. De plus, comme les princes, en prenant, pour ainsi dire, ces bandes 406 LES FIANCES. à louage, songeaient plutôt à se procurer des forces nombreuses pour assurer le succès de leurs entreprises qu'à les mettre en rapport avec leurs moyens de les payer, lesquels étaient pour l'ordinaire fort restreints, il s'ensuivait que la solde n'arrivait que .tardivement, petit à petit, par à-comptes, elles dépouilles des pays sur lesquels venait s'abattre le fléau figuraient pour cette solde comme un supplément tacitement convenu. Celte sentence de Wallenstcin est presque aussi fameuse que son nom. Il est plus aisé, «lisait-il, de tenir sur pied une armée de cent mille hommes qu'une de douze mille. Celle dont nous parlons était en grande partie composée des mêmes troupes qui, sous le commandement de ce chef, avaient désolé l'Allemagne dans celle guerre célèbre entre toutes, qui prit son nom des trente années de sa durée ; on en était alors à la onzième. Le régiment de Wallenstein lui-même s'y trouvait- sous la conduite d'un de ses lieutenants ; la plupart des autres condottieri avaient commandé sous lui, et l'on y en comptait plusieurs de ceux qui, quatre ans après, devaient aider à le conduire à la triste fin qui lui était réservée. L'armée était de vingt-huit mille fantassins et sept mille chevaux. En descendant de la Valtoline pour se porter sur le Mantouan, clic devait suivre toute la ligne que l'Adda parcourt, comme lac sur deux branches, et ensuite de nouveau comme fleuve jusqu'à son embouchure dans le Pô, après quoi elle avait encore à côtoyer assez longtemps ce dernier fleuve. En tout huit journées de marche dans le duché de Milan. Une grande partie des habitants se réfugiaient sur les montagnes, y emportant ce qu'ils avaient de mieux, et poussant devant eux leurs bestiaux ; d'autres restaient., ou pour ne pas abandonner quelque malade de leur famille, ou pour préserver leurs maisons de l'incendie, ou pour avoir l'oeil sur des objets précieux qu'ils avaient cachés, enfouis sous terre ; d'autres aussi parce qu'ils n'avaient rien à perdre, ou même qu'ils comptaient sur -quelque chose à gagner. Quand la troupe qui était la première en marche arrivait au lieu de son étape, son premier soin était de se répandre dans lotîtes les habitations et de l'endroit et des environs, et de les mettre tout simplement au pillage. Ce qui pouvait être consommé ou emporté disparaissait ; le reste était détruit ou saccagé ; les meubles devenaient du bois pour le feu ; les maisons, des écuries ; sans parler des violences, des sévices, des outrages de toute sorte sur les malheureux habitants. Tous les moyens, toutes les ruses que ceux-ci avaient pu mettre en oeuvre pour sauver quelques effets étaient le plus souvent inutiles ou quelquefois ne servaient qu'à causer plus de mal. Les soldats, bien plus au l'ait (pie ces pauvres gens des stratagèmes de cet autre genre de guerre, fouillaient dans tous les recoins du logis, démolissaient., abattaient les planchers et les murailles ; ils reconnaissaient aisément dans les jardins la terre fraîchement remuée ; ils allaient jusque sur les montagnes s'emparer des bestiaux ; ils pénétraient, guidés par quelque vaurien de l'endroit, dans les grottes ignorées, pour y chercher l'homme un peu riche qui s'y était blotti ; ils le traînaient à sa demeure, et, par une torture de menaces et de coups, le forçaient à indiquer le lieu où était caché son trésor. CHAPITRE XXVlll. 407 Us parlaient enfin, ils étaient partis ; on entendait de loin mourir le son des tambours ou des trompettes ; on avait quelques heures d'un repos plein d'épouvante ; et puis ce maudit son de tambour, ce maudit son de trompette recommençait, annonçant une nouvelle troupe. Ceux-ci, ne trouvant plus de butin à faire, n'en détruisaient qu'avec plus de fureur le peu qui pouvait rester encore ; ils brûlaient les tonneaux vidés par les premiers, les portes des chambres où ceux-ci n'avaient laissé que les quatre murs ; ils mettaient le feu aux maisons mêmes, maltraitaient les personnes, cela va sans dire, avec d'autant plus de rage ; et la chose allait ainsi de mal en pis pendant vingt jours ; car c'était en vingt troupes séparées (pie l'armée effectuait, sa marche. Colico fui le premier endroit du duché qu'envahirent ces démons ; ils se jetèrent ensuite sur Bellano ; de là ils entrèrent et se répandirent dans la A'alsassina, d'où ils débouchèrent dans le territoire de Lecco. On entend de loin mourir le son des tambours... (P. 407.) CHAPITRE XXIX Ici, parmi les pauvres gens livrés à un trop juste effroi, nous en trouvons de notre connaissance. Qui n'a pas vu don Abbondio le jour où l'on apprit tout à la l'ois la venue de l'armée, son approche et les excès qu'elle commettait sur son passage, ne sait point ce que c'est que l'embarras dans une crise, ce que c'est que la frayeur. Us arrivent ; trente, quarante, cinquante mille ; ce sont des diables, des ariens, des antechrists ; ils ont pillé Cortennova ; ils ont brûlé Primaluna : ils saccagent Introbbio, Pasturo, Barsio ; ils sont à Balabbio ; demain ils seront ici : telles étaient les annonces qui passaient de bouche en bouche, tandis que chacun courait et s'arrêtait tour à tour, que l'on se consultait tumultueusement, qu'on hésitait entre le parti de fuir et celui de rester, que les femmes se rassemblaient dans la rue, portant les mains à leurs cheveux en signe de désolation. Don Abbondio, décidé avant tout autre et plus que tout autre à fuir, voyait pourtant dans chaque route à prendre, dans chaque lieu à choisir pour asile, des obstacles insurmontables, d'épouvantables dangers. « Comment faire ? » s'écriaitil : « oùaller ? » Les montagnes, sans parler de la difficulté du chemin, n'étaient pas sûres, et l'on savait que les lansquenets y grimpaient comme des chats, sur le moindre indice et la moindre espérance d'un bulin qu'ils pourraient y faire. Le lac était agité, et il faisait grand vent : d'ailleurs, la plupart des bateliers, craignant d'être forcés à transporter des soldats ou des bagages, s'étaient réfu- CHAPITRE XXIX. 409 giés avec leurs barques sur l'autre rive. Quelques-unes, qui étaient restées, étaient ensuite parties surchargées de monde ; et l'on disait que, par cet excès de poids et le mauvais temps, elles risquaient à tout moment de périr. Pour aller au loin et en dehors de là route que l'armée devait suivre, il n'était possible de trouver ni voiture ni cheval, ni aucun autre moyen de transport ; à pied, c'était trop fort pour don Abbondio qui n'était pas grand marcheur, et qui craignait d'être rattrapé en chemin. Lé territoire bergamesqué n'était pas si éloigné que ses jambes n'eussent pu l'y porter tout d'une traite ; mais on savait qu'un escadron de Cappclletti ' avait été envoyé à la hâte de Bergame pour occuper la ligne de la frontière et tenir en respect lés lansquenets ; et c'étaient encore, ni plus ni moins que les autres, des diables incarnés qui faisaient de leur côté tout le mal qu'ils pouvaient faire. Le pauvre homme courait dans s maison éperdu, hors de lui-même ; il allait sur les pas de Perpetua, pour concerter avec elle une résolution ; mais Perpetua, tout occupée à ramasser ce qu'il y avait de mieux dans les effets du ménage et à le cacher au galetas ou dans tous les coins du logis, passait en courant, chagrine, distraite, les bras chargés ou les mains pleines, et répondait : « Tout à l'heure je vais avoir fini de mettre ceci en sûreté, et puis nous ferons comme les autres. » Don Abbondio voulait la retenir et raisonner avec elle sur les divers partis qui pouvaient être à prendre ; mais la gouvernante affairée, pressée, ayant d'ailleurs sa part d'effroi et tout le dépit que lui causait l'effroi de son maître, était, dans cette circonstance, moins traitable que jamais. «Les autres s'ingénient ; nous nous ingénierons aussi. Pardon, voyez-vous ; mais vous n'êtes bon qu'à embarrasser. Croyez-vous que les autres n'aient pas leur peau à sauver tout comme vous, que ce ne soit qu'à vous que les soldats viennent faire la guerre ? Vous pourriez bien me donner un coup de main dans un moment tel que celui-ci, au lieu d'être toujours sur mes talons à pleurnicher et m'cmpôehor de faire ma besogne. » Par ces réponses et d'autres semblables elle se débarrassait de lui, ayant déjà formé son plan et déterminé, aussitôt qu'elle aurait fini de son mieux cette opération si précipitée, de le prendre par le bras comme un enfant et de le traîner sur la montagne. Ainsi laissé tout seul, il se mettait à la fenêtre, regardait ici et là, prêtait l'oreille, et, lorsqu'il voyait passer quelqu'un, il criait d'une voix moitié dolente, moitié fâchée : « Faites donc cet acte de charité pour votre pauvre curé, de lui chercher un cheval, un mulet, un âne. Est-il possible que personne ne veuille venir à mon aide ? Oh ! quelles gens ! Attendez-moi du moins, que nous puissions partir ensemble ; attendez d'être quinze ou vingt, pour m'emmener avec vous autres et que je ne sois pas abandonné. Voulez-vous me laisser au pouvoir des chiens ? Ne savez-vous pas que ce sont des luthériens pour la plupart, et que tuer un prêtre est à leurs yeux une oeuvre méritoire ? Voulez-vous me laisser ici pour recevoir le martyre ? Oh I quelles gens ! Oh ! quelles gens 1 » Mais à qui disait-il tout cela ? A des hommes qui passaient courbés sous le ' Troupes à cheval, que l'on nommait aussi Albanesi. (N. du T.) 52 410 LES FIANCES. poids de leurs pauvres effets et songeant à ce qu'ils en laissaient dans leurs demeures, tandis qu'ils poussaient leurs vaches devant eux et qu'ils menaient à leur suite leurs enfants, chargés eux-mêmes autant qu'ils pouvaient l'être, et leurs femmes portant au bras d'autres enfants plus jeunes qui ne pouvaient marcher. Les uns poursuivaient leur chemin sans répondre ni regarder en haut ; d'autres disaient :« Eh, monsieur, nous faisons comme nous pouvons ; faites de même ; vous êtes heureux, vous ; vous n'avez pas une famille à qui vous deviez songer ; cherchez à vous aider vous-même de votre mieux. — Oh ! pauvre homme que je suis ! s'écriait don Abbondio ; oh ! quelles gens ! Il n'y a point de charité ; chacun pense à soi ; et personne ne veut penser à moi. » Et il retournait chercher Perpetua. « Oh ! à propos 1 dit celle-ci, et l'argent ? — Comment ferons-nous ? — Donnez-le-moi ; j'irai l'enterrer dans le jardin, avec les couverts. — Mais — Mais, mais ; donnez donc ; gardez quelque chose pour le besoin du moment, et puis laissez-moi faire. » Don Abbondio obéit ; il alla vers son bureau, en tira son petit trésor et le remit à Perpetua qui dit : « Je vais l'enterrer dans le jardin, au pied du figuier. » Et elle y alla. Peu de moments après elle reparut avec des provisions de bouche dans un panier et une petite hotte vide. Elle y mit bien vite dans le fond un peu de linge tant à elle qu'à son maître, en disant : « Pour votre bréviaire au moins, ce sera vous qui le porterez. — Mais où allons-nous ? — Où vont tous les autres ? Nous irons d'abord dans la rue ; et là nous saurons ce qu'on dit, et nous verrons ce que nous avons à faire. » Dans ce moment Agnese entra, portant aussi sa petite hotte sur ses épaules, et avec l'air de quelqu'un qui vient faire une proposition importante. Agnese, également décidée à ne pas attendre des hôtes de cette espèce, seule comme elle était dans sa maison, et possédant un peu de ce bel or que YInnomé avait mis dans ses mains, avait été quelque temps incertaine sur le lieu où elle irait chercher un refuge ; et c'était même ce reste d'un fonds dont le secours avait été si précieux pour elle durant les mois de la famine, qui aujourd'hui causait essentiellement son inquiétude et son irrésolution ; parce qu'elle avait appris que, dans les endroits déjà envahis par les troupes, ceux qui avaient de l'argent s'étaient trouvés dans une position plus critique, étant exposés tout à la fois aux violences des étrangers et aux mauvais coups des gens du pays même. A la vérité, depuis que ce bien lui était, comme on dit, tombé du ciel, elle n'en avait fait la confidence à personne, si ce n'est à don Abbondio, par qui elle allait se faire changer en monnaie un écu après l'autre, en lui laissant toujours quelque chose à donner à de plus pauvres qu'elle. Mais l'argent caché tient son propriétaire, surtout si celui-ci n'en manie pas souvent, dans un soupçon continuel du soupçon des autres. Or, tandis qu'elle aussi allait nichant çà et là de son mieux ce qu'elle ne pouvait emporter avec elle. CHAPITRE XXIX. 411 tout en songeant aux écus d'or qu'elle tenait cousus dans son corset, il lui souvint que YInnomé, en les lui envoyant, les avait fait accompagner de ses offres de service les plus étendues ; elle se rappela ce qu'elle avait oui raconter de ce château situé dans un lieu si sûr et où les oiseaux seuls pouvaient arriver contre le gré du maître ; et elle résolut d'aller demander asile. Elle chercha comment elle pourrait se faire reconnaître de ce seigneur, et don Abbondio lui vint aussitôt à la pensée. Depuis ce certain colloque qu'il avait eu avec l'archevêque , il avait toujours été on ne peut mieux pour elle, et cela d'autant plus cordialement, qu'il pouvait agir ainsi sans se compromettre envers personne, et que, les deux jeunes gens étant éloignés, il voyait éloigné de même le cas où il lui serait fait une demande qui aurait mis cette bienveillance à une forte épreuve. Elle jugea qu'au milieu d'un tel désordre, le pauvre homme devait être encore plus qu'elle dans l'embarras et dans l'effroi, que le parti qu'elle prenait pourrait, par conséquent, lui paraître fort bon à suivre pour lui-même ; elle venait le lui proposer. .« Qu'en dites-vous, Perpetua ? demanda don Abbondio. — Je dis que c'est une inspiration du ciel, et qu'il faut, sans perdre de temps, se mettre en route. — Et puis — Et puis, et puis, quand nous serons là, nous nous trouverons fort heureux d'y être. On sait que ce seigneur maintenant ne cherche qu'à rendre service à son prochain ; et il sera lui-même fort aise de nous donner asile. Là, sur la frontière, et dans un lieu si haut perché, il ne viendra certainement pas de soldats. Et puis d'ailleurs nous y trouverons de quoi manger, tandis que sur les montagnes, une fois ce peu de provisions achevées, » et elle les arrangeait dans la hotte par-dessus son linge, « nous nous serions vus en assez fâcheuse posilion. —Il est converti, n'est-ce pas, bien converti ? — Est-ce qu'on peut encore en douter, après tout ce qu'on sait de lui et ce que vous avez vu vous-même ? — Et si nous allions nous mettre en cage ? — Qu'allcz-vous chercher de cage ? avec tous vos mais et vos si, permettezmoi de vous le dire, nous n'en finirons jamais. Bien, Agnese, fort bien ; c'est une excellente idée qui vous est venue là. » Et, mettant la hotte sur une table, elle passa ses bras dans les courroies et la chargea sur ses épaules. « Ne pourrait-on pas, dit don Abbondio, trouver un homme qui voulût venir avec nous, pour escorter son curé ? Si nous rencontrions quelque coquin, et il n'y en a que trop qui rôdent de ces gens-là, quel secours pourriez-vous me prêter, vous autres ? — Encore une, pour perdre du temps I s'écria Perpetua. Où aller chercher un homme dans ce moment-ci, lorsque chacun en a bien assez de penser à soi ? Allons, vite ; allez prendre votre bréviaire et votre chapeau, et partons. » Don Abbondio alla, revint un moment après, avec son bréviaire sous le bras, son chapeau sur la tête et son bâton à la main ; et ils sortirent tous trois par 412 LES FIANCES. une porte de derrière qui donnait sur la petite pliice. Perpetua referma, plutôt pour la forme que pour la foi qu'elle pouvait avoir en cette serrure et cette porte, et elle mit la clef dans sa poche. Don Abbondio jeta, en passant, un coup d'oeil sur l'église, et dit entre ses dents : « C'est au peuple à la garder, puisque c'est à lui qu'elle sert. S'ils ont un peu d'affection pour leur église, ils y penseront ; s'ils n'en ont pas, tant pis pour eux. » Ils prirent leur.chemin à travers champs, en silence, chacun avec ses pensées, et regardant de côté et d'autre, don Abbondio surtout, si nulle figure suspecte ne se montrait, s'il ne se présentait rien d'extraordinaire. On ne rencontrait personne, les habitants étaient tous, ou dans leur maison, à la garder, à faire leurs paquets, à travailler à leurs cachettes, ou sur les chemins qui menaient directement aux montagnes". Après avoir soupiré bien des fois et puis laissé échapper quelques interjections, don Abbondio commença à murmurer d'une manière plus suivie, li s'en prenait au duc de Nevers qui aurait pu rester en France à se donner du bon temps, à faire le prince tout à son gré, et qui voulait être duc de Mantoue en dépit de tout le monde ; à l'empereur qui aurait dû avoir du bon sens pour les autres, laisser courir l'eau, ne pas être si pointilleux, puisqu'après.tout, que Pierre ou Jacques fût duc de Mantoue, ce serait toujours lui qui serait l'empereur. Il en voulait surtout au gouverneur, dont le devoir eût été de tout faire pour éloigner du pays des fléaux désastreux, et qui au contraire était le premier à les lui attirer, le tout pour le plaisir de faire la guerre. « Il faudrait, disait-il, que ces messieurs fussent ici pour voir, pour éprouver par eux-mêmes comme il est grand, ce plaisir-là. Ils auront un jour un beau compte à rendre ! Mais, en attendant, c'est celui qui n'y peut mais qui en pâtit. — Laissez donc un peu tous ces gens ; ce ne seront pas eux qui nous viendront en aide, disait Perpetua. Ce sont là, je vous en demande bien pardon, de vos jaseries qui ne mènent à rien. Ce qui plutôt me fait de la peine — Qu'est-ce que c'est ? » Perpetua qui, pendant ce bout de chemin, avait pensé plus à loisir à ses cachettes pratiquées avec tant de précipitation, commença à se plaindre d'avoir oublié telle chose, d'avoir mal arrangé telle autre, d'avoir laissé dans un endroit une trace qui pouvait guider les voleurs, d'avoir dans un autre endroit « Bien 1 dit don Abbondio, assez rassuré maintenant sur sa vie pour pouvoir prendre souci de ses petites propriétés ; bien ! C'est ainsi que vous avez fait ? Où donc aviez-vous la tête ? — Comment ! s'écria Perpetua en s'arrôtant tout court un moment et se mettant les poings sur les hanches autant que la hotte pouvait le lui permettre ; comment ! Vous viendrez maintenant me faire de semblables reproches, lorsque c'est vous qui me la faisiez perdre la tête, au lieu de m'aider et de me donner courage ! J'ai peut-être plus pensé aux choses de là maison qu'aux miennes propres ; je n'ai eu personne qui me donnât un coup de main ; il m'a fallu faire Marthe et Madeleine tout ensemble ; si quelque chose ensuite vient à péricliter, je ne sais qu'y faire ; j'ai fait plus que mon devoir » CHAPITRE XXIX. 413 Agnese interrompait ces disputes en parlant aussi de ses peines ; elle ne se chagrinait point autant pour le tracas et le dommage que tout ceci lui causait, que parce qu'elle voyait s'évanouir l'espérance d'embrasser bientôt sa bonne Lucia ; car, s'il vous en souvient, c'était précisément pour cet automne qu'elles s'étaient donné rendez-vous, et il n'était pas supposable que dona Prassède voulût venir passer la saison de la campagne dans ces contrées en de semblables circonstances. Elle en serait plutôt partie, si elle s'y était trouvée, comme faisaient tous ceux qui avaient cru pouvoir y venir. La vue des lieux où la pauvre Agnese se retrouvait rendait pour elle ces pensées encore plus vives et ces regrets plus amers. Après être sortis des sentiers, ils avaient pris le chemin public, ce même chemin qu'elle avait suivi, en ramenant pour si peu de temps sa fille chez elle, après le séjour qu'elles avaient fait ensemble chez le tailleur, et déjà l'on voyait le village. « Je pense bien que nous irons faire une petite visite à ces braves gens, dit Agnese. — Et nous reposer un peu, car je commence à en avoir assez de cette hotte sur mes épaules, dit Perpetua, et nous pourrons aussi, comme ça, manger un morceau. — A condition que nous ne perdrons pas de temps ; car nous ne sommes pas en route pour nous divertir, » dit don Abbondio. Ils furent reçus .à bras ouverts et vus avec grand plaisir ; ils rappelaient une bonne action. Faites du bien à autant de personnes que vous pourrez, dit ici notre anonyme, et il vous arrivera d'autant plus souvent de rencontrer des visages qui vous mettront la joie au coeur. Agnese, en embrassant la brave femme, laissa échapper un déluge de larmes qui la soulagèrent beaucoup ; et elle répondait par des sanglots aux demandes que celle-ci et son mari lui faisaient sur Lucia. « Elle est mieux que nous, dit Abbondio, elle est à Milan, hors des dangers, loin de toutes ces tribulations diaboliques. — Vous vous sauvez, n'est-ce pas, monsieur le curé, vous et votre digne compagne ? dit le tailleur. — Hélas ! oui, répondirent ensemble le maître et la servante. — Je les connais trop bien. — Nous sommes en chemin, dit don Abbondio, pour nous rendre au château de *". — C'est on ne peut mieux pensé ; vous y serez en sûreté comme dans une église. — Et ici, est-ce que vous n'avez pas peur ? dit don Abbondio. — Je vous dirai, monsieur le curé, pour ce qui est d1liospitalion proprement dite, comme vous savez que c'est le mot en bon Langage, il n'est pas probable que ces gens-là viennent la prendre ici ; nous sommes trop en dehors de leur route, grâce au ciel. Tout au plus feraient-ils vers nous quelques excursions, ce qu'à Dieu ne plaise ! Mais, dans tous les cas, nous avons du temps ; nous pou- 414 LES FIANCES. vons attendre qu'il nous vienne d'autres nouvelles des malheureux pays où ils doivent faire halte. » Il fut décidé que l'on s'arrêterait là quelque peu pour prendre haleine ; et comme c'était l'heure du dîner : « Monsieur et mesdames, dit le tailleur, il faut que vous honoriez ma modeste table de votre présence, sans façons, à la fortune du pot ; il y aura du moins le plal de la cordialité. » Perpetua dit qu'elle avait apporté de quoi rompre le jeûne. Après un peu de façons de part et d'autre, on convint de réunir, comme on dit, les deux marmites, et de dîner ensemble. Les enfants s'étaient mis à l'en tour d'Agnese, leur ancienne amie, lui faisant grande fête. Bien vile le tailleur ordonna à l'une de ses filles (celle qui avait porté à Marie la veuve ce petit régal dont vous vous souvenez peut-être) d'aller tirer du brou, quelques châtaignes primeurs déposées dans un coin qu'il lui indiqua, et de les mettre de suite à rôtir. « Et toi, dit-il à l'un de ses petits garçons, va au jardin secouer le pêcher pour en faire tomber quelques fruits, et porte-les ici, mais porte-les tous au moins. Et toi, dit-il à un autre, va au figuier cueillir quelques figues des plus mûres. Au reste, c'est là un métier que vous ne connaissez que trop bien, vous autres. » Pour lui, il alla mettre en perce un certain petit tonneau ; sa femme courut chercher un peu de linge de table ; Perpetua sorlil de sa hotte ses provisions ; on mil le couvert, une serviette par-dessus la nappe et une assiette de faïence à la place d'honneur, pour don Abbondio, avec un couvert d'argent que Perpetua avait dans sa hotte. Ils se mirent à table et dînèrent, si ce n'est bien joyeusement, du moins d'une manière beaucoup moins triste qu'aucun des convives voyageurs ne s'y était attendu dans cette journée. « Que dites-vous, monsieur le curé, d'un semblable bouleversement ? dit le tailleur. Il me semble lire l'histoire des Maures en France. — Que puis-je dire ? Il me fallait encore celle-là. — Au surplus, vous avez choisi un bon asile, reprit le tailleur. Qui est-ce qui pourrait aller là-haut par force ? Et vous y trouverez compagnie, car déjà il s'est dit que bien des gens s'y sont réfugiés, et qu'il en arrive encore à tout moment. — J'aime à espérer, dit don Abbondio, que nous serons bien reçus. Je le connais, ce digne seigneur, et lorsqu'une autre fois j'ai eu l'honneur de me trouver avec lui, il a été pour moi d'une parfaite politesse. — Quant à moi, dit Agnese, il m'a fait dire par monseigneur illustrissime que si j'avais besoin de quelque chose je n'avais qu'à me rendre près de lui. — Quelle belle conversion ! reprit don Abbondio ; et il persévère, n'est-ce pas ? Il persévère ? » Le tailleur se mit à parler longuement de la vie toute sainte de YInnomé, et à raconter comment, après avoir été le fléau de la contrée, il en était devenu le modèle en vertus et le bienfaiteur. « Et tout ce monde qu'il avait avec lui ? Tous ces gens de service ? reprit don Abbondio, qui avait plus d'une fois entendu parler d'eux depuis la CHAPITRE XXIX. 415 conversion du maître, mais qui n'était jamais assez assuré de certaines choses. — La plupart ont été renvoyés, répondit le tailleur, et ceux qui sont restés ont changé de vie ; mais de quelle manière ! En un mot, le château est devenu comme une Thébaïdc ; c'est une façon de parler que vous entendez, monsieur. » Puis il amena le discours avec Agnese sur la visite du cardinal. « Quel homme ! disait-il, quel homme ! Il est fâcheux qu'il ail passé dans notre village si rapidement, car je n'ai pas même pu lui rendre quelques hommages. Que je serais heureux de pouvoir lui parler encore une fois, un peu plus à loisir ! » Lorsque ensuite ils se furent levés de table, s'adressant encore à Agnese, il lui fit remarquer une estampe, représentant le cardinal, qu'il gardait suspendue contre le panneau d'une porte, i en signe de vénération pour le personnage, comme aussi pour pouvoir dire à tous ceux qui venaien l que ce portrait n'était pas ressemblant, ce dont, ajoutait- il, personne n'était mieux à même de juger que lui, puisqu'il avait pu observer le cardinal de près et tout à son aise dans celle chambre même. «C'est lui qu'on a voulu faire là ? dit Agnese. Il lui ressemble pour l'habillement ; mais — N'est-ce pas qu'il n'est point ressemblant ? » dit le tailleur. « C'est ce que je dis toujours : nous ne sommes pas, vous et moi, de ceux qu'en ceci l'on allrappe. Mais au moins son nom est dessous : c'est un souvenir. » Don Abbondio se montrait pressé ; le tailleur se chargea de trouver une carriole pour les transporter au pied de la montée ; il alla aussitôt en chercher une, et revint peu après avec l'annonce qu'elle arrivait. Se tournant ensuite vers Don Abbondio, il lui dit : « Monsieur le curé, si vous désiriez porter là-haut quelque livre, pour passer le temps, je puis avoir en cela quelques faibles moyens de vous être agréable, attendu que je m'amuse aussi un peu à lire. Je ne saurais vous offrir des ouvrages dignes de vous ; je n'ai que des livres en langue vulgaire ; mais cependant » Il lui lit remarquer une estampe représentant le cardinal... (P. 415.) 416 LES FIANCES. « Merci, merci,» répondit don Abbondio. « Ce sont des circonstances où l'on a tout au plus la tête à soi pour ce qui est de précepte. » Pendant que les remercîments se font et se refusent, que s'échangent les salutations et les souhaits, les invitations et les promesses d'une autre halte au retour, la carriole est arrivée devant la porte de la maison. On y place les hottes ; nos voyageurs montent ensuite et entreprennent d'une manière un peu plus commode et avec plus de tranquillité d'esprit la seconde moitié de leur route. Le tailleur avait dit vrai à don Abbondio sur le compte de YInnomé. Celui-ci, depuis le jour où nous l'avons laissé, n'avait jamais cessé un instant de faire ce qu'il s'était proposé dans ce grand jour : réparer les dommages dont il était l'auteur, demander la paix, secourir les pauvres, opérer en un mot autant de bien qu'il pouvait en avoir l'occasion. Ce courage qu'il avait autrefois montré pour attaquer et se défendre, il le montrait maintenant en ne faisant ni l'une ni l'autre de ces deux choses. Il allait toujours seul et sans armes, disposé à tout ce qui pouvait lui arriver après tant de violences qu'il avait commises, et persuadé que ce serait en commettre une nouvelle que d'employer la force pour défendre une tête chargée envers tant de personnes d'une dette si grande ; persuadé que tout le mal qui pourrait lui être fait serait une offense envers Dieu, mais ne serait que justice envers lui-même, et que, quant à l'offense, moins que tout autre il avait le droit de la punir. Cependant sa personne était demeurée pour tous aussi inviolable que lorsqu'il avail, pour se garder, tant de bras armés et le sien propre. Le souvenir de son ancienne férocité, qui devait avoir laissé tant de désirs de vengeance, et la vue de sa douceur actuelle, qui rendait cette vengeance si facile, se réunissaient au contraire pour lui attirer et lui conserver une admiration qui était sa principale sauvegarde. C'était cet homme que personne n'avait pu jamais humilier et qui s'étail humilié lui-même. Les ressentiments, irrités autrefois par les mépris et par la crainte que l'on avait de lui, s'effaçaient devant cette humilité dont il offrait maintenant le spectacle. Ceux qu'il avait offensés venaient d'obtenir, contre tous molifs de s'y attendre et sans danger pour eux, une satisfaction qu'ils n'auraient jamais pu se promettre de la vengeance la mieux couronnée de succès : la satisfaction de voir un Ici homme repentant de ses torts et s'associant, pour ainsi dire, à leur indignation. S'il en était dont la peine la plus sensible et la plus amère cûl été pendant longues années, de ne pas voir de probabilité à ce que, dans aucune circonstance, ils se trouvassent plus forts que lui et pussent lui faire payer quelque grand dommage dont il avait été pour eux la cause, ceux-là même, en le rencontrant aujourd'hui, seul, désarmé et comme prêt à tout subir sans résistance, ne se sentaient plus portés qu'à lui rendre hommage et à s'incliner devant lui. Dans cet abaissement volontaire, sa figure et son maintien avaient pris à son insu quelque chose de plus noble et de plus élevé, parce qu'on y voyait, mieux encore que par le passé, l'indifférence pour tout péril qui eût menacé sa vie. Les haines, même les plus violentes et les plus exaspérées, se CHAPITRE XXIX. 417 sentaient comme liées et retenues par la vénération qui environnait l'homme du repentir et de la bienfaisance. Cette vénération était si grande, si générale, que souvent il avait de la peine à se dérober aux démonstrations qui lui en étaient faites, et se voyait obligé à ne pas trop laisser paraître sur son visage et dans ses manières la componction qu'il avait dans le coeur, à ne pas trop s'abaisser pour ne pas être trop exalté. Il avait choisi dans l'église la dernière place, et personne jamais n'eût osé la prendre : c'eût été comme usurper une place d'honneur. L'on peut dire ensuite qu'offenser un tel homme, ou seulement le traiter avec peu d'égard, eût paru moins encore un acte d'insolence et de lâcheté qu'un sacrilège ; et ceux mêmes qui étaient retenus à son égard par ce sentiment qu'ils voyaient régner pour lui chez les autres, ne pouvaient se défendre de le partager plus ou moins. Les mêmes causes et d'autres encore détournaient de lui les rigueurs de la force publique, et lui procuraient, de ce côté-là même, cette sûreté dont il prenait si peu de soin. Son rang et ses alliances, qui en tout temps n'avaient pas été sans quelque pouvoir pour le défendre, lui servaient d'autant plus maintenant qu'à ce nom illustre, mais jusqu'alors trop justement odieux, se joignaient la louange méritée par une conduite exemplaire, la gloire d'une conversion. Les magistrats et les grands de la cité s'étaient réjouis de cet événement non moins publiquement que le peuple, et il eût paru étrange de sévir contre un homme au sujet duquel on s'était fait tant de félicitations. Ajoutons qu'un pouvoir toujours en guerre, et en guerre souvent peu favorable, contre des rébellions animées et toujours renaissantes, devait s'estimer assez heureux en se voyant délivré de la plus inquiétante et la plus difficile à dompter, pour ne pas en demander davantage ; d'autant plus que cette conversion produisait des réparations que le pouvoir n'était pas habitué à obtenir, ni même à réclamer. Tourmenter un saint ne semblait pas un bon moyen pour effacer la honte de n'avoir su réprimer un criminel ; et l'exemple qu'on aurait donné en le punissant n'aurait eu d'autre effet sans doute que de détourner ses pareils des voies de paix et d'ordre où ils auraient pu vouloir rentrer. Probablement aussi la part que le cardinal Frédéric avait eue à cette grande oeuvre, et son nom associé à celui du personnage converti, servaient à ce dernier comme de bouclier sacré, pour le rendre d'autant plus inattaquable. Et dans l'ordre de choses et d'idées qui régnait alors, dans les singuliers rapports où se trouvaient la puissance spirituelle et l'autorité civile, guerroyant si souvent entre elles sans jamais viser à se détruire, mêlant même toujours à leurs hostilités quelques actes de reconnaissance de leurs droits respectifs, quelques protestations de déférence, et souvent aussi marchant de concert vers un but commun sans jamais faire la paix, on put en quelque sorte considérer la réconciliation du personnage avec le premier de ces pouvoirs comme emportant avec soi l'oubli, si ce n'est l'absolution, de la part de l'autre, l'Église d'ailleurs ayant seule opéré pour obtenir un effet que le pouvoir temporel avait désiré comme elle. Ainsi cet homme sur lequel, s'il était tombé, auraient couru à l'cnvi les 53 418 LES FIANCÉS. grands et les petits pour le fouler aux pieds, cet homme, en s'étant mis volontairement à terre, était épargné par tous et honoré par un grand nombre. Il est vrai, que pour un grand nombre aussi, ce changement si éclatant n'était rien moins qu'une cause de satisfaction ; et pouvaient-ils s'en féliciter, tous ces agents stipendiés pour le crime, ou, parmi une autre classe, tous ces hommes, ses associés dans l'oeuvre du crime, qui perdaient le moyen si puissant sur lequel ils avaient coutume de compter dans leurs entreprises, qui même voyaient tout à coup se rompér les fils de trames ourdies de longue main, et cela dans le moment peut-être où ils attendaient la nouvelle du succès ? Mais déjà nous avons vu quels étaient les sentiments que cette conversion avait produits parmi les bandits qui se trouvaient près de leur maître au moment où elle s'était opérée, et qui en avaient reçu l'annonce de sa propre bouche: stupeur, douleur, abattement, irritation intérieure ; un peu de tout cela, mais point de haine ni de mépris. Il en fut de même pour ceux qu'il tenait dispersés sur divers points, de même pour ses complices de condition plus relevée lorsqu'ils apprirent la terrible nouvelle, et pour tous par les mêmes causes. Le cardinal Frédéric fut plutôt, ainsi que l'observe Ripamonli dans le passage déjà cité de son histoire, celui sur qui une forte haine vint se porter à cette occasion. Ces gens le regardaient comme un homme qui s'était mêlé de leurs affaires, pour les leur gâter ; YInnomé avait voulu sauver son âme ; personne n'avait droit de s'en plaindre. Successivement ensuite, la plupart de ses brigands domestiques, ne pouvant s'accommoder de la nouvelle discipline à laquelle ils étaient soumis, et ne voyant pas de probabilité à ce qu'elle fût changée, avaient pris le parti de la retraite. Ils curent la ressource, les uns d'aller chercher un autre maître, en s'adressant de préférence aux anciens amis de celui qu'ils quittaient, les autres de s'enrôler dans les compagnies à la solde de l'Espagne, de Mantoue ou de quelque autre des parties belligérantes, d'autres encore de se jeter sur les grandes routes pour y faire la guerre en petit et pour leur propre compte ; il put enfin s'en trouver qui se contentèrent de mener leur vie de coquins tout seuls et dans toute leur liberté. Ce fut probablement aussi parmi ces divers états que firent leur choix les autres sicaires de YInnomé qui avaient été jusqu'alors à ses ordres en divers pays. Quant à ceux qui avaient pu s'habituer au nouveau genre de vie dont la loi leur était imposée, ou qui l'avaient embrassé de plein gré, la majeure partie, natifs de la vallée, étaient retournés aux champs ou aux métiers qu'ils avaient appris dans leur jeunesse et abandonnés ensuite ; les étrangers étaient restés au château comme domestiques : les uns et les autres, rebénis, pour ainsi dire, en même temps que leur maître, passaient désormais leur vie comme lui, sans faire de mal à personne, sans que personne leur en fit, inoffensifs et respectés à son exemple. Mais lorsque, à l'arrivée des bandes allemandes, quelques fugitifs des pays envahis ou menacés arrivèrent au château pour y demander asile, YInnomé, heureux de voir recherchés comme un refuge pour les faibles ces murs qui si CHAPITRE XXIX. 419 longtemps avaient été regardés comme un objet de terreur, accueillit ces malheureux, non pas seulement avec bonté, mais avec reconnaissance. Il fit répondre que sa maison serait ouverte à quiconque voudrait s'y réfugier, et il songea aussitôt à la mettre, ainsi que la vallée tout entière, en état de défense,, pour le cas où il prendrait envie aux lansquenets ou aux Cappelletti de s'essayer à venir y faire leurs prouesses. Il réunit les serviteurs qui lui étaient restés, peu nombreux, mais bons, comme les vers de Furtil ; il leur fit une allocution sur l'heureuse occasion que Dieu leur fournissait, à eux et à lui-même, de venir au secours de ce prochain qu'ils avaient tant opprimé, tant effrayé ; et de cet ancien ton de commandement qui exprimait la certitude de l'obéissance, il leur annonça d'une manière générale ce qu'il entendait qu'ils fissent, leur traçant surtout la conduite qu'ils avaient à tenir pour que les personnes qui viendraient chercher un asile en ce lieu ne vissent en eux que des amis et des défenseurs. Il fit ensuite descendre d'un galetas les armes de toutes sortes qui depuis longtemps y étaient entassées, et il les leur distribua ; il fit dire à ses paysans et ses fermiers de la vallée que tout homme de bonne volonté eût à venir au château avec des armes ; il en donna à ceux qui en manquaient ; il choisit les plus capables pour en faire comme des officiers ayant les autres sous leurs ordres ; il établit des postes aux entrées et sur d'autres points de la vallée, sur la montée, aux portes du château ; il régla les heures où ces postes seraient relevés et la manière dont cette opération devait se faire, comme dans un camp, ou comme cela s'était fait dans ce lieu même, au temps de sa méchante vie. Dans un coin du galetas, se trouvaient, séparées du tas général, les armes que lui seul avait portées ; sa fameuse carabine, ses mousquets, ses épées, ses espadons, ses pistolets, ses couteaux, ses poignards, le tout à terre ou appuyé contre le mur. Aucun des domestiques n'y toucha ; mais ils crurent devoir demander à leur maître quelles étaient celles qu'il voulait se faire apporter. « Aucune,» répondit-il ; et, soit piir voeu, ou simplement parce qu'il l'avait ainsi résolu, il resta toujours désarmé à la tête de cette espèce de garnison. En même temps il avait mis en mouvement d'autres hommes et des femmes de sa maison ou sous sa dépendance, pour préparer de quoi loger dans le château autant de monde que ce serait possible, pour dresser des lits, préparer des matelas et des paillasses dans toutes les chambres, dans toutes les salles, dont il faisait autant de dortoirs. Il avait donné l'ordre de faire venir des provisions abondantes pour nourrir à ses frais les hôtes que Dieu lui enverrait et qui, en effet, arrivaient de jour en jour en plus grand nombre. Pendant que tout cela s'exécutait, on ne le voyait lui-même jamais en repos. Tour à tour, au dedans et au dehors du château, tantôt en hiiut, tantôt en bas de la montée, ' Auteur vivant de quelques ouvrages en vers, de peu d'étendue, mais d'un véritable mérite. (N. du T.) 420 LES FIANCES. sur tous les points de la vallée, il était sans cesse à établir, renforcer, visiter ses postes, à voir et se faire voir, à mettre et tenir tout en règle par ses paroles, par ses regards, par sa présence. Dans la maison, sur les chemins, il accueillait gracieusement tous ceux qui se présentaient ; et tous, soit qu'ils l'eussent déjà vu ou qu'ils le vissent pour la première fois, le regardaient comme en extase, oubliant pour un moment les malheurs ou les craintes qui les avaient amenés en ce lieu ; et ils se retournaient pour le regarder encore après qu'il les avait quittés, et poursuivait son chemin. Tour à tour, au dedans et au dehors du château, tantôt en haut, tantôt en bas de la montée... (P. 419.) CHAPITRE XXX Quoioui: l'entrée de la vallée par où il arrivait le plus de monde fût l'entrée opposée à celle dont nos trois fugitifs approchaient, ils commencèrent cependant bientôt à trouver sur la route des compagnons de voyage et d'infortune qui, par des chemins de traverse et des sentiers, étaient venus ou devaient y déboucher. En des circonstances pareilles, toutes personnes qui se rencontrent sont gens de connaissance. Chaque fois que la carriole atteignait quelque piéton, il se faisait entre nos personnages et lui un échange de demandes et de réponses. L'un s'était sauvé, comme eux, sans attendre l'arrivée des soldais ; un autre avait entendu les tambours et les trompettes ; un troisième avait vu les soldats eux-mêmes et les dépeignait comme des gens épouvantés ont coutume de dépeindre l'objet qui a causé leur frayeur. « Nous devons encore nous estimer heureux, disaient les deux femmes, remercions le ciel. Va pour les effets, s'il le faut ; mais pour les personnes au moins, nous sommes sauvés. » Mais don Abbondio ne trouvait pas qu'il y eût tant à se féliciter. Bien au contraire, la vue de tous ces arrivants, surtout avec ce qu'on lui disait d'un plus grand nombre encore qui se montrait de l'autre côlé, commençait à lui faire ombrage. 422 LES FIANCES. « Oh ! quelle histoire ! murmurait-il aux femmes dans, un moment où il n'y avait personne auprès d'eux ; ohl quelle histoire ! Ne voyez-vous pas que si tant de gens se réunissent dans le même endroit, c'est tout comme vouloir y faire venir les soldats par force ? Tous cachent leurs effets, tous en emportent ; il ne reste rien dans les maisons ; les soldats croiront qu'il y a là-haut des trésors. Pas de doute qu'il n'y viennent. Oh ! pauvre homme que je suis ! où me suis-je embarqué ? — Oh ! ils ont autre chose à faire que de venir là-haut, disait Perpetua ; faut-il pas, eux aussi, qu'ils continuent leur route ? Et puis, j'ai toujours entendu dire que là où il y a du danger, plus on est en nombre, mieux ça vaut. —- En nombre ? en nombre ? répliquait don Abbondio. Pauvre femme ! Ne savez-vous donc pas qu'un lansquenet, à lui seul, va manger, quand il voudra, cent de ces gens-ci ? Et puis, si l'idée leur venait, à ceux-ci, de faire des folies, il y aurait grand plaisir, n'est-ce pas, à se trouver au milieu d'une bataille ? Oh ! pauvre homme que je suis ! il eût encore mieux valu aller sur les montagnes. Faut-il donc qu'ils se viennent tous fourrer dans le même endroit ? Les sottes gens ! continuait-il en baissant encore plus la voix ; tous ici, et allez, et allez, et allez, l'un à la queue de l'autre, comme des moutons à qui la raison manque. — A ce compte-là, dit Agnese, ils pourraient en dire autant de nous. — Taisez-vous donc un peu, dit don Abbondio, puisqu'après tout les bavardages ne servent plus à rien. Ce qui est fait est fait : nous y sommes, il faut y rester. Il en sera ce qu'il plaira au ciel : à la grâce de Dieu 1 » Mais ce fut bien pis lorsque, à l'entrée de la vallée, il vit un poste considérable de gens armés, partie sur la porte d'une maison, partie dans les chambres du rez-de-chaussée ; on eût dit une caserne. Il les regarda du coin de l'oeil. Ce n'étaient pas ces figures qu'il lui avait fallu envisage)* dans son autre fâcheux voyage, ou, s'il y en avait de celles d'alors, elles étaient bien changées. Malgré cela, on, ne peut dire combien cette vue lui fut désagréable. — Oh ! malheureux que je suis ! — pensait-il. — Les voilà qui se font, les folies. Au reste, c'était immanquable : je devais m'y attendre de la part d'un homme pareil. Mais, que veut-il donc faire ? Veut-il faire la guerre ? veut-il faire le roi ? Oh ! malheureux que je suis ! dans un moment où l'on voudrait pouvoir se cacher sous terre, il cherche tous les moyens de se faire remarquer, d'appeler sur lui l'attention ; on dirait vraiment qu'il veut les engager à venir. « Voyez, notre maître, lui dit Perpetua, s'il n'y a pas là de braves gens pour nous défendre. Qu'ils viennent s'y frotter, les soldats ! Ce ne sont pas ici de ces peureux de chez nous, qui ne sont bons qu'à jouer des jambes. — Paix ! répondit don Abbondio, à voix basse, mais d'un ton de colère ; paix 1 vous ne savez ce que vous dites. Priez le ciel que les soldats n'aient pas de temps à perdre, ou qu'ils ne sachent pas ce qui se fait ici, qu'ils n'apprennent pas qu'on arrange cet endroit comme une forteresse. Ne savez-vous pas que c'est le métier des soldats de prendre des forteresses ? C'est tout ce CHAPITRE XXX. 423 qu'ils demandent : pour eux, donner un assaut, c'est comme aller à la noce, parce que tout ce qu'ils trouvent est à eux, et quant aux personnes," ils les passent au fil de l'épée. Oh ! pauvre homme que je suis ! Enfin, je verrai bien s'il n'y a pas moyen de se mettre à l'abri sous quelqu'un de ces rochers. On ne me prendra pas dans une bataille ; oh ! non pour sûr, on ne m'y prendra pas. — Si vous en êtes à avoir peur d'être défendu et secouru » recommençait à dire Perpetua ; mais don Abbondio l'interrompit brusquement, toujours à voix basse : « Chut ! Et gardez-vous bien de rapporter ce que nous venons de dire. Rappelez-vous qu'il faut toujours faire ici bonne et riante mine, et approuver tout ce qu'on voit. » Us trouvèrent à la Malanotte un autre piquet d'hommes armés, auxquels don Abbondio tira un grand coup de chapeau, tout en disant en lui-même : — Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! me voilà tout de bon venu dans un camp. — Ici la carriole s'arrêta ; ils mirent pied à terre ; don Abbondio se hâta de payer le conducteur et de le congédier ; puis, avec ses deux compagnes, il entreprit la montée sans mot dire. La vue de ces lieux réveillait dans son imagination et mêlait par réminiscence à ses angoisses actuelles les angoisses qu'il y avait déjà une fois éprouvées. Agnese, de son côté, qui ne les connaissait point, ces lieux, s'en était fait une image qui se présentait à son esprit toutes les fois qu'elle pensait à l'épouvantable voyage de Lucia ; la pauvre Agnese, en les voyant maintenant tels qu'ils étaient en réalité, éprouvait avec une vivacité en quelque sorte nouvelle le sentiment dont ces cruels souvenirs troublaient toujours son coeur. «Oh ! monsieur le curé, s'écria-t-clle, quand je songe que ma pauvre Lucia a passé par ce chemin — Voulez-vous vous taire, femme de peu de sens ? lui cria à l'oreille don Abbondio. Sont-cc là des discours à tenir ici ? Ne savez-vous pas que nous sommes chez lui ? Par bonheur, personne ne nous entend ; mais si vous parlez de la sorte — Oh ! dit Agnese, à présent tju'il est saint I — Taisez-vous, lui répéta don Abbondio ; croyez-vous qu'on puisse dire aux saints, sans se gêner, tout ce qu'on a par la tête ? Songez plutôt à le remercier du bien qu'il vous a fait. — Oh 1 quanta ça, j'y avais déjà pensé. Croyez-vous donc qu'on n'ait pas son petit savoir-vivre ? — Savoir vivre, c'est savoir ne pas dire les choses qui peuvent déplaire, surtout à qui n'est pas habitué à les entendre. Et retenez bien, toutes les deux, que ce n'est pas ici un endroit où vous puissiez faire des commérages, et débiter tout ce qui peut vous passer par l'esprit. C'est la maison d'un grand seigneur, vous le savez. Voyez que de monde autour de nous ; il vient des gens de toutes les espèces ; ainsi, du bon sens^ si vous pouvez. Songez à peser vos paroles, et surtout à les épargner, à ne parler qu'autant que ce sera nécessaire ; en se taisant, on ne risque jamais de se tromper. » « Vous faites plus de mal vous-même avec toutes vos » allait reprendre Perpetua. Mais, « chut ! » dit précipitamment et tout bas don Abbon- 424 LES FIANCES. dio ; en même temps il se hâta d'ôter son chapeau et de faire une profonde révérence ; car, en regardant en haut, il avait aperçu YInnomé qui descendait vers eux. Celui-ci avait également vu et reconnu don Abbondio, et pressait le pas pour venir à sa rencontre. « Monsieur le curé, dit-il quand il fut près de lui, j'aurais voulu vous offrir ma maison dans une circonstance plus heureuse ; mais, quoi qu'il en soit, c'est pour moi une véritable satisfaction que de pouvoir vous être bon à quelque chose. — Comptant sur l'extrême bonté de Votre Illustrissime Seigneurie, répondit don Abbondio, j'ai osé, dans cette triste conjoncture, venir vous importuner ; et, comme vous voyez, j'ai même pris la liberté d'amener compagnie. Voici ma gouvernante..... — Elle est la bienvenue, dit YInnomé. — Et voici, continua don Abbondio, une femme à qui Votre Seigneurie a déjà fait du bien ; la mère de cette de cette — De Lucia, dit Agnese. — De Lucia ! s'écria YInnomé, en se tournant, les yeux baissés, vers Agnese. L'Iimomé interrompit-ces paroles en demandant... (P. 424.) Du bien, moi ! grand Dieu ! C'est vous qui me faites du bien en venant ici chez moi dans cette maison. Soyez la bienvenue. Vous y importez la bénédiction du ciel. — Oh ! que dites-vous là ? dit Agnese ; je viens plutôt vous importuner. Au reste, continue-t-ellc en s'approchant de son oreille, j'ai à vous remercier » VInnomé interrompit ces paroles en demandant avec empressement des nouvelles de Lucia ; et lorsqu'il lui en eut été donné, il retourna sur ses pas pour conduire au château ses nouveaux hôtes, malgré leur cérémonieuse résistance. Agnese lança au curé un coup d'oeil qui voulait dire : Voyez s'il est besoin que vous veniez vous mettre entre nous deux pour donner vos avis. « Est-ce qu'ils sont arrivés à votre paroisse ? » demanda YInnomé à don Abbondio. CHAPITRE XXX. 425 — Non, monsieur, répondit celui-ci ; je n'ai pas voulu les attendre, ces démons. Dieu sait si j'aurais pu sortir vivant de leurs mains, et venir importuner Votre Illustrissime Seigneurie. — Eh bien, rassurez-vous, reprit YInnomé ; vous êtes maintenant en sûreté. Ils ne viendront pas ici ; et s'ils voulaient s'y essayer, nous sommes prêts à les recevoir. — Espérons qu'ils ne viendront pas, dit Abbondio. Et j'entends dire, ajouta-t-il en montrant du doigt les montagnes de l'autre côté de là vallée, j'entends dire que par là aussi il y a d'autres troupes qui rôdent, autre espèce de gens — C'est vrai, répondit YInnomé ; mais, ne craignez rien ; nous sommes prêts pour ceux-là comme pour les autres. — Entre deux feux, — disait en lui-même don Abbondio, — absolument entre deux feux. Où me suis-je laissé mener ? et par deux commères 1 Et cet homme qui s'y délecte ! Oh ! quelles gens il y a dans ce monde !» Lorsqu'ils furent entrés au château, le seigneur fit conduire Agnese et Perpetua dans une chambre du quartier assigné aux femmes, qui occupait trois côtés de la seconde cour, dans la partie postérieure de l'édifice, établie sur une masse de roc en saillie et isolée, à pic sur un précipice. Les hommes étaient logés dans les bâtiments de droite et de gauche de l'autre cour, ainsi que dans celui qui donnait sur l'esplanade. Le corps de bâtisse intermédiaire, qui séparait les deux cours et donnait entrée de l'une dans l'autre par un large passage ouvert en face de la porte principale, était en partie occupé par les provisions, l'autre partie devant servir à recevoir les effets que les réfugiés voudraient mettre là-haut à l'abri. Dans le quartier des hommes, il y avait quelques chambres destinées aux ecclésiastiques qui pourraient venir. VInnomé y conduisit lui-même don Abbondio qui fut le premier à en prendre possession. Nos fugitifs demeurèrent vingt-trois ou vingt-quatre jours dans le château, au milieu d'un mouvement continuel, et en nombreuse compagnie qui, dans les premiers temps, allait s'augmentant toujours. Mais il ne leur arriva rien d'extraordinaire. Il ne se passa peut-être pas un seul jour sans que l'on prît les armes. Tantôt c'étaient les lansquenets qui, disait-on, venaient d'un côté, tantôt les cappellelli que l'on avait vus de l'autre. A chaque avis de cette nature, YInnomé envoyait à la découverte ; et, si c'était nécessaire, il prenait avec lui des hommes qu'il tenait toujours prêts pour ce service, et se portait avec eux hors de la vallée, du côlé où le danger avait été signalé. C'était iilors une chose singulière que de voir une troupe d'hommes armés de pied en cap et marchand en ligne comme des soldats, sous la conduite d'un chef sans armes. La plupart du temps ces alertes n'étaient causées que par des fourrageurs et des pillards détachés du gros de l'armée, et qui décampaient avant qu'on fût arrivé jusqu'à eux. Une fois cependant YInnomé, en donnant la chasse à quelques-uns de ces drôles pour leur apprendre à ne plus venir dans ces alentours, fut averti qu'un petit village des environs était envahi et mis au pillage, C'étaient des lansquenets de divers corps, qui, restés en arrière pour voler, s'étaient réunis et allaient se jeter à l'improviste dans les endroits voisins de. ceux où 54 426 LES FIANCÉS. s'arrêtait l'armée ; ils dépouillaient les habitants et les maltraitaient de toutes façons, lilnnomé fit une courte allocution à ses hommes et les mena vers le village. Ils arrivèrent au moment où on les attendait le moins. Les vauriens qui avaient cru n'aller qu'à là maraude, lorsqu'ils virent venir sur eux une troupe en ordre de guerre et prête à combattre, laissèrent là le pillage et se hâtèrent de fuir, à la débandade, du côté d'où ils étaient venus. Ulnnomé les poursuivit jusqu'à une certaine distance. Puis, ayant fait faire halte, il attendit quelque temps pour voir s'il ne survenait rien autre qui méritât son attention, et enfin prit le chemin du château. Il n'est pas besoin de dire avec quels applaudissements et quelles bénédictions la troupe et son chef furent reçus, à leur retour, dans le village qui leur devait sa délivrance. Dans le château et au milieu de cette multitude, composée à l'aventure, de gens qui différaient entre eux de condition, d'habitude, d'âge et de sexe, il n'y eut jamais aucun désordre de quelque importance. L'Innomé avait placé en divers endroits des gardes qui veillaient à ce que tout se passât en règle, et y apportaient ce soin que chacun de ses serviteurs meltait à s'acquitter des commissions qui leur étaient confiées. Il avait en outre prié les ecclésiastiques et les hommes qui, parmi les réfugiés, pouvaient le mieux inspirer du respect, de parcourir l'habitation et d'y exercer aussi leur surveillance. Il la parcourait lui-même le plus souvent qu'il lui était possible et se montrait partout ; mais même en son absence l'idée de celui chez qui l'on se trouvait servait de frein à ceux qui auraient pu en avoir besoin. D'ailleurs, c'étaient tous gens en fuite de chez eux et que le sentiment de cette situation portait généralement à se tenir en repos ; ils songeaient à leur maison et à leur bien, quelques-uns a\ix parents et aux amis qu'ils avaient laissés dans le danger, et ces pensées, jointes aux nouvelles qu'ils recevaient du dehors, contribuaient encore à maintenir et augmenter en eux cette disposition. Il y avait pourtant parmi eux des hommes sans souci, doués d'un caractère plus ferme et d'un courage plus robuste, qui cherchaient à passer gaiement ce temps d'épreuve. Ils avaient abandonné leurs maisons parce qu'ils n'étaient pas assez forts pour les défendre ; mais ils ne trouvaient aucun plaisir à soupirer et se lamenter sur ce qui était sans remède, non plus qu'à se figurer et contempler en idée le dégât qu'ils ne verraient que trop un jour en réalité. Des familles liées d'amitié étaient parties de concert ou s'étaient retrouvées là-haut ; de nouvelles amitiés s'étaient formées, et la foule s'était divisée en sociétés, suivant les habitudes et l'humeur de chacun. Ceux qui avaient de l'argent et quelque discrétion allaient prendre leurs repas dans la vallée, où des hôtelleries avaient été à cette occasion improvisées. Dans quelques-unes les bouchées alternaient avec les soupirs, et il n'était permis de parler que de disgrâces ; dans certaines autres on ne rappelait les disgrâces que pour dire qu'il n'y fallait point penser. Ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient pas faire les frais de leur nourriture recevaient au château du pain, de la soupe et du vin. Il y avait CHAPITRE XXX. 427 en outre quelques tables servies régulièrement chaque jour pour ceux que le maître y avait expressément invités, et nos gens étaient du nombre. Agnese et Perpetua, pour ne pas manger sans le gagner le pain qui leur était offert, avaient voulu être employées dans le service qu'exigeait une hospitalité si grandement exercée, et c'est à quoi elles passaient une grande partie du jour, donnant le reste à des causeries avec de nouvelles amies qu'elles s'étaient faites, et avec le pauvre don Abbondio. Celui-ci n'avait rien à faire, mais ne s'ennuyait pourtant pas ; la peur lui tenait compagnie. La peur d'un assaut proprement dit lui était, je crois, passée, ou s'il lui en restait, c'était celle qui le tourmentait le moins, parce que, pour peu qu'il y pensât, il devait voir combien elle était peu fondée. Mais l'image du pays circonvoisin inondé, d'un côté comme de l'autre, d'une brutale soldatesque, les armes et les hommes armés qu'il voyait sans cesse en mouvement, un château et un tel château, l'idée de tant de choses qui, en de semblables circonstances, pouvabnt arriver à chaque instant, tout le tenait sous l'empire d'une frayeur vague, générale, continue ; sans parler de l'inquiétude qu'il éprouvait en songeant à sa pauvre maison. Pendant tout le temps qu'il demeura dans cet asile, il ne s'en écarta jamais à une portée de fusil et ne mil jamais le pied sur la descente. Son unique promenade consistait à paraître sur l'esplanade et à parcourir, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, tout le pourtour du château, pour regarder au-dessous de lui, parmi les rochers et les ravins, s'il n'y aurait pas quelque passage un peu praticable, quelque peu de sentier par où l'on pût aller chercher une cachette en cas d'alerte. Il faisait à tous ses compagnons d'asile de grands saluts, de grandes révérences, mais ne frayait qu'avec un très-petit nombre d'entre eux. Ses entretiens les plus fréquents étaient, comme nous l'avons dit, avec les deux femmes ; c'était auprès d'elles qu'il allait épancher sa peine, au risque d'ôtre rabroué par Perpetua, et qu'Agncse elle-même lui fit honte de ses terreurs. A table, où du reste il passait peu de temps et parlait fort peu, il écoutait ce qui se disait de la terrible marche militaire dont on avait journellement des nouvelles, soit par la voix publique qui les apportait de village en village et de bouche en bouche, soit par quelque nouvel arrivant qui, décidé d'abord à ne pas quitter sa maison, avait pourtant fini par fuir comme tant d'autres, sans avoir pu rien sauver de son bien, et plus ou moins maltraité dans sa personne ; et chaque jour c'était quelque nouvelle histoire d'alarmes et de malheurs. Quelques-uns des réfugiés, nouvellistes de profession, recueillaient soigneusement tous les bruits, passaient au crible toutes les relations, et portaient ensuite aux autres le fruit de leur analyse. On disputait pour savoir quels étaient les régiments les plus enragés, lesquels, des cavaliers ou des fantassins, étaient pires. On répétait le mieux qu'on pouvait certains noms de condottieri ; on racontait les entreprises antérieures de quelques-uns d'entre eux ; on précisait les stations et les marches de chaque corps. Aujourd'hui tel régiment devait venir occuper tels endroits, demain il irait tomber sur tels autres, où en attendant tel autre régiment faisait mille horreurs. On cherchait surtout à être informé et l'on tenait compte des corps «8 LES FIANCES. qui passaient successivement le pont de Lecco, parce que ceux-là pouvaient être considérés comme bien partis et ne devant plus affliger le pays de leur présence. On avait vu passer les régiments de cavalerie de VVallenslein, d'infanterie de Mérode, de cavalerie de Anhall, d'infanterie de Brandebourg ; puis, et l'un après l'antre, les deux de cavalerie de Monlccnculli et de Ferrari ; puis Allringer, Furslenbcrg et Gollorcdo ; puis Torqualo Conli, les Croates, et d'au 1res et d'autres encore, jusqu'à ce qu'enfin, et lorsqu'il plul au ciel, passa Galasso, qui fut le dernier. L'escadron volant des Vénitiens finit aussi par s'éloigner, et tout le pays, à droite comme à gauche, se trouva libre. Déjà les habitants dos endroits les premiers envahis et les premiers évacués étaient partis du château, et chaque jour il en parlait d'autres ; comme, après un orage d'automne, on voit du feuillage touffu d'un grand arbre sortir de Ion te pari les oiseaux qui élaient venus s'y abriter, ,1c crois que nos trois personnages furent les derniers à se niclfre en roule ; et cela parce que don Abbondio le voulut ainsi, dans la crainte, s'il retournait trop loi, de rencontrer encore des lansquenets séparés de leurs corps et restés à la queue de l'armée. Perpetua eut beau dire que plus l'on fardait, plus on donnait le moyen aux mauvais sujets du pays d'enlrer dans la maison et d'enlever ce qui pouvait y rester: lorsqu'il s'agissait delà vie à garantir, c'était toujours don Abbondio qui l'em|)ortail, à moins que l'imminence du danger ne lui eût totalement l'ail perdre la lèle. Le jour fixé pour le départ, YJuuomé lit tenir prêt à la Malanoltc un carrosse dans lequel il avait l'ail mettre une provision assortie de linge pour Agnese ; et de plus, appelant à part la bonne femme, il lui lit accepter un rouleau déçus d'or, pour qu'elle eût de quoi réparer le dommage qu'elle trouverait dans sa maison ; il exigea qu'elle les prît, quoiqu'elle lui (lit et lui répétai, en frappant de sa main sur sa poitrine, qu'elle en avait encore là des anciens. « Quand vous verrez voire bonne, votre pauvre Lucia lui dit-il en Unissant ce petit colloque, je suis bien sur qu'elle prie pour moi, précisément parce que je lui ai l'ail, beaucoup de mal ; diles-lui donc que je la remercie, et que j'ai la confiance que de ses prières lui reviendront autant de bénédictions du ciel pour elle-même. » Il voulut ensuite accompagner ses trois hôtes jusqu'à la voilure. Le lecteur peut se figurer combien furent vifs, dans leur humilité, les reniercîments de don Abbondio, et tout ce que Perpetua sut y joindre. Ils parlirent : selon ce qui avait été convenu, ils s'arrêtèrent un moment, mais sans même s'asseoir, chez le tailleur, et là ils entendirent raconter cent et cent choses du passage <\c^ troupes ; l'histoire ordinaire dos vols, des coups, des dévastations, des violences de fonte espèce ; mais par bonheur aucun lansquenet n'avait paru dans ce lieu. « Ah ! monsieur le curé ! dit le tailleur en lui donnant le bras pour l'aider à remonter en voilure ; il y a de quoi l'aire des livres imprimés sur le fracas de tels événements. » Après avoir l'ail encore un peu de chemin, nos voyageurs commencèrent à voir de leurs propres yeux quelque chose de ce qu'ils avaient tant ouï décrire : les vignes dépouillées, non comme par la main des vendangeurs, mais comme CHAPITRE XXX. 429 si la grêle et l'ouragan les avaient de concert ravagées ; leurs rameaux effeuillés et, jetéscà et là sur la terre ; les échalas arrachés, le sol foulé et couvert d'éclats de bois, de feuilles flétries, de souches déracinées ; les arbres abattus, mutilés ; les haies trouées on mille-endroits, les barrières de clôture enlevées. Dans les villages, pis encore : toutes les portes enfoncées, toutes les fenêtres en loques, des débris de foute- sorte, et partout des haillons par las ou répandus fout le longdos rues ; un air pesant-et dos bouffées d'odeur fétide sortant de chaque maison ; les habitants occupés les uns à jeter dehors les immondices, les autres à réparer tant bien que mal leurs portos, d'autres en groupe pour SJ lamenter ensemble: et, de buis côtés, sur le passage de la voilure, des mains tendues vers les portières pour demander la charité. Ce fut avec ces images tour à tour présentes à leurs yeux et à leur esprit, et en s'allendant à ne rien trouver chez eux que île semblable, que don Abbondio elles deux femmes y arrivèrent ; et ce qu'ils trouvèrent fut en eflel.ee à quoi ils s'attendaient. Agnese fit déposer ses paquets dans un coin de sa petite cour, qui était resté l'endroit le plus propre de sa demeure ; elle se mil ensuite à balayer partout, à Don Abbondio voulut s'en prendre à Perpetua... (P. ioO.) 430 LES FIANCES. ramasser et remettre en ordre le peu d'effets qu'on lui avait laissés. Elle fit venir un menuisier et un serrurier pour raccommoder ce qui était en plus mauvais état. Puis, regardant pièce par pièce son cadeau de linge, et comptant ses nouveaux écus, elle disait en elle-même : «Je suis retombée sur mes pieds ; grâces soient rendues à Dieu et à la sainte Vierge, comme aussi à ce bon seigneur ; je puis bien.dire être retombée sur mes pieds. » Don Abbondio et Perpetua entrent dans leur maison, sans l'aide d'aucune clef ; à chaque pas qu'ils font dans le vestibule, se fait plus fort sentir une puanteur, un air empesté qui les repousse ; se bouchant le nez, ils vont vers la porte de la cuisine ; ils entrent sur la pointe du pied, cherchant où le mettre pour éviter le plus possible l'ordure qui couvre les carreaux, et ils jettent un coup d'oeil autour d'eux. Plus rien d'entier n'y existait ; mais pour des restes et des débris de ce qu'il y avait eu jadis là comme ailleurs, on en voyait dans tous les coins : les plumes des poules de Perpetua, des lambeaux du linge de maison, les feuillets des calendriers de don Abbondio, des morceaux de marmites et d'assielles, tout cela mêlé, éparpillé par terre. Le foyer, à lui seul, jncsentail tous les signes d'un vaste saccagement rapprochés l'un de l'autre, comme plusieurs idées sons-entendues sont rapprochées dans une même période par un habile orateur. Là était un reste de tisons éteints, gros et petits, qui se montraient comme ayant été le bras d'un fauteuil, le pied d'une table, la porte d'une armoire, une planche de lit, une douve du petit tonneau où se tenait le vin qui remettait l'estomac à don Abbondio. Ce qui manquait de ces divers objets n'était plus que cendres et charbons ; et, avec ces charbons mêmes, les dévastateurs avaient, par délassement, noirci la muraille de figures de leur façon, s'éludianl, au moyen de certaines tonsures, de certains bonnets carrés, de certains larges rabats dont ils les avaient marquées et affublées, à en faire des prêtres, et à les faire bien horribles, bien ridicules, élude dans laquelle il est vrai de dire que de tels artistes ne pouvaient faillir. « Ah ! cochons ! s'écria Perpetua. — Ah ! brigands ! » s'écria don Abbondio ; et ils sortirent, comme en fuyant, par une autre porte qui donnait sur le jardin. Ils respirèrent ; puis aussilôt ils allèrent vers le figuier ; mais, avant même d'y arriver, ils virent la terre remuée, et tous deux poussèrent un cri ; arrivés, ils trouvèrent effectivement, au lieu du mort, la fosse ouverte. Ici la scène ne fut pas sans bruit : don Abbondio voulut s'en prendre à Perpetua qui, selon lui, avait mal caché le magot ; figurez-vous si celle-ci resta muette. Après qu'ils eurent bien crié, tous deux avec le bras tendu et le doigt dirigé vers le trou, ils s'en revinrent ensemble en murmurant. Et il suffit de vous dire qu'ils trouvèrent à peu près partout la même chose. Ils curent bien de la peine à faire nettoyer et désinfecter la maison, d'autant plus que, dans ce moment, il était difficile de se procurer de l'aide ; et je ne sais combien de temps il leur fallut rester comme campés, s'arrangeant non pas le mieux, mais le moins mal qu'ils purent, et renouvelant peu à peu les portes, les meubles, les ustensiles, avec l'argent que Perpetua avançait. Ajoutons que ce désastre fut la source d'autres disputes fort désagréables ; CHAPITRE XXX. 431 parce que Perpetua, à force de questionner, de chercher, de flairer, parvint à savoir positivement que certains effets de son maître, que l'on croyait avoir été pris ou détruits par les soldats, se trouvaient au contraire en fort bon état chez des gens du pays, et elle tourmentait le curé pour qu'il parlât et réclamât son bien. Toucher cette corde était ce qui pouvait le plus déplaire à don Abbondio, attendu que son bien était dans les mains de coquins, c'est-à-dire de cette espèce de gens avec laquelle il tenait le plus à vivre en paix. « Mais si je ne veux pas entendre parler de ces choses-là ? disait-il. Combien de fois faut-il que je vous répète que ce qui est perdu est perdu ? Faut-il donc, parce que ma maison a été dévalisée, que je sois de plus mis par vous sur la croix ? — Quand je le dis, répondait Perpetua, que vous vous laisseriez arracher les yeux de la tête ! Voler les autres est un péché ; mais vous, c'est péché que de ne pas vous voler. — Mitis voyez donc s'il est permis de dire de telles solliscs ! répliquait don Abbondio. Voulez-vous bien vous taire ? » Perpetua se taisait, mais pas tout de suite ; et tout lui fournissait un prétexte pour recommencer ; si bien que le pauvre homme était réduit à ne plus se plaindre lorsqu'il se trouvait privé de quelque chose au moment où il en aurait eu besoin, parce que plus d'une l'ois il avait eu le désagrément de s'entendre dire : « Allez le demander à un tel qui le lient, et qui ne l'aurait pas gardé jusqu'aujourd'hui s'il avait eu affaire à un homme. » Il trouvait un autre sujet d'inquiétude, et d'inquiétude plus vive, dans ce qu'on disait de quelques traînards de l'armée qui passaient journellement, comme le lui avaient fait trop bien prévoir ses conjectures ; de sorte qu'il était toujours dans la crainte d'en voir paraître quelqu'un ou même une troupe sur la porte, qu'il avait bien vite fait réparer avant toute autre chose et qu'il tenait barricadée avec grand soin ; mais grâces au ciel, cela n'arriva pas. Ces terreurs cependant n'étaient pas encore dissipées, qu'il lui en survint une nouvelle. Mais ici nous laisserons à part le pauvre homme : il s'agit de bien autre chose que de ses appréhensions particulières, que des maux de quelques villages, que d'un désastre passager. Il trouvait un autre sujet d'inquiétude dans ce que l'on disait de quelques Irninards (P. 431.) CHAPITRE XXXI. LA peste que le tribunal de santé avait craint de voir s'introduire dans le Milanais avec les blindes allemandes s'y était en effet introduite, comme l'on sait ; et l'on sait aussi qu'elle ne s'arrêta point là, mais qu'elle envahit et dépeupla une partie considérable de l'Italie. Conduits par le fil de notre histoire, .nous allons maintenant raconter les faits principaux de cite calamité, dans le Milanais, c'est-à-dire et même presque exclusivement dans la ville de Milan, attendu que c'est presque exclusivement de la ville que parlent les mémoires du temps, comme cela arrive à peu près toujours et partout, pour de bonnes raisons comme pour d'autres assez mauvaises. A dire vrai, notre but dans ce récit n'est pas seulement de représenter l'état de choses dans lequel doivent venir figurer nos personnages, mais en même temps de faire connaître, autant que c'est possible dans un cadre restreint et que cela peut dépendre de nous, un chapitre plus fameux qu'il n'est connu de notre histoire nationale. Parmi les nombreuses relations contemporaines, ii n'en est aucune qui puisse suffire pour mettre le lecteur à portée de juger cet événement dans l'ensemble régulier de ses circonstances, comme il n'en est aucune non plus qui ne puisse CHAPITRE XXXI. 433 l'y aider, dans chacun de ses écrits, sans en excepter celui que nous a laissé Ripamonti \ et qui doit être mis de beaucoup au-dessus des autres, pour le nombre comme pour le choix des faits, et encore plus pour la manière dont il sait les observer. Dans chacun sont omis des faits essentiels qui sont consignés dans d'autres ; dans chacun se trouvent des erreurs matérielles que l'on peut reconnaître et rectifier à l'aide de quelque autre de ces mêmes écrits ou du petit nombre d'actes de l'autorité publique, imprimés ou manuscrits, qui nous restent. Souvent on trouve dans une relation les causes dont on a vu dans une autre les effets comme ne tenant à rien. Dans toutes ensuite règne une étrange, confusion de choses et d'époques ; la plume du narrateur y va et vient sans cesse comme au hasard, sans aucun plan ni d'ensemble ni de détails ; caractère, au reste, qui distingue de la manière là plus générale et la plus marquée les livres de ce temps, surtout les livres composés en langue vulgaire ; c'était du moins ainsi en Italie ; les hommes doctes doivent savoir si la remarquer s'applique au reste de l'Europe ; nous sommes, pour notre compte, fort tentés de le penser. Aucun écrivain d'une époque postérieure ne s'est proposé d'examiner et de rapprocher ces mémoires pour former, des diverses notions qu'ils fournissent, une chaîne suivie, une véritable histoire de cette peste ; de sorte que l'idée que l'on en a généralement ne peut être que fort incertaine et un peu confuse. Ce ne. peut être qu'une idée vague de grands maux et de grandes erreurs (et en vérité il y eut des uns et des autres au-delà de tout ce que l'on peut se figurer), une idée composée de jugements plus que de faits, et où les quelques faits qui se présentent sont épars, isolés quelquefois de leurs circonstances les plus caractéristiques, sans distinction de dates, sans rien par conséquent qui marque la cause et son effet, qui fasse sentir dans les événements leur cours, leur progression. Pour nous, en donnant du moins beaucoup de soin à examiner et rapprocher toutes les relations imprimées, plusieurs relations manuscrites et bon nombre (eu égard au peu qui nous en reste) de ces documents que l'on appelle officiels, nous avons cherché à faire, au moyen de ces divers matériaux, non sans doute un travail tel qu'on pourrait le désirer, mais un travail qui n'a pas été fait jusqu'à ce jour. Notre intention n'est point de reproduire tous les actes publics, non plus que de rapporter tous les événements qui, sous un point de vue quelconque, pourraient en être dignes. Nous prétendrons encore moins rendre inutile la lecture des relations originales à ceux qui voudraient se former une idée plus complète du point d'histoire qui nous occupe ; nous sentons trop bien tout ce qu'il y a de force propre et pour ainsi dire incommunicable dans les oeuvres de ce genre, de quelque manière qu'elles aient été conçues et exécutées. Nous avons seulement tenté de reconnaître et de vérifier les faits les plus généraux et les plus importants, de les disposer, autant que la raison et leur nature le comportent, dans l'ordre réel où ils se sont passés, d'observer leurs rapports et leur influence réciproque, et 1 Joscphi Ripamontii, canonici senlensis, chronistx urbis Mediolani, de peste qwe fuit anno 1G30, libri V, Mediolani, 1640, apud Malatesta. 55 434 LES FIANCES. de faire ainsi, pour le moment et en attendant qu'un autre fasse mieux, une notice succincte, mais véridique et suivie, de ce désastre. Tout le long de la ligne que l'armée avait parcourue, on avait trouvé quelques cadavres dans les maisons, quelques cadavres sur la route. Dienlôt, dans tel village, dans tel autre, des individus, des familles entières tombèrent malades, moururent de maux violents, étranges, dont les symptômes étaient inconnus de la plupart de ceux qui en étaient témoins. Quelques personnes seulement en avaient vu autrefois de semblables, et c'était le petit nombre de celles chez qui s'était conservée la mémoire de la peste qui, cinquante-trois tins auparavant, avait également désolé une grande partie de l'Italie, et spécialement le Milanais, où elle fut nommée, comme elle l'est encore, la peste de Saint-Charles. Tant la charité a de pouvoir ! Parmi les souvenirs si grands et de tant de sortes d'un fléau dont une population tout entière fut frappée, la charité peut faire primer le souvenir d'un homme, parce qu'elle a inspiré à cet homme des sentiments et des actions plus mémorables encore que les souffrances au milieu desquelles il se montre ; elle peut le graver dans l'esprit des générations futures comme le signe où se résument tous ces maux, parce que dans tous elle l'a porté, elle l'a introduit comme guide, secours, exemple, victime volontaire ; d'une calamité générale faire pour lui ce qui serait pour un autre le fruit d'une entreprise éclatante ; nommer cette calamité de son nom, comme une conquête ou une découverte prennent le nom de celui à qui elles sont dues. L'archiâtrc' Louis Settala, qui non-seulement avait vu cette peste, mais était l'un de ceux qui avaient mis le plus d'activité, de courage et (quoiqu'il fût trèsjeune alors) d'habileté à la combattre, ce médecin qui, dans son appréhension fort grande de la voir se renouveler, avait l'oeil ouvert sur les événements et faisait en sorte d'en être instruit, fit le 20 octobre, dans le tribunal de santé, un rapport duquel il résultait que, dans le village de Chiuso (le dernier du territoire de Lccco et confinant avec le bergamesque), la contagion s'était indubitablement déclarée. L'on voit, par le recueil de Taddino, qu'il ne fut pris aucune résolution par suite de cet avis *. Mais presque aussitôt des avis semblables arrivèrent de Lecco et de Bellano. Le tribunal alors se décida et se borna à faire partir un commissaire qui devait, chemin faisant, prendre un médecin à Como et aller avec lui visiter les lieux signalés. Tous deux, « soit ignorance ou toute autre cause, se laissèrent persuader par un vieux et ignorant barbier de Bellano que ce mal n'était point la peste 3, » mais que c'était en certains endroits l'effet ordinaire des émanations des marais pendant l'automne, et partout ailleurs la conséquence des souffrances et des mauvais traitements que ces populations avaient éprouvées dans le passage des Allemands. Cette assurance fut rapportée au tribunal dont il paraît qu'elle dissipa toutes les inquiétudes. 1 l'rotofisieo,. médecin en chef. Louis Settala avait été nommé arclmllre du duché de Milan par le cardinal Charles lîorromée. (N. du T.) •Pî:ge2V. » Ibid. CHAPITRE XXXI. 435 Mais d'autres nouvelles de mort survenant coup sur coup et de divers côtés, on commit deux délégués pour aller voir sur les lieux ce qui en était et prendre les mesures convenables ; ce furent Taddino, cité ci-dessus, et un auditeur du tribunal. Lorsqu'ils arrivèrent, le mal s'était déjà tellement répandu que les preuves s'en offraient d'elles-mêmes et sans qu'il fût besoin de les chercher. Ils parcoururent le territoire de Lecco, la Valsassina, les bords dû lac de Como, les districts connus sous le nom de Alonte diBrianza et de la Géra d'Adda, et partout ils trouvèrent des villages fermés de barrières à leurs abords, d'autres presque déserts, les habitants en fuite et campés sous des tentes ou dispersés ; « et ils nous semblaient, dit Taddino, autant de créatures sauvages, portant à là main, les uns de la menthe, les autres de la rue, ceux-ci du romarin, ceux-là des fioles de vinaigre. » lis s'enquirent du nombre des morts, il était effrayant ; ils visitèrent les malades et les cadavres, et partout ils trouvèrent les hideuses et terribles marques de la peste. Us donnèrent aussitôt, par leltres, ces sinistres nouvelles au tribunal de santé qui, en les recevant, le 30 octobre, « se disposa, dit Taddino, à prescrire les bullelte>, pour interdire l'entrée de la ville aux personnes venant des pays où la contagion s'était montrée ; et en attendant que l'ordonnance fut rédigée, » on donna par anticipation aux employés des gabelles quelques ordres sommaires dans le sens des dispositions qu'elle devait contenir. Cependant les délégués se hâtèrent de pourvoir le mieux qu'ils purent à ce qu'exigeait la circonstance, et ils s'en revinrent avec la triste conviction de l'insuffisance des mesures qu'ils venaient de prendre pour porter remède et opposer une barrière à un mal qui avait déjà l'ait tant de progrès. Arrivés le 14 novembre, et lorsqu'ils curent fait, de vive voix d'abord, et ensuite par écrit, leur rapport au tribunal, ils en reçurent la mission de se présenter au gouverneur et de lui exposer l'état des choses. Ils se rendirent auprès de lui et rapportèrent à leur retour qu'il avait éprouvé un grand déplaisir en apprenant de semblables nouvelles, leur avait montré combien il en était affecté, mais avait dit que les soins de la guerre étaient plus importants : Scd belli graviores esse curas. Ainsi le raconte Ripamonti qui avait composé les registres de la Santé et s'était entretenu de ce fait avec Taddino chargé spécialement de la mission : c'était la seconde, si le lecteur s'en souvient, pour la même cause et avec le même résultat. Deux ou trois jours après, le 18 novembre, le gouverneur fit une proclamation par laquelle il ordonnait des réjouissances publiques pour la naissance du prince Charles, premier-né du roi Philippe IV, sans se douter ou s'inquiéter du danger que pouvaient présenter de grandes réunions d'hommes en de telles circonstances, réglant toutes choses comme on eût fait en des temps ordinaires, comme s'il ne lui eût été nullement parlé de contagion. Cet homme était, ainsi que nous l'avons dit, le célèbre Ambroise Spinola, 1 Cartes personnelles, passe-ports. 436 LES FIANCES. envoyé pour remettre la guerre en bon train, pour réparer les erreurs de don Gonzalo, et gouverner par occasion ; et, par occasion également, nous pouvons rappeler ici qu'il mourut à peu de mois de là, dans cette même guerre qui lui tenait tant à coeur ; il mourut, non pas de blessures reçues sur le champ de bataillé, mais dans son lit, de chagrin et de tourment dans l'âme pour les reproches, les injustices, les dégoûts de toute espèce qu'il essuya de la part du gouvernement auquel il avait voué ses services. L'histoire a déploré son sort et frappé de sa censuré l'ingratitude dont il fut victime ; elle a décrit avec grand soin ses entréprises militaires et politiques, loué sa prévoyance, son activité, sa constance ; elle aurait pu rechercher de plus ce qu'il avait fait de toutes ces qualités, lorsque la peste menaçait, envahissait une population qui lui avait été confiée ou plutôt livrée. Mais ce qui, sans rien diminuer du blâme qu'il mérite, peut affaiblir l'étonnement que sa conduite fait éprouver, ce que l'on ne peut voir sans un étonnement plus grand encore, c'est la manière d'êlre de cette population elle-même, dans la partie de la contrée, c'est-à-dire, où, exempte encore de la contagion, elle avait tant de raison de la redouter. A l'arrivée de ces fatales nouvelles que l'on recevait des pays infectés, des pays formant autour de la ville comme un demi-cercle qui dans quelques parties n'en est éloigné que de dix-huit ou vingt milles, qui ne croirait que l'on vit, dans cette cité, éclater un mouvement général, un désir unanime de précautions bien ou mal entendues, ou pour le moins une stérile inquiétudeEt cependant, s'il est un point où les mémoires du temps soient d'accord, c'est lorsqu'ils attestent que rien de tout cela n'eut lieu. La disette de l'année précédente, les vexations que les soldats avaient fait souffrir, les afflictions de l'âme, parurent des faits plus que suffisants pour expliquer la mortalité : dans les places publiques, les boutiques, les maisons, celui qui hasardait une phrase sur le danger dont la ville pouvait être menacée, qui prononçait le mot de peste, était accueilli par des railleries d'incrédulité, par un mépris mêlé de colère. Une incrédulité semblable , ou, pour mieux dire, un aveuglement tout aussi opiniâtre, prévalait dans le sénat, dans le conseil des décurions, dans toutes les administrations publiques. Je trouve dans nos mémoires que le cardinal Frédéric, dès qu'on eut conCet homme était le célèbre Ainbroise Spinola... (P. 43B.) CHAPITRE XXXI. 437 naissance des premiers accidents de contagion, adressa une lettre pastorale aux curés, dans laquelle, entre autres choses, il leur prescrivait de faire sentir au peuple avec insistance combien il était important et d'étroite allégation pour chacun de révéler à l'autorité tout accident semblable ; ainsi que de séquestrer les effets infectés ou suspects 1 ; et c'est un acte de plus à mettre au nombre de ceux par lesquels ce prélat se distinguait louâblement de son siècle. Le tribunal de santé demandait, sollicitait la coopération de qui de droit dans les mesures à prendre, mais n'obtenait à peu près rien. Et, dans le tribu= nal même, l'empressement était bien loin d'égaler l'Urgence : c'étaient, comme le dit plus d'une fois Taddino, et comme cela se voit encore mieux par l'ensemble de la narration, c'étaient les deux médecins qui, convaincus et pénétrés de la gravité et de l'imminence du danger, stimulaient le corps qui devait ensuite stimuler les autres. Nous avons déjà vu quelle froideur, en recevant les premiers avis de la peste, il avait mise à agir et même à recueillir des renseignements : voici un autre fait où se montre une lenteur encore plus étonnante, si pourtant elle ne fut le résultat forcé d'obstacles provenant des magistrats supérieurs. Cette ordonnance pour les bullelle, dont nous avons parlé tout à l'heure, décidée le 30 octobre, ne fut prête à paraître que le 23 du mois suivant, ne fut publiée que le 29. La peste était déjà entrée dans Milan. Taddino et Ripamonti ont voulu nous conserver le nom de celui qui l'y apporta le premier, ainsi que d'autres détails sur sa personne et sur le l'ail même ; et, en effet, lorsqu'on observe les commencements d'un immense drame de mort, où les victimes, loin d'être désignées par leur nom, pourront à peine l'être approximativement par le nombre de milliers dont elles formeront l'effrayante masse, on éprouve je ne sais quelle curiosité de connaître ce petit nombre d'individus qui les premiers y figurèrent : cette espèce de distinction, le pas obtenu sur le chemin des funérailles, semblent faire trouver en eux et dans les circonstances, d'ailleurs les plus indifférentes, qui les concernent, quelque chose de fatal et de digne d'un long souvenir. L'un et l'autre historien disent que ce fut un soldat italien au service d'Espagne ; ils ne sont pas bien d'accord sur les autres points, ici même sur le nom de cet homme. Il s'appelait, selon Taddino, Pictro-Antonio Lovato, et son corps était en garnison dans le territoire de Lecco : selon Ripamonti, au contraire, ce serait un nommé Picr-Paolo Locali, dont le corps tenait garnison à Chiavenna. Ils diffèrent aussi sur le jour de son entrée à Milan : le premier la place au 22 octobre, le second, au même quantième du mois suivant ; et l'on ne peut s'en tenir au dire ni de l'un ni de l'autre. Les deux époques sont en contradiction avec d'autres beaucoup mieux constatées. Et cependant Ripamonti, écrivant par ordre du conseil général des décurions, devait avoir à sa disposition bien des moyens de se procurer les renseignements nécessaires ; et Taddino, en raison de son emploi, pouvait mieux que personne être informé 1 Vita di Fcderigo Borromco, compilata da Francesco Kivola. Milano, 1C60, p. 582. 438 LES FIANCES. d'un semblable fait. Au reste, du rapprochement d'autres dates dont l'exactitude nous paraît, comme nous venons de le dire, mieux établie, il résulte que ce fait eut lieu avant la publication de l'ordonnance sur les bullelle ; et si la chose en valait la peine, on pourrait même prouver, ou à peu près, que ce dut être dans les premiers jours du mois où cette ordonnance parut ; mais sans doute le lecteur nous en dispense. Quoi qu'il en soit, ce malheureux fantassin, porteur de tant de maux, entra dans la ville avec un gros paquet de hardes provenant, par achat ou par vol, de soldats allemands ; il alla loger dans une maison qu'habitaient ses parents, au faubourg de Porte-Orientale, près les Capucins. Dès son arrivée, il tomba malade ; il fut porté à l'hôpital ; là un bubon qu'on lui trouva sous l'une des aisselles fit soupçonner ce que son mal pouvait être ; le quatrième jour il mourut. Le tribunal de santé fit consigner et séquestrer dans leur maison les parents de cet homme ; ses habits et le lit où il avait couché à l'hôpital furent brûlés. Deux infirmiers qui l'y avaient soigné et un bon religieux qui lui avait prêté le secours de son ministère, tombèrent malades sous peu de jours, tous les trois de la peste. Le soupçon que l'on avait eu là, dès le principe, sur la nature du mal, et les précautions que l'on avait prises en conséquence firent que la contagion n'y alla pas plus loin. Mais le soldat en avait laissé hors de l'hospice un germe qui ne tarda pas à se développer. La première personne sur qui s'en montrèrent les atteintes fut La première personne sur qui s'en montrèrent les atteintes fut... un certain Carlo Colonna, joueur de luth... (P. 488.) CHAPITRE XXXI. 431 ! le maître de la maison où cet homme avait logé, un certain Carlo Colonna, joueur de luth. Alors, tous les locataires de cette maison furent, par ordre de la Santé, conduits au lazaret, où la plupart tombèrent malades et quelques-uns moururent sous peu de temps, avec les symptômes bien prononcés de la contagion. Déjà, cependant, le principe d'infection s'était disséminé dans la ville, tant à la suite des rapports que l'on avait eus avec ces gens, qu'à l'aide de leurs vêtements et de leurs effets, soustraits par leurs parents, par leurs logeurs, par des personnes de service, aux recherches et à la combustion prescrites par le tribunal. A cette funeste semence venait se joindre Celle qui pénétrait encore du dehors par la défectuosité des ordres donnés, le peu de soin que l'on mettait à leur exécution et l'adresse avec laquelle on savait les éluder. Le mal alla ainsi, couvant et s'étendant avec lenteur et sourdement pendant tout le reste de l'année et les premiers mois de l'année suivante 1630. De temps en temps, quelqu'un en était atteint, quelqu'un mourait, tantôt dans un quartier, tantôt dans un autre ; et la rareté même de ces accidents éloignait l'idée de la vérité ; elle confirmait toujours plus le public dans cette slupide et meurtrière confiance qu'il n'y avait point de peste, qu'il n'y en avait jamais eu un seul instant. Nombre de médecins même, se faisant les échos de la voix du peuple (était-elle dans cette circonstance la voix de Dieu ?), se moquaient des présages sinistres, des avis menaçants de quelques-uns de leurs confrères ; et ils avaient toujours prêts à la bouche des noms de maladies ordinaires, pour en qualifier tous les cas de peste qu'ils pouvaient être appelés à traiter, quels qu'en fussent les symptômes. L'avis de ces sortes de cas, s'il arrivait au tribunal de santé, ne lui parvenait pour l'ordinaire que tardivement et d'une manière fort peu précise. La crainte de la contumace ' et du lazaret disposait tous les esprits à la ruse : on cachait les malades, on achetait le silence des fossoyeurs et de leurs surveilhints : il arriva même plus d'une fois que les employés subalternes du tribunal envoyés par ce corps pour visiter les cadavres, délivrèrent, à prix d'argent, de faux certificats. Comme cependant, à chaque découverte qu'il parvenait à faire, le tribunal ordonnait de brûler les effets, comme il mettait des maisons en quarantaine et envoyait des familles entières au lazaret, il est facile de juger combien il appelait sur lui le mécontentement et les murmures du public, de la noblesse, des marchands et du peuple, dit Taddino, dans la persuasion où ils étaient tous que c'étaient des vexations sans motif et sans nul avantage. On en voulait surtout aux deux médecins Taddino et Senatorc Settala, fils de l'archiàlre, qui bientôt ne purent plus traverser les places publiques sans être poursuivis d'injures, lorsque ce n'étaient pas des pierres qu'on leur lançait, et ce fut sans coule une position digne d'être remarquée que celle où se trouvèrent pendant quelques 1 On appelle contumace, en langage sanitaire, l'état de suspicion dos personnes et de toute ? tories d'objets, soas le rapport de la santé publique. (X.du T.) 440 LES FIANCES. mois ces deux hommes, voyant venir un horrible fléau, travaillant de tous leurs moyens à le détourner, mais ne rencontrant qu'obstacles là où ils cherchaient du secours, ne recueillant pour récompense que des clameurs hostiles, que d'être signalés comme ennemis de la patrie : pro patrix hosttbus, dit Ripamonti. Cette haine s'étendait aux autres médecins qui, convaincus comme les deux premiers, de la réalité de la contagion, conseillaient des précautions, et cherchaient à faire partager à leurs concitoyens cette douloureuse conviction dans laquelle ils étaient eux-mêmes. Les plus modérés parmi leurs censeurs les taxaient de crédulité et d'obstination : aux yeux de tous les autres, il y avait évidemment de leur part imposture et complot bien ourdi pour spéculer sur la frayeur publique. L'archiâtre Louis Settala, alors presque octogénaire, d'abord professeur de médecine à l'université de Pavie, puis, de philosophie morale à Milan, auteur de plusieurs ouvrages fort estimés à cette époque, appelé à occuper des chaires dans d'autres universités, à Ingolstadl, à Pise, à Bologne, à Padouc, et non moins recommandé aux suffrages de l'opinion par le refus de ces honneurs que par l'offre qui lui en avait été faite, était sans contredit l'un des hommes les plus considérés de son temps. A sa réputation de science se joignait celle que lui donnait une vie toute honorable, et l'admiration que l'on avait pour lui était accompagnée d'une véritable affection, bien méritée par la grande charité avec laquelle il prodiguait aux pauvres et les soins de son art et lous autres secours. Il y avait d'ailleurs en lui ce qui pour nous, sans doute, môle de quelque chose de pénible le sentiment d'estime qu'inspirent ces qualités, mais-ce qui alors devait lui concilier ce sentiment d'une manière plus puissante encore et plus générale : le pauvre homme partageait les préjugés les plus communs elles plus funestes de ses contemporains ; il était à la vérité sur les premiers rangs de la foule, mais sans s'éloigner d'elle, c'est-à-dire sans se donner ce genre de distinction qui attire les désagréments et fait bien souvent perdre cette autorité morale que par d'autres actes on a su acquérir ; et, malgré lout cela, celle dont il jouissait, quelque grande qu'elle fût, ne put non-seulement tenir, dans cette circonstance, contre les idées du profane vulgaire, comme l'appellent les poêles, ou du respectable public, comme disent les directeurs de comédie ; mais elle fut même insuffisante pour le sauver de Tsinimosité et des insultes de cette partie de la masse ainsi qualifiée, qui va le plus vite de la pensée à l'actin dans les jugements qu'elle porte. L'archiâtre Louis Settala... (P. MO.) CHAPITRE XXXI. 441 Un jour qu'il allait en chaise à porteurs visiter ses malades, le peuple s'attroupa autour de lui, en criant qu'il était le chef de ceux qui voulaient à toute force que la peste fût dans la ville ; que c'était cet homme au front sourcilleux et à la barbe chenue qui répandait partout l'effroi ; le tout pour procurer de l'ouvrage aux médecins. La foule allait croissant, et sa violence de même : les porteurs de la chaise, voyant que le cas devenait sérieux, firent réfugier leur maître chez des gens de ses amis, dont la maison par bonheur se trouvait à portée. Voilà ce qui lui arriva pour y avoir vu clair en ce point, pour avoir dit ce qui était et s'être efforcé de garantir de la peste plusieurs milliers de personnes. Mais lorsque, par un déplorable avis émané de lui dans une consultation, il contribua à faire torturer, tenailler et brûler toute vive une malheureuse femme condamnée comme sorcière, parce que son maître éprouvait de grands maux d'estomac, et parce qu'un autre personnage chez qui elle avait servi auparavant était devenu fort amoureux d'elle ', alors sans doute le même public ne lui aura pas fait faute d'éloges pour cette nouvelle marque de science, et, ce qui est affreux à penser, lui en aura su gré comme d'une bonne action de plus. Mais, vers là fin de mars, les maladies suivies de décès se déclarèrent en grand nombre, d'abord dans le faubourg de Porte-Orientale, ensuite dans tous les quartiers de la ville ; et, chez toutes les personnes ainsi atteintes, on remarquait d'étranges accidents de spasmes, de palpitations, de léthargie, de délire, ainsi que les sinistres symptômes de taches livides sur la peau et de bubons. La mort était ordinairement prompte, violente, souvent même subite, sans aucun signe de maladie qui l'eût précédée. Les médecins opposés à l'opinion de l'existence de la contagion, ne voulant pas avouer maintenant ce dont ils s'étaient ri naguère, et se voyant pourtant obligés de donner un nom générique à ce nouveau mal, désormais trop répandu, au vu et su de tout le monde, pour pouvoir se passer d'un nom, imaginèrent de lui appliquer celui de fièvres malignes, de fièvres pestilentielles ; misérable transaction, ou plutôt jeu de mots dérisoire, et qui n'en produisait pas moins un efl'ct très-fâcheux, parce qu'on paraissait reconnaître la vérité, on parvenait ainsi à détourner la croyance du public de ce qu'il lui importait le plus de croire, de voir, c'esl-à-dirc de ce point de l'ail que le mal se communiquait par le contact. Les magistrats, comme des gens qui sortent d'un profond sommeil, commencèrent à prêter un peu plus l'oreille aux avis, aux propositions de la Santé, à tenir la main à l'exécution de ses ordonnances, aux séquestrations et aux quarantaines qu'elle avait prescrites. Ce tribunal ne cessait, de son côté, de demander des fonds pour subvenir aux dépenses journalières et toujours croissantes du lazaret et de tant d'autres parties du service dont il était chargé ; et il le demandait aux décurions, en attendant qu'il eût été décidé (ce qui, je crois, ne le fut jamais que par le fait) si ces dépenses devaient être à la charge de la ville ou du trésor royal. C'était également aux dédirions que s'adressaient avec instances et le 1 Sloria di Vilano del conte I'ietro Verri ; Milano, 182», t. IV, p. 155. 5(1 442 LES FIANCES. sénat et le grand chancelier, au nom même du gouverneur, qui était allé de nouveau mettre le siège devant ce malheureux Casai, pour les engager à s'occuper de l'approvisionnement de là ville, avant que, la contagion venant à s'y propager, les communications avec d'autres pays fussent interdites, comme aussi à préparer des moyens d'existence pour une grande partie de la population à qui l'ouvrage venait tout à Coup de manquer. Les décurions cherchaient à faire de l'argent par des impositions, par des emprunts ; puis, à mesure qu'ils en ramassaient, ils en donnaient une petite part à la Santé, une petite part aux pauvres, ils faisaient de petits achats de grains, ils subvenaient de leur mieux à Une partie des besoins : et les grandes angoisses n'étaient pas encore venues. Une autre tâche fort difficile était à entreprendre dans le lazaret, où la population, quoique Chaque jour décimée, devenait chaque jour plus nombreuse. Il s'agissait d'y assurer le service et la subordination, de faire observer les séparations ordonnées, d'y maintenir, en un mot, les règles prescrites par le tribunal de santé, ou plutôt de les y établir ; car il n'y avait eu, dès les .premiers moments, que désordre et confusion, tant à cause de l'indiscipline d'un grand nombre de ceux qui s'y trouvaient reclus, que par l'incurie des employés et même leur connivence avec les premiers pour faire subsister cet état de choses. Le tribunal et les décimons, ne sachant où donner de la tête, eurent l'idée de s'adresser aux capucins, et supplièrent le père commissaire de la province ; qui remplissait les fonctions de provincial, par la mort du titulaire décédé peu de temps auparavant, ils le supplièrent de leur donner des sujets propres à gouverner ce lieu de désolation. Le commissaire leur proposa pour chef principal un de leurs pères, nommé Félix Gasati, homme d'un âge mûr, qui jouissait d'une grande réputation de charilé, d'activité, de douceur et en même temps de force d'âme, réputation bien méritée, ainsi que les événements le firent voir ; et il offrit de lui adjoindre, en quelque sorte comme son ministre, un autre de ses religieux, le père Michel Pozzobonelli, jeune encore, mais grave de caractère comme de physionomie et de manières. Ils furent acceptés avec grande satisfaction ; et le 30 mars ils entrèrent au lazaret. Le président de la Santé leur fit parcourir l'établissement, comme pour les en mettre en possession ; et, ayant réuni les servants et employés de tout grade, il leur fil reconnaître le père Félix en qualité de chef suprême, investi dans ce lieu d'une autorité absolue. A mesure ensuite que les habitants augmentèrent dans ce malheureux séjour, d'autres capucins y accoururent ; et ils y furent surintendants, confesseurs, administrateurs, infirmiers, cuisiniers, gendarmes, blanchisseurs, tout, en un mot, pour les infortunés confiés à leur charité. Le père Félix, infatigable dans son zèle, parcourait jour et nuit les portiques, les chambres, le vaste espace intérieur, quelquefois portant une canne à la main, d'autres fois n'ayant qu'un cilice pour armure ; il animait et réglait partout le service, il apaisait les tumultes, satisfaisait aux plaintes, menaçait, punissait, reprenait, consolait, séchait des larmes et en versait lui-même. Il prit la peste dans les premiers temps ; il en guérit, et revint avec un nouvel empressement à ses travaux. La plupart de ses confrères y perdirent avec joie la vie. CHAPITRE XXXI. 443 Certes, une semblable dictature était un étrange expédient ; étrange comme la calamité qui sévissait, comme l'époque qui en était affligée ; et alors même que nous ne saurions d'ailleurs à quoi nous en tenir, il suffisait, pour juger, pour caractériser une société bien grossière encore et mal ordonnée, de voir ceux à qui appartenait une aussi importante direction, ne plus savoir en faire autre chose que de la céder, et ne trouver, pour la leur céder, que des hommes pleinement étrangers, par leur institut, à ce qui constituait un semblable office. Mais en même temps on rencontre un exemple bien remarquable de la force et des moyens que là charité peut donner en tout temps et sous quelque ordre de choses que ce soit, on le rencontre dans ces hommes qui, en prenant une telle charge, l'ont si dignement soutenue. Il est beau de les voir l'accepter, sans autre raison que l'absence de tous autres qui en voulussent, sans autre but que de servir leurs semblables, sans autre espérance en ce monde que celle d'une mort beaucoup plus digne d'envie qu'elle n'était enviée ; il est beau qu'on la leur ait offerte, par cela seul qu'elle était difficile et périlleuse, et que l'on supposait que l'énergie et le sang-froid, si nécessaire et si rare en de tels moments, devaient se trouver en eux. Et c'est pourquoi l'oeuvre et le coeur de ces religieux méritent que la mémoire en soit rappelée, avec admiration, avec attendrissement, avec cette espèce de gratitude qui est due, comme solidairement, pour les grands services rendus par des hommes à d'autres hommes, et d'autant mieux due à ceux qui ne se la proposent pas pour recompense. « Si ces pères ne s'étaient trouvés là, dit Tadino, sans aucun doute la ville entière était anéantie ; car ce fut quelque chose de miraculeux que tout ce qu'ils firent en si peu de temps pour le bien public, en parvenant, sans presque aucune aide de la part de la ville, mais seulement par leur habileté et leur prudence, à entretenir et gouverner dans le lazaret tant de milliers de pauvres. » Le nombre de personnes reçues dans ce lieu, durant les sept mois que le père Félix en eut le gouvernement, fut d'environ cinquante mille, selon Ripamonti ; lequel dit avec raison qu'il aurait dû également parler d'un tel homme, si, au lieu de décrire les malheurs d'une ville, il avait eu à raconter ce qui peut lui l'aire honneur. L'obstination du public à nier qu'il y eût peste allait, comme c'était naturel, s'affaiblissant et se corrigeant, à mesure que la maladie s'étendait, et qu'on la voyait s'étendre par les communications et le contact. L'on fut d'autant plus porté à se laisser convaincre, lorsque, ne s'arrêtant plus aux classes inférieures, comme elle avait fait pendant quelque temps, elle commença à frapper des personnes connues. Dans le nombre on remarqua surtout, et nous devons citer nous-même d'une manière particulière, l'archiâtre Louis Settala. Aura-t-on au moins fini par reconnaître que le pauvre vieillard avait raison ? Qui le sait ? Toujours est-il que la peste l'atteignit, lui, sa femme, ses deux fils, et sept personnes de service. Il en réchappa, ainsi que l'un de ses fils ; tous les autres moururent. ' - . « Des événements semblables, dit Taddino, arrivés dans des maisons nobles de la ville, disposèrent la noblesse, le peuple et les médecins incrédules à 444 LES FIANCES. réfléchir ; et le peuple ignorant et porté au mal commença à fermer les lèvres, serrer les dents et froncer le sourcil. » Mais les moyens, les détours dans lesquels se replie l'obstination vaincue pour dissimuler et en quelque sorte venger sa défaite, sont quelquefois tels qu'ils vous obligent à regretter qu'elle n'ait pas tenu jusqu'au bout contre l'évidence et là raison ; et c'est ce qui ne se vit que trop bien dans cette circonstance. Ceux qui, pendant si longtemps et d'une manière si décidée, s'étaient refusés à croire et laisser croire qu'il existât près d'eux, parmi eux, un germe de mal qui pouvait, par des moyens naturels, se propager et faire des ravages, ceux-là ne pouvant plus désormais nier sa propagation, mais ne voulant pas l'attribuer à ces moyens naturels (puisque c'eût été avouer tout à la fois une grande erreur et une grande faute), ceux-là, disons-nous, étaient d'autant plus disposés à chercher à ce fait quelque autre cause, à présenter comme plausible et juste toute cause quelconque qu'on pourrait vouloir lui donner. Par malheur il en était une toute trouvée dans les idées et les traditions sous l'empire desquelles on était alors, non-seulement en Italie, mais dans toute l'Europe : les maléfices homicides, le concours du diable, les conjurations formées pour répandre la peste au moyen de sortilèges et de poisons contagieux. Déjà des choses semblables ou analogues avaient été supposées et adoptées comme vraies dans plusieurs autres pestes, et notamment dans celle qui, un demisiècle avant celle-ci, avait affligé notre cité. Ajoutons que, dès l'année précédente, le gouverneur avait reçu une dépêche signée par le roi Philippe IV, dans laquelle il lui était donné avis que quatre Français soupçonnés de répandre des drogues vénéneuses et pestilentielles s'étaient évadés de Madrid, par suite de quoi il eût à se tenir sur ses gardes, pour le cas où ces hommes se seraient dirigés vers Milan. Le gouverneur avait communiqué la dépêche au sénat et au tribunal de santé, et il ne paraît pas que, pour le moment, on s'en fût autrement occupé. Lorsque ensuite cependant la peste eut éclaté et fut reconnue pour telle, cet avis dont on se souvint put être une circonstance à laquelle se rattacha le vague soupçon d'une manoeuvre criminelle, si même elle ne fut la cause première qui en fit naître l'idée. ■ Mais deux faits produits, l'un par une crainte aveugle et désordonnée, l'autre par je ne sais quelle méchante intention, vinrent convertir ce soupçon indéterminé d'un attentat possible en un soupçon plus direct, et pour plusieurs en certitude d'un attentat effectif et d'un véritable complot. Certaines personnes se 'trouvant, le soir du 17 mai, dans la cathédrale, crurent y voir des inconnus qui frottaient d'une matière liquide, ou, comme on se mit à dire alors, qui oignaient une cloison en planches dressée dans l'église pour y séparer les deux sexes. Sur l'avis qui en fut aussitôt donné au président de la Santé, ce fonctionnaire accourut avec quatre personnes attachées à cette administration ; il visita la cloison, les bancs, les bassins d'eau bénite, et ne trouvant rien qui pût confirmer le ridicule soupçon de poison répandu de cette manière, il décida, par complaisance pour les imaginations frappées, et plutôt par surcroît de précaution que par nécessité, qu'il suffisait de laver la cloison. Mais les personnes CHAPITRE XXXI. 445 qui se figuraient avoir vu les empoisonneurs n'en firent pas moins, pendant là nuit, porter hors de l'église là cloison et Un certain nombre de bancs. Cette quantité de boisages entassés sur la place produisit, quand le jour parut, une grande impression d'effroi sur la multitude, pour qui tout objet qui frappe ses sens devient si facilement un argument à l'appui de ses idées. L'on dit et l'on crut généralement que toutes les murailles du Duomo, les planches de tous lés bancs et jusqu'aux cordes des cloches avaient été ointes, comme on disait avoir vu oindre la cloison. Et ce ne fut pas seulement alors qu'on le dit ; tous les mémoires des contemporains qui parlent de Ce fait, et dont quelques-uns ont été écrits plusieurs aimées après, en parlent avec Une égale assurance. Nous serions même ainsi réduits à deviner la véritable histoire de cet incident, si nous ne la trouvions dans une lettre du tribunal de santé au gouverneur, qui est conservée dans les archives dites de San Fëdéle, lettre d'où nous avons tiré ce récit, et à laquelle appartiennent les mots que nous avons mis en caractères italiques. Le lendemain malin, un nouveau spectacle plus étrange et plus significatif frappa les yeux et l'esprit des habitants. Dans toutes les parties de la ville, on vit, sur de très-longs espaces, les portes et les murs des maisons barbouillés de je ne sais quelle ordure jaunâtre, blanchâtre, qui semblait y avoir été étendue avec des éponges. Soit qu'on eût voulu se procurer le stûpide plaisir de voir une épouvante plus grande et plus générale, soit qu'on eût agi dans l'intention plus coupable d'augmenter le désordre qui régnait dans le public, ou quel qu'ait pu être, en un mot, le dessein dans lequel la chose fut faite, elle est attestée d'une manière telle qu'il nous semblerait moins raisonnable de l'attribuer à un rêve chez un grand nombre de personnes qu'à l'action réelle de quelques-unes ; action, du reste, qui n'aurait été ni la première ni la dernière de ce genre. Ripamonti, qui souvent se moque de ce qui s'est dit sur ce chapitre des onctions, et qui plus souvent encore déplore en ce point la crédulité populaire, prend le ton d'affirmation sur ce barbouillage comme l'ayant vu lui-même, et il en fait la description'. Dans la lettre que nous avons citée plus haut, messieurs de la Santé racontent la chose dans les mêmes termes ; ils parlent de visites, d'expériences faites sur des chiens avec cette matière, sans que ces ani^ maux en aient éprouvé aucun mal ; ils ajoutent que, dans leur opinion,c'a été plutôt un tour d'impertinence qu'un acte pratiqué dans des vues criminelles ; pensée qui montre en eux, dans ce temps-là même, assez de calme d'esprit pour ne pas voir des choses qui n'étaient point. Les autres mémoires contemporains, en racontant le fait, disent de même que, dans le premier moment, l'opinion de bien des gens fut que ce n'était qu'une niche, un bizarre badinage. Aucun de ces mémoires ne dit que ce fait ait été nié ; et s'il l'avait été, ils en auraient certainement fait mention, ne fût-ce que pour taxer d'extravagance les contradicteurs. J'ai pensé qu'il n'était pas hors de propos de rapporter et de réunir ' ... Et nos quogue ivimws viscre. Macutte ertmt sparsim in.vqualiterr/uc mimantes, veluti si quis haustimi spongia sanicm adspersisset, impressissetoc parieti: et jamve passîm, ostioque .vdium eailem udspergine contaminala cernebtmtvr. Page 75. U(i LES FIANCCS. ces détails, en partie peu connus, en partie tout à l'ait, ignorés, d'un célèbre délire, car dans les erreurs humaines, et surtout dans les erreurs où un grand nombre, d'hommes viennent prendre part, ce qui est le plus intéressant el-le plus utile à observer est, ce me semble, la roule qu'elles ont suivie, les apparences, les moyens par lesquels elles ont pu entrer dans les esprits et les dominer. La ville déjà émue fut, par cet événement, tout à l'ail bouleversée. Les propriétaires (les maisons allaient, brillant de la paille sur les endroits maculés ; les passants suspendaient leur marche, regardaient, frémissaient d'horreur ; les étrangers, suspects par ce seul titre, et qu'il était alors facile de reconnaître à leur costume, étaient arrêtés par le peuple dans les rues et conduits devant la justice. On lit, subir des interrogatoires, un examen aux individus ainsi arrêtés, à ceux qui les avaient saisis, aux témoins (pie les uns et les autres produisaient ; personnelle l'ut trouvé coupable ; les esprits étaient encore capables de douter. d'examiner, de prêter attention à ce qu'ils avaient à juger. Le tribunal (lésante publia une ordonnance par laquelle il promettait une récompense et, l'impunité à celui qui ferait connaître l'auteur ou les auteurs du l'ail. .Se jugeant en aucune manière convenable, disent ces messieurs toujours dans la mémo lettre, qui porto la date du ïH. mai, mais qui l'ut évidemment écrite le lit, jour dont est daléc l'ordonnance imprimée, que ce délit, par i/ue/i/ue cause que ce soit, puisse demeurer impuni, surtout dans un temps de si grands dangers et de tant de craintes, nous arons, pour la. consolation et le repos de ce peuple, et pour obtenir quelque indice du fait, public aujoiiril'/rui l'ordonnance, etc. On ne voit- pourtant, dans colle pièce rien qui rappelle, au moins d'une manière un peu claire, celle conjecture raisonnable et tranquillisante dont ils faisaient part au gouverneur ; silence qui dénote tout, à la lois dans le peuple une violente préoccupation, et (le leur part une condescendance d'autant, plus blâmable qu'elle pouvait être plus funeste. Pendant que le tribunal cherchait le coupable, bien des gens dans le public l'avaient, comme cela se voit toujours, déjà trouvé. Parmi ceux qui croyaient au poison dans ce barbouillage, les uns voulaient que ce fut une vengeance de don Gonznlo-Fernandez de Cordova, pour les insultes qu'il avait reçues à son départ ; d'autres y voyaient l'oeuvre du cardinal de lliehelieu qui aurai ! imaginé ce moyen pour dépeupler Milan et s'en emparer ensuite sans peine ; d'autres encore, et l'on ne sait, trop par quels motifs, donnaient pour l'auteur du l'ail, le comte de Collallo, ou Wallenstein, ou tel mi tel autre gentilhomme milanais. Il s'en trouvait aussi beaucoup, comme nous l'avons dit, qui ne supposaient, dans tout cela qu'une sotte plaisanterie et l'attribuaient à des écoliers, à des messieurs de la ville, à des officiers qui s'ennuyaient au siège de Casai. Comme ensuite on ne vil pas, ainsi qu'un l'avait craint, l'infection devenir à l'instant générale et tout le monde mourir, l'effroi se calma pour le moment, et l'on ne songea plus ou l'on ne parut plus songera l'événement qui l'avait l'ait naître. Il y avait d'ailleurs un certain nombre de personnes non encore convaincues que la peste existai ; et parce (pie, tant au lazaret que dans la ville, quelques malades guérissaient, « on disait (les derniers arguments d'une opinion battue CHAPITRE XXXI. 447 par l'évidence sont toujours curieux à connaître) on disait dans le peuple et même parmi plusieurs médecins animés de l'esprit de parti, que ce n'était pas une véritable peste, puisque, si ce l'était, tous seraient morts '. » Pour détruire tous les doutes, le tribunal de santé imagina un expédient proportionné à la nécessité qui le faisait mettre en oeuvre, un moyen de parler aux yeux tel que l'époque pouvait l'exiger ou en donner l'idée. Les habitants étaient dans l'usage. l'n ri'i clhiin-i'iii-, de teneur s'élevjiit partout nii le eliariol- pass ;iii ... s P. -lis. ! à l'une des fêles de la Pentecôte, de se rendre au cimetière de Sun-tîrcgurio, hors îa porto Orientale, dans le but de prier pour les victimes de la peste antérieure, dont, les corps y avaient été ensevelis', et, faisant d'un acte de dévotion mie occasion de divertissement et de spectacle, chacun y allait dans le plus grand étalage possible d'équipages et de. parure. Entre autres personnes mortes ce jour-là de la peste, se. trouvait une famille tout entière. A l'heure où le concours de monde était le plus grand, parmi la foule des carrosses, des hommes à cheval, des promeneurs à pied, parurent sur un chariot les cadavres de celle 1 Tuttilinii, p. '.r.l. 448 LES FIANCES. famille, qui, par ordre de là Santé, étaient ainsi portés à ce même cimetière tout nus, afin que l'on pût y voir les traces bien marquées, le hideux cachet de la peste. Un cri d'horreur, de. terreur s'élevait partout où le chariot passait ; un long murmure régnait en arrière ; un autre murmure le précédait. On crut à la peste ; mais au reste, elle allait chaque jour davantage se donnant d'ellemême créance ; et cette réunion ne fut sans doute pas l'une des moindres causes qui servirent à la propager. Ainsi, dans le principe, point de peste, absolument point, en aucune sorte ; défense même d'en prononcer le nom. Ensuite, fièvres pestilentielles ; on admet l'idée de pesté par un détour dans un adjectif. Puis, peste qui n'est pas la véritable ; c'est-à-dire, oui, peste, mais dans un certain sens ; non pas bien précisément peste, mais une chose pour laquelle on ne sait pas trouver d'autre nom. Enfin, peste, sans plus de doute ni d'opposition ; mais déjà s'y est attachée une autre idée, l'idée des empoisonnements et des maléfices, qui altère et obscurcit celle pour laquelle serait fait le mot que l'on ne peut plus repousser. Il n'est pas besoin, je pense, d'être bien versé dans l'histoire des idées et des mots, pour voir que grand nombre des uns et des autres ont suivi la même marche. Heureusement il n'en est pas beaucoup de la même espèce et de la même importance, qui achètent leur évidence au même prix, et auxquels se puissent rattacher des accessoires de même nature. On pourrait néanmoins, dans les grandes comme dans les petites choses, éviter en grande partie cette marche si longue et si tortueuse, en adoptant lit méthode proposée depuis si longtemps, celle qui consiste à observer, écouler, comparer, penser, avant de parler. Mais parler, l'action isolée de parler l'emporte tellement en facilité sur toutes les autres ensemble, que nous avons bien aussi quelques titres, je dis nous autres hommes en général, à ce qu'on nous excuse s'il nous arrive si souvent de la préférer. On avait vu de nouveau... de la drogue mise sur les murs, les portes d'édifice... (P. 451.) CHAPITRE XXXII. Chaque jour augmentant la difficulté de subvenir aux besoins que la malheureuse situation des choses faisait naître, il avait été décidé, le 4 mai, dans le conseil des décurions, que l'on s'adresserait au gouverneur pour réclamer son assistance ; et, le 22, partirent pour le camp deux membres de ce conseil chargés d'exposer à ce haut dignitaire l'état de souffrance et de pénurie où se trouvait la ville ; de lui représenter que les dépenses étaient énormes, les caisses vides, les revenus engagés à l'avance, le payement des impôts arrêté par suite de la misère générale, fruit de tant de causes, et notamment des ravages exercés par les troupes ; de lui rappeler que, par des lois et coutumes constamment observées, et par un décret spécial de Charles V, les dépenses relatives à la peste étaient à la charge du fisc, et que, dans celle de 1576, le gouverneur, marquis d'Ayamontc, avait non-seulement suspendu le recouvrement des impôts établis au profit du trésor royal, mais qu'il avait aidé la ville d'une somme de quarante mille écus prise sur les fonds du trésor même ; de demander enfin quatre choses : que le recouvrement des impôts fût, comme alors, suspendu ; que le trésor royal donnât de l'argent ; que le gouverneur informât le roi de la misère de la ville et de la province ; qu'il dispensât de nouveaux logements militaires le pays, déjà ruiné par ceux dont il avait supporté la charge jusqu'à ce jour. Le gouverneur, dans la lettre qu'il écrivit en réponse à mes57 450 LES FIANCES. sieurs du conseil, leur témoigna combien il s'associait à leurs peines, après quoi venaient de nouvelles exhortations : il regrettait de ne pouvoir se trouver dans la ville, pour donner tous ses soins à la soulager ; mais il espérait que le zèle de ces messieurs saurait suffire à tout ; c'était un moment où l'on devait ne pas regarder à la dépense et chercher tous les moyens d'y faire face. Quant aux demandes qui lui étaient adressées, proveeré, disait-il, en et mejor modo que et tiempo y necesidades présentes permuteren *. Et au bas, un hiéroglyphe mis pour signifier Ambroise Spinola, et tout aussi clair que ses promesses. Le grand chancelier Ferrer lui écrivit que cette réponse avait été lue par les décurions, con gran desconsuelo*. Il y eut d'autres allées et venues, d'autres demandes et d'autres réponses ; mais je ne vois pas qu'on en soit venu à un résultat plus positif. Quelque temps après, au moment où la peste sévissait le plus, le gouverneur transmit, par lettres patentes, son autorité à Ferrer même, ayant, quant à lui, comme il l'écrivit, à s'occuper de la guerre ; laquelle guerre, soil dit ici incidemment, après avoir emporté, sans parler des soldats, au moins un million de personnes, par la contagion, dans la Lombardie, le pays vénitien, le Piémont, la Toscane et une partie de la Romagne ; après avoir désolé, comme on l'a vu plus haut, les lieux par lesquels elle passa, ce qui donne l'idée de ce i qu'elle fit souffrir à ceux qui en furent le théâtre ; après la prise et le sac atroce de Mantoue ; laquelle guerre, disons-nous, finit par la reconnaissance consentie par tous du nouveau duc de cet Etat, de ce duc pour l'exclusion duquel cette même guerre avait été entreprise. Il faut pourtant ajouter qu'il fut obligé de céder au duc de Savoie une partie du Montferrat, dont le revenu était de quinze mille écus, et à Ferrant duc de Guastalla d'autres terres d'un revenu de six mille. Il faut dire encore qu'il y eut un autre traité séparé et très-secrcl, par lequel le même duc de Savoie céda Pignerol à la France, traité qui reçut quelque temps après son exécution, sous d'autres prétextes et à force de finesses et de tromperies. Les décurions, en même temps qu'ils avaient pris la résolution dont nous venons de parler, en avaient arrêté une autre, celle de demander au cardinal archevêque qu'il fût fait une procession solennelle, en portant dans la ville le corps de saint Charles. Le bon prélat refusa pour plusieurs raisons. Il voyait avec peine cette confiance dans un moyen qui ne présentait pas une certitude de succès, et il craignait que si l'événement n'y répondait pas, comme ce n'était à ses yeux que trop possible, la confiance se changeât en scandale 3. Il craignait encore que, s'il y avait effectivement des Unlori, la procession ne leur donnât trop de facilités pour commettre leur crime : s'il n'y en avait point, une réunion aussi nom• J'aviserai aux moyens d'y satisfaire autant que les circonstances et les besoins du moment pourront le permettre.

  • Avec grand chagrin.

3 Memoria délie cosc notabili successe in Milano intorno al mal contagioso l'anno 1630, etc., raccolte da D. Pio La Crocc, Milano, 1730. 4 Ce mémoire est pris évidemment de l'écrit inédit d'un auteur qui vivait au temps de la peste. CHAPITRE XXXII. 451 breuse ne pouvait que répandre toujours plus la contagion ; danger bien plus réell. La crainte des onctions reparaît dans ce raisonnement, parce que cette crainte, d'abord assoupie parmi la population, s'était réveillée et régnait maintenant d'une manière plus générale que jamais et plus que jamais accompagnée de fureur. On avait vu de nouveau, ou cette fois on avait cru voir, de là drogue mise sur des murs, sur les portes d'édifices publics et des maisons particulières, sur les marteaux de ces portes. Le bruit de semblables découvertes n'avait pas plutôt pris naissance qu'il courait de bouche en bouche, et comme il arrive toujours lorsque l'âme est fortement préoccupée de certaines idées, ouïr dire devenait pour chacun la même chose que voir. Les esprits, toujours plus alarmés par la présence du mal, toujours plus irrités par la persistance du danger, étaient par là de plus en plus disposés à embrasser cette croyance, carie souhait de là Colère est d'avoir à punir, et, comme l'a observé fort justement un esprit distingué * à l'occasion du fait même qui nous occupe, elle aime mieux attribuer les maux à un acte de perversité humaine dont elle puisse tirer vengeance que de leur reconnaître une cause avec laquelle il n'y aurait autre chose à faire que de se résigner. Les mots de poison très-subtil, très-prompt, très-pénétrant étaient plus que suffisants pour expliquer la violence et tous les accidents les plus extraordinaires de la maladie. On disait ce poison composé de crapauds, de serpents, de pus et de bave de pestiférés, de pis encore, de tout ce que des imaginations sauvages et déréglées peuvent inventer d'horrible et de dégoûtant. A cela vinrent se joindre les sortilèges par lesquels toute chose devenait possible, toute objection perdait sa force, toute difficulté' trouvait sa solution. Si la première onction n'avait pas été immédiatement suivie des effets qu'elle devait produire, on en voyait facilement la cause : c'était un essai mal exécuté par des empoisonneurs encore novices : l'art s'était perfectionné maintenant, et les volontés étaient plus acharnées vers le but infernal qu'elles s'étaient proposé. Celui qui aurait encore osé soutenir que le premier barbouillage «avait été une plaisanterie, celui qui aurait nié l'existence d'un complot eût passé pour un homme aveugle, opiniâtre, si même il n'eût encouru le soupçon d'avoir si ce n'est même la simple publication d'un semblable écrit, plutôt qu'une compilation nouvelle. (Note de l'Auteur.) Untori, gens qui oignent. Ce nom fut, comme on voit, créé du verbe ungerc, pour désigner ces prétendus malfaiteurs qu'on soupçonnait de frotter, d'oindre de drogues vénéneuses les murs, les portes et autres objets, pour inoculer et propager la peste. L'impossibilité de trouver dans la langue française un mot qui rende, sans en dénaturer le sens, ce substantif qui joue un si grand rôle dans le trait d'histoire où il prit naissance, nous a déterminé à- ne pas essayer de le traduire. Ce n'est même pas sans quelque hésitation que nous n'en avons pas fait autant pour le mot tmzioni traduit, dans notre texte, par celui A'onctions, dont l'acception, dans notre langue, ne serait pas rigoureusement celle que, d'après l'italien, nous avons dû lui prêter. (Note du Traducteur.) 1 « Si unguenta scelerata et unclores in urbe essent... si non essent... certiusque adeo malum. » Ripamonti, p. 185.

  • Vcrri,. Osservazioni svlla tortura: scrittori italiani ireconomica politica ; parle moderna, t. VII, p. 203.

452 LES FIANCES. intérêt à détourner l'attention du public de la vérité, d'être un complice de l'attentat, d'être un untore. Le mot devint bientôt usuel, imposant, redoutable. Dans cette conviction où l'on était qu'il y avait des unlori, on devait comme infailliblement en découvrir : tous les yeux étaient ouverts ; l'action la plus simple pouvait inspirer suspicion , et la suspicion devenait facilement certitude, la certitude fureur. Ripamonti en rapporte deux exemples, en ayant soin d'avertir qu'il les a choisis, non comme les plus atroces parmi ceux qui se voyaient chaque jour, mais parce qu'il peut malheureusement parler de l'un et de l'autre en témoin oculaire. Dans l'église de Sont' Antonio, un jour où l'on y célébrait je ne sais quelle solennité, un vieillard plus qu'octogénaire, après avoir prié quelque temps à genoux, voulut s'asseoir, et auparavant il passa son manteau sur son banc pour en ôlerla poussière. «Ce vieux homme oint les bancs ! » s'écrièrent tout d'une voix quelques femmes qui le virent faire. A l'instant le peuple qui se trouvait dans l'église {dans l'église !) tombe sur le vieillard ; on le prend par les cheveux, par ses cheveux blancs, on l'accable de coups de poings, de coups de pied ; les uns le tirent, les autres le poussent dehors, et s'ils ne l'achevèrent pas sur la place, ce fut pour le traîner demi-mort à la prison, devant les juges, à la torture. « Je l'ai vu pendant qu'on le traînait ainsi, dit Ripamonti, et je n'en ai plus rien su, mais je crois bien qu il n'aura pu vivre que peu de moments encore. » L'autre événement, et celui-ci se passa le lendemain, fut également étrange, mais moins affreux dans son résultat. Trois jeunes Français, un homme de lettres, un peintre et un mécanicien, venus en Italie pour visiter cette contrée, en étudier les antiquités et chercher l'occasion de gagner quelque argent par leur industrie, s'étaient approchés de je ne sais quelle partie extérieure du Duomo qu'ils considéraient attentivement, un homme qui passait les voit et s'arrête ; il les montre à un autre, puis à d'autres qui arrivent : un groupe se forme, on regarde, on observe ces gens que leur costume, leur chevelure, leurs havre-sacs faisaient reconnaître pour étrangers, et, ce qui était plus fâcheux, pour Français. Ceux-ci, comme pour s'assurer que la pierre qu'ils avaient sous les yeux était bien du marbre, y portèrent la main. Il n'en fallut pas davantage. Ils furent enveloppés, saisis, maltraités, poussés à coups redoublés vers Dans l'église de Sant'-Antonio... (P. *52.) CHAPITRE XXX11. 453 les prisons. Heureusement le palais de justice n'est pas loin du Duomo, et, par un bonheur plus grand encore, ils furent reconnus innocents et relâchés. Ce n'était pas seulement dans la ville que se voyaient de semblables violences. La frénésie s'était propagée comme la contagion. Le voyageur que des paysans rencontraient hors de la grande route, celui qui, sans l'avoir quittée, s'amusait à regarder de côté ou d'autre ou se couchait à terre pour se reposer, l'inconnu à qui l'on trouvait dans la figure ou le costume quelque chose d'étrange et de suspect, tous étaient des untori : l'avis du premier venu, le cri d'un enfant suffisaient pour qu'on sonnât le tocsin, qu'on accourût de toutes parts : les malheureux étaient poursuivis à coups de pierres, ou saisis et, par une foule furieuse, conduits en prison. Ainsi le dit encore Ripamonti. Et la prison, jusqu'à une certaine époque, fut un port de salut. Mais les décurions, sans se rebuter du refus du cardinal relativement à la procession, renouvelaient auprès de lui leurs instances que secondait le voeu public, non sans une assez vive rumeur. Le sage prélat résista quelque temps encore ; il tenta la voie de la persuasion. Ce fut là tout ce que put le bon sens d'un homme contre le raisonnement de son siècle et l'insistance des voix qui s'en faisaient les trop nombreux échos. En présence des opinions dont nous venons de voir l'empire, avec l'idée du danger telle qu'elle existait alors, vague, combattue, bien éloignée de l'évidence qu'elle a pour nous maintenant, il n'est pas difficile de concevoir comment ses bonnes raisons purent, dans son esprit même, être subjuguées par les mauvaises raisons des autres. Y eut-il ensuite quelque faiblesse de volonté dans sa condescendance ? Ce sont de ces mystères du coeur humain qu'il ne nous est point donné d'éclairer. Du moins pouvonsLa frénésie s'était propagée comme la contagion... (P. 453.) 454 LES FIANCES. nous dire que s'il est des cas où l'erreur puisse être entièrement attribuée à l'esprit, et la conscience en être absoute, c'est lorsqu'il s'agit du petit nombre d'hommes (et certes celui-ci en fit partie) qui, dans toute leur vie, ont montré ne savoir qu'obéir franchement à leur conscience, sans égard pour aucune sorte d'intérêts personnels. Il finit donc par céder à des instances réitérées ; il consentit à la procession, il se rendit même à un désir pressant et général, en permettant que la châsse où était renfermé le corps de saint Charles restât ensuite exposée pendant huit jours aux regards du peuple sur le maître-autel de la cathédrale. Je ne vois point que ni de la part du tribunal de santé ni d'aucune autre part il ait été apporté quelque opposition à cette cérémonie, qu'elle ail été l'objet d'aucune remontrance. Seulement ce tribunal prit quelques précautions qui, sans parer au danger, en dénotaient la crainte. Il prescrivit des mesures plus précises pour l'entrée en ville dos personnes venant du dehors ; et, pour en assurer l'exécution, il fit tenir les portes fermées ; de même que pour exclure, autant que possible, de la réunion les personnes atteintes de la maladie et celles dont l'état pouvait être suspect, il fit clouer les portes dés maisons en état de séquestration. Le nombre de ces maisons, pour tout, autant que peut valoir sur un fait de ce genre la simple assertion d'un écrivain, et d'un écrivain de ce temps-là, s'élevait à environ cinq cents'. Trois jours furent employés aux préparatifs de la procession. Le Il juin, qui était celui auquel on l'avait fixée, elle sortit, au point du jour de la cathédrale. Elle s'ouvrait par une longue file de gens du peuple, de femmes pour la plupart, ayant un ample voile sur la tête, et dont un grand nombre, vêtues de toile grossière, allaient nu-pieds. Venaient ensuite les arts et métiers, précédés de leurs bannières, les confréries en habits variant de formes et de couleurs, puis les ordres religieux, puis une partie du clergé séculier ; chacun, dans ces divers corps, ayant les insignes de son rang et portant à la main un cierge de plus ou moins de volume. Dans le milieu de la procession, là où plus de llambcaux brillaient les uns après des autres, où plus de chants faisaient retentir l'air, s'avançait, sous un riche dais, la châsse portée par quatre chanoines revêtus de leurs plus beaux ornements, et qui se relevaient de distance en distance. A travers les glaces qui formaient les côtés du précieux reliquaire, on voyait le corps du saint, couvert de magnifiques habits pontificaux, la mitre en tèle, et conservant encore, sous des traits flétris et décomposés, quelque chose de sa ligure, telle que les peintres l'ont représentée, ou que quelques personnes se souvenaient de l'avoir vue lorsqu'il était vivant et recevaient leurs hommages. Derrière la dépouille mortelle du pasteur révéré {dit Ripamonti à qui nous empruntons en grande partie cette description), et près de lui par sa personne, comme il l'était par les mérites, par le sang et par les dignités, venait l'archevêque Frédéric. A sa suite marchait le reste du clergé, et après le clergé les magistrats en costume de grande cérémonie ; puis les nobles, les uns en grande parure, • Alloggiamento dello stato di Milano, di C. G. Cnvalio délia Soinaglia. Milano, IGi>3, p. Wi. CHAPITRE XXX11. 455 comme pour mieux s'associer à la solennité du jour, les autres vêtus de deuil en signe de pénitence, ou nu-pieds et enveloppés d'un manteau, le capuchon rabattu sur la figure, tous avec un cierge à la main. Derrière tout le monde enfin venait encore une file de personnes du peuple, de tout sexe et de tout âge. Toutes les rues que la procession devait parcourir étaient ornées comme aux jours de grande fête. Les riches avaient étalé sur les façades de leurs maisons ce qu'ils avaient de plus précieux. Les habitations dos pauvres avaient été décorées soil par des voisins plus à leur aise, soit aux frais du public ; en certains endroits, des rameaux feuilles tenaient lieu de tentures ; en d'autres, ils couvraient les tentures mêmes ; de fous côtés étaient suspendus des tableaux, des emblèmes, dos inscriptions ; sur l'appui des croisées on avait placé des vases, dos objets d'antiquité, dos raretés de diverse sorte ; partout dos flambeaux allumés. A plusieurs de ces croisées se montraient dos malades séquestrés qui regardaient la procession et l'accompagnaient de leurs prières. Dans les' autres rues, il n'y avait que solitude et silence: seulement quelques personnes, de leurs fenêtres, prêtaient l'oreille et suivaient ainsi dans sa marche la pieuse rumeur ; d'autres, parmi lesquelles on vil jusqu'à des religieuses, étaient montées sur les toits pour lâcher d'apercevoir de loin cette châsse, ce cortège, quelque chose de ce qui se faisait en ce grand jour. La procession passa par tous les quartiers de la ville ; à chacune des petites places qui se trouvent au débouché des rues principales vers les faubourgs, et Toutes les rues :pio la procession devait, parcourir étaient ornées... (P. 4:i.: ;.) 456 LES FIANCES. qui alors conservaient toutes leur ancien nom de Carrohi, resté depuis à une seule, on faisait une station, en posant la châsse près de la croix érigée par saint Charles, pendant là peste précédente, sur chacune de ces places, et qui subsiste encore sur quelques-unes. Par là longueur de la marché et par ces stations multipliées, midi était passé depuis longtemps lorsqu'on fut de rétour à la cathédrale. - !■-.:"_' Le lendemain, tandis que lés esprits se livraient à la présomptueuse çonfiance> un grand nombre même à là conviction poussée jusqu'au fanatisme, que la ; procession devait avoir coupée court à la peste, le nombre des morts, dans toutes les Classes, dans ;toutes lés parties de là ville, s'accrut à un point si extraordinaire, la progression fut si subite, qu'il n'y eut personne aux yeux de qui la cause ne dût évidemment en être rapportée à la procession même. Mais quelle n'est pas la déplorable puissance d'un préjugé dont une population tout entière est imbue ! Ce ne fut pas à ce rassemblement si nombreux et si prolongé dans sa durée, ce ne fut pas à là multiplicité des contacts fortuits, qu'en général on attribua cet effet, mais bien à la facilité que les Untori y iivaient trouvée pour exécuter en grand leur horrible dessein. On dit que, mêlés dans la foule, ils avaient infecté de leur drogue autant de personnes qu'ils avaient pu. Mais comme ce moyen ne semblait pas encore suffisant pour avoir produit une mortalité aussi grande et parmi toutes les classes ; comme, à ce qu'il paraît, il n'avait pas été possible, même à l'oeil du soupçon, à cet oeil si attentif, et pourtant si aveugle, d'apercevoir des taches, des onctions d'aucune sorte sur les murs ni sur tout autre objet, on recourut, pour l'explication du fait, à cette autre invention déjà ancienne et reçue dans la science d'alors en Europe, à l'invention des poudres vénéneuses préparées à l'aide de la magie ; on dit que de semblables poudres répandues tout le long des rues et principalement dans les endroits des stations, s'étaient attachées au bas des vêtements, et, mieux encore, aux pieds de tant de gens qui, ce jour-là, avaient marché sans nulle chaussure. Ainsi, le même jour, dit un écrivain,contemporain 1, le jour de la procession vit la piété lutter contre l'impiété, la perfidie contre la sincérité, la perte contre l'avantage. Et c'était au contraire le pauvre esprit humain qui luttait contre les fantômes qu'il s'était lui-même créés. De ce jour, la violence de la contagion alla toujours croissant ; bientôt il n'y eut presque plus aucune maison qui ne fût atteinte ; bientôt, au dire de Somaglia, cité plus haut, le nombre des personnes renfermées au lazaret s'éleva de deux mille à douze mille : peu après, selon presque tous les autres écrivains, il arriva jusqu'à seize mille. Je trouve dans une lettre des conservateurs de la Santé au gouverneur, que, le 4 juillet, il mourait par jour plus de cinq cents personnes. Plus tard, et lorsque le mal fut à son plus haut période, le nombre journalier des décès fut, selon la supputation la plus généralement adoptée, de douze cents, de quinze cents même ; il dépassa trois mille cinq cents, si 1 Agostmo Lampugnano ; lapestilenza seguita in Milano, Fanno 1630. Milano, 1634, p. il. CHAPITRE XXXII. 457 nous en croyons Taddino ; lequel affirme que, par les recherches faites, on trouva la population de Milan, après la peste, réduite à peu près à soixante-quatre mille âmes, et qu'elle était auparavant de plus de deux cent cinquante mille. Selon Ripamonti, elle n'était que de deux cent nulle ; et, quant aux morts, il résulte, dit-il, des registres civils, que le nombre s'en éleva à cent quarante mille, sans parler de ceux dont on ne put tenir compte. D'autres donnent d'autres chiffrés en plus ou eh moins, mais encore plus à l'aventure. Que l'on se figure quels devaient être les soucis dès décurions sur qui pesait le soin de pourvoir aux besoins publics, de parer au mal là où il était possible de le faire dans un semblable désastre. Chaque jour il fallait remplir des vides parmi les employés du service sanitaire, chaque jour augmenter le nombre de ces agents de diverses sortes : monatti, apparitôri, commissaires. Les premiers étaient affectés aux services les plus pénibles et en même temps les plus dangereux de la peste, comme d'enlever les cadavres des maisons, des rues, du lazaret, de les charrier aux fosses et les enterrer, de porter ou conduire les malades au lazaret et de les y soigner ; de brûler, de purifier les objets infectés ou suspects. Quant à leur nom, Ripamonti le fait dériver du grec monos ; Gaspare Bugati (dans une description de la peste antérieure), du latin monere ; mais celui-ci en même temps soupçonne, avec plus de raison, que ce peut être un mot allemand, vu que ces hommes étaient pour la plupart recrutés en Suisse et dans le pays-des Grisons. Et il serait en effet assez plausible de voir dans ce mot une abréviation de celui de monallich (mensuel) ; car, dans l'incertitude où l'on était sur le temps durant lequel on pourrait avoir besoin de cette sorte d'agent, il est probable qu'on neles engageaitque de mois cri mois. L'emploi spécial des apparitôri était de précéder les chariots chargés de cadavres, en sonnant une clochette pour avertir les passants de se ranger. Les commissaires dirigeaient les uns et les autres, sous les ordres immédiats du tribunal de santé. Il fallait veiller à ce que le lazaret fût constamment pourvu de médecins, de chirurgiens, de médicaments, de vivres, de tout ce qu'exige le service d'une infirmerie ; il fallait trouver et disposer de nombreux logements pour les nouveaux malades qui survenaient tous les jours. Pour cela on fit construire à la hâte des baraques en bois et en paille dans l'espace intérieur du lazaret ; on en forma un nouveau, tout en baraques, avec une simple clôture en planches, et propre à contenir quatre mille personnes. Puis, comme il ne suffisait pas encore, on ordonna la formation de deux autres, pour lesquels même on mit la main à l'oeuvre ; mais le défaut de moyens de tout genre empêcha de les achever. Les moyens, les ouvriers, le courage, tout cela diminuait à mesure qu'en augmentait le besoin. Et non-seulement les projets et les ordres donnés restaient sans exécution, non-seulement on ne satisfaisait que d'une manière bien imparfaite, même en paroles, à nombre de nécessités qui n'étaient que trop reconnues ; mais on en vint à ce degré d'impuissance et de désespoir de ne rien faire du tout pour celle-là même qui était la plus urgente et la plus à déplorer. Ainsi, par exemple, on laissait mourir dans l'abandon une grande quantité de petits 58 458 LES FIANCÉS. enfants dont les mères avaient succombé à la peste. La Santé proposa de créer un asile pour ces infortunées créatures et pour les pauvres femmes en couche ; elle demanda que l'on fit quelque chose pour venir à leur secours ; elle ne put rien obtenir. Il est juste cependant, dit Tadino, de né point trop accuser à cet égard les décurions de la cité qui étaient affligés et tourmentés par le militaire, dont les demandes n'avaient ni règle ni discrétion, et moins encore dans la malheureuse province que dans la ville, attendu qu'on ne pouvait obtenir du gouverneur nulle assistance et pas d'autres paroles, sinon que l'on était en temps de guerre et qu'il fallait bien traiter les soldats 1. Tant il importait de prendre Casai ! Tant se montre pleine de charmes la louange qui suit la victoire, indépendamment du motif, du but pour lequel on combat ! Ainsi encore les cadavres ayant comblé une grande, mais unique fosse, qui avait été creusée près du lazaret, et conséquemment les nouveaux cadavres dont le nombre grossissait chaque jour, demeurant çà et là privés de sépulture, les magistrats, après avoir en vain cherché des bras pour ce triste et fâcheux travail, avaient fini par dire qu'ils ne savaient plus à quel moyen recourir. Et l'on ne voit pas comment, sans un secours extraordinaire, on aurait pu sortir de ce funeste embarras. Ce secours, le président de la Santé alla, dans une sorte de désespoir, et les larmes aux yeux, le demander à ces deux hommes si capables, à ces deux excellents moines qui gouvernaient le lazaret ; et le père Michel s'engagea à lui donner, sous quatre jours, la ville nette de cadavres, ainsi qu'à faire creuser, dans la huitaine, des fosses suffisantes, non-seulement pour le besoin du moment, mais pour celui que les prévisions les plus sinistres pourraient faire supposer dans l'avenir. Accompagné d'un de ses religieux et de quelques employés du tribunal qui furent mis à sa disposition par le président, il alla hors la ville chercher des hommes de la campagne ; et moitié par l'autorité du tribunal, moitié par celle de l'habit qu'il portait lui-même et de ses paroles, il parvint à en réunir environ deux cents, par lesquels il fit creuser trois fosses de très-grande dimension ; il envoya ensuite du lazaret des monatti pour ramasser les morts ; et, au jour fixé, sa promesse fut remplie. Une fois le lazaret resta sans médecins ; et, par des offres de forts salaires et de distinctions, on ne put qu'à grand'peine, et tardivement, en avoir un certain nombre, bien au-dessous de celui qu'eût exigé le besoin. Cet établissement fut souvent sur le point de manquer de vivres, tellement que l'on put craindre d'y voir mourir les gens, non-seulement de la peste, mais de la faim ; mais il ne fut pas rare aussi, lorsqu'on ne savait plus où donner de la tête pour se procurer le strict nécessaire, de voir arriver comme à point nommé d'abondants secours versés, sans qu'on s'y attendît, par des mains charitables ; car, au milieu du trouble de tous les esprits et de l'indifférence que l'on éprouvait pour les autres par suite de la crainte où chacun était continuellement pour soi, il y eut des âmes que la charité ne cessa d'animer, il y en eut dans lesquelles la charité s'éveilla lorsque tous les plaisirs du monde cessèrent ; de » P. 117. CHAPITRE XXXII. 459 même que. si d'un côté la mort ou la fuite dégarnissaient les rangs de ceux auxquels était confiée la direction des intérêts publics, il s'en trouva aussi qui conservèrent constamment la santé du corps comme la force de l'âme dans le poste où ils étaient placés ; il y en eut d'autres qui, mus par la piété, se donnèrent volontairement et remplirent avec gloire, en partageant les soins de ces derniers, une tâche qui ne leur était point imposée. Ce fut surtout parmi les ecclésiastiques que brilla une généreuse et constante fidélité aux plus pénibles devoirs. Dans les lazarets, dans la ville, leur assistance ne manqua jamais ; ils étaient partout où était la souffrance ; toujours on les vit mêlés, confondus avec les moribonds, et, tandis quelquefois qu'ils étaient malades et moribonds eux-mêmes, avec les secours de l'âme, ils répandaient, par tous les moyens en leur pouvoir, les secours temporels ; ils rendaient tous les services quepouvaient réclamer les circonstances. Plus de soixante curés, dans la ville seulement, moururent de la contagion, c'est-à-dire environ les huit neuvièmes. Frédéric, comme on devait s'y attendre, les animait tous par ses paroles et son exemple. Après avoir vu périr presque toutes les personnes de sa maison, pressé par ses parents, par de hauts magistrats, par les princes voisins, de s'éloigner du danger en se retirant dans quelque campagne isolée, il repoussa et ce conseil et ces instances avec ce même coeur qui lui faisait écrire aux curés de son diocèse : « Soyez disposés à abandonner cette vie mortelle plutôt que cette famille qui est la nôtre, que ces enfants qui nous appartiennent ; allez avec empressement, avec amour, au-devant de la peste comme à une récompense, comme à une vie nouvelle, toutes les fois qu'il y aura une âme à gagner à Jésus-Christ L » Il ne négligea pas les précautions qui ne l'empêchaient point de remplir son devoir ; il donna même à cet égard des instructions et des règles à son clergé ; mais en même temps il ne s'inquiéta jamais du danger et ne parut pas même y prendre garde, lorsque dans le bien qu'il alhiit faire le danger se trouvait sur ses pas. Sans parler des ecclésiastiques, avec lesquels il était toujours pour louer et diriger leur zèle, pour stimuler ceux d'entre eux qui auraient pu montrer à l'oeuvre quelque tiédeur, pour les envoyer aux postes où d'autres avaient perdu la vie, il voulut qu'un libre accès auprès de sa personne fût toujours ouvert à quiconque aurait besoin de lui. Il visitait les lazarets, pour donner des consolations aux malades et des encouragements à ceux qui les assistaient ; il parcourait la ville, portant des secours aux pauvres gens séquestrés dans leurs maisons, s'arrôtant à leurs portes, sous leurs fenêtres, pour écouter leurs doléances et leur offrir en échange des paroles de consolation et des exhortations au courage. Il se mit, en un mot, et vécut au milieu de la peste, si bien qu'il s'étonnait lui-même, lorsqu'elle eut cessé, d'avoir échappé à ses atteintes. C'est ainsi que, dans les grandes infortunes publiques et dans une longue perturbation de cet ordre de choses quelconque qui est l'ordre de choses habi1 Hipamonti, p. 164. 460 LES FIANCES. tuel, on voit toujours la vertu s'accroître et devenir plus sublime, mais on n'y voit que trop aussi s'opérer un accroissement qui, d'ordinaire, est bien plus général dans le vice et la perversité. La calamité qui nous occupe en fournit trop bien la preuve. Les brigands que la peste épargnait et n'épouvantait point trouvèrent dans le désordre qui régnait partout, dans le relâchement de tous les ressorts de la force publique, une nouvelle occasion d'exercer leur funeste activité, et tout à la fois une nouvelle assurance de la voir impunie. Car l'action de la force publique elle-même passa en grande partie dans les mains des plus méchants d'entre eux. Les emplois de monalti et A'apparitoi-i n'étaient en général recherchés et occupés que par des hommes sur qui l'attrait de la rapine et de la licence avait plus de pouvoir que la crainte de la contagion, que toute répugnance inspirée par la nature. On avait soumis ces agents à des règles très-sévères, et, s'ils y manquaient, à de très-fortes peines ; on leur avait assigné des lieux de station ; ils étaient, comme nous l'avons dit, sous la direction de commissaires spéciaux ; au-dessus des uns et des autres étaient placés, en qualité de délégués dans chaque quartier, des magistrats et des nobles, investis de l'autorité nécessaire pour procéder sommairement dans toute occurrence où l'intérêt de l'ordre pouvait réclamer leur action. Cela marcha ainsi jusqu'à une certaine époque, et produisit assez bien l'effet qu'on s'en était promis. Mais, chaque jour voyant s'accroître le nombre de ceux qui mouraient, de ceux qui fuyaient, de ceux qui s'absorbaient dans leur trouble, ces gens en vinrent à être comme affranchis de toute surveillance ; ils se donnèrent, les monalti surtout, un pouvoir arbitraire en toutes choses. Ils entraient dans les Ils entraient dans les maisons en niai très... (P. 461.) CHAPITRE XXXII. 461 maisons en maîtres, en ennemis ; et sans parler des larcins qu'ils y commettaient, du traitement qu'ils faisaient subir aux malheureux que la peste obligeait à passer par de telles mains, ils les portaient, ces mains infectées et criminelles, sur les personnes que la peste n'avait point atteintes, sur les enfants, sur leurs parents, sur les femmes, sur leurs maris, menaçant de les traîner au lazaret s'ils ne se rachetaient ou n'étaient rachetés à prix d'argent. D'autres fois ils faisaient payer leur service, refusant d'enlever les cadavres déjà en putréfaction, si on ne leur donnait en écus sonnants telle somme qu'ils fixaient eux-mêmes. On dit (et entre la légèreté des uns et la méchanceté des autres, il est également hasardeux de le croire et ne pas le croire), on dit, et Taddino lui-même l'affirme 1 que Ans monalti et des apparitôri laissaient à dessein tomber des chariots des objets infectés pour propager et faire durer la peste, devenue pour eux un revenu, un domaine, un sujet de réjouissance. D'autres misérables, se donnant pour des monalti, portant une sonnette attachée au pied, ainsi qu'il était prescrit à ceux-ci de l'avoir, tant comme signe distinctif que pour avertir de leur approche, s'introduisaient dans les maisons et y commettaient toutes sortes d'excès. Dans quelques-unes, qui se trouvaient ouvertes et sans habitants, ou seulement habitées par quelque malade, quelque moribond, des voleurs entraient, sans rien craindre, pour y ramasser du butin ; d'autres étaient envahies par des sbires qui en faisaient de même, ou pis encore. Avec lii perversité et dans la même proportion s'accrut la démence ; toutes les erreurs, déjà plus ou moins dominantes, acquirent, par la stupeur et l'agitation des esprits, une force extraordinaire, produisirent des effets plus rapides et plus étendus ; et toutes servirent à renforcer et grandir cette peur distincte et au-dessus de toutes les autres, cette peur des onctions qui, dans les actes dont elle était la source et les satisfactions qu'elle se donnait, était souvent, comme nous l'avons vu, un autre genre de perversité. L'image de ce prétendu danger assiégeait et tourmentait les âmes bien plus que le danger effectif et actuel. « Et tandis, dit Ripamonti, (pie les cadavres épars ou des tas de cadavres, toujours devant les yeux, toujours sous les pas des vivants, faisaient de toute la ville comme un seul et vaste tombeau, c'était quelque chose de plus triste encore, c'était une calamité plus hideuse que cette défiance ennemie où l'on était à l'égard les uns des autres, ce déchaînement de soupçons et ce qu'ils avaient de monstrueux Ce n'était pas seulement de son voisin, de son ami, de son hôte que l'on prenait ombrage ; les noms mêmes les plus doux, les liens d'amour parmi les hommes, ceux qui unissent l'époux et l'épouse, le père et son fils, le frère et son frère n'inspiraient plus que de la terreur, et, chose horrible à raconter, la table domestique, le lit nuptial étaient redoutés comme des lieux d'embûches où se cachait le poison. » L'étendue que l'on prêtait an complot et son étrange caractère altéraient toutes les pensées d'où naît une mutuelle confiance. Dans le principe, on se bornait à croire que ces prétendus untori étaient mus par l'ambition et la cu1 Page 102. 462 LES FIANCES. pidilé ; plus tard on rêva, on regarda comme véritable je ne sais quelle volupté sataniquc attachée aux onctions ; on crut à un attrait qui leur était propre et qui dominait les volontés. Les paroles par lesquelles des malades en délire s'accusaient eux-mêmes de ce qu'ils avaient redouté de la part des autres, semblaient des révélations et rendaient croyable, pour ainsi dire, tout ce qui pouvait être attribué à quelque personne que ce fût. L'impression dut être encore plus profonde, s'il est vrai que l'on vit des pestiférés, également dans les accès de leur délire, faire les mêmes choses qu'ils s'étaient figuré devoir être faites par les unlori, circonstance en effet très-probable et qui expliquerait mieux que tout autre raisonnement la conviction du public et l'affirmation de plusieurs écrivains sur ce chapitre des on-nlmm. G'estainsi que, pendant la longue et triste période des procès pour fait de sorcellerie, les aveux de quelques prévenus, aveux qui ne furent pas toujours extorqués, ne servirent pas médiocrement à produire et à soutenir l'opinion qui régnait sur la sorcellerie même ; car, lorsqu'une opinion règne pendant longtemps et dans une grande partie du monde, elle finit par s'exprimer de toutes les manières, par tenter toutes les voies, par aborder et parcourir tous les degrés de la persuasion, et il est dilïicile que tous les esprits ou le plus grand nombre croient longuement qu'une chose extraordinaire se fait sans qu'il ne survienne quelqu'un qui croie la l'aire lui-même. Parmi les histoires «auxquelles cette folie des onctions donna naissance, il en est une qui mérite d'être rapportée, par le crédit qu'elle obtint et le chemin qu'on lui vil faire.'On racontait, non partout de la même manière (ce serait un privilège trop particulier dont les fables seraient en possession), mais avec des versions qui se rapprochaient assez entre elles, on racontait que tel individu avait Knliu ou lui avait montre île grandes caisses pleines d'urgent-... (1\ 4o:i.) CHAPITRE XXX11. 463 vu, tel jour, arriver sur la place du Duomo un carrosse à six chevaux, dans lequel se trouvait, avec d'autres personnages, un homme de haute apparence, dont la figure était tout à la fois sombre et animée, l'oeil ardent, la chevelure hérissée, la lèvre menaçante. Pendant que le passant dont il s'agit regardait cet équipage, l'équipage s'était arrête, et le cocher avait engagé le passant à monter dans le carrosse, ce à quoi celui-ci n'avait su se refuser. Après divers circuits, on avait mis pied à terre à la porte d'un palais où il était entré avec les autres. Il y avait trouvé des beautés et des horreurs, des déserts et des jardins, des cavernes et de riches salons, et dans ces salons et ces cavernes, des fantômes assis et tenant conseil. Enfin on lui avait montré de grandes caisses pleines d'argent, en lui disant d'en prendre autant qu'il en voudrait, sous la condition cependant qu'il accepterait un petit vase de drogue, et qu'il irait avec cette drogue faire des onctions dans la ville. Mais, n'ayant pas voulu y consentir, il s'était retrouvé en un clin d'oeil dans le même endroit où on l'avait pris ! Cette histoire, à laquelle tout le peuple milanais ajoutait pleine foi, et dont, au dire de Ripamonti, certains hommes de poids ne se moquaient point autant qu'ils auraient dû le faire \ parcourut toute l'Italie et d'autres contrées aussi. En Allemagne on en lit le sujet d'une estampe. L'électeur archevêque de Maycncc écrivit au cardinal Frédéric pour lui demander ce qu'on devait croire des prodiges que l'on disait s'être vus à Milan ; il en eut pour réponse que c'étaient des rêves. Les rêves des savants étaient de même valeur, s'ils n'étaient de même nature, et ne produisaient pas des effets moins désastreux. La plupart voyaient tout à la fois l'annonce et la cause des malheurs dont on était affligé, dans une comète qui avait paru en l'année 1628, et dans une conjonction de Saturne avec Jupiter. « La susdite conjonction, écrit ïaddino, inclinant sur cette année 1630, et si claire que chacun la pouvait comprendre : Mortaks parât morbos, mirandà videntur !. Celle prédiction, tirée, disait-on, d'un livre intitulé : Spccchio dcgli almanachi perfetti*, imprimé à Turin en 1623, était dans toutes les bouches. Une autre comète, qui s'était montrée dans le mois de juin de l'année même de la peste, fut regardée comme un nouvel avertissement, ou plutôt comme une preuve manifeste des onctions. Les érudits cherchaient dans les livres et n'y trouvaient qu'en trop grand nombre des exemples de peste faite, comme ils disaient, à main d'homme : ils citaient Tile-Live, Tacilc, Dion, que dis-je ? Homère et Ovide, et bien d'autres anciens qui avaient raconté ou indiqué des faits semblables chez les modernes, ils étaient en ce point bien plus riches encore. Ils citaient cent autres auteurs qui ont traité sous forme de doctrine spéciale, ou parlé incidemment des poisons, des maléfices, des drogues et des poudres mortifères ; Cesalpino, Cardan, Grcvino, Salio, Pareo, Schenchio, Zachia, et, pour finir, ce funeste Dclrio qui, si la renommée des auteurs était en raison du bien et du mal qu'ont produit leurs oeuvres, devrait être un des plus fameux ; ce Delrio • « Apud prudentium plerosque^ non sienti dobuerat irrisa. » De peste, etc., p. 77.

  • Elle prépare des maladies mortelles, et l'on verra des chosss surprenantes. 3 Miroir des almanachs parfaits.

16i LES FIANCES. dont les veilles ont coûté la vie à un plus grand nombre d'hommes que ne l'ont fait les entreprises de certains Conquérants ; ce Delrio dont les Disquisizionî ma^ giche (résumé de tout ce que les hommes avaient jusqués à lui rêvé en semblable matière), devenues le livre le plus respectable, le plus digne de faire foi, furent, pendant plus d'un siècle, la règle et la trop puissante cause de ces meurtres légaux dont on ne peut, sans frémir, rappeler la longue suite. Des imaginations dit vulgaire, les gens instruits prenaient ce qui pouvait s'accommoder à leurs idées ; des imaginations des gens instruits, le vulgaire prenait ce qu'il en pouvait comprendre, et comme il le pouvait, et du tout se formait une masse énorme et confuse de démence commune à tous. Mais ce qui étonne le plus, c'est de voir les médecins, ceux d'entre eux, c'està-dire qui, dès le principe, avaient cru à la peste, c'est de voir, notamment Tàddino, embrasser les déplorables idées de la multitude. Ce Taddino, qui avait annoncé la contagion, l'avait vue arriver, l'avait, pour ainsi dire, suivie de l'oeil dans ses progrès, qui avait dit et proclamé que c'était la peste et qu'elle se prenait par le contact, que de l'absence de mesures préservatrices s'ensuivrait une infection générale, ce même homme, ensuite, vient puiser dans ces mêmes faits qu'il a prédits un argument qu'il croit sans réplique à l'appui des onctions magiques et vénéneuses : c'était lui qui, dans la maladie de ce Carlo Colonna, mort le second de la peste il Milan, avait remarqué et signalé le délire comme l'un des symptômes de cette contagion, et c'est lui qui, plus tard, n'hésite pas à donner comme une preuve des onctions et d'une conjuration formée sous les auspices du diable un fait tel que celui qu'on va lire. Deux témoins déposaient avoir entendu raconter par l'un de leurs amis malade, qu'une nuit il avait vu paraître dans sa chambre des gens qui lui avaient offert sa guérison et de l'argent s'il voulait oindre les maisons des environs, et, sur son refus, ils étaient partis, laissant à leur place un loup sous le lit et trois gros chats sur les couvertures, « lesquels y restèrent jusqu'au jourl. » Si une telle manière de raisonner était le fait d'un seul homme, on pourrait l'attribuer à un défaut de bon sens qui lui serait particulier, ou plutôt il n'y aurait pas lieu d'en faire mention ; mais. comme ce fut le fait de plusieurs, ou pour mieux dire de presque tous, c'est l'histoire de l'esprit humain, et l'on y trouve l'occasion de reconnaître combien une suite réglée et raisonnable d'idées peut être troublée par une autre suite d'idées qui se jette à travers. Du reste, ce Tadino était, dans notre cité, l'un des hommes de son temps les plus renommés par son talent et ses connaissances. Deux écrivains illustres et qui ont bien mérité de leur pays ont affirmé que le cardinal Frédéric doutait du fait des onctions*. Nous voudrions pouvoir donner à cet homme si distingué et si digne d'affection une louange encore plus complète, et montrer le bon prélat supérieur en ce point comme en tant d'autres à la foule de ses contemporains ; mais nous sommes, au contraire, obligé de 1 Pages 123,124. » Mumtori ; del governo delta peste ; Modem, 1714, p. 117. — P. Verri, ouvrage cité, p. 261. CHAPITRE XXXII. 165 remarquer en lui encore un exemple de l'empire qu ?èxeree l'opinion du plus grand nombre sur les esprits même dont on admire le plus les lumières. On a vUj du moins d'après ce qu'en dit Ripamonti, que dans le commencement il était vraiment dans le doute ; il pensa toujours ensuite que dans l'opinion régnante entraient pour une grande part la crédulité, l'ignorance, 'a peur, le désir d'excuser un trop long retard à reconnaître la contagion et à prendre des mesures pour s'en garantir ; que l'on exagérait beaueoup> mais qu'en même temps il y avait quelque chose de véritable. On conserve dans là bibliothèque Ambrosienne un petit ouvrage écrit de sa main sur cette peste, et ce jugement qu'il portait sur les onctions y est souvent indiqué, une fois même énoncé en termes précis. « L'opinion commune, dit-il à peu près, était que l'on composait de ces drogues en divers lieux, et qu'il y avait plusieurs moyens de les employer ; de ces moyens, quelques-uns nous paraissent véritables, d'autres de pure invention. » Voici ses propres paroles : Unguenla vero hoec aiebant componi conficique multifariam, fraudisque vins fuisse complures ; qiiarum sanè fraudum et artium quidcm assentimur, alias vero fictas fuisse commenlitiusqite arbilrâmur. De peslilentia qux Mcdiahni anno 1630 tnagnam stragem edidit. Il y eut cependant des personnes qui pensèrent jusqu'à la fin, et pendant toute leur vie, que l'imagination avait fait en ceci tous les frais, et nous le savons, non de ces personnes, car il n'y en eut aucune assez hardie pour émettre devant le public un sentiment si opposé à celui du public même, nous le savons des écrivains qui se moquent de ce sentiment, qui le critiquent ou le réfutent comme le préjugéjde quelques individus, comme une erreur qui n'osait disputer ouvertement contre la sagesse générale, mais qui n'en existait pas moins ; nous le savons aussi d'un homme qui s'en était instruit par la tradition. « J'ai trouvé des personnes sages à Milan, dit le bon Muratori dans son ouvrage cité plus haut, qui avaient reçu de leurs anciens des rapports dignes de confiance, et qui n'étaient pas bien convaincus que le fait de ces onctions vénéneuses fût véritable. » On voit que c'est un épanchement secret de la vérité,une confidence domestique ; le bon sens y était, mais se tenait caché, par crainte de l'opinion avec laquelle nul autre n'entrait en partage. Les magistrats, chaque jour réduits en nombre, et de plus en plus livrés à tout l'égarement de leur trouble, employaient le peu de résolution dont ils étaient encore capables à rechercher les untori. Parmi les papiers du temps de la peste qui se conservent dans les archives dont il a été plus haut fait mention, se trouve une lettre (sans aucun autre document relatif au fait qu'elle énonce) dans laquelle le grand chancelier s'empresse, et fort sérieusement, d'informer le gouverneur qu'il lui avait été donné avis que, dans une maison 59 166 LES FIANCES. de campagne appartenant aux frères Girolamo et Giulio Monti, gentilshommes milanais, on composait du poison en si grande quantité que quarante hommes étaient occupés en este exercicio *, et cela avec l'assistance de quatre nobles brescians, qui faisaient venir du pays vénitien la matière para la fabrica del vencno 2. Il ajoute qu'il avait pris fort secrètement les mesures pour envoyer à l'endroit indiqué le podestat de Milan et l'auditeur de la Santé, avec trente hommes de cavalerie ; que malheureusement l'un des frères avait été averti assez à temps pour faire disparaître les traces du délit, ce dont il était probablement redevable à l'auditeur même, ami de ce personnage ; que l'auditeur avait cherché à se dispenser de partir ; mais que le podestat n'en était pas moins allé à reconocer la casa, y a ver si hallarà algunos vestigios 3, prendre des informations et arrêter tous ceux qui pourraient être prévenus du fait. Les recherches apparemment n'aboutirent à rien, puisque les écrits du temps qui parlent des soupçons dont ces gentilshommes étaient l'objet, ne. citent aucun fait à la suite. Mais il n'est que trop vrai que, dans une autre circonstance, à force de chercher des coupables, on crut en avoir trouvé. Les procès qui furent la conséquence de cette prétendue et déplorable découverte n'étaient sans doute pas les premiers de ce genre ; et l'on ne saurait non plus les considérer comme une rareté dans l'histoire de la jurisprudence. Car, sans parler des temps anciens, et en nous bornant à indiquer quelquesuns de ces procès dont les dates se rapprochent le plus de l'époque qui nous occupe, l'on vil à Païenne, en 1526, à Genève, en 1530, puis en loi», puis encore en 1571, à Casai de Montfcrrat en 1536, à Padoue en 1555, à Turin en 1590, à Turin encore dans cette même année 1630, poursuivre et condamner à des supplices qui ordinairement étaient des plus atroces, des infortunés en plus ou moins grand nombre dans ces diverses localités, et que l'on disait coupables d'avoir propagé la peste au moyen de poudres ou de drogues, ou de maléfices, ou du tout ensemble. Mais l'affaire des prétendues onctions de Milan, de même qu'elle fut la plus célèbre, est aussi peut-être celle qui mérite le plus d'être observée, ou du moins elle présente plus de moyens d'observation, parce qu'il nous reste à ce sujet des documents plus circonstanciés et plus authentiques ; et, quoique un écrivain auquel nous avons tout à l'heure rendu hommagev s'en soil occupé avec la sagacité qui le distingue, cependant, comme il ne s'était pas autant proposé d'en donner l'histoire proprement dite, que. d'y puiser des arguments pour un autre sujet d'une importance plus grande, ou, ce qui est sûr, du moins, plus immédiate, qu'il avait entrepris de développer 5, il nous a paru que cette histoire pourrait être l'objet d'un nouveau travail. Mais 1 A ce travail. 2 Pour lu fabrication du poison.

l Reconnailre la maison et voir s'il ne trouverait pas quelques vestiges.
  • P. Verri, dans l'ouvrage déjà cité.

5 L'ouvrage de Pierre Verri, dont il est ici question, a pour litre : « Observations sur la torture et, notamment, sur les effets qu'elle produisit à l'occasion des onctions malfaisantes auxquelles on attribua la peste qui ravagea Milan en l'année 1G.1I). » (Note du Traducteur.) CHAPITRE XXXII. 167 trop de brièveté ne saurait y être permise, et ce n'est point ici qu'elle pourrait être traitée avec retendue qui lui convient. D'ailleurs, après s'être arrêté sur ces événements, le lecteur ne se soucierait certainement plus de connaître ceux de notre narration particulière qui nous restent à mettre sous ses yeux. Réservant donc pour un autre écrit le récit et l'examen de ceux que nous venons d'indiquer, nous reviendrons enfin à nos personnages, pour ne les plus quitter jusqu'au terme de leurs aventures. CHAPITRE XXXIII. UNK nuit, vers la fin du mois d'août, au plus fort de la peste, don Rodrigo rentrait chez lui à Milan, accompagne du lidèle Griso , l'un des trois ou quatre domestiques encore en vie parmi tous ceux qu'il avait précédemment à son service. Il revenait d'une maison où une société d'amis se réunissait habituellement en parties de débauche pour chasser la tristesse du temps, et il en manquait chaque l'ois quelques-uns qui étaient remplacés par d'autres. Ce jour-là, don Rodrigo s'était signalé parmi les plus gais, et, avait, entre autres choses, beaucoup l'ait rire, la compagnie par une espèce d'éloge funèbre du comtes Attilio, emporté par la peste deux jours auparavant. Mais, pendant qu'il marchait, il se sentit un malaise, un abattement, une faiblesse dans les jambes, une gène dans la respiration, une chaleur inférieure, qu'il aurait voulu n'attribuer qu'an vin, au besoin de sommeil, à la saison. Durant tout le chemin il n'ouvrit pas la bouche ; et son premier mot, en arrivant à sa porte, fut pour ordonner au Griso de l'éclairer vers sa chambre à coucher. Quand ils y lurent, le Griso jeta les yeux sur la ligure de son maître. et la vil toute bouleversée, colorée outre mesure, les yeux saillants et luisants CHAPITRE XXX III. 4 lit) d'une manière extraordinaire, et il se tint à distance ; car, avec ce qui se passait, font va-nu-pieds du coin des rues avait appris à se faire, comme on dit, l'oeil médecin. « Ne va pas me croire malade, dit don Rodrigo, qui lut dans la manière de l'aire du Griso la pensée qui lui passait par l'esprit. Je me porte on ne peut, mieux ; mais j'ai bu, j'ai bu peut-être un peu trop. Il y avait tin certain vin de Yernaccia ! Mais un bon somme va faire passer cela. Je me sens grand besoin de dormir Ole-moi de devant les yeux ecttclumièrequim'avouglc c'est singulier (Minime elle me fatigue. — Ce sont des tours de la Yernaccia, dit le Griso, en s'écartant toujours plus. Mais couchez-vous tout de suite, le sommeil vous fera du bien. — Tu as raison : si je peux dormir Du reste, je me porte bien. Mets toujours ici celle sonnette, alin que si par hasard cette nuit, j'avais besoin de quelque chose El fais-bien attention de m'enlendre, s'il m'arrivaif de sonner. Mais je n'aurai besoin de rien Emporle-donc vite cette maudite lumière, repril-il ensuite, tandis que le Griso exécutait l'ordre en s'approchant le moins possible. Diable ! d'où vient donc qu'elle m'incommode à ce point ? » Le Griso prit, la lampe, et, après avoir souhaité bonne nuit à son maître, il s'empressa de sotlir, pendant que celui-ci s'enfonçait sous la couverture. Mais la couverture lui sembla une inonlagne. Il la jeta au loin, et se blottit en rond pour dormir ; car, en effet, il mourait de sommeil. A peint ! cependant, avait-il fermé l'oeil qu'il se réveillait en sursaut, comme si on l'eût brusquement secoué ; et il sentait sa chaleur augmentée, son agitation devenue plus grande. H recourait par la pensée au mois d'août, à la A'ernaccia, à la débauche du soir ; il aurait voulu pouvoir s'en prendre à tout cela de ce qu'il éprouvait ; mais à ces idées se substituait toujours d'elle-même l'idée qui alors se liait à Il crut se trouver dans une grande église... an milieu d'une l'ouïe de peuple... ;i'. i'i.). ; 170 LES FIANCES. toutes les autres, qui entrait, pour ainsi dire, par tous les sens, qui s'était introduite dans tous les joyeux propos de la soirée, parce qu'il était encore plus facile d'en plaisanter que de la passer sous silence : la peste. Après s'être longtemps tourné et retourné sur sa couche, il s'endormit enfin, et bientôt les songes les plus incohérents et les plus sombres vinrent l'assaillir. Après l'un c'était l'autre, jusqu'à celui où il crut se trouver dans une grande église, bien en avant, bien en avant, au milieu d'une foule de peuple ; il se trouvait là sans savoir comment il y était allé, comment l'idée d'y aller lui était venue, surtout dans un temps pareil ; et il enrageait de s'y voir. Il regardait ceux qui l'environnaient ; ce n'étaient que des figures hâves et défaites, avec des yeux hébétés et ternes, des lèvres allongées et pendantes, et tous ces êtres hideusement étranges portaient des vêtements de forme singulière qui tombaient en lambeaux et laissaient voir sur leur corps, par les déchirures, des taches et des bubons. « Écartez-vous, canaille, » leur criait-il en regardant vers la porte qui était bien loin, bien loin, et en prenant un air menaçant, sans toutefois remuer en aucune manière, se serrant, au contraire, sur lui-même, pour ne pas toucher ces corps dégoûtants qui ne le louchaient déjà que trop de toutes parts. Mais pas un de ces personnages figurant comme autant d'idiots ne faisait mine de vouloir s'éloigner et ne paraissait même l'entendre ;-au contraire, il les voyait toujours plus sur lui ; et surtout il lui semblait que quelqu'un d'entre eux, avec le coude ou toute autre chose, le pressait au côté gauche, entre le coeur et l'aisselle, sur un point où il sentait comme un poids et de la douleur ; et s'il pliait son corps pour tâcher de se délivrer de cette gêne, je ne sais quoi encore venait tout aussitôt appuyer sur le même point. Tout en colère, il veut mettre l'épéc à la main ; et il lui semble qu'en la serrant on a fait remonter cette épée, et que c'est le pommeau qui le presse ainsi sous le bras. Mais, eh y portant la main, il ne trouve point l'épéc et sent une douleur plus aiguë. Il s'agitait, menaçait et voulait crier plus fort, quand tout à coup toutes ces figures se tournent vers un côté de l'église. Il y regarde lui-même, aperçoit une chaire, et voit poindre au-dessus de l'appui qui en forme le pourtour je ne sais quoi de convexe, de lisse, de luisant ; puis, à mesure que cela s'élève, il voit distinctement une tête rase, puis deux yeux, un visage, une barbe longue et blanche, un moine debout, hors de l'appui jusqu'à la ceinture, le père Cristoforo. Celui-ci, promenant un regard de feu sur tout l'auditoire, «arrête ses yeux sur don Rodrigo, levant en même temps la main vers lui, exactement dans l'attitude qu'il avait prise dans ce certain salon de son château. Don Rodrigo alors lève aussi la main précipitamment, fait un effort, comme pour s'élancer et saisir ce bras tendu en l'air ; sa voix, qui grondait sourdement dans son gosier, éclate tout à coup en un grand cri, et il s'éveille. Il laissa retomber le bras qu'il avait levé en effet. Il eut quelque peine à recueillir sa pensée, à bien ouvrir les yeux ; car la lumière déjà grande du jour le fatiguait tout autant qu'avait fait celle de sa lampe ; il reconnut son lit, sa chambre ; il comprit que tout ce qu'il avait vu n'avait été qu'un songe : l'église, le peuple, le moine, tout avait disparu ; tout, excepté une chose, sa douleur au côté CHAPITRE XXXI11. 471 gauche. En même temps il se sentait un battement de coeur accéléré, pénible, un bourdonnement, un sifflement continu dans les oreilles, un feu intérieur, une pesanteur dans tous les membres, tout cela beaucoup plus fort que lorsqu'il s'était mis au lit. Il hésita quelque moment avant de regarder la partie où était là douleur ; il la découvrit enfin, y jeta un coup d'oeil en tremblant, et aperçut un dégoûtant bubon d'un violet livide. Le malheureux se vit perdu : là terreur de la mort s'empara de lui, et, plus «affreuse encore peut-être, la crainte de devenir la proie des monalti, d'être emporté, jeté au lazaret. Et tandis qu'il délibérait sur le moyen d'éviter ce sort effroyable, il sentait ses idées se troubler et s'obscurcir, il sentait s'approcher le moment où il ne lui resterait de faculté d'esprit que pour s'abandonner au désespoir. Il saisit la sonnette et l'agita fortement. Aussitôt parut le Griso, qui se tenait prêt à venir dès qu'il serait appelé. Il s'arrêta à une certaine distance du lit, regarda attentivement son maître, et fut certain de ce qu'il avait soupçonné la veille. <c Griso ! dit don Rodrigo, en se mettant avec peine sur son séant, tu as toujours été mon fidèle. —Oui, monsieur. — Je t'ai toujours fait du bien. — Par l'effet de votre bonté. — Je puis compter sur toi. — Diable ! — Je suis malade, Griso. — Je m'en étais aperçu. — Si je guéris, je le ferai encore plus de bien que par le passé. » Le Griso ne répondit rien, et attendait de voir où mènerait ce préambule. « Je ne veux pas me fier à d'autres qu'à toi, reprit don Rodrigo ; fais-moi un plaisir, Griso. — Je suis à vos ordres, dit celui-ci, répondant par la formule ordinaire à une demande faite dans une forme inaccoutumée. — Sais-tu où demeure le chirurgien Chiodo ? — Je le sais parfaitement. — C'est un honnête homme qui, moyennant qu'on le paye bien, ne déclare pas ses malades. Va le chercher. Dis-lui que je lui donnerai quatre, six écus par visite, plus s'il veut, mais qu'il vienne tout de suite ; et fais cela comme il faut, en sorte que personne ne s'en aperçoive. — Bonne idée, dit le Griso, je vais et reviens à l'instant. — Écoute, Griso, donne-moi auparavant un peu d'eau. Je me sens un tel feu que je n'en puis plus. — Non, monsieur, répondit le Griso, rien sans l'avis du docteur. Ce sont des maux capricieux ; il n'y a pas de temps à perdre. Soyez tranquille, en quatre sauts je suis de retour «ivcc Chiodo. » Cela dit, il sortit en refermant la porte. Don Rodrigo, rentré sous ses draps, le suivait de la pensée vers la maison du 172 LES FIANCES. chirurgien ; il comptait les pas, calculait les minutes. De temps en temps il jetait encore les yeux sur son bubon ; mais il détournait aussitôt la tête avec horreur. Au bout d'un certain temps il commença à prêter l'oreille pour entendre si le docteur n'arrivait point ; et cet effort d'attention suspendait le sentiment du mal, en même temps qu'il empêchait ses pensées de s'égarer. Tout à coup un tintement éloigné de sonnettes lui arrive, mais paraissant venir de l'intérieur de sa maison, et non de la rue. Il écoute : le tintement devient plus fort, plus répété, et un bruit de pas l'accompagne. Un horrible soupçon se présente à son esprit. Il se met sur son séant, et prête l'oreille avec encore plus d'attention. Il entend un bruit sourd dans la pièce voisine, comme de quelque chose de lourd qu'on y poserait doucement à terre. Il jette ses jambes hors du lit pour se lever ; il regarde vers ht porte, il la voit s'ouvrir ; il voit se présenter et venir à lui deux vieux et sales habits rouges, deux ligures de damnés, en un mol, deux monatti ; il entrevoit le visage du Griso qui, caché derrière l'un des battants à demi fermé, reste là pour regarder ce qui va se faire. « Ah ! traître infâme !.... hors d'ici, canaille ! Biondino ! Carlotto ! au secours ! je suis assassiné ! » crie don Rodrigo ; il met la main sous son chevet pour y chercher un pistolet, le saisit, le met en joue ; mais, au premier cri qu'il avait l'ail entendre, les monatti avaient couru vers le lit ; le plus leste des deux est sur lui avant que tout autre mouvement lui ait été possible ; le bandit lui arrache son arme, la jette au loin, le l'ait retomber sur son dos et le lient dans cette position, en le regardant d'un air tout à lit fois .de colère et de raillerie, et lui criant: «Ah ! coquin ! contre les monatti ! confie les ministres du tribunal ! contre ceux qui font les oeuvres de miséricorde ! — Tiens-le bien, jusqu'à ce que nous l'emportions, » dit l'autre monatto, en allant vers un meuble fermé ; et dans ce moment le Griso entra, et se mil avec celui-ci à forcer lit serrure. « Scélérat ! » hurla don Rodrigo, en le regardant par-dessus celui qui le tenait, et se déballant sous ces bras vigoureux. «Laissez-moi tuer ce monstre, disait-il ensuite aux monatti, et puis faites de moi ce que vous voudrez. » Puis il appelait encore à grands cris ses autres domestiques ; mais c'était en vain ; car l'abominable Griso les avait envoyés loin de là avec des ordres supposés de son maître, avant d'aller lui-même proposer aux monatti de venir faire cette expédition et partager les dépouilles. — Paix, paix, » disait à l'infortuné Rodrigo le brigand qui le tenait cloué sur son lit. Et tournant ensuite la lôle vers les deux qui ramassaient la proie, il leur criait : « Faites les Choses en honnêtes gens. — Toi ! loi ! disait en mugissant don Rodrigo au Griso, qu'il voyait tout affairé à briser les tiroirs, en retirer l'argent et tout ce qu'il y avait de précieux et faire les parts de chacun. — Toi ! après tout ce que Ah ! démon sorli de l'enfer ! Je puis encore guérir ! je puis guérir ! » Le Griso ne disait mot, et, autant qu'il pouvait, ne se tournait pas même du côlé d'où venaient ces paroles. « Tiens-le ferme, disait l'autre monatto : il n'est plus à lui ! » Ah ! démon sorti de l'Enfer" ! je puis encore guérir. (P. 47 2.) CHAPITRE XXXIII. 173 Et c'était vrai. Après un grand cri, «après un dernier et plus violent effort pour se mettre en liberté, il tomba tout-à. coup épuisé et désormais stupide ; il regardait cependant encore, mais d'un oeil qui ne disait rien, et quelques soubresauts convulsifs, quelques gémissements inarticulés témoignèrent seuls du supplice qu'il venait de subir. Les monatti le prirent, l'un par les pieds, l'autre par les épaules, et allèrent le poser sur une civière qu'ils avaient laissée dans là pièce voisine ; ensuite l'un d'eux revint chercher le butin ; après quoi, soulevant leur misérable'•.fardeau,' ils l'emportèrent. Le Griso resta pour choisir à la hâte dans l'appartement ce qui pouvait le mieux lui convenir ; il en fit un paquet et décampa. Il avait eu grand soin de ne jamais toucher les monatti, de ne se pas laisser toucher par eux ; mais, dans la précipitation de cette dernière recherche, il avait pris à côté du lit et secoué, sans y penser, les vêtements de son maître, pour voir s'il y avait de l'argent. Il eut pourtant lieu d'y penser le lendemain ; car, pendant qu'il était dans un cabaret à faire gogaille avec d'autres vauriens, il fut saisi subitement d'un frisson, ses yeux se couvrirent d'un nuage, les forces lui manquèrent, et il tomba. Abandonné par ses camarades, il fut pris par les monatti qui, après Tavoir dépouillé de ce qu'il avait de bon sur lui, le jetèrent sur un chariot, sur lequel il expira «avant d'arriver au lazaret, où avait été porté son maître. Laissant maintenant ce dernier dans le séjour des souffrances, nous devons aller retrouver un autre personnage dont l'histoire n'aurait jamais été mêlée «avec la sienne, si le plus puissant des deux ne l'avait absolument voulu ; ou plutôt on peut assurer que ni l'un ni l'autre n'aurait jamais eu d'histoire. On voit que je veux parler de Renzo, que nous avons laissé dans sa nouvelle filature, sons le nom d'Antonio Rivolta. Il y était demeuré cinq ou six mois, plus ou moins ; après lequel temps la république et le roi d'Espagne en étant venus à une rupture ouverte, et par là toute crainte de recherches provoquées de ce côté des frontières ayant cessé pour notre montagnard, Borlolo s'était empressé d'aller le reprendre, parce qu'il lui était attaché, et aussi parce que Renzo, intelligent de son naturel et habile dans son métier, était, dans une fabrique, d'un grand secours pour le factotum, sans pouvoir jamais aspirer à le devenir lui-même, n'ayant malheureusement pas le talent de manier la plume. Comme cette raison était entrée pour quelque chose dans l'empressement du cousin à le ravoir, nous avons dû le dire. Peut-être aimeriez-vous mieux un Bortolo plus idéal : à cela je ne sais que dire. Forgez-le-vous comme vous l'entendrez. Celui-là était ainsi. Renzo était ensuite toujours resté à travailler près de lui. Plus d'une fois, et surtout après avoir reçu quelqu'une de ces lettres d'Agnese si bien faites pour lui troubler la cervelle, l'idée lui était venue de se faire soldat et d'en finir. Les occasions ne lui manquaient pas ; car, pendant ce temps-là précisément, la république avait eu besoin de se procurer du monde pour son armée. La tentation avait été quelquefois pour Renzo d'autant plus forte, que l'on «avait parlé du projet d'envahir le Milan«ais, et, comme c'était assez naturel, il trou60 171 LES FIANCÉS. vait qu'il serait fort beau de retourner chez lui en vainqueur, de revoir Luçia et de s'expliquer finalement avec elle. Mais Bortolo, en sachant s'y prendre, avait toujours réussi à le détourner de ce dessein. « S'ils doivent y «aller, lui disait-il, ils iront bien sans toi, et tu pourras ensuite y «aller toi-même à ton aise ; s'ils reviennent les os cassés, ne ser«a-t-il pas mieux que tu sois resté au logis ? Il ne manquera pas de fous pour frayer la route. Et avant qu'ils y puissent mettre le pied..... ! Quant à moi, je suis làdessus assez incrédule. Ces gens-ci aboient ; mais de là à mordre, il y a encore loin. L'Etat de Milan n'est pas un morceau si facile à avaler. C'est l'Espagne qu'il s'agit de battre, mon cher enfant ; sais-tu ce que c'est que l'Espagne ? Saint-Marc est fort chez lui ; mais une entreprise au dehors n'est pas chose facile. Prends patience: n'es-tu p.as bien ici ? Je conçois ce que tu veux dire ; mais s'il est écrit là-haut que la chose doit réussir, sois certain qu'en ne faisant pas de folies, elle réussira encore mieux. Quelque saint viendra à ton aide. Crois bien que ce n'est pas là un métier qui fasse pour toi. Trouves-tu donc qu'il convienne de laisser là les bobines pour aller tuer à tort et à travers ? Que veux-tu faire avec cette espèce de gens ? Il faut des hommes faits exprès pour un métier semblable. » D'autres fois Renzo se décidait à retourner dans son pays secrètement, déguisé, et sous un faux nom. Mais toujours encore Bortolo sut l'en dissuader par des raisons que l'on devine sans peine. Lorsque, ensuite, la peste eut éclaté sur le territoire milanais, et précisément, comme nous l'avons dit, sur la frontière qui touchiiit au Bergamasque, elle ne tarda pas à la franchir, et Ne vous effrayez point, je ne vais pas vous raconter cette autre histoire de ses douleurs. Ceux qui seraient curieux de là connaître, la trouveront écrite, d'ordre supérieur, par un certain Lorenzo Ghirardclli, dont le livre cependant est rare et peu connu, quoiqu'il contienne peut-être plus de choses que n'en contiennent ensemble toutes les descriptions de peste les plus célèbres ; la célébrité des livres dépend de tant d'accidents ! Ce que je voulais vous dire, c'est que Renzo prit lui-même la peste, se traita tout seul, c'est-à-dire qu'il ne fit rien ; il alla aux portes de la mort ; mais sa bonne complexion l'emporta sur la force du mal ; en peu de jours, il fut hors de danger. Avec la vie lui revint, et pour remplir, pour agiter plus que jamais son âme, tout ce qui accompagne la vie ; les souvenirs, les désirs, les espérances, les projets ; c'est-à-dire qu'il pensa plus que jam.ais à Lucia. Qu'étaitelle devenue dans ce temps où l'avantage de vivre était comme une exception ? A si peu de distance, n'en pouvoir rien savoir ! Et demeurer Dieu sait combien de temps dans une telle incertitude ! Et lors même que plus lard cette incertitude serait dissipée, lorsque, après la cessation de tout danger, il arriverait à s.avoir Lucia encore vivante, resterait toujours cet autre mystère, cet énigme du voeu. « J'irai, j'irai m'éclaircir de toutes ces choses à la fois, dit-il en lui-même, et il le dit lorsqu'il n'était pas encore encore en état de se soutenir. Pourvu qu'elle vive ! Quant à la trouver, je la trouverai ; j'apprendrai- une bonne fois CHAPITRE XXXIII. 475 d'elle-même ce que c'est que cette promesse, je lui ferai voir que cela ne peut pas être, et puis je l'emmène avec moi, elle et cette pauvre Agnese (si elle est en vie I) qui m'a toujours voulu dû bien, et qui, j'en suis sûr, me veut du bien encore. Là prise de corps ? Ehl dans ce moment ceux qui sont en vie ont à penser à autre chose. On voit ici même aller et venir sans crainte certaines gens qui en ont sur le dos N'y «aurait-il donc de champ libre que pour les coquins ? Et tout le monde dit qu'à Milan c'est bien un autre désordre encore. Si je laisse échapper une occasion si belle, — (là peste ! Voyez un peu, je vous prie, comme ce singulier instinct qui nous fait tout rapporter à nous, tout subordonner à ce qui nous touche, nous fait quelquefois employer les mots !) — je n'en retrouverai jamais une semblable. » Espérer est chose utile, mon cher Renzo. A peine put-il se traîner qu'il «alla chercher Bortolo, lequel jusqu'alors était parvenu à éviter la peste et se tenait sur ses gardes. Il n'entra point dans sa maison ; mais, l'appel.ant de la rue, il le fit venir à la fenêtre. « Ah ! ah ! dit Bortolo, tu l'en es tiré, toi. Je t'en fais mon compliment. — Je ne suis pas encore trop ferme sur mes jambes, comme tu vois ; mais, quant au danger, j'en suis dehors. — Ah ! que je voudrais être à ta place ! Autrefois, dire : Je me porte bien, c'était tout dire ; mais à présent c'est peu de chose. Celui qui peut arriver à dire : Je me porte mieux, celui-là dit un mot d'une belle signification. » Renzo, après quelques paroles d'amitié et de bon espoir pour son cousin, lui Ht part de sa résolution. « Va cette fois et que le ciel te bénisse, répondit celui-ci : tâche d'éviter la justice, comme je tâcherai d'éviter 'a peste ; et si Dieu permet que tout aille bien pour l'un et pour l'autre, nous nous reverrons. — Oh ! je reviendrai sûrement, et si je pouvais ne pas revenir seul ! Enfin, j'espère. — Reviens toul de même avec qui tu veux dire ; s'il plaît à Dieu, il y aura du travail pour tous, et nous nous tiendrons bonne compagnie, pourvu que tu me retrouves et que cette diable de contagion nous ait quittés. — Nous nous reverrons, nous nous reverrons, nous devons nous revoir. — Je répète : Dieu le veuille ! » Pendant quelques jours Renzo se mit à faire de l'exercice pour essayer ses forces et les accroître ; et à peine se crut-il en él.at d'entreprendre la route qu'il fit ses dispositions de départ. Il mit autour de son corps, p«ar-dessous ses habits, une ceinture contenant ces certains cinquante écus de l'envoi d'Agnese, auxquels il n'avait jamais touché et dont il n'avait parlé à personne, pas même à Bortolo. Il prit encore quelque peu d'argent qu'il «avait économisé jour par jour en épargnant sur tout ; il mit sous son bras un petit paquet de hardes ; dans sa poche, un certificat de bonne conduite, sous le nom d'Antonio Rivolta, qu'il s'étiiit fait délivrer à tout événement par son second maître ; dans une autre poche étroite, sur le côté de son haut-de-ch.ausses, un grand couteau qui était le moins qu'un honnête homme pût porter dans ce temps-là, et il partit 47(i LES FIANCES. vers la fin du mois d'oui, trois jours après celui où don Rodrigo «avait été porté au lazaret. Il prit son chemin vers Lecco, voulant, pour ne pas aller en aveugle à Milan, passer par son village, où il espérait trouver Agncsc vivante, et recevoir d'elle quelques informations sur tant de choses qu'il brûlait d'envie de savoir. Le peu de personnes qui étaient guéries de la peste formaient vraiment, au milieu du reste de la population, comme une classe privilégiée. Une grande partie des autres étaient malades ou mouraient ; et ceux que jusqu'alors la contagion n'avait pas atteints vivaient dans une crainte continuelle ; ils allaient mesurant leurs pas, toujours sur leurs gardes, l'appréhension peinle sur la figure, avec hésitation et hâle tout ensemble, car toul pouvait être contre eux une arme dont la blessure serait la mort. Les premiers, «au contraire, à peu près sûrs de leur fait (car «avoir deux fois la peste était la chose la plus rare ou plutôt un prodige) marchaient au milieu de la contagion avec une admirable assurance ; comme les chevaliers d'une époque du moyen âge qui, cachés sous le 1er depuis la tête jusqu'aux pieds et montés sur des palefrois couverts euxmêmes d'autant de fer qu'on pouvait leur en mettre sur le corps, allaient ainsi rôdanlà l'aventure (d'où leur est venue leur glorieuse dénomination de chevaliers errants) parmi une pauvre troupe pédestre de bourgeois et de vilains «pii n'avaient, contre les coups dont on les chargeait, que leurs vêtements pour toute défense. Sage, utile et noble métier ! métier vraiment digne de figurer dans un traité d'économie politique pour y occuper le premier rang ! C'est avec cette assurance, troublée cependant par des inquiétudes trop bien connues du lecteur et par le spectacle fréquent, par la pensée continuelle de la calamité générale, que Renzo s'.avanç.ait vers l'héritage paternel, sons un beau ciel et dans un beau pays, mais ne rencontrant, après de longs espaces de la plus triste solitude, que quelques ombres errantes plulôl que des ôlres vivants, ou des cadavres portés vers la fosse sans nul honneur de convois, sans aucun son dédiants funèbres. Vers le milieu du jour, il s'arrêta dans un petit bois pour manger un peu de pain et de quelque autre provision qu'il avait apportée «avec lui. Quant à des fruits, il en avait à sa disposition tout le long de la route, Vers le milieu du jour, il s'an-èla dans un petit bois... ( !'. 470'/ CHAPITRE XXX11I. 177 el bien au-delà du nécessaire : des figues, des pêches, des prunes, des pommes, autant qu'il en aurait pu désirer. Il n'avait qu'à se donner la peine d'entrer dans les champs pour en cueillir, s'il ne voulait les ramasser sous les «arbres où le sol en était couvert comme si une grêle était survenue, car l'année était extraordinairement fertile, surtout en fruits, et presque personne ne portait là sa pensée : les raisins également cachaient en quelque sorte les pampres sur la vigne, où ils étaient laissés à la discrétion de tout venant. Sur le soir, il aperçut son village. A cette vue et quoiqu'il dût y être préparé, il se sentit donner comme une étreinte au coeur : il fut à l'instant assailli d'une foule de souvenirs douloureux et de pressentiments non moins douloureux peut-être : il lui semblait avoir dans les oreilles ces sinistres coups de tocsin dont il avait été accompagné, poursuivi, lorsqu'il avait fui de ces lieux, et en même temps il entendait, si l'expression est permise, un silence de mort qui y régnait maintenant. Son trouble fut plus grand encore lorsqu'il déboucha sur la place de l'église, et, il osait à peint ! penser à celui qu'il éprouverait au ferme de sa marche, car le lieu où il avait dessein d'aller s'arrêter était celle maison qu'il avait coutume autrefois d'appeler la maison de Lucia. Maintenant ce ne pouvait être tout au plus que la maison d'Agnese ; et la seule grâce qu'il espérait du ciel était d'y trouver celle pauvre Agncse en vie et en santé. H se proposait d'y réclamer d'elle un asile, pensant bien cpie sa propre maison ne devait plus être bonne qu'à y loger les fouines et les rats. Ne voulant pas se faire voir, il prit un sentier hors du village, le même qu'il avilit suivi dans cette certaine nuit où, en bonne compagnie, il était venu chez le curé pour le surprendre. A mi-distance environ sur ce sentier se trouvait, d'un côté, la maison de Renzo, de l'autre sa vigne, de manière qu'il pourrait, se disait-il, entrer un instant dans l'une et dans l'aulrc, et voir un peu dans quel étal le tout se trouvait. Il marchait regardant devant lui, plein tout à la fois du désir et de la crainte de voir quelqu'un, et au bout de quelques moments il vil en effet un homme Oli ! Tnnio, lui dit Kenzo ni s'arrolaiif devant lui... (P. <78.) 478 LES FIANCES. en chemise, assis par terre, le dos appuyé contre une haie de jasmins, dans l'attitude d'un insensé. A cette altitude, comme ensuite à l'air de l'individu, il crut reconnaître ce pauvre imbécile de Gervaso qui était venu servir de second témoin dans l'expédition qui fut si malheureuse ; mais, s'en étant approché davantage, il vit que c'était au contraire ce Tonio si intelligent, si éveillé, par qui Gervaso y avait été conduit. La peste, en lui enlevant tout à la fois la force du corps et les facultés de l'esprit, avait développé sur sa ligure et dans toute sa manière d'être un petit germe de ressemblance, autrefois inaperçu, qu'il avait avec son idiot de frère. « Oh ! Tonio ! lui dit Renzo en s'arrôtant devant lui, c'est toi ? » Tonio leva les yeux sans remuer la tête. « Tonio ! ne me rcconn«ùs-lu pas ? — Elle vient à -qui elle vient, répondit Tonio, restant ensuite la bouche ouverte. — Tu l'as, n'est-ce pas, pauvre Tonio ? Mais est-ce donc que tu ne me reconnais pas ? — Elle vient à qui elle vient, » répéta l'autre avec un sourire hébété. Renzo, voyant qu'il n'en tirerait rien de plus, continua son chemin, plus triste encore. Tout à coup il voit paraître, au détour d'un coin, et s'avancer de son côté quelque chose de noir, et il reconnaît aussitôt don Abbondio. Le pauvre curé venait à tout petits pas, portant son bâton comme un homme que le bâton porte à son tour, et à mesure qu'il s'approchait il devenait de minute en minute plus facile de juger, à la pilleur de son visage, à son air défait et à toute son allure, qu'il avait aussi subi sa bourrasque. De son côté, il regardait le survenant ; tour à tour il croyait le reconnaître ou se tromper ; il distinguait, à la vérité, quelque chose d'étranger dans ce costume, mais c'était précisément ce qui était propre au costume des gens de Bergame. « C'est lui sans nul doute ! » dit-il enfin en lui-même, et il leva les mains au ciel par un mouvement de surprise et de contrariété, restant ensuite ainsi avec le bâton en l'air, ce qui permettait de voir combien ses pauvres bras étaient à l'aise dans les manches qu'ils remplissaient si bien autrefois. Renzo hiUa le pas vers lui, et lui lit sa révérence ; car, quoiqu'ils se fussent quittés de la manière que vous savez bien, c'était pourtant toujours son curé. « Vous ôtes ici, vous ? s'écria don Abbondio. — Comme vous voyez. A-t-on quelques nouvelles de Lucia ? — Quelles nouvelles voulez-vous qu'on en ait ? On n'en a point. Elle est à Milan, si toutefois elle est encore de ce monde. M.ais vous — El Agncsc, est-elle en vie ? — Cela peut être ; mais qui voulez-vous qui le s«ache ? Elle n'est pas ici. Mais — Où est-elle ? — Elle est «allée demeurer dans la Valsassina, chez les parents qu'elle a à Pasturo, vous savez bien ? Parce qu'on dit que là-bas la peste ne fait pas comme ici le diable à qu.atrc. Mais vous, dis-je CHAPITRE XXX11I. 179 — Voilà qui me fait de la peine. Et le père Cristoforo.... ? — Il est parti depuis longtemps. Mais — Je le savais ; on me l'a fait écrire ; m.ais je demandais si par hasard il ne serait pas retourné dans ces contrées. — Allons donc ! on n'en a plus entendu parler. Mais vous — Encore une chose dont je suis bien fâché. — Mais vous, dis-je, pour l'amour de Dieu, que venez-vous faire ici ? Ne savez-vous pas cette petite bagatelle de la prise de corps.... ? — Que m'importe ? Ils ont autre chose par la tête. J'ai voulu venir voir mes affaires. Et l'on ne sait vraiment pas.... ? — Que voulez-vous venir voir, lorsque, au train dont cela va, il n'y aura bientôt plus personne, il n'y aura plus rien ? Et avec cette prise de corps, dis-je, venir ici dans le pays même, dans la gueule du loup, y a-t-il du bon sens ? Ecoutez le conseil d'un vieillard qui est obligé d'en avoir, du bon sens, plus que vous, et qui vous parle par l'intérêt qu'il vous porte. Rattachez bien vite vos souliers, et, avant que personne vous voie, retournez-vous-en d'où vous êtes venu ; et, si l'on vous a vu, retournez d'autant plus vite. Comment avez-vous pu vous hasarder de la sorte ? Ne savez-vous pas qu'on est venu vous chercher, . qu'on a fouillé, fureté, jeté sens dessus dessous.... ? — Je ne sais que trop tout ce qu'ils ont fait, les coquins. — Mais par conséquent.... ! — Mais quand je vous dis que cela m'est égal ! Et cet homme, est-il encore en vie ? Est-il ici ? — Je vous dis qu'il n'y a plus personne ; je vous dis de ne pas songer à ce qui se fait ici ; je vous dis que — Je demande s'il est ici, cet homme. — Ohl bon Dieu ! parlez donc mieux que cela. Est-il possible que vous ayez encore tout ce feu dans le corps, après tant de choses qui se sont passées ? — Y est-il, ou n'y est-il pas ? — Allons, il n'y est pas. Mais la peste, mon enfant, la peste ! Qui est-ce qui songe à courir les chemins dans des temps pareils ? — S'il n'y avait d'autre mal que la peste en ce monde Pour moi, du moins, je l'ai eue, et je ne la crains plus. — Eh bien, donc ! Eh bien ! ne sont-cc p.as là des avertissements ? Quand on s'est lire d'un danger semblable, il me semble qu'on devrait remercier le ciel, et — Je le remercie, en effet. — El ne pas aller chercher d'autres aventures. Faites ce que je vous dis — Et vous l'avez eue aussi, monsieur le curé, si je ne me trompe. — Si je l'ai eue ! horrible, atroce. Je suis ici par miracle ; il n'y a qu'à voir comme elle m'a accommodé. Maintenant j'<avais besoin d'un peu de tranquillité pour me remettre ; déjà je commençais à me trouver un peu mieux Au nom du ciel, que venez-vous faire ici ? Retournez-vous en — Vous êtes toujours à vouloir que je m'en retourne. Pour m'en retourner, 180 LES FIANCES. aillant valait que je restasse où j'étais. Vous dites ; Que venez-vous l'aire, que venez-vous l'aire ? 'lotit comme un autre, je viens chez moi. — Chez vous — Dites-moi ; est-il mort bien du monde, ici ? — Eh ! eh ! » s'écria don Abbondio ; et, à commencer par Perpetua, il nomma une longue kyrielle de personnes et. de familles entières. Renzo ne s'attendait tpic trop à quelque chose de semblable: mais en entendant citer tant, de noms de personnes de sa connaissance, d'amis, de parents, il se tenait la fout affligé, la tête basse, s'écriant à fout moment : « Pauvre homme ! pauvre femme ! pauvres gens ! — Vous voyez, continua don Abbondio, et ce n'est pas lini. Si ceux qui restent ne prennent pas cette fois un peu de bon sens, s'ils ne mettent pas de côlé foutes les folies, il n'y a plus à s'attendre tpi'à la lin du monde. — Au reste, soyez tranquille: je ne compte pas in'arrèter ici. — Ah ! Dieu suit loué ! vous entendez raison, enlin. El je pense bien que vous comptez retourner sur le Bergamasque ? — Ne vous inquiétez pas de cela. — Quoi ! voudriez-vous faire quelque sulfise encore plus grande ? — Ne vous inquiétez pas de cela, vous dis-je ; c'est à moi d'y songer: je ne suis pas un enfant, et je sais marcher fout seul. J'espère bien qu'à tout événement vous ne direz à personne que vous m'avez vu. Vous êtes prèlre: je suis une de vos brebis ; vous ne voudrez pas tue trahir. — .le comprends, dit don Abbondio en soupirant avec dépit, je comprends. Vous voulez vous perdre, et nie perdre avec vous. Il ne vous snl'lil pas de tout le mal (pie vous avez éprouvé, de foui celui que j'ai éprouvé moi-même, .le comprends, je comprends.» El, en eonliniiant de murmurer en Ire ses dents ces derniers mots, il reprit son chemin. Renzo demeura foui eonlrislé, foui, eonlrarié. et cherchant dans sa lèle en quel endroit il pourrait aller prendre gîte. Dans la lisle funèbre dont le curé lui avait récité les noms, il était une famille de villageois emporlée loiil entière par la pesle, à l'exception d'un jeune homme, à peu près de l'âge de Renzo et son camarade dès l'enfance. Sa maison était hors du village, à peu de distance. Ce fut là qu'il résolut d'aller. Chemin faisant, il passa devant sa vigne, cl. du dehors même, il put aussilôl juger de létal dans lequel elle était. Nulle branche, nulle feuille des arbres qu'il y avait laissés, ne se montrait au-dessus du mur, et foule verdure qui pouvail s'y faire voir appartenait à ce qui avait germé sur celle terre pendant son absence. Il se présenta à l'ouverltire où avait été la porle. dont il ne reslail plus vestige ; il parcourut, de l'uni renceinle: pauvre vigne ! Pendant deux hivers consécutifs, les gens du village étaient venus faire du bois .. dans le bien de ce pauvre garçon ». comme ils (lisaient. Vignes, mûriers, arbres lïuilicrs de toute espèce, tout avait été impitoyablement arraché nu coupé au pied. Un apercevait cependant encore des traces de l'ancienne culture ; de jeunes ceps qui, bien que les rangées en fussent inlerroinpues. marquaient la ligne dan> CHAPITRE XXX III. 181 laquelle elles avaient existé: çà et là, et par buissons, des rejetons de mûriers, de figuiers, de pêchers, de cerisiers, de pruniers, mais tout cela épars, tout cela étouffé au milieu de fout ce qui avait poussé sans le secours de la main de l'homme. Ce n'était sur toute la surface du sol qu'orties, fougères, ivraie, chiendent, folle-avoine, chicorée sauvage, cl. autres plantes de tant de-sortes, dont l'habitant, des campagnes , on tmil. pays, a lait une seule et grande classe à sa manière, en les nommant mauvaises herbes, ou quelque chose de semblable. Partout une confusion de liges qui semblaient vouloir se dépasser rime l'autre en Pair, ou se devancer en se traînant sur la ferre, se ravir, en un mol, la place dans tous les sens ; partout, un mélange de feuilles, de boutons, de coques, de fruits de toutes les couleurs, de foutes les formes, de toutes les IV n'ëCiil sur linue ! ;i surlVir,- du .».>i i|:i'nrii<'s. inii^i-rcs, ivniii.'. . . 'J'. loi ) dimensions. Parmi celle mulliludc de plantes, on en voyait quelques-unes plus élevées, plus apparentes, sans èlre pour cela meilleures, du moins pour la plupart: le. raisin d'Amérique 1, par-dessus foutes les autres, élatant ses larges branches, ses riches feuilles, ses grappes recourbées, que le pourpre et le verl paraieul à l'envi de leurs nuances: la mohiine-, avec ses grandes feuilles veloutées louchant la terre, sa lige élancée et les Heurs d'un jaune vif qui la. couvraienl: les chardons, n'offrant qu'épines dans leurs branches, leurs feuilles et le. calice de leurs pelifes Heurs blanches ou purpurines, t\\\ sein desquelles s'envolaienl, au soul'lle de. l'air, de' légers flocons argentés. Ici des ton Iles de liserons s al lâchaient aux rejetons d'un mûrier, les enveloppaient lotit entiers de leurs feuilles, et. du haut laissaient pendre leurs blanches et gracieuses 1 l'/iy/ii/tn-ii < !■•,■„,t, !,<i Cco,. |,|,-i !iii\ .le lii'll.- :iji|i ;iiv !i<"i', est i omnium.' Jaus le nord il.- 1 " Il ;11 î = ■ ,'ù <-IU' i-niii (Lins 1rs i-ndroils innill.'s. ; Ammin-iil ci |ilns (.•r.i]iiiiiiiii(ini<>ni. lioin'Il.iii-liUuic. lit 182 LES FIANCES. cloches ; là la bryone aux baies vermeilles s'était enlacée aux nouveaux ceps d'une vigne qui, ayant cherché en vain un plus ferme soutien, l'avait saisie à à son tour ; et toutes deux,.mêlant leurs tiges débiles et leurs feuilles à peu près semblables, s'entraînaient mutuellement vers la terre, comme il arrive souvent aux faibles qui se prennent l'un l'autre pour appui. La ronce était partout ; elle allait d'une plante à l'autre, elle s'élevait et redescendait, repliait ses branches ou les étendait, et, les portant jusqu'au travers de l'entrée, semblait y disputer le passage au maître lui-même du lieu. Mais celui-ci n'avait nulle envie d'aller parcourir une vigne mise dans un semblable état ; et peut-être ne s'arrêta-t-il pas autant à la regarder que nous à tenter d'en faire le croquis. Il poursuivit son chemin ; à peu de distance était la maison ; il traversa le jardin, enfonçant jusqu'à mi-jambe dans les mauvaises herbes qui là, comme dans la vigne, couvraient le terrain toul entier. Il mil le pied sur la porte de l'une des deux petites pièces qui se trouvaient au rez-dechaussée. Au bruit de ses pas, à son aspect, d'énormes rats troublés dans leur repos s'enfuirent en se croisant en tout sens et se cachèrent sous un las d'ordures qui couvrait les carreaux ; c'était encore le lit des lansquenets. Il jeta un coup d'oeil sur les murailles ; elles étaient écroulées, salies, enfumées. Il leva les yeux vers le plancher ; les toiles d'araignées d'un bouta l'autre le tapissaient. C'était toul ce que la pièce contenait. De nouveau il se hâta de s'éloigner, en portan t les mains à ses cheveux, et repassa par le sentier qu'il venait de se frayer dans le jardin. A quelques pas de là il prit un petit chemin à gauche qui conduisait dans les champs ; et, sans voir ni entendre«âme qui vive, il arriva près de la petite maison où il «avait projelé de s'arrêter. Déjà il commençait à faire obscur. Son ami était assis hors la porte, sur un banc de bois, les bras croisés, les yeux fixés vers le ciel, comme un homme étourdi par le malheur et rendu sauvage par la solitude. En entendant marcher, il se tourna pour reconnaître qui venait, et d'après ce qu'il crut voir au peu de jour qui éclairait encore, à travers les branches et le feuillage, il dit à haute voix en se dressant et levant les deux mains : «N'y a-t-il donc que moi ? n'en ai-je pas fait assez hier ? Laissez-moi un peu de repos ; ce sera aussi une oeuvre de miséricorde. » Renzo, ne sachant ce que cela voulait dire, lui répondit en l'appelant par son nom. « Renzo ?... dit l'autre dans une exclamation qui était tout à la fois une interrogation. — Oui vraiment, dit Renzo ; et ils coururent l'un vers l'autre. — Comment ! c'est bien toi ! dit l'ami, lorsqu'ils se furent joints... Oh ! que j'ai de plaisir à te voir ! Qui aurait pu se l'imaginer ? Je l'avais pris pour Paolino, le fossoyeur, qui vient me tourmenter sans cesse, pour que j'aille enterrer des morts. Sais-tu que je suis resté seul ? seul, seul, comme un ermite t — Je ne le sais que trop, dit Renzo. » El en échangeant et confondant ainsi leurs amitiés, leurs questions et leurs réponses, ils entrèrent ensemble dans la maison. Là, sans interrompre leurs propos, l'ami se mil en devoir d'offrir un petit régal à Renzo, du moins autant que cela lui étail possible, étant pris ainsi CHAPITRE XXXIII. 183 à l'improviste, et dans un temps pareil. Il mit l'eau sur le feu, et commença à faire la polenta ; m.ais il céda ensuite le rouleau 1 à Renzo, pour que celui-ci la tournât, et il sortit en disant : « Je suis resté seul, tout seul ! » Il revint avec du lait dans un petit seau, Un peu de viande salée, deux petits fromages, des figues et des pêches ; et le tout étant en place, la polenta ren-> versée sur la planche, ils se mirent ensemble à table, se remerciant mutuellement, l'un de la visite, l'autre du bon accueil. Après une absence de près de deux ans, ils se trouvèrent tout à coup beaucoup plus amis qu'ils n'avaient cru l'être dans le temps où ils se voyaient presque tous les jours ; parce qu'à tous les deux, dit ici le manuscrit, étaient arrivées de ces choses qui font sentir quel baume est pour l'âme l'amitié, tant celle que l'on éprouve que celle qu'on trouve chez les autres. Personne, sans doute, ne pouvait remplacer Agnese auprès de Renzo ni le consoler de ne l'avoir pas rencontrée, noiirseulement à cause de cette affection ancienne et toute particulière qu'il avait pour elle, mais aussi parce que, parmi les choses qu'il désirait le plus d'éclaircir, il en était une dont elle seule avait la clef. Il fut Un moment à se demander s'il ne devrait pas, étant aussi près d'elle, aller avant tout la chercher ; m.ais en considérant qu'elle lie saurait rien de la santé de Lucia, il s'en tint à son premier dessein d'aller directement se tirer à cet égard de son incertitude, recevoir sa sentence, et venir ensuite rapporter à la mère le résultat de ses perquisitions. Il apprit cependant de son ami bien des choses qu'il ignorait, et il eut des notions plus exactes sur plusieurs autres qu'il savait mal, sur les aventures de Lucia, par exemple, sur les persécutions dirigées contre lui-même, sur la manière dont le seigneur don Rodrigo, portant la queue entre les jambes, «avait quitté la contrée, où il n'avait plus reparu depuis ; en un mot sur tout cet ensemble de faits qu'il avait tant d'intérêt à connaître. Il «apprit aussi (et ce n'était pas pour Renzo une instruction de peu d'importance) quel était au juste le nom de famille de don Ferrante ; Agnese, il est vrai, lui avail fait écrire ce nom par son secrétaire ; mais Dieu sait comme il «avait été écrit ; et l'interprète bergamasque, en lui lisant la lettre, en avait fait un mot tel que si Renzo était allé, ce mot à la bouche, chercher dans Milan la demeure du personnage, il n'aurait probablement trouvé personne qui devinât de qui il voulait parler. Et c'était là cependant l'unique fil qui pût le guider dans la recherche qu'il allait faire de Lucia. Quant à la justice, il reconnut toujours davantage, par ce que lui dit son ami, que le danger de ce côté était assez éloigné pour qu'il ne dût p«as en prendre grande inquiétude. Monsieur le j>odestat était mort, et qui pouvait prévoir quand il lui serait donné un successeur ? La plupart des sbires étaient égiilement partis pour l'autre monde ; ceux qui restaient avaient à penser à tout autre chose qu'à des vieilleries d'un autre temps. 1 Ainsi qu'il a été dit précédemment, c'est le rAulenn de bois avec lequel on tourne la potentu dans le poêlon pour la faire cuire. (N. du T.) 184 LES FIANCES. Il raconta lui-même à son ami toutes ses aventures, et celui-ci lui fit en échange une infinité d'histoires sur le passage de l'armée, sur la peste, sur les untori, sur les prodiges que l'on avilit vus. « Ce sont de tristes choses, dit l'ami en conduisant Renzo dans une chambre que la contagion avait rendue vide d'habitants, des choses qu'on n'aurait jamais cru voir, des choses à vous ôter la gaieté pour toute la vie ; m.ais cependixnt en parler entre «amis est un soulagement. » Au point du jour, ils étaient tous les deux d.ans la cuisine, Renzo tout prêt à faire roule, ayant sa ceinture cachée sous son pourpoint, et son grand couteau dans sa poche : quant à son petit paquet, il le laissa en dépôt chez son hôte, pour marcher plus librement. « Si tout va bien, lui dit-il, si je la trouve en vie, si dans ce cas, je repasse par ici ; je cours àPasturo donner ma bonne nouvelle à cette pauvre Agnese, et puis, et puis Mais si par malheur, par un m.alheur que Dieu veuille nous épargner Alors je ne sais ce que je ferai : ce qu'il y a de sûr, c'est que vous ne me reverrez plus dans ces contrées. » En par... Il lui tendit, sur une petite pelle, une écuellc... (P. 48i.) lant ainsi, debout sur la porte, il promenait ses regards sur l'horizon et considérait «avec attendrissement et tristesse tout à la fois cette aurore de son jiays que depuis si longtemps il n'avait'plus vue. Son ami lui dit, comme c'est d'usage, d'avoir bonne espérance ; il voulut qu'il emportât avec lui quelques provisions pourla journée ; il l'accompagna un bout de chemin, et le laissa aller ensuite en lui renouvelant ses souhaits. Renzo s'achemina sans se presser, attendu qu'il lui suffisait d'arriver ce jourlà près de Milan, pour y entrer le lendemain de bonne heure et commencer aussitôt ses recherches. Son voyage fut sans accident et sans nulle circonstance propre à le distraire de ses pensées, affligées seulement toujours de la vue des mêmes misères, des mêmes douleurs. Comme la veille, il s'arrêta, lorsqu'il en fut temps, dans un petit bois, pour faire son repas et se reposer. En passant, à Monza, devant une boutique ouverte où était du pain en étalage, il en demanda pour ne pas risquer d'en demeurer dépourvu. Le boulanger commença par lui défendre d'entrer, et ensuite il lui tendit sur une petite pelle une écuellc contenant de l'eau et du vinaigre, en lui disant d'y jeter l'argent qu'il «avait à lui remettre pour le prix de sa marchandise, ce qui fut fait ; après quoi, au moyen de certaines pincettes, il lui présenta les deux pains que Renzo avait achetés et qu'il mit dans chacune de ses poches. CHAPITRÉ XXXIII. 485 Vers le soir, il arriva à Greco, s.ans toutefois en savoir le nom ; mais jugeant, à l'aide de quelque souvenir des lieux qui lui était resté de son autre voyage, comme aussi par le calcul du chemin qu'il avait fait depuis Monza, qu'il devait être fort près de la ville, il quitta la grande route pour aller chercher dans les champs quelque cuscinetto où il pût passer la nuit ; car, pour des auberges, il n'y voulait seulement pas songer. Il trouva mieux qu'il ne cherchait : il vit une ouverture dans une haie qui entourait la cour d'une ferme ; il y entra. Il n'y avait personne : il vit sur l'un des côtés de là cour un grand hangar sous lequel était du foin entassé, et contre ce foin une échelle. Il regarda encore tout autour de lui, et puis il monta à l'aventure, s'arrangea j^our dormir, et en effet s'endormit aussitôt. Réveillé le lendemain à l'aube, il s'avança tout doucement vers le bord de son grand lit, mil la tête dehors, et, ne voyant encore personne, il descendit par où il était monté, sortit par où il était entré, se jeta dans des sentiers en pren.ant pour son étoile polaire le Duomo ; et, après avoir fait très-peu de chemin, il vint aboutir sous les murs de Milan, entre la porte Orientale et la j)orte Neuve, tovit près de cette dernière. Il regarda encore... puis il monta à l'aventure... (P. 485.) CHAPITRE XXXIY IL fallait pénétrer dans la ville. Renzo avait entendu dire vaguement qu'il existait des ordres très-sévères pour ne laisser entrer personne sans la bollella de santé ; mais que, dans le fait, l'entrée n'en était nullement m.alaisée pour qui savait s'y prendre et saisir le moment. C'était en effet «ainsi ; et sans parler des causes générales qui faisaient que dans ce temps-là tout ordre quelconque était peu exécuté, sans parler des causes particulières qui rendaient l'exécution rigoureuse de celui-ci si difficile, Milan était désormais dans une situation telle que l'on ne voit guère à quelle fin et contre quoi il eût été à propos d'y exercer des mesures de préservation ; et ceux qui ne craignaient pas d'y venir paraissaient bien plutôt oublier le soin de leur santé qu'y apporter du danger pour celle des autres. D'après ces notions, le projet de Renzo était de tenter de s'introduire par la première porte près de laquelle il arriverait, et, s'il y rencontrait quelque obstacle, de suivre les murs en dehors jusqu'à ce qu'il en trouvai une autre par où l'accès fût jdus facile, car Dieu sait combien de portes il s'imaginait que Milan devait avoir. Étant donc arrivé sous les remparts, il s'arrêta à regarder autour de lui comme un homme qui, ne sachant quelle est sa route, semble s'adresser à tout pour s'en enquérir. M.ais à droite et à g«auche il ne voyait que deux bouts d'un chemin tortueux, tout près des remparts, et d'aucun côté nul indice d'êtres vivants, si ce n'est que du h.aut de l'une des plates-formes s'élev«ail une colonne de fumée noire qui se développait ensuite en larges tourbillons, et finissait par se perdre dans une «atmosphère grise et immobile. C'étaient des CHAPITRE XXXIV. 487 vêtements, des lits et autres objets infectés que l'on brûlait, et de semblables feux se faisaient continuellement, non-seulement en ce lieu, mais sur plusieurs autres points des remparts. Le temps était bas, l'air pesant, le ciel partout voilé d'une vapeur brumeuse, uniforme, inerte, qui semblait refuser le soleil sans promettre la pluie. La campagne des environs, en partie sans culture, se montrait tout entière desséchée par les ardeurs de la saison : toute verdure était fanée ; et nulle goutte de rosée matinale n'humectait les feuilles flétries sur l'arbre dont une à une elles se détachaient. Cette tristesse de la nature et, par surcroît, cette solitude, ce silence tout auprès d'une grande cité, ajoutaient une sorte de terreur à l'inquiétude de Renzo, et rendaient plus sombres toutes ses pensées. Après avoir ainsi pendant quelques moments suspendu sa marche, il prit la droite à l'aventure, allant, sans le savoir, vers la porte Neuve qu'il ne pouvait voir, quoiqu'il en lût tout près, à cause d'un bastion qui la lui cachait. Lorsqu'il eut tait quelques pas, il commença à entendre un bruit de sonnettes qui cessait et reprenait par intervalles, et puis quelques voix d'hommes. Il avança, et, ayant tourné l'angle du bastion, il vit une petite cahute en bois, et sur la porte un soldat en sentinelle qui s'apjmyait négligemment et d'un air fatigué sur son mousquet. Derrière était une paliss.ade, et derrière celle-ci la porte, c'est-à-dire deux pans de mur formant piliers, avec un auvent par-dessus pour garantir les battants, lesquels étaient tout ouverts, ainsi que la barrière de la palissade. M.iis sur le passage même se trouvait un fâcheux-obstacle, une civière sur laquelle deux monatti arrangeaient un malheureux homme pour l'emporter. C'était le chef du poste des gabelles chez qui la peste s'était déclarée-peu de moments auparavant. Renzo s'arrêta où il était, attendant la fin de l'opération. Lorsque le convoi fut parti, personne ne paraissant pour refermer la barrière, il jugea que c'était le moment et se hâta d'avancer ; mais la sentinelle, d'un ton brusque, lui cria : « Holà ! » Renzo s'arrêta de nouveau, et, regardant son homme de manière à se faire comprendre, il lira de sa jioche un demi-ducat et le lui montra. L'accommodant factionnaire, soit qu'il eût déjà eu la peste ou qu'il la craignit moins qu'il n'aimait les demi-ducats, lit signe à Renzo de lui jeter sa pièce, et l'ayant vue voler à l'instant à ses pieds, il lui dit à demi-voix : « Passe vile. » Renzo ne se le fil pas dire deux fois ; il passa la palissade, il passa la porte, il avança sans que personne s'en aperçût ou parût s'occuper de lui, si ce n'est que, lorsqu'il cul fait environ quarante pas, il entendit un «autre «holà ! » que lui criait un agent des gabelles. Celte fois, il fit semblant de ne pas entendre, et, sans même se retourner, il allongea le jias. « Holà ! » cria de nouveau le gabcloux, mais d'une voix qui indiquiiit plus d'humeur que d'intention bien décidée de se faire obéir ; et voyant qu'en effet on ne lui obéissait point, il haussa les é|)«aulcs et s'en retourna vers sa baraque, comme un homme à qui il importait davantage de ne pas trop s'approcher des passants que de s'enquérir de leurs affaires. La rue que Renzo venait de prendre allait droit, alors comme à présent, jusqu'au canal dit il naviglio. Sur les côtés étaient des haies ou des murailles de 188 LES FIANCES jardins, des églises, des couvents et peu de maisons. Au bout de cette rue et dans le milieu de celle qui longe le canal s'élevait une colonne surmontée d'une croix dite la croix de Sanl' Eusebio, et, avec quelque attention que Renzo regardât devant lui, il ne voyait que cette Croix. Arrivé au carrefour qui se trouve à peu près à la moitié de cette rue, il jeta les yeux des deux côtés, et vit, à droite, dans la rue transversale qui porte le nom de Stradone di. Santa Teresa, un bourgeois qui venait vers lui : « Enfin, voici un chrétien ! » dit-il en lui-même, et il tourna aussitôt par là, avec l'intention de se faire indiquer son chemin par ce passant. Celui-ci avait également vu l'étranger qui s'avançait, et il l'examinait de loin d'un regard inquiet, qui le devint bien plus encore lorsqu'il s'aperçut que l'étranger, au lieu d'aller à ses affaires, venait à lui. Renzo, lorsqu'il fut à peu de distance, ôta son chapeau, en montagnard poli qu'il était, et, le tenant de la m<ain gauche, il mit l'autre main dans la coiffe, et alla plus directement vers l'inconnu. Mais celui-ci, avec des yeux cette fois tout effarés, fil un pas en arrière, leva un bâton noueux, garni au bout d'une pointe en fer, et la jnésenlant vers Renzo, il cria : « Passez ! passez ! passez ! » « Oh ! oh ! » cria le jeune homme à son tour ; il remit son chapeau sur sa tête, et ayant tout autre envie, comme il le dit plus tard lui-même en racontant le fail, que d'engager dans ce moment-là une querelle, il tourna le dos à cet extravagant et continua son chemin, ou, pour mieux dire, celui dans lequel il se trouvait. Le bourgeois poursuivit également le sien, tout frémissant, et se tournant à chaque minute pour regarder en arrière. Arrivé chez lui, il raconta comment il avait fait rencontre d'un mitorc qui s'était approché de lui d'un air humble et patelin, mais «avec une mine d'infâme imposteur, et comment cet homme ayant à la main sa jietilc boîte d'onguent ou son petit cornet de poudre (il ne pouvait pas dire au juste lequel des deux), et cachant cette main dans son chapeau, allait lui jouer le lour s'il n'eût su le tenir à distance. « S'il m'eût approché d'un pas de plus, je l'enfilais bel et bien avant qu'il eût le temps de faire son coup, le scélérat. Le malheur de la chose a été que nous nous soyons trouvés dans un endroit si solitaire, car si c'eût été au milieu de Milan, j'appelais du monde et me faisais aider à l'empoigner, et, bien certainement, on lui aurait trouvé celle abominable drogue dans son chapeau. Mais là, seul avec lui, j'ai dû me contenter de lui faire peur et ne pas risquer de m'attirer quelque fâcheux événement, car un peu de poudre est si vite jeté, et ces gens sont d'une adresse toute particulière. D'ailleurs ils ont le diable pour eux. Dans ce moment, sans doute, il parcourt Milan : qui sail tout le mal qu'il y l'ait ? » El tant que cet homme vécut, c'est-à-dire pendant bien des années, il répétait, chaque fois qu'on parlait des anlori, son effrayante histoire, et ajoutait : « Que ceux qui soutiennent encore que ce n'est point vrai ne viennent pas me conter, à moi, pareilles sottises, parce que celui qui a vu en sail plus que personne. » " Renzo, fort loin de se clouter qu'il venait de l'échap])er belle, et plus ému de colère que de peur, pensait, en marchant, à cet accueil si étrange, et soupçonnait bien à peu près l'idée que le bourgeois s'était faite de lui ; mais, en y CHAPITRE XXXIV. 189 réfléchissant mieux, la chose lui parut trop déraisonnable, et il conclut en lui-même que cet homme devrait être à moitié fou. « Cela commence mal, se disait-il cependant. On dirait qu'il y a un sort pour moi dans ce Milan. Pour entrer tout me favorise, et puis, quand je suis dedans, les déplaisirs sont là tout prêts qui m'attendent. Enfin avec l'aide de Dieu si je trouve si je parviens à trouver eh ! tout le reste ne sera rien. » Arrivé au pont, il tourna sans hésiter à gauche, dans la rue de San Marco, jugeant avec raison qu'elle devait le conduire vers l'intérieur de la ville. Et tout en avançant, il cherchait partout des yeux pour voir s'il ne découvrirait pas quelque créature humaine ; mais il n'en vit point d'autre qu'un cadavre défiguré dans le petit fossé qui, sur une certaine longueur, sépare le sol de la rue du peu de maisons qui se trouvent là, et qui alors étaient encore moins nombreuses. Comme il venait de passer ce bout de chemin, il entendit crier : « Hé ! l'homme ! » et regardant du côté d'où venait la voix, il vit à peu de distance, sur le balcon d'une petite maison isolée, et au milieu d'une nichée de petits enfants, une pauvre femme qui, continuant d'appeler, lui faisait signe de la main de venir à elle. Il y courut. (( Bon jeune homme, dit la femme, lorsqu'il fut près la maison, au nom de vos parents défunts, ayez la charité d'aller avertir le commissaire que nous sommes oubliés ici. On nous a renfermés dans la maison comme suspects, parce que mon pauvre mari est mort ; on a cloué la porte, comme vous voyez ; et depuis hier malin personne n'est venu nous apporter à manger. Depuis tant d'heures que nous sommes ici en observation, pas un chrétien n'a i>assé à qui je pusse demander cette grâce ; et ces pauvres innocents meurent de faim. — De faim 1 s'écria Renzo ; et mettant aussitôt les mains dans ses poches : Voici, voici, dil-il en en tirant les deux pains. Descendez-moi quelque chose où je puisse les mettre. — Que Dieu vous en récompense ! dit la femme ; attendez un instant ;» et elle alla chercher un panier et une corde avec laquelle elle le lui descendit. Renzo se souvint en ce moment de ces pains qu'il avait trouvés j>rôs de la croix de San Dioniyi, lors de sa première entrée à Milan, ctildil en lui-même : « Voilà : c'est une restitution, et valant peut-être mieux que si je les «avais rendus à leur maître véritable ; car ici c'est vraiment une oeuvre de miséricorde. » « Quant au commissaire dont vous parlez, chère femme, dit-il ensuite en niellant les pains dans le panier, je ne puis vous servir, parce que, à dire vrai, je suis étranger et tout à fait neuf dans ce pays. Cependant si je rencontre quelqu'un qui soit un j)eu humain et à qui l'on puisse parler, je lui donnerai la commission. » La femme le pria de faire ainsi, et lui dit le nom de la rue, afin qu'il pût l'indiquer. « Vous aussi, reprit Renzo, vous pourriez, je pense, me rendre un service, un grand service, sans qu'il vous en coûte de la peine. Je cherche la maison d'une grande famille de Milan, la famille***. Pourricz-vous me dire où c'est ? — Je sais bien qu'il y a ici une famille de ce nom, répondit la femme ; mais, 62 490 LES FIANCES. en vérité, j'ignore où est sa demeure. En avançant de ce côté-là, vous trouverez sans doute quelqu'un qui pourra vous'l'indiquer. Et souvenez-vous de lui parler aussi de nous. — Soyez tranquille, » dit Renzo, et il se remit à marcher. A chaque pas qu'il faisait, il entendait croître et s'approcher un bruit qu'il avait déjà remarqué pendant qu'il était à parler «avec cette femme, un bruit de roues, de chevaux, de 'sonnettes, et de temps en temps de coup de fouet et de cris. Il regardait en avant, mais ne Voyait rien. Arrivé au bout de la rue, et comme il se présentait sur la place de San Marco, la première chose qui là frappa ses regards, fut un appareil composé de deux poutres debout, avec une corde et des espèces de poulies ; et il ne tarda pas à reconnaître (car c'était une chose alors familière à tous les yeux) l'abominable machine de la torture. Elle était dressée non-seulement dans ce lieu, mais sur toutes les places, comme aussi dans les rues un peu spacieuses, afin que les délégués de chaque quartier, investis à cet égard d'un pouvoir pleinement discrétionnaire, pussent y faire appliquer immédiatement quiconque leur paraîtrait mériter punition ; comme par cxcmjilc les habitants séquestrés qui seraient sortis de leur maison, des employés subalternes qui n'auraient pas rempli leur devoir, ou toute autre jicrsonne dont le délit serait venu à leur connaissance. C'était un de ces remèdes extrêmes et inefficaces dont on était dans ce tcmiis-là, et surtout dans des moments, pareils, si prodigue. Pendant que Renzo regardait l'instrument de supplice, cherchant à deviner De fitim ! s'écria llen/.o, et mettant aussitôt les deux mains dans ses poches... (P. 489.) CHAPITRE XXXIV. 491 pourquoi il était dressé en Cet endroit, il entendait toujours plus le bruit s'approcher, et enfin il vit déboucher en deçà du coin de l'église un homme qui agitait une sonnette ; c'était un apparitore, derrière lui parurent deux chevaux qui, allongeant le cou et faisant effort sur leurs jarrets, n'avançaient qu'à grand'peinc ; puis un chariot qu'ils traînaient, chargé de morts ; et après celui-là, un autre semblable, puis un autre et un autre encore. Çà et là près des chevaux, marchaient des monatti qui les pressaient du fouets de l'aiguillon et de leurs jurements. Ces cadavres étaient la plupart nus, quelques-uns mal couverts de chétives enveloppes, tous amoncelés et enlacés les uns avec les autres, comme des couleuvres pelotonnées ensemble qui déroulent lentement leurs plis aux premières chaleurs du printemps ; comp.araison trop juste en effet, car, à chaque cahot, à chaque secousse, on voyait ces tristes masses trembler et varier le repoussant aspect de leur désordre, ou voyait des têtes pendre, des chevelures virginales se renverser, des bras se dégager et battre sur les roues ; et l'âme déjà saisie d'horreur à ce spectacle, apprenait comment il pouvait devenir plus lamentable encore et d'une plus hideuse difformité. Noire jeune homme s'était arrêté au coin de la place, près du garde-fou du canal, et il priait pour ces morts qu'il ne connaissait pas. Dans ce moment, une allreuse pensée s'offrit à son esprit. « Peut-être là, mêlée parmi les «autres, là-dessous Ohl mon Dieu ! faites que ce ne soit pas 1 faites que cette idée ne me gagne point ! » Lorsque le funèbre convoi eut achevé de passer, Renzo se remit en marche ; il traversa la place, en prenant son chemin le long du canal à gauche, sans autre raison dans ce choix, sinon que le convoi avait passé de l'autre côté. Après les quatre pas qu'il «avait à faire des murs latéraux de l'église au canal, il vit à droite le pont Marccllino ; il s'y dirigea et aboutit dans la rue de Borijo Nuovo. Regardant en avant, toujours dans l'intention de trouver quelqu'un qui pût lui fournir le renseignement dont il avait besoin, il vit à l'autre boul de la rue un prêtre en pourpoint, avec un petit bâton à la main, se tenant debout près d'une porte entr'ouvcrlc, la tête baissée, et l'oreille contre l'ouverture ; et peu «après il le vit lever la main et bénir. Il jugea, comme c'était la vérité, que cet ecclésiastique finissait de confesser quelqu'un, et il se dit : « Voici l'homme qu'il me faut. Si un prêtre, en fonctions de prêtre, n'a pas un peu de charité, un peu de bienveillance et de bonnes manières pour qui s'adresse à lui, il faut dire qu'il n'y en a plus dans ce monde. » Cependant le prôtre, s'étant éloigné de la porte, venait du côté de Renzo, en tenant avec grande précaution le milieu de la rue. Renzo, lorsqu'il fut près de lui, ôta son chapeau, et en même temps il s'arrêta pour lui faire comprendre qu'il désirait lui parler, mais qu'il ne voulait pas l'approcher trop indiscrètement. L'ecclésiastique s'arrêta de même, se montrant prêt à l'écouter, mais en appuyant toutefois le bout de son bâton à terre, comme pour s'en faire un rempart. Renzo exposa sa demande, à laquelle le prêtre satisfit, non-seulement en lui disant le nom de la rue où était la maison qu'il cherchait, mais encore en lui traçant son itinéraire, selon le besoin qu'il vit que le pauvre jeune 192 LES FIANCES. homme en avait, c'est-à-dire en lui indiquant, à force de détours à droite et à gauche, de croix et d'églises, les six ou huit rues qu'il avait encore à parcourir pour arriver à cette maison. « Que Dieu vous maintienne en santé au temps où nous sommes et toujours !» dit Renzo ; et comme l'ecclésiastique se disposait à s'éloigner : « Encore une grâce, » lui dit le jeune homme ; et il lui parla de la pauvre femme oubliée. Le bon prêtre le remercia lui-même de lui «avoir fourni l'occasion d'une oeuvre de charité si nécessaire ; et, en lui disant qu'il allait avertir qui de droit, il le quitta. Renzo, de son côté, se remit de nouveau en marche, et il cherchait, en cheminant, à repasser sa leçon d'itinéraire, pour n'avoir pas à répéter sa demande à chaque coin de rue. Mais vous ne sauriez vous figurer combien cette • opération lui était pénible, non pas autant pour la difficulté de la chose en elle-même qu'à cause d'un nouveau trouble qui venait de s'emparer de son âme. Ce nom de la rue, cette indication du chemin qu'il devait suivre, l'avaient bouleversé. C'était le renseignement qu'il avait désiré, dcm«andé, dont il ne pouvait se passer ; et on ne lui avait rien dit où il pût voir aucun mauvais présage ; m.ais que voulez-vous ? Cette idée un peu plus précise d'un terme jirochain où il sortirait d'une grande incertitude, où il pourrait s'entendre dire : elle est en vie ; ou bien : elle est morte ; cette idée venait de lui causer un saisissement tel que dans ce moment il eût mieux aimé se trouver encore dans sa pleine ignorance, être au commencement du voyage dont il était près d'atteindre la fin. Il rappela cependant ses esprits, et se dit à lui-même : « Eh là ! si nous «allons commencer à faire l'enfant, comment cela ira-t-il ?» S'étant ainsi remis le mieux qu'il lui fut possible, il poursuivit son chemin, en s'enfonçant dans l'intérieur de la ville. Quelle ville ! et qu'était-ce auprès de son état actuel, que celui où elle s'était trouvée l'année d'auparavant par l'effet de la famine I Renzo avait précisément à traverser l'un des quartiers que le fléau avait le plus horriblement désolés, je veux dire ces rues formant à leur rencontre le carrefour qu'on appelait le carrobio de la Porte-Neuve. (Il y avait alors une croix dans le milieu, et en face, à côté de l'emplacement où est aujourd'hui l'église de «S'a» Francesco di Paolo, une ancienne église sous le titre de Santa Anaslasia.) Telle «avait été la violence de la contagion dans ce quartier, et telle aussi l'infection des cadîivres laissés sur place, que le peu de personnes qui vivaient encore avaient été obligées de vider les lieux ; de sorte que si le passant y était tristement frappé de cet abandon et de cette solitude dont toute une masse d'habitations présentait l'aspect, il avait en même temps à subir l'horreur et le dégoût qu'inspiraient les restes laissés par la population qui les avait occupées. Renzo hâta le pas, en se ranimant par la pensée que le but vers lequel il marchait ne devait pas être encore si proche, et par l'espérance qu'îivant d'y être parvenu, il trouverait la scène changée, du moins en partie ; et, en effet, il ne tarda pas d'arriver dans un lieu qui pouvait s'appeler une ville d'ôlres vivants ; mais quelle ville encore, et quels ôtres 1 Toutes les portes étaient fermées par crainte et par méfiance, ou si l'on en voyait d'ouvertes, c'étaient celles des CHAPITRE XXXIV. 493 maisons restées vides d'habitants ou envahies par les malfaiteurs. De ces portes, plusieurs étaient clouées et un sceau y était apposé, parce que, dans les maisons auxquelles elles appartenaient, se trouvaient des personnes mortes ou malades de la peste ; d'autres étaient marquées d'une croix au charbon, pour indiquer aux monatti qu'il y avait là des morts à enlever ; le tout fait assez à l'aventure et selon qu'il s'était trouvé ici plutôt que là quelque commissaire de la Santé ou quelque «autre agent qui avait voulu exécuter les ordres donnés ou exercer une vexation. On ne voyait partout que des linges déchirés et souillés, de la paille infectée, des draps jetés par les fenêtres, quelquefois des cadavres, soit que ce fussent ceux de personnes mortes dans la rue et laissés là en attendant qu'un ch.ariot passât pour les ramasser, soit qu'ils fussent tombés des chariots mêmes, ou qu'on les eût jetés aussi par les fenêtres, comme toute autre chose dont on avait voulu débarrasser sa demeure, tant la persistance du désastre et ses effets de plus en plus cruels «avaient porté les âmes vers les instincts sauvages et vers l'oubli de toute pieuse sollicitude, de tout ce que l'homme respecte en élat de société ! On n'entendait plus nulle part ni bruit de trav«aux ou de négoce journalier, ni roulement de voilures, ni aucun cri de vendeurs, ni aucun propos de personnes circulant dans les rues ;et il était bien rare que ce silence de mort fût interrompu autrement que par les chars funèbres à leur passage, les lamentations des nécessiteux, les gémissements des malades, les hurlements des frénétiques et les cris des monatti. Au point du jour, à midi et le soir, une cloche de la cathédrale donnait le signal de certaines prières que l'archevêque avait ordonné de réciter ; à cette cloche répondaient celles des autres églises ; et l'on voyait alors chacun se mettre à la fenêtre pour prier en commun, on entendait un murmure de voix et de plaintes dans lesquelles, à travers lit tristesse, se faisait sentir une sorte de soulagement et une sorte d'espérance. Les] deux tiers environ des habitants étaient morts : sur ce qui restait, un grand nombre étaient malades, un grand nombre avaient quitté la ville ; il ne venait presque plus personne du dehors ; parmi le peu d'individus que l'on rencontrait, on n'aurait pu en trouver un seul en qui ne parût quelque chose d'étrange et qui suffisait pour donner l'idée d'un triste changement dans toutes les habitudes. On voyait les hommes des classes les plus distinguées aller sans cape ni manteau, partie très-essentielle alors de tout lmbillement honnête, les prôtres sans soutane, des religieux même en pourpoint, tous, en un mot, dépouillés de ce qui, dans leurs vêtements, aurait pu, en flottant, touchera quelque chose, ou (ce que l'on redoutait plus que tout le reste) prêter aux union' quelque facilité pour leurs mauvais coups. Mais à pari cette attention que l'on mettait à n'avoir que des habits aussi rapprochés du corps que c'était possible, chacun était négligé dans sa mise et son «ajustement. Ceux qui de coutume portaient la barbe longue l'«av«aient plus longue encore ; ceux qui ordinairement la rasaient l'avaient laissée croître ; tous «avaient des cheveux longs et en désordre, non-seulement par l'insouciance qui naît d'un long abattement, mais parce que les barbiers étaient devenus suspects, depuis que l'on «avait 194 LES FIANCÉS. saisi et condamné, comme fameuxuntore, l'un des hommes de cette profession, Giangiacomo Mora, nom qui, pendant longtemps, a conservé une célébrité locale d'infamie et qui en mériterait une bien plus étendue et plus durable de pitié. L'on ne voyait guère de gens qui n'eussent dans une main un bâton, quelquefois même un jiistolet, comme avertissement et signe de menace pour qui eût voulu les ajiprocher de trop près, tandis que dans l'autre main ils tenaient, les uns des pastilles odorantes, les autres des boules de métal ou de bois creuses et percées à jour, dans lesquelles on mettait des éponges imbibées de vinaigre préparé ; et ils les portaient de temps en temps à leur nez ou les y tenaient constamment. Quelques-uns suspendaient à leur cou un iielit flacon contenant de l'argent vif, persuadés que cette substance avait la vertu d'absorber et de retenir toute émanation pestilentielle, et ils avaient soin de le renouveler au bout de tel nombre de jours. Les gentilshommes, bien loin de paraître avec leur cortège accoutumé, allaient, un panier sous le bras, se pourvoir euxmêmes des choses nécessaires à la vie. S'il arrivait que deux amis se rencontrassent dans lii rue, ils se faisaient de loin, et à la hâte, un salut silencieux. Chacun, en marchant, s'étudiait, non sans beaucoup de peine, à éviter les objets dégoûtants et imjirégnés de peste qui étaient épars sur le sol ou qui même, en quelques endroits, le couvraient entièrement ; chacun cherchait à tenir le milieu de l'a rue, dans l'appréhension d'autres saletés, si ce n'était pis encore, qui pouvaient tomber des fenêtres ; des poudres vénéneuses que l'on disiiit être jetées de là-haut sur les passants ; des murailles enfin qui pouvaient être ointes. C'est ainsi que l'ignorance, successivement courageuse et timide à rebours de la raison, ajoutait maintenant des peines à d'autres peines, et donnait de fausses terreurs en compensation des craintes raisonnables et salutaires qu'elle avait, dans le principe, l'ail repousser. Telles étaient, parmi les personnes qui se montraient hors de leurs demeures, les habitudes actuelles elles allures de celles qui, en santé et dans l'aisance, fournissaient le moins à ce que le tableau de la population jnésentail de lamentable et de hideux. Car, après tant d'images de misère, et en pensant aux misères plus affligeantes encore au milieu desquelles nous aurons à conduire le lecteur, nous ne nous arrêterons pas en ce moment à dire ce qu'était l'aspect des pestiférés qui se traînaient ou gisaient dans les rues, des indigents, des femmes, des enfants. Il était tel que celui qui arrêtait ses regards sur tant de souffrances, pouvait trouver une sorte de soulagement né du désespoir même, dans ce qui maintenant, à la distance qui nous séjiare, se présente à nous comme le comble des m.aux ; je veux dire dans la i)cnséc et la vue du petit nombre auquel les vivants étaient réduits. Renzo, à travers cette vaste scène de désolation, avait déjà l'ail une bonne partie de son chemin lorsque, étant encore assez loin d'une rue dans laquelle il devait tourner, il entendit, comme venant de là, une rumeur confuse où l'affreux tintement de sonnettes se faisait, comme à l'ordinaire, remarquer. Arrivé au coin de la rue, qui était une des plus larges, il vit dans le milieu quatre chariots arrêtés, et là le même mouvement qui se voit dans un marché CHAPITRE XXXIV. 495 aux grains, lorsque chacun s'y porte,'que l'on va et l'on vient, que les sacs y sont tour à tour chargés sur l'épaule et mis à bas par les porteurs. Des monatti cuiraient dans les maisons, d'autres en sortaient portant sur leur dos un faix qu'ils allaient déposer sur l'un ou l'autre des chariots. Quelques-uns étaient revêtus de leur livrée rouge, d'autres n'avaient pas cette marque distinctive, plusieurs en avaient une plus odieuse encore, des panaches et des pompons de diverses couleurs, dont les misérables se paraient, comme en signe de fêle, au milieu du deuil universel. Tantôt d'une fenêtre, tantôt d'une autre, se faisait entendre ce cri lugubre : « Ici, monatti ! » et du milieu de ce triste remuement s'élevait une voix rauque et grossière qui répondait : « Toul à l'heure. » Ou bien c'étaient des voisins qui demandaient, en murmurant, qu'on se dépêchât, et auxquels les monatti envoyaient leurs jurements en réjionse. Un «do monatto s'approcha, pour prendre le corps de l'enfant... (P. i'Jt.) Renzo, entré dans la rue, hâtait le jias, cherchant à ne regarder ces fâcheux obstacles qu'autant que c'était nécessaire pour les éviter, lorsque ses yeux rencontrèrent un objet qui se distinguait de tous autres pour émouvoir les âmes et les engager à le eonlcmjder ; aussi Renzo s'arrôla-l-il, jircsquc sans le vouloir. De la porte de l'une de ces maisons descendait, et venait vers le convoi une femme dont la figure annonçait nue jeunesse avancée, mais qui n'avait pas atteint son terme ; et sur cette ligure se voyait une bcaiitcc voilée, obscurcie, mais non effacée, par une grande souffrance et jiar une langueur de mort ; celle beauté empreinte tout à la fois de grâce et de majesté qui brille parmi le sexe en Lombanlie. Sa démarche était pénible, mais soutenue ; ses yeux ne réjwuitlaient point de larmes, mais ils portaient les marques de toutes celles qui en 496 LES FIANCES. avaient coulé ; il y avait dans cette douleur je ne sais quoi de calme et de profond qui indiquait une âme tout occupée à la sentir. Mais ce n'était pas seulement ce que cette femme avait de remarquable en sa personne qui, au milieu de tant de misères, appelait si particulièrement sur elle la compassion et pour elle ravivait ce sentiment désormais lassé et comme éteint dans les coeurs. Elle teniiit dans ses bras une petite fille d'environ neuf ans, morte, mais toute proprement ajustée, les cheveux finement partagés sur le front, pour vêtement une robe d'une parfaite blancheur, rien d'oublié, rien d'omis, comme si les ïnàins qui avaient pris ce soin l'avaient parée pour une fêle promise depuis longtemps et accordée à titre de récompense. Elle ne la portait point couchée, mais droite, la poitrine appuyée sur sa poitrine, comme si elle eût été vivante ; seulement une petite main d'un blanc de cire pendait d'un côté avec une certaine pesanteur que l'on voyait inanimée, et la tête de l'enfant reposait sur l'épaule de sa mère avec un abandon plus marqué que celui du sommeil ; de sa mère, car, lors même que la ressemblance de ces deux figures n'en eût fourni un suffisant indice, on l'aurait aussitôt reconnu dans les traits de celle des deux qui exprimait encore un sentiment. Un sale monatto s'approcha pour prendre le corps de l'enfant des bras qui l'apportaient, ce qu'il faisait cependant avec une sorte de respect inaccoutumé et une hésitation involontaire. Mais la mère, se retirant un peu en arrière, sans montrer cejiendant ni colère ni mépris : « Non, dit-elle, pour le moment ne la touchez pas, il faut que je la pose moi-même sur ce chariot. Tenez. » En disant ces mots, elle ouvrit une de ses mains, montra une bourse et la laissa tomber dans la main que le monatto lui lendit. Puis elle ajouta : « Promettez-moi de ne pas lui ôter un fil de ce qu'elle a sur elle et de ne permettre que nul autre ose le faire, mais de la mettre en terre telle qu'elle est là. » Le monatto s'appliqua la main sur la poitrine en signe d'engagement. Puis, tout empressé et presque obséquieux, plus par le nouveau sentiment dont il était comme subjugué que par la récompense inattendue qu'il venait de recevoir, il se mit à faire sur le chariot un peu de place pour la petite morte. La mère, donnant à celle-ci un baiser sur le front, la mit là comme sur un lit, l'arrangea, étendit sur elle une blanche couverture et lui dit ces dernières parolcs: « Adieu, Cecilia ! repose en jiaix ! Ce soir nous viendrons te rejoindre pour rester toujours avec toi. En attendant, prie pour nous ; de mon côté, je prierai pour toi et pour les autres. » Après quoi, se tournant de nouveau vers le monatto : « Vous, dit-elle, en repassant par ici vers le soir, vous monterez pour me prendre aussi, et vous ne me prendrez pas seule. » En achevant ces mots, elle rentra dans la maison, et un moment après on la vit à la fenêtre, tenant dans ses bras une autre petite fille pins jeune, vivante, mais ayant dans ses traits les signes de la mort. Elle demeura là à contempler ces indignes obsèques de la première jusqu'à ce que le chariot se mil en mouvement et aussi longtemps qu'elle put le suivre des yeux, puis elle disparut. El que put-elle faire, si ce n'est déposer sur son lit l'unique enfant qui lui restait et se coucher à ses côtés pour mourir avec elle ? Comme la fleur déjà CHAPITRE XXXIV. 497 riche de tout son éclat tombe avec le tendre bouton lorsque vient à passer la faulx qui ég«alise toutes les herbes de la prairie. « 0 Seigneur ! s'écria Renzo, exaucez-la ! prenez-la près de vous, elle et sa pauvre enfant, elles ont assez souffert ! oui, elles ont assez souffert ! » Revenu de cette émotion, et tandis qu'il cherchait à se remettre en mémoire son itinéraire pour savoir s'il devait tourner à la première rue qu'il allait trouver, et si c'était à droite ou à gauche, il entendit venir de cette rue même un nouveau bruit, différent du premier, un mélange confus de voix d'hommes, de femmes et d'enfants, de cris impérieux, de gémissements, de sanglots. Il avança, le coeur disposé à quelque nouveau spectacle de douleur. Arrivé à la rencontre des deux rues, il vit, dans celle où il A:enait d'aboutir, une troupe de toute sorte de personnes qui était en marche vers lui, et il s'arrôta pour la laisser passer. C'étaient des malades que l'on conduisait au lazaret ; les uns poussés par force, résistant en vain, criant en vain qu'ils voulaient mourir sur leur lit, et répondant par d'inutiles imprécations aux ordres et aux jurements des monatti qui les menaient ; d'autres marchant en silence, sans montrer:ni douleur ni aucun autre sentiment, comme s'ils avaient perdu celui même de leurs maux ; des femmes avec leurs nourrissons suspendus à leur cou ; des enfants effrayés de ces tristes clameurs, de ces ordres, de ce cortège plus que de la pensée confuse de la mort, et demandant à grands cris les bras de leur mère, le toit sous lequel ils avaient vu le jour. Et peut-être, hélas ! leur mère qu'ils croyaient avoir laissée endormie sur sa couche s'y était jetée, surprise toul à coup par la peste, et y demeurait privée de sentiment, pour être emportée sur un chariot au lazaret, ou dans la fosse si le chariot arrivait plus tard. Peut-être, oh ! malheur digne de larmes encore plus «amères I leur mère, absorbée dans ses propres souffrances, avait tout oublié dans ce monde, tout jusqu'à ses enfants, et n'avait plus qu'une pensée, celle de mourir en paix. Cependant, parmi cette confusion si grande, on voyait encore quelques exemples de fermeté et de constance dans les affections de la nature ; dos pères, des mères, dos frères, des fils, des époux qui soutenaient ceux qui leur étaient chers et les accompagnaient en les encourageant par leurs paroles ; et ce n'étaient pas seulement des personnes adultes, mais de jeunes enfants de l'un et de l'autre sexe que l'on voyait marcher auprès de leurs frères, de leurs soeurs, plus jeunes encore, les consoler avec ce bon sens et cet intérêt qui semblent n'appartenir qu'à un âgé plus avancé, les exhorter à être obéissants, en les assurant qu'ils allaient dans un lieu où l'on prendrait soin d'eux pour les faire guérir. Au milieu de la tristesse et de l'attendrissement que de semblables tableaux faisaient naîlrc dans l'âme de notre voyageur, une inquiétude plus particulière l'agitait. La maison vers laquelle il marchait ne devait pas être éloignée, et peut-être parmi cette troupe Mais, lorsqu'elle eut passé tout entière sans que ce doute se fût vérifié, il se tourna vers un monatto qui marchait l'un des derniers et lui demanda où étaient la rue et la maison de don Ferrante. *< V«at'en au diable, maraud ! » fut la réponse qu'il en reçut. Il ne crut pas devoir jircndrc la peine d'y répliquer comme elle le méritait ; mais, voyant à deux pas 63 498 LES FIANCES. de là un commissaire qui fermait la marche du convoi et qui avait l'air un peu plus humain, il lui fit la même demande. Celui-ci, montrant avec son bâton le côté d'où il venait, dit : « La première rue à droite et la dernière grande maison à gauche. » Le jeune homme, avec un trouble qui devenait toujours plus vif, va vers l'endroit qui lui est indiqué. Le voilà dans la rue, où il dislingue aussitôt cette maison parmi les autres plus petites et moins apparentes. Il s'approche de la porte qui est fermée, pose la main sur le marteau et l'y arrête hésitante, comme s'il la tenait dans une urne d'où il va tirer le bulletin qui doit décider de sa vie ou de sa mort. Enfin il lève le marteau et frappe un coup avec résolution. Au bout de quelques moments, une fenêtre s'ouvre un peu, une femme s'y montre à demi, regardant qui frappe, mais d'un air inquiet et soupçonneux qui semble dire : Qui est-ce ? des monatti ? des vagabonds ? des commissaires ? des uni or i ? des diables ? « Madame, dit Renzo levant les yeux en l'air et d'une voix mal assurée, est-ce ici que demeure, comme fille de service, une jeune personne de la campagne, nommée Lucia ? — Elle n'y est plus ; allez-vous-en, répondit la femme en se disposant à refermer. — Un moment, de grâce ! Elle n'y est plus ? Où est-elle ? — Au lazaret., et derechef elle allait fermer. — Mais un moment, pour l'amour de Dieu ! Est-ce qu'elle a la peste ? — Sans doute. C'est du nouveau, n'est-ce pas ? Allez-vous-en. — Oh ! malheureux que je suis ! Attende/. ; était-elle, bien malade ? Combien de temps y a-l-il ? » Miiis pendant qu'il parlait, la fenêtre s'était fermée fout de bon. « Madame ! madame ! Un mol, de grâce ! An nom de vos pauvres défunts ! ,1e ne. vous demande rien du vôtre. Ohé ! » mais c'était comme, s'il parlait au mur. Affligé de la nouvelle et irrité de tant de désobligeance, Renzo saisit encore le marteau, et, ajvpuyé contre la porte, il le serrait elle tournait dans sa main, le levait pour lïapj.er de plus belle et en désespéré, puis le tenait en l'air en hésitant. Au milieu de celle agitation, il se tourna pour chercher s'il ne verrait pas quelque voisin de qui il pûl avoir quelque renseignement plus précis, quelque indice, quelque lumière. Mais la première, la seule personne qu'il vit lût une autre femme, éloignée d'une vingtaine de pas, qui, avec une ligure où se peignaient l'effroi, la haine, l'imjialicncc et la malice, avec certains yeux hagards qui se portaient à la fois sur lui et loin derrière lui, ouvrant la bouche comme pour crier de tontes ses forces, mais retenant en même temps sa resjiiralion, levant deux bras décharnés, allongeant et relira ni deux mains ridées et pliées en façon de griffes, comme si elle cherchait à attraper quelque chose, montrait clairement qu'elle voulait appeler du monde, mais de manière que quelqu'un ne s'en aperçût pas. Lorsque leurs yeux se rencontrèrent, cette femme, CHAPITRE XXXIV 499 devenue encore plus laide, tressaillit comme une personne prise sur le fait. « Que diable !.... » commençait à dire Renzo en levant également les mains vers la femme ; mais celle-ci, voyant qu'elle ne pouvait plus espérer de le faire saisir à l'improvisle, laissa échapper le cri qu'elle avait jusqu'alors retenu : « A Vunlore ! donnez dessus, donnez dessus ! A Vunloref — Qui ? Moi ! cria Renzo. Ah ! vieille sorcière ! impudente menteuse ! taistoi ; » et il fit un saut vers elle pour l'effrayer et la faire taire. Mais il s'aperçut en ce moment qu'il devait plutôt songer à ce qui allait se passer pour lui. Au cri de la vieille, il accourait du monde de divers côtés ; non pas la foule qui, dans un cas semblable, se serait formée trois mois auparavant, mais bien plus de bras qu'il n'en fallait pour assommer un pauvre homme. En même temps la fenêtre se rouvrit, et la même personne qui peu de moments avant lui avait fait si mauvais accueil, s'y montra cette fois à plein, en criant, elle aussi : « Arrêtez-le, arrôlez-lc ; ce doit être un de ces coquins qui rôdent pour oindre les portes des honnêtes gens. » Renzo ne perdit pas son temps à délibérer. Sur-le-champ il jugea que ce qu'il avait de mieux à faire était de se sauver des mains de ces gens, et non de rester à leur expliquer ses raisons. Il jeta un coup d'oeil à droite et à gauche pour voir le côté où ils étaient le moins nombreux, et ce fut par là qu'il prit sa course. D'une rude poussée il écarta un homme qui lui barrait le passage ; un autre accourait à sa rencontre ; d'une gourniade bien appliquée dans lajioilrinc, il le fil reculer à dix pas, et continua de jouer des jambes, le poing levé, serré, prêt pour tout autre qui serait venu se mettre sur son chemin. La rue, en avant de lui, était libre. Mais sur ses derrières il entendait les pas de ceux qui couraient après lui, et, j)lus retentissants que leurs pas, ces cris alarmants : « Donnons dessus, donnons dessus ! à Vunlore !» Il ne savait quand la jioursuile s'arrêterait ; il ne voyait aucun lieu où il put s'y soustraire. Sa colère devint de la rage, son trouble se changea en désespoir ; les yeux comme voilés d'un nuage, il saisit son grand couteau, le dégaina, s'arrêta court, tourna vers la Il saisit son grand couteau, le dégaina... (P 499.) 500 LES FIANCÉS. tourbe ennemie la figure la plus farouche, la plus furieuse que jamais il eût prise, et, le bras tendu, brandissant au-dessus de sa tête la lame luisante de sonarme^ il cria : «Que celui de vous qui à du coeur s'avance, canaille ! Je vous réponds qu'avec ceci je vais l'oindre tout de bon. » Mais il vit avec étonnenient et une vague satisfaction que ceux qui le poursuivaient s'étaient arrêtés comme s'ils eussent hésité à passer outre, et que, de là, continuant de crier, ils faisaient, en levant les mains, certains signes de furibonds qui semblaient s'adresser à d'autres venant de loin derrière lui. Il se tourna de nouveau, et vit ce que son trouble ne lui avait pas permis de remarquer l'instant d'auparavant, un chariot qui s'avançait, ou plutôt la file ordinaire des chariots chargés de morts, avec leur accompagnement accoutumé, et par derrière, à quelque distance, une autre petite troupe de gens qui auraient bien voulu venir aussi tomber sur Vunlore et le prendre entre eux et ceux de l'autre côté, mais qui, de même que ceux-ci, étaient retenus par l'obstacle que présentait le convoi. Se voyant ainsi- entre deux feux, il lui vint à l'esprit que ce qui était un objet de crainte pour ces enragés pouvait être pour lui un moyen de salut ; il pensa que ce n'était pas le moment de faire le délicat ; il rengaina son couteau, se mit sur le côté de la rue* reprit sa.course vers les chariots, dépassa le premier, remarqua sur le second un assez large espace vide, d'un coup d'oeil mesura le saut, s'élança ; et le voilà sur le chariot, posé sur le pied droit, le gauche en l'air, les bras levés, dans l'attitude de la victoire. « Bravo 1 bravo ! » s'écrièrent tous ensemble les monaltiqui conduisaient le convoi, les uns à pied, d'autres montés sur les chariots, d'autres encore, pour dire la chose dans toute son horreur, «assis sur les cadavres, et buvant à une grande bouteille qu'ils se passaient de main en main ; « bravo ! voilà un beau coup ! — Tu es venu te mettre sous la protection des monatti ; c'est tout comme si tu étais dans une église, » lui dit l'un des deux qui se trouvaient sur le chariot où il avait sauté. Les ennemis de Renzo, à l'approche des voitures, avaient pour la plupart tourné le dos et faisaient retraite en continuant toutefois de crier : « Donnez dessus, donnez dessus 1 à Vunlore ! » Quelques-uns s'éloignaient plus lentement, et de temps en temps s'arrêtaient pour se tourner en faisant des gestes de menaces vers le jeune homme qui, du haut de son chariot, leur répondait en agitant ses poings en l'air. « Laisse-moi faire, » lui dit un monatto ; et, arrachant de dessus un cadavre un linge dégoûtant, il le noua à la hâte ; puis le prenant par l'un des bouts, il l'éleva comme une fronde vers ces obstinés, en faisant mine de vouloir le leur lancer et en criant : « Attendez, canaille ! » A cette vue, tous s'enfuirent saisis de frayeur ; et Renzo ne vit plus que le dos de ses ennemis, et des talons qui dansaient rapidement en l'air comme les battoirs d'un moulin à foulon. Parmi les monalti s'éleva un hurlement de triomphe, une tempête d'éclats de rire, un ouh ! prolongé, comme pour accompagner cette fuite. «Ah ! ah ! vois-tu si nous savons protéger les honnêtes gens ? dit à Renzo Vivo la peste, et meure NRSÎJX'C canaille !.*, s'écrie l'autre. (P. 501.) CHAPITRE XXXIV. 501 le monatto qui avait fait la démonstration décisive ; un seul de nous vaut plus que cent de ces poltrons. — Je puis bien dire que je vous dois la vie, répondit Renzo, et je vous remercie de tout mon coeur. — De quoi donc ? dit le monatto ; tu le mérites ; on voit crue tu es un bon garçon. Tu fais bien d'oindre cette canaille, continue de les oindre ; extermineles tous, ces coquins-là, qui ne valent quelque chose que lorsqu'ils sont morts: qui, pour nous payer delà vie que nous menons, nous maudissent et vont disant que, lorsque la peste sera finie, ils nous feront tous pendre. Ce sont eux, les gredins, qui finiront «avant la peste ; et les monalti resteront seuls à chanter victoire et se divertir dans Milan. — Vive la peste, et meure cette canaille ! » s'écria l'autre ; et, en prononçant cet aimable toast, il porta la bouteille à sa bouche, et, là tenant de ses deux mains, au milieu des secousses du chariot, il y but à longues gorgées, après quoi il la présenta à Renzo en disant : « Bois à notre santé. — Je vous la souhaite à tous de bon coeur, dit Renzo ; mais je n'ai pas soif ; je n'ai vraiment pas envie de boire en ce moment. — Tu as eu une belle peur, à ce qu'il me semble, dit le monatto ; tu m'as lamine d'un pauvre ouvrier dans le métier que tu fais ; ce sont d'autres figures que la tienne qu'il faut pour être unlore. — Chacun s'industrie comme il peut, dit l'autre. — Donne-moi la bouteille à moi, dit un de ceux qui marchaient à côté du chariot, je veux aussi boire encore un coup à la santé de son maître qui se trouve dans cette gentille compagnie là tout juste, si je ne me trompe, dans cette belle carrossée. » Et, avec un sourire atroce, il montrait le chariot qui précédait celui sur lequel était le pauvre Renzo. Puis, prenant un sérieux plus hideux encore de scélératesse, il fit une révérence de ce côté et «ajouta : « Permettez-vous, mon cher monsieur, qu'un jiauvre monatto ose tàter du vin de votre cave ? Vous voyez ; on fait une vie I.... C'est nous qui vous avons mis en carrosse pour vous mener à la campagne. D'ailleurs le vin vous fait mal, à vous autres, messieurs ; les pauvres monatti ont bon estomac. » Et, au milieu des rires de ses camarades, il prit la bouteille, l'éleva en l'air ; mais, avant de boire, il se tourna vers Renzo, le regarda fixement, et lui dit avec une certaine mine de compassion méprisante : « Il faut que le diable avec qui tu as fait pacte soit bien jeune ; car, si nous ne nous étions trouvés là pour te sauver, tu n'aurais pas eu de lui grand secours. » Et, applaudi par de nouveaux rires, il appliqua la bouteille à ses lèvres. « Et nous ? ohé ! et nous ?» crièrent plusieurs voix du chariot qui précédait. Le coquin, après s'être abreuvé tout son soûl, présenta des deux mains la bouteille aux autres, lesquels se la firent encore passer à la ronde jusqu'à l'un d'eux qui, l'ayant vidée, la prit par le goulot, lui fit faire le moulinet, et l'envoya se briser sur le p«avé, en criant: «Vive la peste ! » Puis il entonna une de leurs laides chansons, et aussitôt à sa voix se joignirent en choeur toutes les autres. 502 LES FIANCÉS. Le concert infernal, mêlé au tintement des sonnettes, au bruit des roues criant sur leurs essieux, au piétinement des chevaux sur le pavé, résonnait dans le vide et le silence des rues, et, retentissant à l'intérieur des maisons, il venait serrer le coeur au peu de personnes qui les habitaient encore. Mais de quoi ne peut-on quelquefois s'accommoder dans la vie ? Quelle est la chose qui ne peut iiaraître bonne en certaines situations ? Le danger du moment d'auparavant avait rendu plus que tolérable à Renzo la compagnie de ces morts et de ces vivants même ; et maintenant ce fut pour ses oreilles une musique, je dirai jrresque agréable, que celle à laquelle il devait de voir cesser pour lui l'embarras d'une telle conversation. Encore tout troublé, tout bouleversé, il remerciait en son coeur et de son mieux la Providence de s'être tiré d'un tel péril, sans avoir reçu de mal ni en avoir fait à personne ; il la priait de l'aider maintenant à se délivrer de ses libérateurs ; et, de son côté, il se tenait prêt, regardant alternativement et la rue et ces hommes, à saisir le moment où il pourrait se laisser glisser en silence, sans leur donner occasion de faire quelque tapage, quelque scène qui inspirât de mauvaises idées aux passants. Tout à coup, au détour d'un coin, il lui sembla reconnaître les lieux ; il regarda plus attentivement, et fui sûr de son fait. Savez-vous où il était ? Sur le cours de Porte-Orientale, dans cette rue par où il était venu tout lentement et s'en était retourné si vite, environ vingt mois auparavant. Il se souvint aussitôt qu'on allait par là tout droit au lazaret ; et cet avantage de se trouver précisément sur son chemin sans l'avoir cherché, sans l'avoir demandé à personne, lui parut une faveur spéciale de la Providence, en même temps qu'un heureux présage pour les événements qui restaient à s'accomplir. Dans ce moment, un commissaire venait au-devant des chariots, en criant aux monatti de s'arrêter et je ne sais quoi encore ; toujours est-il que l'on fit halle, et la musique se changea en de bruyants colloques. Un des monatti qui était sur le chariot de Renzo, sauta à bas ; Renzo dit à l'autre : « Je vous remercie de votre charité, Dieu vous la rende ; » et il sauta de même de l'autre côté. « Va, va, pauvre petit untorc, répondit le monatto ; ce ne sera pas loi qui dépeupleras Milan. » Par bonheur il n'y avait là personne qui pût l'entendre. Le convoi était arrêté sur la gauche du cours ; Renzo se hâta de prendre l'autre côté ; et, r«osant le mur, il s'av«ance bien vite sur le pont ; il le passe, suit la rue du faubourg, reconnaît le couvent des capucins ; déjà il est près de la porte, il voit l'angle du lazaret, il franchit la barrière, et devant lui se déploie la scène que présentait le dehors de celle enceinte, scène qui à peine donnait une idée de celle du dedans, et qui cependant était déjà vaste, variée dans ses horreurs, impossible à décrire. Le long des deux côtés de l'édifice qui de ce point s'offrent à la vue, ce n'était de toute part que mouvement et agitation. Les malades allaient par troupes au lazaret. Nombre d'entre eux étaient assis ou couchés sur les bords du fossé qui en suit les murs ; et c'étaient ceux à qui les forces avaient manqué pour atteindre jusqu'à rétablissement, ou bien ceux qui, en étant sortis par déses- CHAPITRE XXXIV. 503 poir, s'étaient vus également, p.ar leur faiblesse, dans l'impossibilité d'aller plus loin. D'autres erraient isolés, dans une sorte de stupidité, plusieurs même tout à fait privés de leur raison ; l'un s'échauffait à raconter ses rêveries à un malheureux couché par terre et accablé par le mal ; l'autre s'agitait en mouvements désordonnés ; un autre encore se montrait tout riant, comme s'il assistait à un gracieux spectacle. Mais ce qui fais.ait le plus de bruit et semblait le plus étrange dans cette manie de si triste gaieté, était un chant élevé et continuel qu'on aurait dit ne pas venir du milieu de celle misérable multitude et qui dominait cependant toutes les autres voix ; une de ces chansons populaires de plaisir et d'amour que l'on appelait villancllc ; et si l'on voulait du regard suivre le son pour découvrir qui pouvait se livrer à la joie dans un temps pareil el dans un tel lieu, on voyait un malheureux qui, assis tranquillement au fond du fossé, chantait à gorgé déjiloyée, le visage en l'air. Renzo avait à peine l'ail quelques pas le long du côté méridional de l'édifice, lorsqu'il s'éleva parmi la foule une rumeur extraordinaire et de loin se firent entendre des voix qui criaient : « Gare, gare ; arrêtez-le ! » Il se dresse sur la pointe des pieds et voit un grand vilain cheval qui venait ventre à lerre, poussé par un cavalier d'un aspect plus désagréable encore ; c'était un frénétique qui, ayant vu cet animal libre jnès d'un chariot, était bien vite monté dessus, et, le frappant à coups redoublés de son poing sur le cou, de ses talons dans le ventre, le faisait aller à bride abattue ; derrière venaient des monalti en criant ; et toul cela presque aussitôt se perdit dans un nuage de poussière. C'est dans l'état d'étourdissement et de fatigue où la vue de tant de maux avait déjà jeté notre pauvre jeune homme, qu'il arriva à la porte du lieu où se trouvaient peut-être plus de maux réunis qu'il n'en avait trouvé d'éjiars dans tout l'espace qu'il avait parcouru jusque-là. Il se présente à cette porte, il entre sous la voùle, et reste un moment immobile au milieu du portique. C'était'un frénétique qui, ayant vu cet animal libre... (P. 503.) CHAPITRE XXXV. I QUIÎ le lecteur se repré| sente l'enceinte du lazaret, peuplée de seize mille pestiférés ; tout cet espace encombré de baraques ou de cabanes, de chariots et de la triste foule de ses habitants ; ces deux galeries à droite et à gauche nui, dans leur longueur à perte de vue, se montraient pleines, combles de malades et de morts gisant pêle-mêle sur leur lit de paille ; et, sur cette immense couche, un mouvement perpétuel comme celui d'une mer «agitée ; puis, et de toutes parts, les «allées et venues des convalescents, des infirmiers, des frénétiques, tantôt baissés, tantôt debout, et leurs courses, et leurs pauses, et leurs rencontres dans tous les sens. Tel fut le spectacle qui frappa tout à coup les regards de Renzo, et devant lequel il s'arrêta comme un homme qui ne peut suffire à la sensation qu'il éprouve. Ce spectacle, nous ne nous proposons certes pas de le décrire dans tous ses détails, et ce n'est point le désir de nos lecteurs ; mais, suivons notre jeune homme dans sa pénible tournée, nous nous arrêterons là où il s'arrêtera lui-même, et nous dirons de ce qu'il vit ce qu'il est nécessaire d'en dire pour raconter ce qu'il lit et ce qui lui arriva dans ce séjour de douleurs. De la porte où la surprise «avait retenu ses pas jusqu'à la chapelle qui se trouve au centre de l'établissement, et de là jusqu'à l'«autre porte en face, on «avait formé comme une allée vide de baraques et de tout autre objet d'encombrement stable ; et, au second regard qu'il y porta, Renzo vit qu'on y travaillait activement à écarter des chariots et à débarrasser le passage ; des capucins et des employés dirigeaient cette opération et renvoyaient de là ceux qui n'y avaient rien à faire. Craignant d'être lui-même mis ainsi dehors, il se glissa CHAPITRE XXXV. SOS sans hésiter parmi les baraques, du côté où il se trouvait par hasard, c'està-dire à droite. Il avançait selon qu'il voyait de là place à poser son pied, et allait ainsi de baraque en baraque, regardant à l'intérieur de chacune comme sur les lits qui se trouvaient dehors à découvert, arrêtant ses yeux sur ces figures abattues par la souffrance, contractées par le spasme, ou immobiles par la mort, les examinant toutes pour voir s'il ne trouverait pas celle qu'il redoutait cependant de trouver. Mais il avait déjà fait assez de chemin et répété plus d'une fois cet examen si triste, sans voir aucune femme, ce qui lui fit supposer qu'elles devaient toutes être dans un quartier à part. Sa conjecture était juste ; mais nul indice ne pouvait lui faire connaître où était ce quartier. Il rencontrait, tantôt ici, tantôt là, des hommes attachés à l'établissement, aussi différents entre eux par l'air, les manières et le costume, que par le principe qui leur donnait à tous la force de vivre dans de semblables fonctions ; chez les uns l'extinction de tout sentiment de pitié, chez les autres une pitié, une charité surnaturelle. Mais il n'osait adresser des questions ni aux uns ni aux autres, dans la crainte de s'attirer quelque embarras ; et il prit le parti d'aller, d'aller toujours jusqu'à ce qu'il parvînt à trouver des femmes. Il ne laissait pas, en marchant, de continuer sa pénible inspection, sans pouvoir toutefois s'empêcher de détourner de temps en temps ses regards trop attristés et comme éblouis par la présence de tant de maux. Mais où pouvait-il les diriger, les reposer, si ce n'est sur des maux semblables ? L'air même et l'état du ciel augmentaient, si c'était possible, l'horreur de tout ce qui l'environnait. La brume s'était peu à peu condensée en gros nuages amoncelés qui, se rembrunissant de plus en plus, figuraient l'approche d'une nuit d'orage. Seulement, vers le milieu de ce ciel bas et sombre, paraissait, comme derrière un voile épais, le disque du soleil, pâle, terne, et donnant un faux jour à travers les viipeurs qui en éteignaient les rayons. On sentait peser sur soi une chaleur lourde, étouffante. De temps en temps, au milieu du bourdonnement continu de cette confuse multitude, se faisait entendre un grondement de tonnerre sourd, interrompu et comme indécis ; et, si vous prêtiez l'oreille, vous ne saviez distinguer de quel côté il pouvait venir, ou vous auriez pu le prendre pour un roulement éloigné de chariots s'arrôtant tout à coup dans leur marche. On ne voyait dans la campagne environnante aucune branche d'arbre qui ne fût immobile, ni aucun oiseau s'y aller poser ou prendre son vol pour la quitter ; la seule hirondelle, arrivant subitement par-dessus les bâtiments d'enceinte, glissait en baissant, les ailes étendues, comme pour raser la terre dans l'espace intérieur ; mais, effrayée du mouvement qu'elle y trouvait, elle remontait rapidement et précipitait s«a fuite. C'était un de ces temps avec lesquels, parmi des voyageurs allant de compagnie, nul ne rompt le silence, de ces temps qui font que le chasseur marche pensif et le regard à terre, que la jeune villageoise cesse, sans s'en apercevoir, la chanson dont elle ég.ayait ses rustiques travaux ; un de ces temps précurseurs de la tempête, diins lesquels la nature, comme immobile «au dehors et agitée d'un travail intérieur, semble 61 506 LES FIANCES. oppresser tous les êtres vivants, et ajouter je ne sais quoi de pesant et de pénible à toute sorte d'ouvrages, à l'oisiveté, à l'existence même. Mais, dans ce lieu destiné aux souffrances et à là mort, on voyait l'homme déjà aux prises avec le mal succomber sous cette oppression nouvelle ; on voyait par Centaines les malades tourner précipitamment à leur fin ; et la dernière lutte se faisait avec plus d'angoisses, les gémissements qu'arrachait un surcroît de douleurs étaient plus étouffés ; peut-être dans ce lieu désolé une heure aussi cruelle ne s'était-elle point encore vue. Le jeune homme avait déjà parcouru longtemps et sans fruit le labyrinthe de baraques, lorsque, parmi les plaintes de toute sorte dont son oreille était incessamment fatiguée, il distingua un mélange tout particulier de cris d'enfants et de bêlements ; et bientôt il arriva devant une clôture de phanches «assemblées, de l'intérieur de laquelle venait ce bruit extraordinaire. Il regarda par une large ouverture que deux planches laissaient entre elles, et vit un enclos "contenant des baraques éparses, et, tantdîins ces cahutes que sur le peu de terrain qu'elles laissaient libre, une infirmerie différente de celle qui était établie dans tout le reste du lazaret. Des enfants au maillot étaient couchés à terre sur de petits matelas, des oreillers, des draps ou de petits tapis ; des nourrices ou d'autres femmes étaient tout occupées auprès d'eux ; et, ce qui surtout captivait les regards, des chèvres étaient mêlées avec elles et les aidaient dans leurs touchantes fonctions. C'était en un mot un hospice de petits enfants, tel que le lieu et l'époque avaient permis de le former. Rien n'était singulier, en effet, comme de voir, parmi ces chèvres, les unes se tenir immobiles sur leurs quatre jambes au-dessus de l'enfant qu'elles allaitaient, les antres accourir, comme attirées par un sentiment maternel, au cri de leur nourrisson, s'arrêter près de lui, chercher à se placer de manière qu'il pût atteindre à leur pis, bêler, s'agiter, comme pour demander que l'on vînt tout à la fois au secours de l'un et de l'autre. Oà et là étaient assises des nourrices avec des enfants au sein ; et plusieurs montraient un sentiment de tendresse qui pouvait faire douter si elles se trouvaient en ce lieu pour gagner un salaire, ou si plutôt elles n'y avaient pas été conduites par cette charité spontanée qui va cherchant les besoins et les douleurs pour les soulager. L'une, tout affligée, détachait de son sein épuisé un malheureux petit être dont la faim s'exprimait par ses pleurs, et tristement elle cherchait la chèvre qui pouvait la remplacer pour lui. Une autre regardait d'un oeil de complaisance celui qui s'était endormi sur sa mamelle, et, le baisant légèrement, allait le poser sur son matelas dans une cahute. Mais une troisième, abandonnant son sein à un nourrisson étranger, «avec un air cependant qui n'exprimait pas l'indifférence, mais une pénible préoccupation, fixait ses regards vers le ciel ; et quelle pensée se révélait dans cette altitude et ce regard, si ce n'est que l'enfant auquel elle avait elle-même donné le jour avait sucé ce même lait et peut-être ensuite rendu sur ce sein le dernier soupir. D'autres femmes plus âgées remplissaient d'autres tâches. Celle-ci accourait aux cris d'un petit enfant affamé, le prenait et le portait près d'une chèvre qui CHAPITRE XXXV. 507 broutait une touffe d'herbe fraîche ; elle le présentait «au pis de la bête encore novice, la grondant et tout à la fois la flattant de la main et de la voix pour qu'elle se prêtât doucement à l'office qui lui était demandé ; celle-là s'élançait pour saisir un pauvre innocent qu'une chèvre, tout occupée d'en allaiter un autre, foulait de l'un de ses pieds ; cette autre promenait le sien en le berçant dans ses bras, tâchant, tantôt de l'endormir par sa chanson, tantôt de l'apaiser par des paroles caressantes, et l'appelant d'un nom qu'elle lui avait donné. Dans ce moment arriva un capucin à barbe blanche apportant sur ses deux bras deux petits enfants qui poussaient des cris et qu'il venait de recueillir près de leurs mères expirantes. Une femme courut les recevoir et tout aussitôt chercha du regard parmi les nourrices et le troupeau pour leur trouver une mère. Plus d'une fois le jeune homme, obéissant à la première et à la plus puissante de ses pensées, s'était détaché, pour continuer sa marche, de l'ouverture par laquelle il regardait ce tableau, et plus d'une fois il ne put s'empêcher de s'y, remettre pour regarder encore un moment. S'en étant enfin éloigné, il suivit la clôture de pl.ancb.es jusqu'à un endroit où un groupe de baraques qui s'y trouvaient appuyées l'obligea à se détourner. Il marcha alors le long des baraques, avec l'intention de regagner son mur de planches, de le suivre jusqu'au bout et de reconnaître ce qu'il y «avait au delà. Cendant qu'il regardait devant lui pour étudier son chemin, une apparition subite, et qui ne fut que d'un instant, frappa sa vue et bouleversa son coeur. Il vit, à une centaine de pas, passer et se perdre aussitôt, parmi les cabanes, un capucin qui, de cette distance et aperçu aussi rapidement, avait tout l'air, toute l'allure du père Cristoforo. Agité, comme on peut le croire, il courut de ce côté, et là, s'étant mis à rôder, à chercher, en avant, en arrière, dedans, dehors, dans tous les détours, dans tous les passages, il fit tant qu'il revit, avec une joie que l'on peut également comprendre, cette même figure, ce même religieux ; il le vit assez près de lui, s'éloignant d'une grande marmite, et allant, une écuellc à la main, vers une baraque ; puis il le vit s'asseoir sur la porte, faire un signe de croix sur l'écuclle qu'il tenait devant lui, et, regardant tout à l'en tour, comme un homme qui veut toujours avoir l'air à ce qui se passe, prendre sa cuiller et se mettre à manger. C'était bien réellement le père Cristoforo. Peu de mots nous suffiront pour raconter l'histoire du bon religieux depuis le jour où nous l'avons perdu de vue. Il n'avait jamais quitté Rimini, et jamais n'avait songé à le quitter jusqu'au moment où la peste, s'étant déclarée à Milan, était venue lui offrir l'occasion, qu'il avait toujours si vivement désirée, de donner sa vie pour son prochain. Il demanda avec instances d'être rappelé, pour servir et assister les pestiférés. L'oncle de don Rodrigo était mort ; et, au demeurant, on avait plus besoin d'infirmiers que d'hommes d'État ; de sorte qu'il obtint sans peine l'objet de sa demande. Il vint aussitôt à Milan, entra au tazaret, et y était depuis environ trois mois lorsqu'il se trouva sur les pas de Renzo. 508 LES FIANCES. Mais la joie qu'éprouva celui-ci en le revoyant ne fut pas même un instant sans mélange. Il n'acquit la certitude que c'était lui que pour reconnaître en même temps le changement qui s'était opéré dans sa personne. Sa taille s'était voûtée comme sous un pénible affaissement, son visage était maigre et défait ; et en tout on voyait en lui la nature épuisée, un corps succombant sous les fatigues et les souffrances, mais qu'un effort de l'âme savait encore, à chaque instant, relever et soutenir. Il regardait lui-même avec attention le jeune homme qui venait vers lui et qui, du geste, n'osant encore user de la parole, cherchait à se faire reconnaître du religieux. « Oh ! père Cristoforo ! dit-il ensuite quand il en fut assez proche pour être entendu sans trop élever la voix. — Toi ici ! dit le religieux en posant à terre son écuellc et se dressant. — Comment vous portez-vous, père ? Comment vous portez-vous ? — Mieux que tant de pauvres gens que tu vois, » répondit le religieux ; et sa voix était faible, cassée, changée comme tout l'était en lui. Son oeil seul avait conservé sa vivacité première, ou même on y voyait quelque chose de plus animé et de plus brillant que par le passé, comme si la charité, dans cette âme, s'élevant d'autant plus «aux sublimes régions lorsque l'oeuvre touchait à son terme, et tout entière à la joie de se sentir l'approchée de son principe, faisait rayonner dans le regard un feu plus ardent et plus pur que celui que l'infirmité du corps tendait incessamment à y amortir. «Mais toi, pouf suivit-il, comment es-tu dans ce lieu ? pourquoi viens-tu ainsi «affronter la peste ? — Je l'ai eue, grâce à Dieu. Je viens tâcher de trouver Lucia. — Lucia t Est-ce qu'elle est ici ? — Elle est ici ; ou du moins je veux espérer qu'elle y est encore. — Est-elle ta femme ? — Oh ! cher père ! non, certes, elle n'est pas ma femme. Vous ne savez donc rien de tout ce qui s'est passé ? — Non, mon enfant ; depuis que Dieu m'a éloigné de vous autres, je n'ai plus rien su de ce qui vous concerne ; mais maintenant qu'il l'envoie vers moi, je puis dire que j'ai grand désir d'en apprendre quelque chose. Mais et ton bannissement ? — Vous le s«avez donc, ce qu'on m'a fait ? — Mais qu'avais-tu fait toi-même ? — Écoutez, père ; si je disais que j'ai eu du bon sens dans ce certain jour à Milan, je dirais un mensonge ; mais pour ce qui est de mauvaises actions, je n'en ai point fait, je vous assure. — Je le crois, et je le croyais moi-même avant de t'avoir vu. — A présent donc je pourrai tout vous dire. — Attends, » dit le religieux ; et, faisant quelques pas hors de la baraque, il appela : «Père Vittore ! » Un instant après parut un jeune capucin auquel il dit : « Rendez-moi le service, père Vittore, pendant quelques moments qu'il me CHAPITRE XXXV. 509 faut rester ici, de faire à vous seul notre besogne auprès de nos pauvres malheureux. Si pourtant quelqu'un me demandait, veuillez m'àppéler, je vous prie. Celui que vous savez surtout ! Pouf peu qu'il donnât signe de revenir à lui, de grâce, que j'en sois à l'instant averti. — Soyez tranquille, répondit le jeuhe moine ; et le vieillard, revenant à Renzo. Entrons ici, lui dit-il. Mais ajouta-t-il aussitôt en s'ârrêtant ; tu me j)arais bien fatigué ; tu dois avoir besoin de nourriture. — C'est vrai, dit Renzo, vous m'y faites songer, et je me rappelle à présent que je suis encore à jeun. — Attends, » dit le religieux ; et, prenant une autre écuelle, il l'âlla remplir à la grande marmite, et revint la présenter avec une Cuiller à Renzo ; il le fit asseoir sur une paillasse qui lui servait de lit ; puis il alla vers un tonneau placé dans un coin et en fit couler le vin dans un verre qu'il posa sur une petite table deviint son convive ; il reprit ensuite son écuelle et s'assit à côté de lui. « Oh ! père Cristoforo ! dit Renzo, est-ce à vous à faire de semblables choses ? Mais vous êtes toujours le même. Je vous remercie de tout mon coeur. — Ce n'est pas moi que tu dois remercier, dit le religieux ; ceci est le bien des pauvres ; mais tu es toi-même un jiauvre en ce moment. Maintenant dismoi ce que je ne sais pas, raconte-moi ce qui est arrivé à notre pauvre Lucia ; et tâche que ce soit vite fait, car le temps est court, et la besogne ne manque pas, comme tu vois. » Renzo commença, entre une cuillerée et l'autre, l'histoire de Lucia ; et dit comment elle avait été recueillie dans le monastère de Monza, puis enlevée A l'image de tant de souffrances qu'elle avait endurées, des dangers si grands qu'elle avait courus, à l'idée que c'était lui qui avait envoyé là cette pauvre innocente, le bon religieux demeura un instant sans haleine ; mais il la reprit en apprenant comment Lucia avait été miraculeusement délivrée, rendue à sa mère et placée par celle-ci chez donna Pràssede. « A présent je vous raconterai ce qui me regarde, » poursuivit Renzo ; et il fit succinctement le récit de ce qui s'était passé dans sa fameuse journée à Milan ; il dit sa fuite, son absence de son pays depuis cette époque jusqu'au moment actuel où, à la faveur du désordre général, il s'était hasardé à y reparaître ; comment il n'y avait p«as trouvé Agnese ; la manière dont il avait su à Milan que Lucia étail au lazaret : « Et me voilà, dit-il en finissant, me voilà venant la chercher, venant voir si elle est encore en vie, et si elle veut encore de moi car quelquefois — Mais, demanda le religieux, as-tu quelque indice sur l'endroit où elle a été placée, sur le moment où elle est venue ? — Aucun, cher père ; je ne sais autre chose sinon qu'elle est ici, si tant est que par la grâce de Dieu elle y soit encore ! — Oh ! pauvre garçon ! mais quelles recherches as-tù faites jusqu'à présent ? — J'«ai rôdé, tourné dans tous les sens ; mais, entre autres choses qui m'ont frappé, je n'ai presque jamais vu que des hommes. J'ai bien pensé que les 510 LES FIANCÉS. femmes doivent être dans un endroit à part, mais je n'ai jamais pu y arriver : si c'est en effet ainsi, vous me l'indiquerez, cet endroit. — Ne sais-tu pas, mon enfant, que l'entrée en est interdite aux hommes qui n'ont pas quelque devoir à y remplir ? — Oh bien ! que peut-il m'afriver ? — La règle est juste et sainte, mon cher enfant, et si la quantité et la nature accablante des maux ne permettent pas de la faire observer,dans toute sa rigueur, est-Cë une raison pour qu'un honnête homme doive l'enfreindre ? — Mais, père Cristoforo ! dit Renzo, Luciâ devait être ma femme ; vous savez comment nous avons été séparés ; il y a vingt mois que je souffre et que je porte patience ; je suis venu ici à travers bien des risques, l'un plus fâcheux que -l'autre, et maintenant..... — Je ne sais trop que dire à cela, reprit le religieux, répondant plutôt à ses propres pensées qu'aux paroles du jeune homme. Ton intention est bonne, et plût à Dieu que tous ceux qui ont un libre accès dans ce lieu s'y comportassent comme je puis compter que tu le feras toi-même ! Il bénit certainement la constance de ton affection, ta persévérance à vouloir et à rechercher la. personne qu'il t'avait donnée. Plus rigoureux, mais plus indulgent que les hommes, il ne verra pas comme Une faute ce qu'il peut y «avoir d'irrégulier dans la m«anière de la chercher ici. Rappelle-toi seulement que tous deux nous aurons à rendre compte de ta conduite en ce lieu, non pas aux hommes probablement, mais à Dieu sans aucun doute. Viens ici. » En disant ces mots il se leva, ce que fit également Renzo. Celui-ci, tout en écoutant le père, avait tenu conseil en lui-même et pris le parti de ne pas lui parler, comme il en avait eu d'abord le dessein, de la promesse de Lucia. « S'il apprend cela, s'était-il dit, il va sûrement me faire d'autres difficultés. De deux choses l'une : ou je la trouverai, et nous serons toujours à temps de traiter cet article, ou et alors, à quoi bon ?» Le religieux, l'ayant fait venir sur la porte de la cabane qui était tournée vers le nord, reprit ainsi : « Écoute, notre père Félix, qui préside «au gouvernement du lazaret, mène aujourd'hui dehors, pour faire ailleurs quarantaine, le peu de personnes qui ont pu guérir.Tu vois cette église, là, dans le milieu ?.... » Et levant sa main maigrie et tremblante, il montrait à gauche, au milieu des lourdes v<apeurs de l'atmosphère, la coupole de la chapelle, s'élevant au-dessus des misérables tentes qui l'environnaient. « C'est là, poursuivit-il, que dans ce moment ils se rassemblent pour sortir en procession par la porte par où tu dois être entré. — Ah-1 c'est donc pour cela qu'on travaillait à déblayer la voie ? — Justement ; tu dois aussi avoir entendu sonner cette cloche ? — Je l'ai entendu sonner une fois. — C'était le second coup ; au troisième, ils seront tous rassemblés ; le père Félix leur fera un petit discours, et ensuite il se mettra en marche avec eux. A ce troisième coup, aie soin de te trouver là ; fais en sorte de te phacer derrière tout le monde, sur on côté de l'allée, dans un endroit d'où, sans gêner le CHAPITRE XXXV. 511 passage et sîins te faire remarquer, tu puisses les voir défiler ; et là, regarde..... regarde..... si par hasard elle serait parmi ceux qui sortent* Si Dieu n'a pas permis qu'elle y soit, cette partie des bâtiments, et il leva de nouveau la main eh indiquant le côté de l'édifice qu'ils avaient vis-à-vis d'eux, cette partie des bâtiments et une portion du terrain qui se trouve au-devant forment le qùàrtief assigné aux femmes. Tu verras une cloison en planches qui sépare ce quartier de celui où nous sommes ; mais cette cloison, en quelques endroits, laisse des lacunes, en d'autres elle est ouverte, de sorte qu'il ne te sera pas difficile d'entrer. Une fois dedans, moyennant que tu ne fasses rien qui puisse éveiller le soupçon, personne probablement ne te dira rien. Si cependant on t'opposait quelque obstacle, dis que le père Cristoforo de *** te connaît et répond de toi. Cherche-la dans ce lieu, cherche-la avec confiance et avec résignation, car songe bien que ce n'est pas peu de chose que tu es venu essayer de trouver ici : tu demandes une personne vivante au lazaret I Sais^tu combien de fois j'ai vu se renouveler ce pauvre peuple ! combien de ces malheureux j'ai vu emporter ! combien peu j'en ai vu sortir ! Va préparé à faire, s'il le faut, un sacrifice — Oui, je comprends, interrompit Renzo, dont le regard s'était troublé et la physionomie obscurcie, je comprends ! j'y vais ; je regarderai, je chercherai dans un endroit, dans un autre, et puis encore dans tout le lazaret, en long et en large et si je ne la trouve pas ! — Si tu ne la trouves pas ?» dit le père d'un air sérieux et en regardant le jeune homme d'un oeil où se marquaient l'attente des paroles qui allaient suivre et déjà une admonition sur ce début. Mais Renzo, chez qui l'irritation réveillée par l'idée de ce doute venait de faire l'effet d'un nuage élevé devant sa raison, repéta les mêmes mots et poursuivit: «Si je ne la trouve pas, je ferai en sorte de trouver quelqu'un autre. Ou à Milan, ou dans son infâme château, ou au bout du monde, ou chez le diable, je le trouverai, ce brigand qui nous a séparés, ce scélérat sans lequel depuis vingt mois Lucia serait ma femme ; et, si nous étions destinés à mourir, au moins nous serions morts ensemble. S'il est encore au monde, ce misérable, je le trouverai — Renzo ! dit le religieux, en le saisissant par le bras et le regardant plus sévèrement encore. — El si je le trouve, continua Renzo tout à fait aveuglé par la colère, si la peste n'en a déjà fait justice le temps n'est plus où un poltron, avec ses bravi autour de lui, pouvait réduire les gens au désespoir et en rire ; un autre temps est venu où les hommes peuvent se rencontrer face à face, et ce sera moi qui la ferai, la justice I — Malheureux ! s'écria le père Cristoforo d'une voix qui avait repris tout ce qu'elle avait ou de plein et de sonore, malheureux ! et sa tête abaissée sur sa poitrine s'était relevée, ses joues s'étaient colorées comme au temps où une vie plus puissante les animait, et le feu de ses yeux avait je ne sais quoi de pénétrant et de terrible. Regarde, malheureux ! Et tandis que d'une main User- 512 LES FIANCES rait et secouait fortement le bras de Renzo, de l'autre il lui montrait le douloureux spectacle qui, de toutes parts, s'offrait à leur vue. Regarde qui est Celui qui châtie 1 Celui qui juge et qui n'est pas jugé ! Celui qui envoie ses fléaux et qui pardonne ! Mais toi, ver de terre, tu veux faire justice 1 Le sais-tu, toi, ce qu'est la justice ? Va, malheureux, retire-toi ! J'espérais oui, j'ai espéré qu'avant ma mort Dieu m'accorderait la consolation d'apprendre que ma pauvre Lucia était vivante, de la voir peut-être, et de l'entendre me promettre qu'elle ferait une prière sur la fosse où l'on m'aura déposé. Va, tu m'as ravi cette espérance, Dieu ne l'a pas laissée sur la terre pour toi, et toi, sûrement, tu n'as pas l'audace de croire que Dieu pense à te consoler. Il aura pensé à elle, parce qu'elle est de ces âmes à qui sont réservées les consolations éternelles ! Va ! je n'ai plus de temps pour toi. » Et, en disant ces mots, il rejeta loin de lui le bras de Renzo et marcha vers une cabane de malades. « Ah ! père 1 dit Renzo en suivant ses pas d'un air suppliant, voulez-vous me renvoyer ainsi ? — Comment ! reprit le capucin d'une voix toujours aussi sévère, oserais-tu prétendre que je dérobasse à ces affligés qui m'attendent pour leur parler du pardon de Dieu, un temps que j'emploierais à écouter tes paroles de rage, tes odieux projets de vengeance ? Je t'ai écouté lorsque tu me demandais aide et consolation, je me suis enlevé à la charité pour la charité, mais, maintenant, lu as la vengeance dans le coeur, que veux-tu de moi ? Va-t'en. J'ai vu mourir ici des offensés qui pardonnaient, des offenseurs qui gémissaient de ne pouvoir s'humilier devant celui qui avait reçu l'offense ; j'ai pleuré avec les uns et avec les autres, mais avec toi, qu'ai-je à faire ? — Ah 1 je lui pardonne 1 je lui pardonne sincèrement, je lui pardonne pour toujours ! s'écria le jeune homme. — Renzo 1 dit le religieux avec un sérieux plus calme, penses-y, et dis-moi combien de fois tu lui as pardonné. » Et, ayant attendu quelques moments sans recevoir de réponse, tout à coup il baissa la tête, et, d'une voix sourde et lente, il reprit : « Tu sais pourquoi je porte cet habit ?» Renzo hésitait. « Tu le sais ? répéta le vieillard. — Je le sais, répondit Renzo. — Moi aussi, j'ai connu la haine, moi qui viens de te reprendre pour une pensée, pour un mot, je l'ai connue ; et l'homme que je haïssais du fond de l'âme, que je haïssais depuis longtemps, je l'ai tué. — Oui, mais c'était un méchant oppresseur, un de ceux — N'ajoute rien, interrompit le religieux ; Crois-tu que, s'il existait une bonne raison pour me justifier, depuis trente ans je ne l'iiurais p«as trouvée ? Ah ! si je pouvais maintenant mettre dans ton coeur le sentiment que depuis j'ai toujours eu, que j'ai encore, pour l'homme que je haïssais ! Si je le pouvais, moi ? Mais Dieu le peut ; qu'il le fasse ! Écoule, Kenzo, Dieu t'aime jdus que tu ne CHAPITRE XXXV. 513 t'aimes toi-même ; lu as pu méditer la vengeance, mais il a assez de force et de miséricorde-pour t'empêcher de l'effectuer ; il te fait une grâce dont un «autre, hélas ! fut trop indigne. Tu sais, bien des fois tu l'as dit, qu'il peut arrêter la main de l'oppresseur ; mais sache qu'il peut arrôter aussi celle de l'homme vindicatif. Et parce que tu es pauvre, parce que tu es offensé, cfois-tu qu'il ne puisse défendre contre toi un être qu'il a créé à son image ? Crois-tu qu'il te laisserait faire toutes choses selon ta volonté ? Non ! Mais sais-tu ce que tu peux faire ? Tu peux haïr et te perdre ; lu peux, par le sentiment que tû nourriras dans ton coeur, éloigner de toi toute bénédiction. Car, de quelque manière que les choses se passent pour toi, quel que puisse être ton sort, sois bien assuré que tout y sera châtiment, tant que tu n'auras pas pardonné à ne pouvoir plus dire : je lui pardonne. — Oui, oui, dit Renzo, tout ému et plein de confusion ; je sens que je ne lui avais jamais pardonné ; je sens que j'ai parlé comme un être sans raison et non comme un chrétien ; mais Maintenant, avec la grâce de Dieu, c'est bien du fond du coeur que je lui pardonne. ^- Et si lu le voyais ? — Je prierais le Seigneur de me donner, à moi, la patience, et de lui toucher le coeur. — Te rappellerais-tu que le Seigneur ne nous a pas dit seulement de pardonner à nos ennemis, mais de les aimer ? Te rappellerais-tu qu'il l'a aimé jusqu'à mourir pour lui ? — Oui, avec l'aide de Dieu. — Eh bien, viens «avec moi. Tu as dit: Je le trouverai ; tu le trouveras. Viens, et tu verras contre qui tu pouvais conserver de la haine, à qui tu pouvais désirer du mal et vouloir en faire, sur quelle vie tu voulais l'ériger en maître. » Et, prenant la main de Renzo, la serrant comme aurait pu le faire un jeune homme dans la force de la santé, il se mit en marche. Rcnzô, sans oser lui adresser aucune question, le suivit. Après «avoir l'ail un peu de chemin, le religieux s'arrêta sur la porte d'une cabane ; il fixa ses yeux sur le visage de Renzo d'un air mêlé de gravité et d'attendrissement, et le fil entrer avec lui. Le premier objet qui là se montrait à la vue était un malade assis dans le fond sur la paille, mais un malade peu abattu et qui même pouvait paraître près de sa convalescence. En voyant le père, il remua la tête, comme pour faire un signe négatif ; le père baissa la sienne d'un air de tristesse et de résign.alion. Renzo cependant, promenant ses regards avec une inquiète curiosité sur ce qu'il y «avait encore dans la cabane, vit trois ou quatre malades ; et, sur un matelas placé contre l'un des côtés, il remarqua l'un d'entre eux enveloppé dans un drap, par-dessus lequel était une cape de gentilhomme servant de couverture. Il le considéra jdus attentivement, reconnut don Rodrigo, et recula d'un pas ; mais le religieux, lui faisant de nouveau sentir fortement la main avec laquelle il le tenait, le tira au pied de la triste couche, tandis que de l'autre main il lui montrait l'homme qui s'y trouvait étendu. Le malheureux 65 514 LÉS FIANCÉS. gisait immobile, les yeux très-ouverts, mais privés de regîtrd, le visage pâle et couvert de taches noires, les lèvres noires et enflées ; vous eussiez dit la face d'un cadavre, si une violente contraction n'y eût signalé une vie tenace et dure à finir. Sa poitrine se soulevait de temps en temps par une respiration suffoquée ; de sa main droite, hors de la cape, il se pressait près du coeur, en y appuyant, avec la force de leur crispation, des doigts livides et noirs à leur extrémité. « Tu vois ! dit le religieux d'une voix basse et grave. Ce peut être châtiment, ce peut être miséricorde. Le sentiment que dans ce moment tu éprouveras pour cet homme qui t'a offensé, Dieu que tu as offensé de même l'aura pour toi, lorsque viendra ton dernier jour. Bénis-le, cet homme, et tu seras béni. Depuis quatre jours il est là comme tu le vois, sans donner aucun signe et sans paraître sentir son existence. Peut-être le Seigneur est-il prêt à lui accorder une heure de retour à lui-même ; mais il voulait en être prié par toi ; peut-être veut-il que tu l'en pries avec cette pauvre innocente ; peut-ôtre réserve-t-il sa grâce à ta seule prière, à la prière d'un coeur affligé, mais résigné. Peut-être le salut de cet homme et le tien dépendent-ils maintenant de toi, ... De l'autre main, il lui montrait l'homme qui s'y trouvait étendu... (P. 513.) CHAPITRE XXXV. 515 d'un sentiment de pardon, de compassion d'amour qui naîtra dans ton coeur !» Il se tut, baissa la tête sur ses mains jointes, et pria ; Renzo en fit de même. Ils étaient depuis quelques moments dans cette attitude, lorsque le dernier coup de cloche se fit entendre. Tous deux, comme de ; concert, se retournèrent et sortirent. L'un ne fit point de demandes, l'autre point de protestations ; leurs visages parlaient. « Va maintenant, reprit le religieux, va préparé, soit à recevoir une grâce, soit à faire un sacrifice, préparé à louer Dieu, quel que soit le résultat de tes recherches ; et, quel qu'il soit, viens m'en rendre compte ; nous le louerons ensemble. » Puis, sans rien dire de plus, ils se séparèrent ; l'un retourna vers l'endroit d'où il était venu ; l'autre se dirigea vers la chapelle, qui n'était qu'à une centaine de pas de distance. « Va maintenant, » reprit le religieux... (P. 515.) CHAPITRE XXXVI. Qui aurait dit à Renzo, quelques heures auparavant, que, lorsqu'il serait le plus lancé dans sa recherche, lorsque les moments les plus critiques et les plus décisifs auraient commencé pour lui, son coeur serait partagé entre Lucia et don Rodrigo ? Et c'était cependant ainsi. Celte figure venait se mêler à toutes les images douces ou terribles que l'espérance ou la crainte faisaient tour à tour paraître à son esprit ; les paroles qu'il avait entendues au pied de cette couche résonnaient dans son âme parmi toutes les incertitudes dont elle était si vivement agitée ; et il ne pouvait achever une prière pour 1 heureux résultai de sa grande entreprise, sans y rattacher celle qu'il avait commencée dans la cabane et que le coup de cloche avait interrompue. La chapelle octogone qui se montre, élevée sur quelques marches, «au milieu du lazaret, était, dans sa construction primitive, ouverte de tous les côtés, sans autre support que des pilastres et des colonnes ; c'était un bâtiment, pour ainsi dire, tout à jour. Chacun des huit côtés présentait un arceau sur deux entrc-colonnements. En dedans un portique régnait tout autour de cette partie de l'édifice qu'on pourrait proprement appeler l'église, laquelle n'était composée que de huit arceaux correspondant à ceux des façades, et surmontés d'une Cette figure venait se mêler à toutes les images douées et terribles. , . (P. 516.) CHAPITRE XXXVI. 517 coupole ; de sorte que l'autel, placé au centre, pouvait être vu-de toutes les fenêtres des chambrés du pourtour, et presque de tous les points du lazaret. Maintenant l'édifice ayant été affecté à tout autre usage, les vides des façades sont murés ; mais l'ancienne construction, demeurée intacte, indique clairement comment il était alors et quelle en était la destination. Renzo venait à peine de se mettre en marche, lof qu'il" vit le père Félix paraître sous le portique de la chajielle et se présenter sous l'arceau faisant face à la ville, devant lequel l'assemblée s'était rangée en bas des degrés, tout au long de l'avenue pratiquée dans le milieu de l'enceinte, et il reconnut aussitôt à l'altitude du religieux qu'il avait commencé sa prédication. Il tourna par les petits passages qui se trouvaient entre les tentes et les baraques, de manière à arriver sur les derrières de l'auditoire, ainsi qu'il lui avait été dit de le faire. Une fois là, il s'arrêta sans faire semblant de rien, et parcourut du regard toute cette réunion ; mais il n'y vit que des têtes-se touchant toutes. Dans le milieu il s'en trouvait un certain nombre qui avaient un voile pour coiffure. Il regarda plus attentivement sur ce point ; mais, n'y découvrant rien de plus, il fit comme les autres et leva les yeux vers le prédicateur sur lequel chacun fixait les siens. Il fut frappé, pénétré de l'air vénérable de cette figure, et, recueillant l'attention dont il pouvait être capable dans un moment de semblable attente, il entendit cette partie de l'allocution que prononçait l'homme de Dieu : « Donnons une pensée aux mille et mille d'entre nous qui sont sortis par là ;» et, de son doigt levé par-dessus son épaule, il montrait derrière lui la porte qui donne sur le cimetière de San-Gregorio, lequel n'était plus alors qu'une immense fosse, « jetons un regard sur les mille et mille autres qui restent dans cette enceinte, ne sachant, hélas ! quelle en sera pour eux la sortie ; jetons un regard sur nous-mêmes qui, en si petit nombre, en sortons échappés au péril. Béni soit le Seigneur ! béni dans sa justice, béni dans sa miséricorde ! béni dans la mort, béni dans la vie, lorsqu'il la daigne sauver ! béni dans le choix qu'il a voulu faire de nous pour une semblable faveur ! Ah ! pourquoi l'a-t-il voulu, mes enfants, si ce n'est pour se conserver un petit peuple corrigé par l'affliction et rendu plus fervent par la gratitude ? Si ce n'est afin que, pénétré plus vivement de celle pensée que la vie est un don de sa grâce, nous l'estimions à la valeur que doivent avoir pour nous tous ses dons, nous l'employions à des oeuvres dignes de lui être présentées ? Si ce n'est afin que le souvenir de nos souffrances nous rende compatissants pour notre prochain et prompts à le secourir dans les siennes ? Et d'abord songeons en ce moment à la manière dont nous allons paraître aux yeux de ceux «avec qui, dans cet asile, nous «avons souffert, nous avons connu les vicissitudes de la crainte et de l'espérance, parmi lesquels nous laissons des amis, des proches, et qui tous sont nos frères dans le Seigneur. Veillons à ce qu'en nous voyant passer parmi eux, et tandis qu'ils éprouveront peut-être quelque soulagement par la pensée qu'il n'est pas impossible de sortir vivants de ce séjour de misères, veillons à ce qu'ils ne reçoivent de nous que bon exemple et qu'édification. Gardons-nous de leur 518 LES FIANCES. montrer une joie bruyante, une joie toute terrestre, parce que nous avons évité celle mort contre laquelle ils se débattent encore. Qu'ils nous voient partir remerciant le ciel pour nous et le priant pour eux, et. qu'ils puissent dire : Hors d'ici-même ils se souviendront de nous* ils continueront à prier polis nous. Commençons par ce voyage,-par ces premiers pas que nous allons faire, une vie toute de charité. Que ceux qui ont repris leurs premières forces donnent aux faibles l'appui-d'un bras fraternel ; jeunes gens, soutenez les vieillards ; vous qui êtes restés sans enfants, voyez autour de vous combien d'enfants sont restés sans père ! qu'ils trouvent un père dans chacun de vous ! Et cette charité, en couvrant vos péchés, adoucira même votre douleur, » Ici un sourd murmure de gémissements, un triste concert de sanglots qui allaient croissant dans l'assemblée, s'arrêtèrent subitement, lorsqu'on vit le prédicateur se mettre ait cou une corde et tomber à genoux ; et dans un profond silence on attendait ce qu'il allait dire. « Il me reste, dit-il, à vous parler de moi et de mes compagnons qui, par un choix dont nous étions si indignes, avons été appelés à ce haut privilège de servir en vous Jésus-Christ. Je vous demande humblement de nous pardonner si nous n'avons pas dignement rempli un si grand ministère. Si la paresse, si l'indocilité de la chair nous ont rendus moins attentifs à vos besoins, moins prompts à courir à votre appel ; si une injuste impatience, si un coupable ennui nous ont fait quelquefois vous montrer un visage froid et sévère ; si quelquefois la misérable pensée que nous pouvions vous être nécessaires nous a portés à ne pas vous traiter avec cette humilité dont nous n'eussions jamais dû nous départir ; si notre fragilité nous a fait commettre quelque action qui ail été pour vous une cause de scandale, pardonnez-nous ! Que Dieu vous remette de même vos dettes envers lui, et qu'il- vous bénisse !» Et, faisant sur l'auditoire un grand signe de croix, il se releva. Si nous n'avons pu rapporter exactement ses paroles, nous en avons du moins reproduit le sens et la substance ; mais le ton «avec lequel elles furent prononcées est une de ces choses que la plume ne retrace j)oint. C'était le ton d'un homme qui appelait privilège le service des pestiférés, parce qu'il le regardait comme tel ; qui se disait coupable de n'avoir pas dignement répondu à cette grâce, parce qu'il le sentait ainsi ; qui demandait qu'on lui pardonnât, parce qu'il croyait véritablement avoir besoin de ce pardon. Mais ceux qui l'écoulaient étaient les mêmes qui avaient vu ces capucins n'avoir d'autre pensée, d'autre soin que de les servir, qui en avaient vu mourir le plus grand nombre, qui avaient vu notamment celui qui aujourd'hui parlait au nom de tous, le premier de tous en l'autorité, être toujours aussi le premier à l'oeuvre, si ce n'est lorsqu'il avait été lui-même «aux portes de la mort ; et l'on peut dès lors juger avec quelle abondance de larmes, avec quels sanglots ces paroles furent accueillies. L'admirable religieux prit alors une grande croix qui était appuyée contre un pilastre, il l'éleva devant lui, laissa sur le bord du portique extérieur ses sandales, descendit les degrés, et traversant la foule, qui s'ouvrit respectueusement pour lui donner passage, il alla se mettre à sa tête. CHAPITRE XXXVI. 519 Renzo, dont les yeux étaient pleins de larmes tout comme s'il eût été l'un de de ceux à qui cette demande si extraordinaire de pardon était adressée, se rangea comme les autres et fut se placer sur le côté d'une baraque. Ainsi posté, il attendit qu'on défilât, se tenant à demi caché, le corps en arrière, là tête en avant, regardant de tous ses yeux, avec un grand battement de coeur, mais aussi «avec une certaine confiance qu'il n'avait pas encore éprouvée et qui naissait, je crois, de l'attendrissement produit dans son âme parles paroles qu'il venait d'entendre et par l'attendrissement général dont il avait autour de lui le spectacle. Cependant le père Félix arrivait, pieds nus, sa corde au coii, sa hîiute et pesante croix dans les mains ; sur son visage pâle et maigre respiraient tout à la fois le courage et la componction ; son pas était lent, mais fermé, le pas d'un homme qui songeait surtout à ménager la faiblesse des autres, et tout le montrait comme puisant sa force dans un surcroît même de fatigues et de souffrances pour soutenir celles, en si grand nombre, dont le poids incessant formait l'attribut de l'office qu'il remplissait. Immédiatement après lui marchaient les jeunes garçons un peu grands, la plupart nu-pieds, quelques-uns seulement velus à plein, plusieurs couverts d'une simple chemise. Puis venaient les femmes, donnant presque toutes la main à une petite fille, et chantant alternativement entre elles le Miserere ; elle son faible de ces voix, la pâleur et l'air languissant de ces visages étaient bien de nature à remplir de pitié l'âme de quiconque se fût trouvé là comme simple spectateur. Mais ce n'était point comme tel que s'y trouvait Renzo. Tout entier à sa pensée, il regardait, examinait, de rang en rang, de ligure en figuré, sans en oublier une seule, car là marche fort lente de la procession lui donnait pour cela toute facilité. On passe, on passe ; il regarde, il regarde toujours sans fruit. De temps en temps il jetait rapidement un coup d'oeil sur ce qui restait de femmes en arrière et en voyait le nombre s'amoindrir. Déjà les derniers rangs-s'approchent, le dernier de tous arrive ; tous sont passés, il n'a vu que des figures inconnues. Les bras pendants, la tête penchée sur l'épaule, il demeura l'oeil attaché sur cette troupe de femmes, pendant qu'elle s'éloignait et que celle des hommes passait. Son attention, cependant, fut de nouveau éveillée, quelque espoir lui revint, lorsque parurent, «après les hommes, un certain nombre de chariots amenant les convalescents qui n'étaient pas encore en état de marcher. Là les femmes venaient les dernières, et le convoi allait si lentement que Renzo put, comme tout à l'heure, les ex.aminer toutes s.ans qu'aucune échappât à son inspection. Mais quoi ! il inspecte le premier chariot, le second, le troisième et ainsi de suite sans plus de succès, jusqu'au dernier, derrière lequel ne venait plus qu'un autre capucin, à l'air grave, un bâton à la main, comme étant là pour régler la marche. C'étail ce père Michel que nous avons dit avoir été donné pour second au père Félix dans le gouvernement du lazaret. Ainsi s'évanouit tout à fait cette douce espérance à laquelle notre pauvre jeune homme avait un moment ouvert son coeur ; et,en se dissipant, elle n'emporta pas seulement le bien qu'il en av.ait ressenti, mais, comme cela arrive 520 LES FIANCES. presque toujours, elle le laissa dans une situation pire que celle où il était avant de l'avoir conçue. Ce qui désormais pouvait lui arriver de plus heureux était de trouver Lucia malade. Cependant, par cela même qu'à cette espérance du moment venait de succéder une crainte plus vive, il s'attacha de toutes les forces de son âme à la pensée qui lui offrait ee triste et faible soutien. Il rentra dans l'avenue et marcha vers le lieu d'où la procession était partie. Lorsqu'il fut au pied de la chapelle, il alla s'agenouiller sur la dernière marche, et là il fil à Dieu une prière, ou, pour-mieux dire, il lui adressa un mélange confus de paroles en désordre, de phrases interrompues, d'exclamations, d'instances, de gémissements, de promesses ; un de ces discours qu'on n'adresse pas aux hommes, parce qu'ils n'ont pas assez de pénétration pour les comprendre ni de patience pour les écouter, ils ne sont pas assez grands pour on ressentir de la compassion sans mépris. Il se dressa un peu ranimé ; il fille tour de la chapelle et se trouva dans une autre avenue qu'il n'avait pas vue encore et qui conduisait à l'autre porte. Après y avoir marché pendant quelques moments, il vit la clôture en planches dont lui avait parlé le père Cristoforo, mais avec les lacunes que le père lui avait également dit y exister. Il entra par une de ces ouvertures et se trouva dans le quartier des femmes. Presque au premier pas qu'il y lit, il vit à terre une sonnette, de celles que les monalti portaient au pied ; il lui vint à l'esprit tpic cet instrument pourrait lui servir comme de passe-port ; il le ramassa, regarda si personne n'avait les yeux sur lui, et se l'attacha à la façon des monatti. Puis aussitôt il entreprit sa recherche, cette recherche qui, par la seule multiplicité dos objets, eût été singulièrement fatigante, lors même que ces objets auraient été d'une tout autre nature. Il commença à promener ses regards, ou plutôt à les arrêter sur de nouvelles misères, si semblables en partie à celles qu'il avait déjà vues, et en partie si différentes, qu'avec la même calamité c'était ici, pour ainsi dire, une autre manière de souffrir, de languir, de se plaindre, de supporter ses maux, de compalir à ceux des autres et de se secourir mutuellement ; c'était, pour celui aux yeux de qui s'offrait un Ici spectacle, une autre pitié et un autre genre d'horreur. Il avait déjà l'ait je ne sais combien de chemin sans fruit et sans accident, lorsqu'il entendit derrière lui un « Oh ! » qui semblait lui être adressé. Il se retourna et vit à une certaine distance un commissaire qui leva la main et lit un signe qui était bien en effet j)Our lui, en criant : « Là, dans les chambres , on y il besoin d'aide ; ici le balayage est fini. » Renzo vit sur-le-champ pour qui il était pris, et que sa sonnette était la cause de l'équivoque. Il s'accusa de sottise pour n'avoir pensé qu'aux inconvénients que ce triste insigne pouvait lui faire éviter, et non ]>as à ceux qu'il pouvait faire naître ; mais, songeant en même temps au moyen de se débarrasser au plus vile de cet homme, il lui lit un signe de fête répété comme pour dire qu'il avait entendu et qu'il allait obéir ; et il se déroba à sa vue en se jetant de côté à travers les baraques. Lorsqu'il se crut assez loin, il songea aussi à se défaire de ce qui avait donné CHAPITRE XXXVI. 521 lieu à l'erreur ; et, pour faire cette opération sans être remarqué, il alla se mettre dans un étroit espace qui se trouvait entre deux cabanes dos à dos l'une à l'autre. Il se baisse pour détacher la sonnette, et, tandis qu'il est dans cette attitude, la tête appuyée contre la paroi de paille de l'une des cabanes, une voix vient de l'intérieur frapper son oreille Oh ! ciel ! est-il possible ? Il n'a plus d'âme que pour écouter, il respire à peine Oui ! oui ! c'est cette voix.,... « De quoi voulez-vous avoir peur ? disait cette voix si douce, nous avons passé bien antre chose qu'un orage. Celui qui nous a gardées jusqu'ici daignera bien encore nous garder aujourd'hui. » ' Si Renzo ne jeta pas un cri, ce ne fut pas la crainte de se faire apercevoir qui le retint, ce fut parce qu'il n'en eut pas la force. Ses genoux lléchirentj ses yeux se voilèrent, mais ce ne fut que l'impression du premier moment ; la minute d'après il se retrouva sur ses jambes, plus leste, plus dispos que jamais. En trois saufs, il fil le tour de la cabane et fut sur la porte. Il vit celle qui avait parlé, il la vil sur pied, penchée sur un petit lit. Elle-même se tourne au bruit ; elle regarde, elle n'en croit pas ses yeux, elle croit rêver, elle regarde jdus attentivement et s'écrie : « Oh ! seigneur Dieu ! — Lucia ! je vous ai trouvée ! je vous trouve ! c'est bien vous ! vous êtes en vie ! s'écria Renzo, en allant vers elle fout tremblant. — Oh ! Seigneur Dieu ! répéta Lucia, plus tremblante encore. Vous ! Qu'est-ce donc tpie ceci ? Comment avez-vous l'ail ? La jieste ? — Je l'ai eue. Et vous ? — Ah ! je l'ai eue aussi. El ma mère ? — Je ne lai pas vue, parce qu'elle est à Pasluro ; mais je crois qu'elle se porte bien. Mais vous comme vous êtes encore pâle ! comme vous paraissez faillie ! Vous êtes pourtant guérie, n'est-ce pas, vous êtes guérie ? — Le Seigneur a voulu me laisser [encore sur la ferre. Ah ! Renzo ! pourquoi ôlês-vons ici ? — Pourquoi ? dit Renzo en s'approchant davantage, vous me demande/. 66 Elle-même se retourne au bruit, elle regarde... (P. 521.) 522 LES FIANCES. pourquoi ? Pourquoi je devais venir ? Est-il besoin que je vous le dise ? A,qui est-ce donc que je jiense en ce monde ? Est-ce que je ne m'appelle plus Renzo ? Est-ee que vous n'êtes plus Lucia ? — Ah ! que dites-vous, que dites-vous ? Mais ma mère ne vous a-t-elle pas fait écrire ? — Oui, certes, elle ne m'a que trop fait écrire. Belles choses vraiment à faire écrire à un pauvre malheureux tourmenté, errant, qui ne vous avait jamais donné sujet de vous plaindre de lui ! — Mais, Renzo ! Renzo ! puisque vous saviez Pourquoi venir ? Pourquoi ? — Pourquoi venir ? Oh ! Lucia ! pourquoi venir, dites-vous ? Après tant de promesses ! Ne sommes-nous plus vous et moi ? Ne vous souvient-il plus ? Que restait-il à faire ? — Oh ! Seigneur ! s'écria douloureusement Lucia en joignant ses mains et levant ses yeux vers le ciel ; pourquoi ne m'avez-vous pas fait la grâce de m'appeler à vous ? Oh ! Renzo ! qu'avez-vous fait ? Lorsque je commençais à espérer qu'avec le temps je pourrais oublier —Il est gracieux, cet espoir ! et ce sont là de belles choses à me dire en face ! — Ah ! qu'avez-vous fait ! Et dans un lieu tel que celui-ci ! parmi tant de misères, au milieu de tout ce qui s'y voit ! Dans ce lieu où l'on ne fait que mourir, vous avez pu..... ! — Il faut prier Dieu pour ceux qui meurent et espérer qu'une bonne place lesattend ailleurs ; mais il n'est pas juste, pour cela, que ceux qui vivent aient à vivre dans le désespoir — Mais, Renzo ! Renzo ! vous ne pensez pas à ce que vous dites. Une promesse à la sainte Vierge !..... un voeu 1 — Et moi, je vous dis que ce sont des iiromesses qui ne comptent pour rien. — Oli ! Seigneur ! que dites-vous là ? Où donc avez-vous été duranlce lempsci ? Avec qui avez-vous vécu ? Comment parlez-vous ? — Je parle comme un bon chrétien, et je pense sur la sainte Vierge mieux que vous, jiarce que je crois qu'elle ne veut pus de promesses laites au détriment du prochain. Si la sainte Vierge avait parlé, oh ! alors Mais qu'y a-t-il eu ? une idée de vous. Savez-vous ce que vous devez jn'omettre à la sainte Vierge ? Promettez-lui que la première fille que nous aurons, nous la nommerons Marie. Pour cela, je suis prêt à le promettre avec vous. De telles choses sont bien plus à l'honneur de la sainte Vierge ; ce sont des dévolions qui ont jilus de bon sens et qui ne font tort à personne. — Non, non ; ne parlez pas ainsi : vous ne savez jias ce que vous dites ; vous ne savez pas, vous, ce que c'est que de faire un voeu ; vous n'avez pas été dans la situation où je me suis vue ; vous n'avez pas subi ces épreuves. Laissez-moi ! pour l'amour de Dieu, laissez-moi ! » Et elle s'éloigna précipitamment de lui, retournant vers le lit d'où elle s'était écartée. CHAPITRE XXXVÏ. 523 « Lucia ! dit Renzo, sans changer de place ; dites-moi, du moins, dites-moi : si ce n'était cette raison seriez-vous la même pour moi ? — Homme sans pitié, répondit Lucia en se tournant et retenant avec peine ses larmes ; quand vous m'auriez fait dire des paroles inutiles, des paroles qui me feraient mal, des paroles qui seraient peut-être des péchés, seriez-vous content ? Allez, oh ! oui, allez. Oubliez-moi : on voit que nous n'étions pas destinés ! Nous nous reverrons là-haut : ce n'est pas pour longtemps qu'on est en ce monde. Allez ; tâchez de faire savoir à ma mère que je suis guérie, qu'ici même la Providence est toujours venue à mon secours, que j'ai trouvé une âme charitable, cette bonne compagne, qui est pour moi comme une seconde mère ; dites-lui que j'espère qu'elle sera, elle, préservée de cernai, et que nous nous reverrons quand Dieu voudra et comme il voudra Allez, pour l'amour de Dieu, et ne pensez plus à moi si ce n'est dans vos prières. » Et comme une personne qui n'a plus rien à dire et ne veut plus rien entendre, comme une personne qui veut se soustraire à un danger, elle se retira encore plus en arrière en s'approchant du lit où était couchée la femme dont elle avait parlé. « Écoutez, Lucia, écoutez 1 dit Renzo, sans toutefois s'avancer davantage vers elle. — Non, non ; allez, par charité. — Ecoutez : le père Cristoforo — Quoi ? — Est ici. — Ici ? Où ? Comment le savez-vous ? — Je lui ai parlé tout à l'heure. J'ai été longtemps avec lui ; et il me semble qu'un religieux de son mérite — Il est ici ! pour assister les pauvres pestiférés, sans cloute ? Mais lui, l'a-t-il eue, la peste ? — Ah ! Lucia ! je crains, je crains bien et tandis que Renzo hésitait ainsi à prononcer le mot douloureux pour lui et qui devait être si douloureux pour Lucia, elle s'était de nouveau écartée du lit et se rajmrochait de lui ; je crains qu'il ne l'ait dans ce moment même ! — Oh ! pauvre saint homme ! Mais que dis-je, pauvre homme ? C'est nous qui, dans ce cas, sommes à plaindre ! Comment est-il ? est-il au lit ? a-t-il quelqu'un pour l'assister ? — Il est sur pied, il va, il assiste les autres. Mais si vous voyiez comme il est défait, comme il a peine à se soutenir ! On en a tant et tant vu qu'on n'a que trop appris à ne pas se tromper. — Oh ! quel chagrin ! Et il est vraiment ici ? — Ici, et pas bien loin ; p«as beaucoup plus que de votre maison à la mienne, si vous vous en souvenez ! — Oh ! très-sainte Vierge ! — Eh bien, pas beaucoup plus loin. Vous pouvez vous figurer si nous avons parlé de vous ! Il m'a dit des choses Et si vous s«aviez ce qu'il m'a fait voir ! 521 LES FIANCES. Je vous le conterai ; mais je veux commencer par vous dire ce qu'il m'a dit, lui, de sa propre bouche. Il m'a dit que je faisais bien de venir vous chercher, que le Seigneur voit avec plaisir un jeune homme qui agit ainsi et m'aiderait lui-même avons trouver, ce qui s'est vérifié d'une manière bien claire ; mais, au reste, c'est un saint. Ainsi, voyez ! — Mais s'il a parlé de cette façon, c'est qu'il ne sait pas — Que voulez-vous qu'il sache des choses que vous avez faites de votre propre tête, sans direction et sans l'avis de personne ? Un homme sage, un homme de bon sens comme lui, ne va pas s'imaginer de pareilles choses. Mais quand je songe à ce qu'il m'a fait voir !..... » Et ici il raconta la visite faite à la terrible cabane. Lucia, quoique ses sens et son âme eussent dû, dans ce séjour, s'habituer aux plus fortes impressions, était toute pénétrée d'horreur et de pitié. « Et là encore, jioursuivit Renzo, il a parlé comme un saint : il a dit que peut-être le Seigneur a l'intention de faire grâce à ce malheureux (je ne saurais plus vraiment lui donner un autre nom) qu'il attend le bon moment pour le prendre, mais qu'il veut que nous priions ensemble pour lui Ensemble, entendez-vous ? — Oui, oui ; nous le prierons, chacun de l'endroit où le Seigneur aura voulu nous tenir ; il sait, lui, réunir les prières. — Mais, quand je vous rapporte ses propres paroles ! — Mais Renzo, il ne sait pas — Mais ne voyez-vous pas que lorsque c'est un saint qui parle, c'est le Seigneur qui le fait parler ? et qu'il n'aurait pas parlé de la sorte, si la chose ne devait se faire toul à fait à la manière qu'il dit ? Et l'âme de ce pauvre homme ? Il est bien vrai que j'ai prié et que je prierai encore pour lui ; j'ai prié du fond du coeur, comme si c'eût été pour mon frère. Mais comment voulezvous qu'il puisse, le malheureux, être dans l'autre monde, si la chose ne s'accommode pas dans celui-ci, si le mal qu'il a fait n'est pas défait ? Tandis que si vous entendez raison, tout revient au point d'auparavant ; ce qui s'est passé s'est passé ; il a fait ici-bas sa pénitence — Non, Renzo, non. Le Seigneur ne veut pas que nous fassions du mal, pour user lui-même de miséricorde. Quanta cela, laissez-le faire ; pour nous, notre devoir est de le prier. Si j'étais morte dans cette certaine nuit, Dieu n'aurait •donc pas pu lui pardonner ? Et si je ne suis pas morte, si j'ai été délivrée — Et votre mère, cette pauvre Agnese, qui m'a toujours montré tant d'amitié et qui désirait tant nous voir mari et femme, ne vous «a-l-ellci)asdit, elle aussi, que c'était une idée de travers ? Elle qui d'autres fois vous a fait entendre raison, parce qu'en certaines choses, elle y voit plus juste que vous — Ma mère ! vous voudriez que ma mère me donnât jamais le conseil de manquer à un voeu ! M«ais, Renzo, vous n'y êtes plus. — Oh ! voulez-vous que je vous le dise ? Vous autres femmes, vous ne pouvez s.avoir comme il faut ces sortes de choses. Le père Cristoforo m'a dit de retourner l'informer si je vous «avais trouvée. J'y vais, nous l'entendrons ; et ce qu'il dira... CHAPITRE XXXVI. 525 — Oui, oui ; «allez vers ce saint homme ; dites-lui que je prie pour lui, et que je lui demande de prier pour moi, parce que j'en ai bien grand besoin. Mais, pour l'amour de Dieu, pour votre âme, pour la mienne, ne venez plus ici me faire du mal, me tenter. Le jière Cristoforo saura vous expliquer les choses et vous rappeler à vous-même : il vous fera mettre votre coeur en paix. — Mon coeur en paix ! Oh ! quant à cela -, ôtez-le-vous de la tête. Vous me l'avez déjà fait écrire, ce vilain mot ; et je sais tout ce que j'en ai souffert ; et maintenant vous «avez le coeur de me le dire. Et moi, tout au Contraire, je vous dis clair et net que mettre mon coeur en paix est une chose que je ne ferai jamais. Vous voulez m'oublier, et moi, je ne veux pas vous oublier, vous. Et je vous assure, voyez-vous bien, que si vous me faites perdre le bon sens, je ne le recouvre plus. Au diable le métier, au diable la bonne conduite ! Vous voulez me condamner à être enragé toute ma vie, et enragé je serai Et ce malheureux ! Dieu sait si je lui ai pardonné du fond du coeur ; mais vous Vous voulez donc me faire penser toute ma vie que si ce n'était lui ? Lucia ! vous m'avez dit de vous oublier. De vous oublier ! Comment le pu.is-je faire ? A qui croyez-vous que j'ai jiensé pendant tout ce temps ? Et après tant de choses ! après tant de promesses ! Que vous ai-je donc fait depuis que nous nous sommes quilles ? Est-ce parce que j'ai souffert que vous nie traitez ainsi ? Parce cpie j'ai eu des malheurs ? Parce que j'ai été persécuté ? Parce que j'ai passé un temps si long hors de ma demeure, triste, loin de vous ? Parce qu'au premier moment où je l'ai pu, je suis venu vous chercher ?» Lucia, lorsque les pleurs lui permirent d'articuler des mots, s'écria, en joignant de nouveau ses mains et levant vers le ciel ses yeux inondés de larmes : « O très-sainte Vierge, venez à mon secours ! Vous savez que, depuis cette nuit affreuse, je n'ai jamais en à passer un moment tel que celui-ci. Vous m'avez secourue alors ; secourez-moi maintenant encore ! — Oui, Lucia, vous faites bien d'invoquer la sainte Vierge ; mais pourquoi voulez-vous croire que tandis qu'elle est si bonne, qu'elle est la mère des miséricordes, elle puisse'se plaire à nous faire souffrir moi, du moins..... pour un mol qui vous est échappé dans un moment où vous ne saviez ce que vous disiez ? Voulez-vous donc croire qu'elle vous ail alors secourue, pour nous laisser ensuite dans la j)eine ? Si, au reste, ceci n'élailqu'un prétexte, si la vérité est que vous m'ayez pris en haine dites-le moi parlez clair. — Parcharilé, Renzo, par charité, au nom de vos parents défunts, finissez, finissez, ne me faites jias mourir..... Le moment ne sérail pus bon. Allez vers le père Cristoforo, recommandez-moi à lui, ne revenez plus ici, ne revenez plus. — J'y vais ; mais songez donc si je veux ne jias revenir ! Je reviendrais quand ce serait du bout du monde.» Et il disparut. Lucia alla s'asseoir ou plutôt se laissa tomber à lerre à côté du lil ;el, y appuyant sa tête, elle continua de pleurer à chaudes larmes. La femme qui jusqu'alors avait regardé, avait écouté, sans rien dire, demanda ce que c'était que cette apparition, ce débat, ce déluge de pleurs. Mais peut-être le lecteur ;i2t ! LES FIANCES. demande-l-il de son côté qui était cette femme ; peu de mots nous suffiront pour le satisfaire. C'était une riche marchande, d'environ trente ans. Dans l'espace de quelques jours, elle avait vu mourir dans sa maison son mari et tous ses enfants. Peu après, atteinte elle-même de la peste, elle avait été transportée au lazaret et placée dans cette petite cabane, au moment, où Lucia, après avoir, sans s'en être aperçue, surmonté le mal dans sa plus forte crise, et avoir changé plus d'une fois de com|)agne sans s'en apercevoir davantage, commençait à revenir à elle et à recouvrer l'usage delà raison dont, elle avait été privée dès le début de sa maladie, pendant qu'elle était encore dans la maison de don Ferrante. La cabane ne pouvait contenir que deux personnes ; et bientôt entre celles-ci, toutes deux affligées, abandonnées, effrayées, isolées au milieu de la foule, avait pris_1naissance plus d'affection peut-être, plus d'intimité que si depuis longtemps elles avaient passé leur vie ensemble. Lucia n'avait pas fardé à être assez remise pour pouvoir jircter assistance à l'autre, dont l'état avait été fort grave. Maintenant que le danger était également passé pour celles-ci, elles se tenaient compagnie, se prêtaient courage et se servaient, de garde multiellemenl. Elles s'étaient promis de ne sortir du lazaret que toutes deux ensemble, et, avaient pris d'autres arrangements pour ne |>as même se séparer après leur sortie. La marchande, qui avait laissé aux soins d'un de ses frères, commissaire de la Saule, sa maison, son magasin et sa caisse, le Ionien bon étal et bien garni, et qui, en reprenant ses clefs, allait se trouver seule et, triste maîtresse de beaucoup plus qu'il ne lui fallait pour vivre à son aise, voulait garder Lucia auprès d'elle comme une fille ou une soeur ; et Lucia avait adhéré à.celle proposition, avec une vive gratitude pour celle qui la lui faisait, comme envers la Providence, mais en ne s'engageant toutefois que jusqu'au moment où elle jiourrail avoir des nouvelles de sa mère et connaître, ainsi qu'elle l'espérait, la volonté de celle-ci. Du reste, réservée comme elle était toujours, elle n'avait jamais dil Lucia... se laissa tomber j'i terre à coté du lit... (P. 025.) CHAPITRE XXX VI. S97 à sa compagne un seul mot, ni de ses fiançailles, ni de ses autres aventures extraordinaires. Mais maintenant, au milieu des sentiments qui l'ojqircssaienl. elle avait au moins autant besoin de se soulager, en en parlant, que l'autre pouvait avoir de désir de l'entendre ; et lui serrant la main dans les siennes, elle entreprit aussitôt de satisfaire à sa demande, sans rien cacher et ne s'arrêtant qu'autant qu'elle y était obligée par ses sanglots. Renzo cependant marchait en grande hâte vers le quartier t\u bon religieux. Avec un peu d'étude, et non sans avoir à refaire quelques parties de son chemin, il finit par y arriver. Il trouva la cabane, n'y trouva pas le père ; mais, en rôdant et cherchant aux environs, il l'aperçut dans une baraque où, courbé jusqu'à terre, il donnait les dernières consolations de son ministère à un mourant. Ilenzo s'arrêta et altendil en silence. Peu après il vil le père fermer les yeux à ce malheureux, puis se mettre à genoux, prier un moment dans cette altitude et enfin se lever. Alors il s'avança vers lui. •■ Ah ! dil le religieux en le voyant venir, eh bien ? — Elle y est: je l'ai trouvée ! — Dans quel étal ? — Ciiiéric, ou du moins hors du lit. — Dieu soit loué ! — Mais «lit Renzo. lorsqu'il lui assez près de lui pour pouvoir lui parler à demi-voix, il y a un attire imbroglio. — Qu'est-ce (pie c'est ? — Je veux dire que Vous savez comme cette pauvre fille est bonne ; mais quelquefois elle est nu piMi tenace dans ses idées. Après tant de promesses, après l.oul ce (pie vous savez, voilà qu'elle |irélend qu'elle ne peut pas m'épouser. parce qu'elle dil, que sais-je ? que dans celle nuit de sa grande peur, elle s'ol monté la tête et, s'est. comme on disait, vouée à la sainte Vierge. Ça n'a pas de bon sens, n'esl-ce |ias ? Ce sont choses bonnes pour qui a la science et le jugement qu'elles demandent ; mais pour nous, pauvres gens qui ne savons pas bien comment elles doivent se l'aire n'est-il pas vrai qu'elles sont sans valeur ? Il l'apcirijul ... il donnait les dernières consolations (II- son îuinistci'i ! ;'i un mourant— (P. ;>27.) 528 LES FIANCES. — Dis-moi, est-elle bien loin d'ici ? — Oh ! non ; à quelques pas au-delà de l'église. — Attends-moi là un moment, dit le père, et jiuis nous irons ensemble. — Vous voulez dire que vous lui ferez comprendre.... ? — Je n'en sais rien, mon enfant ; il faut que je l'entende — Je comprends, » dit Renzo ; et il resta les yeux fixés à terre, les bras croisés sur la poitrine, commentant ses propres pensées au milieu de son incertitude que ces paroles laissaient entière. Le religieux alla de nouveau chercher ce père Vittore par qui il s'était fait suppléer une première fais, le pria de le sujmléer encore, entra dans sa cabane, en sortit avec son panier sous le bras, revint vers Renzo, lui dit : « Allons, » et passa le premier, en se dirigeant vers cette cabane où, peu de temps auparavant, ils étaient entrés ensemble. Cette fois il entra seul et reparut un moment après en disant : « Rien de nouveau ! Prions, prions. » Puis il reprit : « A présent, conduis-moi. » El, sans plus dire, ils s'acheminèrent. Le temps s'était fait toujours plus sombre et annonçait, à n'en jilus clouter, l'explosion prochaine de l'orage. Des éclairs multipliés ronq>aient l'obscurité devenue plus grande et faisaient briller d'une lumière instantanée les longues toitures et les arcades des galeries, lit coupole de la chapelle, les toits plus bas des cabanes. Le tonnerre retentissait en éclats subits et courait ensuite en grondant de l'une à l'autre région du ciel. Le jeune homme allait devant, attentif à son chemin, plein d'impatience d'arriver, ralentissant toutefois son pas pour le régler sur les forces de son vénérable compagnon, tandis que celui-ci, épuisé par ses fatigues, appesanti par le mal, oppressé par la chaleur El, sans plus dire, ils s'îiclieniiir.i'ent .. (l\ 528.) CHAPITRE XXXVI. 529 étouffante de l'air, marchait péniblement, levant de temps à autre vers le ciel son visage défait, comme pour chercher une respiration plus libre. Renzo, lorsqu'il fut devant la cabane, s'iirrêta, se retourna et dit d'une voix tremblante : « Elle est ici, » Ils entrent «Les voilà !» s'écrie la femme qui était au lit. Lucia se tourne, se lève précipitamment, va au-devant du vieillard, en s'écriant aussi : « Oh ! qui vois-je ? Oh ! père Cristoforo ! — Eh bien, Lucia 1 de quelles peines le Seigneur vous a délivrée 1 Vous devez être bien contente d'avoir toujours espéré en lui. ' — Oh, oui ! Mais vous, père ? Mon Dieu, comme vous êtes changé ! Comment vous portez-vous ? dites ; comment vous portez-vous ? — Comme il plaît à Dieu, et comme, par sa grâce, je le,trouve bon moimême, » réj)ondit d'un air serein le bon religieux. Et, la prenant à part dans un coin, il ajouta : « Écoutez, je ne puis rester ici que peu de moments, Ètesvous disposée à me donner, comme autrefois, votre confiance ? — Oh ! n'ôtes-vous pas toujours mon père ? — Eh bien donc, ma fille, qu'est-ce que c'est que ce voeu dont m'a parlé Renzo ? — C'est un voeu que j'ai fait à la sainte Vierge...,, oh ! dans la plus grande des tribulations !..... le voeu de ne p«as me marier. — Pauvre enfant ! Mais avez-vous pensé, dans ce moment-là, que vous étiez liée par une autre promesse ? — Comme il s'agissait du Seigneur et de la sainte Vierge je n'y ai pas pensé. 1 —Le Seigneur, ma fille, agrée les sacrifices * les offrandes, lorsque nous les faisons sur ce qui nous appartient. C'est le coeur qu'il veut, et la volonté ; mais vous ne pouviez lui offrir la volonté d'un autre envers qui vous étiez déjà cng«agéc. — Ai-je mal fait ? — Non, ma pauvre enfant, n'ayez pas cette idée ; je crois même que la Vierge divine aura agréé l'intention de votre coeur aflligé et l'aura offerte à Dieu pour vous. Mais, dites-moi : n'avez-vous jamais pris conseil de personne à ce sujet ? — Je ne pensais pas que ce fût ufte faute dont je dusse me confesser ; et l'on sail qu'il ne faut pas conter le peu de bien qu'on peut faire. — N'avez-vous aucun autre motif qui vous empêche de tenir la promesse que vous aviez faite à Renzo ? — Quant à cela pour moi quel motif ? Je ne pourrais dire répondit Lucia avec une hésitation qui montrait tout autre chose que de l'incertitude dans sa pensée ; et son visage, encore décoloré par la maladie, se couvrit tout à coup de la plus vive rougeur. -r- Croyez-vous, reprit le vieillard en baissant les yeux, que Dieu a donné à son Eglise le pouvoir de remettre et de retenir, selon le plus grand bien qui en 67 530 LES FIANCES. peut résulter, les dettes et les obligations que les hommes peuvent avoir contractées envers lui ? — Oui, sans doute, je le crois. — Sachez donc que, placés dans ce lieu pour prendre soin des âmes, nous avons, pour tous ceux qui recourent à nous, les plus amples pouvoirs de l'Église, et que, par conséquent, je puis, si vous le demandez, vous dégager de l'obligation, quelle qu'elle soit, que vous pouvez avoir contractée par ce voeu. — Mais n'est-ce pas péché de revenir sur ses pas, de se repentir, d'une promesse faite à la sainte Vierge ? Dans ce moment-là je l'ai faite bien réellement du fond du coeur, dil Lucia, violemment agitée par l'assaut que se livraient en elle cette espérance (il faut bien l'«appeler de son nom), cette espérance si inattendue qui lui était offerte et le sentiment contraire d'une frayeur fortifiée par toutes les pensées dont elle avait fait depuis si longtemps la principale occupation de son âme. ■"— Péché, ma fille ? dit le père, péché de recourir à l'Église et de demander à son minisire qu'il fasse usage de l'autorité qu'il a reçue d'elle et qu'elle a reçue de Dieu ? J'ai vu comment vous avez été tous deux amenés à vous unir, et certainement si jamais j'ai rencontré deux personnes qui me parussent unies par Dieu lui-même, c'était vous ; or, je ne vois pas j)ourquoi Dieu voudrait maintenant que vous fussiez séparés. Je le bénis de ce qu'il m'a donné, toul indigne que je suis d'un tel privilège, le pouvoir de parler en son nom et de vous rendre votre parole, et, si vous demandez que je vous déclare déliée de ce voeu, je n'hésiterai pas à le faire, je désire même que vous le demandiez. — Puisque c'est ainsi joie demande, » dil Lucia, ne montrant plus sur son visage d'autre trouble que celui de la pudeur. Le religieux ajipela d'un signe le jeune homme qui se tenait dans le coin le plus éloigné, regardant (puisque c'était tout ce qu'il pouvait faire), mais regardant de l'oeil le plus attentif ce dialogue dans lequel il était si intéressé, et lorsqu'il l'eut près de lui, il dit d'une voix plus haute à Lucia : « Par l'autorité que j'ai reçue de l'Église, je vous déclare déliée du voeu tîc virginité que vous avez Je le bénis de ce qu'il in'a donne... le pouvoir de parler en son nom... (P. 530.1 CHAPITRE XXXVI. 531 fait, annulant ce qu'il a pu avoir d'inconsidéré, et vous relevant de toute obligation que vous pourriez, par ce voeu, avoir contractée. » Que le lecteur se ligure ce que fut le son de ces paroles aux oreilles de Renzo. Il remercia vivement des yeux celui qui.les avait prononcées, et puis aussitôt il chercha, mais en vain, ceux de Lucia. « Retournez avec assurance et avec la paix dans le coeur à vos anciennes pensées, continua le capucin, s'adressant toujours à elle. Demandez de nouveau au Seigneur les grâces que vous lui demandiez pour être une sainte épouse, et livrez-vous à la confiance qu'il vous les accordera plus abondantes, après tant de maux que vous avez soufferts. Et toi, dit-il en se tournant vers Renzo, souviens-toi, mon enfant, que si l'Église te rend cette compagne, ce n'est que pour te procurer une joie temporelle et terrestre qui, lors même qu'elle pourrait être entière et sans mélange de tristesse, n'en devrait pas moins finir par une grande douleur, lorsque l'heure de votre séparation sera venue ; mais elle le l'ait pour vous mettre tous les deux sur la voie d'une joie ineffable qui n'aura point de fin. Aimez-vous comme des compagnons de voyage, avec cette pensée que vous devez un jour vous séparer, et avec l'espérance de vous retrouver ensemble et pour toujours. Rendez grâces au ciel de ce qu'il vous a conduits à cet état, non point au milieu des plaisirs tumultueux et pass.agers, mais parmi les peines et les misères pour vous disposer à un contentement recueilli et tranquille. Si Dieu vous accorde des enfants, songez avant tout à les élever pour lui, à leur inspirer son amour et celui de tous les hommes, et de cette manière vous les guiderez bien en tous les actes de la vie. Lucia ! vous a-t-il dit, et il montrait Renzo, qui il a vu ici ? — Oh ! père, il me l'a dit. — Vous prierez pour lui. Ne vous en lassez point. El vous prierez aussi pour moi !..... Mes enfants, je veux que vous ayez un souvenir du pauvre frère.» Et ici il lira de son panier une boîte d'un bois commun, mais tournée et polie avec un certain Uni de main-d'oeuvre qui étail dans le goût des capucins pour ces sortes d'ouvrages, et il poursuivit : «Là-dedans est le reste de ce jiain le premier que j'ai demandé par charité ; ce pain dont vous avez entendu conter l'histoire ! Je vous le laisse, conservez-le, montrez-le à vos enfants. Ils viendront dans un triste monde, dans un triste siècle, au milieu des orgueilleux et des provocateurs ; dites-leur qu'ils pardonnent toujours, toujours ! qu'ils pardonnent toul, oui, tout ! et qu'ils prient, eux «aussi, pour le pauvre frère ! » El il présenta la boîte à Lucia, qui la reçut avec respect, comme on ferait pour une relique. Puis, d'une voix plus calme, il reprit : « Maintenant ditesmoi : quels apjiuis avez-vous à Milan ? où comptez-vous aller loger en sortant d'ici ? Et qui vous conduira près de votre mère, que Dieu veuille avoir conservée en santé ? — Cette bonne dame fait pour moi dans ce moment l'office de mère ; nous sortirons d'ici ensemble, et ensuite ce sera elle qui songera à tout. — Que Dieu la bénisse, dit le religieux en s'approchant du lit. — Je vous remercie moi-même, dit la veuve, de la consolation que vous avez 532 LES FIANCES. apportée à ces pauvres jeunes gens. J'avais compté, il est vrai, garder toujours avec moi cette chère Lucia, mais je la garderai du moins pour le moment, je la mènerai dans son pays, je la remettrai à sa mère ; et, àjouta-t-elle ensuite à demi-voix : Pour son trousseau, je m'en charge. J'ai du bien plus qu'il ne m'en faut, et de ceux qui devaient en jouir avec moi, il ne me reste jilus personne ! — Ainsi, répondit le religieux, vous pouvez faire un grand sacrifice au Seigneur et venir en aide au prochain. Je ne vous recommandé pas cette jeune fille, car je vois qu'elle est comme à vous ; il n'y «a ici qu'à louer le Seigneur, qui sait se montrer en père au milieu même des fléaux dont il nous frappe, et qui, en permettant que vous vous soyez trouvées ensemble, a donné une marque si claire de son amour pour l'une et pour l'autre. Ah çà ! reprit-il ensuite en se tournant vers Renzo et le prenant par la main, nous deux nous n'avons plus rien à faire ici, et nous n'y sommes restés que trop longtemps. Allons. — Oh ! père ! dit Lucia, vous verrai-je encore ? Je suis guérie, moi qui ne fais point de bien en ce monde, et vous ! — H y a déjà longtemps, répondit le vieillard d'un ton doux et sérieux, que je demande au Seigneur une grâce bien grande, celle de finir mes jours au service du prochain. S'il veut me l'accorder maintenant, j'ai besoin que tous ceux qui ont la charité de songer à moi m'aident à le remercier. Allons, donnez à Renzo vos commissions pour votre mère. — Racontez-lùi ce que vous avez vu, dit Lucia à son fiancé, dites-lui que j'ai trouvé une autre mère, que j'irai «avec cette chère dame la rejoindre le plus tôt que je pourrai, et que j'espère, oui, j'espère la trouver en santé. — Si vous avez besoin d'argent, dit Renzo, j'ai ici tout celui que vous-m'avez envoyé, et — Non, interrompit-hi veuve, j'en ai, moi, et n'en ai que trop. — Allons, répéta le religieux. — Au revoir, Lucia ! Et de même pour vous, par conséquent, bonne dame, dit Renzo, ne trouvant pas de mots pour exprimer ce qu'il éprouvait dans le coeur. — Qui sait si le Seigneur ne nous fera pas la gritee de nous revoir encore tous ? s'écria Lucia. — Qu'il soit toujours avec vous et qu'il vous bénisse, » dit aux deux compagnes frère Cristoforo, et il sortit avec Renzo de la cabane. Déjà la soirée s'approchait, et la crise du temps paraissait de plus en plus imminente. Le capucin offrit de nouveau au jeune homme de lui donner asile pour cette nuit dîins sa baraque. « Je ne pourrai te tenir compagnie, ajoutat—il, mais tu seras à couvert. » Renzo, cependant, se sentait grande envie de partir, et il ne se souciait guère de rester plus longtemps dans un lieu semblable, puisqu'il ne pourrait en profiter pour voir Lucia, et n'aurait pas même l'avantage de passer quelques moments de plus avec le bon religieux. Quant à l'heure et au temps qu'il pouvait CHAPITRE XXXVI. 533 faire, on peut dire que la nuit et le jour, le soleil et la pluie, le, zéphyr et l'aquilon étaient tout un pour lui dans ce moment. Il remercia donc le père-, en disant qu'il voulait aller le plus tôt possible chercher Agnese. Lorsqu'ils furent dans l'avenue du milieu, le religieux lui serra là main et dil : « Si tu la trouves (ce que Dieu veuille), cette bonne Agnese, fais-lui mille compliments aussi pour moi ; dis-lui, comme à tous ceux qui sont encore en vie et qui se souviennent de frère Cristoforo, de prier pour lui. Que Dieu t'accom-, jiagne et te bénisse pour toujours. — Oh ! cher père !..... nous reverrons-nous ? nous revérrons-nous ? — Là haut, j'espère,» et en disant ces mots, il se séiiara de Renzo. Celui-ci, après être resté à le suivre des yeux aussi longtemps qu'il l'eût en vue, alla vivement vers la porte, en jetant à droite et à gauche ses derniers regards de compassion sur ce séjour de douleurs. Il se faisait tin mouvement extraordinaire, les monatti couraient dans toutes les directions ; on transportait à la hâte lès objets à sauver de l'eau, on rajustait les tentes des baraques ; les convalescents traînaient leur faiblesse vers ces baraques et vers les galeries pour se mettre à l'abri de l'orage sur le point d'éclater. Oh ! cher père !... Nous reverrons-nous ?... (P. 533.) Notre voyageur allait donc allègrement... (P. 53b.) CHAPITRK XXXVII. A jieine, en effet, Renzo avait-il franchi le seuil du lazaret et pris sa roule à droite pour retrouver le sentier d'où le-malin il avait abouti sous les remparts, que commencèrent à frapper çà et là de grosses gouttes, rares et vivement lancées, qui, en rejaillissant sur le sol blanc et aride du chemin, soulevaient une fine poussière ; dans l'espace d'un moment elles devinrent .plus serrées ; et, avant qu'il fût arrivé au sentier, la pluie tombait à torrents. Renzo, loin d'en être contrarié, s'y baignait avec bonheur ; il jouissait sous cette fraîche aspersion, à ce bruit de l'averse, à ce mouvement des herbes et des feuilles, tremblantes, ruisselantes, reverdics, reluisantes ; des souffles larges, pleins, sonores, .s'épanchaient de sa poitrine dilatée ; et, dans cette crise de la nature, il sentait en quelque sorte plus librement et avec plus de vivacité celle qui venait de s'opérer dans son destin. Mais combien ce sentiment n'eût-il pas été, dans l'âme du jeune homme, encore jilus absolu, plus dégagé de tout mélange, s'il eût pu deviner ce qui se vit peu de jours après ; que cette eau emportait, la peste, qu'après cette bienfaisante ablution, le lazaret, s'il ne rendait jias aux vivants tous les vivants qu'il contenait, n'en engloutirait du moins pas d'aulrcs ; qu'au bout d'une semaine, on verrait des portes et des boutiques se rouvrir, on ne parlerait plus CHAPITRE XXXVII. 535 que de quarantaine,, et qu'il ne resterait de la contagion que quelques traces çà et là, ces traces qu'un tel fléau laissait toujours pour quelque temps après lui ! : ; ; -■- = _._ Notre voyageur allait donc allègrement, sans s'être dit ni où il s'arrêterait cette nuit, ni comment, ni. quand, ni si même il ferait cette ptïuse, pressé seulement d'avancer, d'arriver à son village, de trouver à qui parler, à qui raconter son histoire, et puis, et surtout, de Se remettre en route poiiiv Pasturo et y chercher Agnese. H marchait la tête pleine de tout ce cjù'il avait vu, de tout ce qui lui était arrivé dans ce jour ; mais, à travers les images de inisèrès, d'hôr-*. retirs, de ses propres clangers, venait toujours pour le réjouir cette gentille pensée : Je l'ai trouvée ; elle est guérie ; elle est à moi ! Et là-dessus il faisait une petite gambade, et, dans ce gai transport, il faisait jaillir l'eau de toute sa personne, ainsi qu'un chien barbet sortant de la rivière ; ou bien quelquefois il se contentait de se frotter A'iyement les mains, en rédoublant de prestesse et d'ardeur. Sur'le-chemin" qu'il revoyait, il recueillait ; -pour ainsi dire, les idées qu'il y avait laissées le matin et la veillé, et reprenait de préférence celles-là même qu'il avait alors le plus cherché à repousser ; les doutes, les difficultés, l'incertitude s'il la trouverait, s'il là trouverait vivante parmi tant de morts et de mourants. « Et je l'ai- trouvée vivante ! » se disait-il pour conclusion. Il se reportait en esprit aux circonstances les plus terribles de cette journée ; il se voyait avec ce marteau de porte à la main : Y sera-t-elle ou n'y scra-t-elle pas ? et une réponse si peu réjouissante ; et n'avoir pas même le temps d'y réfléchir, par l'assaut de ces mauvais fous en furie ; et ce lazaret, cette mer agitée ! Va-t'en la trouver là-dedans ! Et il l'avait trouvée ! Il retournait à ce moment où la procession des convalescents «avait fini de passer : quel moment ! quel crève-coeur de ne l'y avoir pas vue ! et maintenant cela lui était bien égal. Et ce quartier des femmes ! Et là, derrière cette cabane, lorsqu'il s'y attendait le moins, cette voix, bien réellement cette voix ! Et l'instant d'après, l'avoir vue en personne, l'avoir vue sur pied ! Mais quoi ? restait encore ce noeud désolant du voeu, et plus serré que jamais. Tranché aussi ce noeuiMà. Et cette haine contre don Rodrigo, ce fiel permanent et rongeur qui aigrissait tous ses maux et cmpoisonn.ail toutes ses consolations, disparu également. Si bien que je ne saurais me figurer un contentement plus vif que celui où était noire jeune homme, à pari son incertitude sur le comple d'Agncse, son triste pressentiment pour le père Cristoforo, et l'idée que l'on se trouvait encore au milieu de la j)esle. Il arriva à Sesto à la tombée de la nuit, et la pluie ne faisait pas mine de vouloir cesser. Mais, sentant ses jambes mieux que jamais disposées à le servir, sachant toutes les difficultés qu'il éprouverait à se donner un gîte, trempé d'ailleurs comme il l'était, il ne lui vint pas même à l'idée de chercher à faire halle. La seule chose qui l'incommodât était un grand appétit ; car la joie qu'il avait au coeur lui eûtt-cndu facile à digérer bien autre chose que la petite soupe du capucin. Il regarda si là aussi il ne trouverait pas une boutique de bouhange»' ; il en vit une, prit deux jiains qu'on lui passa au bout des pincettes et avec les 536 LES FIANCES. autres cérémonies d'usage. Un en poche, l'autre aux dents, et en marche de plus belle ! Quand il passa à Monza, il était nuit close. Il sut cependant assez bien s'orienter pour trouver la porte qui le mettait sur sa route. Mais, quel que fût en ce point son mérite, et l'on ne peltt disconvenir qu'il ne fût grand, ce n'est pas autant à cela qu'il faut s'arrêter, qu'à l'état où vous pouvez vous figurer qu'était cette route et à ce -qu'elle devenait à chaque moment de plus par un pareil temps. Enfoncée (comme elles l'étaient toutes, et nous devons l'avoir mentionné ailleurs), enfoncée entre deux rives à l'égal du lit d'une rivière, on eût dit ;, à la voir alors, sinon une rivière, du moins un véritable canal ; et de temps en temps s'y rencontraient des trous d'où il fallait être habile pour retirer, mm pas seulement ses souliers, mais ses pieds même. Mais Renzo en sortait comme il pouvait, sans impatience, sans mauvaises paroles, sans repentir de s'y être engagé, et en pensant que chaque pas, quoi qu'il lui pût coûter, l'avançait d'autant, que la pluie cesserait quand il plairait à Dieu, que le jour reviendrait à son heure, et qu'alors le chemin qu'il faisait maintenant se trouverait fait. Je dirai même qu'il ne pensait aux contrariétés de sa marche que lorsqu'il ne pouvait absolument s'en dispenser. Elles n'étaient là que comme distractions. Le grand travail de son esprit était de repasser l'histoire des tristes années qui venaient de s'écouler ; tant de troubles, tant de traverses, tant de moments où il avait été sur le point de renoncer même à l'espérance et de voir tout perdu ; puis, à ces douloureuses images, d'opposer celles d'un avenir qui aujourd'hui se montrait si différent ; l'arrivée de Lucia, leurs noces, le soin de monter leur ménage, le plaisir de se raconter leurs aventures, tout le reste de sa vie enfin, telle qu'il la voyait d'après de semblables présages. Comment faisahVil ensuite lorsqu'il trouvait devantlui deux chemins ? Était-ce quelque souvenir des lieux qui, à la faible lueur dont il était éclairé, l'aidait à prendre la bonne direction, où la devinait-il toujours par hasard ? C'est ce que je ne saurais vous dire ; car Renzo lui-même, qui avait coutume de raconter son histoire fort en détail, ou même un peu longuement (et tout porte à croire que c'est de sa bouche que notre anonyme l'avait plus d'une fois ouïe), Renzo lui-même, quand il en était à ce point, disait qu'il ne se souvenait de cette nuit que comme s'il l'avait passée dans son lit à rêver. Le fait est que, comme elle était près de finir, il se trouva sur les bords de l'Adda. Il n'avait pas discontinué de pleuvoir ; mais^ après quelques heures de déluge, c'était devenu une pluie ordinaire, et ensuite une bruine, fine, douce, égale, et qui tombait presque sans bruit. Les nuages élevés et maintenant éclaircis couvraient, mais d'un voile léger, toute la voûte du ciel ; et, à la lumière du jour naiss.ant, Renzo put voir le pays dans lequel il venait d'arriver. Le sien y était compris, et ce que cette vue lui fit éprouver ne saurait se décrire. Toul ce que j'en sais dire, c'est que ces montagnes, ce Jlesegone à peu de distance, ce territoire de Lecco, tout cela était devenu comme sa chose propre. Il jeta aussi un coup d'oeil sur sa personne et se trouva un peu étrange, ou plutôt il se trouva tel que, d'après ce qu'il sentait, il s'imaginait devoir être : tous ses vête- CHAPITRE XXXVII. 537 ments imbibés et appliqués sur son corps ; de la tête à la ceinture, pas un fil qui ne fût chargé d'eau ; de la ceinture aux pieds, pas un qui ne fût chargé de boue ; ou, s'il s'y trouvait quelques points que la boue ne couvrît pas, c'étaient ceux-ci qu'on eût pris pour des éclaboussures. Qu'il eût eu avec cela un miroir pour s'y voir tout entier, coiffé de ce chapeau dont les bords déformés se rabattaient en tout sens, la figuré encadrée de ces cheveux qui, en mèches allongées et aplaties, servaient d'autant à l'humecter ; et il aurait été encore jdus frappé de la singularité de son air. Pour fatigué, il l'était peut-être, mais n'en savait rien ; et la fraîcheur de l'aube, venant par-dessus celle de la nuit et de ce joli petit bain, ne lui donnait que plus de vigueur et d'envie de marcher plus vite encore. Il est à Pescate ; il fait son dernier bout de chemin le long de l'Addà, non toutefois sans jeter un coup d'oeil mélancolique sur Pescarenico ; il dépasse le pont ; et, moitié par les voies frayées, moitié eh traversant les champs, il arrive bientôt à la maison de son hôte et son ami. Celui-ci, qui venait de se lever et, debout sur sa porte, était à regarder le temps, lève les yeux vers cette figure d'homme si trempé, si crotté, tranchons le mot, si malpropre, et en même temps si vif et si dégagé dans son allure : de sa vie il n'avait vu un personnage plus mal accommodé et plus content. « Oh ! oh ! dit-il, déjà ici ? et avec un temps pareil ? Quelles nouvelles ? — Elle existe, dit Renzo ; elle existe, elle existe. — En santé ? — Guérie, ce qui vaut bien mieux. Je dois remercier le Seigneur et la sainte Vierge tous les jours de ma vie. Mais des choses surprenantes, des choses à faire trembler : je le conterai tout. — Mais comme te voilà fait ! — Je suis beau, n'est-ce pas ? — En vérité, tu pourrais te servir de tout le haut pour laver tout le bas. Mais attends, attends, que je te fasse un bon feu. — Ce n'est pas de refus. Sais-tu où la pluie m'a pris ? A la porte même du lazaret. Mais ce n'est rien que cela.'Le temps fait son métier, et moi le mien. » L'ami alla et revint avec deux brassée s de menu bois. Il en posa une à terre, mit l'autre sur le foyer ; et, avec un peu de braiscqui restailde la veille, il fit bientôt flamber un beau feu. Renzo, pendant ce temps, avait ôté son chapeau de dessus sa tête et, après l'avoir secoué deux ou trois fois, l'avait jeté par terre. Moins facilement il s'était de même ôté sa soubreveste. Il tira de la poche de ses chausses son couteau dont la gaine toute ramollie semblait «avoir été mise à fondre. Il le posa sur une étagère et dit :' « Il est bien arrangé «aussi, celui-là ; m«ais c'est de l'eau, Dieu soit loué ! rien que de l'eau Encore un peu, et j'allais Je te conterai cela. » Et il se frottait les mains. « A présent, fais-moi encore un plaisir, «ajouta-t-il. Va me chercher ce: petit paquet que j'ai laissé là-haut dans la chambre où tu m'as fait coucher ; car «avant que ce que j'ai sur moi soit sec !» 68 538 LES FIANCES. L'ami, revenant avec le paquet, dit : « Je pense que tu dois aussi avoirappétit ; quant à la boisson, je vois fort bien que tu n'en auras pas manqué en route ; mais la pitance — J'ai trouvé à acheter deux pains hier au soir ; mais, à dire vrai, je les ai à peine senti passer sous ma dent. — Laisse-moi faire, dit l'ami ; il versa de l'eau dans un iietit chaudron qu'il attacha ensuite à la crémaillère, et il ajouta : Je vais traire la vache ; quand je reviendrai avec le lait l'eau sera prête, et nous ferons une bonne polenta. Toi, pendant ce temps, arrange-toi à ton aise. » Renzo, demeuré seul, ôta, non sans jjeine, le reste de ses vêtements qui s'étaient comme collés sur lui ; il se sécha, se rhabilla de la tête aux pieds. L'ami revint et alla vers son chaudron, Renzo s'assit en attendant. « A présent, je m'aperçois que je suis fatigué, dit-il. Au fait la trotte est bonne pour toute la journée. Pourtant ceci n'est rien, j'en ai bien d'autres à te conter. Comme Milan est accommodé ! Quelles choses il y faut voir ! Quelles choses il y faut toucher ! C'est à se faire ensuite mal au coeur à soi-même. Et volontiers je dirais qu'il ne me fallait rien moins que cette petite lessive. El ce qu'ils ont voulu me faire, ces messieurs de là-bas ! ce serti curieux à le dire. Mais si tu voyais le lazaret ! Il y a de quoi s'y perdre dans les misères. Enfin, je te conterai toul cela Et elle existe ; et elle viendra ici, et elle sera ma femme, et lu seras l'un de nos témoins, et, peste ou non peste, je veux qu'au moins pour quelques heures nous nous donnions du bon temps. » Du reste, il tint parole quant aux récits qu'il avait dit à son ami vouloir lui faire durant toute la journée, ce qu'il put d'autant mieux que la pluie ayant toujours continué, celui-ci passa toute celle journée à la maison, tanlôl assis près de son hôte, tantôt s'occupant à disposer sa petile cave, son petit tonneau, et à faire d'au 1res préparatifs pour l'a vendange ; en quoi Renzo ne laissa pas que de lui donner un bon coup de main ; car, comme il «avait coutume de le dire, il était de ces gens qui se fatiguent plus à rester oisifs qu'à travailler. Il ne put cependant s'empêcher de faire, à la dérobée, une jielile excursion vers la maison d'Agnese pour revoir une certaine fenêtre, et là aussi répéter son jielit frottement de mains. Il revint sans que personne l'eût aperçu elsc coucha tout de suite. Le lendemain il se leva avant le jour ; et voyant que, si le temps n'était |>as bien serein encore, la jiluic du moins avait cessé, il se mil, en route pour Pasturo. Il y arriva de bonne heure ; car il n'avait pas moins d'envie et de halo de .finir que ne peut en avoir le lecteur. Il demanda Agnese et s'informa de sa santé. Ou lui dil qu'elle se portail bien, et on lui indiqua une petite maison isolée où elle habitait. Il s'y rendit et l'appela de la rue. A celle voix, la bonne femme courut à sa fenêtre ; et tandis qu'elle ouvrait lit bouche pour l'aire entendre je ne sais quelle parole, je ne sais quel son, Renzo la prévint en disant : « Lucia est guérie, je l'ai vue avant-hier ; elle vous fait ses amitiés, elle viendra bientôt. El puis j'en ai, j'en ai des choses à vous dire !» CHAPITRE XXXVII. 539 Dans sa surprise à une telle apparition, sa joie à une semblable nouvelle et son impatience d'en savoir davantage, Agnese commençait tantôt une exclamation, tantôt une demande, sans en finir aucune ; puis, oubliant les précautions que dejiuis longtemps elle avait coutume de prendre, elle dit : « Je vais vous ouvrir. — Attendez ; et la peste ? dit Renzo, vous ne l'avez pas eue, je crois ? — Moi non, et vous ? — Je l'ai eue, moi ; mais vous, par conséquent, vous devez user de prudence. Je viens de Milan, et j'ai été dans la peste jusqu'au cou. Il est vrai que j'ai, de pied en cap, changé d'habits ; mais c'est une ordure qui s'attache aux gens comme un maléfice. El jiuisquc le Seigneur vous a préservée jusqu'à présent, je veux que vous preniez garde à vous tant que durera cette maudite maladie , car vous êtes noire mère, et je veux que nous vivions gaiement ensemble pendant longtemps, en revanche de toul ce que nous avons eu à souffrir, moi du moins. ■— Mais commençait à dire Agnese. — Il n'y a pas de mais qui tienne, dil Renzo en rinterronijianl. Je sais ce que vous voulez dire, mais vous verrez, vous verrez que tous les mais ont disparu. Allons dans quelque endroit au grand air, où l'on jniisse parler à son aise sans risque, et vous verrez. ». Agnese lui indiqua un jardin qui était derrière la maison, et ajouta : « Entrez là-dedans, vous trouverez deux bancs vis-à-vis l'un de l'autre, qui semblent mis là toul exprès. J'y vais à l'instant. » Renzo alla s'asseoir sur l'un des bancs ; une minute après, Agnese s'assit sur l'autre. Et je suis sûr que si le lecteur, informé comme il l'est de tout ce qui s'était passé jusqu'alors, eût pu se trouver en tiers avec eux, s'il eût pu voir de ses propres yeux celle conversation si animée, entendre de ses propres oreilles ces récils, ces demandes, ces explications, ces exclamations, cet échange de lamentations, ces élans de commune «allégresse, et tout ce qui se dit sur don Rodrigo, sur le père Cristoforo, sur tout le reste, et ces descriptions de l'avenir, non moins claires et positives que celles du passé, je suis sûr, dis-je, qu'il y aurait pris plaisir et aurait été le dernier à quitter la place. Mais d'avoir toute cette conversation sur le papier, en paroles muettes, tracées à l'encre et sans y trouver un seul fait nouveau, c'est ce dont je pense qu'il ne doit guère se soucier A celle voix, ta bonne femme courut à sa fenêtre... (P. S3S.) 540 LES FIANCES. et qu'il aimera mieux deviner de lui-même. La conclusion fut qu'ils iraient tous ensemble s'établir dans ce pays du Dergamasque où Renzo avait déjà mis ses affaires en bon train ; quant à l'époque, on ne pouvait rien déterminer encore, parce que cela dépendait de la pesté et d'autres circonstances. Aussitôt le danger passé, Agnese retournerait chez elle jjour attendre Lucia, ou bien Lucia l'y attendrait ; dans l'intervalle, Renzo ferait souvent quelques autres petites courses à Pasturo pour voir sa bonne mère et la tenir ait fait de tout ce qui pourrait arriver. Avant de partir, il lui flt, à elle aussi, l'offre de sa bourse, en disant : « Je les ai tous là, voyez'vous bien, ces certains cinquante écus. Moi aussi, j'avais fait mon voeu, celui de n'y pas toucher tant que la chose ne serait pas éclaircie. Maintenant, si vous en avez besoin, apportez une écuelle avec de l'eau et du vinaigre dedans, et je vais, beaux et sonnants, les-y tous jeter. — Non, non, dit Agnese, j'en ai encore jdus qu'il ne m'en faut. Gardez les vôtres, ils serviront à monter le ménage. » Renzo revint à son village avec cette joie de plus d'avoir trouvé saine et sauve une personne qui lui était si chère. Il passa le reste de cette journée et la nuit suivante chez son ami. Le lendemain, il se mit de nouveau en route, mais d'un autre côté, vers son pays adoptif. Il trouva Bortolo également en bonne santé et avec moins de crainte de la perdre, attendu que là aussi les choses, dans ce peu de jours, avaient pris rapidement une fort bonne tournure. Les cas de maladie étaient devenus rares, et la maladie elle-même était bien mitigée ; ce n'étaient plus ces taches livides et ces autres violents symptômes presque toujours mortels, mais de légères fièvres, la plupart intermittentes, accompagnées tout au plus de quelque petit bubon décoloré que l'on traitait comme un furoncle ordinaire. Déjà l'aspect du p«ays n'était plus le même ; les survivants commençaient à se montrer, à se compter entre eux, à se faire réciproquement leurs compliments de condoléance et leurs félicitations. On parlait déjà de reprendre les travaux ; déjà les maîtres songeaient à chercher et s'assurer des ouvriers pour ces genres de fabrication, surtout où le nombre en était insuffisant dès «avant la peste, comme c'était le cas pour la filature de la soie. Renzo, sans faire le difficile, promit à son cousin, sauf pourtant l'approbation de qui de droit, de se remettre à l'ouvrage lorsqu'il viendrait en compagnie s'établir dans le pays. Il s'occupa, en «attendant, des préparatifs les plus nécessaires ; il se pourvut d'un plus grand logement, ce qui n'était devenu que trop facile et à bas prix, et il le garnit de meubles et de divers objets de ménage, attaquant cette fois son trésor, mais sans y faire grande brèche, car tout se vendait à bon compte, la marchandise étant bien plus abondante que n'étaient nombreux les acheteurs. Au bout de je ne sais au juste combien de jours, il revint à son pays natal, qu'il trouva encore plus notablement changé en bien. Il courut de suite à Pasturo ; il trouva Agnese tout à fait rassurée et disposée à retourner dans sa maison dès ce moment même ; de sorte qu'il l'y conduisit, et nous ne dirons pas CHAPITRE XXXVII. 541 quels sentiments ils éprouvèrent, quels furent leurs discours en revoyant ensemble ces lieux. Agnese retrouva tout chez elle comme elle l'avait laissé. Aussi ne put-elle s'enqiêcher de dire que, cette fois, s'agissant d'une.pauvre veuve et d'une paUvie jeune fille, les anges avaient gardé la maison. « Et l'autre fois, ajoutait-elle, où l'on aurait cru que le bon Dieu regardait ailleurs et ne pensait pas à nous, puisqu'il laissait emporter notre petit avoir, il a fait voir tout le contraire en m'envoyant d'un autre côté de beaux écus avec lesquels j'ai pu rétablir toute chose. Je dis toute chose et je ne dis pas bien, car il manquait encore le trousseau de Lucia que ces gens avaient jiris, tout battant neuf, en -prenant tout le reste , et voilà qu'il nous vient d'autre part. Qui m'aurait dit lorsque je m'escrimais à préparer l'autre : Tu crois travailler pour Lucia, eh ! pauvre femme, lu travailles pour qui lu ne connais jias ; cette toile, ces étoffes, le ciel toul seul connaît quelle sorte de gens les porteront ; ce qui sera bien le trousseau de Lucia, celui dont elle usera, sera l'oeuvre d'une bonne âme que tu ne sais j)às même exister en ce monde. » Le premier soin d'Agnese fui d'apprêter dans sa pauvre petite maison le logement le jdus décent possible pour la personne qu'elle désignait ainsi, jiuis elle se procura de la soie à dévider et chercha, par le travail, à oublier la lenteur du temps. Renzo, de son côté, ne passait pas sans rien faire ces jours déjà si longs pour' lui. Heureusement il savait deux métiers, il se remit à celui de paysan. Tantôt il aidait son hôte pour qui c'était une bonne fortune, dans un temps pareil, que d'avoir à sa disposition un ouvrier, et un ouvrier aussi habile ; tantôt il cultivait, ou plutôt il défrichait le petit jardin d'Agnese, totalement abandonné pendant qu'elle avait été absente. Quant à son propre champ, il ne s'en occupait jias du lout, disant que c'était une perruque trop embrouillée et qu'il faudrait bien autre chose que deux bras pour la rajuster. Il n'y mettait pas même le pied, pas plus là que dans sa maison, parce que la vue de cette dévastation lui aurait fait mal ; et il avait déjà pris le parti de se défaire du tout, à quelque prix que ce fût, et d'employer dans sa nouvelle patrie ce qu'il en jx mirait retirer. Si ceux qui n'avaient pas perdu la vie étaient les uns pour les autres comme des ressuscites, Renzo, aux yeux des gens de son pays, l'était, pour ainsi dire, deux fois. Chacun lui faisait accueil et le félicitait. Vous direz jicul-ôtre : Que devenait son affaire avec la justice ? Rien d'inquiétant ne s'ensuivait. Il n'y pensait presque plus, supposant que ceux qui auraient pu exécuter les mesures ordonnées contre lui n'y pensaient jilus eux-mêmes, et il ne se trompait point. Cel oubli n'avait JKIS seulement pour cause la peste qui avait mis à néant tant de choses, mais, comme on l'a pu remarquer dans plus d'un passage de cette histoire, il était alors fort ordinaire de voir les décrets de l'autorité, tant généraux que spéciaux contre les personnes, si quelque animosilé particulière et puissante ne les maintenait en vigueur, de les voir demeurer sans effet lorsqu'ils ne l'obtenaient pas dans le premier moment ; de même que des balles de 542 LES FIANCES. fusil qui ne portent pas leur couji restent à terre, où elles ne font mal à jiersonne. C'était la conséquence nécessaire de la grande facilité avec laquelle ces décrets étaient incessamment prodigués. L'activité de l'homme est limitée, et tout ce que le commandement se donnait en plus devait se trouver en moins dans l'exécution : l'étoffe qui entre dans les manches ne jieut entrer tout à la fois dans les pans. Si l'on désire savoir sur quel pied Renzo vivait avec don Abbondio durant cette époque d'attente, je dirai qu'ils se tenaient à distance l'un de l'autre ; celui-ci par la crainte d'entendre résonner à son oreille quelque parole de mariage, chose à laquelle il ne- pouvait penser sans avoir aussitôt devant ses yeux don Rodrigo d'un côté avec ses bravi, le cardinal de l'autre avec ses arguments ; celui-là, parce qu'il «avait résolu de ne lui en parler qu'au moment de conclure, ne voulant pas risquer de l'effaroucher avant le temps, de faire naître quelque difficulté toujours à craindre de la part d'un tel homme, et d'embrouiller les choses par des propos inutiles. Ses causeries, c'était pour Agnese qu'il les réservait. «Croyez-vous qu'elle vienne bientôt ? » demandait l'un. « Je l'espère,» répondait l'autre, et souvent celui qui avait l'ail cette réponse faisait, le moment d'après, la même demande, l'un et l'autre s'ingénianl, par de semblables finesses, à faire passer le temps qui leur semblait d'autant plus long qu'il y en avait plus d'écoulé. Nous l'abrégerons beaucoup nousmêmes pour le lecteur, en lui disant en substance que, quelques jours après la visite de Renzo au lazaret, Lucia en sortit avec la bonne veuve ; qu'une quarantaine générale ayant été ordonnée, elles la firent ensemble, renfermées dans la maison de cette dernière ; qu'une partie de ce temps fut employée à préparer le trousseau de Lucia, ouvrage «auquel, après avoir fait quelques façons , elle fut obligée de travailler ellemême ; que, la quarantaine finie, la veuve laissa son magasin et sa maison sous la garde de son frère le commissaire, et que l'on lit les préjiaratifs du voyage. Nous pourrions du même train ajouter : elles partirent, elles arrivèrent, et ce qui s'ensuit ; mais, malgré tout le désir que nous avons de nous prêter à l'iinjiatience du lecteur, il y a trois choses appartenant à ecl espace de leinjis, que nous ne voudrions point passer sous silence ; et, pour deux au moins, nous croyons que le lecteur lui-même dira que nous aurions eu torl. La première, c'est que lorsque Lucia reparla à la veuve de ses aventures, plus en détail et avec plus d'ordre qu'elle n'avait pu le faire dans l'agitation de sa ...Après bien des violences, elle s'était repentie... (P. 543.) Hipamonti, Hist. Dec. V. Put. lib. VI, cap. m. CHAPITRE XXXVII. 543 première confidence, et lorsqu'elle dévelopjia d.avantage ce qui avait trait à la signora qui l'avait recueillie dans le monastère de Monza, elle apprit de la veuve même des choses qui, en lui donnant la clef de bien des mystères, lui remplirent l'âme d'élonnemenl, de douleur et d'effroi. Elle apprit que la malheureuse, soupçonnée des actions les plus atroces, avait été, par ordre du cardinal, transférée dans un monastère de Milan ; que là, après bien des violences et des fureurs, elle s'était repentie, elle s'était accusée, et que sa vie actuelle était un supplice volontaire tellement rigoureux que personne, à moins de lui ôter la vie même, n'aurait pu en •imaginer un qui le fût davantage. Ceux qui voudront mieux connaître les particularités de cette triste histoire, les trouveront dans le livre et au passage de ce livre que nous avons cités ailleurs à propos de la même personne 1. La seconde chose que nous avons à dire, c'est que Lucia, en demandant des nouvelles du père Cristoforo à tous les capucins qu'elle rencontra au lazaret, y apjirit, avec plus de douleur que de surprise, qu'il était mort de la peste. Enfin, avant de partir, elle aurait aussi désiré savoir quel avait été le sort de ses anciens maîtres, et, dans le cas où ils seraient, l'un ou l'autre du moins, encore en vie, remplir, disait-elle, auprès d'eux un devoir. Accompagnée de la veuve, elle se rendit à leur maison, où elles apprirent que tous deux ils avaient suivi la foule à l'autre monde. Pour donna Prassodc, en disant qu'elle était morte, on a tout dit ; mais quant à don Ferraille, l'Anonyme a pensé qu'en sa qualité de savant, il avait droit à une mention un-peu plus étendue. Et nous, à nos risques ct-périls, nous transcrirons à peu jirès ce que notre auteur nous a laissé à cet égard. Il dit donc que, dès le premier moment où l'on parla de peste, don Ferrante fut l'un de ceux qui, de la manière la j)lus prononcée, en nièrent l'existence, et qu'il soutint constamment jusqu'au bout celle opinion ; non point par des. criaillerics, comme le peuple, mais par des raisonnements auxquels personne du moins ne pourra reprocher de manquer d'enchaînement relatif et de juste liaison. « In rcrum nalnra, disait-il, il n'y a que deux genres de choses, les substances et les accidents ; et si je prouve que la contagion ne peut être ni l'un ni l'autre, . j'aurai prouvé qu'elle n'existe j>as, que c'est une chimère. Les substances sont ou spirituelles ou matérielles. Que la contagion soit substance spirituelle, c'est une sottise que personne ne voudrait soutenir ; de sorte qu'il est inutile d'en parler. Les substances matérielles sont ou simples ou composées. Or la contagion n'est ]>as substance simple, et quatre mots suffisent pour le démontrer. 1311e n'est pas substance d'air, parce que, si elle l'était, au lieu de passer d'un corps dans l'autre, elle s'envolerait incontinent vers sa sj)hèrc. Elle n'est pas d'eau, parce qu'elle mouillerait et sérail desséchée par les vents. Elle n'est pas de feu, parce qu'elle brûlerait. Elle n'esl pas de terre, parce qu'elle serait visible. Ce n'est pas non plus une substance composée ; car nécessairement elle devrait 544 LES FIANCES. être sensible à l'oeil et au tact ; et cette contagion, qui l'a vue ? qui l'a touchée ? Reste à examiner si elle jieut être un accident. Ici c'est encore pis. Ces messieurs les docteurs nous disent qu'elle se communique d'un corps à l'autre ; et c'est là leur Achille, c'est leur prétexte pour tant de prescriptions où l'on cherche en vain le bon sens. Il faudrait donc, en la supposant accident, que ce fût un accident transporté, deux mots qui jurent ensemble, jmisqu'il n'y a dans toute la jjhilosojlhie rien de plus évident, de plus clair que l'impossibilité pour un accident de passer d'un sujet à l'autre. Que si, pour éviter de tomber ici en Scylla, ils se réduisent à dire que c'est un accident produit, ils tombent en Charybde ; car s'il est jiroduit, il ne se communique donc pas, il ne se propage pas, comme ils vont le redisant sans cesse. Ces principes posés, à quoi bon venir tant nous parler de tuméfactions, d'anthrax, d'exanthèmes ? — Tout autant d'attrapes pour les bonnes gens, jeta ici l'un de ceux qui l'écoutaient. — Non, non, reprit don Ferrante, je ne dis pas cela : la science est science ; seulement il faut savoir en user. Les tuméfactions, les exanthèmes, les anthrax, les parotides, les bubons violacés, les furoncles noirâtres, tous ces mots sont dignes de respect et ont leur signification positive ; mais je dis qu'ils n'ont que faire dans la question. Qui est-ce qui nie que toutes ces choses ne puissent exister, ou plutôt qu'elles n'existent ? Tout consiste à voir d'où elles viennent. » Ici commençaient pour don Ferrante de sensibles déplaisirs. Tant qu'il s'en tenait à battre de ses arguments l'opinion qui soutenait l'existence de la contagion, il trouvait partout des oreilles attentives et bien disposées ; car on ne saurait dire combien est grande l'autorité d'un savant de profession, lorsqu'il veut démontrer aux-autres les choses dont ils sont déjà persuadés eux-mêmes. Mais lorsqu'il en venait à distinguer, et à vouloir faire sentir que l'erreur des médecins ne consistait pas à affirmer qu'il existât un mal terrible et général, mais à en assigner la cause, alors (je parle des premiers temps où l'on ne voulait pas moine entendre prononcer le nom de jiestc), alors, au lieu d'oreilles bienveillantes, il trouvait des langues rebelles, intraitables ; alors c'en était fait pour lui de toute dissertation suivie, et il lui devenait impossible d'émettre sa doctrine «autrement que mutilée et à bâtons rompus. « Elle n'existe que trop, la véritable cause, disait-il, et ils sont forcés de la reconnaître, ceux-là même qui en soutiennent une autre, sans l'appuyer sur rien. Qu'ils nient, s'ils le peuvent, cette fatale conjonction de Saturne et de Jupiter. El quand jamais a-t-on entendu dire que les influences se propagent ? Voudrez-vous, messieurs, me nier les influences ? Me nicrez-vous qu'il y ail des astres ? Ou voudrez-vous me dire qu'ils sont là-haul à ne rien faire, comme autant d'épingles fichées dans une pelote ? Mais ce qui me jiasse, c'est la manière de raisonner de ces messieurs les médecins ; avouer que nous nous trouvons sur une conjonction aussi m.aligne, et ]>uis venir bravement nous dire : Ne touchez pas ici, ne touchez pas là, et vous n'aurez rien à craindre ! Comme si, en évitant le contact matériel des corps terrestres, on CHAPITRE XXXVII. oio pouvait empêcher l'effet virtuel des corps célestes ! Et tant de soucis pour faire brûler des nippes et des chiffons ! Pauvres gens ! brûlerez-vous Jupiter ? brùlerez-vous Saturne ? » His frelus, c'est-à-dire appuyé sur de tels fondements, il n'usa d'.aucune précaution contre la j)este, la gagna, se mit «au lit, et mourut, comme un héros de Métastase, en s'en prenant aux étoiles. El sa fameuse bibliothèque ? Elle est peut-être encore sur les tréteaux du libraire en jilein vent, disjiersée contre les murs. Il n'usa d'aucune précaution contre la peste, la gagna... et mourut comme un héros de Métastase (P. iiiii.l Un soir Agnese entend une voiture s'arrêter à sa porte...(P. 546.) CHAPITRE XXXVIII. Un soir, Agnese entend une voiture s'arrêter à sa porte. — C'est elle, pour sûr ! — El c'était bien elle, avec la bonne veuve. Que le lecteur se figure leurs réciproques épanchenienls. Le lendemain malin, Renzo vient de bonne heure, ne sachant rien, et seulement pour se soulager un peu auprès d'Agnese dans l'inquiétude que lui causait le relard de l'arrivée de Lucia. Ce qu'il fit et ce qu'il dit en voyant celle-ci paraître devant ses yeux, est encore une chose pour laquelle nous nous en remettons à l'imagination du lecteur. Quant à l'accueil que lui fil Lucia, nous n'aurons, au contraire, pas grand'pcinc à le décrire. « Je vous salue. Comment donc vous portez-vous ?» dit-elle, les yeux baissés et sans altérer son maintien. El ne croyez pas que Renzo trouvât cette manière de le recevoir trop sèche et fût tenté de s'en formaliser. Il ne manqua pas de prendre la chose dans son vrai sens ; et de même qu'entre gens qui connaissent le monde, on sait le décompte à faire dans les formules de jiolitesse, de même il comprenait fort bien que ces paroles n'exprimaient pas tout ce qui se passait dans le coeur de Lucia. Du reste, il était aisé de s'apercevoir qu'elle «avait deux manières de les prononcer : une pour Renzo, et une autre pour toutes autres personnes de sa connaissance. « Je me porte bien quand je vous vois, répondit le jeune homme, se servant d'une phrase déjà vieille, mais qu'il aurait inventée lui-même en ce moment. — Notre pauvre père Cristoforo 1 dit Lucia. Priez pour son âme, quoique nous puissions être comme sûrs que maintenant c'est lui qui prie pour nous là-haut. — Je ne m'attendais que trop à cette nouvelle, » dit Renzo. El cette corde de triste son ne fut j).as la seule de cette espèce qui fut touchée dans ce colloque. Mais quoi ? le colloque, quelle qu'en fût la matière, ne lui offrait jamais que des CHAPITRE XXXV1IL 517 charmes. On voit de ces chevaux quinteux qui s'arrêtent tout court, lèvent une jambe, lèvent l'autre, les remettent à la même place, font mille façons avant d'avancer d'un pas, et jiuis tout à coup prennent leur course et vont comme si le vent les emjiortait ; tel, pour Renzo, était devenu le temps. Les minutes auparavant lui semblaient des heures, maintenant les heures lui semblaient des minutes. La veuve, non-seulement ne gâtait rien dans celle société, mais y tenait fort bien sa jdace ; et sûrement Renzo, lorsqu'il l'avait vue dans son petit lit du lazaret, ne-l'aurait jamais crue d'une humeur si gracieuse et si gaie. M.ais le lazaret et la campagne, la mort et des noces, ne sont pas même chose. Elle avait déjà fait amitié avec Agnese, et c'était plaisir que de voir comme envers Lucia elle était tout à la fois affectueuse et enjouée, comme elle savait l'agacer finement, mais avec mesure, tout juste autant qu'il le fallait pour obliger celle-ci à montrer plus à plein la joie qu'elle avait dans le coeur. Renzo dit enfin qu'il allait chez don Abbondio concerter toutes choses pour le mariage. Il y fut, et d'un certain air moitié respectueux, moitié railleur : « Monsieur le curé, lui dit-il, a-t-il fini par vous passer, ce mal de tête pour lequel vous me disiez ne pouvoir pas nous marier ? Nous sommes au temps où rien n'empêche ; ma fiancée est ici ; et je viens voir quand il pourra vous convenir que la chose se fasse ; mais cette fois j'oserai vous demander que ee soit un peu vite. » Don Abbondio ne dit JKIS un non positif, mais il se jeta dans les faux-fuyants, se mit à chercher des jirétextes, à essayer des insinuations ; pourquoi'se mettre en évidence et faire chanter son nom, avec cette prise de corps dont il était toujours menacé ? La chose ne pourrait-elle pas tout aussi bien se faire ailleurs ? Et ceci, et cela, et tout ce qu'il put imaginer pour échapper à une autre réponse. « Je vois ce que c'est, dil Renzo ; le mal de tête vous tient encore un peu. Mtiis écoutez ceci, écoutez. » Et il se mit à lui décrire l'état où il avait laissé ce pauvre don Rodrigo qui, à l'heure qu'il était, devait sans doute avoir fini de vivre. «Espérons, dit-il en terminant, que le Seigneur lui aura fait miséricorde. — Cela n'a que faire avec ce qui nous occujie, dit don Abbondio. Vous ai-je dit non ? Je ne dis pas non ; je parle je parle pour vous exposer de bonnes raisons. Du reste, voyez-vous bien, tant qu'il reste un souffle de vie Regardez-moi plutôt moi-même ; je ne suis qu'un vase fêlé ; moi aussi j'ai été jdns en delà qu'en deçà ; et pourtant me voilà encore ; et si les soucis ne me viennent pas trop tourmenter que vous dirai-je ? je puis espérer de durer encore quelque temps. Figurez-vous ensuite ce que ce pourrait être pour certains tempéraments plus vigoureux. Mais, comme je dis, ceci n'a que faire avec l'objet que nous traitons. » Après quelques autres propos éch.angés sans en venir à rien de plus ni de moins concluant, Renzo tira sa révérence, retourna vers les trois femmes, fil son récit et le termina en disant : « Je m'en suis venu parce que j'étais plein, et pour ne pas risquer de perdre patience et de m'oublier. En certains moments, 548 LES FIANCES. c'était tout à fait l'homme de l'autre fois, «absolument ce même ton, ces mêmes raisons ; je suis sûr que, pour peu que cela durât encore, il allait de nouveau «l'arriver avec quelques mots de latin. Je vois que tout ceci nous mènerait à de nouvelles longueurs ; il vaut mieux tout simplement faire comme il dit, aller nous marier là où nous devons fixer notre demeure. — Savez-vous ce que je suis d'avis que nous fassions ? dit la veuve ; que nous allions, nous autres femmes, faire une autre tentative et voir si elle nous peut mieux réussir. J'y gagnerai pour ma part de le connaître, cet homme, et de juger s'il est bien tel que vous dites. Allons-y après dîner, pour ne pas lui retomber troj) tôt sur le corps. A présent, monsieur le futur, menez-nous, nous deux, faire un tour de promenade, pendant qu'Agnese est en affaires. Je serai la maman de Lucia, et j'ai vraiment grande envie de voir un peu mieux ces montagnes, ce lac, dont j'ai tant ouï parler, et dont le peu que j'ai vu m'a déjà semblé une bien belle chose. » Renzo les conduisit d'abord à la maison de son hôte, où ce fut une nouvelle fête ; et ils lui firent promettre que, non-seulement ce jour-là, mais tous les jours, s'il pouvait, il viendrait dîner avec eux. La promenade faite, et le dîner fini, Renzo sortit sans dire où il allait. Les femmes restèrent quelque temps à causer, à se concerter sur la manière d'attaquer don Abbondio ; et enfin elles marchèrent à l'assaut. « Voici les autres, maintenant, » dit notre homme en lui-même ; mais il paya d'assurance, fit de grandes félicitations à Lucia, des salutations amicales à Agnese, des politesses à l'étrangère. Il les fit asseoir, et puis aussitôt mit la conversation sur la jieste ; il voulut savoir de Lucia comment elle avait, passé ce temps de douleurs ; le lazaret fournit l'occasion défaire parler aussi celle que Lucia y avait eue pour compagne ; puis, comme de juste, don Abbondio en vint à sa propre bourrasque ; puis de grands témoignages de'satisfaction à Agnese sur ce qu'elle était sortie de la crise sans en éprouver de mal. Cela commençait à devenir long. Dès le principe de l'entretien, les deux anciennes épiaient le moment propice pour amener sur le tapis le sujet essentiel ; enfin, je ne sais laquelle des deux romjiit la glace. Mais que voulez-vous ? don Abbondio était sourd de cette oreille-là. Ce n'est pas qu'il dît non ; mais le voilà de nouveau dans ses phrases ambiguës, dans ses réponses évasives, dans ses alibiforains d'usage. « Il faudrait, disait-il, pouvoir faire annuler cette fâcheuse prise de corps. Vous, niiidame, qui êtes de Milan, vous devez connaître plus ou moins le train des affaires, vous devez avoir de bons appuis, quelque gentilhomme de poids à qui vous adresser pour ces braves gens ; car avec ces moyens-là on guérit toute plaie. Si ensuite on voulait aller par le plus court, sans s'embarquer en tant de démarches, puisque ces jeunes gens et notre bonne Agnese ont l'intention de s'expatrier (et au fait je ne saurais que dire à cela, la pairie est partout où l'on se trouve bien), il me semble que tout pourrait se faire là où la prise de corps n'atteint point. En vérité, il me tarde on ne peut plus de voir celle alliance conclue ; mais je la voudrais conclue d'une m.anière calme, satisfaisante. Ici, je vous r.avoue, «avec cette prise de corps en vigueur, venir pro- CHAPITRE XXXV11I. 549 clamer du haut de l'autel ce nom de Lorenzo Tramaglino est une chose que je ne ferais pas avec le coeur tranquille ; je lui veux troj) de bien ; je craindrais de lui rendre un mauvais service. Voyez, madame ; voyez, vous autres. » Ici Agnese de son côté, la veuve du sien, tâchaient de combattre ces raisonnements ; don Abbondio les reproduisait sous une autre forme, et c'était toujours à recommencer, lorsque voilà Renzo qui survint d'un pas résolu et avec une nouvelle sur sa ligure ; il entre et dit : « Monsieur le marquis *** est arrivé. — Qu'est-ce que cela veut dire ? arrivé où ? demanda don Abbondio en se dressant. — Il est arrivé à son château qui était celui de don Rodrigo ; parce .que ce monsieur le marquis est l'héritier par fidéicommis, comme on dil ; de sorte qu'il n'y a plus de doute. Pour moi, j'en serais bien tiisc, si je pouvais savoir que ce jiauvrc homme a fait bonne fin. Ce qu'il y a de sûr, c'est que jusqu'ici j'ai dit pour lui despaler nosler, et qu'à présent je lui dirai des de profundis. El ce monsieur le marquis est un vrai brave homme. — Sûrement, dit don Abbondio ; j'ai entendu parler de lui plus d'une fois, comme d'un très-digne gentilhomme, un homme de la vieille roche. Mais est-ce bien vrai ? — En croirez-vous le sacrjslain ? — Pourquoi ? — Parce qu'il l'a vu de ses propres yeux. Pour moi, j'ai seulement été dans les environs, et, à dire vrai, j'y suis allé parce que j'ai jiensé qu'on devait y savoir quelque chose. En effet, plusieurs personnes m'ont dit le fail. J'ai ensuite rencontré Ambrogio qui venait du château même et qui a vu ce monsieur établi là comme maille du lieu. Voulez-vous l'entendre, Ambrogio ? Je l'ai fait toul exprès attendre là dehors. — Entendons-le, «lit don Abbondio. Renzo alla appeler le sacristain, celui-ci confirma la nouvelle de jioint en point, y ajouta d'autres détails, résolut tous les doutes, et jniis s'enfuit. — Ah ! il est donc mort ! il est tout de bon trépassé ! exclama don Abbondio. Voyez, mes enfants, s'il n'est jias vrai que la Providence finit toujours par se montrer à l'égard de -certaines gens. Savez-vous que c'est une grande chose que celle mort ? un grand soulagement pour ce pauvre pays ? car il n'y avait plus moyen d'y vivre avec un tel homme. Celte peste a été un grand fléau sans doute ; mais elle a aussi bien nettoyé le terrain ; elle a balayé certains personnages dont nous ne nous serions jamais délivrés, mes chers enfants, gens qui Ali ! il est donc mort !... exclama don Abbondio... (P. 549.) 550 LES FIANCES. étaient verts, frais, disj)os, à faire dire que celui qui devait un jour célébrer leurs obsèques était encore au séminaire à étudier son rudiment. Et dans un clin d'oeil ils ont disparu, par centaines à la fois. Nous ne le verrons plus se promener avec ces coupe-jarrets à sa suite, avec cette fierté, cette morgue, cette taille plus raide qu'un pal, cette façon de regarder les gens qui eût fait Croire que l'on n'était au monde que par sa jiermission. En attendant, c'est lui qui n'y est jdus, et nous y sommes. Il n'enverra jilus de ces certaines ambassades aux honnêtes gens. Il nous a donné bien du tourment à tous, voyez-vous, bien du tourment ; aujourd'hui nous pouvons le dire. — Pour moi, je lui ai pardonné de bon coeur, dit Renzo. — Et tu fais bien, c'est ton devoir ; répondit don Abbondio ; mais on peut aussi remercier le ciel de ce qu'il nous en à délivré. Maintenant, pour en revenir à nous, je vous réjiètc ce que je vous ai dit : faites ce que vous croirez le mieux. Si vous voulez que ce soit moi qui vous marie, me voilà ; s'il vous est plus commode de faire autrement, libre à vous. Quant à la prise de corps, je vois bien moi-même que, n'y ayant plus maintenant personne qui ait les yeux sur vous et veuille vous faire du mal, ce n'est pas chose dont on doive beaucoup s'inquiéter ; d'autant que dejmis a paru ce gracieux décret d'amnistie à la naissance du Sérénissimc infant. Et puis, la j>esle ! Elle a passé un,trait sur bien des choses, la jieste ! Ainsi donc, si vous voulez aujourd'hui c'est jeudi dimanche je vous publie à l'église, parce que ce qui s'est fait jadis ne comjite jiliis au bout d'un si long temps ; et jmis j'aurai le plaisir de vous marier moimême. — Vous savez bien que nous n'étions venus que pour cela, dit Renzo. — Fort bien ; et moi je suis à vos ordres : et je veux en informer sur-lechamp Son Éminencc. — Qui est Son Éminencc ? demanda Agnese. — Son Éminencc, répondit don Abbondio, est notre cardinal-archevêque à qui Dieu veuille donner de longs jours. — Oh ! quant à cela, je vous demande bien pardon, répliqua Agnese ; mais quoique je ne sois qu'une pauvre ignorante, je puis vous assurer qu'on ne l'appelle jias ainsi ; parce que, quand nous avons été la seconde fois pour lui parler, comme je vous parle'à vous, l'un de ces messieurs les prêtres qui étaient là me prit à part et m'enseigna comment il fallait appeler ce monsieur, en me recommandant de lui dire Votre Illustrissime Seigneurie et Monseigneur. — Et maintenant, s'il avait à vous renouveler son instruction, il vous dirait, entendez-vous bien, qu'il faut lui donner de l'émincnce, parce que le pape, que Dieu veuille conserver aussi, a ordonné, depuis le mois de juin dernier, que l'on donne ce titre aux cardinaux. Et savez-vous ce qui l'y aura déterminé ? C'est que ce litre d'Illustrissime, qui était réservé pour eux et pour certains princes, vous voyez vous-mêmes ce qu'il est devenu et à combien de gens on le donne ; et Dieu sail. comme ils le savourent ! Que devait faire le pape cependant ? L'ôter à tous ? C'était amener des plaintes, des réclamations, des désagréments de toutes sortes, sans compter que la chose eût continué comme.par CHAPITRE XXXVIII. 551 le passé. Il a donc trouvé un fort bon expédient. Peu à peu on commencera à donner de l'émincnce aux évoques ; puis les abbés en voudront, jiuis les prévôts ; caries hommes ainsi sont faits, ils veulent toujours monter, toujours monter ; puis les chanoines — Puis les curés, dit la veuve. — Non, non, reprit don Abbondio ; les curés resteront à tirer leur charrette : né craignez jias qu'on les habitue mal, les curés ; du révérend pour eux jusqu'à la fin du monde. Mais plutôt je ne serais'pas surpris que les gentilshommes qui sont accoutumés à s'entendre donner de l'Illustrissime, à être traités comme les cardinaux,'voulussent un jour avoir, eux aussi, deréminencc. Et s'ils la veulent, voyez-vous bien, ils trouveront qui la leur donnera. Et alors le ï>aj)e, celui qui sera pape alors, imaginera quelque autre chose jiourles cardinaux. Or çà, revenons à notre affaire : dimanche je vous jmblierai à l'Eglise ; et, en attendant, savez-vous ce que j'ai pensé devoir faire pour vous mieux servir ? Nous demanderons la disjicnsc pour les deux autres publications. Us ne doivent pas manquer d'occupation là-bas à l'archevêché, pour délivrer les dispenses, si c'est partout comme ici. Pour dimanche, j'en ai déjà..... un deux trois, sans vous compter ; et il peut en arriver encore. Et à mesure que nous irons, vous verrez ce que cela va être : il n'y aura plus personne qui ne veuille se donner compagnie. En vérité, Perpetua a mal pris son temps pour mourir ; car elle-même eût aujourd'hui aussi trouvé son chaland. El à Milan, madame, je pense que ce doit être de même. — Et à quel point ! — Figurez-vous que dans une seule paroisse, dimanche dernier, il y a eu cinquanle publications. — Quand je le dis, que le monde n'est pas près de finir. Et vous, madame, est-ce que vous n'avez point encore vu quelques beaux hannetons venir bourdonner autour de vous ? — Non, non ; je n'y songe pas et n'y veux pas songer. — Oui, tout juste ; vous voudrez être la seule à ne pas faire comme les autres. Il ny aura pas jusqu'à Agnese, voyez-vous bien, jusqu'à Agnese — Ouf ! vous voulez rire, dit celle-ci. — Sûrement que je veux rire ; et il me semble qu'il en est lemjis. Nous en avons vu de rudes, n'est-ce pas, mes pauvres jeunes gens ? Nous en avons vu de rudes. Et pour ces quatre jours que nous avons à demeurer en ce monde, oh peut espérer qu'ils seront un peu meilleurs. Ah ! vous ôtes heureux, vous autres ; moyennant que rien de fâcheux n'arrive, vous avez du temps devant vous pour parler des maux liasses : pour moi, au contraire, vingt-trois heures trois quarts sont sonnées ; et les coquins peuvent mourir ; on peut guérir de la peste ; mais pour les années il n'y a pas de remède ; et comme le dit ce mol troji juste, Seneclus ipsa morbus. — A présent, dit Renzo, parlez latin tant que vous voudrez, cela m'est fort indifférent. — Tu gardes rancune au latin, toi, bien, bien, je te mettrai à ton aise ; quand 552 LES FIANCES. tu viendras te présenter avec cette jeunesse que voilà, justement pour vous entendre dire certains petits mots en latin, je le dirai : Du latin, tu n'en veux pas, va-t'en en paix. Gela te conviendra-t-il ? — Eh ! je sais bien ce que je dis, répondit Renzo, ce n'est pas ce latin-là qui me fait peur, celui-là est un latin de bonne foi, un latin sacré, comme celui de la messe ; et quand vous êtes là, messieurs, il faut bien que vous lisiez celui qui est sur le livre. Je parle de ce latin fripon, hors de l'église, qui vous arrive en traître dans le plus beau de votre discours. Par exemple, maintenant que nous voilà et que tout est fini, ce latin que vous alliez me chercher, ici même, dans ce coin, pour me faire entendre que vous ne pouviez j)as et qu'il fallait encore autre chose, et que sais-je moi ? ce latin-là, faites-moi un peu le plaisir à jnésentde me le tourner en langue vulgaire. — Tais-toi, mauvais plaisant, tais-toi, ne va pas remuer ces choses-là, car, si nous devions maintenant faire nos comptes, je ne sais lequel des deux serait en reste. J'ai tout pardonné, n'en parlons jdus, mais vous m'en avez joué des tours. De ta part cela ne m'étonne pas, car tu es un mauvais sujet. Mais cette jîctite sainte si jioséc, si réservée, envers qui l'on n'aurait JJU songer à se tenir en garde sans croire commettre un péché ! Au reste, je sais qui lui avait l'ail sa leçon, je le sais, je le sais. » Et, en disant ces mots, il tournait vers Agnese le doigt qu'il avait auparavant dirigé vers Lucia, et l'on ne saurait dire avec quelle bénignité, quelle aménité il leur faisait ces reproches. Celte nouvelle lui avait donné une liberté d'esprit, une aisance de manières, une loquacité depuis longtemps chez lui insolites, et nous serions encore bien loin de la fin si nous voulions rajiporler toul le reste de cette conversation qu'il prolongea le plus qu'il put, retenant jdus d'une fois son monde qui voulait partir, et puis les arrêtant encore sur la jiorlc de la rue, toujours parlant de bagatelles qu'il assaisonnait de sa gaieté. Le lendemain lui vint une visite d'autant plus agréable qu'elle était moins attendue, celle du marquis, dont l'arrivée à son château avait'été annoncée. C'était un homme entre l'âge mûr et la vieillesse, dont la ligure attestait ce que la renommée disait de lui : figure ouverte, calme, obligeante, humble et digne tout à la fois, et qui laissait apercevoir une tristesse résignée. « Je viens, dit-il, vous porter les compliments du cardinal-archevêque. — Oh ! quelle bonté de la part de l'un et de l'autre ! — Quand je suis allé prendre congé de cel homme incomparable, qui m'honore de son amitié, il m'a jiarlé de deux jeunes gens de cette paroisse qui étaient fiancés et qui ont eu à souffrir par le fait de ce pauvre don Rodrigo. Monseigneur désire en avoir des nouvelles. Sonl-ils en vie ? Et leur alfairc estelle arrangée ? — Tout est arrangé, et je m'étais même proposé d'en écrire à Son Eminencc, mais maintenant que j'ai l'honneur — Se trouvent-ils ici ? — Ici, et le plus tôt qu'il sera possible ils seront mari et femme. — Pour mon compte, je vous prie de me dire si l'on pcul leur faire du bien, CHAPITRE XXXV11I. 553 comme aussi de m'indiquer pour cela la manière la jilus convenable. J'ai jierdu dans cette calamité mes deux fils, les seuls enfants que j'eusse et leur mère avec eux, et j'ai recueilli trois héritages considérables. Dès auparavant j'avais du sujierflu, et, par conséquent, vous voyez que me donner une occasion d'en employer une jiarlie, une occasion surtout telle que celle-ci, c'est me rendre un véritable service. — Que le ciel vous bénisse ! Que ne sont-ils tous comme vous, les I M.ais je vous remercie moi-même de tout mon coeur pour ces chers enfants qui sont. les miens. El puisque Votre Illustrissime Seigneurie veut bien autant m'encourager, j'ai en effet à lui indiquer un moyen cjui, peut-être, ne lui déjdaira pas. Il faut donc qu'elle sache que ces braves gens ont pris la résolution d'aller s'établir ailleurs et de vendre le peu qu'ils ont ici au soleil. C'est, quant au jeune homme, une petite vigne de neuf à dix perches environ, mais abandonnée et tout à fait en friche, il n'y faut absolument compter que le sol ; de jilus une petite maison à lui et une autre à sa future ; deux taupinières, voyez-vous, monsieur le marquis. Un seigneur comme vous ne peut savoir comment cela se liasse pour les pauvres quand ils veulent se défaire de leur bien. Il finit toujours par tomber dans les mains de quelque amateur rusé qui depuis longtemps peut-ôlre convoite ces quatre toises de terre, et cjui, lorsqu'il apprend qu'on a besoin de vendre, se retire, fait le dégoûté, si bien qu'il faut courir après lui et les lui donner pour un morceau de pain, ce qui serait d'autant jilus inévitable dans les circonstances où nous sommes. Monsieur le marquis voit où j'en veux venir. La charité la mieux entendue que Votre Illustrissime Seigneurie jniisse faire à ces-personnes-là, c'est de les sauver d'un nîarché aussi fâcheux, en achetant elle-même ce peu de bien qu'elles possèdent. Pour moi, à dire vrai, je lui donne-là un avis intéressé, puisque j'acquerrais dans ma propre paroisse un propriétaire tel que Votre Seigneurie ; mais monsieur le marquis décidera comme il jugera à propos ; j'ai jiarlé pour lui obéir. » Le marquis loua fort la proposition, en '"remercia don Abbondio, le pria d'être l'arbitre du prix et de le fixer très-haut, après quoi il lui proposa lui-même, à l'immense surprise du curé, d'aller tous deux de ce pas au logis de la future éjiouse, où probablement se trouverait aussi le futur éjioux. En chemin, don Abbondio, tout joyeux, comme vous l'imaginez sans jicine, eut une antre idée et l'exprima ainsi : « Puisque Voire Illustrissime Seigneurie est si portée à faire du bien à ces pauvres gens, il y aurait un autre service à leur rendre. Le jeune homme est sous le jioids d'un décret de jirisc de corps, d'une espèce de condamnation pour quelque petite sottise qu'il a faite à Milan, il y la-^ cer à table les époux avec Agnese et la marchande, et, avant de se retirer pour dîner ailleurs avec don Abbondio, il voulut, pendant quelque temps, tenir compagnie à ses conviés et aida même à les servir. Il ne viendra, j'espère, à l'esprit de personne de dire qu'il eût été plus simple de ne faire qu'une seule fable. Je vous l'ai donné pour un brave homme, mais non comme un original, comme on dirait aujourd'hui ; je vous ai dit qu'il était humble, mais non qu'il fût un prodige d'humilité. Il en avait assez pour se mettre au-dessous de ces bonnes gens, mais non pour se tenir au pair avec eux. Après les deux dîners, le contrat fut dressé de la main d'un docteur qui ne fut jioinl Azzccca-Garbugli. Celui-ci, je veux dire sa déjiouillc mortelle, était comme elle est encore à Canlcrelli. Et pour les jicrsonncs qui ne sont jias de ces contrées-là, je vois bien qu'il faut ici une explication. A un demi-mille environ au-dessus de Lccco, et presque à côlé d'un village appelé Caslello, est un lieu dit Canlcrelli où deux chemins se croisent, et, à l'un des angles de leur rencontre, on voit une élévation de terrain, une sorte de bulle artificielle surmontée d'une croix, laquelle butte n'est autre chose qu'un monceau de cadavres de gens morts dans la peste qui nous a si longuement occupés. La tradition, il est vrai, dit simplement les morts de la jicste, mais ce doit sûrement être celle-ci, qui fut la dernière et la plus meurtrière dont on ait 556 * LES FIANCES. conservé le souvenir. Et vous savez que les traditions, par elles-mêmes et si on ne les aide jias, en disent toujours trop jieu. Au retour, il n'y eut rien qui mérite d'être mentionné que l'inconvénient d'un peu de fatigue pour Renzo par le poids des espèces 1 qu'il emportait. Mais notre homme, comme vous savez, avait enduré bien autre chose dans sa vie. Je ne parle pas du travail de son esprit, et qui n'était pas des moins actifs, sur la meilleure manière de faire fructifier cet argent. A voir les idées qui passaient par cet esjirit, les projets qui s'y formaient, les questions qui s'y agitaient pour et contre l'agriculture et l'industrie, on eût dit deux académies du siècle passé qui s'y seraient rencontrées. Et pour lui l'embarras était bien jjlus réel, parce que, n'ayant que sa seule jiersonne à mettre à l'oeuvre, on ne pouvait lui dire : Qu'est-il besoin de choisir ? Prenez l'une et l'autre, les moyens, au fond, sont les mêmes, et ce sont deux choses qui vont comme les jambes, mieux à deux que l'une sans l'autre. On ne songea plus qu'à faire ses paquets et à se mettre en route ; la famille Triimaglino pour sa nouvelle patrie, et la veuve pour Milan. Il y eut bien des larmes versées, bien des remercîments exprimés, bien des jiromcsses de se revoir échangées. Aux larmes près, l'attendrissement ne fut pas moindre dans la séparation de Renzo et de sa famille d'avec son hôte et son ami, et ne croyez pas qu'avec don Abbondio les adieux aient été plus froids. Ces bonnes créatures avaient toujours conservé un certain attachement respectueux pour leur curé ; et celui-ci, dans le fond, leur avait toujours voulu du bien. Ce sont ces malheureuses affaires qui viennent troubler les affections. On demandera probablement s'ils ne ressentirent juis aussi du chagrin à quitter leur pays natal, à s'éloigner de leurs montagnes. Oui, sans doute, ils en ressentirent ; et nous pourrions dire, en fait de chagrin, qu'on en trouve un peu parloul. Il faut croire cependant que celui-ci ne fut pas bien fort, puisqu'ils auraient pu l'éviter en restant chez eux, maintenant que les deux grands obstacles à une semblable résolution, don Rodrigo et l'arrêt de la justice, n'existaient |)lus. Mais déjà depuis longtemps ils s'étaient tous trois accoutumés à regarder comme leur pays celui où ils allaient se rendre. Renzo en avait par avance fait goûter le séjour aux deux femmes, en leur disant toulcs les facilités qu'y trouvaient les ouvriers, et mille choses sur la vie heureuse que l'on y menait. Du reste, ils avaient lous passé des heures bien amères dans celui qu'ils abandonnaient ; et de tristes souvenirs finissent toujours par altérer le charme du lieu qui les rappelle. Et si ce lieu est celui qui nous vit naître, ces souvenirs ont peut-être quelque chose de jdus âpre encore et de jilus poignant. L'enfant, dit notre manuscrit, se plaît à reposer sur le sein qui l'allaite ; il cherche avec confiance et «avidité la mamelle où jusqu'alors il a trouvé l'aliment qu'il savoure dans sa douceur ! Mais si, pour l'en dégoûter, la nourrice a mouillé d'absinthe cette mamelle dont il est jaloux, l'enfant étonné se détourne ; il y revient jiourtanl, ses lèvres s'y essaient encore ; mais, rebuté de nouveau, il s'en détache enfin et la fuit ; il pleure, mais il la fuit. CHAPITRE XXXVIII. 557 Maintenant que direz-vous en apprenant que dès leur arrivée et lorsqu'ils venaient à peine de s'installer dans leur nouveau pays, Renzo y trouva des désagréments tout jirêls qui l'attendaient ? Des misères, si vous voulez ; mais il faut si peu pour troubler une situation heureuse ! En peu de mots, voici le fait. Tout ce qui s'était dil dans l'endroit sur le compte de Lucia longtemps avant qu'elle y arrivât, ce que l'on y savait des jieines que Renzo avait endurées pour elle sans jamais laisser ébranler sa constance et sa fidélité, peut-être aussi -quelque mol de quelque ami partial pour lui et pour tout ce qui lui appartenait, tout cela avait fait naître une certaine curiosité de voir la jeune femme, un certain préjugé en faveur de sa beauté. Or vous savez ce que c'est qu'un préjugé semblable et quelle est sa façon d'agir. Il se crée des images, il y croit, il est sûr de son fait ; à l'épreuve ensuite il devient difficile, dédaigneux, ne trouve plus de quoi le satisfaire,'parce qu'au fond il ne savait lui-même ce qu'il voulait ; et il fait payer sans îiilié les avantages qu'il avait accordés sans raison. Lorsque cette Lucia vint à paraître, plusieurs qui lui .supposaient peutêtre des cheveux vraiment d'or, des joues vraiment de roses, des yeux lançant de véritables traits, et que sais-je de merveilleux encore ? ceux-là se mirent à hausser les épaules, froncer leur nez et dire : « Quoi ! ce n'est que cela ? Après, un si long temps, après tant de discours, on s'attendait à quelque chose de mieux. Qu'est-ce donc après toul ? Une paysanne comme tant d'autres. Ah bien ! pour des figures pareilles ou qui même valent mieux, on en trouve partout. » Venant ensuite aux détails, ils remarquaient, celui-ci un défaut, celui-là un autre, et il y en eut même aux yeux de qui tout en elle était laid. Comme pourtant personne n'allait dire en face ces sortes de choses à Renzo, il n'y avait pas jusqu'ici grand mal. Ceux qui le firent, le mal, furent certains qui les lui rapportèrent ; et Renzo, que voulez-vous ? en fui piqué au vif. Il se mit à ruminer sur ces propos, à s'en plaindre amèrement, et avec ceux qui l'en entretenaient, et plus longuement avec lui-même. — « Que vous importe, à vous autres ? Qui vous a dit de vous attendre à telle ou telle chose ? Suis-je jamais venu vous en jiarler ? Vous dire qu'elle fût belle ? Et quand vous me le disiez, vous ai-jamais répondu autre chose, sinon que c'était une brave fille ? C'est une paysanne ! Vous ai-je jamais dit que je vous amènerais une prin•cesse ? Elle n'est jias de votre goût ? ne la regardez pas. Vous en avez, des belles femmes ; ne regardez qu'elles. >• Et voyez un peu comme quelquefois il suffit d'une bagatelle pour décider de la situation d'un homme pendant toute sa vie. Si Renzo avait été obligé de jiasser la sienne dans ce pays, selon son premier dessein, c'eût été une vie fort peu gaie. A force d'éprouver du déplaisir, il était devenu déplaisant lui-même. Il était désobligeant envers chacun, parce que chacun pouvait être de ceux qui se jicrmcllraient de critiquer Lucia ; non qu'il leur rompit proprement en visière ; mais vous savez que de choses peuvent se faire sans manquer aux règles de la bienséance, tout jusqu'à s'ouvrir le ventre avec son voisin. Il avait je ne sais quel rire sardonique pour chacun de ses j)roj)os ; il trouvait de son côté à critiquer sur toul. C'était au point que, si le temps était mauvais deux 558 LES FIANCÉS. jours de suite, il disait aussitôt : « Voilà ce que c'est que ce pays ! » Je ne crains pas d'avancer que nombre de personnes en étaient déjà fatiguées, même parmi celles qui auparavant lui voulaient du bien ; et, avec le temps, d'une chose à l'autre, il se serait trouvé, pour ainsi dire, en guerre avec presque toute la population, sans pouvoir peut-être se rendre compte à lui-même de ce. qui était la', cause première d'un si grand mal. - Mais on dirait que la peste s'était chargée de raccommoder tout ce qu'il faisait de travers, Elle avait emporté le maître d'une autre filature située presque aux portes de Bergame ; et l'héritier, jeune débauché cjui, dans tout cet édifice, ne trouvait rien de propre à le divertir, avait résolu et se montrait jiressé de le vendre, même à moitié prix ; mais il voulait des écus sonnants, jiotir les employer de suite d'une manière tout autre que jiroductive. La chose étant venue aux oreilles de Bortolo, il courut voir, il traita ; meilleur marché ne se pouvait faire ; mais cette condition de l'argent comptant gâtait tout, parce que la somme qu'il avait mise de côté peu à peu et à force d'épargnes était loin d'arriver à celle qu'il fallait débourser. Il donna à son homme une sorte de demi-parole, s'en revint bien vite, communiqua l'affaire à son cousin, et lui . jiroposa de la faire de moitié avec lui. Une projjosition si avantageuse mit fin aux incertitudes économiques de Renzo qui se décida aussitôt pour l'industrie et répondit par une adhésion. Ils aillèrent ensemble sur les lieux, et le marché se conclut. Lorsqu'ensuite les nouveaux maîtres vinrent s'établir dans leur jirojiriété, Luciii, qui là n'était nullement attendue, non-seulement ne fut pas sujette aux critiques', mais on jieut dire qu'elle ne déplut point ; et Renzo ne tarda pas à saivoir que plus d'un de ses nouveaux juges avait dit : « Avez-vous vu cctte belle baggiana qui nous est venue ? » L'épithète faisait paisser le substantif. Du déplaisir qu'il avait éprouvé dans l'autre pays, il lui resta une utile leçon. Jusqu'alors il avait été un peu leste dans ses sentences et se laissait ailler volontiers à critiquer la femme d'aïutrui, comme toute autre chose. Maintenamt il s'aperçut que les paroles font un elfet dains la bouche qui les dil, et un autre à l'oreille qui les entend ; et il prit un peu plus l'haibitudc d'écouter intérieurement les siennes, avaint de les prononcer. Ne croyez pas cependant qu'il n'eût point encore ici quelque petit ennui. L'homme (dit notre anonyme, et vous saivez par expérience qu'il avait un goût un peu singulier en fait de comparaison ; mais passez-lui encore celle-ci qui paraît devoir ôtre la dernière), l'homme, tant qu'il est en ce monde, est un malade qui, couché dans un lit plus ou moins incommode, en voit d'au 1res autour de lui bien refaits au dehors, bien unis, bien de niveaiu de partout ; et il se figure qu'on doil s'y trouver on ne peut mieux. Mais s'il parvient à changer, il ne s'est pas plus tôt arrangé dans son nouveau lit, qu'il commence, en appuyaml dessus, à sentir, ici une pointe qui le pique, là un tampon qui le presse ; et, en somme, c'est à peu près comme c'était avant. C'est pourquoi, ajoute l'anonyme, on devrait plutôt songera bien faire qu'à être bien ; ce serait le moyen de finir par être mieux. La pensée est un peu tirée par les cheveux et Avant l'année révolue du inarîag^, une jolie petite créature vint au monde... (P. lia !).) CHAPITRE XXXVIII. 559 tout à fait digne d'un secentisla ; m.iis au fond il a raison. Toutefois, ajoute-t-il encore, des chagrins et des troubles de l'espèce et de là gravité de ceux dont nous avons fait le récit ne se renouvelèrent plus pour nos bravés gens ; ce fut, à partir de cette époque, une vie des jilùs càilmes, des plus heureuses, des plus dignes d'envie, de sorte que, si je vous la racontais, elle Vous énnuirait à la mort. Les affaires allaient à ravir. Dans les commencements il y eut un peu d'embarras par la rareté des ouvriers et par les prétentions et la conduite assez désordonnée de ceux qui restaient, nécessairement en petit nombre. On publia des édits qui limitaient les salaires ; et malgré ce secours, les choses reprirent leur marche, parce qu'il faut bien que tôt ou tard elles là reprennent. Il arriva de Venise un autre édil un peu plus raisonniible : l'exemption, pendant dix ans, de toute charge réelle et personnelle pour les étrangers qui viendraient habiter sur le sol de la république. Ce fut jjour les nôtres une nouvelle cause de prospérité. Avant l'année révolue depuis le mariaigc, une jolie petite créature vint au inonde ; et, comme si c'eût été fait exjirès pour fournir toul de suite à Renzo le moyen d'accominir son édifiants promesse, ce fut une fille ; vous pouvez bien croire qu'on lui donna le nom de Marie. Avec le temps ensuite il en vint je ne sais combien d'autres de l'un et de l'autre sexe ; et Agnese avait à faire à les promener chacun à leur tour, en les appelant petits méchants et leur appliquant sur la figure de gros baisers qui y laissaient le blanc pour plus d'un quart d'heure. Us furent tous portés au bien ; et Renzo voulut que tous aipprissent à lire et à écrire, disaint que, puisque cette coquine de science existait, il fallait au moins qu'eux aussi en jn'ofitasseiit. L'intéressiinl était de l'entendre raconter ses aventures, et il finissait toujours en disant les grandes leçons qu'il y aivaiit trouvées pour apprendre à se mieux conduire à l'avenir. « J'ai ajipris, disait-il, à ne pais me mettre dans les bagarres ; j'aii apjiris à ne pas prêcher dams la rue ; j'ai appris à ne pas trop lever le coude ; j'ai appris à ne jias tenir un marteau de porte à la main, lorsque j'aurais autour de moi des gens à la tête chaude ; j'ai appris à ne pas m'attacher une sonnette au pied avaml d'avoir jiensé à ce qui peut s'ensuivre, » et cent .mires choses encore. Lucia cependant, sans trouver la doctrine erronée en elle-même, n'en était pas pleinement satisfaiilc ; il lui semblait vaguement que quelque chose y manquait. A force d'entendre répéter la même chanson et d'y réfléchir à chaque fois : « Et moi, dit-elle un jour à son moraliste, que voulez-vous que j'aie appris ? Je ne suis pais allée chercher les maïux ; ce sont eux qui sont venus me chercher moi-même ; à moins que vous ne pensiez, aijoula-t-ellc avec un sourire plein de douceur, que mon manque de prudence ait été de vous aimer et de vous promettre ma main. » Renzo, dams le premier moment, demeura embarrassé. Après .avoir longuement débattu ensemble la question et cherché à la résoudre, ils s'arrêtèrent à 560 LES FIANCES. cette pensée que les maux viennent souvent, il est vrai, parce qu'on leur fournit une cause, mais que la Conduite la jilus circonspecte et la jilus innocente ne suffit pas toujours pour les écarter ; et que, lorsqu'ils viennent, qu'il y ail ou non de noire faille, lai confiance en Dieu les adoucit et les rend profitables pour une meilleure vie. Cette conclusion, bien que trouvée par de pauvres gens, nous ai paru si juste que nous avons jugé à propos de la placer ici comme la vérité où elle conduit en dernière ain.ilyse. Si cette histoire ne vous a pas tout à fait déjilu, sachez-en gré à celui qui l'ai écrite, et un peu aussi à celui qui l'a raccommodée. Maiis, si par malheur nous n'avions fait que vous ennuyer, veuillez croire que ce n'a jias été à dessein.