Discussion Livre:Amable Floquet - Histoire du privilege de saint Romain vol 2, Le Grand, 1833.djvu
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intérêt plus vif encore. Il s’agissait d’une commune située à peu de distance de Rouen, et d’un meurtre environné de circonstances qui inspiraient beaucoup de compassion pour ses auteurs, plus malheureux que coupables. Les paroissiens du Tronquay (élection de Lyons-la-Forêt), ruinés par les passages continuels des gens de guerre, avaient obtenu des intendans de la justice en Normandie une dispense expresse de loger les troupes qui se présenteraient sans un ordre du roi, par écrit. Déjà ils avaient eu occasion de se prévaloir de cette exemption, et toujours avec succès. Le sieur De la Fontaine du Houx, capitaine au régiment de Bretagne, qui connaissait très-bien ce privilége, conçut la malheureuse idée de le braver, et de loger au Tronquay lui et sa troupe, sans ordre du roi, et malgré les habitans ; un gentilhomme du pays l’avait excité à ce coup de tête. Le 23 avril 1642, après avoir envoyé son train et son bagage par la route qui conduit au bourg de Ry, le sieur De la Fontaine du Houx s’achemina, avec sa troupe, vers le Tronquay, se détournant pour cela de son chemin, environ d’une lieue et demie. A son entrée dans le village, lui et les siens maltraitèrent et souffletèrent plusieurs habitans isolés, qui leur représentaient que, pour être admis à loger au Tronquay, il fallait exhiber un ordre écrit du roi. Ces militaires prirent même prétexte de ces avertissemens qui leur déplaisaient, pour entrer dans le village comme en pays ennemi, sommant les habitans de leur remettre les rôles des tailles, afin que l’on pût rédiger les bulletins de logement. Les représentations qu’on adressait à ces soldats indisciplinés ne faisant que les irriter, ils se rendirent à l’église, en forcèrent les portes, et y commirent une infinité de désordres ; puis ils escaladèrent le presbytère pour le piller. Cependant, deux ou trois villageois montèrent au clocher et sonnèrent le tocsin. A ce bruit, tous les habitans se rendirent à la hâte sur la grande place, avec des armes, des bâtons, des fourches et des haches. En ce moment, les soldats sortaient du presbytère, emportant les vêtemens, les surplis, les meubles, les provisions ; le capitaine La Fontaine du Houx était le plus échauffé de tous ; il emportait le manteau du curé sur la selle de son cheval ; il tenait des poulets à sa main ; et l’on voyait un verre à vin attaché à son chapeau, en guise de plumet ; équipage, on l’avouera, assez peu digne d’un gentilhomme, d’un capitaine. Sur la place étaient des amas de provisions et des tas de meubles, enlevés par cette troupe, tant dans le presbytère que dans l’église, où, par la permission du curé, quelques habitans les avaient déposés, espérant, bien à tort, qu’ils y seraient en sûreté. Qu’eût fait de pire cette soldatesque en pays conquis ? Cependant, apercevant tous les villageois réunis en armes sur la place, le capitaine La Fontaine du Houx leur demanda ce qu’ils voulaient. On l’invita à montrer l’ordre du roi, en lui déclarant que, malgré les désordres commis par lui et les siens, on les logerait, s’ils étaient en règle. À ce mot, le capitaine La Fontaine du Houx se mit en fureur. Il dit, eu jurant et blasphémant : Mon ordre est au bout de mon épée, et je vous marcherai sur le ventre à tous. Joignant les effets aux menaces, il sauta à bas de son cheval, l’épée à la main, criant à ses soldats : tue ! tue ! Ils n’obéirent que trop fidélement, et se ruèrent, l’épée à la main, sur les habitans. Un combat déplorable s’engagea... quelques villageois périrent ; mais plusieurs soldats restèrent aussi sur la place... L’imprudent capitaine La Fontaine du Houx fut tué ; ceux des soldats qui n’avaient pas succombé furent chassés du village. Mais les malheureux habitans du Tronquay devaient payer cher ce lamentable succès qu’ils n’avaient point cherché. Le chevalier de Fours, père du capitaine La Fontaine du Houx, avait du crédit et du pouvoir. Il était gouverneur d’Honfleur et de Pont-l’Evêque, capitaine de cinquante hommes d’armes, gentilhomme de la chambre du roi ; c’était un adversaire bien redoutable pour de pauvres villageois sans appui. Que son fils eût eu, ou non, des torts, ce gentilhomme désolé ne prit conseil que de sa douleur de père, et cria vengeance contre les habitans du Tronquay, meurtriers de son fils.
Le roi attribua au conseil privé la connaissance de cette affaire. Dix-huit ou vingt des habitans du Tronquay furent décrétés de prise de corps ; les autres mis en ajournement personnel. On parvint à en arrêter trois ou quatre seulement ; tous les autres s’enfuirent et se refugièrent dans les bois avec leurs femmes et enfans. La plupart « estoient des manouvriers gaignans leur pain à travailler dans les forests, n’ayant que leur hache pour nourrir leurs familles… Ils se virent réduicts en une extrême nécessité et à vivre parmi les bestes, pendant que leurs enfants alloient mendier leur pain ; la plupart de ces malheureux estoient forcéz de paistre l’herbe comme les brutes, estant courus journellement par des cavaliers qui les tuoient à coups de pistolets. » Ils passèrent deux années dans ce déplorable état. C’est du fond de cet abîme de misère, qu’en 1644, c’est-à-dire deux ans après l’événement que nous avons rapporté, ces infortunés tournèrent leurs regards vers l’église de Rouen, et résolurent de recourir au privilége de saint Romain. Ils adressèrent au chapitre une supplique qui nous offre les détails que nous venons de reproduire. Au premier avis que le chevalier de Fours reçut de cette démarche, il s’empressa de former opposition à leur demande. Il s’agissait, dit-il, d’un fait de guerre, d’une rebellion à main armée commise par les habitans du Tronquay contre l’autorité et les ordres du roi ; c’était un crime de lèze-majesté, exclus du privilege ; il présenta requête au chapitre pour le supplier de refuser la fierte à des gens qui en étaient indignes. A la sollicitation de ce gentilhomme, le jeune roi Louis XIV avait écrit au chapitre : « Qu’ayant esté adverti que les habitans du Tronquai, qui avoient assassiné le capitaine La Fontaine du Houx et deffaict entierement sa compagnie, prétendoient, pour éviter le châtiment dù à ce crime, se servir et se prévaloir du privilége de la fierte, il vouloit qu’il fut faict une justice exemplaire de ceste action qui estoit très-mauvaise et de dangereuse conséquence ; qu’ainsi son intention estoit que le chapitre n’accordât aux ditz habitans le privilége de la fierte, qu’aux cas et conditions portés par iceluy. » Sous les dehors d’une défense, cette lettre n’était-elle pas une invitation aux chanoines de n’accorder le privilége aux habitans du Tronquay, que si, après une exacte appréciation des faits, ils pouvaient le leur appliquer sans contrevenir aux lois, édits et réglemens ? A cet égard, on savait déjà à quoi s’en tenir. La notoriété publique donnait au capitaine La Fontaine du Houx tous les torts dans cette malheureuse affaire. Tout le monde s’accordait à dire que cet imprudent jeune homme avait voulu faire un coup de teste, et qu’il estoit venu chercher sa mort. On avait trouvé dans ses poches, en le déshabillant, des lettres que lui avait écrites un gentilhomme des environs du Tronquay pour l’exciter à cette échauffourée qui devait avoir de si tristes conséquences. Qu’avaient fait les habitans du Tronquay, que se défendre contre un agresseur injuste et violent ? aussi le chapitre et le parlement ne cachaient-ils pas la compassion que leur inspirait le sort de ces malheureux, assez punis d’ailleurs par deux années de misère et d’angoisses. Ce fut alors que seize habitans du Tronquay, sortant de ces bois où, depuis si long-tems, ils étaient traqués comme des bêtes fauves, vinrent se faire écrouer dans les prisons de Rouen. L’un d’eux (Jacques Bresmontier) était président de l’élection de Lyons. La concordance de leurs confessions aux deux chanoines députés pour les interroger, la conformité de ces déclarations avec les témoignages de toutes les personnes du pays, la peinture naïve et attendrissante de leurs longues et cruelles souffrances, ne permirent point aux chanoines ni au parlement d’hésiter plus long-tems. Malgré le duc de Longueville, qui voulait faire donner la fierte à un sieur De Lislemare ; malgré une lettre de la reine contre les habitans du Tronquay ; malgré la démarche du sieur De Fours, qui vint, le jour de l’Ascension, « supplier les chanoines de avoir esgard à l’action noire des habitans du Tronquay, meurtriers de son frère », les seize prisonniers furent élus par le chapitre ; le parlement les délivra tous seize, en déclarant que le privilége estoit pour eux et tous leurs complices, sans en excepter aucun, c’est-à-dire pour le village du Tronquay tout entier, dont il était bien peu d’habitans qui n’eussent pris part au soulèvement de la paroisse et au meurtre du capitaine La Fontaine du Houx et de ses soldats. Les seize élus levèrent la fierte, le jeudi 5 mai, jour de l’Ascension, aux acclamations d’une foule encore plus nombreuse que de coutume, qui manifesta hautement sa sympathie pour eux, et sa pitié pour leurs malheurs si peu mérités. Mais le sieur De Fours attaqua au conseil l’arrêt du parlement de Rouen, comme ayant accordé la fierte à des gens indignes de cette grâce. Il soutint qu’en tout cas le privilége de saint Romain ne pouvait servir à ceux des habitans qui ne s’étaient pas présentés et n’avaient point paru à la cérémonie. Les habitans du Tronquay répondirent[1] qu’il n’y avait rien de détaché dans cette action ; qu’elle était commune et continue à l’égard du général et des particuliers, venant d’une même cause, ayant été faite à même tems et à même heure ; qu’ainsi la grâce donnée et reçue par les plus coupables devait découler et se répandre sur tous les complices. Après dix-huit mois d’intance, le conseil, par un arrêt du 12 décembre 1645, déclara que le crime dont les habitans du Tronquay étaient accusés, était fiertable et dans le cas de la fierte ; ordonna que l’arrêt du parlement de Rouen (du 5 mai 1644) serait exécuté selon sa forme et teneur ; et qu’en conséquence, tous les habitans du Tronquay jouiroient du privilège de saint Romain, sans préjudice des dommages-intérêts prétendus par le sieur De Fours à l’encontre des dits habitans. Les parties, sur cela, furent renvoyées au parlement de Rouen, par un arrêt du conseil en date du 18 mai 1646.
L’élection de 1649 nous offre encore un exemple de ces haines qui divisaient des gentilshommes du même pays, les forçaient de marcher armés et les mettaient souvent aux prises. Une dispute avait eu lieu anciennement entre les sieurs De la Boullaie et De Montpisson, gentilshommes des environs de Bernay ; ils avaient, l’un et l’autre, de nombreux amis qui épousèrent chaudement leur querelle. Le dimanche 25 novembre 1640, tous ces gentilshommes armés d’épées, de fusils, de pistolets, allèrent entendre la grand’messe dans l’église de la Lande-Péreuse (ou Lande-Preuse). Ils étaient partagés en deux groupes distincts, qui sans doute s’observaient mutuellement d’un œil peu amical, si l’on en juge par la scène que nous allons raconter. Au sortir de l’église, le sieur De la Boullaie ayant adressé des injures au sieur Boissaptel, et l’ayant provoqué, des deux côtés on se coucha en joue, des coups de fusil et de pistolet furent échangés. Le sieur De Montpisson ayant été blessé d’une balle, Boissaptel et ses amis poursuivirent, l’épée à la main, le sieur De la Boullaie et les siens jusques dedans l’église de Lande-Péreuse, où le sieur de Montpisson tomba mort du coup qu’il venait de recevoir. Boissaptel, outré de douleur et d’indignation, tira (étant toujours dans l’église) sur le sieur De la Boullaie un coup de pistolet, dont ce dernier mourut peu de jours après. Poursuivis par la justice, Boissaptel et ses complices s’enfuirent et se rendirent à l’armée. Enfin, en 1649, ils obtinrent la fierte, que la reine régente, Anne d’Autriche, avait sollicitée, dès l’année précédente, pour l’un d’eux (le sieur De Boissaptel), en considération des services qu’il avoit autresfois rendus. Après cette recommandation, qui eut, du moins en 1649, un plein succès, on s’étonne de trouver, à la date du 24 mai 1650, une lettre d’Anne d’Autriche, peu conciliable assurément avec ses premières démarches. Un sieur Forestier de la Forestière avait assisté, en 1640, le sieur De Boissaptel dans le combat qui ensanglanta l’église de Lande-Péreuse, et il ne paraît pas qu’il eût joué, dans cette tragédie, un rôle plus odieux que ses complices. Toutefois, ne s’étant point présenté en 1649 pour solliciter la fierte avec les sieurs De Boissaptel, D’Estrée et De la Poterie, il fit, en 1650, des démarches pour obtenir à son tour le privilége. Ce fut alors que la reine Anne d’Autriche adressa au chapitre de Rouen une lettre très-expresse pour le détourner d’accorder ses suffrages à ce prétendant. « L’assassinat qu’il avoit commis en la personne du sieur De la Boullaie, estant un assassinat et guet-à-pens des plus qualifiés, la régente désiroit que punition exemplaire en fût faite, et qu’il fût exclus du privilége auquel il prétendoit recourir pour esvitrer le châtiment que méritoit une action si noire que celle-là. Elle se promettoit d’autant plus que le chapitre n’éliroit point le sieur De la Forestière, que les ordonnances défendoient d’admettre à lever la fierte ceux qui estoient convaincus de crimes de cette qualité. » Quelque étonnement que dût inspirer cette lettre de la régente, après ce qu’elle avait fait, les années précédentes, pour Boissaptel et ses complices, le chapitre n’élut point le sieur De la Forestière, mais un notaire de Chasseradèz (diocèse de Mende). Le sieur Baldit, viguier de Villefort, ayant attaqué, l’épée à la main, ce notaire (appelé Martin) s’estoit enferré dans l’épée de son adversaire, que ce dernier étendait pour se défendre. Ce n’est pas la première fois que nous voyons des hommes se tuer ainsi, en allant s’enferrer avec l’épée de leurs adversaires, et nous aurons encore à en citer d’autres exemples dans la suite de cette histoire. Les morts n’ont-ils pas toujours tort ?
En 1657, la fierte avait été accordée au marquis de l’Ospital, gentilhomme de la Touraine, qui avait tué François Bureau, procureur fiscal à Restigny. Les parties civiles du marquis ne se rebutèrent point et continuèrent leurs procédures contre lui. Il écrivait au chapitre, le 22 juillet 1657 : « Si vous ne me faites cet honneur et bien de me secourir en diligence, je suis perdu entièrement, car ils me doibvent trompeter dans un jour ou deux et ensuite juger ; ils ont pris les meubles, les tiltres, la damoyselle, le sommelier, un des chevaux de carosse, les bestiaux et les fruits de ma femme, et saisy tout son revenu, nonobstant qu’elle ne soit point coupable, prétendant que MM. du parlement de Rouen n’ont pu ni dû m’admettre à lever la fierte, sur la confession que j’ai faite… Mon arrêt d’admission au privilége est tout prêt d’être cassé. » La duchesse de Longueville, fort engagée, depuis quelques années, dans les voies de la piété, s’était intéressée à ce prétendant, et avait appuyé ses démarches pour obtenir la fierte. De l’aveu de cette princesse, et à sa prière, on avait, quelque tems avant l’Ascension, obsédé le marquis d’instances réitérées pour le déterminer à donner une forte somme pour les pauvres ; on lui faisait entendre que la fierte était à cette condition. Il offrit une somme dont on parut se contenter d abord ; mais quelques jours après, on haulsa furieusement la dose, et on lui demanda quatre-vingts pistoles. Le marquis s’excusa sur son peu de moyens, ce qui n’était que trop véritable. Mais il fallut enfin en passer par là, et consigner cette somme, énorme pour lui. « J’en aurois encore donné davantage, si je l’eusse eu (écrivait-il depuis), pour me sauver la vie et l’honneur. » Mais quelques mois après l’Ascension, le marquis de l’Ospital voyant que, malgré la délivrance par lui obtenue au moyen du privilége, ses ennemis le tourmentaient, le ruinaient et contestaient la validité de son élection, ne put s’en taire, et supplia instamment le chapitre de s’interposer pour qu’on lui rendît son argent : « Je ne l’ay donné, disait-il, que dans la créance que je jouirois du privilége… ; mais n’en jouyssant pas, et après tant de sousmissions, d’expiations publiques et inutiles, que j’ay faites, il ne seroit pas juste qu’il m’en coustast encores une si grande somme. C’est un dépost faict sous condition, et qui doit estre rendu, la condition n’estant pas accomplie. » Le chapitre en corps était certainement étranger à tout ce tripotage dont deux ou trois seulement de ses membres s’étaient mêlés à son insu. Les chanoines se plaignirent à la princesse ; ils lui dirent qu’ils étaient scandalisés qu’on eût exigé cette somme, dont M. De l’Ospital « avoit donné une partie au-delà de sa bonne volonté » ; qu’on l’eût versée dans leur coffre, et qu’on « eust ainsy semblé achepter leurs suffrages. » Mais leur mécontentement redoubla encore, lorsqu’ils surent que la duchesse, par un zèle très-pieux, avait déjà fait distribuer une partie des quatre-vingts pistoles à un tonnelier détenu pour dettes, et cela sans consulter le marquis de l’Ospital, le premier pauvre assurément auquel on dût songer dans cette affaire. Je ne vois pas comment finit ce débat entre le marquis de l’Ospital et les gens qui l’avaient mis à contribution. Mais, avec tout ce zèle tracassier, on jouait à compromettre le chapitre. Du tems de Pasquier, « les malignes langues et venimeuses disoient que le privilége de la fierte estoit un jeu couvert revestu du masque de dévotion ; qu’à défaut de puissants protecteurs, on mettoit de l’argent au jeu, tellement que ceste abolition s’octroyoit à l’enquant, au plus offrant et dernier enchérisseur[2]. » Pasquier croyait, et il avait raison, que « ceste mesdisance estoit une vraye imposture et calomnie. » Nous le croyons aussi, et nos lecteurs doivent se souvenir qu’en 1573, le lendemain de l’Ascension, les chanoines de Rouen, tout en consentant que le baron de Montboissier enrichît la châsse de saint Romain qu’il avait levée et portée la veille, refusèrent formellement l’argent qu’il voulait leur remettre pour être employé à cet usage. On les avait vus, en 1594, grandement incréper les chapelains de la confrérie de saint Romain « d’avoir prins de l’argent deceulx qui, les années passées, avoient jouy du privilége, et leur défendre de retourner à la mesme faulte, sur les paynes au cas appartenantes. » Mais n’est-il pas probable que ces injustes accusations avaient pris leur source dans quelques intrigues pieuses du genre de celle que nous venons de signaler ?
En 1660, Françoise Canu, élue par le chapitre pour lever la fierte, fut déclarée indigne par le parlement. Quelques mots sur le crime qu’avait commis cette femme, suffiront pour montrer que l’arrêt du parlement était bien fondé. Michel Asse, premier mari de Françoise Canu, était mort en voyage, sans que l’on eût pu obtenir des détails satisfaisans sur un décès si inopiné et si subit. Fort peu de tems après, la veuve Asse ayant épousé, en secondes noces, Jacques Maduel son fermier, dont la réputation était mauvaise, des soupçons s’élevèrent ; on se souvint que Maduel avait fait précédemment, sans motif connu, une absence assez longue, qui coïncidait avec l’époque où Michel Asse était mort. D’autres renseignemens vinrent fortifier ces premiers indices. Maduel, arrêté et mis en jugement, fut convaincu d’avoir assassiné Michel Asse, d’intelligence avec la femme de ce dernier, qui lui avait promis de l’épouser après le crime. Maduel, condamné à mort, fut rompu vif à Rouen. Françoise Canu, sa complice, avait été condamnée à être pendue ; mais l’exécution ayant été différée à cause de son état de grossesse, elle sollicita la fierte, et fut élue par le chapitre. Après la lecture du cartel, le parlement entra en délibération, et, sans avoir entendu les gens du roi, sans avoir fait monter Françoise Canu, rendit un arrêt, qui déclarait cette femme indigne du privilége. On manda au chapitre qu’il eût à faire un autre choix. Les chanoines envoyèrent au palais quatre députés, qui représentèrent au parlementes motifs de leur élection et de la résolution qu’ils avaient prise de s’y tenir. Ils supplièrent cette compagnie de lui délivrer la femme Canu, « nommée, dirent-ils, non par aucune brigue et sollicitation, mais par une élection libre, non prévue, et, « comme ils croyoient, par une voix du Saint-Esprit. » Les gens du roi remontrèrent alors que la femme Canu avait été jugée et condamnée à mort, sans qu’ils « eussent été entendus, sans que le procès leur eût été communiqué ; qu’elle venait d’être déclarée indigne du privilége, sans qu’on les eût entendus davantage. Ils demandèrent qu’elle fut amenée devant la cour, pour être interrogée sur les charges du procès. Alors seulement, on pourrait délibérer et décider si elle était digne ou indigne de la fierte. Une partie de MM. du parlement, et, entre autres, toute la grand’chambre, fut d’avis de ces conclusions. Les autres dirent qu’il y avait arrêt, et qu’il fallait persister à déclarer la femme Canu incapable de la grâce. Le parlement se trouva partagé « les uns et les autres demeurant fermes dans leur sentiment. » Ceux qui adhéraient à l’avis des gens du roi soutinrent que ce sentiment, le plus favorable à la prisonnière, devait prévaloir. Les autres dirent qu’il n’y avait point de partage, la chose ayant été décidée par arrêt. Après bien des débats, le parlement se retira fort tard, s’en tenant à sa première décision ; et la fierte ne fut point levée cette année-là. La conjoncture était pressante, car Françoise Canu allait accoucher prochainement, et on savait que l’intention de MM. de la Tournelle était de la faire exécuter aussi-tôt après son enfantement. Le chapitre porta plainte au conseil privé, qui, dès le 11 mai, c’est-à-dire cinq jours après l’Ascension, ordonna, par un arrêt, qu’il serait sursis à l’exécution de la condamnation de mort, prononcée contre la femme Canu, et que cette affaire serait renvoyée au grand-conseil. Le parlement de Rouen mettant beaucoup de lenteur à envoyer à Paris les pièces du procès, Françoise Canu, dans une requête au conseil, se plaignait d’être toujours flottante entre la vie et la mort ; elle demandait à être transférée à Paris, et que l’ordre fût donné au parlement de Rouen d’envoyer au conseil les pièces de son procès. Le conseil ordonna qu’elle serait amenée au For-l’Évêque, aux frais et caution du chapitre. Elle y resta jusqu’au 30 octobre, époque où elle fut enfin mise en liberté, à la sollicitation du chapitre et à l’occasion de l’entrée solennelle de Louis XIV et de la reine dans la ville de Paris, entrée qui avait eu lieu le 26 août précédent, lors du mariage du roi.
En 1663, le parlement repoussa encore comme indignes les prisonniers élus par le chapitre ; mais, cette fois encore, le chapitre finit par l’emporter. Claude De Bouton, sieur de Bongenouil, étant logé chez le sieur De la Fontaine, son cousin-germain, avait abusé de la belle-fille de ce gentilhomme ; cité devant l’official de Beauvais, pour l’accomplissement d’une promesse de mariage écrite de son sang, qu’il avait donnée à cette jeune fille pour la mieux tromper, il s’était enfui en Franche-Comté, d’où il revint quelque tems après. Le sieur De la Fontaine était toujours aux aguets ; le 31 décembre 1661, ayant su que Bongenouil était à Gournay (en Bray), il y vint, accompagné des sieurs De Bouton de Chantemesle, cousins-germains du sieur De Bongenouil, et escorté d’une troupe de gens armés. Tous ensemble assaillirent Claude De Bouton de Bongenouil, qui mit l’épée à la main pour se défendre. C’était une rebellion à justice ; car il n’ignorait pas qu’ils étaient porteurs d’une commission de l’official de Beauvais, pour l’obliger d’accomplir son mariage. Tous ces gentilshommes, sous couleur de prêter main-forte à la loi, tirèrent sur leur parent plusieurs coups de pistolet et de mousqueton, qui le mirent hors de défense ; Bongenouil avait été blessé mortellement, et il expira, quelques jours après, dans l’hôtellerie du Heaume, à Gournay. Hugues De Bouton, baron de Ferrières, oncle des meurtriers et de l’homicidé, et la dame De Ligneville, mère du sieur De Bongenouil, rendirent plainte au juge de Gournay, qui informa et décréta contre Jean De Bouton de Chantemesle et ses complices. Le baron de Ferrières fit une déposition terrible pour les cousins-germains. De complicité avec l’infortuné Bongenouil qui venait de périr sous leurs coups, ils avaient, dit-il, deux ans auparavant, fait un complot pour l’assassiner, lui leur oncle, frère de leur père ; Bongenouil, repentant, lui avait tout avoué, ce qui l’avait mis dans la nécessité d’en avertir la justice. Ils ne l’avaient pas ignoré, et s’étaient vengés en assassinant inhumainement leur dénonciateur, sous prétexte de le livrer aux magistrats pour l’accomplissement d’un mariage. La principale preuve du complot fait pour l’assassiner, lui baron de Ferrières, ayant péri avec Bongenouil, il en donnait d’autres preuves qui n’étaient pas sans gravité. Il produisait, par exemple, un pacte signé par les cousins-germains, écrit qui, sous des expressions équivoques, semblait cacher quelques mystères d’iniquité. Deux témoins déposaient que Chantemesle et ses cousins leur avaient offert de l’argent pour les engager à tuer leur oncle, sur le chemin de Ferrières à Gournay. Enfin, Bongenouil, en expirant, avait persisté dans la révélation par lui faite précédemment du complot ourdi entre lui et ses cousins, pour l’assassinat de leur oncle. Ces gentilshommes étant parvenus à s’enfuir, la procédure criminelle commencée contre eux s’instruisait avec lenteur, lorsqu’en 1663, ils vinrent se constituer prisonniers à Rouen pour jouir du privilége de la fierte. L’instruction, on le voit, était loin de leur être favorable. Il y avait contre eux, outre la preuve d’un assassinat consommé, au moins les plus fortes apparences d’un odieux complot d’assassinat, ourdi antérieurement avec un complice qu’ils avaient tué, parce que, repentant, il avait tout révélé. L’édit de Henri IV excluait les assassins de guet-à-pens. Le parlement de Rouen estima que cet édit était applicable au procès, et déclara indignes de la fierte Jean De Bouton Chantemesle et ses complices. Peu de tems après, ces gentilshommes, que l’on avait arrêtés après la fête, parvinrent à s’échapper des prisons. Le concierge du parlement, accusé d’avoir favorisé leur évasion, fut destitué. On procéda contre les sieurs De Chantemesle ; et un arrêt, rendu par contumace, les condamna à mort, pour réparation du complot et du meurtre de guet-à-pens dont ils avaient été déclarés atteints et convaincus. A quelques années de là, Bouton de Chantemesle fut repris, et on voulait procéder contre lui contradictoirement. Alors, le chapitre de Rouen intervint, prétendant que ces procédures étaient un attentat au privilége de saint Romain. L’affaire ayant été renvoyée par le roi au grand-conseil, Chantemesle y demanda que les cas mentionnés au procès fussent déclarés fiertables, et à être renvoyé au chapitre de Rouen pour achever la cérémonie de la fierte. Cette cause, « susceptible (disait l’avocat-général Foucault) des plus vives couleurs de l’éloquence », fut plaidée au grand-conseil pendant cinq audiences consécutives. L’avocat-général Foucault dit que Jean De Bouton, sieur de Chantemesle, La Fontaine et Diancourt, s’étaient mis en défense contre le sieur De Bongenouil, qui, pour les empêcher de l’arrêter, les menaçait de son épée. Dans cette chaude mêlée, des coups de pistolet avaient été tirés ; et Claude De Bouton, sieur de Bongenouil, avait été atteint et blessé à mort ; mais rien ne montrait qu’il y eût eu préméditation de la part des meurtriers ; le crime était donc fiertable. L’allégation d’un complot ancien entre Bongenouil et ses cousins-germains, pour tuer le baron de Ferrières leur oncle, ne lui parut pas établie sur des preuves bien solides, ne reposant que sur le dire de Bongenouil, qui, à ce moyen, était parvenu à capter toute l’affection de son oncle, dont, s’il eût vécu, il aurait certainement recueilli seul tout l’héritage. Le 15 septembre 1672, le grand-conseil, par l’organe de M. le président De Barentin, rendit un arrêt qui déclara fiertable le crime commis par Jean De Bouton, et, faisant droit sur l’intervention du chapitre, ordonna que Jean De Bouton lui serait délivré pour jouir du privilege de la fierte, en la manière accoutumée ; en quoi faisant, les prisons lui seraient ouvertes. Le chapitre de Rouen, en intervenant dans ce procès, avait peut-être moins voulu encore défendre son élection de 1663, que protéger son privilége lui-même contre les atteintes qu’on pourrait vouloir lui porter dans le cours du débat. On avait vu, en 1607, M. Foullé, avocat-général au conseil, dans une affaire concernant la fierte, soumise à ce tribunal, parler du privilége de saint Romain comme d’un empiétement sur l’autorité royale, et s’opposer à l’entérinement de ce privilége, contre lequel il déclara qu’il allait faire des remontrances au roi, « pour le faire entièrement casser, révoquer et annuller. » Ses démarches, à la vérité, avaient été sans résultat. Mais, sous un roi tel que Louis XIV, des remontrances semblables ne pouvaient-elles pas avoir plus de succès ? La prudence ne conseillait-elle pas au chapitre de se mettre en cause, pour, en cas de péril, être mieux à portée de défendre son droit ? L’événement prouva que, si le chapitre se souvenait du danger qu’avait couru naguère son privilége, l’avocat-général Foucault savait très-bien aussi quel rôle M. Foullé, son prédécesseur, avait pris, en 1607, dans une affaire analogue à celle qui s’offrait aujourd’hui Lui aussi, homme du roi, revendiqua les droits et les prérogatives de l’autorité royale. Le privilége de saint Romain n’avait, dit-il, d’autre source que la tolérance des derniers rois. Un roi (Henri IV) avait pu le restreindre et en réprimer les abus ; les rois ses successeurs pouvaient en défendre absolument l’usage, quand il leur plairait, sans blesser ni la justice, ni la religion. Dieu avait donné aux rois seuls, dans leurs royaumes, la puissance de vie et de mort sur leurs sujets, pour en faire justice, ou user de miséricorde. Encore les rois, en se déchargeant sur leurs officiers des fonctions de la justice, s’étaient-ils réservé l’exercice de leur clémence, c’est-à-dire, le droit de faire grâce. Il n’y avait pas de contrat d’engagement ou d’aliénation qui pût ôter au roi le droit de rentrer dans ses domaines : à combien plus forte raison le droit de grâce ne pouvait-il pas être ressaisi par le roi, puisque c’était un attribut de sa souveraineté ! A Dieu et au roi, seuls, il appartenait de donner la vie. Le privilége de saint Romain étant l’exercice d’un droit inaliénable et imprescriptible de souveraineté, il n’y avait point de concession qui en pût être perpétuelle, et qui pût empêcher les gens du roi d’en soutenir le droit de retour dans toutes les occasions qui se présenteraient[3]. Ainsi s’exprimait l’avocat-général Foucault en l’année 1672 ; et ces paroles devaient effrayer le chapitre de Rouen, surtout lorsqu’il entendait ce magistrat dire au conseil : « Dans une cause célèbre plaidée en ceste audience, en 1607, ceux qui portoient la parole en la place que nous tenons, demandèrent acte au conseil de l’opposition qu’ils formoient à l’execution de ce privilége, et cela, nonobstant la déclaration de 1597. » Ces paroles semblaient annoncer, de la part de ce magistrat, un acte semblable à celui de son prédécesseur Foullé, dont il paraissait approuver la conduite. Mais la frayeur du chapitre fut courte. De ces théories inquiétantes sur le droit de grâce, de ces allusions menaçantes, M. Foucault passa à la discussion détaillée du fait, et conclut même en faveur du privilége, puisqu’il demanda que le crime des Chantemesle fût déclaré fiertable. Le conseil le décida ainsi. Le chapitre avait eu une alerte ; mais il en fut quitte pour la peur. Restait maintenant à accomplir le cérémonial, qui n’avait pu avoir lieu en 1663, l’arrêt du parlement de Rouen ayant alors déclaré indignes les élus du chapitre. Le 2 mai 1673, jour de l’Ascension, Jean De Bouton, sieur de Chantemesle, et Victor-Léon De la Fontaine, écuyer, sieur de Bezancourt, se trouvèrent à la porte de la conciergerie de la cour ecclésiastique. Bouton Chantemesle, le principal coupable, « portoit des fers au bras, et avoit une couronne de fleurs sur la teste. » Lorsque la procession qui se rendait à la Vieille-Tour eut défilé, deux maîtres de la confrérie de Saint-Romain emmenèrent Chantemesle et Bezancourt, et les conduisirent au haut du besle de la Vieille-Tour. Là, Chantemesle leva la fierte le premier, avant le sieur De Mautallen, qui avait été élu pour jouir cette année du privilége. En revenant à la cathédrale, il portait la fierte par le brancard de devant, et De Mautallen la portait par celui de derrière.
En 1665, la fierte fut levée par les sieurs Jacques De Cairon de Merville, et Charles Du Thon, fils d’un conseiller au présidial de Caen. Les gens du sieur De Séqueville avaient insulté le sieur De Cairon, à propos de la chasse. Plus tard, ils insultèrent et menacèrent encore ce gentilhomme, dont les dix-huit ou vingt chiens anglois étaient venus relancer un lièvre dans un petit bois appartenant à M. De Séqueville. Dans cette dernière rencontre, surtout, il fut clair que les domestiques du sieur De Séqueville étaient avoués, et qu’ils avaient même été excités par leur maître. Trois jours plus tard, M. De Cairon, accompagné du sieur Du Thon et de deux domestiques, se rendant à Rouen pour un procès, rencontra, près des avenues de Saint-Maclou, à peu de distance de Pont-Audemer, le sieur De Séqueville accompagné des mêmes domestiques qui l’avaient récemment insulté. Cette vue réveillant son ressentiment, il dit au sieur De Séqueville : « Allons, le pistolet à la main, voyons si tu es aussi brave icy comme tu es sur ton fumier. » A l’instant, ces deux gentilshommes se chargèrent à coups de pistolet. Le sieur De Séqueville fut atteint d’un coup qui lui donna la mort. Le sieur De Cairon s’enfuit, alla se cacher dans le château de M. De Combray, près Lisieux, puis passa à l’étranger. Les Séqueville mirent à profit son absence ; craignant, non sans raison, que le sieur De Cairon ne recourut au privilége de saint Romain, ils surprirent un arrêt du conseil, portant « défense au chapitre de nommer ce gentilhomme pour lever la fierte, et au parlement de le lui délivrer. » Quelque tems avant l’Ascension (1665), lorsque M. De Cairon-Merville revint en France pour solliciter la fierte, déjà le chapitre avait dénoncé au roi cet étrange arrêt. Le chapitre Le roi, présent en son conseil, rendit, le 13 mai, veille de l’Ascension, un nouvel arrêt par lequel il reconnut que le premier « n’avoit aucun fondement, qu’il estoit contraire au privilége, et à ce qui avoit accoustumé d’estre fait à cet égard. » Sa majesté déclarait donc « qu’elle n’avoit entendu empêcher que le dict chapitre nommât et presentât au parlement telle personne qu’il aviseroit (en la forme accoustumée) pour porter la fierte ; et ce, nonobstant tous prétendus arrêts qui pourroient avoir été rendus au contraire. » Le chapitre et le sieur De Cairon de Merville furent bien servis, car cet arrêt, rendu le mercredi 13 mai, était arrivé assez tôt à Rouen pour ne point retarder l’élection, qui eut lieu le lendemain jeudi 14, jour de l’Ascension, à l’heure accoutumée. Le sieur De Cairon fut élu avec le sieur Du Thon ; le parlement les délivra, et ils levèrent la fierte.
En 1667, la fierte fut levée par Nicolas Le Noble et François Agasse, tous deux enfans de la ville, tous deux étudians au collége de Rouen, âgés, l’un de dix-huit ans, l’autre de dix-neuf, pour un meurtre commis l’année précédente. Le jeune Agasse de la Noë avait encouru la haine de cinq ou six étudians plus âgés et plus forts que lui, qui, lorsqu’ils le rencontraient, ne manquaient jamais de l’insulter, de l’outrager et de le battre. On les avait vus l’assiéger, pour ainsi dire, dans des maisons respectables où il s’était réfugié pour se soustraire à leurs mauvais traitemens. Ce jeune homme finit par ne plus marcher qu’avec un pistolet pour se défendre. Un jour, revenant de se baigner avec Nicolas Le Noble, son ami, il fut aperçu près de la porte du Crucifix, par ses persécuteurs, qui aussi-tôt coururent après lui. Agasse et Le Noble s’enfuirent dans la Cour des Pigeons, et se flattaient déjà d’être en sûreté, lorsqu’ils furent découverts dans leur asile. Outragés, insultés, souffletés par sept ou huit hommes armés, qui voulaient les percer de leurs épées, il fallait bien qu’ils défendissent leur vie. Le Noble leur montra son pistolet chargé, en leur déclarant et prenant les voisins à témoins que s’ils ne se retiraient pas, il ferait feu sur eux. Ses menaces n’ayant produit aucun effet, et ses adversaires continuant de l’assaillir pour le maltraiter lui et son ami, il tira, et tua un nommé Cailloué, l’un d’entre eux, fils du vicomte d’Arques. Ce fait se passait en 1666. Les deux jeunes gens s’enfuirent de Rouen, et se trouvèrent à Orléans, à la fin d’octobre, pour l’entrée du cardinal de Coislin, évêque d’Orléans. Ils figurèrent parmi les huit cent soixante-cinq prétendans au bénéfice de cette entrée épiscopale, et obtinrent du prélat des lettres de grâce ; car il était encore permis alors aux évêques d’Orléans d’en délivrer le jour où ils prenaient possession de leur siége. Mais l’entérinement de ces lettres fut renvoyé aux juges de Rouen, et, « en Normandie, l’on n’enthérinoit point de telles grâces. » Enfin, en 1667, ils vinrent, à l’époque de l’Ascension, solliciter la fierte, qui leur fut accordée.
Dans les années 1669 et 1670, le sieur Baudry de Bois-Caumont qui avait tué, à Rouen, un sieur De la Bunaudière, remua tout pour se faire accorder le privilége de la fierte. Ces deux années, Louis XIV écrivit au chapitre et au parlement pour les détourner d’élire ce gentilhomme. Dans une lettre adressée, le 19 avril 1670, à l’archevêque de Rouen, le roi disait : « Le crime de guet-à-pens estant un de ceux qui sont exceptéz de la fierte de Rouen, le nommé Baudry, sieur de Bois-Caumont en auroit esté, l’année dernière, jugé indigne, sur le rapport qui me fut fait de l’assassinat par lui commis en la personne du feu sieur De la Bunaudière le jeune, ainsi que je vous le mandai alors. Néanmoins, comme je suis informé qu’il fait état, encore cette année, par le moyen du nombre des parens et amis qu’il a, tant à ma cour de parlement de Rouen, que dans le chapitre de vostre esglise cathédrale, d’obtenir, le jour de l’Ascension prochaine, le privilége de la dite fierte, pour se garantir du chastiment qu’il a mérité, je vous ay voulu faire cette lettre pour vous recommander de tenir la main, à ce que, dans le dit chapitre qui se doit tenir pour la dite fierte, il ne soit point fait choix du dit Baudry, en quelque sorte et manière que ce soit, afin que la justice puisse estre exercée contre luy ainsy qu’il appartiendra. » Le monarque adressa en même tems au parlement, l’ordre, en cas que Baudry de Bois-Caumont fût élu, non seulement de ne le point recevoir, mais même de le faire arrêter prisonnier et mettre à la conciergerie, pour l’exécution du jugement prononcé contre lui.
Le chapitre et le parlement déférèrent aux ordres du roi, et la fierte fut levée, cette année-là, par le sieur D’Eschallou, qui avait tué le sieur De Miraumont, procureur fiscal à Condé-sur-Noireau. Le sieur D’Eschallou, religionnaire depuis quelques annees seulement, avait, après ce meurtre, fait de nouveau profession de la religion catholique, apostolique et romaine. Il ne nous appartient pas de rechercher si son abjuration avait été désintéressée. Toujours est-il que, sans elle, il n’eût pas été admis à lever la fierte, le privilége de saint Romain étant réservé exclusivement aux catholiques.
Nous avons vu le conseil casser successivement Le pariemrnt plusieurs arrêts du parlement de Normandie, qui avaient déclaré dignes ou indignes du privilége, des prisonniers élus par le chapitre. Ces décisions avaient mécontenté et humilié le parlement, qui voulait toujours être juge, en dernier ressort, de l’élection des prisonniers désignés pour lever la fierte. C’était, chez cette compagnie, une idée fixe et héréditaire ; elle voulut la faire consacrer par une déclaration royale. Son premier président, M. Pellot, la servit chaudement, dans cette rencontre, auprès du roi et des ministres, et en 1671 et 1672, on s’occupait de dresser une déclaration sur le privilége de saint Romain, qui aurait été très-favorable aux prétentions du parlement, et qui, par exemple, aurait interdit tout recours au conseil contre les arrêts de cette cour, lorsqu’elle aurait jugé indigne de la fierte un prisonnier élu par le chapitre. Par ce projet, le privilége aurait été modifié sur d’autres points essentiels. Le chapitre, convaincu que « cette déclaration ruineroit le privilége », fit tout pour en arrêter l’expédition. Le premier président était à Paris pour suivre cette affaire dans l’intérêt de sa compagnie ; l’abbé Gaudon, chanoine de Rouen, y fut envoyé pour défendre les droits du chapitre, et conférer avec M. Pussort, que le roi avait chargé de cette affaire. Il y séjourna long-tems, et correspondit activement avec M. Dufour, abbé d’Aunay, autre chanoine, qui était resté à Rouen. « Voyez souvent monseigneur Pussort (écrivait l’abbé d’Aunay à son ami) ; cependant nous leverons les mains au ciel, comme Moyse, durant que, comme un autre Josué, vous conduirez la guerre du Seigneur et combattréz contre Amalec. Bellum Domini contra Amalec. » Amalec, ici, la chose est claire, c’était le parlement de Rouen, ou, si l’on veut, le premier président Pellot. A Rouen, dans le clergé de Notre-Dame, il ne se parlait alors que de la fierte, et de ce que faisait l’envoyé du chapitre pour parer le nouveau coup qui semblait menacer le privilége. Cependant, quelques chanoines, jaloux du choix que l’on avait fait de l’abbé Gaudon pour une mission délicate dont ils ne s’estimaient pas moins capables que lui, ou mécontens peut-être de ce que, malgré sa longue absence, on continuait à cet ecclésiastique les distributions quotidiennes de l’église, dues seulement, en règle générale, aux chanoines présens, critiquaient par fois ses démarches à Paris. L’abbé Gaudon ne l’ignorait pas, et en ressentait du chagrin. Mais son ami lui écrivit : « Vous sçavez ce que c’est que des compagnies où ceux qui crient le plus haut l’emportent ordinairement. Servéz toujours l’intérêt de nostre église, sans vous embarrasser des opinions égarées des particuliers. » L’abbé d’Aunay soutenait chaudement son ami dans les assemblées capitulaires. M. De Médavy, archevêque de Rouen, qui suivait aussi cette affaire à Paris, ayant écrit une lettre où il donnait les plus grands éloges à la conduite de l’abbé Gaudon et à l’adresse qu’il montrait dans cette négociation, l’abbé d’Aunay, à qui cette lettre était adressée, ne la cacha pas. « J’ay leu, écrivait-il à son ami, j’ay leu aujourd’huy ceste lettre à ceux de messieurs qui se trouvoient en la sacristie, au sortir du chœur, et Dieu sçait si je la ferai valoir demain en la relisant au chapitre, et si de là je prendrai lieu de bourrer ceux qui ne vous sont pas favorables. » — « On ne peut pas, lui écrivait-il une autre fois, se figurer un zèle plus ardent que le vostre. Si vous faisiez pour un particulier honneste homme ce que vous faites pour nous, ce particulier s’estimeroit insuffisant de recongnoistre assez dignement tant de bons offices rendus avec tant de peines, tant de soins, tant de constance et tant d’application. Dieu veuille que la compagnie entre dans les mesmes sentimens dont seroit touché un seul homme d’honneur. » Le chapitre tenait à ce que quelques termes de la déclaration projetée annonçassent l’intention de faire exécuter l’édit de 1597. Les mots : conformément à la déclaration de Henri IV auraient mis le chapitre à l’aise ; ainsi, une voie lui eût été toujours ouverte pour se pourvoir contre ceux des arrêts du parlement qui auraient contrevenu ou paru contrevenir à cet édit. M. De Médavy, archevêque de Rouen, désirait vivement aussi que l’on mît, dans la déclaration nouvelle, que le prisonnier élu « jouiroit, dans tous les cas, pour le jour seulement, du bénéfice de la fierte, pour l’honneur de la feste. Si on nous accorde cela, écrivait-il au chapitre, nous en reviendrons[4]. » Mais, lui répondait-on, qu’en résulterat-il, si le parlement a le droit d’envoyer, le lendemain, le prisonnier élu au supplice ? « Eh ! ne voyez-vous pas, répliquait le prélat, qu’avant cela, nous pourrions procurer son évasion ? » Le 4 mai 1672, on croyait n’avoir plus rien à espérer. Le bruit commun était que la déclaration projetée allait paraître. L’abbé d’Aunay écrivit à l’abbé Gaudon : « Puisqu’il n’y a plus lieu d’espérer de vaincre, et qu’il ne servirent plus de rien de combattre, songez à faire une retraite la plus honorable que vous pourrez, ou pour mieux dire, puisqu’il se faut rendre, et qu’il n’y a pas lieu de tenir contre la volonté du roi et le crédit de M. le premier président appuyé de M. Pussort, faites une capitulation la moins désavantageuse à notre église qu’il vous sera possible. » Mais le négociateur du chapitre était persévérant ; il continua ses démarches, et parvint à empêcher l’expédition de la déclaration projetée. Le premier président avait promis de l’apporter à sa compagnie, avant l’époque de l’insinuation du privilége ; mais il reconnut qu’il s’était trop avancé. L’abbé d’Aunay s’empressa de donner à son ami tous les éloges dont l’avait rendu digne une négociation conduite avec tant d’habileté et de succès. « Vous faites tout cela, lui disait-il, pour des gents qui ne marquent, quant à présent, guères de recongnoissance ; mais il ne faut pas que l’ingratitude de quelques faux frères vous empesche de continuer, jusques au bout, vos soings et vos travaux pour nostre mère, je veux dire pour nostre église. » La mauvaise humeur du parlement était au comble ; on sut qu’il y avait été convenu de ne délivrer désormais au chapitre que des prisonniers écroués avant l’insinuation, et, en général, de tenir à l’exécution rigoureuse de toutes les clauses de l’édit de Henri IV. « Nous ne pouvons pas l’empescher, écrivait l’abbé d’Aunay à son ami : mais cette rigueur leur sera peut estre plus désavantageuse qu’à nous, car nous ne délivrons guères de prisonniers où ces messieurs ne prennent intérest, et que nous n’ayons quelque recommandation de leur part. » La fête de l’Ascension approchait ; lorsque les députés du chapitre allèrent au Palais pour y insinuer le privilége, conformément à l’usage immémorial, le parlement ne voulut point recevoir cette insinuation, sous prétexte qu’il n’était pas en nombre suffisant. C’est que le premier président n’était point encore de retour, et cette compagnie espérait toujours qu’il apporterait la déclaration si ardemment désirée ; on dit aux députés de revenir une autre fois. Le chapitre fut très-mécontent ; il se demanda s’il renverrait, cette année, des députés au parlement, ou s’il regarderait l’insinuation comme faite, n’ayant pas tenu à lui qu’elle ne le fût. Sur ces entrefaites, le premier président étant revenu à Rouen sans les lettres-patentes si formellement promises, le parlement chercha à y suppléer par une déclaration qu’il pria le chapitre de signer. Elle était ainsi conçue : « Messieurs du chapitre déclarent qu’ils reconnoissent que le parlement est le seul juge de ceux qui lui sont nommés par le chapitre, pour les déclarer dignes ou indignes du privilége de la fierte, conformément à la déclaration d’Henri IV, et qu’ils ne se pourvoiront contre les arrêts que le parlement rendra sur ce sujet, sinon par les voyes introduites par les ordonnances et déclarations des Roys, enregistrées au parlement. » Des conférences eurent lieu à ce sujet entre des députés des deux compagnies, et enfin le chapitre consentit à souscrire cette déclaration[5]. M. De Médavy, archevêque, ayant conseillé au chapitre de renvoyer des députés au parlement, aux fins de l’insinuation, on déféra à l’avis du prélat, et l’insinuation eut lieu le jeudi 19 mai, huit jours seulement avant l’Ascension ; ainsi les procédures criminelles et exécutions ne furent suspendues que pendant une semaine, ce qui n’était jamais arrivé jusqu’alors. Le jour de l’Ascension, deux prisonniers élus par le chapitre lui furent délivrés sans difficulté ; mais, hâtons-nous de dire que c’étaient des domestiques de M. Deshommets de Martainville, conseiller au parlement, qui les avait vivement recommandés à ses collègues et au chapitre. Nous entendions, il n’y a qu’un instant, l’abbé d’Aunay dire que « le chapitre ne délivroit guères de prisonniers où messieurs du parlement ne prîssent intérest, et où l’on n’eût quelque recommandation de leur part. » N’est-il pas piquant de voir cette allégation se vérifier, dès cette année même ? En se prêtant de si bonne grâce à favoriser des protégés du parlement, le chapitre voulut-il prouver qu’il était sans rancune, ou bien esquiver les obstacles qu’eût peut-être rencontrés un autre choix ; ou bien encore, et j’incline pour cette hypothèse, montrer à messieurs du parlement qu’ils avaient quelquefois besoin de lui ?
Cette prérogative du chapitre de Rouen était connue partout en France, et lorsqu’un grand coupable, digne d’intérêt à de certains égards, ou protégé par des gens puissans, avait en vain sollicité la clémence royale, ses protecteurs tournaient leurs regards vers Rouen, dont l’église exerçait, chaque année, un si rare et si beau privilége. En 1674, un provençal, d’un endroit voisin de Grignan, avait tué son fils ; mais, sans doute, ce crime déplorable offrait quelques circonstances qui, s’il est possible, en atténuaient un peu l’horreur. Quoi qu’il en soit, la comtesse de Grignan, dont le mari était lieutenant-général en Provence, avait écrit à la marquise de Sévigné sa mère, pour la prier de s’intéresser à ce malheureux, et elle avait touché un mot de la fierte. Madame De Sévigné répondit à sa fille : « Je ne vois pas bien par où l’on peut demander la grâce de cet honnête homme dont l’assassinat est si noir : les criminels qui sont délivrés à Rouen ne sont point de cette qualité, c’est le seul crime qui soit réservé. Beuvron l’a dit à l’abbé de Grignan[6]. » Sans nous arrêter à ce que ces dernières lignes renferment d’inexact, nous dirons qu’on eut tort de ne point faire de démarches à Rouen en faveur de ce Provençal ; malgré l’édit de 1597, le chapitre donnait, quelquefois, la fierte à de grands coupables ; et, à la fête de l’Ascension qui suivit la lettre de madame De Sévigné, le privilége fut accordé à un gentilhomme de la Beauce qui avait tué son frère aîné.
En 1680, la fierte fut donnée à Charles Vergnault sieur de Bondilly, qui avait tué sa femme, sans y penser, disait-il. On va juger de la vraisemblance de sa confession, que nous reproduisons presque textuellement. « En l’année 1674, dit-il, j’eus quelques procès qui me furent faits par mes ennemis. Ces procès me troubloient l’esprit, de sorte que je ne savois ce que je faisois le plus souvent, dans l’appréhension d’être arrêté prisonnier pour certains décrets de prise de corps dont on me menaçoit. Dans cette crainte et faiblesse, je quittai ma maison, et m’en allai errant en divers lieux. Enfin je me retirai chez le sieur De Bincy, mon parent. Deux jours après, la damoiselle ma femme y survint. La voyant arriver, j’allay pour la descendre de cheval, la pris par la main, et la menai chez le sieur De Bincy où nous soupâmes tous ensemble, dans l’amitié possible, et nous en allâmes coucher dans un même lit. Le lendemain, nous passâmes le jour entier dans la même union et amitié que nous avions toujours fait depuis quatorze ans que nous estions mariés. La nuit suivante, étant couché avec ma dite femme, j’entendis du bruit vers minuit ; je vis quelques personnes autour du lit, ce qui m’engagea à prendre ma culotte qui était derrière le chevet ; ma culotte se renversa, l’or et l’argent qui estoit dedans tomba avec un petit cousteau pliant et fermant, à manche, dont je me servois journellement à table. Voulant ramasser ma bourse, je mis inopinément la main sur le dit cousteau, et me sentant arrêté, pour me libérer, je me servis du dit cousteau, et j’en donnai quelques coups à la personne qui le tenoit sans savoir qui elle estoit, et à l’instant, me sauvai tout nud, sans savoir où je me devois retirer, ni si j’avois blessé à mort la personne qui m’arrêtoit, ma pensée n’étant autre que de m’enfuir et éviter que l’on ne m’arrêtât suivant que l’on m’avoit menacé. » Recueilli chez un paysan, il n’apprit, dit-il, que quelques jours après, que c’était sa propre femme qu’il avait tuée, ce qui (ajoutait-il) le surprit fort, n’ayant eu la pensée de la frapper. Si les faits se passèrent tels que les raconte le sieur De Bondilly, on ne peut guères expliquer autrement que par un dérangement total d’esprit, son crime étrange, sa conduite après le meurtre de sa femme, son incroyable confession, et enfin la grâce qui lui fut accordée de lever la fierte.
On ne trouvera pas moins de bizarrerie dans le fait à raison duquel le sieur De Calmesnil, gentilhomme qui homme normand, sollicita la fierte en 1685, mais toutefois sans l’obtenir.
En octobre 1670, tous les chevaux de ce gentilhomme « se mouroient d’un mal inconnu qui leur venoit de prendre. » Il y avait, dans son village, un berger nommé Dorien, grand sorcier, empoisonneur de tout le pays. Le sieur De Calmesnil s’en prit à lui de la maladie de ses chevaux. Dès longtems, c’était une croyance profondément enracinée en Normandie et bien ailleurs, qu’un moyen infaillible et prompt de guérir les hommes ou les bêtes sur lesquels un mauvais sort avait été jeté, était de battre à outrance les sorciers, auteurs du mal ; et si, à force de les maltraiter on parvenait à les faire crier bien fort, ou à leur faire nier le fait par trois fois, ni plus, ni moins, alors la guérison était infaillible. Des lettres-patentes de 1407 et de 1445 nous montrent cette croyance en vigueur sous les règnes de Charles VI et de Charles VII, et semblent même la consacrer comme un dogme, en disant gravement que par le moyen des dites bateures, icelles personnes et bestes viennent à convalescence et garison[7]. Au XVe. siècle, une telle superstition n’étonne guères ; elle doit surprendre davantage, au milieu du règne de Louis XIV ; mais enfin, elle existait encore, du moins chez quelques individus, et le sieur De Calmesnil était de ces gens-là. Il s’en prit donc au berger Dorien, le frappant, le maltraitant, l’accablant de coups ; et comme le malheureux ne lui répondait que par des cris et des injures, il lui donna deux ou trois coups de plat d’épée sur la tête et les épaules « dont le dict Dorien s’étant voulu venger, soit qu’il se fût enferré de luy-mesme, ou que, dans la challeur, le sieur De Calmesnil (comme il le disait) luy eut poussé, par mesgarde, un coup de pointe, enfin Dorien se trouva blessé d’un petit coup au bas du ventre », petit coup dont il décéda presqu’aussi-tôt. En 1685, le sieur De Calmesnil sollicita la fierte. Le chapitre la lui refusa pour la donner à un homme qui véritablement en était encore plus indigne. Ce fait mérite quelque détails.
Depuis plus de vingt-cinq ans, Robert De Poucques, sieur d’Attigny, s’était emparé de la seigneurie de Quesques, en Boulonnais, qui appartenait au chapitre de cette ville. Les guerres avaient favorisé cette usurpation dans le commencement, et ses violences la soutinrent dans la suite. La paix, et la réunion même de cette ville à la couronne, furent inutiles aux chanoines. A peine avaient-ils pu trouver, dans l’espace de vingt ans, un receveur pour leur terre, et ce receveur, maltraité par D’Attigny, effrayé par ses insultes et ses menaces continuelles, n’ayant pu jouir de la moitié du revenu de sa ferme, l’avait quittée le plus tôt qu’il avait pu, en demandant de grandes diminutions au chapitre. Depuis, et pendant une longue suite d’années, les chanoines avaient été trop heureux d’en laisser D’Attigny le fermier, sous le nom de qui il lui plaisait, et entr’autres, d’un sieur Pillain, et d’en recevoir de fermage ce qu’il avait agréable d’en donner. Enfin, les chanoines, voulant rentrer dans leur bien, firent publier que la recette de leur terre de Quesques était à donner. Ceux qui connaissaient D’Attigny évitèrent de se commettre avec lui. Antoine Darsy, moins bien instruit, prit ce bail, qui lui parut avantageux. Mais à peine était-il engagé, qu’il se vit en butte aux menaces et aux insultes des D’Attigny père et fils. Les valets qu’il envoya à Quesques, furent battus violemment par eux ; un de ces malheureux faillit en mourir. Darsy étant venu lui-même à Quesques, le sieur D’Attigny fils le saisit au collet dans son bureau, et lui porta l’épée nue sur l’estomac, en le menaçant de le tuer. Le bureau de Darsy avait été établi chez le curé de Quesques ; les sieurs D’Attigny dirent en blasphémant, à ce curé, que s’il donnait davantage retraite chez lui à Darsy ou à ses gens, et s’il ne l’obligeait pas de quitter son bail, ils brûleraient la tête à Darsy et à lui aussi. Le curé fit connaître ces menaces au chapitre, mais malheureusement, les laissa ignorer à Darsy, qui, peu de jours après, étant revenu à Quesques, et se disposant à retourner chez lui, fut assailli, à la porte du presbytère, par les sieurs D’Attigny accompagnés de deux valets, tous quatre armés de fusils ; il voulut rentrer dans le presbytère, mais en vain. Le fils D’Attigny, par l’ordre de son père, lui tira un coup de fusil, dont il mourut quelques heures après. Les D’Attigny prirent la fuite. La veuve et les enfans du sieur Darsy obtinrent, le 10 juillet 1683, une sentence de la sénéchaussée de Boulogne, qui condamnait, par contumace, les sieurs D’Attigny et leurs deux valets à la peine de mort, et de plus à huit mille livres de dommages-intérêts. Ces derniers n’ayant pu, malgré l’intercession de puissans protecteurs, obtenir leur grâce du roi, recoururent au chapitre de Rouen. D’Attigny fils se présenta, fut élu par le chapitre, délivré par le parlement, leva la fierte le 31 mai 1685, et se crut absous. Mais la veuve et les six enfans de Darsy parvinrent à le faire arrêter à Paris où il se cachait (le père était mort depuis peu). Ils présentèrent au conseil une requête en cassation de l’arrêt du parlement de Rouen, du 31 mai 1685, qui avait reçu le sieur D’Attigny fils au privilége de la fierte.
Le célèbre Louis De Sacy, avocat au conseil, membre de l’académie française, prit leur défense. Les écrits qu’il publia dans cette affaire sont trop remarquables et firent alors trop de sensation pour qu’il nous soit permis de passer légèrement sur cette circonstance importante de l’histoire du privilége. L’arrêt du parlement devait, dit-il, être cassé comme contraire à l’édit de 1597. Cet édit interdisait formellement le privilége aux assassins de guet-à-pens, et l’assassinat du sieur Darsy n’offrait-il pas tous les caractères du guet-à-pens ? Contraire aux lois humaines, l’arrêt du parlement de Rouen ne l’était pas moins aux lois divines. Car ces lois, qui avaient établi des asiles pour les criminels, avaient défendu d’y admettre les assassins. L’arrêt du parlement était encore nul, comme rendu par des juges sans pouvoir. Si ce parlement avait été incompétent pour condamner le sieur D’Attigny, n’était-il pas, dès lors, incompétent pour l’absoudre ? Or, à quel titre eût-il pu le condamner ? Le sieur D’Attigny était du ressort du parlement de Paris, et c’était aussi dans ce ressort que son crime avait été commis. Le parlement de Rouen avait-il le pouvoir de juger les procès du ressort du parlement de Paris ? Une sentence de la sénéchaussée de Boulogne, relevant du parlement de Paris, avait condamné à mort le sieur D’Attigny ; cette sentence avait-elle pu être mise au néant par le parlement de Normandie, qui n’avait aucune suprématie sur les juges qui l’avaient rendue ? Qu’était-ce d’ailleurs que le privilége du chapitre de Rouen, sinon le droit d’intercéder, chaque année, auprès des magistrats de cette ville, pour qu’ils lui délivrassent un criminel ? Mais ces magistrats pouvaient-ils délivrer un prisonnier qui n’était pas à leur disposition, un prisonnier à qui ils ne pouvaient faire sentir la rigueur des lois, à qui ils ne pouvaient infliger de peine ; un prisonnier dont ils n’étaient pas les juges, et qui, justiciable d’un autre tribunal, y avait même été condamné au supplice qu’avait mérité son crime ? Les lettres de grâce, à peine de nullité, ne pouvaient être entérinées que par les juges naturels de l’impétrant, par des magistrats ayant le pouvoir de le débouter de l’effet de ces lettres, si elles avaient été surprises, et de l’envoyer à l’échafaud. Or, le parlement de Rouen, s’il eût refusé le sieur D’Attigny aux chanoines qui l’avaient élu, aurait-il eu, pour cela, le pouvoir de l’envoyer au supplice ? Et, pour ramener le privilége de l’église de Rouen à son origine, telle du moins que l’indiquait le chapitre, si ce privilége avait été établi en mémoire de la délivrance faite naguère à saint Romain par les juges de Rouen, d’un criminel qu’ils avaient condamné à mort, eux ou d’autres juges du ressort, les magistrats d’aujourd’hui ne devaient aussi délivrer qu’un criminel de leur ressort. Le sieur D’Attigny, qui n’avait point été jugé dans le district du parlement de Normandie, et qui n’était point à la disposition des juges de Rouen, n’avait pu être délivré par eux pour jouir d’un privilége dont il n’était point capable. Mais une autre raison prouvait invinciblement que la fierte n’était point pour les justiciables de tribunaux indépendans du parlement de Normandie. Le parlement ne devait accorder le privilége que pour des crimes fiertables, c’est-à-dire qui n’étaient pas exclus de cette grâce par les édits. Or, comment connaître légalement les crimes des prétendans à la fierte, sinon par l’examen des informations et des procédures ? Mais le parlement de Rouen avait-il autorité sur les tribunaux des autres provinces, et pouvait — il les contraindre à lui apporter les informations relatives aux crimes commis par des individus étrangers à son ressort et prétendant à la fierte ? Non. Il ne pouvait donc pas connaître la véritable nature des crimes dont ils s’étaient rendus coupables, ni conséquemment les délivrer au chapitre sans contrevenir manifestement aux édits. Comment, dès-lors, avait-il pu élire le sieur D’Attigny ? Sacy terminait ce premier factum, en remarquant que le chapitre de Rouen, qui était intervenu dans les procès de Péhu et de D’Alleray, s’était bien gardé de paraître dans la présente affaire. « Cet abandon de la part d’un corps aussi vigilant pour la conservation de ses droits, n’étoit-il pas une condamnation du sieur D’Attigny ? » C’était proprement un défi que Sacy adressait au chapitre. Le chapitre l’accepta, et intervint enfin dans ce procès où son privilége jouait un si grand rôle. Mais alors Sacy, dans un second factum, attaqua en face et avec vigueur ce privilége qu’il avait jusqu’alors épargné. La légende de la gargouille, l’histoire de la concession du privilége par Dagobert, furent reléguées par lui au rang des fables. Il releva les anachronismes de ces récits mensongers, non toutefois sans commettre lui-même des erreurs de date assez graves, et en refusant au privilége une antiquité que lui donnent les titres les plus authentiques. Puis il examina le privilége en lui-même, qu’il attaqua comme une usurpation sur les droits de la couronne, comme une source d’impunité pour de grands coupables. Le chapitre, outré de ce qu’il avait plaidé qu’en tout cas ce privilége devait être réservé exclusivement pour des justiciables du parlement de Normandie, s’était écrié que « si cette prétention étoit admise, le privilége étoit anéanti, et qu’il vaudroit presque autant le lui ôter tout-à-fait que de le lui laisser à ces conditions. » — « Eh ! qu’y a-t-il donc là de quoy tant s’escrier (répliquait Sacy) ? Ni l’état, ni les particuliers n’auroient rien à souffrir de l’extinction de ce privilége ; les gens de bien seroient dans une plus grande sûreté, les méchants dans une plus grande retenue ; c’est tout ce qui en pourroit arriver. Les chanoines de Rouen acquéreroient une gloire immortelle à abandonner généreusement ce privilége si pernicieux et si défectueux dans son principe, et à imiter, par cette conduite, celle que tinrent autrefois, du temps de Tibère, les villes de Grèce qui avoient des lieux de franchise. Elles aimèrent mieux y renoncer, quand on les voulut obliger d’en représenter les titres, que de les soustenir contre la vérité. On ne peut mettre de trop fortes digues pour arrêter le débordement d’un privilége qui fait croire au peuple qu’il soutient la cause de Dieu, en arrachant les scélérats des mains de la justice[8]. »
Malgré ces éloquens plaidoyers, le grand-conseil déclara fiertable le crime commis par le sieur D’Attigny, et renvoya les parties au sénéchal de Boulogne pour y procéder sur leurs différends, concernant les dommages-intérêts et autres réparations civiles adjugés par la sentence de contumace rendue par ce sénéchal en 1683. Main-levée fut accordée au sieur D’Attigny des saisies faites de ses biens. Mais ce succès suffisait-il pour consoler le chapitre du coup sensible qu’avaient porté à son privilége les doctes et éloquens plaidoyers de Sacy ? On ne pensait plus guères aux violentes attaques que Bouthillier lui avait livrées quatre-vingts ans auparavant ; et voilà que les meilleurs argumens de cet antagoniste oublié revivaient tout-à-coup, renforcés de beaucoup d’autres plus péremptoires encore, et empruntaient une force nouvelle de la dialectique puissante, du stile concis, élégant, énergique et pur, d’un nouveau et plus redoutable adversaire ; pour comble de malheur, ce détracteur ardent du privilége, ce critique incrédule qui traitait de si haut et avec tant de dédain le prétendu miracle de la gargouille et la prétendue concession de Dagobert, était le plus pieux, le plus respectable, le plus sincère catholique de son tems ; et il n’y avait pas moyen d’affaiblir ce qu’il disait d’une légende fabuleuse et d’un récit mensonger, par de vagues accusations sur sa foi qui n’était pas douteuse. Frappant le privilége au cœur, Sacy avait dit : « Le droit de remettre les crimes est, de tous les droits de la souveraineté, le plus incommunicable. Il est inséparable de la personne de nos rois ; et ils ne peuvent pas faire que ceux à qui il n’est point permis de s’asseoir avec eux sur le trône, puissent entrer en société de cette autorité, la plus essentiellement inhérente à la couronne. » Parler ainsi dans une affaire d’éclat, devant le premier tribunal du royaume, et sous un roi aussi jaloux de son pouvoir, que l’était Louis XIV, c’était dénoncer à ce monarque le privilége de la fierte comme un fleuron détaché de sa couronne, c’était l’inviter à le reprendre. Plus tard, nous verrons les paroles de Sacy porter leur fruit.
La liaison des idées ne m’a point permis de rapporter en son tems l’élection de 1683. Cette année-la, le chapitre donna la fierte au nommé La Rose, tanneur à Saint-Lô, dans le Cotentin. Les détails du meurtre qui l’avait mis dans la nécessité de recourir au privilége, ne présentant aucun intérêt, nous avons voulu faire remarquer seulement qu’à l’époque où ce meurtre avait été commis (le 24 décembre 1681), La Rose faisait profession de la religion réformée, et qu’arrêté le jour même, à raison de ce crime, il abjura le protestantisme dès le mois de janvier suivant, et fit ses pâques dans la prison. Le lecteur n’a point oublié les conversions si opportunes du sieur De Bonnard de Liniers, en 1625, du sieur D’Eschallou, en 1670 ; et, pour la troisième fois, il se demande, sans doute, si l’intérêt, mobile trop ordinaire des actions humaines, ne serait point entré pour quelque chose dans un changement de religion si subit. Nous nous interdirons toute conjecture à cet égard. Ce qui est certain, c’est qu’après cette conversion, la duchesse de Matignon s’intéressa à La Rose, et sollicita activement pour lui la fierte, qui lui fut accordée. Quelque tems après, écrivant au chapitre pour le remercier, elle lui disait : « Le motif de sa conversion à la foy catholique m’a fait agir auprès de vous, et vous a aussi déterminés de le vouloir bien préférer à tout autre[9]. » M. De Colbert, coadjuteur de l’archevêque de Rouen, s’était aussi intéressé à ce prisonnier.
Nous voici, maintenant, arrivés à une époque où le privilége de saint Romain eut à lutter à la fois contre deux juridictions de la ville, et, par suite, contre les preventions peu amicales du gouvernement, qui, enfin, avait ouvert les yeux. Comme on l’a vu par tout ce qui précède, en quelque prison de Rouen qu’eût été écroué le meurtrier élu par les chanoines de Rouen pour lever la fierte, c’était toujours le parlement qui délibérait sur l’élection, qui interrogeait le prisonnier, et le délivrait ou le refusait au chapitre. Les autres juridictions de la ville voyaient avec jalousie le parlement s’arroger à lui seul cette haute prérogative, et avaient quelquefois montré des dispositions peu favorables à un privilége dans lequel elles jouaient un rôle si passif. De ces diverses juridictions, la cour des Aides, compagnie souveraine, dont l’érection était antérieure à l’érection du parlement, et qui n’avait pas vu sans chagrin ce corps supérieur s’établir dans la province, était celle dont cette possession glorieuse blessait le plus l’orgueil et les prétentions. Tous les ans, depuis assez long-tems, cette cour avait soin de dire aux députés du chapitre, envoyés pour insinuer le privilége à son audience, « qu’en cas que le prisonnier qui seroit esleu fust en ses prisons et de sa compétence, le cartel de l’élection luy devoit estre adressé. » On n’y avait aucun égard, ce qui lui était très-sensible. Un débat qui avait eu lieu, sur la préséance, entre un député du chapitre et un député de la cour des Aides, débat jugé récemment au désavantage de cette cour, avait mis le comble à sa mauvaise humeur ; elle épiait l’occasion de se venger, et crut enfin l’avoir trouvée. En 1686, lorsque les députés du chapitre vinrent insinuer le privilége à son audience, le premier président interrompit leur orateur au moment où il « prioit la cour d’avoir agréable l’insinuation, etc. », et lui dit qu’il eût à se servir du terme de supplier au lieu de celui de prier. Les députés ayant représenté qu’ils suivaient le formulaire usité depuis la création de la cour des Aides, le premier président, deux présidens et plusieurs conseillers répliquèrent tumultueusement ensemble : « Puisque vous refusez de vous en servir, sortez, sortez donc. » Et, sans vouloir entendre ce qu’ils dirent, on fit sortir ces députés de la salle d’audience, sans leur donner acte de l’insinuation du privilége ; en un mot, on les traita d’une manière peu convenable à la dignité de l’action ; et on manqua essentiellement aux égards que méritait le chapitre. Les chanoines firent signifiera la cour des Aides un procès-verbal de ce qui s’était passé dans son prétoire, avec protestation que, si, au préjudice du privilége de saint Romain, la cour des Aides passait outre au jugement des individus détenus dans ses prisons, ils en porteraient leurs plaintes au roi. Les années suivantes, le chapitre, au lieu d’envoyer à la cour des Aides ses députés qui y eussent, sans doute, essuyé la honte d’un nouveau refus, fit, à l’époque ordinaire de l’insinuation, signifier au procureur-général de cette cour un acte par lequel il déclarait que ses députés étaient prêts à se transporter à la cour des Aides, pour y insinuer le privilége dans les mêmes termes dont ils s’étaient de tout temps servis. Ces significations déplaisaient fort à la cour des Aides, qui, enfin, en 1694, défendit au geôlier de ses prisons d’en ouvrir les portes, lorsque les chanoines viendraient demander la liste des prisonniers. De plus, ces magistrats firent courir le bruit que, dans l’intervalle de l’insinuation au jour de l’Ascension, ils feraient exécuter un des prisonniers prétendans au privilége. Le chapitre porta plainte au roi ; il demanda que, faute par la cour des Aides de recevoir l’insinuation du privilége dans les termes et dans les formes usités de tout tems, les prisonniers détenus dans la conciergerie de cette cour ne pussent être molestés, contraints, interrogés, transportés, exécutés, jusqu’à ce que le privilége de saint Romain eut sorti son effet ; que les députés du chapitre pussent aller aux prisons de la cour des Aides entendre les prisonniers dans leurs confessions et dépositions, en la forme jusqu’alors usitée, et que les geôliers fussent contraints de leur en ouvrir les portes. Le 29 avril 1695, le roi renvoya la requête et les parties devant M. Lefebvre D’Ormesson, commissaire départi à Rouen, qui fut chargé de les entendre et de dresser procès-verbal de leurs dires respectifs. Le 12 juillet suivant, deux chanoines, pour le chapitre, et le procureur-général de la cour des Aides, pour cette cour souveraine, se présentèrent devant le commissaire, à Rouen. Les deux chanoines demandèrent que le procureur-général déclarât pourquoi la cour des Aides avait refusé de recevoir l’insinuation du privilége dans les termes usités de tems immémorial. Le procureur-général répondit que, depuis plus d’un siècle, la cour des Aides demandait à MM. du chapitre la représentation de lettres-patentes enregistrées par elle, qui ordonnassent que le privilége de saint Romain serait insinué à son audience. Jusqu’à cette production, la question de la différence des termes dont ils prétendaient se servir à l’égard du parlement et de la cour des Aides, était prématurée ; puisque s’ils n’avaient point le droit d’insinuer à la cour des Aides, il n’était pas besoin de savoir en quels termes. Dans tous les cas, cette contestation ne pouvant être réglée que par le roi, il demanda qu’elle fût renvoyée à sa majesté, déclarant ne comparaître devant le commissaire départi, que par respect pour l’arrêt du conseil. Les députés du chapitre répondirent que c’était la première fois que la cour des Aides demandait la représentation des titres de l’église de Rouen. La possession du chapitre était bien notoire. L’édit de Louis XII le dispensait de toute exhibition de lettres-patentes. La cour des Aides, depuis sa création, avait reçu l’insinuation sans difficulté, et ne s’était avisée qu’en 1686, pour la première fois, de chicaner sur le formulaire. La question des termes à employer lors de l’insinuation, au lieu d’être prématurée, était la seule, au contraire, dont il se dût agir, puisqu’elle avait été posée par la cour des Aides elle-même, qui avait voulu que, contre l’usage, le chapitre se servît du mot supplier au lieu du mot prier employé jusqu’alors. La cour des Aides devait considérer que les formulaires, à son égard, à l’égard du parlement et du bailliage, étaient insérés dans un ancien livre du chapitre, où toute la cérémonie de la délivrance du prisonnier était rapportée en des caractères manuscrits d’une grande antiquité ; ils demandaient donc qu’il ne fût rien innové. M. D’Ormesson dressa procès-verbal des dires respectifs de la cour des Aides et du chapitre, et les renvoya au conseil. Le 24 février 1696, ce tribunal ordonna que l’archevêque et le chapitre de Rouen lui représenteraient, dans deux mois, les titres et pièces en vertu desquels ils prétendaient jouir du privilége de saint Romain, et le conférer à des criminels poursuivis, décrétés et jugés tant dans le ressort du parlement de Rouen que de tous les autres parlemens du royaume indistinctement. Le roi ordonna aussi que le procureur-général au parlement de Rouen enverrait au conseil les pièces et mémoires concernant le droit et faculté prétendus par ledit parlement de pouvoir juger et conférer le privilége de la fierte à toutes sortes de criminels décrétés, jugés et domiciliés tant dans son ressort que dans celui de tous les autres parlemens. C’est qu’un fait nouveau était venu compliquer cette affaire. Le sieur Veydeau De Grandmont, ancien conseiller au parlement de Paris, tombé dans de mauvaises affaires, cherchait, disait-on, à réparer sa fortune en faisant la fraude. Un jour, dix ou douze archers ou sergens, apostés près de sa demeure, rue de Vaugirard, à Paris, y ayant vu entrer une charrette qu’ils supposaient remplie d’objets de contrebande, envahirent la maison, dans l’intention d’arrêter le sieur Veydeau De Grandmont, ainsi surpris en flagrant délit. Mais, cet ancien magistrat avait deux fils qui, voyant la liberté de leur père menacée, fondirent, l’épée à la main, sur les officiers de justice envoyés pour l’arrêter, et les chassèrent de la maison. Malheureusement, l’archer Ozanne fut tué dans cette mêlée. Les deux frères Veydeau De Grandmont vinrent à Rouen solliciter la fierte, à raison de cet homicide, et l’obtinrent en 1695. Mais le meurtre de l’archer Ozanne avait fait beaucoup de bruit à Paris. Au conseil, où était déjà pendante l’affaire entre la cour des Aides de Rouen et le chapitre, on se demanda si le chapitre de Rouen et le parlement avaient pu légalement donner la fierte à des individus qui, tant à raison de leur crime, que par leur résidence, étaient étrangers au ressort du parlement de Normandie. Ces faits expliquent l’arrêt du 24 février 1696. Le 19 mars suivant, le roi, en son conseil (il était présent), ordonna que le différend d’entre les officiers de la cour des Aides de Rouen et le chapitre, concernant l’extension du privilége de la fierte seulement, serait examiné conjointement avec ceux mentionnés dans l’arrêt du conseil en date du 24 février. Il ordonna que le chapitre représenterait au conseil d’état les pièces et titres en vertu des quels ils prétendoit jouir du privilège de la fierte, et l’appliquer aux cas qui étoient de la compétence de la cour des Aides de Rouen. Il fut ordonné aussi » à la cour des Aides d’envoyer les pièces et mémoires concernant l’extension du privilége aux cas de sa compétence. On voit combien le débat avait changé de nature. Il ne s’était agi d’abord que d’un point de cérémonial et d’étiquette ; du mot supplier au lieu du mot prier. Mais la cour des Aides avait bien d’autres pensées ; et, le combat une fois engagé, laissant là les querelles de mots, qui n’avaient été pour elle qu’un acheminement à une attaque plus sérieuse, elle avait nié que le privilége de saint Romain pût s’appliquer à des crimes de sa compétence. « Ces crimes, disait-elle au roi, supposant nécessairement, Sire, une désobéissance à vos ordres, et ne se commettant presque jamais que par un esprit d’opposition à la perception de vos droits, esprit dangereux qu’il faut détruire, bien loin de le fomenter par l’impunité certaine attachée à ce privilége[10]. »
Bientôt, profitant du mauvais effet qu’avait produit à Paris, parmi les magistrats, l’élection faite, à Rouen, des deux fils Veydeau De Grandmont pour lever la fierte, elle soutint que c’était par un abus manifeste que le privilége était donné à des individus étrangers à la province, l’intention de Henri IV ayant été, dans son édit de 1597, de le restreindre à la Normandie. Et, enfin, montrant tout-à-fait à découvert sa mauvaise volonté contre le privilége, elle avait traité de fable et de fausseté le miracle de saint Romain. Le chapitre répondait en citant les noms des prisonniers de la compétence de la cour des Aides, qui avaient précédemment levé la fierte, sans que cette cour eût réclamé ; il nommait un plus grand nombre encore de prisonniers, étrangers à la Normandie, qui avaient obtenu le privilége sans la moindre difficulté. Glissant légèrement sur ce que l’on avait dit de la gargouille, et de la concession de Dagobert, « Nous ne pouvons, disait-il, rapporter l’origine de ce privilége ; et nous aimons mieux n’en rien dire que d’avancer quelque chose qui puisse être révoqué en doute[11]. » Il y a loin de ce langage prudent et plein de réserve aux invectives qu’avait eu naguère à essuyer Denis Bouthillier, pour avoir mal parlé du miracle du serpent. Cette vive attaque de la cour des Aides contre le privilége de saint Romain avait été, certainement, concertée avec le présidial de Rouen, qui avait contre le privilége des griefs analogues à ceux de la cour des Aides, et qui, de plus, avait un procès pendant au parlement contre les chanoines de la cathédrale. En 1697, au plus fort de ces débats et des angoisses du chapitre, lorsque cette juridiction vit le privilége un peu ébranlé, elle vint aussi-tôt renforcer l’attaque ; et ses efforts, réunis à ceux des premiers assaillans, mirent le privilége de l’église de Rouen dans le plus grand danger, peut-être, qu’il eût couru jusqu’alors. Cette attaque du présidial commença sous un prétexte assez frivole. Le 29 avril 1697, en sortant du parlement où ils venaient d’insinuer le privilége, les députés du chapitre s’étaient rendus au bailliage, et étaient entrés dans l’enclos et prétoire royal, précédés, comme de coutume, d’un bedeau portant sa verge d’argent haute devant eux. Comme à l’ordinaire, aussi, l’orateur de la députation avait dit, en s’adressant au lieutenant-général du siége : Nous sommes députés pour vous insinuer le privilége de saint Romain, etc., formalités usitées ainsi depuis plusieurs siècles. Mais il avait été convenu, au bailliage, que, cette année, on les trouverait étranges et insolites. Aussi le procureur du roi se récria-t-il vivement contre « le procédé extraordinaire et insultant des chanoines. En entrant ainsi dans un prétoire royal, précédés d’un huissier portant une baguette haute, ils avaient montré du mépris pour les juges et pour la justice. La baguette ou verge haute étant une marque de juridiction, à quel titre le chapitre la faisait-il porter là où il n’était que justiciable[12]. De plus, en disant qu’ils venoient insinuer le privilège au présidial, les chanoines s’étaient servis de termes supérieurs et impératifs, comme s’ils étaient en droit de commander aux magistrats du présidial, au lieu de les requérir. Enfin, et c’était là le point capital, ils avaient prétendu être en droit d’empêcher l’instruction des procès criminels, même les interrogatoires des accusés. Le procureur du roi requit que défense fut faite aux députés du chapitre de venir faire l’insinuation du privilége, accompagnés de leur huissier porte-verge ; qu’il leur fût enjoint de se servir du mot supplier ; et que, sans avoir égard à l’insinuation de ce jour et à leur privilége, il fût passé outre à l’instruction des procès et au jugement des criminels. » A peine ce réquisitoire était-il terminé, qu’il se fit, parmi les magistrats du siége et dans l’auditoire, composé d’affidés, « un murmure et un scandale si grand, qu’on n’eut pas de peine à comprendre que le tout se faisoit d’accord avec les juges pour embarrasser et troubler les chanoines, en haine du procès qu’ils avoient contre eux au sujet de leur juridiction[13]. » Alors, le lieutenant-général prononça « avec chaleur et passion » une sentence qui, sans doute, avait été concertée et rédigée à l’avance. Elle portait que « les chanoines se serviroient de termes plus respectueux que de dire en termes impératifs qu’ils venoient insinuer le privilége ; que leur insinuation ne pourroit retarder ni empescher l’instruction des procès criminels, ni s’étendre aux cas exceptés par les édits et arrêts ; qu’enfin, défenses leur étoient faites de se faire précéder d’un bedeau portant la baguette haute, et que, pour en avoir usé autrement, ils étoient déboutés de l’insinuation par eux prétendue faite. » Le lieutenant-général du siége avait prononcé cette sentence avec colère ; M. De Pigny, l’un des chanoines, représenta aux juges du présidial qu’il « n’étoit pas à leur pouvoir de changer la forme et l’usage d’un privilége confirmé par tant de rois, et que le chapitre en appeloit au parlement. » En effet, dès le lendemain, l’avocat du chapitre plaidait cette affaire à la grand’chambre. Le procédé des officiers du bailliage était, dit-il, des plus extraordinaires. C’était une nouveauté qu’ils voulaient apporter contre un usage ancien, contre une possession immémoriale dans laquelle le chapitre, aussi bien que les officiers du bailliage, avaient toujours vécu. Cette possession se trouvait conforme à l’ancien formulaire, qui indiquait en quels termes l’insinuation devait être faite tant à la cour de parlement qu’au bailliage. Il était surprenant que ces magistrats, jaloux des devoirs qui étaient rendus à la cour, prétendissent s’arroger les mêmes honneurs et prérogatives que le parlement. Ils disaient avoir prononcé comme présidial ; mais l’insinuation était faite au bailli de Rouen ; et, fût-ce le présidial qui eût agi, le parlement pouvait réformer sa décision comme rendue par juge incompétent, le présidial n’ayant pas qualité pour faire des réglemens sur le privilége de saint Romain. Le parlement ordonna que le privilége demeurerait insinué au bailliage, pour, par le chapitre, jouir de l’effet de ce privilége, selon sa forme et teneur ; il fit défense au bailliage de juger à peine afflictive ni définitivement aucun prisonnier pour crimes, jusqu’à ce que le privilége eût sorti son effet ; les officiers du bailliage furent condamnés aux dépens, l’arrêt fut publié et affiché ; il fut signifié aux officiers du bailliage, avec défense de juger à des peines afflictives et infamantes, jusqu’à ce que le privilége eût sorti son effet ; au concierge du bailliage, pour qu’il n’eût à faire monter devant les juges aucun prisonnier susceptible d’être jugé à des peines afflictives et infamantes ; à Levavasseur, exécuteur des sentences criminelles, avec défense de mettre ou faire mettre à exécution aucune sentence du bailliage portant peine afflictive.
Les juges du présidial dénoncèrent cet arrêt au conseil du roi ; et, ainsi le privilége se vit, devant ce haut tribunal, en butte aux attaques de deux adversaires acharnés. Cet arrêt, disaient-ils[14], était insoutenable dans la forme ; car le parlement n’avait aucune supériorité sur les jugemens présidiaux, et, n’ayant pas, d’ailleurs, entendu les juges du présidial, avant de le rendre, l’avait, en outre, prononcé avec une précipitation affectée, et sans voir le jugement du présidial, qui n’avait été ni représenté ni signifié. Au fond, il était des règles de l’usage que les communautés ou les particuliers qui s’adressaient à la justice se servissent des termes de supplier, parce que les juges étant les dépositaires de l’autorité de sa majesté, pour distribuer la justice à ses sujets, on ne pouvait se dispenser du respect qui leur était dû, par rapport à la personne de sa majesté qu’ils représentaient dans leurs fonctions de juges. Enfin, cet arrêt était contraire à la déclaration de 1597, qui portait que l’insinuation du privilége ne pourrait retarder l’instruction des procès criminels, et qui, en outre, excluait du privilége les crimes de lèze-majesté, de fausse monnaie, d’assassinat prémédité, de vol et de viol, crimes dont l’instruction et le jugement étaient attribués aux présidiaux, sans appel. Le chapitre n’avait pas le droit, depuis cette déclaration, de surseoir à l’instruction, en retardant l’interrogatoire des accusés, ni de porter au parlement la connaissance des crimes dont l’attribution était faite aux présidiaux. Ils demandèrent que les députés du chapitre de Rouen fussent tenus de se servir du terme de supplier, lorsqu’ils viendraient au bailliage insinuer le privilége ; qu’il leur fût défendu de se faire précéder, dans l’enclos du prétoire et dans les prisons du présidial, d’un messager portant la baguette haute ; qu’il leur fût défendu aussi d’insérer, dans leur requête d’insinuation, que nul prisonnier ne pourrait plus être interrogé après ledit acte ; et qu’il fût ordonné que les instructions criminelles seraient faites et continuées, pour être procédé au jugement des procès, immédiatement après le jour de l’Ascension, sans préjudice de l’instruction et jugement des procès concernant les crimes exceptés par la déclaration du 25 janvier 1597, et de l’exécution desdits jugemens. De son côté, le chapitre ne perdait pas de tems ; à sa requête, le procureur du roi près le bailliage de Rouen fut assigné au conseil, pour voir casser, révoquer et annuler la sentence du bailliage et siége présidial de Rouen, comme rendue au préjudice du privilége de la fierté de saint Romain, dont le conseil était seul, disait-il, compétent de connaître. Le 16 avril 1698, le conseil ordonna que, par provision, et sans préjudice du droit des parties au principal, le chapitre ne pourrait conférer le privilège de la fierte de saint Romain, au jour de l’Ascension de la présente année (1698) « qu’à un criminel natif de la province de Normandie, décrété et jugé dans la dite province. Il fit défense d’élire, ledit jour, aucun criminel d’une autre province, décrété et jugé dans d’autres parlemens et juridictions du royaume, hors de la province de Normandie, jusqu’à ce qu’autrement par le roi il y eût été pourvu. » Arrêt bien contraire à un précédent, rendu par le même tribunal, le 11 août 1688, qui avait jugé « que le privilége de la fierte de saint Romain de Rouen s’étendoit en faveur de toutes sortes de personnes, et pour les cas même commis hors le ressort du parlement de Normandie. » Mais le chancelier Roucherat avait entrepris de faire statuer que le privilége ne devait point avoir d’extension hors de la province de Normandie ; et la défense d’élire, cette année, des individus étrangers à la province était un acheminement à cette clause de la déclaration projetée.
Il s’agissait, désormais, non plus d’un détail minutieux de cérémonial, mais bien du privilége lui-même, dont l’étendue était contestée, dont l’existence presque était en question. Sortant de l’étroite spécialité de la discussion primitive, le chapitre défendit le privilége dans toutes ses circonstances. Il publia un mémoire, dans la première partie duquel il établit que le privilége de saint Romain était très-ancien ; que les difficultés que l’on avait quelquefois faites au chapitre de Rouen n’avaient pas empêché qu’il n’eût toujours obtenu le prisonnier qu’il avait élu ; que les complices d’un crime étaient faits participans du privilége avec le principal criminel ; que ceux qui avaient obtenu la grâce du privilége avaient toujours été sous la protection des rois et de la justice, quand on les avait voulu inquiéter ; que les rois et leur échiquier de Normandie avaient toujours maintenu le privilége contre ceux qui s’étaient efforcés de le détruire ; que les rois, les premiers princes du sang et autres personnes de la première qualité, les papes même, avaient demandé le privilége en faveur de ceux dont ils voulaient empêcher la perte ; enfin, que les rois et les princes avaient souvent prévenu le chapitre pour l’empêcher de donner le privilége à des criminels qui en étaient tout-à-fait indignes. Dans la seconde partie, le chapitre avançait que la grâce du privilége de saint Romain s’étendait aux criminels décrétés et jugés dans les autres parlemens du royaume, aussi bien qu’à ceux décrétés et jugés dans celui de Normandie ; que le privilége s’étendait aux cas de la compétence de la cour des Aides et du bailliage et siége présidial de Rouen. A l’appui de ces diverses propositions, le chapitre produisait un nombre considérable de chartes et de pièces dont l’inventaire détaillé était joint au mémoire. Tous les faits qu’alléguait le chapitre dans le mémoire et dans l’inventaire ayant été rapportés dans notre ouvrage, à leurs dates respectives, nous n’en dirons pas davantage sur ce mémoire, ouvrage d’un homme très-instruit de ce qui concernait le privilége[15]. En 1700, le chapitre présenta un second mémoire, très-court, dans lequel il insistait vivement sur le droit qu’il avait de donner la fierte à tous les régnicoles. Les cas auxquels le privilége de saint Romain ne pouvait pas être appliqué, avaient, dit-il, été indiqués par l’édit de 1597 ; il désignait les crimes de lèze-majesté, d’hérésie, de fausse-monnaie, d’assassinat par guet-à-pens, et le viol. C’était à quoi se réduisaient les exceptions du privilége. Tous les prisonniers à qui aucun de ces crimes n’était imputé, coupables, ou non, de délits de la compétence de la cour des Aides et du présidial, justiciables du parlement de Rouen ou de tout autre, pouvaient être élus par le chapitre. Un grand nombre de lettres-patentes parlaient du privilége de la fierte comme d’une grâce extraordinaire pour tout le royaume. Depuis la déclaration de 1597, comme avant, plusieurs criminels condamnés par le parlement de Paris, par les présidiaux de Poitiers, de Tours, pour délits de la compétence de la cour des Aides et du présidial, et d’autres prisonniers de toutes sortes de provinces du royaume, avaient été admis à la grâce du privilége. Depuis près de deux siècles, la cour des Aides et le bailliage de Rouen n’avaient formé aucune difficulté au sujet des prisonniers atteints de crimes de leur compétence ou commis dans les autres provinces. A quel titre ces deux tribunaux venaient-ils aujourd’hui demander la restriction du privilége au préjudice d’une possession si bien établie ? A l’imputation d’absoudre, sans connaissance de cause, des prisonniers dont souvent il n’avait pas vu les procès, le chapitre répondait que si les prisonniers délivrés en vertu du privilége n’avaient pas été sincères dans leur confession, si les informations la démentaient, si ces individus étaient atteints d’un des crimes spécifiés dans la déclaration de Henri IV (1597), la justice reprenait ses droits sur eux, malgré leur absolution, comme sur un criminel qui aurait obtenu des lettres de grâce d’après un faux exposé. Les lettres de grâce, en ce cas, n’étaient d’aucun effet, et on pendait les impétrans avec leurs lettres au cou. Le chapitre se contentait de prendre le fait et cause du criminel dont la confession se trouvait sincère ; mais il abandonnait à la rigueur de la justice ceux dont la confession avait été mensongère. Pouvait-on, dès-lors, l’accuser de favoriser l’impunité des crimes ? Quant aux termes dans lesquels le chapitre avait fait l’insinuation de son privilége, tant à la cour des Aides qu’au bailliage, il y avait près de deux cents ans que l’insinuation avait lieu de cette manière. Le formulaire d’insinuation était aussi ancien que ces deux juridictions. C’était en 1696 que, pour la première fois, on s’en était plaint et sans aucun fondement. Le chapitre espérait donc que son privilége ne souffrirait aucune restriction nouvelle, ni pour la nature des crimes, ni pour le lieu où ils auraient été commis, ni pour la manière de son insinuation[16].
Les officiers du présidial ne laissaient pas ces mémoires du chapitre sans réponse, et cherchaient à les réfuter dans une Requête au roi, aussi étendue que le premier mémoire du chapitre, et composée par Me. Guyénet, avocat au conseil. Les propositions avancées par le chapitre, disait-il, ne prouvaient rien. Fussent-elles établies, il faudrait rapporter les titres de l’origine, de la nature et de la concession de ce privilége, et les chanoines confessaient qu’ils n’en avaient point. N’osant, aujourd’hui, reproduire leur ridicule fable du dragon, ils ne disaient rien autre chose, sinon qu’ils étaient en possession. Mais y avait-il une possession qui pût établir un privilége contre l’autorité royale ? Le pouvoir de délivrer un prisonnier et de lui faire grâce de la vie, qu’il avait mérité de perdre par ses crimes, était un droit de vie et de mort, un droit de souveraineté, contre lequel on ne pouvait prescrire. Il ne saurait être détaché de la couronne, il était inaliénable, et devait être transmis en entier par les rois à leurs successeurs. Au reste, légal ou non, ce privilége ne pouvait s’appliquer aux cas de la compétence présidiale, c’est-à-dire aux assemblées séditieuses avec ports d’armes, aux vols de grand chemin, au sacrilége avec effraction, à la fausse monnaie, à l’assassinat de guet-à-pens ; la déclaration de 1597 exceptait ces crimes. Et en effet le privilége pouvait-il s’étendre aux séditions ? elles rentraient dans le crime de lèze-majesté qui en avait toujours été exclus ; au sacrilége avec effraction ? c’était une des espèces du crime de lèze-majesté divine, ce serait user du privilége contre Dieu même ; aux vols de grand chemin et par effraction ? mais le privilége n’était point pour les voleurs ; au crime de fausse monnaie ? il était excepté par les édits ; restait l’assassinat prémédité et de guet-à-pens, mais les édits s’y refusaient expressément, et l’humanité en aurait horreur. Pour qui donc le privilége devait-il être réservé ? Pour de malheureux criminels, coupables d’homicide involontaire, et qui dans des prisons, d’une province éloignée, étantprivés de secours nécessaires, d’argent, d’amis et de personnes qui agissent pour venir solliciter leur grâce auprès du roi, ou se voyant ce chemin fermé par le crédit de leurs parties, se trouveraient en état de périr, mais surtout et avant tout, pour les malheureux criminels de Normandie, pauvres ou indéfendus, qui seraient en péril de leur vie. Henri IV, en ordonnant si expressément qu’il n’y aurait que les criminels actuellement prisonniers au jour de l’insinuation, qui pourraient être élus par les chanoines, avait voulu que le privilége de la fierte ne fût que pour des Normands, parce que, à ce moment, il ne pouvait y avoir, naturellement, dans les prisons de la ville, que des criminels décrétés ou jugés dans la province ; et lorsque les ducs avaient établi cette pieuse coutume, ils n’avaient certainement pu vouloir faire grâce qu’à leurs sujets, et non à ceux des rois de France. Conformément à la déclaration de 1597, et attendu qu’elle exceptait nommément les crimes de la compétence présidiale, ils demandaient que le conseil décidât que l’insinuation du privilége ne serait point faite au présidial ; que, sans y avoir égard, il serait passé outre au jugement des procès des accusés de cas présidiaux, même à l’exécution des jugemens qui interviendraient, avec défense au parlement d’en prendre connaissance, aux termes de l’édit des présidiaux ; que les chanoines, pour jouir de l’effet de leur privilége, aux cas qui sont de l’ordinaire, fussent tenus, suivant l’usage immémorial, d’envoyer leurs députés, non au présidial comme présidial, mais au bailliage, où, encore, ils se serviraient du terme de supplier le siége de recevoir l’insinuation, ou de tel autre terme qu’il plairait au roi de leur prescrire, sans qu’il leur fût permis de se faire précéder, dans l’enclos du prétoire et des prisons du bailliage, d’un bedeau portant la baguette haute, ni d’employer, dans leur demande d’insinuation, que nul prisonnier ne pourrait être interrogé pendant l’interstice, tems pendant lequel, au contraire, suivant la déclaration de 1597, il continuerait d’être vaqué aux interrogatoires, récolemens, confrontations et autre instruction des procès criminels, pour être iceux jugés immédiatement après le jour de l’Ascension ; et enfin, qu’il fût défendu aux chanoines d’élire, pour la fierte, d’autres criminels que ceux qui seraient actuellement prisonniers au jour de l’insinuation dans les prisons de la ville, aux termes de la même déclaration, à peine d’être déchus de ce privilége, et ceux qu’ils auraient élus, déclarés indignes de la grâce[17].
On le voit, cette polémique entre le chapitre et deux juridictions de Rouen fut longue, opiniâtre et animée. Les mémoires de la cour des Aides, ceux du présidial surtout, respiraient parfois l’emportement et l’aigreur. Le miracle de la gargouille y était traité avec un profond mépris, ainsi que la prétendue concession du privilége par Dagobert à saint Ouen. Les titres, les chartes produits par le chapitre étaient fort injustement accusés de fausseté ou d’altération. Pour discréditer de plus en plus le droit de l’église de Rouen, on remontait à des tems reculés, on énumérait avec complaisance les élections scandaleuses qu’avait faites naguère le chapitre, avant que Henri IV eût, en 1597, modifié le privilége. On voulait rendre le chapitre responsable d’abus anciens, révoltans, il est vrai, mais aussi devenus désormais impossibles. M. De Séricourt, chanoine, écrivant à M. Couët de Montbayeux, avocat au conseil, chargé des intérêts du chapitre, se plaignait « des insultes répétées et réitérées que les officiers du bailliage et de la cour des Aides faisoient, sans respect ni considération pour l’église, mère et matrice de leur province, contre un privilége altéré, diminué, retranché comme il l’étoit, réduit seulement pour les cas les plus rémissibles, c’est-à-dire à rien au prix de ce qu’il avoit été autrefois. »
Ainsi une puérile question de mots, sur une particularité minutieuse du cérémonial du privilége de saint Romain, s’était insensiblement transformée en une guerre à mort contre ce privilége lui-même. La cour des Aides et le présidial, comme deux états secrètement confédérés contre un ennemi commun, n’avaient attaqué le chapitre que l’un après l’autre, et n’avaient manifesté leur concert et uni ostensiblement leurs efforts qu’au moment où ils espéraient que ces efforts combinés allaient achever et anéantir leur adversaire affaibli. Et quelle époque avait-on choisie pour cette guerre à mort ? celle où régnait Louis XIV, ce roi si roi, ce souverain si jaloux de son pouvoir ; et, de tous côtés, on ne cessait de dire à ce monarque ombrageux que le privilége du chapitre de Rouen était un empiétement monstrueux sur son autorité et sur sa puissance. On avait, certainement, compté sur un édit qui supprimerait le privilége. Pour le parlement, depuis son arrêt, dont le présidial avait appelé au conseil, il était resté neutre, du moins en apparence, regardant tous ces débats d’un œil tranquille, et espérant toujours qu’enfin quelque déclaration l’établirait seul et unique juge de ce privilége si débattu. Mais, tous ces efforts devaient être en pure perte, et ces prévisions déçues. Ce double procès qui avait fait tant de bruit, et où l’on avait dépensé tant d’érudition, de logique, et surtout tant de fiel, ne fut jamais vidé ; et les combattans restèrent dans la même attitude respective, jusqu’à l’extinction du privilége, qui n’arriva qu’un siècle plus tard. Le chapitre continua de faire signifier, tous les ans, à la cour des Aides, un acte d’insinuation conçu en termes tout-à-fait identiques à ceux que cette cour avait refusé, depuis 1686, d’entendre proférer dans son prétoire ; et chaque année aussi, lorsque les chanoines nommés pour visiter les prisons se présentaient à celles de la cour des Aides (situées dans la rue du Petit-Salut), le concierge leur répondait qu’il n’avait pas reçu l’ordre de leur en ouvrir les portes ; le tabellion du chapitre dressait procès-verbal de cette réponse, et les choses en restaient là. Le bailliage n’osant, comme la cour des Aides, refuser de recevoir l’insinuation verbale, les députés du chapitre continuèrent d’y venir tous les ans ; seulement, on ne portait plus devant eux cette verge haute, premier et frivole prétexte de si longs débats ; mais comme le chapitre n’avait pas voulu se départir de son ancien formulaire, ni se servir du mot supplier, les juges du bailliage, que chagrinait toujours beaucoup le refus de termes d’honneur qui auraient vivement flatté leur orgueil, avaient imaginé un biais qui, dans leur opinion, mettait leur amour-propre à couvert. « Aussi-tôt que l’orateur des députés du chapitre ouvroit la bouche pour requérir l’insinuation, le lieutenant du siége prononçoit son dictum, d’une voix assez haute pour couvrir celle du chanoine, et le faisoit durer assez long-tems pour ne finir que quelques instans après lui ; de manière qu’on n’entendoit point ou presque pas le discours du deputé du chapitre[18]. » ; et qu’ainsi on pouvait bien supposer qu’il avait proféré ce mot sacramentel supplier, si nécessaire au bonheur de messieurs du bailliage. L’audience était tenue, ce jour-là, par celui des lieutenans du siége, dont les poumons étaient les plus vigoureux et le timbre le plus sonore. Il n’y a pas d’apparence que le chapitre, de son côté, choisît pour tenir tête à ce lieutenant un orateur sans organe ; et puis, maintenant, imaginez le beau bruit que devaient faire ces deux stentors, et le ravissement de tous les oisifs habitués du Palais, qui n’auraient manqué pour rien au monde de se rendre de bonne heure, ce jour-là, au bailliage, et qui supputaient jusqu’à quel degré précisément la voix de M. le lieutenant N... était plus ou moins retentissante que celle de M. le chanoine N... Ce fut à cette belle scène qu’aboutirent des débats de quinze ans. Belle conclusion, certes, et digne, en tous points, de l’exorde ; il était juste qu’une querelle de mots se terminât par une pasquinade.
Le chapitre avait bien failli n’en pas être quitte pour si peu. On etait parvenu a indisposer le chancelier Boucherat contre le privilége, et il preparait, nous l’avons vu, une déclaration qui devait décider que ce privilége n’aurait point d’extension hors de la province de Normandie[19]. Dans le cours des débats entre la cour des Aides, le bailliage et le chapitre, le 27 avril 1698, le conseil avait fait signifier au parlement de Rouen un arrêt qui ordonnait que, par provision, et sans préjudice du droit des parties au principal, le chapitre ne pourrait conférer le privilége de la fierte, au jour de l’Ascension de la présente année 1698, qu’à un criminel natif de la province de Normandie, décrété et jugé dans l’étendue de ladite province. Défense était faite à ce parlement, à la cour des Aides, au bailliage et présidial, de délivrer, à la fête de l’Ascension prochaine, aucuns criminels des autres provinces, décrétés ou jugés dans les autres parlemens ou juridictions du royaume, hors de la province de Normandie, jusqu’à ce qu’autrement par sa majesté il y eût été pourvu. C’était, comme nous l’avons vu, contrevenir à un ancien arrêt du conseil privé, en date du 11 août 1688, qui avait decidé que le privilége de la fierte de saint Romain de Rouen s’êtendoit en faveur de toutes sortes de personnes, et aux cas même commis hors le ressort du parlement de Normandie ; et, ce qu’il y avait de plus fâcheux, c’est que, dans l’intention du chancelier Boucherat, le dernier arrêt du conseil n’était que le prélude d’une déclaration prochaine qui, d’une prescription provisoire, en aurait fait une définitive. C’était un coup monté de loin. Dès 1696, à l’audience du parlement de Paris, dans une affaire où figuraient les frères Veydeau de Grandmont admis, l’année précédente, à lever la fierte à Rouen, l’avocat-général La Moignon n’avait pas négligé cette occasion de s’expliquer sur le droit de l’église de Rouen. Il avait dit que « la cour (c’est-à-dire le parlement de Paris) ne reconnoissoit point ces sortes de priviléges ; qu’en tout cas, ils devoient être renfermés dans les limites des provinces qui prétendoient les posséder ; et qu’ils ne pouvoient détruire un arrêt de mort prononcé par une cour souveraine. Il n’appartenoit qu’au roi de ressusciter à la vie civile, par des lettres d’abolition, un homme mort civilement. » Ainsi parla le célèbre La Moignon ; il rappela qu’on avait vu, naguère, l’avocat-général Servin s’élever contre le privilége de l’évêque d’Orléans, et que la cour avoit approuvé son zèle. Le zèle de La Moignon n’avait pas été moins approuvé que celui de son prédécesseur ; et le parlement de Paris avait déclaré que toute audience serait refusée aux sieurs Veydeau de Grandmont jusqu’à ce qu’ils se fussent représentés pour purger la contumace. Ces deux gentilshommes, harcelés, tourmentés par les magistrats de Paris, s’étaient vus contraints de solliciter des lettres d’abolition, qu’heureusement ils obtinrent ; sans quoi, toujours considérés comme morts civilement, au mépris du privilége de la fierte qui les avait rétablis dans leur bonne fame et renommée, ils n’eussent pas été admis par le parlement de Paris à suivre un procès civil fort important pour eux, qui était, depuis long-tems, pendant devant cette cour souveraine. On ne saurait imaginer l’anxiété du chapitre dans l’attente du coup fatal dont il voyait son privilége menacé. Le jour de l’Ascension 1698, il avait, peut-être par humeur, envoyé au parlement rassemblé un cartel par lequel il déclarait « qu’après avoir entendu le rapport des chanoines commissaires à la visite des prisons, vu les procès-verbaux par eux dressés, et en avoir délibéré, il ne s’estoit trouvé aucun sujet fiertable, aux termes de l’arrêt du conseil privé d’état du roi, du 16 avril précédent. » Après la lecture de ce cartel, il ne restait plus au parlement qu’à désemparer ; et la fierte n’avait pas été levée, cette année. Toutefois, en 1699, à l’époque de l’Ascension, on n’avait encore vu ni la déclaration royale que semblait annoncer l’arrêt du conseil, ni de nouvel arrêt qui rendît au chapitre son ancienne liberté. Cette année-là, le chapitre élut le sieur De Bonneboz, gentilhomme des environs d’Alençon.
En 1700, les choses en étant au même état, les chanoines de Rouen adressèrent au roi et au conseil une requête dans laquelle ils demandaient à être maintenus dans leur ancienne possession. L’arrêt du conseil, du 16 avril 1698, avait, disaient-ils, été rendu à la poursuite de M. Du Buisson, intendant des finances, mû, en cela, par des intérêts particuliers. En tout cas, il n’avait été rendu que pour l’année 1698 seulement. Le chapitre aurait donc pu, dès l’année suivante, exercer son droit, son privilége, dans son étendue ordinaire. Mais il avait mieux aimé, par respect pour les ordres de sa majesté, s’abstenir d’en user. « Cela excitoit les plaintes et clameurs de la noblesse du royaume, qui, dans des cas malheureux, étoit privée de secours. » Ils suppliaient le roi de révoquer l’arrêt de limitation provisionnelle du privilége, et d’ordonner que le chapitre pourrait choisir un criminel, de quelque province du royaume que ce fût, pour lever la fierte, pourvu qu’il ne fût chargé d’aucun des crimes exceptés par l’édit de 1597. On ne voit pas qu’aucune décision nouvelle du roi ou du conseil soit intervenue sur ce point. Dans cette situation équivoque et précaire, le chapitre eut le bon esprit de ne point compromettre son privilége par des choix qui auraient pu réveiller une malveillance mal assoupie. Pendant les trente-une premières années du xviiie siècle, il ne donna la fierte qu’à des Normands ; et ce fut en 1732 que, pour la première fois depuis les débats au conseil, il se hasarda à donner ses suffrages à un individu étranger à la Normandie ; c’était Jean De Brienne, sieur de Saint-Léger, gentilhomme de l’Angoumois. En 1735, la fierte fut donnée à un Limousin ; en 1737, à un gentilhomme du diocèse d’Autun ; et ces divers choix ne furent l’objet d’aucune critique. Mais c’est anticiper sur l’ordre des faits ; et il nous faut parler de quelques élections des premières années du xviiie siècle.
Plus nous avançons dans cette histoire, et moins les particularités des crimes dont les auteurs sollicitent et obtiennent la fierte, offrent d’intérêt. Les mœurs ont beaucoup changé. On ne voit plus des bandes de gentilshommes armés jusqu’aux dents effrayer les villes et les campagnes de leurs fréquentes et sanglantes querelles. Ces combats à outrance, dénouemens déplorables de haines d’un siècle entre des familles nobles et puissantes, avaient offert souvent des circonstances dramatiques ou piquantes. Les croyances, les idées, les mœurs, le costume du tems s’y étaient manifestés au lecteur, satisfait de trouver quelquefois ces détails curieux dans le récit d’un fait déjà intéressant en lui-même. Maintenant, il ne faut plus s’attendre à ces sanglantes tragédies ; la fierte est réservée pour des hommes presque toujours obscurs, coupables de meurtres au moins excusables à raison des circonstances qui les ont amenés, et qui, ce semble, auraient pu être abolis par des lettres de rémission, que toutefois les prétendans n’avaient pas réussi à obtenir. Très-peu de cas sortent de cette classe, et encore ne les signalerons-nous pas sans quelqu’hésitation, dans la crainte qu’ils n’inspirent au lecteur un trop faible intérêt. Citons-en, toutefois, quelques uns.
En 1710, le choix du chapitre était tombé sur Françoise Picart. Servante, à l’âge de dix-huit ans environ, chez le sieur Saint-Louis, commis aux Aides a Dieppe, elle fut séduite par son maître, qui lui promit de l'épouser. Mais bientôt ce commis obtint un emploi supérieur dans une résidence éloignée, et abandonna la malheureuse qu’il avait trompée. Elle entra au service du sieur Daperou, juge à l’amirauté de Dieppe. Enceinte des œuvres du sieur Saint-Louis, elle cacha sa grossesse, qui ne fut pas même soupçonnée par ses maîtres. Enfin elle accoucha clandestinement d’un enfant mâle. « Sitost qu’elle fut accouchée, se trouvant tout émue, ne sachant que faire, comme au désespoir, et tentée de se jeter par la fenêtre », elle étrangla le nouveau-né avec une bandelette, l’enveloppa dans une serpillière, et alla furtivement le jeter à la mer. Elle n’avait été vue ni en allant, ni en revenant. Mais bientôt les marins trouvèrent sur la grève le cadavre de l’enfant enveloppé dans des linges marqués au nom du maître de Françoise Picart. Cette dernière fut arrêtée, mise en jugement, et condamnée par la justice de Dieppe à être pendue et brûlée. Le 29 mai 1710, elle fut élue parle chapitre pour lever la fierte. Mais le parlement la déclara indigne, par un arrêt conçu en ces termes : « Messieurs n’ont pas trouvé à propos de faire jouir cette femme du bénéfice de la fierte, attendu que son crime n’est pas du nombre de ceux qui tombent dans le privilége. » Le chapitre maintint son choix. Nous verrons plus tard que le parlement se montra moins sévère pour un autre infanticide dont les circonstances supposaient toutefois plus de réflexion qu’il n’en paraît dans celui dont on vient de lire le récit.
Nous dirons aussi quelques mots de l’élection faite en 1713, moins pour l’importance du fait en lui-même, qu’à cause de l’ancien usage qu’il rappelle. En 1712, Jean Yoris et ses deux frères, tous trois maîtres de danse à Vernon-sur-Seine, avaient passé la nuit du 30 avril au 1er mai, à donner des sérénades, à planter des mais, à tirer des coups de fusil et de pistolet devant les portes des personnes de considération de la ville de Vernon ; ce qui prouve que l’usage de planter des mais, qui existait du tems de Saint-Louis, s’était conservé jusques dans le xviiie siècle. Le matin, vers huit heures, en rentrant chez eux pour déposer leurs armes et aller de là à la messe, les trois frères furent rencontrés au carrefour, près du pont, par le sieur Le Bigot, officier dans le régiment de Bourbonnais-infanterie. Cet officier, qu’ils ne connaissaient point, les persiffla dans les termes les plus humilians, à propos des armes qu’ils portaient. Ils répliquèrent. L’officier, piqué, mit l’épée à la main. Jean Yoris, l’aîné des trois frères, se défendit d’abord avec une canne ; puis tirant son épée, il déclara qu’il ne se battait qu’à son corps défendant, et en prit à témoins les personnes qui se trouvaient là, avertissant le sieur Le Bigot qu’il était maître d’escrime. Enfin, poussé à bout par les insolences et les bravades de cet officier, il s’échauffa et lui porta un coup d’épée qui le blessa mortellement. Le sieur Le Bigot ayant crié : A moi, officiers ! aussi-tôt on vit accourir, l’épée à la main, plusieurs officiers qui étaient dans une auberge voisine. Le Bigot leur dit : Mes amis, il faut tuer ces trois b……-là. Yoris protesta que c’était Le Bigot qui l’avait insulté. À ce moment, Le Bigot ayant rendu le dernier soupir, Yoris, qui se vit assailli par tous ces officiers, s’enfuit avec ses frères, et se réfugia dans l’église de Vernon, où il fut arrêté. Mis en jugement, il fut condamné à mort. En 1713, il leva la fierte avec ses frères.
En 1714, la fierte ne fut point levée. Le jour de l’Ascension, le chapitre ayant reconnu qu’aucun des prétendans au privilége n’était dans les cas fiertables, ne fit point un choix qui devenait impossible. Le chapelain de la confrérie de Saint-Romain vint apporter au parlement un cartel ainsi conçu ; « Ce jour d’hui, 10 mai 1714, fête de l’Ascension, le chapitre, assemblé à l’heure ordinaire, pour l’élection d’un prisonnier, après avoir entendu le rapport des commissaires des prisons, et vu les procès-verbaux par eux dressés, et iceux délibérés, il ne s’est trouvé aucun sujet fiertable. » A la cathédrale, les chanoines firent chanter tierces ; la grand’messe fut célébrée ; puis on chanta nones, vêpres et complies. Pendant les vêpres, la grande cloche de la tour de Saint-Romain fut mise en volée, pour appeler et avertir les processions des paroisses de venir à Notre-Dame. Après les complies, la procession, avec les châsses et reliques des saints, sortit par le portail des Libraires, fit le tour extérieur de l’archevêché, par la rue des Bonnetiers, et rentra par le grand portail.
1715. On s’étonna de voir le parlement accorder, en 1715. à une infanticide, la fierte qu’il avait refusée, en 1710, à Françoise Picart, dont le crime supposait moins de réflexion, et dont la jeunesse et les malheurs auraient dû, ce semble, inspirer un plus vif interêt. Marie Bertin, journalière à Sentilly (diocèse de Séez), âgée de vingt-neuf ans, grosse des œuvres d’un nommé Guérin, se sentant prise de mal pour accoucher, se leva de son lit, et, voyant sa mère sortie, monta au grenier où, peu de tems après, elle accoucha debout ; l’enfant tomba par terre. « Toute transportée et hors d’elle-même », elle prit son nouveau-né et l’étouffa avec ses doigts. Puis, singulier mélange de barbarie et de foi ! voyant que l’enfant respirait encore, elle descendit vite à sa chambre, y prit une petite fiole d’eau bénite, remonta au grenier, et versa de l’eau bénite sur la tête de son enfant pour le baptiser ; ensuite elle lui mit sa jarretière au cou, dans le dessein de l’achever, mais l’innocent venait d’expirer. Que l’on compare ce récit avec celui de l’infanticide commis par Françoise Picart ; et, sans doute, le crime de cette dernière paraîtra plus digne d’indulgence ; toutefois elle avait été déclarée indigne du privilége ; et le parlement accorda, sans difficulté, la fierte à Marie Bertin.
L’élection de l’année 1725 aurait renouvelé les vieilles querelles entre le présidial et le chapitre, si cette fois le parlement, qui y avait intérêt, ne se fût franchement déclaré pour les chanoines et pour leur privilége. Le chapitre avait élu Robert Calais, berger à Radepont, détenu dans les prisons du présidial de Rouen, à raison d’un meurtre que cette juridiction regardait comme étant de sa compétence exclusive. Deux huissiers envoyés par le parlement a ces prisons pour chercher Calais, vinrent, presqu’aussi-tôt, déclarer qu’ils avaient trouvé fermées les portes du bailliage et celles de la geole. Par ordre du parlement, les huissiers y retournèrent, mais accompagnés de six archers de la maréchaussée, de douze officiers de la cinquantaine, et de serruriers munis de leviers et autres instrumens propres à l’expédition dont on les avait chargés. Les portes du greffe et des prisons furent forcées, le prisonnier amené, et le procès remis au parlement. On peut imaginer l’effet que des scènes semblables produisirent dans Rouen, le jour d’une fête qui attirait dans cette ville une foule immense. Plusieurs magistrats du bailliage furent mandés à la barre du parlement, pour rendre raison de leur conduite en cette circonstance. M. Germain, l’un d’eux, montra de la fermeté et de l’énergie ; il osa soutenir devant le parlement rassemblé, que le procès de Calais était de la compétence présidiale ; mais on lui représenta un arrêt du grand-conseil, qui renvoyait le procès de Calais à l’ordinaire, et il ne lui resta plus qu’à baisser la tête et se taire. Le parlement délivra Calais au chapitre, et fit des procédures longues et rigoureuses contre ceux des magistrats qui avaient été les plus récalcitrans dans cette affaire. Interdits de leurs fonctions, ils n’en recouvrèrent le libre exercice que quelque tems après, et à la suite de bien des tracasseries, et de force comparutions à la barre du parlement.
En 1736, la fierte fut levée par Michel Le Clerc, 1736. dit Grandpré, bourgeois de Condé-sur-Noireau. Buvant un jour dans une auberge de Caligny avec le sieur Bourdon, lieutenant-général du bailliage de Condé, bailli de la haute justice de Caligny, et avec les autres officiers de cette juridiction, il avait adressé des reproches assez vifs au sieur Bourdon, d’abord à l’occasion d’un procès dans lequel il l’accusait d’avoir opiné contre lui, puis sur le peu d’égalité avec laquelle, selon lui, ce magistrat avait fait, dans le bourg de Condé, la répartition de l’imposition des ustensiles. D’autres propos qu’il avait tenus dans cette rencontre, montraient un désir marqué de chercher querelle au sieur Bourdon, qui, à la fin, se fâchant, quitta la compagnie, et monta à cheval pour retourner à Condé. Une heure après, Le Clerc-Grandpré, retournant lui-même à Condé, monté sur son cheval, aperçut devant lui le sieur Bourdon, qui, en le voyant venir de son côté, supposa, peut-être à tort, que Grandpré voulait l’attaquer, et mit le pistolet à la main. Grandpré lui saisit le bras et lui arracha son pistolet, en disant : Si vous tirez votre autre pistolet, Je ferai usage de celui-ci. Le sieur Bourdon ayant voulu se servir du pistolet qui lui restait, dans le mouvement que fit Grandpré pour l’en empêcher, le déclin fort tendre de celui qu’il tenoit étoit parti à son grand étonnement, vu qu’il n’avoit nulle intention de le tirer, et avait blessé mortellement dans l’estomac le sieur Bourdon. Ce fut ainsi du moins que Grandpré raconta le fait, depuis. Ce qui est plus certain, c’est que le sieur Bourdon mourut le jour même. Le Clerc-Grandpré s’était enfui à Jersey. En 1736, il vint à Rouen solliciter le privilége de la fierte. La maréchale de Harcourt écrivit au chapitre, pour le détourner de ce choix ; elle qualifiait d’assassinat le meurtre du sieur Bourdon. Ce magistrat avait laissé deux fils, gardes-du-roi dans la compagnie de Harcourt. « Il seroit très à craindre, disait-elle, que dans les temps qu’ils ne sont point à la compagnie, ils se trouvassent dans le même lieu que Grandpré et qu’il n’arrivât quelque malheur. » Elle suppliait donc le chapitre de ne point accorder la fierté à Michel Grandpré, « d’autant plus, disait-elle, que l’affaire est, d’elle-même, fort noire, et qu’un pareil sujet n’est point bon à avoir dans le pays. » Il est certain, et Le Clerc-Grandpré le reconnut lui-même dans sa confession au chapitre, qu’en arrivant à Caligny, il s’était informé du lieu où étaient les officiers de la juridiction, et que, sur les indications qu’on lui avait données, il s’était hâté de s’y rendre. La manière dont il agit avec le sieur Bourdon pouvait autoriser à croire qu’il y avait eu de sa part quelque dessein formé de quereller et de maltraiter ce magistrat. Mais il y a loin de là à des projets de meurtre. Sans doute par ce motif, et peut-être aussi par déférence pour le président de Courvaudon, pour M. De Luynes, évêque de Bayeux, et M. Lallemant, évêque de Séez, qui l’avaient recommandé d’une manière très-pressante, Grandpré fut élu par le chapitre et délivré par le parlement.
En 1740, le choix du chapitre tomba sur Martin Barjole, âgé de vingt-huit ans, né à Hauville en Roumois, dragon dans le régiment d’Orléans. Sept ans auparavant, voulant tuer deux lapins pour le curé de Hauville, il alla prier la femme Vauquelin, sa sœur, de lui prêter son chien. Celle-ci, non contente de le lui refuser, lui chercha querelle au sujet d’une pièce de toile qui était chez lui et qu’elle réclamait comme lui ayant été donnée par leur mère. La dispute s’échauffant, Barjole donna un soufflet à sa sœur, qui s’arma d’une hache pour le frapper ; elle avait un fils qui était témoin de la querelle ; ce jeune homme se saisit d’un fusil chargé que Barjole avait déposé dans un coin, en entrant, coucha son oncle en joue, tira et le manqua deux fois. Barjole, outré de colère, s’était armé de son couteau de chasse ; il en frappa son neveu qui tomba mort à l’heure même. Après s’être caché quelque tems, Barjole s’engagea ; mais il finit par être découvert ; les juges de Pont-Audemer le condamnèrent à mort ; il sollicita sa grâce du roi, mais sans pouvoir l’obtenir ; alors les officiers de son régiment, qui s’intéressaient à lui, cherchèrent à lui obtenir le privilége de la fierte. Catherine, reine de Pologne, ne put refuser à leurs instances une lettre pressante qu’elle adressa à M. De Tavanes, archevêque de Rouen, par laquelle elle priait instamment ce prélat d’engager MM. les dignités et chanoines de son chapitre d’être favorables à Barjole. « Cette affaire, écrivait-elle, n’est plus tant Celle de MM. d’Orléans que la mienne propre, du moment qu’il s’agit de sauver la vie d’un malheureux, coupable et innocent tout à la fois. » Barjole, recommandé par une telle protectrice, obtint la fierte.
Les prières d’une reine avaient comblé de joie le chapitre de Rouen ; mais fut-il moins flatté de se voir, en 1745, solliciter par les membres d’un autre chapitre, en faveur d’un de leurs justiciables condamné à mort, et l’église de Rouen ne ressentit-elle pas quelque orgueil de voir ses grâces implorées par une autre église épiscopale, qui, n’ayant pas comme elle le droit royal de sauver la vie à des meurtriers, venait s’incliner devant elle et lui demander grâce, comme à un roi, en faveur d’un de ses vassaux pour qui elle ne pouvait que faire des vœux steriles ? Cette église était celle de Nevers. Son vassal était un nommé Ferrand, charbonnier ; il avait tué Jacques Tharé, qui, malgré ses défenses formelles, s’obstinait à charrier du bois sur ses terres ensemencées de blé. Les chanoines de Nevers priaient le chapitre de Rouen de prendre ce pauvre misérable sous sa puissante protection, et de lui accorder le privilége de la fierte de saint Romain, dont ils connoissoient, disaient-ils, l’étendue et le pouvoir. « Nous implorons pour lui, ajoutaient-ils, cette charité qui s’étend sur vos compatriotes et sur tous les sujets du roy de notre France, le quel n’a point trouvé au-dessous de sa majesté royale de vous demander plusieurs fois vos suffrages pour des coupables que la puissance du thrône ne se trouvoit pas dans le cas de pouvoir absoudre. Nous ne vous rappelons point, Messieurs, combien de fois les prédécesseurs roys, les reynes, les princes et princesses du sang royal, tant de cardinaux et de prélats, les plus grands ministres et tout ce qu’il y a de puissant dans le royaume, ont eu recours à vous, pour épargner à des personnes, souvent distinguées par leur naissance, les horreurs du dernier supplice qu’elles avoient mérité. Souffrez donc, Messieurs, que nous redoublions nos prières pour ce misérable, dont nous sollicitons la grâce auprès de votre charité, avec la même instance que l’apôtre demanda celle d’Onésime à Philémon. » Malgré une supplique si flatteuse et si pressante, malgré tout l’intérêt qu’inspirait le protégé des chanoines de Nevers, le chapitre de Rouen fit un autre choix. C’est qu’à l’avance, de puissans personnages[20] avaient sollicité ses suffrages en faveur de deux autres prétendans, qui véritablement n’étaient pas indignes de la préférence qu’ils obtinrent. C’étaient les nommés d’Auvergne et Chazelet. Assaillis à coups de pierre, par des individus qui les prenaient ou feignaient de les prendre pour des commis aux Aides, ils s’étaient défendus, et avaient tué un de leurs agresseurs.
Le plaisir que pouvait ressentir le chapitre, de se voir ainsi sollicité, chaque année, par des seigneurs, par des prélats, par des princes et même par des têtes couronnées, était quelquefois tempéré par les exigences tyranniques de quelques uns de ces hauts personnages, qui voulaient impérieusement que l’on préférât leurs protégés, et se fâchaient lorsque les suffrages tombaient sur quelque autre, ou même lorsqu’on ne se hâtait pas assez de leur répondre. Le 9 avril 1747, Marie-Françoise De Bourbon, duchesse d’Orléans, avait écrit au chapitre de Rouen pour lui recommander Noël Lecardinal, concierge de la duchesse de Lorges, sa dame d’honneur. Lorsque le chapitre reçut cette lettre, ses suffrages étaient déjà assurés aux sieurs Lécoufflé, d’Avranches. Soit que, par cette raison, le chapitre ne voulût point se presser d’écrire, afin qu’on n’eût point le tems de faire auprès de lui de nouvelles et inutiles instances, soit qu’il eût répondu et que sa lettre se fût égarée, les chanoines reçurent bientôt de M. De Saint-Florentin, ce grand distributeur de lettres de cachet, une lettre de rappel un peu dure, pour ne pas dire insolente. « Je suis dans le dernier étonnement, leur écrivait-il, que vous ayez pu donner lieu à S. A. R. de s’apercevoir que vous luy avéz manqué. Il pouvoit suffire à S. A. R. de vous faire savoir la protection qu’elle accorde au particulier qu’elle vous a proposé à l’occasion de la fierte, pour déterminer vos suffrages : ils n’auroient été qu’un hommage qui lui est dû. Mais S. A. R. vous a écrit avec cette bonté qui ne lui attire pas moins les cœurs que son élévation lui assure toutes sortes de respects ; et, ce qu’on ne peut comprendre, vous avez laissé sa lettre sans réponse. Je souhaite bien que vous ayez prévenu ce que je vous marque de la surprise où je suis, et que déjà vous ayez répondu à S. A. R. qu’en toute occasion vous regarderez ce que vous pourrez apprendre de ses intentions comme des ordres dont vous vous trouverez honorés. »
À cette lettre en était jointe une autre de M. Mirabaud, secrétaire des commandemens de la duchesse d’Orléans. Le traducteur élégant du Tasse, l’académicien, le littérateur plein de bienveillance et d’aménité ne le prend pas sur un ton aussi haut que le grand seigneur ; il ne peut toutefois s’empêcher de dire que « la princesse ne sait que penser du procédé de MM. les chanoines, qui passeroit pour impolitesse à l’égard même de bien d’autres personnes d’un rang inférieur au sien. » Il est plus que probable que les chanoines rompirent enfin ce silence qui blessait si vivement la duchesse d’Orléans, et surtout Mirabaud et M. De Saint-Florentin. Mais les suffrages de cette compagnie ne tombèrent point, cette année, sur le protégé de la princesse ; ils étaient, nous l’avons dit, assurés aux sieurs Robert et Jean Lécoufflé, d’Avranches, condamnés à mort pour avoir, de complicité, tué le sieur Pierre Lécoufflé, leur frère. Le jour de l’Ascension, ces deux individus furent élus pour lever la fierte ; mais le parlement, après les avoir interrogés et avoir examiné leur procès, les déclara indignes du privilége, et ordonna qu’ils seraient réintégrés dans la conciergerie[21]. Le chapitre ne jugeant point à propos de persister dans son choix, comme il avait fait en plusieurs rencontres semblables, procéda de suite à une nouvelle élection, et donna ses suffrages au sieur Du Vignaud.
Le sieur Gaultier Du Vignaud, né au Grand-Brassac en Périgord, trouvant un braconnier, fort mauvais sujet, connu pour tel, qui chassait dans les bois de son père, l’avait sommé de lui rendre son fusil. Le braconnier refusa, et, la dispute s’échauffant, menaça le sieur Du Vignaud de le lui remettre par le bon bout. Non content de garder son fusil, il voulut s’emparer de celui du sieur Du Vignaud, le tirant violemment par le canon. Le fusil était armé ; dans cette lutte, le coup partit et donna toute sa charge de gros plomb dans la cuisse du braconnier, qui tomba blessé mortellement et expira peu de jours après. Protégé par la duchesse du Maine, par le comte de Jarnac, le duc de Rohan et la princesse de Berghes, le sieur Du Vignaud fit solliciter la fierte dès 1744, mais inutilement. Les deux années suivantes, il vint, de cent soixante lieues, la solliciter en personne, sans avoir pu obtenir autre chose que des marques d’intérêt et des promesses pour une autre année. En 1747, il fit encore une fois ce long voyage, et aussi-tôt qu’il fut écroué dans les prisons de l’officialité, il s’empressa d’adresser au chapitre une requête qui semble un cri de détresse. « Suivant la coutume de mon pays, disait-il, le décret de prise de corps dont je suis chargé à raison du meurtre de ce braconnier, me rend inhabile à hériter. Depuis trois ans, j’ai été déchu, par cette raison, de deux successions, qui sont pour moi une perte de plus de quarante mille livres. Voyez de quelle conséquence il est pour moi de voir ainsi retardée, d’année en année, la grâce que vous m’avez promise. Je serois réduit à la dernière misère, si, dans la situation où je suis, je perdois ma mère, âgée de soixante-huit ans et fort infirme. Pour cacher la honte du décret de prise de corps lancé contre moi, j’ai été obligé de quitter l’armée, après quatre années de service dans le régiment de Mortemart, où j’étois lieutenant. Estropié à la main gauche, d’un coup de feu reçu au siége de Philisbourg, je ne suis ni dans l’habitude, ni dans le cas de pouvoir faire ressource par le travail de mes mains. Si j’eusse eu le bonheur d’obtenir plus tôt ma grâce, j’aurois été en état d’entrer dans le régiment de M. le duc d’Olonne et de faire la campagne dernière. Enfin, comme vous me renvoyâtes à l’année présente, avec les marques les plus affectueuses de bienveillance et de charité, je suis encore venu cette année, implorer à vos pieds le pardon de ma faute. C’est dans vos bontés que me reste l’espoir de réchapper les débris de ma fortune qui diminue tous les jours, et que je perdrais peut-être sans retour, si ma grâce étoit plus longtems différée. Ah ! messeigneurs, c’est les larmes aux yeux et avec les plus vives et les plus respectueuses instances, que je vous prie de m’accorder, cette année, votre privilége. Laissez parler vos cœurs ; faites attention à l’état malheureux du suppliant ; rappelez-vous vos bontés dans les années précédentes, et vous lui rendrez, avec sa liberté, sa fortune, son état et sa vie. Tous ses jours, qu’il vous devra, marqués par la gratitude et la reconnoissance la plus légitime, ne seront partagés qu’entre les devoirs de son état et les prières adressées au Seigneur pour la conservation de vos personnes vénérables et la rémission de sa faute. » Un tableau aussi pathétique devait toucher des ministres de grâce et de charité. Toutefois, on a vu que leurs premiers suffrages furent pour deux fratricides qui n’avaient d’autre titre à leur bienveillance que d’être originaires de la province ; et si le parlement n’eut repoussé ce choix, le troisième voyage de trois cent vingt lieues, fait par le sieur Du Vignaud, eût été aussi inutile que les deux premiers ; cependant le meurtre qu’il avait commis était bien digne d’indulgence. Enfin, le chapitre, déchu de sa première élection, donna ses suffrages au sieur Du Vignaud, que le parlement délivra sans difficulté.
En 1750, le chapitre élut le sieur Septier d’Héricourt, échevin et procureur du roi au grenier à sel de Montreuil en Picardie, qui, depuis quatre ans, sollicitait la fierte. Dans une nuit de juillet 1742, le sieur D’Héricourt avait donné plusieurs coups de couteau de chasse au sieur Jacquemin, à la porte de la maison d’une fille qu’ils fréquentaient tous les deux, et dont ils avaient la sottise de s’envier les faveurs vénales ; Jacquemin était mort de ses blessures. Le chapitre élut le sieur D’Héricourt, qui lui avait été vivement recommandé par le vénérable D’Orléans de la Motte, évêque d’Amiens, et par M. De Motteville, président à mortier au parlement de Rouen. Mais plusieurs circonstances de ce meurtre lui donnèrent, aux yeux de la majorité des membres du parlement, les apparences de la préméditation. Il n’y eut que douze voix pour l’admission du sieur Septier d’Héricourt au privilége, et il y en eut dix-neuf pour l’exclusion, vu l’indignité. Le chapitre, averti de cette décision, se désista de son premier choix, et nomma Nicolas Olivier, jeune homme du diocèse d’Avranches, qui avait commis un meurtre, dans l’ivresse. Le parlement délivra ce prisonnier au chapitre.
L’année suivante, Noël Le Cardinal, protégé de la duchesse d’Orléans, eut enfin son tour. Domestique dans le château du duc de Lorges, ayant reçu l’ordre, un jour d’assemblée, d’aller, avec le capitaine des chasses, faire une tournée dans les bois pour voir s’il ne s’y commettait aucun dégât, il s’était arrêté à boire dans l’assemblée, y avait eu une dispute avec deux ou trois paysans, entre autres avec un laboureur nommé Lequerré, qui l’injuria. Des mots on en était venu aux voies de fait, et Lequerré, blessé très-grièvement, était mort quelque tems après. Le Cardinal sollicita et obtint la fierte.
En 1753, Le gouvernement de Louis XV fit un acte qui put donner au chapitre de Rouen des inquiétudes sérieuses sur son privilége. Depuis bien des siècles, comme nous l’avons dit précédemment, les évêques d’Orléans avaient été en possession de délivrer, le jour de leur entrée solennelle dans leur ville épiscopale, tous les prisonniers catholiques détenus, à ce moment-là, dans les prisons de la ville, soit qu’ils y eussent été amenés par ordre de la justice, soit qu’ils fussent venus s’y rendre volontairement, de quelque nature que fussent les crimes qui leur étaient imputés, et en quelque lieu que ces crimes eussent été commis. A en croire une légende, aussi vraie sans doute que celle de la gargouille, ce privilége aurait remonté à l’an 453. En cette année, saint Aignan, nommé évêque d’Orléans, faisant son entrée dans sa ville épiscopale, aurait prié Agrippin, prévôt de la ville, de licencier des prisons, en faveur de son entrée, tous les prisonniers qui s’y trouveraient, « et en auroit esté esconduit par ce prévost ; mais peu de jours après, entrant en l’esglise, Agrippin fut offensé (blessé) d’une grosse pierre, laquelle lui tomba sur la teste ; et ne put on lui arrester le sang qui couloit de sa blessure, jusques à ce que ce saint évesque l’en eût guary par vertu du signe de la croix. Agrippin, congnoissant que ce mal luy venoit du refus par luy faict de délivrer tous les prisonniers, les mit hors de prison et les licentia. » Le savant abbé Polluche, Orléanais, qui a fait un livre curieux sur cet ancien privilége de l’église d’Orléans, n’avait garde d’admettre cette fable, démentie par le silence des vies les plus anciennes de saint Aignan ; en tous cas, l’on ne trouve point de traces de ce privilége avant le xie ou xiie siècle ; c’est à peu près où nous en sommes avec le privilége de saint Romain. Quoi qu’il en soit, l’église d’Orléans en jouissait depuis plusieurs siècles avec beaucoup de plénitude.
Six semaines environ avant l’entrée de l’évêque d’Orléans, on affichait dans tout le diocèse un avis ainsi conçu ; « De par le roi et monseigneur le duc d’Orléans ; on fait à savoir que révérend père en Dieu, messire N..., par permission divine, évêque d’Orléans, fera, Dieu aidant, sa nouvelle et joyeuse entrée en la ville et en son église d’Orléans, le (indication du jour de l’entrée), selon et ainsi qu’ont ci-devant fait ses prédécesseurs évêques du dit Orléans ; ce qu’il désire être connu et notifié à tous ceux qui y ont intérêt et y doivent assistance, à ce qu’ils n’en prétendent cause d’ignorance. » C’était proprement appeler à son de trompe tous les bandits, tous les assassins de France ; aussi accouraient-ils à toutes jambes, et les prisons y suffisaient à peine. A l’entrée du cardinal de Coislin, qui eut lieu le 19 octobre 1666, il se trouva huit cent soixante-cinq prétendans, qui furent tous délivrés, entre autres un jeune homme de Rouen, qui, comme nous l’avons vu précédemment, n’en fut pas moins obligé, depuis, de solliciter la fierte, qu’il obtint. En 1707, à l’entrée de M. Fleuriau d’Armenonville, il y en eut huit cent cinquante-quatre. Arrivé à un certain lieu de la ville, l’évêque s’asseyait ; on lui amenait tous les prisonniers, qui se jetaient à genoux devant lui, en criant par trois fois : Miséricorde ! Ils se relevaient, se plaçaient à la tête de la procession, marchant deux à deux, tête nue, la corde au cou et précédés des geôliers. Arrivés dans l’église, ils assistaient à la messe dans la chapelle de saint Yves (patron des avocats). Après le dîner de l’évêque, le théologal adressait une exhortation à tous les rémissionnaires, placés sur des échafauds élevés dans la cour de l’évêché... Ils se jetaient encore une fois à genoux, et criaient trois fois : Miséricorde ! L’évêque, assis dans un fauteuil devant l’une des fenêtres de la cour, adressait aux criminels une vive remontrance, leur enjoignant de remplacer par des pénitences volontaires les supplices que leurs crimes avaient mérités ; puis il leur donnait le pardon, rémission et absolution de leurs crimes, à la charge par eux de se faire délivrer, à l’officialité, les lettres de rémission qui leur étaient nécessaires. Tous les prisonniers s’agenouillaient, et l’évêque leur donnait sa bénédiction. Puis on leur distribuait pour dîner les viandes qui avaient été desservies de la table du seigneur évêque, et chacun se retirait.
Excité sans doute par les nombreux abus qu’entraînait inévitablement un privilége si ample et, disons-le, si scandaleux, Louis XV, par un édit de novembre 1753, déclara que les évêques d’Orléans ne pourraient plus (à l’occasion de leur entrée) donner que des lettres d’intercession et déprécation, adressées à sa majesté, qui, elle, délivrerait aux impétrans des lettres de grâce et de rémission. Encore ces lettres d’intercession ne pourraient-elles être données par l’évêque, que pour des crimes « commis dans l’étendue et limites du diocèse d’Orléans et non ailleurs. » De plus, étaient exclus de cette grâce le crime d’assassinat prémédité, celui de meurtre ou outrage et excès ; la recousse (délivrance à main armée) des mains de la justice, de prisonniers accusés de crimes ; les excès ou outrages commis sur des magistrats ou officiers dans l’exercice de leurs fonctions ; le rapt avec violence ; et tous autres forfaits et cas notoires réputés non graciables dans le royaume.
On le voit : c’était une rude atteinte portée au privilége des évêques d’Orléans. Mais si cet édit, en lui-même, donnait à penser aux chanoines de Rouen, son préambule n’était pas plus rassurant. « Le pouvoir du glaive et la punition des crimes par la sévérité des peines étant un des attributs les plus inséparables de la puissance souveraine, il n’appartient aussi qu’à elle seule de faire grâce et d’user de clémence envers les coupables. Les premiers empereurs chrétiens, par un respect filial pour l’église, donnoient un accès favorable aux supplications de ses ministres pour les criminels ; à leur exemple, les anciens rois nos prédécesseurs déféroient souvent à l’intercession charitable des évêques, surtout en des occasions solennelles où l’église usoit aussi quelquefois d’indulgence envers les pécheurs, en se relâchant de l’austérité des pénitences canoniques. C’est à quoi l’on, doit, sans doute, attribuer ce qui s’étoit pratiqué, depuis plusieurs siècles, à l’avénement des évêques d’Orléans, pour la délivrance des prisonniers pour crimes, qui, au jour de leur entrée solennelle dans leur ville épiscopale, se trouvoient dans les prisons. Mais cet usage n’étant pas soutenu par des titres d’une autorité inébranlable, et ses effets, trop susceptibles d’abus, n’ayant jamais reçu ni les bornes légitimes ni la forme régulière qui auroient pu leur convenir, il a éprouvé la contradiction de nos principaux officiers chargés de la dispensation de la justice et du maintien de notre autorité ; et non seulement il a donné lieu à des incertitudes dangereuses sur l’état des hommes et sur le sort des familles, mais il s’est même quelquefois trouvé fatal à ceux de qui la confiance aveugle s’étoit reposée de leur sûreté sur sa foi... Nous voulons donc concilier le privilége avec les droits inviolables de notre souveraine puissance, exclure les abus qu’on en voudroit faire, et remédier aux inconvénients qui pourroient s’y rencontrer... Animés du même esprit que les rois nos prédécesseurs, nous n’avons pas cru pouvoir refuser quelque égard favorable à un usage que son antiquité rend vénérable dans sa singularité même, et pour lequel sollicite, en quelque sorte, la sainteté des évêques qui, dès les premiers siècles de l’église, ont illustré le siége d’Orléans. Nous avons jugé plus digne de nous de le régler en le rappelant à une forme légitime, en lui donnant les bornes convenables, et de raffermir sur des fondemens solides qu’il ne sauroit tenir que de notre autorité. » Suivait la teneur de l’édit que nous avons, plus baut, fait connaître en substance. Cet édit, ce préambule, durent inspirer de sérieuses inquietudes au chapitre de Rouen sur son privilége. Le roi, en déclarant si expressément qu’il n’appartenait qu’à la puissance souveraine seule de faire grâce et d’user de clémence, semblait annoncer le dessein bien arrêté de reprendre son droit de grâce, en quelques mains qu’il se fut égaré. Déjà, précédemment, les évêques de Laon s’étaient vu enlever par le gouvernement un droit analogue à celui des évêques d’Orléans. En était-ce fait des priviléges de toutes les églises, et celle de Rouen allait-elle aussi perdre le sien, d’autant plus odieux, sans doute, à la couronne, qu’il s’exerçait tous les ans ? On conçoit l’anxiété du chapitre : bientôt, nous verrons ses inquiétudes renaître. Mais nous ne voulons point intervertir l’ordre des faits.
En 1756, à l’époque de l’Ascension, il n’y avait dans les prisons de Rouen aucun prisonnier à qui l’on pût appliquer le privilége de la fierte, plusieurs criminels qui étaient susceptibles de ce privilège, n’ayant pu être transférés à Rouen assez tôt pour le réclamer. Dans l’imprévision de cet incident, le privilége avait été insinué le 10 mai, avec les formalités ordinaires. Mais le jeudi 27 mai, jour de l’Ascension, le parlement étant assemblé en robes rouges, au palais, suivant l’usage, le chapelain de saint Romain apporta un cartel par lequel le chapitre déclarait « qu’il ne s’étoit trouvé ny présenté aucun prisonnier dans les prisons de Rouen pour jouir du privilége saint Romain, et qu’il se réservoit à se pourvoir par devers sa majesté pour l’exécution d’icelui privilége. » Le parlement accorda acte de ces déclarations, et se retira. Les chanoines se pourvurent en effet auprès du roi. Ils lui exposèrent « qu’ils n’avoient pu faire usage de leur privilége de saint Romain, le jour de l’Ascension de Notre Seigneur dernière », et obtinrent de Louis XV des lettres-patentes à la date du 25 juin, qui leur permettaient, pour cette année seulement, et sans tirer à conséquence pour l’avenir, « de délivrer un criminel des prisons de la ville et faubourgs de Rouen, l’un des quatre dimanches du mois de juillet, en se conformant aux termes de la déclaration du 25 janvier 1597 ; la quelle sa majesté vouloit être exécutée selon sa forme et teneur, et en observant les formalitéz ordinaires, et les cérémonies accoustumées. » Le jeudi 1er juillet, le parlement (chambres assemblées), après avoir entendu la lecture de ces lettres-patentes, en ordonna l’enregistrement. Le lendemain, quatre chanoines et quatre chapelains de Notre-Dame, en costume de cérémonie, se présentèrent à la grand’chambre. Ils supplièrent la cour de vouloir donner acte au chapitre de l’église métropolitaine et primatiale de Rouen « de la nouvelle insinuation qu’ils lui faisoient du privilége de saint Romain, dont le chapitre n’avoit pu faire usage le 27 mai précédent, jour de l’Ascension de Notre Seigneur, et dont il étoit autorisé à faire usage, pour cette année, un des quatre dimanches de juillet, par lettres-patentes de Sa Majesté, enregistrées la veille. » Ils demandèrent qu’aux termes du privilége, nul prisonnier étant dans les prisons de la ville et faubourgs de Rouen, ou qui pourrait y être amené, ne pût être transféré, interrogé, questionné, molesté, ni jugé, en quelque manière que ce fût ou pût être, jusqu’à ce que ledit privilége eût sorti son entière exécution. Le parlement leur accorda acte de l’insinuation dans les termes ordinaires. Le chapitre ayant fait choix du dimanche suivant pour la cérémonie, envoya, les vendredi, samedi et dimanche, ses commissaires aux prisons, pour y recevoir les confessions des détenus. Le samedi, à sept heures du soir, les trois plus grosses cloches de la cathédrale furent sonnées, pour avertir la ville de la cérémonie du lendemain. Le dimanche, le parlement se réunit, en robes rouges, au Palais, et prit séance dans la grand’chambre dorée. Le duc de Luxembourg, gouverneur de la province, assistait à cette audience, en habit noir, manteau ducal, collet plissé, son épée à son côté, ayant une plume à son chapeau ; auprès de lui était le marquis du Pont-Saint-Pierre, conseiller né au parlement, en habit et manteau noir, collet plissé et une plume sur son chapeau. Tout se passa comme à l’ordinaire. Le chapitre choisit Joseph De Caqueray, écuyer, sieur de Frileuse, gentilhomme verrier, de la paroisse de Boyon (ou Boshyon) du côté de Lyons-la-Forêt. Ce gentilhomme et son frère, Pierre-David De Caqueray, sieur de Gaillonnet, fort jeunes l’un et l’autre, et passionnés pour le plaisir de la chasse, le prenaient souvent sur les terres de leurs voisins et même dans les grains. Plusieurs fois, le sieur Le Vert, fermier à Mont-Rôti, les voyant dans ses blés, leur avait adressé des reproches. Enfin, le 5 septembre 1754, les deux frères y étant retournés encore une fois, et un de leurs chiens furetant dans les grains, le fils Le Vert, qui était là occupé à scier ses blés, avec son père, jeta une pierre à cet animal qu’il estropia et qui se prit aussi-tôt à hurler. Les sieurs De Caqueray lui demandèrent pourquoi il frappait leur chien ; et peut-être cette question fut-elle assaisonnée d’épithètes injurieuses, qui irritèrent le fils Le Vert. Ce jeune homme marcha vers eux, des pierres à la main ; le sieur De Caillonnet le coucha en joue pour le contenir et l’empêcher d’approcher, en lui déclarant que s’il le voyait avancer un pas de plus, il ferait feu ; puis, le voyant s’avancer toujours, il mit la baïonnette au bout de son fusil. Le Vert n’était plus qu’à quelques pas ; le sieur De Gaillonnet, voyant qu’il voulait le désarmer, tira sur lui et l’atteignit dans le gros de la cuisse. Ce malheureux jeune homme tomba et mourut peu d’instans après. Le père Le Vert, qui était accouru au secours de son fils, fut blessé. Les deux gentilshommes s’enfuirent du pays pour éviter les poursuites de la justice, et furent condamnés par contumace à avoir la tête tranchée. En 1756, Geoffroy-Joseph De Caqueray, sieur de Frileuse, vint seul à Rouen solliciter le privilége. Ce n’était pas lui qui avait porté à Le Vert le coup mortel ; seulement il était avec le sieur De Gaillonnet, son frère, lorsque ce malheur était arrivé, et l’instruction prouvait qu’il avait tiré aussi et qu’il avait donné à Le Vert père plusieurs coups de crosse de fusil. Il fut élu par le chapitre et délivré par le parlement. Ce jour-là, toutes les cloches de la cathédrale sonnèrent comme pour le jour de l’Ascension. On célébra, non la messe propre de ce dimanche, mais celle de l’Ascension. Tout eut lieu comme si c’eût été le jour de cette fête.
Un mois après, le sieur De Gaillonnet, meurtrier de Le Vert, qui avait été retenu en Angleterre par une maladie, ou qui, plus coupable que le sieur De Frileuse, n’avait osé se montrer tout d’abord, présenta requête au parlement. Il demanda que l’arrêt rendu le dimanche 4 juillet précédent, en faveur de son frère, pour le meurtre de Le Vert, fût déclaré commun avec lui. Il fut décidé par les chambres assemblées que le sieur De Gaillonnet prêterait interrogatoire, sur les charges du procès, devant M. D’Ectot, conseiller rapporteur. Cet interrogatoire ayant eu lieu le jour même, dès le lendemain, le parlement, les chambres assemblées, après avoir entendu la requête, l’interrogatoire, le rapport de M. D’Ectot, et vu les pièces du procès instruit au bailliage de Lyons, fit venir le sieur De Caqueray de Gaillonnet, le fit asseoir sur la sellette et reçut son serment de dire vérité. M. De Pontcarré, premier président, lui dit : Que demandez-vous à la cour ? Le sieur De Gaillonnet répondit qu'il la supplioit de lui accorder de participer au privilège de saint Romain accordé à son frère, et d’ordonner que l’arrêt serait déclaré commun avec lui. Alors, il exposa le fait tel que nous venons de le raconter. M. De Pontcarré lui représenta qu’il « ne convenoit guères à un gentilhomme de se servir de ses armes pour attaquer un homme sans défense, qui ne l’insultoit point et qui ne faisoit que défendre le bien du maître pour lequel il travailloit. » Le sieur De Gaillonnet s’excusa sur la crainte qu’il avait eue d’être désarmé... Après avoir délibéré, le parlement déclara l’arrêt du 4 juillet précédent, rendu en faveur du sieur Caqueray de Frileuse, commun avec le sieur Caqueray de Gaillonnet, et ordonna que ce dernier jouirait du privilége de saint Romain, pour les cas par lui confessés et mentionnés au procès, et non pour autres. Dès le lendemain, le sieur De Gaillonnet vint à la barre du chapitre remercier cette compagnie de la grâce qu’elle lui avait faite, en le comprenant sous le titre de complice, dans son élection du dimanche 4 juillet. Il exhiba l’arrêt obtenu par lui la veille, et pria le chapitre d’agréer l’hommage de sa reconnaissance éternelle pour un si grand bienfait, dont il lui était redevable. Le doyen du chapitre adressa à ce gentilhomme « les remontrances convenables sur l’énormité du crime par lui commis », et, l’ayant fait approcher du bureau et mettre à genoux, lui fit prêter, la main sur les saints évangiles, le serment auquel étaient tenus les prisonniers qui avaient joui du privilége de saint Romain.
L’édit de 1753, qui restreignait si notablement le privilége des évêques d’Orléans, avait, comme nous l’avons vu, inquiété le chapitre de Rouen sur le sort du privilége de saint Romain. En effet, ce privilége s’exerçant chaque année si publiquement, et avec des formes si solennelles, devait, non moins que celui de l’église d’Orléans, porter ombrage au gouvernement, résolu, à ce qu’il semblait, à restreindre ou même à anéantir les prérogatives de ce genre, qu’il regardait comme une usurpation sur les droits de la couronne. Aucun événement n’étant venu, toutefois, pendant les treize années qui suivirent l’édit de 1753, justifier les appréhensions du chapitre de Rouen, peu à peu cette compagnie avait repris confiance ; et, après la permission qui lui avait été accordée par le roi, en 1756, de faire, dans le mois de juillet, la cérémonie du prisonnier, qui n’avait pu avoir lieu le jour de l’Ascension, elle ne devait point s’attendre à une difficulté qui lui fut faite en 1766, et qui pouvait paraître un commencement d’hostilités contre son privilége jusqu’alors épargné.
En 1766, le jour de l’Ascension, le chapitre avait élu et le parlement lui avait délivré le sieur Desmarets et le sieur Dubuisson, accusés d’avoir tué, de complicité, un ouvrier maçon, à la suite d’une querelle qu’ils lui avaient faite, parce qu’il était passé auprès d’eux sans les saluer. Peu de tems après, le premier président Hue de Miromesnil reçut une lettre de M. Bertin, relative à cette double élection ; « Sa Majesté a été surprise que ce privilége ait été étendu à deux coupables, écrivait le ministre, et elle désire en savoir la raison. Je présume que ces deux particuliers étant poursuivis pour le même crime, il a paru naturel de faire grâce à tous deux, et je l’ai dit au roi. Mais lorsqu’il se trouvera de pareilles circonstances, Sa Majesté désire d’en être instruite avant que les coupables soient délivrés ; et elle me charge aussi de vous demander si le privilège du chapitre de Rouen est fondé sur quelques titres ou seulement sur l’usage[22]. » Cette dernière question parut bien autrement inquiétante que le reste de la lettre ; on se demanda si ce n’était point dans ce post-scriptum qu’il fallait chercher la véritable pensée du ministre, du roi lui-même ; et encore une fois, mais à plus juste titre que jamais, l’alarme fut au chapitre. Heureusement pour le privilége, le parlement et M. De Miromesnil son chef étaient dans les dispositions les plus favorables à l’église de Rouen. Embrassant cette affaire avec chaleur, M. De Miromesnil s’entoura de tous les documens qui lui étaient nécessaires pour plaider la cause du chapitre ; et ce ne fut qu’après trois mois de recherches, d’études et de réflexion, qu’il adressa au ministre Bertin une lettre ou plutôt un véritable mémoire étendu et curieux, sur le privilège de saint Romain. Il commençait par en montrer l’antiquité immémoriale, énumérait les diverses lettres-patentes de nos rois qui avaient confirmé le chapitre dans sa possession ; il n’oubliait pas celles données par Louis XV lui-même, en 1756, pour permettre au chapitre de faire, un des quatre dimanches de juillet, la cérémonie du prisonnier, retardée pour les causes que nous avons fait précédemment connaître ; il répondait ainsi à la question que lui avait adressée le roi, par l’intermédiaire du ministre Bertin, sur l’origine du privilége et sur le fondement du droit des chanoines. Quant à la nécessité que l’on paraissait vouloir imposer au parlement, de prendre à l’avenir les ordres du roi, avant de délivrer deux ou plusieurs prisonniers, M. De Miromesnil répondit que lorsque les complices étaient présens, le chapitre était obligé de les réclamer en même temps que l’auteur principal. Le parlement ne pouvait délivrer l’un, sans délivrer les autres, la procédure ne se divisant point en matière criminelle. Lorsque plusieurs individus, coupables du même fait, étaient présens, on ne pouvait accorder le privilége à l’un et le refuser à l’autre. Le prisonnier ou les prisonniers devant être délivrés au chapitre le jour même de l’Ascension, aux termes des édits et réglemens sur la fierte, il était de toute impossibilité que le parlement pût consulter le roi, puisque, le jour de la cérémonie une fois passé, le chapitre n’avait plus rien à demander, ni le parlement rien à accorder. Avant, il le pouvait encore moins, n’apprenant jamais le nom du prisonnier élu que le jour même de l’Ascension, et étant tenu de le juger ce jour même. Or, le jour de l’Ascension une fois passé, l’exercice du privilége serait perdu pour l’année. Après avoir donné au ministre ces éclaircissemens sur la nature du privilége de saint Romain, M. De Miromesnil entrait dans les explications les plus satisfaisantes sur l’usage et l’application de ce privilége ; sur l’examen mûr et réfléchi auquel le parlement soumettait l’élection du chapitre. « On lit, disait-il, la procédure avec la même régularité que s’il s’agissoit de prononcer la condamnation... ; on apporte à l’examen du procès l’attention la plus scrupuleuse, afin de voir si l’élu du chapitre et ses complices ne sont point coupables de quelques uns des crimes exclus du privilège par les réglements... Le parlement s’attache avec tant de scrupule à l’exécution des réglements particuliers pour l’exercice du privilége, qu’il n’y a point lieu de craindre que l’on transgresse les bornes qui lui ont été prescrites. Le parlement est très-sévère pour accorder l’exercice du privilége de saint Romain. » Pour le prouver, M. De Miromesnil citait, dans sa lettre, un exemple éclatant de cette sévérité. Après avoir ainsi établi que le privilége de la fierte était de la plus respectable antiquité ; qu’il était fondé sur les titres les plus constans ; que la délivrance des complices présens, qui confessaient leur complicité, était un usage conforme à la justice, et aussi ancien que le privilége même ; qu’en un mot ce privilége n’était susceptible d’aucun abus, M. De Miromesnil priait le ministre de faire connaître la vérité au roi. « Ce privilége, disait-il en terminant sa lettre, est trop beau, trop précieux à l’église de Rouen, au parlement et à la province, pour que je néglige de vous prier d’engager Sa Majesté à n’y donner aucune atteinte[23]. » Pendant quatre mois entiers, le chapitre avait attendu avec anxiété l’issue de cette affaire, et craignait pour son privilége un coup pareil à celui qui avait atteint le privilége des évêques d’Orléans. Enfin, il fut pleinement rassuré par une seconde lettre de M. Bertin : « J’ay reçu dans son temps, écrivait ce ministre à M. De Miromesnil, la lettre que vous avez pris la peine de m’écrire, concernant l’origine du privilége de saint Romain, et ce qui s’est passé à ce sujet en différentes occasions. Sur le compte que j’ay rendu au roy, de l’attention que votre compagnie a toujours apportée à ce que le privilége de saint Romain n’eût son application que dans des circonstances où l’accusé se trouve plus malheureux que coupable, et qu’il ne peut jamais servir à autoriser les grands crimes en les dérobant à la punition, Sa Majesté m’a chargé de vous mander qu’il ne seroit rien changé à ce qui s’est pratiqué jusqu’à présent, et qu’elle vouloit bien se reposer sur son parlement de Rouen, du soin d’empêcher les abus qui pourroient naître de ce privilége[24]. » Ainsi le chapitre, qui avait craint, non sans sujet, de voir modifier encore, ou peut-être même supprimer son privilége, en obtint, au contraire, une confirmation très-authentique. Car on ne saurait regarder autrement la dernière lettre de M. Bertin, écrite par ordre du roi.
Nous l’avons dit, M. De Miromesnil, dans sa lettre au ministre, citait un éclatant exemple de la sévérité du parlement relativement aux prisonniers élus parle chapitre pour lever la fierte. C’est ici le lieu de rapporter ce fait, que nous n aurions pu donner à sa date sans interrompre l’ordre du récit. En avril 1756, Madeleine Cavelier, femme de François Dampierre, laboureur à Limésy, fut trouvée morte dans l’écurie, aux pieds des chevaux, dont un était détaché du râtelier ; on voyait, auprès d’elle, une fourche dont le manche était brisé. Dampierre était allé, ce jour-là, au marché de Pavilly, et, dès le matin, il avait envoyé son valet de ferme à Yerville, à une lieue de là. Lorsque Dampierre revint, le soir, à Limésy, tout y était en rumeur. Ses trois petits enfans en bas âge, sans doute témoins inaperçus d’une horrible scène, avaient dit à qui avait voulu les entendre, que papa avoit tué maman derriere les dadas ; et il est facile d’imaginer les sentimens que de tels propos avaient inspirés à tous les habilans du village. On dit à Dampierre en quel état sa femme avait été trouvée, il parut aussi surpris qu’affligé, se rendit à l’écurie, et, voyant le cadavre étendu aux pieds des chevaux, éprouva ou feignit une vive émotion, et parut se trouver mal. Il sembla persuadé, il soutint que sa femme avait été tuée par celui des chevaux que l’on avait trouvé détaché. Les officiers de justice, les médecins qui vinrent constater l’état du cadavre n’admirent point cette explication ; le corps portait plusieurs marques de coups… les propos des enfans indiquaient assez la main qui les avait portés. Rien, d’ailleurs, n’était plus notoire dans le pays que la mésintelligence des deux époux, causée, disait-on, par la jalousie de la femme qui, accusait son mari d’intrigues adultères avec une voisine. Souvent Dampierre avait frappé sa femme, souvent on l’avait entendu lui adresser d’horribles menaces. Il fut arrêté, conduit à Rouen, et une procédure s’instruisit contre lui. Fidèle d’abord à son système de dénégation, il soutint long-tems que sa femme n’avait pu être tuée que par le cheval qui avait été trouvé détaché. Enfin, ayant recouru au chapitre de Rouen dans l’espoir d’obtenir la fierte, devant les chanoines députés pour l’interroger il fut plus sincère ; mais, sans doute, il ne dit pas tout encore. Il reconnut que c’était lui qui avait, par vivacité, donne à sa femme deux coups du manche de sa fourche, dans le ventre, coups dont elle était morte, à son grand étonnement, et il protesta qu’il n’avait pas eu l’intention de la tuer ; qu’il n’avait agi que par l’effet d’un premier mouvement de colère, excité par les injures atroces qu’elle lui adressait, et qu’il s’en était allé à Pavilly, bien éloigné de croire qu’elle mourrait des coups qu’elle avait reçus. Ces explications satisfirent les chanoines ; quoique prévenus que, s’ils jetaient les yeux sur ce misérable, le parlement n’agréerait pas leur choix, et qu’ils devaient songer à en élire un autre, ils passèrent outre, persuadés que, s’il arrivait quelque opposition de la part du parlement, M. De Luxembourg, qui protégeait Dampierre, parce que le frère de cet accusé était brigadier dans ses gardes, aurait le crédit d’en triompher ; ils élurent donc ce mari meurtrier de sa femme. Amené devant le parlement, Dampierre reproduisit les explications dont le chapitre avait bien voulu se contenter ; mais elles n’eurent aucun succès auprès de ces magistrats aguerris ; l’énormité du crime les avait pénétrés d’horreur. « Ils considérèrent, et c’est M. De Miromesnil, premier président, qui nous l’apprend[25], ils considérèrent que ce serait donner un exemple dangereux, que d’accorder la grâce à un homme qui, étant seul avec sa femme, lui avait donné la mort. Dampierre ayant tout nié devant le premier juge, et tout confessé pour obtenir le privilége de saint Romain, ils pensèrent qu’il y avait lieu de présumer qu’après avoir tué sa femme, il avait lui-même placé le cadavre près des chevaux, et en avait détaché un, pour que l’on crût que c’était cet animal qui avait tué la malheureuse. De plus, le jour du crime, il avait, dès le matin, envoyé son domestique à une lieue de chez lui, sous prétexte de lui donner une commission ; lui-même était allé à un marché voisin, où il avait passé tout le jour et n’était revenu que le soir. Toutes ces circonstances donnèrent lieu de penser qu’il pourrait y avoir eu dessein prémédité. Dans cette incertitude, le parlement déclara Dampierre indigne du privilége, et fit dire au chapitre, suivant l’ancien usage, que s’il voulait, sur-le-champ, en élire un autre, la cour le jugerait. Le chapitre, blessé du refus du parlement, répondit qu’il persistait dans son élection, et qu’il n’entendait point en faire une nouvelle. Dampierre fut reconduit à la prison du bailliage où il était détenu, et le premier juge continua l’instruction de son procès. Le chapitre se pourvut en cassation au conseil contre l’arrêt du parlement qui avait déclaré Dampierre indigne du privilége ; mais sa requête fut rejetée[26].
A la fin de 1771, les parlemens avaient été supprimés ; des conseils supérieurs les remplaçaient. Le chapitre, qui avait montre des égards pour les nouveaux magistrats, que tant d’autres regardaient comme des intrus, ne s’attendait pas, sans doute, à voir son privilége recevoir une atteinte de la part de ce tribunal éphémère, surtout dès la première année de sa frêle existence. Le jour de l’Ascension 1772, les chanoines, présidés par M. De la Rochefoucauld, archevêque de Rouen, avaient élu à l’unanimité Joseph Dupuy, du diocèse de Limoges. Dupuy avait commis un grand crime, sans doute : il avait tué l’aïeul de sa femme. Mais il lui avait fallu défendre sa vie contre cet homme violent, qui souvent l’avait accablé d’injures, de mauvais traitemens, et qui, ce jour-là, après avoir cherché vainement à lui asséner un coup de bêche, se disposait à lui lâcher un coup de pistolet à bout portant. Et puis, douze années entières s’étaient écoulées depuis ce jour funeste ; Joseph Dupuy, époux, père de deux ou trois enfans, avait, pendant ces douze années, expié son crime par la misère et les angoisses ; caché à Rouen, il avait, sept ou huit années de suite, sollicité le privilége ; le chapitre crut que le moment de l’indulgence était venu pour ce malheureux, et le désigna enfin, tout d’une voix, pour jouir du privilége. Mais, au palais, — on fut sans pitié ; le conseil supérieur, après avoir examiné le procès et interrogé Dupuy sur la sellette, déclara ce prisonnier indigne de jouir du privilége. Le chapelain de Saint-Romain fut chargé de faire connaître cette décision au chapitre « pour qu’il eût à en nommer et choisir un autre, s’il avisoit bien être. » Le chapitre commençait à délibérer sur ce qu’il convenait de faire, lorsque le greffier criminel du conseil supérieur demanda à parler à MM. les chanoines ; on le fit entrer. Il était envoyé par la cour, pour faire connaître à MM. du chapitre les motifs de la décision qu’elle venait de rendre, et savoir d’eux s’ils entendaient procéder à une nouvelle élection ; il ajouta que, dans l’attente d’une réponse, la cour était restée en séance. Le chapitre, après en avoir délibéré, fit rentrer le greffier criminel ; et M. De la Rochefoucauld, archevêque de Rouen, qui présidait, ce jour-là, le chapitre, chargea cet officier d’aller annoncer au conseil supérieur que le chapitre allait envoyer le chapelain de Saint-Romain lui porter sa réponse. En effet, le chapelain de la confrérie, envoyé immédiatement au Palais, fit au conseil supérieur une réponse conçue en ces termes : « Monseigneur l’archevêque et messieurs du chapitre m’ont chargé de dire à messieurs du conseil supérieur qu’ayant élu unanimement le nommé Joseph Dupuy, pour jouir du privilége de saint Romain, ils persistent unanimement dans l’élection qu’ils ont faite. » Le conseil supérieur persistant aussi dans sa résolution, il ne restait à ce tribunal qu’à lever l’audience et à se retirer. Le chapitre était outré de l’affront qu’il recevait d’un corps si inférieur au parlement ; mais combien son mécontentement redoubla lorsqu’on vint lui apprendre que Joseph Dupuy, qui, pour solliciter la fierte, s’était fait volontairement écrouer à la conciergerie de la cour ecclésiastique, au lieu d’être, après l’arrêt d’exclusion, remis en son premier état, avait été, par l’ordre du procureur-général Perchel, arrêté et écroué dans les prisons de la conciergerie du Palais, avec défense aux geoliers de l’élargir sans son ordre exprès ! A l’heure même, MM. les chanoines Grésil et Carré de Saint-Gervais furent députés vers M. Thiroux de Crosne, premier président. Ils se plaignirent énergiquement « de cet attentat inouï à leur privilége, de cette violation manifeste de la foi publique. » Ils représentèrent que cette détention était une atteinte formelle au privilége de saint Romain, et qu’il n’était jamais arrivé que, le parlement ne confirmant point le choix fait par le chapitre, du prisonnier élu pour jouir du privilége, ce prisonnier eût été retenu dans ses prisons, quand il était venu volontairement se faire écrouer à Rouen pour solliciter la fierte. Tout le monde savait qu’en ce cas le prisonnier avait vingt-quatre heures pour s’enfuir, sans que les officiers de justice pussent l’inquiéter. Ils prièrent très-instamment le premier président de leur faire rendre Joseph Dupuy ; sa mise en liberté, immédiate, « pouvoit seule faire cesser la sensation que sa détention faisoit dans le public, accoutumé à voir aujourd’hui délivrer un criminel. » Le geolier fut mandé ; il résulta de ses explications, que M. Perchel avait donné pour motif de cette mesure insolite, le désir de soustraire l’élu du chapitre aux mauvais traitemens d’une population indignée, disait-il, contre cet homme, à cause de l’énormité de son crime. « Le peuple, au contraire, répliqua l’abbé de Saint-Gervais, est très-favorable à Dupuy. Si, d’ailleurs, la détention de ce prisonnier ne doit durer que quelques heures, pourquoi M. Perchel l’a-t-il fait écrouer sur les registres de la conciergerie » ? Les deux députés réitérèrent leurs instances pour la mise en liberté immédiate de Dupuy. Le premier président, cédant enfin à leurs prières, donna au geolier l’ordre de le leur délivrer. Alors, les deux chanoines se rendirent à la geole, pour y chercher Dupuy. Là, on leur rendit ce prisonnier, « qu’ils ramenèrent à la cathédrale, à la très-grande satisfaction d’une affluence de peuple qui s’étoient rendus à Rouen, pour voir cette cérémonie intéressante à la province. » Mais les chanoines de Rouen ne s’en tinrent pas là.
L’arrêt qui avait déclaré Dupuy indigne du privilége leur avait été bien plus pénible encore que son arrestation momentanée. Ils dénoncèrent au chancelier Maupeou ces deux griefs. « Nous avons rempli exactement, dirent-ils, vis-à-vis du conseil supérieur, les mêmes formalités et prévenances que nous observions cy-devant par rapport à messieurs du parlement[27] ; nous avions donc lieu de penser que ces messieurs se feroient un plaisir de déférer au vœu de la première compagnie ecclésiastique de la province, et dont ils n’ont obtenu que des politesses depuis leur établissement en cette ville ; nous ne pouvons concevoir par quel malheur le contraire est arrivé. Il nous a paru, par leur conduite, et par leurs avis qui se donnent publiquement en cette occasion, que leur intention étoit de s’écarter des principes que le parlement de Normandie a toujours suivis ; de limiter notre privilége, d’en rendre même l’exécution presque impossible. Nous avions élu le nommé Dupuy, d’une voix unanime, monseigneur notre archevêque nous présidant, et nous avions cru digne de notre commisération un malheureux séparé depuis neuf ans de sa femme et de ses enfans, et languissant dans la plus affreuse misère. Nous étions bien fondés à croire que son cas étoit susceptible du privilége ; il se présentait depuis sept à huit ans ; son procès avoit passé dans les mains de plusieurs conseillers au parlement nommés rapporteurs, qui, tous, avoient assuré que ce malheureux n’étoit pas indigne du privilége ; six de messieurs du conseil supérieur, et, entr’autres, les deux seuls de cette compagnie qui avoient connoissance du privilége (ayant été membres du parlement), ont opiné en faveur de Dupuy. Messieurs les procureurs-généraux et le parquet de l’ancien parlement avoient jugé son cas rémissible. Nous pouvons donc soupçonner que des motifs étrangers ont porté les autres à nous donner le désagrément que nous avons essuyé, sous les yeux d’un peuple nombreux assemblé pour voir cette cérémonie. » Venaient ensuite des plaintes sur l’arrestation faite, par les ordres du procureur-général, du prisonnier déclaré indigne. « Vous concevez sans peine, Monseigneur, ajoutait le chapitre, que si le conseil supérieur pouvoit retenir dans ses prisons le coupable qui s’est présenté volontairement, le privilége seroit anéanti par ce seul fait, puisque aucun coupable n’oseroit plus se présenter pour en jouir. A la vérité, sur nos instances, le prisonnier nous a été rendu ; mais l’écrou subsiste sur les registres de la geole, et, s’il n’est pas effacé, ce triste monument de l’infraction du privilége effraiera toujours les malheureux qui se proposeroient d’y prétendre. » Dans ces circonstances si affligeantes pour nous, Monseigneur, l’église de Rouen réclame très-humblement votre justice, et vous supplie de vouloir bien la conserver dans la jouissance d’un privilége que vos illustres prédécesseurs dans la dignité de chancelier de France, ont toujours protégé, et que notre ancien parlement a toujours maintenu, privilége qui est la plus belle prérogative de notre église, et qui est également cher à notre ville et à toute la province. Fondés sur ces motifs, nous espérons, Monseigneur, que vous voudrez bien recevoir nos justes plaintes, et ordonner, par provision, que l’écrou de Dupuy sera biffé sur le registre de la geôle. » En dénonçant à M. De Maupeou un tribunal qu’il avait créé, qu’il avait composé de magistrats de son choix et dévoués à sa personne, qu’avait pu espérer le chapitre ? La réponse du chancelier fut insignifiante. « Ne pensez pas, disait-il, que le conseil supérieur ait voulu donner atteinte au privilége ou manquer au chapitre. Je connois trop bien les magistrats qui composent cette compagnie pour ne pas être convaincu de la droiture de leurs intentions, et de leur façon de penser pour les membres du chapitre, en général et en particulier. » M. De Maupeou ajoutait « que la manière dont le chapitre s’étoit conduit envers le conseil supérieur ne permettoit pas de supposer que ce tribunal eût eu intention de blesser en rien le chapitre de Rouen, ni de manquer aux égards qui lui étoient dus. En faisant conduire Dupuy en prison, il n’avoit voulu que le soustraire à la foule du peuple qui étoit assemblé dans les salles et dans les cours du Palais. Le parlement l’avoit pratiqué ainsi plusieurs fois. Il faisoit des vœux pour voir se dissiper les impressions que cet événement avoit pu faire naître dans l’esprit des chanoines. » Ainsi l’élection du chapitre fut comme non avenue. Les deux années suivantes, il fut plus heureux auprès du conseil supérieur. En 1773, ce tribunal lui délivra Pierre Cauchois, de la paroisse d’Eturqueraie, qui avait tué la femme de son frère ; et en 1774, René Cottereau, garde du marquis de Becthomas, qui avait tué un voleur de bois.
En 1775, le parlement étant rétabli, le roi, sur la demande de cette compagnie, accorda à Joseph Dupuy des lettres de rémission. Le jour de l’Ascension, un grand nombre de personnes, des classes les plus distinguées de la ville, s’étaient rendues au Palais, pour contempler la première cour souveraine de Rouen rendue aux vœux de la province, et brillant de nouveau de tout son éclat ; il est permis de croire que cet auditoire nombreux et choisi espérait quelqu’allusion à l’arrêt de 1772 ; son attente ne fut point trompée ; De Belbeuf, procureur-général, termina son réquisitoire sur le cartel du chapitre par ces paroles, qui furent avidement écoutées : Lierons-nous, Messieurs, à la satisfaction de voir le public qui nous entoure jouir avec nous du moment où un privilège aussi précieux à l’humanité retrouve ses vrais protecteurs. Il nous était réservé de le remettre en honneur, après avoir été méprisé dans un temps que nous ne pouvons trop oublier. Prêtons-nous à la distinction qu’il attire sur un des premiers corps ecclésiastiques de la province, dont les personnes nous sont chères, dont la gloire concourt à celle de la cité, et dont les membres actuels sont aussi dignes que leurs prédécesseurs d’une prérogative unique et distinguée qui fut, sans doute, accordée par les rois à leur mérite et à leurs vertus.
Cette année, la fierte fut levée par François Bertrand, muletier des environs de Brives-la-Gaillarde. Cet homme, ramenant au Puy des porcs qu’il avait achetés à la foire de Brives, rencontra le nommé Chazelet, qui, après l’avoir accablé d’injures, se jeta sur lui avec tant de violence, en lui portant un coup de bâton sur la tête, « qu’il s’enfonça un couteau que Bertrand tenoit à la main, grattant le manche de son fouet », et mourut le lendemain, de sa blessure. Telle était du moins la déclaration de Bertrand, et ici je ne puis me défendre de remarquer que dans un assez grand nombre de confessions que j’ai lues, de prisonniers prétendant à la fierte, il n’est question que de gens qui se percent eux-mêmes avec des couteaux que tiennent leurs adversaires, ou bien qui s’enferrent dans leurs épées, ou qui se trouvent fortuitement atteints du tranchant du sabre, lorsqu’on ne les a frappés que du plat ; de la pointe du couteau, du poignard, avec lequel on n’a voulu que leur faire peur ; ou bien encore qui tiennent, par le canon, des fusils ou pistolets dont l’explosion soudaine leur donne la mort. Enfin, les malheureux morts, qui ne sont point là pour donner un démenti à leurs meurtriers, se trouvent presque toujours avoir été tués comme par miracle. Que la confession de Bertrand fût ou non sincère, cet homme avait eu le bonheur de trouver un protecteur bienveillant et actif dans le marquis de Polignac, ami du comte d’Artois. Le marquis avait écrit plusieurs fois au chapitre. Mais les chanoines tenaient à avoir une lettre du prince lui-même. L’abbé Baston fit entendre à M. De Polignac qu’une lettre de son altesse royale produiroit le meilleur effet. Le comte d’Artois consentit à écrire : Nous avons cru qu’on ne lirait pas ici sans quelque intérêt cette lettre d’un prince qui devint depuis notre roi, sous le nom de Charles X. Nous transcrivons l’autographe que nous avons sous les yeux.
» J’avois chargé M. le marquis de Polignac, mon premier écuier, de vous écrire, de ma part, Messieurs, pour vous demander de faire jouir du privilége que vous avéz de sauver un accusé, le nommé François Bertrand auquel j’accorde une protection spéciale. Les éclaircissemens que j’ay pris sur sa malheureuse affaire, me determinent à vous écrire moi-même, pour vous dire que je vous sçaurai un gré infini de la préférence que vous lui donnerez sur ses concurrents, et que la grâce que vous accorderez à cet infortuné ne fera qu’augmenter la considération que j’ay pour messieurs les doien et chanoines du chapitre de l’église métropolitaine de Rouen.
Le protégé du comte d’Artois fut élu et leva la fierte. Mais le chapitre ne laissa pas ignorer au prince que le sieur Bouyou de la Prade, gentilhomme de l’Agénois, officier de la légion corse, qui avait sollicité la fierte en concurrence avec Bertrand, avait de véritables droits à cette faveur. La toute-puissante recommandation de son altesse royale avait pu, seule, faire pencher la balance en faveur d’un autre. Mais le sieur Bouyou de la Prade avait-il perdu, par là, ses droits à l’indulgence dont le rendait digne la nature du crime qui lui était imputé ? (Il s’agissait d’un meurtre commis dans une querelle de chasse.) Le comte d’Artois, touché de la préférence que l’on avait donnée à son protégé, promit de faire, à son tour, quelque chose pour celui du chapitre ; et, lors du sacre du roi Louis XVI son frère, il obtint des lettres de grâce en faveur du sieur Bouyou de la Prade. Ce gentilhomme ne fut point ingrat ; et, le 18 septembre 1778, il écrivait aux chanoines de Rouen, ses bienfaiteurs ; « Si je jouys dans ce pays-ci des avantages et de l’honneur que mes voisins me rendent, c’est à vous, Messieurs, à qui j’en ai l’unique obligation… Par la grâce que vous avez eu la bonté de solliciter et d’obtenir du roi, me voilà dans le sein d’une famille qui avait en vain épuisé tous les moyens pour parvenir à me sauver. » On pourrait citer beaucoup de faits analogues. La fierte étant souvent demandée pour des individus qui n’auraient pu obtenir des lettres de rémission, le chapitre la leur accordait, à condition que leurs protecteurs solliciteraient des lettres de rémission pour des prétendans moins coupables, qui préféraient ce moyen de salut à la corvée de l’Ascension. Ainsi, souvent deux meurtriers se trouvaient redevables de leur vie et de leur liberté au chapitre de Rouen et au privilége de saint Romain. Le discours prononcé par M. De Belbeuf, le jour de l’Ascension, avait comblé de joie le chapitre, qui se voyait enfin vengé de l’affront qu’il avait reçu du conseil supérieur. Il voulut en marquer sa reconnaissance à M. De Belbeuf ; et, le 12 juin, messieurs les chanoines Ruellon et Marescot allèrent remercier ce magistrat « de la manière avantageuse dont il avoit parlé du privilége de saint Romain et du chapitre, dans son plaidoyer du jour de l’Ascension. »
Nous avons vu, en 1725, le vieux procès entre le chapitre et le bailliage prêt à renaître, à cause de l’élection qui fut faite, cette année-là, d’un prisonnier détenu pour un crime que le présidial prétendait être de sa compétence. En 1776, le même motif faillit renouveler l’ancien différend entre la cour des Aides et le chapitre. Cette affaire, que beaucoup d’habitans de Rouen se rappellent encore, mais confusément, mérite quelques détails. Pierre Mainot, marchand de vin, demeurant à Canteleu près de Rouen, passait pour faire la fraude avec Lacroix dit Tiennot, attaché à son service. On les épiait tous les deux. Dans la nuit du 22 novembre 1775, nuit très-obscure, Mainot revenait, à cheval, de Rouen. Arrivé au bord de la rivière, du côté de Quevilly et de Couronne, vis-à-vis de sa maison, il appela. Aussi-tôt Lacroix dit Tiennot vint le chercher avec un bateau, le passa de l’autre côté de la rivière, et le débarqua à la chaussée, à quelques pas de sa maison, près de la cavée Biessard ; Mainot sortit du bateau, avec son cheval. Pendant que Tiennot-Lacroix rattachait le bateau à la perche, Mainot, qui faisait boire son cheval à la rivière, entendit, plutôt qu’il ne vit, tant l’obscurité était grande, deux hommes marcher tout près de lui ; l’un d’eux l’ayant heurté, le renversa par terre, parce qu’ayant des bottes fortes et se trouvant sur une chaussée de cailloux, il n’était pas ferme sur ses jambes. Il avait sur lui environ huit cents francs ; interdit, et croyant, à ce qu’il dit depuis, que c’étaient des voleurs, il appella au secours. À ces cris, Tiennot-Lacroix craignit pour son maître. Tout récemment, par les soins de Mainot, on était parvenu à arrêter un brigand, la terreur du pays, qui venait d’être rompu vif à Rouen. Par là, Mainot s’était attiré la haine de quelques mauvais sujets de l’endroit. Tiennot, croyant ou feignant de croire que c’étaient ces gens-là qui attaquaient son maître, courut à son secours, le trouva renversé par terre, et, voyant confusément deux hommes penchés sur lui, se persuada que c’étaient des malfaiteurs qui voulaient le dépouiller et le tuer. Il asséna un coup de bâton sur la tête d’un de ces deux hommes, sans le connaître. L’individu ainsi frappé tomba mort à l’instant. L’horreur du meurtre qu’il venait de commettre, quelques propos que tint le camarade de l’homicidé, les efforts qu’il faisait pour se saisir de lui, tout cela effraya Tiennot-Lacroix, ou l’éclaira sur ce qu’il venait de faire. Il s’enfuit à travers les bois de Biessard et de Sahurs, et se rendit à la Bouille, puis alla se réfugier dans une abbaye d’où il ne sortit que pour venir solliciter le privilége de saint Romain. Cet homme qu’il avait tué, le prenant, disait-il, pour un voleur, était un nommé Pierre Rocque, brigadier dans les fermes, employé au poste du Val-de-la-Haie. Nul doute que ce brigadier, qui avait entendu Mainot appeler son bateau, ne fût venu là le voir débarquer, et épier si, à la faveur de l’obscurité de la nuit, il ne passait point quelque marchandise en fraude. Mainot alla, le lendemain, à Rouen, comme s’il ne se fût passé rien la nuit ; et ce fut à Rouen (dit-il) qu’il apprit que c’était à des commis des fermes qu’il avait eu affaire, et que Pierre Rocque, brigadier, avait été tué. Averti que la juridiction du grenier à sel de Rouen instruisait contre lui et contre Tiennot-Lacroix, il s’enfuit en Angleterre, d’où il revint bientôt en France, et vécut caché à Paris, où il fit solliciter sa grâce du roi, sans pouvoir l’obtenir. Mais des protecteurs puissans veillaient pour lui ; on avait intéressé en sa faveur la princesse douairière de Lamballe, qui disposa le chapitre et le parlement à lui accorder le privilége de la fierte. Sur cet espoir, Tiehnot-Lacroix, son complice, alla se constituer volontairement prisonnier, et c’était un bruit commun dans la ville que Mainot et Lacroix seraient élus par le chapitre. Mais la cour des Aides crut avoir enfin trouvé l’occasion, si impatiemment attendue, d’exercer le droit, dès long-tems envié par elle, de délibérer elle-même sur l’élection des prisonniers accusés de crimes de sa compétence. Le 9 mai, le procureur-général à la chambre des comptes (cour des Aides) remontra à cette compagnie que ce ne pourrait être sans porter atteinte aux droits essentiels de la chambre des comptes, que Mainot et Lacroix iraient, s’ils étaient élus par le chapitre, se présenter ailleurs que devant cette cour, pour être admis à la grâce du privilége. Elle seule était compétente de les juger souverainement, de prononcer sur leur absolution, et d’entériner le titre, quel qu’il fût, en vertu duquel ils pourraient obtenir la décharge des poursuites commencées contre eux par les officiers de son ressort. L’ordonnance de 1670 voulait que les lettres de rémission fussent adressées aux cours, chacune suivant sa juridiction et la qualité de la matière. L’ordonnance de 1737 voulait qu’un procès évoqué ne pût être renvoyé d’un parlement qu’à un autre parlement, d’une cour des Aides qu’à une cour des Aides ; d’où résultait une attribution privative, déterminée par la nature de l’affaire. Les rois avaient ainsi tracé, entre les compétences des cours respectives, une ligne qui ne devait être franchie dans aucun cas. Les rois, en confirmant le privilège de saint Romain, n’avaient point dérogé à ces règles, n’avaient point entendu intervertir l’ordre sacré des tribunaux. Le parlement pouvait à la vérité, en vertu de ce privilége, absoudre tout sujet français d’un crime qui n’avait point été commis dans l’étendue de son ressort ; mais cette extension du privilège se conciliait avec l’ordre des tribunaux, considéré selon la qualité des matières qui leur étaient attribuées, eu égard à la police générale du royaume ; cette extension ne pouvait avoir lieu pour des cas d’exception déterminés par les ordonnances, et particulièrement par celles sur le fait des impôts et des fermes. Un autre tribunal avait seul le droit de représenter le roi ou dans l’exercice redoutable de sa justice, ou dans l’application des grâces et rémissions émanées de sa bonté. Le parlement ne pouvait appliquer légalement le privilége de saint Romain à des particuliers prévenus d’un crime dont la nature les rendait justiciables d’un tribunal d’exception. Si le chapitre de Rouen désirait que l’exercice de ce privilége fût accordé, cette année, à Mainot, à sa femme et a Lacroix, il devait les présenter à la chambre des comptes (cour des Aides).
Et comme on n’allait pas manquer de demander à la chambre des comptes comment elle pouvait prétendre à délibérer sur l’élection d’un prisonnier, elle qui, depuis un siècle environ, ne voulait seulement pas permettre aux députés du chapitre devenir devant elle insinuer, tous les ans, leur privilège ; le procureur-général, allant au devant de l’objection, déclarait que si la chambre des comptes refusait de recevoir l’insinuation, c’était parce que cette insinuation n’était pas faite d’une manière convenable à sa dignité. Mais, pour cela, on ne devait pas prétendre la dépouiller, en transportant à un autre tribunal que le sien une attribution et un exercice d’autorité qui n’appartenaient qu’à elle. Tous les ans, le chapitre reconnaissait la compétence de la cour des Aides, relativement au privilége, le cas échéant, en venant y demander l’insinuation du privilége. Pouvait-il, aujourd’hui, méconnaître ce même droit et cette même compétence, en cherchant à lui soustraire des justiciables qu’elle seule avait le droit de condamner ou d’absoudre ? Tous particuliers prévenus de crimes dont la compétence appartenait à la cour des Aides, ne pouvaient présenter les lettres de grâce, de rémission ou d’abolition qu’ils avaient obtenues, ailleurs qu’en la cour dont ils étaient justiciables ; de même ils ne pouvaient être présentés ailleurs que devant cette même cour pour demander à être jugés susceptibles de jouir du privilége de saint Romain. Elle seule était compétente pour entériner lesdites lettres, et pour appliquer, en ce cas, la grâce du privilége, à peine de nullité de tout ce qui pourrait être fait au préjudice de l’arrêt à intervenir.
L’arrêt de la cour des Aides fut conforme à ces conclusions. Elle posa en principe que tous particuliers prévenus de crimes dont la compétence lui appartenait, ne pouvaient présenter qu’à elle seule les lettres de grâce, de rémission ou d’abolition, qui leur étaient accordées ; que, de même, ils ne pouvaient se présenter ailleurs que devant elle pour y être jugés et reconnus susceptibles du privilége de saint Romain, cette cour étant seule compétente d’entériner lesdites lettres, et d’appliquer, en ce cas, la grâce du privilége, à peine de nullité de tout ce qui pourrait être fait contre cet arrêt. Il fut décidé que le procès serait continué, et le jugement définitif prononcé ; qu’à cette fin, la résolution de la cour des Aides serait signifiée au chapitre de Rouen.
Mais, le jour même où cet arrêt était prononcé, le procureur-général du roi près le parlement intimait au greffier du grenier à sel l’ordre de lui envoyer le procès de Mainot et Lacroix. Deux jours après, deux huissiers conduisirent cet officier à l’hôtel du premier président. Le parlement, convoqué sur l’heure, rendit un arrêt qui enjoignait au greffier du grenier à sel de lui envoyer sans délai le procès de Mainot, et ordonnait qu’il y serait contraint par corps et qu’il resterait à la garde des huissiers jusqu’à ce qu’il y eût satisfait. Le greffier ne crut pas devoir résister plus long-tems, et, le même jour, il apporta et déposa sur le bureau de la grand’chambre, non les minutes du procès de Mainot, car la cour des Aides s’en était saisie et les cachait, mais les grosses de ce procès ; le greffier les parapha, après quoi elles furent déposées au greffe du parlement. Le mécontentement de la chambre des comptes est facile à imaginer. « Si la cour des comptes, aides et finances doit (disait-elle) s’assurer une compétence légitime, elle se doit encore plus à elle-même de s’interdire ces expédients irréguliers et ces procédés attentatoires à l’autorité respective des cours. Elle ne connaît, jusqu’à présent, aucune loi qui soit appliquable aux dispositions des arrêts rendus le 11 mai, par le parlement. Il est difficile de présumer favorablement des droits prétendus par cette compagnie, d’après les voies de fait qu’elle a cru nécessaires pour les pouvoir exercer. Des ordres donnés à un greffier, dont le dépôt est indépendant de son pouvoir, parce qu’il est étranger à son ressort, une contrainte qui lui a donné lieu de paraître intimidé et de manquer à ses devoirs ; une entreprise sur les droits et l’autorité d’une autre cour, aussi surprenante dans ses effets qu’abusive dans son principe, sont des moyens inusités qui ont dû répugner autant à la délicatesse et à la dignité du parlement, qu’ils sont contraires aux formes légales. D’ailleurs, ces faits ne pouvant être conciliés avec la modération ordinaire et l’attachement aux règles, qui caractérisent les écrits et les autres actes émanés de ce tribunal, il est probable qu’il n’y donnera aucune suite. » En conséquence, la cour des comptes, aides et finances, sans s’arrêter à ces décisions du parlement, réitéra ses défenses aux chanoines de Rouen, de présenter ailleurs que devant elle, pour jouir du privilége de saint Romain, tous particuliers prévenus de crimes dont la compétence lui appartenait. Par ordre de cette cour, et en vertu du même arrêt, les gens du roi près la chambre des comptes se transportèrent au Palais, pour réclamer la restitution des pièces exigées forcément du greffier du grenier à sel, et déclarer, en cas de refus, que la chambre des comptes entendait en demander raison et réparation. Mais ces magistrats ne trouvèrent pas le parlement en défaut, comme ils l’avaient espéré. Incertain du succès qu’auraient auprès du greffier du grenier à sel les injonctions qui lui avaient été faites, et les menaces qui les appuyaient, le parlement s’était adressé à M. De Miromesnil, garde-des-sceaux. Ce ministre, toujours favorable à une compagnie dont il avait été le chef et qui lui était dévouée, s’était empressé de faire, auprès du roi, une démarche dont le succès avait été complet. Le 12 mai, le conseil, présidé par Louis XVI, « considérant que l’arrêt rendu le neuf du même mois, par la chambre des comptes de Rouen, faisait naître une question de compétence entre son parlement de Rouen et la chambre des comptes de la même ville, relativement au privilége de saint Romain ; que sa majesté seule était en droit de prononcer sur cette question, et qu’il était de sa justice de ne le faire que sur les mémoires et pièces qui lui seraient envoyés par ses procureurs-généraux ès-dites cours ; mais qu’il était également de sa justice et de sa bonté de ne pas suspendre l’exercice du privilége de saint Romain, ni de priver de cette grâce ceux qui seraient en état d’y recourir », avait prononcé que, par provision, et sans préjudicier aux droits des deux cours, les grosses et expéditions du procès criminel instruit par les officiers du grenier à sel de Rouen contre les nommés Mainot et complices, seraient portées sans délai au greffe du parlement de Rouen par le greffier du grenier à sel, à l’effet, par ledit parlement, de juger si Mainot et ses complices devaient jouir du privilége de saint Romain, dans le cas où ils seraient élus par le chapitre, sauf au roi à prononcer définitivement sur la question débattue entre le parlement et la cour des Aides, lorsque les procureurs-généraux près ces deux cours lui auraient envoyé les mémoires et pièces à la faveur desquels ils prétendaient établir la compétence de leurs compagnies respectives, pour le jugement du prisonnier appelé par le chapitre à jouir du privilége de saint Romain. Cet arrêt avait été envoyé à Rouen, en toute hâte ; lorsque les gens du roi près la chambre des comptes vinrent au parlement faire leurs réclamations, on leur ferma la bouche, en leur montrant la décision du conseil.
Cependant Mainot, caché à Paris, fut averti, le mercredi des Rogations seulement, que l’on postulait vivement pour lui le privilége, que Lacroix son domestique s’était constitué prisonnier, qu’ils avaient l’un et l’autre les plus grandes chances de succès, mais qu’il devait se rendre à Rouen, en toute hâte. Il partit en poste, voyagea toute la nuit, et arriva à Rouen, le jeudi, jour de l’Ascension, au matin. Il n’avait garde d’aller se constituer prisonnier à la conciergerie de la cour des Aides ; il se fit écrouer dans les prisons de la cour ecclésiastique. Immédiatement, les députés du chapitre vinrent l’interroger. Lui et Lacroix furent élus, à l’unanimité, par le chapitre, et délivrés par le parlement ; ils levèrent la fierte. M. De Belbeuf, procureur-général, qui porta la parole au parlement, lors de la délibération du cartel, ne manqua pas de faire allusion à la prétention qu’avait élevée la cour des Aides. Promenant ses regards dans cette belle salle dorée, si pompeusement décorée, si magnifique alors, où le parlement était en séance, pressé de tous côtés par un public nombreux et choisi : « Sanctuaire auguste des lois, s’écria-t-il, vous, où, privativement à toutes les autres cours et justices royales, tant d’hommes, honteux de la violence de leurs passions et tremblants, se sont prosternés aux pieds des magistrats, vous pouvez compter par siècles les dates de cette possession immémoriale dans tous les âges. Là, le glaive de la loi, suspendu sur des têtes criminelles, a été arrêté par le bienfait du privilége de saint Romain. » Ces allusions n’étaient point perdues pour l’auditoire, et ajoutaient quelque chose de piquant à une solennité si belle et si intéressante en elle-même.
L’arrêt rendu, le 12 mai, par le conseil, avait comblé de joie le chapitre de Rouen. Cette compagnie s’empressa de remercier M. De Miromesnil d’avoir contribué à lui obtenir un arrêt « qui lui procuroit, de la part du roi Louis XVI, une reconnoissance authentique du privilége de saint Romain, si précieux à l’église de Rouen et à toute la province. »
En 1779, la fierte fut levée par Claude Boinet, que Louis-François-Xavier, comte de Provence, Monsieur, frère du roi Louis XVI, avait recommandé, dès l’année précédente. Mais on lui avait alors préféré le chevalier de Varice.
En 1780, elle fut accordée à Prosper-Honoré Le Chevalier, sieur des Ifs, brigadier au régiment des cuirassiers du roi, pour un meurtre commis à l’âge de seize ou dix-sept ans. En août 1760, sortant du collége et étant en vacances chez son père, gentilhomme âgé de soixante-dix ans, il avait vu, un dimanche, ce vieillard rentrer chez lui en pleurs, se plaignant d’un dragon de la reine, nommé Martel, qui, le voyant sans armes, l’avait menacé, le sabre à la main, et lui avait fait affront à l’issue de la messe, en présence de tous les habitans qui sortaient de l’église. Ce soldat poursuivait et insultait, depuis long-tems, le sieur Des Ifs père, qui, disait-il, l’avait dénoncé aux moines du Bec, comme ayant tué leurs pigeons et leurs volailles. A la vue d’un vieillard, d’un père en pleurs et qui venait d’être lâchement outragé, le jeune Des Ifs avait été si violemment ému, que le sang lui avait coulé abondamment par le nez et par la bouche. Transporté de colère, il s’était saisi d’un couteau de chasse, et avait couru chez Martel. Ce dernier avait voulu lui fermer sa porte ; mais Des Ifs, plus prompt que l’éclair, était entré, s’était jeté sur lui, et lui avait porté un coup de son couteau de chasse, dont il était mort peu de jours après. Le jeune Des Ifs, obligé de fuir le pays, avait pris du service dans les cuirassiers du roi, et s’était acquis, par sa bonne conduite, l’estime de tous les officiers supérieurs de ce corps ; on voulut même l’élever au grade d’officier ; mais, pour cela, il fallait qu’il ne fût plus sous le poids de la procédure criminelle qui avait été dirigée contre lui, à raison du meurtre de Martel. Il vint donc à Rouen, en 1780, c’est-à-dire vingt ans après ce meurtre, solliciter la fierte, appuyé de la recommandation de Louis-Philippe-Joseph D’Orléans, duc de Chartres, père de Louis-Philippe, aujourd’hui roi des Français. Il fut délivré au chapitre. Plus de deux siècles avant, (en 1570) un Le Chevalier, sieur des Ifs, avait aussi levé la fierte ; sans aucun doute, ces deux individus, favorisés l’un et l’autre par le chapitre de Rouen, à un si long intervalle, appartenaient à la même famille.
En 1781, la fierte fut levée par Pierre Moignet, du Mesnil-Hubert, près Bayeux, recommandé, depuis trois ans, par Louis-Philippe, duc d’Orléans, aïeul du roi des Français. Ce Pierre Moignet était un marchand de bœufs ; chassant avec plusieurs de ses amis sur les terres du marquis de Vassy, il fut rencontré par un garde qui le somma de rendre son fusil ; il résista ; le garde et lui tirèrent l’un sur l’autre ; le garde, nommé Georges Royer, mourut du coup de fusil que lui tira Moignet.
En 1787, la chambre des comptes avait dans sa conciergerie un prisonnier qui semblait pouvoir être élu par le chapitre pour lever la fierte, cette année. Dans cette prévision, et craignant que, comme en 1776, le parlement n’élevât la prétention de délibérer sur le sort d’un prisonnier dont le délit ne dépendait pas de sa compétence, elle s’occupa, dès trois semaines avant l’Ascension, des moyens de conserver le droit qu’elle s’imaginait avoir, de délivrer ou de refuser, seule, aux chanoines, les prisonniers détenus dans sa conciergerie pour des crimes dont la connaissance lui était attribuée. Elle s’assembla plusieurs fois pour délibérer sur cet objet. M. Huger, conseiller, maître des comptes, nommé commissaire, lui lut un mémoire détaillé où il cherchait à établir qua la chambre des comptes seule appartenait le droit de délibérer sur l’élection d’individus détenus pour crimes de sa compétence[28]. M. Huger ne se renfermait pas étroitement dans la question principale qu’il avait entrepris d’éclairer. Ce travail offre des faits, des particularités, des réflexions dignes d’être conservés et qui ont été rapportés dans cette histoire, aux places que leur assignait ou leur nature, ou leur date. Au reste, toutes ces délibérations de la chambre des comptes restèrent sans résultat, car, en 1787, le chapitre ne fit aucun choix. Le jeudi 17 mai, jour de l’Ascension, le parlement étant assemblé, en robes rouges, dans la chambre-dorée, le chapelain de Saint-Romain remit au président Bigot, qui tenait l’audience, un cartel ainsi conçu ; « L’an 1787, ce jourd’hui 17 mai, feste de l’Ascension, le chapitre étant assemblé, à l’heure ordinaire, pour procéder à l’élection d’un prisonnier à l’effet de jouir du privilége de saint Romain, après avoir entendu le rapport des commissaires des prisons, et vu les procès verbaux par eux dressés, n’a point fait d’élection. »
Le Journal de Normandie se récria fort, sur ce fait vraiment extraordinaire. « Si la connoissance d’une si belle prérogative étoit plus répandue (dit le rédacteur), nous sommes persuadés que le chapitre n'auroit jamais que l’embarras du choix. Pour contribuer, autant qu’il est en nous, ajoutait-il, à donner de la publicité à un privilége cher à la province et qui peut s’étendre à tout le royaume, nous nous engageons à annoncer, chaque année, le jour auquel le chapitre va, par députés, à la grand’chambre du parlement, faire l’insinuation de son privilége[29]. »
Cet engagement fut rempli dès l’année suivante. Dans son numéro du 19 avril 1788, le journaliste « engageoit les rédacteurs des feuilles périodiques de Paris et des provinces à faire connoître sans délai, par la voie de leurs journaux, la prérogative attachée à la métropole de Rouen. »
En 1789, la fierte fut accordée à François Lefebvre, âgé de soixante-dix ans, et à son fils, l’un et l’autre de la paroisse de Campigny, dans le diocèse de Bayeux. Une querelle, dont on ne voit pas les motifs, s’étant élevée entre Lefebvre père et un nommé Castel, sur le chemin de Bayeux à la mine de Litry, Lefebvre père fut terrassé ; le fils Lefebvre, voyant son père dans cet état, s’élança sur Castel, et le tua « avec un ferrement perçant et coupant », dont il lui donna trois coups. Le chapitre vint bien à propos au secours de ces deux malheureux ; car le roi Louis XVI, qui avait écrit, le 18 janvier 1789, une lettre close au parlement, pour lui ordonner de surseoir, jusqu’à nouvel ordre, au prononcé et à l’exécution de l’arrêt qui pourrait intervenir contre eux, avait, le 19 mars suivant, écrit à cette compagnie que, nonobstant les précédens ordres qui lui avaient été adressés, elle pouvait laisser exécuter les condamnations prononcées contre ces individus. Or, dans l’intervalle, ils avaient été condamnés à mort ; la fierte les sauva. Cette même année, parut le dernier ouvrage qui ait été écrit sur le privilége de saint Romain. Un anglais, sir Edouard, baronnet, qui se trouvait à Rouen, le 21 mai, jour de l’Ascension, et qui y vit la procession de la fierte, frappé de l’éclat et de la singularité de cette cérémonie, s’empressa de faire, dans les bibliothèques et archives de la ville, des recherches sur un privilége si remarquable. Dès le mois de juin, il publia à Rouen le résultat de ses recherches, sous le titre de « Lettre au révérend docteur William-Samuel Brigs, à l’occasion du privilége de saint Romain, dit la gargouille ou la fierte, dont le chapitre de la cathédrale de Rouen a fait jouir un meurtrier et son complice, le 21 de mai, jour de l’Ascension de cette année. » Cette brochure qui se ressent de l’extrême précipitation avec laquelle elle fut écrite, offre, au milieu de beaucoup d’inexactitudes, quelques documens sur les différences qui existaient entre le cérémonial suivi alors pour la fierte, et l’ancien cérémonial, auquel on avait dérogé en plusieurs points. Ce livre, devançant de si peu de mois la suppression d’un usage si singulier, et en fixant, avec quelque exactitude, le dernier état, semble, aujourd’hui, avoir été suggéré à l’auteur par un vague pressentiment de l’extinction prochaine du privilége de la fierte ; et il est comme le dernier souvenir d’un usage qui avait existé pendant tant de siècles, et long-tems avec tant d’éclat.
Deux mois après (le 4 août 1789) l’assemblée nationale abolissait sans retour tous les priviléges particuliers des provinces, principautés, pays, cantons, villes et communautés d’habitans, soit pécuniaires, soit de toute autre nature, il ordonnait que ces priviléges demeureraient confondus dans le droit commun de tous les Français. Les priviléges des églises étaient compris, au moins implicitement, dans les priviléges des villes et des provinces, abolis par la loi que nous venons de citer.
Toutefois, en 1790, le chapitre, se regardant toujours comme en possession de son droit, élut Nicolas Béhérie et Marie-Anne Pinel, sa femme, accusés d’avoir, le 22 octobre 1788, tué, de complicité, un sieur Buquet ; et il ne paraît pas qu’aucune réclamation se soit élevée contre ce dernier acte d’un pouvoir expirant. Mais, en 1791, les choses avaient bien changé de face. Il n’y avait plus ni archevêché, ni chapitre. Le bon et bienfaisant cardinal de La Rochefoucauld, dont le diocèse de Rouen révère et chérit la mémoire, était en exil ou en fuite. Un évêque métropolitain et un conseil épiscopal, composé de deux ou trois grands-vicaires, avaient remplacé l’archevêque et les cinquante membres du chapitre de la cathédrale. Quelque tems avant l’Ascension, les premiers magistrats de la ville se demandèrent si le privilége serait appliqué cette année, et même si ce privilége existait encore. M. Boullenger, précédemment lieutenant-général au bailliage de Rouen, alors président du tribunal du district, écrivit, au nom de sa compagnie, à M. Charrier de la Roche, évêque métropolitain de Rouen, pour pressentir ses intentions à cet égard. Le prélat, après s’être consulté avec son conseil épiscopal, adressa à M. le président Boullenger, dans le courant du mois de mai, une réponse que nous allons reproduire ici en entier, avec les lettres qui suivirent. Ces derniers actes, où est discuté le sort du privilége de saint Romain, et où s’agite, à son égard, la question de vie ou de mort, sont trop importans pour ne pas figurer, entiers, dans le texte même de l’histoire du privilége. Voici cette lettre adressée à Messieurs les juges du tribunal de Rouen, dans la personne de M. Boullenger, leur président, magistrat dont Rouen n’a point oublié l’honorable caractère, le mérite éminent et le zèle vraiment infatigable.
» J’ai examiné avec attention l’intérêt que je pourrois avoir, comme chef de l’église de Rouen, à la conservation de l’usage ancien où le chapitre de cette métropole s’étoit maintenu, jusqu’à présent, de délivrer un criminel, tous les ans, à la fête de l’Ascension, et voici ce que j’en pense :
» D’abord, il ne peut plus être question de privilége, puisqu’ils sont tous abolis, et moins encore de la part du chapitre de cette église, qui n’existe plus, suivant la loi constitutionnelle de l’état. Néantmoins, je ne regarde pas cet usage comme un privilége, mais comme un acte de miséricorde réclamé au nom de la religion, toujours bien placé dans le zèle et dans la bouche de ses ministres ; et c’est un hommage rendu à cette même vertu par la piété des magistrats, qui ne croient pas manquer à la rigueur de la justice par cet acte de clémence en faveur d’un malheureux. À ce double titre, et à ce titre seul, je désire de multiplier les occasions de faire éclater le plus doux des sentimens qui soit dans mon cœur, et n’est point incompatible avec la sévérité de la loi dont vous êtes l’organe. L’usage en question est très-ancien dans cette ville ; il y date de plusieurs siècles. Le peuple en a toujours été jaloux, et seroit affecté, peut-être, de le voir détruire en ce moment où il seconde si bien, par sa soumission à la loi, l’affermissement de la liberté. Le succès de mon ministère peut y trouver quelqu’avantage, dans un temps surtout où les liens de la religion, affoiblis, ont besoin d’être resserrés par ce témoignage de respect particulier pour elle ; et ce que la vindicte publique y perdroit pour l’exemple, elle peut le regagner facilement par la reconnoissance. Je désire donc, d’après ces motifs, qu’il seroit facile de développer davantage, de conserver un usage aussi respectable que touchant, non comme un droit que je puisse prétendre, mais comme un tribut payé par la loi même à la douceur de la religion.
» Cependant, Monsieur, comme je suis bien éloigné de solliciter indiscrètement quelque chose qui pût être contraire à l’ordre public, ou altérer en rien la loi constitutionnelle de l’état, si le tribunal, au nom duquel vous demandez à connoître mes intentions, ne croyoit pas pouvoir prendre sur lui la délibération formelle que je désire, il seroit facile d’en référer à l’assemblée nationale, qui nous éclairciroit réciproquement sur la possibilité ou les inconvénients de la grâce dont je serois affligé, de voir prononcer la suppression, précisément à l’époque de mon administration ; et j'attendrois sa décision avec d’autant plus de confiance, qu’elle a donné, plus d’une fois, et par les mêmes vues qui m’animent, et dans des circonstances encore plus difficiles, l’exemple de l’indulgence que je réclame, sans porter atteinte à l’autorité des loix que nous devons à sa sagesse.
» J’ai communiqué ces réflexions à mon conseil épiscopal. Il en a goûté les principes, et les a unanimement adoptées.
Bientôt ce prélat adressa au même tribunal une seconde lettre ainsi conçue :
» Je crois être assuré que je serai incessamment requis de réclamer la continuation de l’usage connu dans cette ville sous le nom de la fierte, auquel le peuple paroît être singulièrement attaché. Si la réquisition m’en est faite, je serois embarrassé pour répondre, et ne voulant rien faire que de concert avec le tribunal, et qui ne soit marqué au coin de la prudence, pour ménager tous les intérêts, j’ose vous demander quelle conduite je dois tenir alors, et ce que les magistrats de la ville pensent des réflexions que je vous ai présentées, lorsque vous m’avez écrit en leur nom sur cet objet. Je pense également qu’il seroit convenable d’en conférer avec les différents corps administratifs, pour qu’une résolution unanime en soit le fruit. Je désire bien ardemment que, par les différents motifs que j’ai déjà développés, et pour donner cette marque d’intérêt au peuple, qui tient infiniment à une cérémonie qui ne peut être un privilége que pour lui, que nous lui en fassions ressentir les effets par provision pour cette année, en y mettant les formes que l’on jugera nécessaires, sans s’attacher aux anciennes, que je crois incompatibles avec le nouvel ordre de choses ; sauf à voir, ensuite, si pour l’avenir cet acte de miséricorde sera compatible avec les jugemens par jurés.
» Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Les membres du tribunal du district ne crurent pas devoir prendre sur eux de trancher cette question, que, dans les circonstances surtout, il ne leur appartenait point de résoudre. Ils en référèrent au ministre de la justice, en lui exprimant le plus vif désir de voir conserver à la Normandie un privilége depuis si long-tems cher à ses habitans. Et comme le concours des officiers de l’Hôtel-de-Ville de Rouen ne pouvait qu’augmenter les chances de succès de la démarche qu’ils tentaient en faveur du privilége de la fierte, ils écrivirent, le 8 mai, à messieurs les maire et officiers municipaux de cette ville, la lettre qui suit :
» Nous avons reçu deux lettres de M. l’évêque metropolitain de Rouen, qui nous prévient qu’il doit être, incessamment, requis de réclamer la continuation de l’usage connu sous le nom de la fierte, et qui nous consulte sur la conduite à tenir.
» Cet usage, qui consiste à délivrer tous les ans, le jour de l’Ascension, un meurtrier presque toujours involontaire, et qui peut être choisi parmi tous les Français régnicoles constitués prisonniers forcément ou volontairement, et dans l’exercice duquel l’église métropolitaine et les juridictions de la ville de Rouen ont été confirmées et se sont conservées depuis un temps immémorial jusques à présent, peut-il et doit-il être exercé cette année ? Les loix constitutionnelles de l’état n’y mettent-elles aucun empêchement ? Nous n’avons point cru devoir prendre sur nous de décider ces questions ; et nous avons arrêté de consulter monsieur le ministre de la justice.
» Nous avons cru qu’il étoit utile de vous faire part en même temps de notre démarche et des lettres que M. l’évêque nous a écrites ; nous vous prions de prendre en considération les réflexions qu’elles contiennent, et de les appuyer, si vous le jugez à propos, auprès de nos représentants à l’assemblée nationale, de tout l’intérêt qui en peut résulter à l’avantage de la religion, de notre ville, et du sort de malheureux presque toujours excusables, parce qu’ils ont commis le crime involontairement.
» Les juges du tribunal du district de Rouen :
» Boullenger, président, Frémont, Turgis, Avenel, Morel, Leclerc, Sacquépée[30] »
Mais le sort du privilége de saint Romain avait été mis à la disposition du ministre Duport, l’ennemi le plus déclaré de tout ce qui sentait le privilége ; et quand bien même ce ministre eût été dans d’autres sentimens, ni les idées, ni les lois du tems ne se prêtaient à la conservation de la prérogative du chapitre de Rouen. L’arrêt fatal fut prononcé, et Duport le notifia au tribunal du district, par une lettre, jusqu’à présent inédite[31], que nous allons reproduire aussi tout entière, parce qu’elle est le dernier acte officiel qui se rapporte au privilége de la fierte, et parce qu’elle nous paraît l’heureuse et fidèle expression des sentimens et des principes de l’époque où elle fut écrite.
» A MM. les juges du tribunal du district de Rouen.
» J’ai reçu avec votre lettre, Messieurs, copie de celles qui vous ont été écrites par M. l’évêque métropolitain de Rouen, sur la question de savoir si, cette année, l’usage de la fierte serait conservé. Le comité de législation criminelle m’a également renvoyé la lettre que le directoire de votre département a cru devoir adresser à l’assemblée nationale sur le même objet.
» L’usage de la fierte, vous ne pouvez vous le dissimuler, tient à un privilége, et sous ce point de vue son existence est illégale et inconstitutionnelle : illégale, car il n’est plus de privilége aux yeux de la loi ; inconstitutionnelle, car l’exercice de celui-ci suppose un pouvoir qui ne peut jamais résider dans la main d’un particulier ou d’une commune, celui d’enchaîner l’exécution de la loi qui demande la punition d’un coupable.
» Ce privilége est donc du nombre de ces droits dont la suppression est une suite non moins immédiate qu’évidente de nos nouvelles lois. Non seulement il est enveloppé dans la suppression générale, mais il a encore été détruit particulièrement dans le fait. Il appartenait au chapitre de Rouen et à son prélat, mais cet archevêché et ce chapitre n’existent plus ; avec eux s’est anéanti ce prétendu droit, et M. l’évêque du département de la Seine-Inférieure et son conseil épiscopal, qui lui succèdent, mais qui ne le remplacent pas, ne songent pas sans doute à revendiquer cette prérogative.
» L’abolition de l’usage de la fierte ne peut exciter parmi le peuple nulle espèce de regrets. Cette abolition est l’effet nécessaire d’une constitution qu’il chérit. Sans doute c’est un spectacle douloureux pour l’humanité, que celui d’un homme expiant son crime sous le glaive des lois ; mais est-ce une jouissance pour des hommes libres, pour des hommes qui savent que l’édifice de la société repose essentiellement sur l’exécution des lois, de voir un meurtrier impuni rentrer dans le sein de la société dont son crime l’avait rejeté ?
» Je connais tous les vices de notre législation criminelle ; ses vices ne sauraient légitimer l’usage de la fierte, qui ne peut pas même en être regardé comme le palliatif. Mais il est, contre la rigueur de notre code pénal, un meilleur remède ; c’est, Messieurs, la clémence du roi. Vous savez que l’amour qui l’unit à son peuple le porte à devancer toujours les décrets bienfaisans que l’assemblée nationale nous prépare. S’il est dans vos prisons quelque condamné qui ait à se plaindre de la sévérité des dispositions de nos lois criminelles, vous pouvez m’adresser la procédure et les motifs militant en sa faveur, je les mettrai sous les yeux de Sa Majesté, et ce sera pour son cœur paternel une véritable jouissance de pouvoir accorder à ce malheureux la rémission de sa peine, si le cas est graciable, ou un adoucissement à sa punition, si elle est disproportionnée au délit[32].
Il n’y avait point de recours possible contre cette décision du ministre, si conforme aux lois et à l’esprit du tems. Il fallut se soumettre et renoncer à cette belle prérogative que les rois avaient souvent regardée d’un œil jaloux. En 1791, pour la première fois depuis sept siècles, la fête de l’Ascension, à Rouen, n’offrit rien qui la distinguât des autres grandes solennités du christianisme. En se rappelant combien, l’année précédente encore, il y avait eu ce jour-là, dans Rouen, de concours, d’empressement et de cris joyeux, il semblait que maintenant la ville était déserte. En voyant le Palais silencieux, la place de la Vieille-Tour solitaire, la Vicomte de l’eau fermée, et toutes les prisons bien closes garder impitoyablement leur proie, les vieillards, qui ne renoncent pas facilement aux anciennes coutumes, ne pouvaient revenir de leur surprise, et regrettaient ces belles pompes qui avaient émerveillé leur jeunesse. Mais c’en était fait ; jamais, à pareil jour, les générations à venir ne devaient voir ce qu’avaient vu les générations passées.
Ainsi succomba un privilége qui, pendant sa longue durée, s’était vu en butte à tant d’attaques, et était sorti, mutilé mais vainqueur, de combats si fréquens et si animés.
Pendant son existence de six ou sept siècles, combien d’adversaires acharnés n’avaient rien épargné pour le détruire ! Les enfans dont le père avait été immolé sous leurs yeux ; la mère qui avait vu son fils unique la précéder dans la tombe ; la femme dont l’époux avait été lâchement assassiné et ravi à son amour ; des parens, des amis indignés étaient venus tour-à-tour pousser des cris de douleur et de vengeance contre des meurtriers audacieux, et contre un privilége qui acquérait l’impunité aux assassins d’êtres qui leur avaient été si chers. Des avocats de renom, un Bouthillier, un Sacy et beaucoup d’autres, avaient prêté à ces plaintes si légitimes le secours puissant de leur érudition et de leur éloquence. De graves défenseurs de la couronne, des ministres, La Moignon, Servin, Le Guesle, Foucault, Foullé, Laurent et Emeric Bigot, Boucherat, Pussort, et beaucoup d’autres, avaient tonné dans les parlemens et dans les conseils, contre un empiétement si monstrueux sur les prérogatives de l’autorité royale. De doctes écrivains, Arnisœus, Bodin, Pasquier, De Thou, les avaient appuyés de leurs écrits. Lors de la réunion de la Normandie à la France, lors de l’occupation des Anglais, les zélés ministres des nouveaux souverains avaient tenté de rendre à leurs maîtres ce fleuron détaché de la couronne. Tant d’efforts avaient bien pu aboutir à restreindre le privilége dans des bornes un peu plus étroites ; mais il existait toujours, unique, glorieux, désiré, imploré par les gentilshommes et les bourgeois, sollicité pour eux par des guerriers, par des princes du sang, des ministres, des rois, des reines, des évêques, des cardinaux, des souverains pontifes, et quelque fois, disons-le, par ces magistrats mêmes qui l’avaient attaqué avec tant de vigueur. Pour l’abattre, il ne fallait pas moins que ce torrent qui entraîna violemment dans son cours toutes les prérogatives de l’autel et du trône, et qui, plus tard, allait, devenu plus furieux encore, entraîner l’église et le trône à leur tour. En 1608, l’avocat Monstreuil, portant la parole au grand-conseil, avait dit ; « Le privilége de saint Romain demeurera tant que l’honneur de Dieu et de ses saincts, auquel il est attaché et joint inséparablement, trouvera place dedans le cœur des François, la plus pieuse et la plus dévote nation du monde[33]. Certes Monstreuil n’est pas pour nous un prophète ; mais en 1791, lorsque le privilége fut anéanti, la France était-elle bien loin de l’état où il avait prévu que ce privilége cesserait d’exister ; était-elle encore la plus pieuse et la plus dévote nation du monde, et n’entendions-nous pas, il y a peu d’instans, l’évêque métropolitain de Rouen se plaindre de ce que les liens de la religion étoient affaiblis, et dire qu’ils avoient besoin d’être resserrés par des témoignages de respect particulier pour l’église ?
Quoi qu’il en soit, la ville de Rouen, la Normandie tout entière, n’ont point perdu le souvenir de cet ancien privilége qui leur appartenait en propre, et dont le pareil ne se trouvait pas ailleurs. Beaucoup d’habitans de cette ville et de la province ont vu le prisonnier lever la fierte, et se rappellent toujours avec intérêt cette circonstance de leur vie. A la campagne, dans les longues veillées d’hiver, les anciens du foyer racontent qu’il y a bien longtems, par un beau jour de mai, ils allèrent à Rouen pour la grande fête de l’Ascension, et redisent à leurs enfans, à leurs petits-enfans émerveillés, les pompes et les solennités du jour du prisonnier. Mais, et à la ville et aux champs, à quarante-deux ans d’intervalle, tous ces récits sont vagues, imparfaits ; et souvent des auditeurs avides ont regretté qu’il n’existât pas quelque livre qui retraçât d’une manière complète l’histoire de cet usage aboli, et toutes les particularités d’une cérémonie dont il leur semblait qu’aucun détail ne pouvait être indifférent. Ce besoin, je l’éprouvai souvent moi-même, lorsque, tout jeune encore, j’interrogeais curieusement les beaux vitraux de nos églises, pages éclatantes, mais incomplètes, de ce drame plein d’intérêt. Ce désir n’ayant fait que croître, plus tard je me suis mis à l’œuvre. Les cartulaires, les vieux registres de l’ancien chapitre de Rouen, ceux du parlement de Normandie ; les statuts de confréries ; les annales de la Tournelle, celles de la Chambre-des-Comptes, du Bailliage, de l’Hôtel-de-Ville ; les vieilles chroniques, les manuscrits de la bibliothèque du roi, les anciens recueils de jurisprudence, ont passé sous mes yeux. J’ai écrit sous la dictée de ces témoins irrécusables. Puisse cette histoire, résumé fidèle de documens nombreux et presque tous inconnus jusqu’à ce jour, ne pas être sans intérêt pour mes compatriotes ! Puissent leurs suffrages m’encourager à entreprendre quelque travail plus important, plus digne de leur être offert !
POUR LE PRIVILÉGE DE SAINT ROMAIN.
LE jour de l’Ascension était, par excellence, le jour du prisonnier, le jour consacré aux solennités du privilége de saint Romain ; et, depuis l’aurore jusqu’à la nuit, il était rempli tout entier par le long et imposant cérémonial nécessaire pour l’application du privilége ; mais ce cérémonial était précédé et préparé par des solennités qui occupaient le chapitre, dès un mois avant la fête. Le privilége devait être notifié aux magistrats de Rouen, qui, à dater de l’instant où cette formalité était remplie, s’abstenaient, pendant trois semaines, de procéder contre les prévenus et de faire exécuter les condamnés. De plus, le chapitre voulait choisir, ou paraître choisir, pour lever la fierte, celui de tous les prisonniers qui était le plus digne de cette grâce. De là la nécessité d’aller dans les prisons interroger tous les détenus qu’elles renfermaient, et recevoir leurs aveux sur les crimes à raison desquels ils prétendaient à la fierte. Enfin, le lendemain de l’Ascension, le prisonnier délivré la veille venait au chapitre entendre une remontrance sévère et prêter des sermens solennels. Dans notre Description historique du cérémonial de la fierte, nous suivrons l’ordre qui nous est indiqué par cette progression, et nous parlerons d’abord des cérémonies qui précédaient l’Ascension ; ensuite, du cérémonial pratiqué le jour même de la fête, et enfin de celui qui était observé le lendemain.
Dès le lundi de Quasimodo, le chapitre assemblé avait désigné les quatre chanoines qui devaient aller, cette année-là, insinuer le privilége de saint Romain au parlement, à la cour des Aides et au bailliage. Le lundi après la troisième semaine qui suivait Pâques, dix-huit jours avant l’Ascension, à huit heures du matin, ces quatre chanoines députés se réunissaient dans la cathédrale avec les quatre chapelains qui devaient les accompagner, et le tabellion ou secrétaire du chapitre, qui était toujours prêtre. Les chanoines étaient revêtus de leurs surplis et avaient leurs aumusses. Après avoir fait leur prière à genoux devant le crucifix, ces ecclésiastiques sortaient de la cathédrale. L’huissier-messager du chapitre les précédait, revêtu d’une robe mi-partie de rouge et de violet, coiffé d’un bonnet carré, et portant une verge ou bâton d’argent.
Insinuer le privilége, c’était le signifier, le notifier aux tribunaux, le leur faire inscrire de nouveau dans leurs registres, et les avertir de n’y point attenter. Cet usage avait pu être introduit dans un tems où l’échiquier ne tenant à Rouen ses assises que par intervalles, était souvent composé d’officiers nouveaux, de commissaires délégués par le roi, uniquement pour une session. Il fallait bien que le chapitre fît connaître à ces magistrats le titre ou le droit en vertu duquel ses députés venaient suspendre l’action de la justice criminelle ; le titre en vertu duquel ils viendraient, trois semaines après, leur demander un prisonnier et le soustraire à une condamnation capitale encourue ou déjà prononcée. Alors, insinuer était enseigner, comme le veut Saumaise. L’échiquier de Normandie étant devenu stationnaire en 1499, sous Louis XII, et ayant reçu, en 1515, de François Ier. le titre de parlement, on aura continué de notifier le privilège à des corps qui le connaissaient déjà fort bien. Les députés du chapitre se rendaient au parlement « marchant par les rues deux à deux, avec toute décence et modestie. » Lorsqu’ils étaient dans le Palais, un huissier avertissait messieurs de la grand’chambre. Le premier président donnait l’ordre de les introduire. Ils entraient et saluaient le parlement. Alors, un des quatre chanoines parlait en ces termes : « Messieurs, nous sommes députés par les doyen, chanoines et chapitre de l’église métropolitaine et primatiale de Rouen, pour vous supplier d’avoir agréable de leur accorder acte de l’insinuation qu’ils font, en la cour, du privilége de saint Romain, qui est tel que nul prisonnier criminel étant ès-prisons du roy, en cette ville, qui pourra y être amené ou s’y rendre, ne sera transporté de lieu en autre, interrogé, questionné (mis à la question), molesté, jugé ou exécuté, en quelque manière que ce soit ou puisse être, jusqu’à ce que ledit privilége ait sorti son plein et entier effet. »
Au dix-huitième siècle, la formule était telle que nous venons de la rapporter, ou à peu près. Dans les siècles précédens, une formule dans le même sens était précédée d’une harangue « dans laquelle l’orateur s’efforçoit, par quelque beau discours, de monstrer la dextérité de son esprit. » Aussi, à cette époque, le chapitre confiait-il ordinairement cette mission « aux jeunes chanoines freschement retournez des universitéz[34]. » Et Dieu sait comme ces jeunes prêtres se donnaient carrière ! Dans leurs discours emphatiques et boursoufflés, saint Augustin et Plutarque, Platon et saint Ambroise, Lactance et Ficinus, Isocrate et saint Paul, Virgile et Tertullien, Aristote et saint Jérôme étaient cités tour-à-tour, et toujours avec assez peu d’à-propos. « Nos roys (disait, dans une de ces occasions, maître Séquart) ne sont pas comme les anciens princes ethniques (païens) qui faisoient des jeux pour remarquer ung acte signalé. Dagoubert n’a pas institué des jeux pour représenter le miracle de monsieur sainct Romain, ains (mais)ung acte remarquable par personnes ecclésiastiques, par lesquels sont recherchéz tous actes d’humanité et de miséricorde. » Cette comparaison entre nos rois et les ethniques avait été précédée des définitions de la justice, du droit, de l’humanité, de la religion et de la clémence. Une autre fois, un chanoine orateur disait « que les Romains avoient pendu leurs chiens pour n’avoir pas abboyé les ennemiz. » Puis, par une transition un peu brusque, il en venait ensuite au privilége de saint Romain. Plus tard, on décida que toutes ces harangues seraient supprimées ; que le chanoine le plus ancien porterait la parole et se contenterait de prononcer la formule d’insinuation. Ce laconisme n’était pas du goût de tous les membres du chapitre. En 1695, l’abbé D’Eudemare devait porter la parole au nom des chanoines nommés pour aller insinuer le privilége. L’abbé D’Eudemare était un écrivain, un savant ; nous lui devons plusieurs ouvrages ; ne voulant point, apparemment, laisser passer cette occasion de faire briller son esprit devant la première cour souveraine de la province, il représenta au chapitre, quelques jours avant l’insinuation, « qu’il seroit à propos de ne point s’en tenir au formulaire, et qu’il debvoit estre libre aux députéz d’estendre leurs discours, et user de telles paroles qu’ilz trouveroient estre plus convenables. » Si le chapitre voulait que l’on s’en tînt au formulaire, il demandait à être déchargé de la commission qui lui avait été donnée, d’aller insinuer le privilége et de porter la parole. Puis, voyant, à l’attitude de ses confrères, que sa prétention allait être écartée, il jeta brusquement le formulaire sur la table de pierre du chapitre, en disant : Messieurs, voilà vostre prescript ; et il se retira. Ces paroles assez vives, et plus encore le geste peu mesuré qui les avait accompagnées, indisposèrent le chapitre. Il fut arrêté que l’abbé D’Eudemare exécuterait la commission dont il avait été chargé, et se servirait des termes portés par le formulaire, sans y rien changer ni ajouter. On notifia cette ordonnance à l’abbé D’Eudemare ; après quoi le haut doyen l’exhorta à « faire ce qui estoit de son debvoir, et se porter au respect et obéissance qu’il debvoit au chapitre. » Mais le bon abbé était opiniâtre ; il déclara qu’il refusait la commission, et « qu’absolument il ne la pouvoit exécuter, attendu mesme qu’il estoit incommodé en sa santé » ; et il sortit. Choqué de cette brusque déclaration, le chapitre décida qu’il serait enjoint à l’abbé d’Eudemare d’exécuter la commission « à peine d’estre mis, pour l’espace de trois mois, en perte de toutes ses distributions de l’église, lesquelles seroient appliquées, moitié au bureau de l’Hôtel-Dieu, l’autre au Lieu-de-Santé. » On voulait le faire rentrer pour lui notifier cette décision ; mais on le chercha en vain. Par ordre du doyen, le messager se transporta à la maison de ce chanoine, pour lui faire commandement de venir présentement au chapitre. L’abbé d’Eudemare répondit « qu’il se trouvoit mal et ne pouvoit venir. » Le jour de l’insinuation, il refusa de se réunir à ses collègues chargés d’aller faire l’insinuation. A l’en croire « son apothicaire luy avoit baillé deux prises de julep cordial et réfrigérant composé suivant l’ordonnance du sieur Acosta, docteur en médecine » : bref, il ne pouvait sortir. Le chapitre pensa que c’était se purger à contretems, et, « pour la contumace et désobéissance du sieur D’Eudemare à son ordonnance, arrêta, conformément aux conclusions du promoteur, que toutes les distributions qu’iceluy sieur D’Eudemare gaigneroit en la dicte église, de ce jour à trois mois, seroient retenues par le receveur pour estre employées aux nécessités de l’Hôtel-Dieu et du Lieu-de-Santé. » Ainsi, l’abbé d Eudemare ne fit point de discours, et, de plus, il paya une assez grosse amende. Lorsque l’orateur du chapitre avait prononcé la formule, le procureur-général prenait la parole. Le plus fréquemment, c’était pour consentir purement et simplement que la cour donnât acte au chapitre de l’insinuation faite par ses députés. Toutefois, il n’était pas rare, surtout au XVIe. siècle, que l’homme du roi saisît cette occasion pour adresser aux chanoines députés quelques représentations sur le mauvais usage que le chapitre avait pu faire précédemment du privilége. Le 2 mai 1547, Laurent Bigot, premier avocat-général, insista sur la nécessité de mettre un terme aux abus qui se commettaient. « Le roy qui concéda ce privilége, n’a pas (dit-il) entendu extendre icelluy aux cas si horribles, détestables et inhumains dont estoient coulpables ceulx que messieurs du chapitre ont, par cy-devant, esleu, crimes pour les quelz, mesme le vendredy sainct, le roy ne vouldroit donner grâce et rémission. » Vingt-sept ans après (le 4 mai 1574), Emeric Bigot De Thibermesnil, fils et successeur de Laurent, disait aux députés du chapitre : « Ce privilège procède de la clémence et piété ; mais si vous esliséz des criminelz indignes, c’est cruaulté. »
Du tems des harangues, le président de l’échiquier, ou le bailli, répondait aux chanoines : « Nous avons ouy vostre requeste ; et, au plaisir de Dieu, nous ferons tant que l’église sera contente ; » (Registre du chapitre, année 1423.) ou ; « Les gens du roy nostre sire feront si bien, se Dieu plest, que le privilége de monsieur sainct Rommain sera gardé comme l’on a accoustumé. » (Registre du chapitre, année 1444) Plus tard, au parlement, après que le procureur-général avait donné ses conclusions, le premier président prononçait un arrêt par lequel la cour donnait acte au chapitre de l’insinuation faite par ses députés. Au xviiie siècle, l’arrêt était conçu en ces termes : « La cour, ouï le procureur-général, a accordé acte aux doyen, chanoines et chapitre de l’église métropolitaine et primatiale de Normandie, de l’insinuation par eux faite, à la cour, du privilége de saint Romain, pour par eux en jouir en la manière accoutumée, et conformément aux modifications portées par les édits et déclarations de Sa Majesté. » Immédiatement le premier président envoyait un commis-greffier annoncer à la Tournelle et aux autres chambres du parlement que le privilége était insinué.
Les députés du chapitre sortaient du palais et se rendaient à la cour des Aides et au bailliage où ils faisaient la même insinuation, mais dans des termes un peu différens. Au parlement ils avaient supplié ; à la cour des Aides ils priaient ; au bailliage ils disaient : « Nous venons insinuer », etc. Ces différences dans le formulaire déplaisaient fort aux deux compagnies. La cour des Aides voulait qu’on se servît pour elle du mot supplier ; en 1688, cette cour refusa formellement de recevoir l’insinuation jusqu’à ce qu’on l’en suppliât. Déjà elle avait avec le chapitre un procès de préséance pendant au conseil du roi. Ce tribunal eut à juger un nouveau procès, dont nous avons parlé ailleurs et qui ne fut jamais entièrement terminé. Dès-lors, le chapitre n’envoya plus à la cour des Aides ses députés, qui n’auraient pas manqué d’y essuyer des refus et peut-être des affronts. Il se contentait de faire signifier, par un huissier, au greffe de la cour des Aides, un acte du promoteur de l’officialité, où il était dit que « vu le refus fait par cette cour de vouloir recevoir l’insinuation du privilége de saint Romain, en la manière accoutumée, messieurs du chapitre déclaraient, pour la conservation de leurs droits (comme ils avoient fait les années précédentes), qu’ils insinuoient le privilége dans les termes dont ils s’étoient servis, de tout temps immémorial, lesquels étoient ainsi conçus, etc. (Suivait la formule où le mot supplier ne se trouvait pas, et que, par ce motif, la cour des Aides ne voulait plus entendre.) Au bailliage, les députés du chapitre ne prioient même pas ; ils se contentaient de dire : « Nous venons pour vous insinuer, etc. Il en résulta que cette juridiction eut aussi son procès, que nous avons rapporté ailleurs, procès intenté sous prétexte que l’huissier du chapitre était venu dans le prétoire du bailliage, portant la baguette haute, ce qui, au dire de messieurs du présidial, était « un attentat à la majesté royale. » La baguette haute pouvait bien ne point agréer à ces magistrats, quoiqu’on l’eut ainsi portée, de tems immémorial, dans leur prétoire ; mais, au fond, ce qui leur déplaisait le plus, c’était que, bien loin de les supplier de recevoir l’insinuation, on ne les en priait même pas : voilà ce qu’ils ne pouvaient supporter. Ce long débat se termina par une scène annuelle passablement bouffonne ; nous l’avons décrite dans l’histoire. Tous ces démêlés venaient de plus haut. La cour des Aides et le bailliage avaient toujours vu avec jalousie et dépit le parlement s’arroger le droit de délibérer seul sur le cartel du chapitre, et envoyer, le jour de l’ascension, chercher dans leurs prisons des détenus qui, à raison de la nature de leurs crimes, n’étaient point ses justiciables naturels. Ce rôle passif et subordonné, à l’égard de délits de leur compétence, leur paraissait humiliant ; ces deux compagnies eurent, à ce sujet, avec le parlement, des démêlés que nous avons fait connaître. En sortant du bailliage, les chanoines retournaient à Notre-Dame, et se rendaient à la salle capitulaire, où le chapitre était assemblé, attendant leur retour. Le doyen les priait de faire connaître à la compagnie ce qui s’était passé lors de l’insinuation du privilége. Celui des chanoines qui avait porté la parole dans les diverses juridictions faisait un rapport fidèle et succinct des réponses que lui avaient adressées les magistrats, et des arrêts qui avaient été rendus, en ayant soin de signaler les termes insolites qui avaient pu être employés ; ces réponses étaient insérées aussi-tôt dans les registres ; et si quelque incident avait signalé l’insinuation, le chapitre s’occupait immédiatement d’y pourvoir. Le dernier reçu des quatre chanoines qui avaient insinué le privilége devait donner à dîner à ses trois confrères, aux quatre chapelains et au tabellion. On avait soin d’en nommer, chaque année, un qui n’eût pas encore donné ce repas.
A dater de l’insinuation ainsi faite dans les cours souveraines et au bailliage, les dix-nuit jours qui s’écoulaient jusqu’à l’Ascension étaient, pour les prisonniers, des jours de grâce ou de répit. Aucune exécution criminelle n’avait lieu ; on n’infligeait plus la question ; les prisonniers ne pouvaient être transportés hors de la ville ; aucune sentence de mort ne pouvait être rendue ; presque toute procédure criminelle cessait. La Tournelle était comme en vacance, et ses membres devaient, au besoin, aller suppléer à la chambre des enquêtes. (Arrêt du 17 mai 1571.)
En 1342, le chapitre eut, sur cette suspension de toutes procédures et exécutions, après l’insinuation, un scrupule assez étrange. Postérieurement à l’insinuation du privilége, Jean Desaubiers et Jean Fauc, du bailliage de Coutances « coupables de plusieurs roberies et murtres perpétrez en Costentin » avaient été arrêtés dans le pays de Caux par un prévôt des maréchaux chargé de les mener à Coutances pour y être jugés. En passant à Rouen ils furent mis en dépôt dans une prison et y couchèrent une nuit (c’était dans l’intervalle de l’insinuation à l’Ascension), emmenés dès le lendemain, ils furent conduits à Coutances où, à peu de jours de là, mais encore avant la fête, le bailli les condamna à mort, et les fit exécuter de suite, « pour grans et horribles crimes et maléfices par eulz commis en sa baillie. » Il sembla aux chanoines de Rouen que c’était un attentat à leur privilége, et ils portèrent plainte à l’échiquier. « Ce jugement, ceste exécution estoient (dirent-ils) faiz indeuement et en préiudice d’iceulz et contre les deffences faictes lors de l’insinuation, par MM. de l’Eschiquier. » Mais, à l’échiquier, on pensa que le chapitre n’avait aucun sujet de se plaindre, Jean Fauc et Jean Desaubiers n’ayant jamais été prisonniers à Rouen et n’ayant été exécutés que dans le Cotentin, par sentence du bailli de Coutances, et pour des crimes commis par eux dans ce pays. Il n’y avait rien dans tout cela qui pût préjudicier le chapitre, soit pour le présent, soit pour l’avenir, « ains le privilége demouroit en sa vertu, tout ainsi comme se les ditz jugement et exécution ne eussent oncques esté faiz. » Au reste, les maîtres de l’échiquier enjoignirent, de nouveau, aux baillis et vicomtes de « garder et mettre à effet le privilège saint Romain, de point en point, si comme accoustumé estoit, chascun an[35]. »
On se demanda, en 1509, si, lorsqu’un individu condamné à être fouetté par trois différens jours de marché, l’avait été déjà deux fois avant l’insinuation du privilége, il pouvait l’être une troisième après cette formalité remplie, ou si l’on devait surseoir à cette dernière fustigation jusque après la fête ? Le chapitre se plaignait de M. Daré, lieutenant du bailli, qui avait fait continuer, après l’insinuation, des fustigations commencées avant. Le lieutenant Daré n’avait point donné d’ordres ; il s’en prit donc au maître des hautes-œuvres, qui, de son côté, allégua l’ancien usage : « Autres foys, dit-il, en telles matières criminelles, commencéez à exécuter au devant de l’insignuation, j’ay tousiours parfaict les exécutions durant le temps du dict privilége. » Apparemment cet honnête bourreau n’aimait point à rester sans rien faire. On ne voit pas ce qui fut alors ordonné. Mais la même question s’étant présentée en 1555, relativement à deux individus condamnés à être fouettés trois fois et qui l’avaient été une fois seulement lorsqu’eut lieu l’insinuation, MM. de la Tournelle vinrent en consulatur à la grand’chambre, pour savoir si l’on pouvait faire fouetter encore ces deux condamnés avant l’Ascension ; et la grand’chambre décida que « le reste de l’exécution debvoit estre différé, jusques après le privilége passé. »
En 1574, les députés du chapitre, après avoir insinué le privilége au parlement, s’étant rendus au bailliage, furent étrangement surpris lorsqu’ils virent M. le lieutenant De Médine, qui les avait bien aperçus, prononcer, en leur présence, et avant qu’ils eussent parlé, une sentence qui condamnait au fouet un nommé Langlois. Mais leur étonnement fut bien plus grand encore lorsque, après avoir demandé et obtenu acte de l’insinuation du privilége et être sortis du prétoire, ils apprirent que l’on venait d’exécuter la sentence qu’ils avaient entendu prononcer. Ils dénoncèrent au parlement M. De Médine, comme ayant attenté au privilége de saint Romain, et le firent mander à la barre de la cour. Là, ils remontrèrent « que eux estant en leurs habitz d’esglise pour luy déclarer qu’ilz avoient insinué le privilége au parlement, il avoit prononcé une sentence de condamnation au fouet, et, par plus grand contemnement, il avoit faict exécuter la dicte sentence, après qu’on luy avoit eu signifié la dicte insinuation. » M. De Médine chercha à se justifier. La sentence dont on se plaignait avait, dit-il, été rendue une heure avant l’arrivée des chanoines. Cette sentence une fois rendue, il avait bien fallu la notifier au condamné ; prononcée, elle avait dû être immédiatement exécutée ; car, alors, « luy bailly avoit les mains liées, et il ne pouvoit faire autrement que de la faire exécuter. » M. Delaporte, procureur-général, dit que « depuys que l’on avoit commencé à labéfacter (corrompre) le privilége, la religion s’en ressentoit. On ne pouvoit reprocher à M. De Médine d’avoir agi par malice, il n’avoit esté meu que du zèle du bien public. Mais, de quelque dévotion et affection de justice qu’il eust esté meu, il connoissoit les usages, et auroit deu, avant que de prononcer la sentence, prier les chanoines de se retirer, plustost que d’attenter au privilége. » Le parlement fit défense au bailli de Rouen de prononcer et faire exécuter, désormais, une sentence criminelle après que le privilége aurait été insinué au parlement et que les chanoines se seraient présentés devant lui. M. De Bauquemare, premier président, après avoir notifié cet arrêt à M. De Médine, lui dit : « Monsieur le lieutenant, vous eussiez deu vous arrester, voyant entrer en vostre prétoire les chanoines et chapelains revestus de leurs surplis. »
En effet, à dater de l’instant où les députés du chapitre paraissaient dans l’enclos d’une juridiction, l’insinuation y était censée faite, et il fallait que toute exécution et même toute procédure criminelle cessassent. C’est ce que le parlement reconnut le 28 avril 1608. Ce jour-là, comme on délibérait à la grand’chambre sur des lettres closes et sur un arrêt du conseil qui ordonnaient d’envoyer à Paris un prisonnier accusé de meurtre, afin qu’il ne pût être élu le jour de l’Ascension et jouir du privilége de saint Romain, l’huissier étant venu avertir le parlement que les députés du chapitre arrivaient dans le Palais, on s’écria tout d’une voix « qu’il n’estoit plus besoin d’entrer en conférence, parce que les députés du chapitre estant entréz dans le Palais pour l’insinuation du privilége de saint Romain, l’effect des dictes lettres cessoit. » (Reg. du parlement, 28 avril 1608.)
Dans une circonstance semblable à celle que nous venons de rapporter, le chapitre fut moins heureux ; et, au mépris de l’insinuation, deux condamnés firent amende honorable, la torche au poing, presque sous les yeux des chanoines et chapelains députés. C’était le 7 mai 1555. Un médecin nomme Odouard, et le nommé Verdelaye, son complice, avaient été condamnés, par arrêt du parlement, à faire amende honorable et à être fouettés par trois jours de marché, dans les carrefours de Rouen. Comme on venait de lire cet arrêt au bailliage, et que les deux condamnés allaient être amenés dans le prétoire, pour y faire amende honorable, survinrent les députés du chapitre, chargés d’insinuer le privilége. Après l’avoir, dirent-ils, insinué, la veille, au parlement, ils s’étaient rendus, de suite, au bailliage ; mais ils avaient trouvé les portes de cette juridiction fermées, « à cause de la feste de monsieur sainct Jehan porte latine. » Le privilége était donc censé avoir été insinué la veille au bailliage, puisqu’il l’avait été au parlement, juridiction supérieure, et qu’il n’avait pas dépendu d’eux qu’il ne le fût partout. Conséquemment aussi l’exécution de l’arrêt rendu contre Odouard et Verdelaye devait être différée jusqu’après l’Ascension ; car, au moment où on en avait fait lecture au bailliage, « desjà ilz estoient revestus de leurs habitz de cérémonie, sur le pavé du roy, et en voye de venir céans pour venir réitérer l’insinuation. » Louis Mustel, avocat du roi, répondit que les exécutions des criminels ne cessaient, au bailliage, qu’à dater du jour où l’insinuation y était réellement faite. Qu’était-ce pour les officiers de cette juridiction qu’une prétendue insinuation, soi-disant faite au parlement, mais dont, eux, ils n’avaient aucune connaissance non plus que de la réponse du parlement, soit que cette cour souveraine eût consenti, soit qu’elle se fût refusée à entériner le privilége qu’on était allé insinuer à son audience ? Les députés du chapitre, à les en croire, étaient venus, la veille, au bailliage ; mais ne savaient-ils pas que « c’estoit ung jour de feste, et que, à telz jours, ne se sièt aulcune court ny jurisdiction ? » Rien donc ne pouvant empêcher l’exécution de la sentence, l’avocat du roi demanda que l’on passât outre. Le bailliage adopta ces conclusions « et, tost après ceste sentence prononcée, et ainsy que l’on admenoyt les deux prisonniers pour faire la dicte réparacion honnorable, les députés du chapitre déclarèrent, par la bouche de leur advocat, qu’ilz se portoient appelans de ceste sentence et protestoient d’attentat. » Mais, au mépris de cette déclaration, au mépris de cet appel, les deux prisonniers firent amende honorable, « en chemise, testes et piedz nudz, la torche au poing », puis, immédiatement, ils furent jetés dans un tombereau, et fouettés par les rues de Rouen. Nul doute que le chapitre ne se soit plaint amèrement de ce nouvel attentat à son privilége. Mais quel remède ! Qui était fouetté était fouetté.
Le 14 mai 1620, les chambres assemblées décidèrent que des arrêts du parlement qui condamnaient, l’un, la femme Mallet à l’amende honorable et au fouet, par trois jours de marché, pour adultère ; l’autre, deux faux témoins à la même peine, ne seraient exécutés qu’après que le privilége aurait sorti son effet « attendu qu’après l’insinuation du privilége, il ne se pouvoit plus faire aulcune exécution contre les prisonniers criminelz jusqu’à ce que le dict privilége eust sorty son effect. »
Mais la règle qui ordonnait la suspension de toutes procédures et exécutions, depuis l’insinuation jusqu’après le jour de l’Ascension, recevait des exceptions dans des cas extraordinaires. Le 5 mai 1542, l’abbé De Castignolles, official de Rouen, vint se plaindre au parlement de la lenteur avec laquelle le bailli procédait « contre ung grand nombre d’héréticques estans ès-prisons de la ville. » Le lieutenant-général du bailliage protesta « qu’il estoit disposé à donner force et aide aux juges ecclésiastiques, en tout ce qui luy seroit possible. Mais (disait-il) est survenue l’insinuation du privilége de monsieur sainct Romain, au moyen de quoy, j’ay les mains liées, jusques après le temps du dict privilége passé. » Soit que l’abbé De Castignolles fût moins engoué du privilége de saint Romain que ses confrères, ou qu’attaché comme eux à cette prérogative de l’église de Rouen, il eût encore plus à cœur de voir faire prompte justice des hérétiques, il répliqua vivement « que pour le dict privilége, ne debvoit estre supercédé de passer oultre à l’inquisition et perfection du procès des hérétiques, et qu’au dict privilège, en ce cas, ne debvoit estre obtempéré. » Le parlement lui donna gain de cause, et décida « que par les juges, tant ecclésiastiques que royaulx, debvoit estre procédé contre les faulteurs d’hérésie, nonobstant le prétendu privilège de sainct Romain, et durant iceluy. »
En mai 1550, lorsque les députés du chapitre vinrent au parlement pour insinuer le privilége, il n’était bruit, au Palais, que « d’ung cas fort énorme commis dans la nuit. » Plusieurs prisonniers de la conciergerie avaient été surpris faisant effraction pour ménager l’évasion de Jean Filleul et ses adhérens, chargés du crime d’hérésie et appelans d’une sentence qui les avait condamnés à être brûlés vifs. Devait-on surseoir aux procédures contre ces hérétiques et contre ceux qui avaient voulu les faire évader ? L’avocat-général Lefèvre pressa les chanoines députés de s’expliquer à cet égard. La réponse de ces ecclésiastiques fut telle qu’avaient pu le désirer les gens du roi. « En cas sy exécrable comme celluy qu’a récité monsieur l’advocat du roy, et crime d’hérésie, le chappitre n’entend empescher qu’il soit procédé à faire et parfaire le proceds des prisonniers et à y donner arrest, horsmis, toutes fois, l’exécution de mort et peine du dernier supplice. Il n’y a celluy, dans la compaignye du chappitre, qui voulust seulement avoir pensé à nommer pour jouir du privilége de monsieur sainct Romain ung prisonnier accusé d’hérésie, d’aultant que ceste engeance d’hérétiques pullule, ung chascun jour, au grand dommaige de l’esglise. » Le parlement décida qu’il serait procédé immediatement contre les individus coupables de l’effraction commise dans la nuit, « et autres hérétiques, jusques à y donner arrest définitif ; les exécutions toutefois sursises jusqu’après l’Ascension, et ce (disait l’arrêt) sans aucunement préjudicier au privilége de saint Romain et insinuation d’icelluy. » Le 13 avril 1554, le parlement ordonna encore qu’il serait sursis, après l’insinuation, à toutes procédures criminelles pendant le tems de l’insinuation, « réservé contre les accuséz d’hérésie. »
On ne portait aucune atteinte au privilége, en continuant de procéder contre le crime de lèze-majesté divine, crime qui, dans les tems même les plus favorables au droit de l’église de Rouen, fut toujours expressément exclus de la grâce du privilége. Il en était de même du crime de lèze-majesté humaine, nous l’avons vu par la charte de 1210, citée dans notre dissertation préliminaire. Aussi l’insinuation du privilége n’empêcha-t-elle jamais le parlement de procéder contre les individus accusés de ce dernier crime. En 1569, des entreprises avaient été tentées sur les villes du Havre et de Dieppe, par quelques gentilshommes normands, de la religion réformée, qui avaient à leur tête le sieur De Cateville. Ces entreprises échouèrent. De Cateville, et l’infortuné De Lindebeuf, à qui l’on ne pouvait faire d’autre reproche que de n’avoir pas trahi son ami, eurent la tête tranchée à Rouen, le 5 mars. Les complices de Cateville étaient nombreux ; on en avait arrêté quelques uns, qui étaient détenus dans les prisons de Rouen, lorsque les députés du chapitre vinrent au parlement insinuer le privilége. Le procureur-général les somma de déclarer s’ils entendaient empêcher qu’après l’insinuation, comme avant, le parlement jugeât et fît exécuter ces criminels de lèze-majesté, leur protestant que, si telle était leur prétention, « il demanderoit que le chapitre fût entièrement débouté de l’effect du privilége de sainct Romain. » Les chanoines répondirent « qu’ilz s’asseuroient bien que le chappitre ne vouldroit jamays eslyre aulcun des prisonniers coulpables de conspiracion, machinacion et trahison pour surprendre les villes et places du roy, ne des rebelles crimineulz de lèze-majesté divine et humaine. » Le parlement ordonna donc que, malgré l’insinuation, il serait procédé contre les rebelles, « tant par capture de leurs personnes, qu’interrogatoires, récolements, infliction de torture, aux jugements des procès et exécutions des dictz jugements. »
En 1574, quelques jours après l’insinuation, un homme ayant été surpris sur les remparts de Rouen, muni de chevilles avec lesquelles il travaillait à enclouer les canons, M. De Brévedent, lieutenant-général au bailliage, ordonna qu’on lui fît immediatement son procès. Le chapitre se plaignit de cet attentat au privilége, mais voyant que sa réclamation n’était pas favorablement accueillie, il demanda « qu’en cas que ce qu’en avoit faict, en cecy, M. De Brévedent, auroit esté chose si nécessaire et urgente qu’elle ne pouvoit estre différée pour le salut de la ville, attendu les guerres et hostilités ouvertes dedans ceste province, le parlement déclarât, du moins, que ceste procédure ne pourrait estre tirée à conséquence et préjudice du privilége de sainct Romain. » On contenta le chapitre par une déclaration de ce genre.
Le 28 avril 1592, après l’insinuation, le parlement ligueur séant à Rouen autorisa le prévôt de l’Union à faire immédiatement le procès à deux soldats accusés d’avoir volé deux boisseaux de farine a une pauvre femme qui les apportait à Rouen où on manquait de tout, et d’avoir, en d’autres rencontres, volé, pour les vendre, un grand nombre de vaches et de moutons. L’arrêt était fondé sur la « nécessité d’ung exemple publicq, pour la vollerie qui estoit par les dicts soldats, proche des portes de Rouen, notoirement congneue à tous ceulx qui estoient présens lors de l’appréhension du coupable. »
Je finirai par deux faits beaucoup plus récens. Le 24 avril 1752, lorsque les députés du chapitre vinrent insinuer le privilége, la ville de Rouen était depuis cinq jours désolée par une sédition. Le magasin des blés du roi (aux Cordeliers) avait été pillé ; la garde bourgeoise, qui avait voulu imposer aux séditieux, s’était vue assaillie par une nuée de pierres. M. Godard de Belbeuf, procureur-général, demanda que, malgré l’insinuation, le procès criminel commencé contre les séditieux fût continué et jugé ; il invoquait l’arrêt rendu en 1569, relativement aux complices de Cateville. Les députés du chapitre dirent « qu’ilz pouvoient asseurer la cour que l’intention de leurs collègues n’étoit pas de faire jouir du privilége aucun des coupables de la sédition et rebellion actuellement existante dans la ville. » Le parlement, en accordant acte au chapitre de l’insinuation du privilége, ordonna que le procès criminel commencé contre les séditieux serait continué et jugé, nonobstant cette formalité accomplie.
Enfin, en 1775, une révolte ayant éclaté à la fin d’avril et au commencement de mai, à Beaumont-sur-Oise, Pontoise, Saint-Germain-en-Laie, Magny, Gisors et Vernon, le 8 mai, lorsque les députés du chapitre vinrent insinuer le privilége, le parlement leur donna acte « pour en jouir en la manière accoutumée, conformément aux modifications portées par les édits et déclarations de sa majesté, et à l’exception du cas de sédition. »
Nous avons dit qu’après l’insinuation, les prisonniers détenus ne pouvaient plus être transportés hors la ville. Assez souvent cette règle fut violée, mais le chapitre se plaignit toujours avec beaucoup d’énergie de ces infractions à son privilége ; et, chaque fois, ses réclamations eurent un complet succès. C’est ce que prouvent plusieurs faits rapportés au commencement de l’histoire. En voici un nouveau : le 7 mai 1545, peu de jours après l’insinuation, Antoine Fautrel, condamné à mort par le bailli d’Etouteville, ayant appelé au parlement, fut d’abord ramené à Rouen, puis, le même jour, transporté hors de la ville. Le chapitre se plaignit au parlement, qui ordonna que Fautrel serait immédiatement réintégré aux prisons du Palais. Mais le droit de faire transporter les prisonniers avant l’insinuation ne pouvait pas être contesté aux juges. Aussi en usaient-ils largement ; et, quelquefois, ils réussirent ainsi à soustraire aux suffrages du chapitre ou de grands coupables ou des prisonniers qu’ils ne voulaient point lui donner. Le 13 avril 1554, quelques jours avant l’insinuation, le premier avocat-général, Laurent Bigot, représenta au parlement que les députés du chapitre viendraient, le lundi suivant, insinuer le privilége de saint Romain. « Vous avez plusieurs foys veu (dit-il) que les chanoines ont esleu des prisonniers chargéz des quatre cas réservez ou d’aulcun d’iceulx. En quoy vous vous estes souvent trouvéz fort empeschéz, et, aulcunes foys, fustes contrainetz de leur délivrer, par expédient, telz prisonniers, pour éviter à la sédition et commotion du peuple affluant, le jour de l’Ascension, en ceste ville de Rouen… Or, il y a, ès-prisons de la conciergerie, plusieurs prisonniers chargéz et convaincus des dicts cas réservéz ou d’aulcuns d’iceulx, spécialement deux prebtres meurtriers par guet-à-pens, et ung fratricide ayant tué son frère entre les bras de sa mère. C’est icy le cas de suivre la coustume, et de transporter telz prisonniers hors des prisons où le chapitre a pouvoir de choisir un prisonnier pour la fierte. » Le parlement l’ordonna ainsi, et fit conduire les prisonniers à Saint-Gervais. Ceux des lecteurs qui pourraient s’étonner d’entendre parler ici de quatre cas réservés, avant l’édit de 1597, voudront bien recourir à l’histoire (années 1512 et suivantes) ; ils verront que le parlement avait eu alors la prétention de modifier le privilége de saint Romain par un édit de décembre 1512, qui s’appliquait aux immunités de certaines églises de France, mais non au privilége de la fierte, confirmé, en entier, quelques jours avant, par une déclaration spéciale de novembre 1512, et maintenu depuis, dans son intégrité, par un édit du mois de février suivant.
En 1547, conformément aux ordres du roi, le nommé Fléches, qui avait commis un grand crime dont j’ignore la nature, fut, deux jours avant l’insinuation du privilége, transporté des prisons de Rouen dans celles d’une autre ville, et cela pour le temps du privilége. La même année, aussi avant l’insinuation, une batterie ayant eu lieu entre des habitans du village de Quevilly et les gens de plusieurs galères qui stationnaient dans le port de Rouen, le parlement évoqua l’affaire, et comme les matelots avaient fait prisonniers deux paroissiens de Quevilly, qu’ils retenaient dans leurs galères, le parlement envoya ces deux captifs aux prisons du Pont-de-l’Arche, « celles de Saint-Gervais estant chargées d’autres prisonniers. »
Mais le parlement usa de cette faculté si souvent et avec tant d’affectation, qu’enfin le chapitre ne put plus s’en taire. En 1538, les chanoines se plaignirent au roi de ce que « pour fraulder le privilége et iceluy énerver, et tenter, peu à peu et par succession de temps, le mectre au néant ou à mespris et contemnement, au temps où les députés du chapitre alloient insinuer le privilége dans les juridictions, les magistrats faisoient transporter hors de la ville les prisonniers qu’il leur plaisoit, en autres prisons et juridictions prochaines, et hors de la dicte ville, au grand scandalle et diminution du dit privilége, du quel ils devroient estre protecteurs, et au grant mespris et contemnement de la volunté du dict seigneur roy et de ses progéniteurs, et pour oster au chapitre la liberté d’élire le prisonnier qu’ils vouloient, dont estoit advenu, souventes foys, que les dictz prisonniers ainsy transportez en autres prisons et geôles, pour la petite seûreté d’icelles, ou aultrement, par la malice ou connivence des geoliers, ou diligences de parens et amys des dits prisonniers, avoient faict bris de prison, eulx fuys et évadés d’icelles, et les grandz délictz et horribles maléfices par eulx commis par ces moïens, demouréz impugnyz, et de façon que, par ces moïens, s’en estoient fuys et évadéz, pour une seule année, plus grant nombre que le dict glorieux sainct Romain et les chanoines de la dicte esglise n’en sçauroient avoir délivré en dix ans par le moïen du dit privilége. Particulièrement en l’année 1558, le parlement usa si bien du transport des prisonniers, que de tout le nombre des prisonniers demouréz en la conciergerie de la court et du bailliage et autres juridictions de Rouen, il ne s’en trouva que trois qui déclarèrent aux députés du chapitre vouloir prétendre la grâce du priyilége. »
Telle est la substance d’un mémoire que le chapitre présenta à Henri II, et dont peut-être il avait attendu beaucoup d’effet. Mais, malgré toutes ces précautions du parlement, la part du chapitre, surtout alors, était encore fort belle ; et ce fut, sans doute par ce motif que le mémoire resta sans réponse.
D’après l’édit de 1597, la fierte ne pouvait être donnée qu’à un prisonnier écroué avant l’insinuation. « Ne pourra (disait cet édit) estre prins ou choisy par le chapitre aucun, pour joyr du dict privilége, qu’il ne soit actuellement prisonnier lors et au jour de la dicte insinuation, sans qu’ilz en puissent prendre aucun de ceux qui, après le dict jour, seront emprisonnée, que nous avons, en ce cas v déclarez et déclarons indignes de la dicte grâce, défendant très expressément à nostre court de parlement d’admettre l’élection qui se pourra faire au préjudice des présents réglements. » Le parlement, dans l’arrêt par lequel il enregistra l’édit précité, confirmait cette règle par une exception en faveur des personnes emprisonnées après l’insinuation, pour acte commis depuis la dite insinuation, « ces personnes (disait l’arrêt) ne pouvant estre privées de l’élection pour jouir d’icelluy privilége. » Mais cette règle, souvent invoquée par les parties civiles et par les gens du roi, n’était pas suivie à la rigueur dans la pratique ; et encore en 1776, la fierte fut levée par le nommé Mainot, dont le crime remontait à un an environ, et qui n’était venu se constituer prisonnier que le jour même de l’Ascension, au matin ; on pourrait citer plusieurs exemples analogues.
Anciennement, les prisonniers amenés à Rouen par les officiers de justice, après l’insinuation, étaient, en arrivant, conduits aux prisons de Saint Gervais (registres du parlement, 19 avril 1595 et 21 avril 1633), parce que les députés du chapitre ne pouvaient alors aller dans ces prisons ; et on ne les ramenait à Rouen qu’après l’Ascension. Mais depuis, l’usage permettant que ces prisonniers et ceux détenus à Saint-Gervais pussent être admis au privilége, comme ceux écroués avant l’insinuation et dans la ville, cette précaution fut négligée comme superflue.
Les trois jours des Rogations et les premières heures du jour de l’Ascension étaient consacrés à la visite des prisons et à l’interrogatoire des détenus qui prétendaient au privilége.
Le lundi des Rogations, lorsque la procession de Notre-Dame, qui, ce jour-là, devait se rendre à Saint-Eloi, était arrivée auprès du Bureau des finances, les deux chanoines désignés pour aller visiter les prisons sortaient des rangs avec deux chapelains, le tabellion et le messager du chapitre, saluaient la procession, et se rendaient aux diverses prisons de la ville. Le mardi et le mercredi, ils faisaient la même chose, avec cette différence que le mardi, la procession se rendant à Saint-Gervais, c’était devant l’église Saint-Herbland qu’ils s’en séparaient. Le mercredi, ils ne la quittaient qu’à la Crosse, lorsqu’elle détournait par la rue de l’Oratoire (aujourd’hui de l’Hôpital), pour se rendre à Saint-Nicaise[36]. Ces trois jours, les chanoines, leurs chapelains et les officiers qui les accompagnaient, visitaient successivement toutes les prisons de la ville, en commençant par celles du bailliage.
D’anciens manuscrits nous apprennent qu’à leur arrivée au bailliage les envoyés de la cathédrale étaient accueillis avec les plus grands honneurs. Le bailli et le concierge « les recevoient doulcement et honnourablement », et les accompagnaient jusques dans l’intérieur de la prison. On les conduisait dans une chambre basse, nommée le parquet, « que le geollier avoit parée le plus honnourablement que il avoit peu, pour révérence de l’esglize et d’iceulx chanoines. » Cette chambre était jonchée d’herbes et de fleurs ; deux pavios (pavillons ou dais) et deux carreaux y avaient été placés pour les deux chanoines. Sur une table couverte d’un doublier d’une éclatante blancheur, était un magnifique crucifix d’argent doré[37]. A l’un des coins de la chambre, on voyait « ung buffet ou table sur lequel le geollier mectoit le registre des prisonniers, avec les clefz d’icelles prisons, tant des entrées de devant, de derrière, que des singulières prisons. » Après avoir installé les chanoines dans cette salle, le bailli prenait congé d’eux, en leur disant : « Messieurs, Dieu vous doint (donne) faire bonne élection ; vous estes seigneurs de léans ; allez partout où il vous plaira » ; et il se retirait. « Les chanoines demandoient le registre du geollier, avecques les clefz des prisons, les quelz registre et clefz le geollier leur bailloit sans contredict et mectoit devant eulx. » Les chanoines s’asseyaient, ainsi que le tabellion, qui avait devant lui tout ce qui était nécessaire pour écrire. Alors le plus ancien des deux chanoines ouvrait le livre des évangiles, et interpellait le concierge ou geolier, qui devait s’agenouiller et mettre la main sur le texte du livre saint, et il lui disait : « Vous jurez Dieu le créateur, par le sainct évangile que vous touchez présentement, et par la part que vous prétendez en paradis, que vous direz vérité sur ce dont vous serez enquis. » Après que le geolier avait répondu : « Oui, je le jure », le même chanoine lui disait : « Par le serment que vous venez de faire, avez-vous admis en vos prisons tous les prisonniers qui y ont esté admenéz ou s’y sont venus rendre, soit pour crime ou pour debte civile, depuis le jour de l’insinuation du privilège de monsieur sainct Romain, ou en avez-vous eslargy et exécuté quelques-ungs » ? On écrivait sa réponse, il la signait, ainsi que la liste des prisonniers détenus dans la geole, après l’avoir déclarée véritable sous le serment dont nous avons ci-dessus reproduit la formule. Alors il se relevait, et allait faire ouverture de toutes les prisons particulières ; les chanoines l’accompagnaient « et prenoient de la chandelle allumée pour voir partout ; et le geôlier monstroit à iceulx du chapitre tous les prisonniers et chacun d’eulx, sans en celler ou mucher aulcuns… il leur ouvroit aussi la grosse tour, et veoioient les prisonniers estans illec. » A cet instant, le geolier devait se retirer. « Je ne suis maiz (plus) geollier, disait-il aux chanoines, vous estes maistres de léans », puis, montrant aux chanoines la clé des portes extérieures des prisons du château, qui pendait à un pied de biche, il leur disait : « Vècy (voici) quant que je ay maiz de clefz, je ne suis maiz geollier ; vous estes seigneurs de léans », — « et il sortoit et alloit chez lui, ou s’esbatre à la fontaine du chasteau. » Ainsi, « dedans la geolle ne demouroient aucuns fors iceulx gens d’esglize et les diz prisonniers durant l’examen des prisonniers…… et s’en alloient les diz bailli et geollier ; et clouoit (fermait) le dict geollier l’uis d’icelles prisons ; et ne retournoit illec jusques ad ce que iceulx gens d’esglize appellâssent. »
C’était alors que commençait l’examen des prisonniers. Les chapelains, munis des clés « alloient de prison en prison, de cachot en cachot, chercher les prisonniers, et les amenoient devers les dictz chanoines ; c’estoient eulx qui ouvroient et clouoient (fermaient) les portes. » Les chanoines demandaient à chacun des prisonniers la cause de leur emprisonnement ; s’ils savaient en quoi consistait le privilége de saint Romain ; lorsqu’ils le savaient, on leur demandait s’ils s’en voulaient esjouyr ; lorsqu’ils l’ignoraient, on leur exposait l’excellence et dignité du privilége, et on leur disait que, « ne fussent-ils détenus que pour cause civile, néanmoins s’ils se souvenoient de quelque meurtre qu’ils eussent fait, l’église avoit les bras ouverts pour les recevoir, et nos sieurs du chapitre les mains tendues pour les tirer de peine, en faisant leur confession et déposition aux commissaires, qui la tiendroient aussi secrète comme presque sous le sceau de la confession auriculaire. » Tous les prisonniers ayant esté ouïs de cette façon, on engageoit ceux d’entre eux qui déclaroient prétendre au privilége, à se récolliger (recueillir) en eux-mêmes, à se recommander à Dieu et se disposer aux jour et heure qu’on leur indiquoit pour venir recevoir leurs confessions et dépositions. » Si quelqu’un des prisonniers faisait difficulté de comparaître devant les commissaires, ils pouvaient le contraindre soit en implorant l’aide du bras séculier, soit en le menaçant de le faire mettre au cachot, soit en l’y faisant mettre, selon la qualité des personnes. Les commissaires devaient aller trouver au lit ceux qui étaient malades.
Les prisonniers détenus pour crime de lèze-majesté étant exclus du bénéfice du privilége, il semble qu’ils ne pouvaient être examinés par les députés d’un chapitre qui n’avait pas le droit de les élire. Souvent, toutefois, les chanoines députés voulurent les interroger, et triomphèrent de la résistance que ne manquaient pas de leur opposer les commandans des prisons. Sans rappeler ici un fait de ce genre, consigné dans la première partie de l’histoire, nous dirons qu’en 1436, aux Rogations, les chanoines ayant su que dans la grosse tour du château étaient détenus Robert De Gaillarbosc, Girard D’Esquay, le bâtard D’Aunoy, Robert Bosquet et deux cordeliers, tous Français, accusés de trahison envers Henri V, c’est-à-dire de fidélité envers Charles VII leur roi légitime, les chanoines, sur le refus qu’on leur faisait de les laisser communiquer avec ces prisonniers, adressèrent des représentations énergiques à l’illustre Talbot, qui, enfin, donna l’ordre de les introduire dans la grosse tour, où ils examinèrent et interrogèrent les prisonniers. On les vit quelquefois chercher partout dans la ville, et interroger des individus mis en liberté depuis l’insinuation, sans doute parce qu’ils craignaient que la délivrance de ces prisonniers ne cachât quelque manœuvre. En 1442, le mardi des Rogations, ne trouvant plus dans les prisons du château trois Anglais déserteurs qu’ils y avaient vus la veille et qu’on avait mis en liberté, ils se rendirent à une hôtellerie près de la porte Jehan le Queu (paroisse de Saint-Denis du Mont) où ils avaient appris qu’étaient ces Anglais, et les interrogèrent. Ils allaient, nous l’avons dit, dans toutes les prisons de la ville, sans exception ; ils n’oubliaient donc pas celles de la Barbacane, petit château qui existait autrefois au bout du pont de pierre de Rouen ; ils visitaient les prisons de la Fontaine-Jacob, juridiction inférieure établie hors le faubourg Martainville ; celles d’Emandreville, autre juridiction dans le faubourg Saint-Sever ; de Saint-Gervais, dans le faubourg de ce nom. Enfin, comme il arrivait quelquefois que des personnes de distinction, au lieu d’être écrouées dans les prisons, étaient confiées à la garde des huissiers ou sergens, qui en répondaient à la justice, les députés du chapitre, après avoir visité toutes les prisons de la ville, « entroient avec la mesme auctorité, ès maisons des huissiers et sergentz, pour apprendre s’ilz cachoient aucun prisonnier[38]. » En 1529, le chapitre ayant su qu’une damoiselle était à la garde du premier huissier du parlement, envoya ses commissaires l’interroger dans la maison de l’huissier[39]. En 1614, les chanoines députés allèrent chez l’huissier Marc, interroger le sieur De Moulin-Chapelle et ses deux complices, que cet huissier avait en sa garde. Le lundi des Rogations, les commissaires et leur suite, en revenant des prisons, devaient, autant que possible, rejoindre la procession, avant qu’elle fût de retour à l’église, et rentrer avec elle dans la cathédrale.
Le mardi, les deux chanoines commissaires retournaient aux prisons, avec les mêmes solennités. Le concierge devait leur déclarer avec serment, si, depuis la veille, il avait reçu ou élargi quelque, prisonnier. Ensuite, les députés du chapitre faisaient venir, l’un après l’autre, les prétendans au privilége, pour procéder à leur examen et recevoir leurs dépositions. On demandait à chaque prétendant s’il persistait dans l’intention de s’éjouir du privilége de saint Romain ; on lui représentait « la dignité et excellence de ce privilége ; on l’admonestoit de ne mentir au Saint-Esprit et de dire nuement et simplement la vérité ; on lui en faisoit prêter serment sur l’évangile. » Chacun des prisonniers prétendans faisait sa confession ou déclaration relative au crime à raison duquel il sollicitait le privilége. Le tabellion écrivait les confessions et aveux de chacun des prisonniers. Ce tabellion était prêtre, sans quoi il n’eût pu assister à cet examen, et entendre ces confessions. (Registre capitul. du 15 mai 1477). La première fois qu’il assistait à cet examen, il devait prêter serment de garder le secret sur ce qu’il allait entendre. Longtems on rédigea en latin les confessions des prétendans à la fierte. Mais au xvie siècle, on reconnut que ces rédactions en latin assez barbare ne donnaient point au chapitre une idée bien nette et bien précise des crimes confessés par les prisonniers ; et, le 13 mai 1518, jour de l’Ascension, le chapitre ordonna qu’à l’avenir elles seraient rédigées en français, pour que les capitulans pussent voir plus exactement et plus en détail les particularités des crimes commis par les prétendans[40]. Toutefois, ce ne fut qu’en 1522 que l’on commença à rédiger ces confessions en français.
Le prisonnier à genoux devant le crucifix, jurait sur les saints évangiles de dire vérité. On lui demandait ses nom, surnom, âge, demeure, qualité, revenu ; sa religion, celle de ses père et mère ; où il avait communié les trois dernières pâques ; combien il y avait de tems qu’il était détenu en prison ; à l’instance de qui et pour quel objet ; pour quel sujet il prétendait au privilége ; quand, comment, et en quel lieu le crime avait été commis ; quelles diligences avaient été faites à raison de ce crime ; s’il avait eu recours à la grâce du prince ; s’il avait commis ou aidé à commettre quelque autre crime, et s’il avait quelques complices ; où il s’était retiré, lui ou ses complices, depuis l’action. Très-anciennement, les confessions des divers prétendans au privilége étaient consignées, à la suite les unes des autres, par le tabellion, dans un registre ou cahier qui était scellé par les chanoines commissaires « in quondam quaterno seu codice sigillo dicti Cavel canonici sigillato[41]. » Plus tard, chacune des confessions fut écrite sur une feuille séparée ; mais toujours des précautions furent prises pour qu’elles demeurassent secrètes. Quelquefois un prisonnier, en révélant aux chanoines députés les crimes dont il s’était rendu coupable, touché d’un vif repentir, s’abandonnait à la douleur et fondait en larmes. Jacques De Folleville, qui obtint la fierte en 1513, avait fait sa confession « avec une grande amertume de cœur et en répandant des larmes abondantes[42]. »
Après avoir employé la matinée à visiter les prisons, les commissaires revenaient à la cathédrale, « et volontiers l’ancien chanoine donnoit à disner, ce jour-là, à son collègue, au tabellion et aux deux chapelains assistans ; mais cela estoit de courtoisie et non de debvoir. » Le mercredi, après une troisième visite, dans laquelle les députés du chapitre avaient interrogé les prisonniers écroués depuis la veille, et demandé aux autres s’ils n’avaient rien à changer à leur déclaration, « si l’on en avoit le temps, les commissaires venoient se rendre au portail de l’église de Saint-Maclou, attendant que la procession passât. Chacun d’eux y reprenoit son rang et place ; et le plus jeune des chanoines traitoit, ce jour-là, son ancien, les deux chapelains et le tabellion. » Depuis la fin du xviie siècle, le lundi des Rogations, les chanoines commis à la visite des prisons se présentaient à la porte de la conciergerie de la cour des Aides (rue du Petit-Salut), accompagnés de deux chapelains, d’un secrétaire et d’un huissier. Ils « requéroient le concierge de leur laisser l’entrée libre. » Le concierge répondait « qu’il n’en avoit point d’ordre », et faisait refus d’ouvrir ; il refusait aussi de signer sa déclaration, et les députés du chapitre dressaient procès-verbal.
L’examen des prisonniers était toujours très-secret. « L’un prisonnier ne povoit veoir l’autre qui venoit au dict examen, ne autre personne séculière. » Les chapelains eux-mêmes, à ce qu’il paraît, n’assistaient point à ces interrogatoires ; car un témoin de la première enquête de 1425 rapporte « qu’il les véit, aucunes fois, avec le concierge, qui buvoient et faisoient bonne chière. » Il fallait bien vivre, en effet, quoique ce fût quatre-tems les trois jours des Rogations. De leur côté, les chanoines ne partaient pas à jeun de la prison. Déjà nous avons vu qu’on leur apportait « pain, vin et herbe. » Si c’eût été là tout leur repas, leur part n’aurait pas valu celle des chapelains, qui, « beuvoient avec le concierge, et faisoient bonne chière. » Mais de vieux manuscrits du chapitre nous rassurent pleinement à cet égard. On y voit que « de toute antiquité, en visitant les prisonniers prétendans au privilége de monsieur sainct Romain, les deux chanoines, les deux chapelains, le notaire ou tabellion, et les huissiers messaigers du chapitre, avoient coustume de prendre leur desjeûner en la geôle du bailliage, pendant les trois jours des Rogations et le jour de l’Ascension, aux frays et diligences des concierges. » Il vont jusqu’à nous apprendre qu’en 1453, les trois jours des Rogations, on donna aux chanoines du vin rouge, du vin blanc, du pain, du beurre frais, des œufs et des harengs en abondance. En 1450, le jour de l’Ascension, on leur donna, de plus, des tripes[43]. Mais, en 1586 et 1588, ces officiers présentèrent des requêtes au chapitre, pour lui exposer que « deux escus sol seroit petite somme, attendu la charté du vin et des vivres En conséquence ilz prioient le chapitre de les gratiffier de quelque honnesteté, à sa discrétion, oultre la dicte somme de deux escus. Quoy faisant, nous aurons (disaient-ils) courage de vous recepvoir de bien en mieulx, comme vostre grandeur le mérite, et prier à jamaiz pour l’augmentation de vos seigneuries. » Pour qui connaîtra la valeur de l’argent à cette époque, il demeurera constant qu’à ce prix on devait servir aux chanoines un déjeûner fort passable. L’usage de se saisir des clés se maintint, sans doute, tant que dura le privilége. Toujours, cette coutume existait-elle encore en 1600 ; car, le 2 mai de ladite année, après l’insinuation, le parlement se demanda s’il pouvait laisser emmener de la conciergerie et reconduire dans des juridictions du ressort quelques prisonniers condamnés au fouet. La raison de douter était que « le chapitre s’estoit saisy des clés de la conciergerie. » Mais l’affirmative fut résolue par le motif « qu’il n’y avoit exécution de mort encourue par aucun de ces prisonniers. »
L’usage voulait aussi que, les trois jours des Rogations et le jour de l’Ascension, le geolier présentât à chacun des cinq prêtres envoyés aux prisons, un citron, un touffeau (bouquet) et des oranges. Ces citrons, bouquets et oranges étaient dans un plat que le concierge déposait sur le bureau. Long-tems, le chapitre avait fait donner, après la fête, « ung escu de soixante solz » au concierge, pour ces touffeaux et citrons. En 1629, il donna soixante-dix solz ; en 1639, le geolier, trouvant « qu’il n’avoit esté salarié amplement les années passées, ne donna aux chanoines ny citrons, ny touffeaux selon la coustume. » Le chapitre arrêta qu’on « laisseroit à la disposition de cet officier d’en donner, et en cas qu’il en baillast, que on luy donneroit salaire. »
Du bailliage, les commissaires allaient, par la rue Percière, à la conciergerie du Palais ; de là, par les rues Massacre, du gros Orloge, passant devant l’église de Saint-Sauveur, ils allaient au château du Vieux-Palais. On invitait le gouverneur ou ceux qui le représentaient à faire le serment sur l’évangile, tel que nous l’avons rapporté. Du Vieux-Palais, on montait devant Saint-Éloi, et, par le Marché-aux-Veaux, à la rue aux Oucs, et, par-derrière Saint-Cande-le-Jeune, on allait à la conciergerie de la cour des Aides. Les commissaires passaient ensuite devant l’aître de Notre-Dame, et allaient à la conciergerie de la chambre des comptes ; de là à la conciergerie de la cour ecclésiastique, où le concierge devait leur présenter des touffeaux ; puis dans les autres prisons, et même chez les huissiers et sergens, comme nous l’avons dit plus haut.
Nous voici arrivés au grand jour de l’Ascension, que l’on appelait aussi à Rouen le jour du prisonnier. En effet, au chapitre, au palais, dans les diverses prisons de la ville, dans les rues, à la Vieille-Tour, à Notre-Dame, à la Vicomté de l’eau, en tous lieux enfin, il ne s’agissait que du prisonnier, il ne se parlait d’autre chose, rien ne se faisait, pour ainsi dire, qui ne se rapportât à ce héros de la fête. Les jours précédens, il était venu, de tous les points de la Normandie, et des provinces voisines, une foule de personnes attirées par le désir de voir ou de revoir la cérémonie ; mais la veille et le jour de l’Ascension l’affluence des arrivans redoublait encore. Si le tems était beau, tout le Vexin, tout le pays de Caux accouraient comme en masse à la métropole. Sur toutes les routes, dans tous les sentiers qui conduisaient à Rouen, se hâtaient des hommes, des femmes, empressés, de jeunes hommes, de jeunes filles, de petits enfans qui avaient peine à suivre leurs mères. Tous ces voyageurs étaient parés de leurs plus beaux atours ; on remarquait surtout les belles Cauchoises avec leur étrange coiffure, si riche, si pittoresque, si originale, qu’elles semblent maintenant avoir pour jamais abandonnée. Une charte des premières années du xve siècle parle de « l’innumérable peuple qui, pour voir la belle feste de Rouen, y conflue et-vient de plusieurs et diverses contrées, tous les ans, en grand’dévotion, à l’exaltation de Dieu et des mérites du glorieux confesseur monsieur sainct Romain[44]. » Au xviie siècle, « tout le peuple de la province se rendoit toujours à la solennité de l’Ascension, pour louer Dieu et ses Saints et les remercier de la liberté que l’église donne, ce jour, à un particulier, en souvenance de celle qui a esté receue en général par l’intercession de saint Romain[45]. » Dans les derniers tems, l’empressement n’était pas moindre. Beaucoup de personnes qui ont vu la fête parlent encore avec étonnement de la foule incroyable qui fourmillait alors dans la ville de Rouen et que ses rues étroites avaient peine à contenir. Ce jour-là, « un concours immense affluait sans cesse vers cette ville, vers la maison de Dieu, les chemins qui y conduisaient semblaient ressentir cette sainte joie, prendre part à ces transports, et tressaillir avec la multitude dont ils étaient inondés[46]. »
Anciennement, des prédications avaient lieu, des le matin, à la Vieille-Tour, en l’honneur de saint Romain. Mais l’orateur ne se bornait pas toujours à parler du saint évêque. Une vieille chronique manuscrite, rédigée lors du schisme d’Urbain VI et de Clément VII, nous apprend que « en 1379, le jour de Rouvésons (de l’Ascension) bien matin, pour ce que plusieurs gens sont à Rouen pour voir le prisonnier et les miracles de sainct Roumain, un doctor Augustin, nommé maistre Jehan Romain, prescha au marché de Rouen, nommé la Vieil-Tour, et affirma le pape Clément vraiement et saintement pappe, et que quiconque ne croioit ainsi, il estoit hérèse (hérétique) et erroit contre la foy. Et là estoient plusieurs clercs, et, par espécial, y estoit le président de l’eschéquier de Rouen, qui, pour ce tems, séoit en la dite ville, acompaignié de ses compaignons avocas de Parlement à Paris, qui estoient audit eschéquier, avec lui[47]. » Mais presque toujours ce sermon était à la louange de saint Romain et à la gloire du beau privilége que l’église de Rouen allait exercer en cette journée. Pour assurer la continuation de ce sermon, une fondation avait été faite, au xve siècle, par Robert de Villeneuve, riche et pieux bourgeois de Rouen, en exécution d’un vœu par lui fait précédemment, et ses héritiers entretinrent la fondation. Le curé de Saint-Martin-sur-Renelle, paroisse de Rouen, devait prêcher ce sermon, ou préposer un prédicateur à sa place, c’était une charge de son bénéfice[48]. Tous les ans, il venait, quelques jours avant l’Ascension, prier le chapitre de lui accorder la grande chaire de la cathédrale pour prêcher ce sermon. En 1614, le chapitre permit de le prêcher « dans la cathédrale, en la grand’chaire, attendu l’incommodité du tems, sans toutes fois, préjudicier à l’ancienne coustume de prescher dehors l’églize, quand la commodité le permettroit[49]. » Outre cela, un sermon sur saint Romain était prêché tous les ans, dans la cathédrale, le dimanche avant l’Ascension, aux frais de la confrérie de Saint-Romain.
Mais ce qui se passait à Notre-Dame, le jour de l’Ascension, au matin, réclame notre attention tout entière. Vers huit heures, les chanoines se réunissaient en assemblée générale dans la salle capitulaire. Le chapitre étant en séance et les portes ouvertes, l’huissier demandait, à haute voix, « si nul ne vouloit parler à la compagnie ? » Les personnes qui répondaient à cet appel étaient introduites successivement, debout et tête nue ; elles disaient au chapitre ce qu’elles avaient à lui dire, ou remettaient dans les mains de l’archevêque les lettres dont on les avait chargées. Souvent le chapitre vit les plus grands seigneurs venir ainsi à sa barre solliciter ses suffrages. En 1540, Jean De Luxembourg, évêque de Pamiers, abbé d’Yvry, accompagné de chapelains et de protonotaires, vint, au nom du duc d’Orléans, l’un des fils du roi François Ier., présenter des lettres de ce jeune prince, et parler au chapitre en faveur des quatre barons d’Aunay. En 1587, M. Barjot, président au grand-conseil, vint recommander au chapitre le sieur Des Aubus, son neveu, qui fut élu. En 1588, le président du Héron, « accompagné d’aucuns de ses amis, fist une ample requeste en faveur des sieurs De Becdaves, ses beaux-frères. » En 1621, Alexandre De Vendôme, grand-prieur de France, fils naturel de Henri IV et de Gabrielle D’Estrées, vint, le jour de l’Ascension, recommander au chapitre les sieurs De Beauregard, meurtriers du comte de Lévis-Charlus, chevalier des ordres du roi. « Deux dignités et deux chanoines allèrent chercher ce prince et l’introduisirent dans la salle capitulaire ; on le fit asseoir à la place du doyen ; il fut reconduit avec le même cérémonial. » En 1627, se présentèrent « plusieurs gentilshommes, qui remirent au chapitre une lettre écrite par monseigneur l’illustrissime cardinal de Richelieu, lequel prioit la compagnie de donner, en sa faveur, le privilége de saint Romain au sieur De Foreilles, son compatriote » ; ce gentilhomme fut élu. Quelquefois, les parens d’un prétendant à la fierte venaient solliciter le chapitre en faveur de leur parent. Nous venons de citer l’exemple du président du Héron. En 1764, le jour de l’Ascension, M. D’Espinay vint prier le chapitre d’être favorable à son frère, qui sollicitait la fierte, et qui l’obtint. En 1766, les frères de Jean Bellencontre vinrent intercéder pour leur frère, qui, toutefois, ne fut élu que l’année suivante.
Si personne ne se présentait pour parler au chapitre, la compagnie se faisait lire les lettres de recommandation que des seigneurs, des magistrats, des princes, des évêques, des cardinaux, et quelquefois des papes, lui avaient écrites en faveur des prétendans. Nous avons rapporté dans l’histoire les plus remarquables de ces lettres. On conçoit l’influence qu’elles pouvaient exercer sur une élection qui aurait dû être le résultat d’opinions libres, indépendantes, et dégagées de toute complaisance. En 1448, le 15 mai, jour de l’Ascension, le chapitre, « remarquant que ces lettres troubloient la conscience de quelques uns de ses membres et étaient un obstacle à la liberté qui devait régner dans une élection de cette nature, arrêta que, désormais, on ne les liroit que lorsque l’élection seroit consommée. » Ce jour-là même, une lettre par laquelle M. De Brézé, grand-sénéchal de Normandie, recommandait un prisonnier en termes pressans, avait paru produire une révolution dans les dispositions des chanoines ; et ce fut ce qui motiva la décision que nous venons de rapporter. Mais elle ne fut pas long-tems en vigueur.
Les solliciteurs étant congédiés, et les lettres lues, lorsque le chapitre était sur le point d’entrer en délibération, on invitait ceux des chanoines qui n’étaient pas prêtres à se retirer[50]. Les chanoines diacres et sous-diacres, qui avaient voix au chapitre, pour l’ordinaire, en étaient privés, ce jour-là[51], et ne pouvaient même être présens à l’assemblée. Les chanoines qui avait sollicité leurs confrères en faveur de quelque prétendant à la fierte, devaient sortir aussi, et ne pouvaient prendre part à l’election. En 1596, le jour de l’Ascension, le chapitre ordonna que MM. les chanoines Cossart et Lefévre, qui avaient fait des démarches de cette nature, sortiraient de la salle capitulaire, sans prendre part à l’élection ; « ce qu’ilz firent volontairement. » En 1565, à pareil jour, le chapitre s’était montré moins rigoureux à l’égard de M. l’abbé de Nocy, qui avait sollicité ses collègues en faveur d’un gentilhomme son parent. Il avait été arrêté « que M. De Nocy ne seroit présent à l’eslection, affin que plus librement il peust estre oppiné par chacun des assistans, ains qu’il sortiroit du chapitre, aprèz avoir dict son oppinion » ; ainsi, il avait voté. En 1754, le jour de l’Ascension, M. De Bernières) chanoine de Cambray, siégea au milieu du chapitre de Rouen, et assista à la délibération, sans, toutefois, donner sa voix. Se trouvant à Rouen quelques jours avant l’Ascension, il avait reçu mille bons traitemens des chanoines de la métropole. Deux d’entre eux étaient allés le saluer au nom du chapitre, et lui présenter six bouteilles de vin et quatre pains. C’est ce qu’on appelait le pain et le vin du chapitre ; on l’avait fait asseoir au chœur, au milieu des anciens, et il avait eu part aux distributions. Enfin, il avait été invité au dîner du jour de l’Ascension. Encouragé par ce bon accueil, il témoigna, la veille de la fête, un vif désir d’assister à l’élection du prisonnier. L’acte d’association entre les deux chapitres ne se prêtait point à cette admission. Mais « pour donner à MM. du chapitre de Cambray de nouveaux témoignages de bienveillance, il fut permis à M. De Bernières d’être présent au chapitre, où il prit séance inter seniores canonicos ; le tout sans tirer à conséquence, vu la solennité et la nature de l’affaire qui seroit traitée. »
L’assemblée étant formée, le plus ancien des chanoines-commissaires, sur l’invitation du président, faisait un rapport sur les visites faites aux prisons par lui et son collégue, les jours précédens, et ce jour même ; car, le matin, avant l’assemblée, les chanoines-commissaires étaient retournés aux prisons, et avaient demandé à tous les prétendans interrogés précédemment s’ils avaient quelque chose à ajouter ou à changer à leurs déclarations. Quelque fois un prétendant qui venait de très-loin n’avait pu arriver que dans la nuit qui précédait l’Ascension, ou même quelques instans seulement avant la dernière visite des chanoines-commissaires ; accablé de fatigue, malade de l’inquiétude qu’il avait eue d’arriver trop tard, il se présentait aux chanoines et faisait sa confession. En 1445, le jour de l’Ascension, au moment où les députés du chapitre allaient sortir de la geole du bailliage, un malheureux vint frapper à la porte, à coups redoublés, fondant en larmes, implorant saint Romain et criant : Merci (pitié). Les chanoines l’accueillirent avec bonté, et reçurent sa confession. Ce fut peut-être sur lui que tombèrent les suffrages[52]. En 1776, la fierte fut donnée à Mainot, qui n’était arrivé à Rouen que le jour de l’Ascension, au matin, peu d’instans avant la quatrième et dernière visite des commissaires des prisons ; on pourrait en citer d’autres exemples.
S’il y avait, parmi les capitulans, quelques chanoines qui n’eussent pas encore assisté à une cérémonie de cette nature, ils devaient, sortant de leurs places, venir à la barre du chapitre, promettre, la main ad pectus, et sur leurs ordres sacrés, de tenir secret tout ce qui allait se passer dans l’élection d’un criminel, et de ne point révéler les dépositions des prétendans au privilége[53]. Les archevêques n’étaient pas dispensés de ce serment. En 1616, le jour de l’Ascension, M. De Harlay, archevêque de Rouen, qui, pour la première fois, assistait à cette cérémonie, « promit, estant debout en sa chaire, en parole d’archevesque, de tenir tout secret comme soubz le sceau de la confession. » Disons, en passant, que ce n’était pas en sa qualité d’archevêque que le métropolitain de Rouen pouvait assister à cette élection, mais à cause du canonicat attaché à ce titre, canonicat dont il avait pris possession, le jour de son installation en qualité d’archevêque. L’assemblée étant entièrement constituée, le président déclarait aux capitulans qu’ils étaient obligés de taire les dépositions qu’on allait lire, comme s’ils les eussent entendues sous le sceau de la confession. Il donnait l’ordre de fermer toutes les portes de l’église qui communiquent aux avenues de la salle capitulaire.
Dès l’ouverture de la séance, les deux chanoines-commissaires, assis sur un banc transversal au milieu de la salle capitulaire, avaient présenté au chapitre le cahier ou registre scellé, contenant toutes les confessions des prétendans à la fierte ; et ils avaient dit au chapitre combien, cette année, il y avait de prétendans au privilége, sans, toutefois, les nommer encore. Mais alors, on ouvrait ce registre, et le tabellion ou secrétaire lisait, à haute voix, toutes les confessions ; il les lisait même plusieurs fois, si cela était nécessaire. Il donnait également lecture des procès-verbaux des chanoines-commissaires, contenant la liste des noms et surnoms de tous les prisonniers détenus aux prisons de la ville. Cette lecture étant finie, tous les chanoines se mettaient à genoux pour invoquer l’assistance du Saint-Esprit. L’archevêque commençait l’hymne : Veni creator spiritus, qui était récitée alternativement par lui et par toute l’assemblée. Ensuite, il prononçait le verset : Emitte spiritum tuum, etc., puis l’oraison : Deus qui corda fidelium, etc., « le tout à ton esgal, sans chanter. » Chacun ayant repris sa place, l’archevêque invitait les deux chanoines-commissaires à dire leur avis, et à indiquer celui des prisonniers qui leur semblait le plus digne d’être élu pour jouir du privilége ; les deux chanoines opinaient, et, après eux, les autres membres du chapitre, le président d’abord, puis les anciens jusqu’au dernier reçu. Anciennement « lorsque Messieurs de chapitre estoient assemblez pour faire élection d’un prisonnier, trois religieux de Saint-Lô entroient dans le chœur de la cathédrale, et prenoient séance aux hautes chaires, en attendant qu’ils fussent mandés du chapitre pour juger de leurs différends lorsqu’il y arrivoit quelque débat ou contention, et, en ce cas, le prisonnier élu alloit aussi remercier les chanoines réguliers de Saint-Lô, comme ses juges et bienfaiteurs[54]. » Le prisonnier était élu, à la pluralité des suffrages, par les chanoines, qui opinaient à haute voix. Tel était du moins l’ancien mode d’élection, tel que nous l’indiquent les vieux manuscrits et Farin, dans sa « Normandie chrestienne » imprimée en 1659. Mais souvent il en était résulté des inconvéniens. Malgré les sermens solennels par lesquels étaient liés tous les capitulans, le secret des délibérations s’échappait souvent du conclave et devenait l’objet des entretiens de la ville. On savait qui avait voté pour tel prisonnier ou pour tel autre ; on répétait ce qu’avait dit chacun des votans. De là des animosités, des haines et quelquefois des querelles. Le chapitre s’était efforcé de faire cesser ces indiscrétions vraiment condamnables, mais sans pouvoir y réussir. En 1574, beaucoup de personnes surent, dans la ville, « tout ce qui s’estoit dict et faict en chapitre. Le promoteur s’en plaignit, disant que cela tournoit au grand préjudice d’un chacun et pourroit engendrer quelques querelles. Chacun des chanoines fut, sur ce, attraict par serment. » On n’y gagna rien ; car « fut affirmé par tous messieurs, chacun en particulier, n’avoir révélé aucune chose. » En 1582, quelques chanoines avaient révélé à un gentilhomme tout ce qui s’était passé, tout ce qui avait été dit lors de l’élection du baron d’Aubigny de la Roche ; ce gentilhomme l’ayant fait savoir au promoteur, mais sans lui nommer les indiscrets, le promoteur se plaignit au chapitre de cette violation du serment qu’avaient fait tous les chanoines, de ne rien révéler. « Cela alloit (dit-il) au grand deshonneur de la compaignye, préjudice et détriment du privilége. » Le chapitre fit publier un monitoire général contre ceux qui avaient divulgué le secret de la delibération ; ce monitoire fut lu et affiché dans le chapitre ; et le tabellion était chargé de recueillir les dépositions de ceux qui viendraient à révélation, « pour estre procédé contre les coupables, ainsi que de raison » ; le chapitre ne put Le mode rien découvrir. Dans la suite, les indiscrétions furent poussées si loin, et produisirent des conséquences si fâcheuses, qu’on sentit enfin la nécessité de substituer à l’ancienne forme d’élection un nouveau mode qui rendît impossible désormais ces révélations indécentes. Dans le chapitre général du 18 août 1661, il fut arrêté, en principe, « qu’à l’advenir il seroit procédé à l’eslection du prisonnier par la voie du scrutin. »
La forme de ce scrutin était fort ingénieuse, mais un peu compliquée. Après la lecture des dépositions des prisonniers interrogés, le secrétaire remettait à chacun des chanoines autant de bulletins qu’il y avait, cette année, de prétendans au privilége. Sur chacun de ces bulletins, le secrétaire avait écrit, en présence du chapitre, le nom d’un des prétendans ; tous les bulletins étaient pliés de la même manière. Sur le bureau était une boîte entièrement vide, et reconnue telle par les capitulans. L’archevêque, et successivement tous les membres du chapitre allaient déposer dans cette boîte le bulletin sur lequel était écrit le nom du prisonnier qu’ils voulaient élire ; puis on fermait la boîte, on la tournait et renversait, et les bulletins étaient mêlés, pour qu’on ne pût soupçonner quels billets avaient été mis les premiers ou les derniers. Alors deux anciens du chapitre s’approchaient du bureau ; chacun d’eux avait une feuille de papier où étaient inscrits les noms des divers prétendans à la fierte. Le président ouvrait la boîte, en tirait les billets et les comptait, puis les remettait dans la boîte ; ensuite, il les dépliait, l’un après l’autre, les faisant voir à MM. du chapitre, lisait tout haut le nom qui y était écrit, et mettait ensemble sur le bureau les bulletins qui portaient le même nom ; à mesure qu’un prétendant était appelé, les deux anciens chanoines faisaient chacun une croix sur leurs feuilles, en marge de son nom. Tous les billets ayant été ouverts et appelés, ces deux chanoines disaient, l’un après l’autre, combien chaque prétendant avait de voix. Le nombre total des suffrages inscrits sur la feuille de chacun d’eux se trouvant égal à celui des chanoines présens, on comptait et recensait, à la vue de tout le chapitre, les billets de chacun des prétendans qui avaient été mis ensemble sur le bureau ; le nombre de voix obtenu par chacun se trouvant conforme à celui indiqué par les feuilles des deux anciens, le prétendant qui avait obtenu le plus de voix demeurait élu pour jouir du privilége. Si, sur plusieurs prétendans, les deux qui réunissaient le plus de voix se trouvaient les avoir en nombre égal, il fallait que le chapitre optât entre les deux. Alors, on brûlait dans un réchaud tous les billets distribués, au commencement de l’élection, par le secrétaire ; puis ce dernier écrivait deux bulletins dont le premier portait le nom d’un prétendant ; il remettait à chacun des chanoines deux bulletins portant chacun le nom d’un des deux prisonniers ; et on allait, de nouveau, au scrutin. Si, à ce second tour, les voix se trouvaient encore partagées en nombre égal, on avait trouvé un moyen pour débarrer. Tous les bulletins étaient brûlés de nouveau ; on écrivait autant de fois deux bulletins que s’il y eût eu un capitulant de moins. Deux bulletins étaient laissés en blanc et pliés ensemble comme les autres bulletins, de manière à ce qu’ils restassent unis ; les autres de même. Chaque couple de bulletins ayant été compté par le président, et le nombre de ces couples de bulletins reconnu égal à celui des votans, le président les jetait dans la boîte, mêlait tous les bulletins, afin qu’on ne pût distinguer où était le double bulletin blanc ; puis les chanoines allaient, chacun à son tour, chercher deux billets pliés ensemble. Alors, commençait l’élection ; chacun choisissait secrètement entre les deux bulletins écrits qu’il avait reçus, celui qui portait le nom du prisonnier qu’il voulait élire. Le chanoine, à qui étaient échus les deux bulletins blancs, devait en garder le secret et jeter un de ces bulletins dans la boite ; c’était ce bulletin blanc qui débarrait dans le cas où tous les autres chanoines avaient persisté dans leur premier vote[55].
Avec des avantages, ce mode offrait encore des inconvéniens. Dans le secret absolu où restaient leurs votes, les chanoines ne craignaient plus de donner leurs suffrages à de grands criminels qu’ils n’eussent pas osé élire de vive voix. En 1663, le chapitre avait élu Jean De Bouton, sieur de Chantemesle, que le parlement refusa comme indigne. L’année suivante, lorsque les chanoines députés allèrent au parlement insinuer le privilége, M. Maignard de Hauville, premier avocat-général, se plaignit de l’élection par la voie du scrutin secret. « Depuis quelques années, dit-il, le chapitre a esleu personnes incapables et hors l’estendue du privilége, comme personnes accusées de guets-à-pens, femmes qui avoient faict périr des enfantz, et autres crimes semblables, les quelz ont obligé la cour de ne pas enthériner leur grâce. Et, par ce moyen, le chapitre a esté cause que l’esglise et le concours du peuple ont esté privés de ceste resjouissance publique ; il ne faut trouver autre cause de ce désordre que le changement du mode d’opiner du chapitre, qui est la voye du scrutin, très-dangereuse, qui donne lieu à tous ces désordres, qui favorise les guets-à-pens et crimes semblables, des quels on eust eu honte d’opiner de vive voix ; plusieurs jeunes chanoines peu expérimentez ne donneroient leurs suffrages, après avoir entendu les antiens dans leurs advis ; ilz ne suivent que leurs sentiments, sans avoir esgard aux inspirations du Saint-Esprit, pour la quelle eslection il est invoqué en ce jour… » Il demanda que « deffenses fûssent faictes d’opiner par la voie du scrutin, avec injonction de suivre l’ancien ordre. » La cour ayant différé de statuer sur ce réquisitoire, quelques chanoines allèrent représenter aux présidens Bigot et De Franquetot « que le réglement d’eslire désormais le prisonnier par la voie du scrutin, ayant esté fait en un chapitre général et pour plusieurs raisons justes et canoniques, le chapitre espéroit que la cour ne prononceroit rien au contraire. » Le président De Franquetot leur répondit « que le dessein du parlement n’estoit de donner aucune loy au chapitre sur la manière d’eslire le prisonnier, mais seulement de l’exhorter à reprendre son ancien usage, attendu que depuis que l’on s’estoit servy de la voye du scrutin, le chapitre avoit toujours présenté des personnes indignes de la grâce du privilége. Lai et le président Bigot exhortèrent le chapitre à bien user de leur privilége, et que la cour seroit satisfaite. » Le jeudi 22 mai suivant, jour de l’Ascension, le chapitre procéda à l’élection d’un prisonnier, par la voie du scrutin, et nomma le sieur De Montgouge, qui fut délivré sans difficulté par le parlement.
Le nom du prisonnier élu pour lever la fierte était proclamé par l’archevêque, et écrit sur une feuille de papier, en cette forme : « N….., prisonnier en la conciergerie du Palais, et ses complices. » Le tabellion signait ; puis cette feuille de papier était pliée comme une lettre, et cachetée du sceau du chapitre en cire verte, sous la queue de la lettre. C’est ce qu’on appelait le cartel d’élection (au moment où j’écris, j’en ai plusieurs sous les yeux). Le messager, mandé par le président, allait chercher le chapelain de Saint-Romain, qui arrivait « vestu de robe, surplis, aumusse et bonnet. » On lui remettait le cartel clos, en le chargeant de le porter promptement au parlement et de rapporter la réponse. Il partait, précédé du coutre de l’église et accompagné d’un clerc de l’œuvre. Il était expressément défendu à tous les chanoines de sortir du conclave, avant que l’on fût venu apprendre officiellement au chapitre le résultat de l’élection et la décision du parlement. Cet usage fut reconnu en 1373, le jour de l’Ascension[56]. En 1546, le lendemain de la fête, le chanoine Batencourt reçut une semonce pour être allé se promener dans la cathédrale, après le dîner du chapitre et avant que l’on connût la décision du parlement[57]. En 1572, le chapitre se montra plus sévère ; et Mc. Claude Séquart, chanoine, fut non seulement réprimandé, mais condamné à vingt sols tournois d’amende, parce que, le jour de l’Ascension, il était sorti de la salle capitulaire avant que la décision des magistrats fût connue.
Immédiatement après le départ du chapelain, les chanoines se dépouillaient de leurs surplis, et se rendaient à la bibliothèque, où ils trouvaient une table magnifiquement servie. Les dignitaires non prébendés, les chanoines qui n’étaient pas promus à l’ordre de prêtrise, encore bien qu’ils n’eussent pris aucune part à l’élection, étaient appelés à ce repas. Dès le samedi de Quasimodo, MM. de la chambre s’étaient occupés de régler ce repas, qui était toujours très-splendide. En 1557, il coûta cinquante-six livres neuf sols tournois, somme assez forte alors. En 1565, il coûta soixante-dix-huit livres quatorze sols. En 1575, M. le cardinal de Bourbon, archevêque de Rouen, y assistait ; et le chapitre, averti à l’avance, avait donné ordre « d’achepter des viandes des plus exquises qu’il se pourroit trouver » ; aussi le banquet coûta cent soixante-quinze livres dix-neuf sols six deniers ; c’était, pour le chapitre, une dépense fort onéreuse. En 1577, il arrêta qu’à l’avenir cinquante livres tournois seulement seraient prises dans la caisse, pour ce repas, et que les deux chanoines reçus les derniers acquitteraient le reste des frais. En 1598, « eu esgard à la cherté des vivres, le chapitre décida qu’il ne seroit faict que troys plastz de viande pour le festin de l’Ascension prochaine. » En 1619, il ordonna que, dans ce repas, « on éviteroit l’indécence et le scandale. » Dès 1584, on s’était plaint du dégât que faisaient les laquais des chanoines, qui venaient servir leurs maîtres, à ce repas ; et on avait décidé que « messieurs seroient dorénavant servis à table par des chapelains. » Cela avait paru beaucoup plus décent ; on reconnut bientôt que cela ne l’était pas du tout ; et les laquais reprirent leurs fonctions. Quelques chanoines en amenoient deux ou trois, « aucuns des quelz emportaient des bouteilles de vin, de la viande et autres choses sous leurs manteaux. » En avril 1621, il fut arrêté que chaque chanoine n’amenerait qu’un domestique, et qu’on ferait sortir les autres. En 1675, le dernier chanoine auquel avait été adjugée une maison canoniale, devait donner trois cents livres pour le banquet de l’Ascension ; le chapitre en fournissait quatre cents autres. En mai 1675, le chapitre fit donner ces quatre cents livres au bureau des valides qui avait de grands besoins ; le 15 novembre suivant, le chapitre arrêta qu’il ne donnerait dorénavant aucune somme pour le festin de l’Ascension, et que les trois cents livres dues par le dernier logé des chanoines « seroient employées à faire faire un desjeûner ou honneste repas, à l’heure accoustumée. » En mai 1752, époque où, comme nous l’avons vu, une sédition avait éclaté à Rouen, où le magasin des blés du roi avait été pillé, et la garde bourgeoise assaillie à coups de pierres, « vu la calamité présente et les besoins des pauvres, il n’y eut point de repas, et la somme qui étoit destinée à cet objet fut distribuée aux pauvres des paroisses dépendantes du chapitre. » Les années suivantes, le repas eut lieu. Ce repas n’était point sans recherche et sans somptuosité ; et s’il eût été possible que la discorde eût pénétré dans la salle du festin, comme naguère chez le trésorier de la Sainte-Chapelle, à l’aspect de la table bien dressée et bien garnie, nul doute qu’elle n’eût, aussi bien qu’alors, admiré un si bel ordre et reconnu l’église. Lorsque tous les convives étaient à table, le chanoine qui était en jour d’officier, et qui, le soir, fort tard peut-être, devait célébrer la grand’messe, était obligé de venir dans la salle du banquet dire le benedicite, puis il se retirait immédiatement, et ne revenait que pour dire les grâces.
À en croire un ancien manuscrit, « les chanoines ainsy réunis au conclave disnoient tous seulletz. » Mais il est certain qu’ils invitèrent quelquefois des personnes de distinction, et surtout des membres du parlement, depuis la suppression du grand dîner du Palais. En 1756, deux tables, de trente couverts chacune, dressées dans la bibliothèque, annonçaient que le chapitre attendait de nobles convives. C’étaient le duc de Montmorency-Luxembourg, gouverneur de la province ; le marquis de Villeroy, colonel du régiment du Lyonnais ; le marquis de Saint-Pern, lieutenant-général commandant des grenadiers de France ; le marquis de Puységur, maréchal de camp ; le marquis de Pont-Saint-Pierre ; le marquis d’Esclapont, lieutenant-colonel des dragons de la Reine ; MM. Feydeau de Brou, père et fils, le premier, doyen des conseillers-d’état, le second, intendant de la généralité de Normandie ; M. Le Camus de Pontcarré, premier président du parlement; tous les présidens à mortier, le doyen des conseillers, l’ancien président des requêtes, les gens du roi. En 1759, M. De Miromesnil, premier président, MM. De Villers, De Saint-Just et De Sévrai, conseillers au parlement, avaient été conviés à ce dîner ; la conjoncture était bien mal choisie ; car ce fut cette année-là qu’eut lieu l’élection de ce Dampierre, qui avait assassiné sa femme. En vain les chanoines avaient été avertis, à l’avance, que s’ils jetaient les yeux sur ce misérable, le parlement n’agréerait pas leur choix ; ils passèrent outre, persuadés que M. De Luxembourg, protecteur de Dampierre, leverait tous les obstacles. Dampierre fut donc élu, et le cartel envoyé au parlement, qui délibéra si longuement qu’à deux heures on ne pouvait pas encore pressentir sa décision. L’abbé Terrisse avait promis, de son chef, à M. De Miromesnil, que pour dîner on l’attendrait, lui et les trois conseillers conviés, jusqu’à cinq heures. Mais les chanoines perdaient patience, soit qu’ils fussent peu accoutumés au jeûne, comme le veut une chronique scandaleuse du tems, qui, en vérité, ne mérite guère de confiance ; soit plutôt, et cela est bien plus vraisemblable, qu’ils désirassent avancer les choses, pour que la cérémonie de la fierte eût lieu avant la nuit. Quoi qu’il en soit, la même chronique dit « qu’ils crièrent si fort, l’abbé Marescot, surtout, contre une si longue abstinence, qu’enfin il fut statué, d’une voix unanime (celle de l’abbé Terrisse exceptée), qu’on se mettroit à table et qu’on dîneroit sans attendre les conviés du parlement[58]. » Au plus fort de la mêlée, arriva le chapelain de Saint-Romain, qui venait annoncer que la cour avait déclaré Dampierre indigne du privilége. Se lever tous de table, se rendre dans une chambre voisine ; là, debout, décider tout d’une voix que « le chapitre avoit fait son élection et n’entendoit point procéder à une autre », expédier le chapelain avec cette réponse, puis se remettre à table et reprendre l’œuvre où on l’avait laissée : tout cela fut l’affaire d’un instant. Cependant l’abbé Terrisse, qui se voyait compromis avec le premier président, était sur les épines et non sans cause ; il ne fallut pas plus de tems au parlement pour enregistrer le nouveau cartel du chapitre et lever la séance, que le chapitre n’en avait mis à rédiger le cartel et à se rasseoir. Les chanoines en étaient à la fin du dessert, et le semainier attendait à la porte, tout prêt à entrer pour dire les grâces, lorsque voilà venir M. De Miromesnil, accompagné des trois conseillers invités avec lui. Les quatre magistrats stupéfaits, croyant rêver et se frottant les yeux ; l’abbé Terrisse, rouge, confus, balbutiant et ne sachant que dire ; les chanoines tout honteux n’osant lever les yeux de cette table, maintenant un peu en désordre, qui témoignait de leur appétit impatient et de leur empressement impoli ; c’est là une scène plus facile à imaginer qu’à peindre. Mais, dans les idées de l’époque, il n’y avait pas moyen que des magistrats prissent la chose du côté plaisant. Le premier président et les trois conseillers offensés témoignèrent leur surprise et leur mécontentement du peu de procédés du chapitre pour eux, et sortirent gravement, laissant les chanoines fort repentans et bien résolus à attendre desormais leurs conviés, ou à ne plus jamais inviter personne. En 1768, la misère des pauvres étant très-grande, il n’y eut point de grand banquet, et le chapitre fit remettre aux pauvres de la ville la somme destinée à en acquitter les frais. « Néanmoins, vu la nécessité où étoit le chapitre de se tenir assemblé jusqu’après la délivrance du prisonnier, on servit dans la bibliothèque un déjeûner simple, sans apparat, et sans aucuns domestiques. » Le 11 mai 1774, mercredi des Rogations, on ignorait encore à Rouen que le roi Louis XV était mort la veille ; on savait seulement que ce monarque « étoit en un extrême danger » ; le chapitre, en signe de douleur, arrêta qu’il n’y aurait point de repas le lendemain, et que la valeur en serait donnée aux pauvres. A la fin du repas, le célébrant venait dire les grâces, et il les terminait en prononçant ces mots : « Prions pour l’ame de M. Pierre Acarie, qui a donné commencement à cette bibliothèque. » C’est que la bibliothèque du chapitre, où avait lieu le repas, avait été comme fondée par Pierre Acarie, chanoine, official sous M. De Harlay, archevêque de Rouen, qui avait donné tous ses livres au chapitre. Le portrait de cet ecclésiastique était dans la bibliothèque[59].
Voyons, maintenant, ce qui se passait au Palais. Vers huit heures du matin, tous les membres du parlement, revêtus de leurs robes rouges, sortaient, deux à deux, de la chambre du conseil, précédés de quatre huissiers en robes violettes, et du premier huissier en robe rouge ; escortés par les capitaines, officiers et gens des deux compagnies de la Cinquantaine et des arquebusiers, tous en armes et revêtus de leurs habits d’ordonnance ; cette cour souveraine se rendait, par la grand’chambre dorée, à l’extrémité méridionale de la salle des procureurs, où était la chapelle du parlement. Cette vaste et belle salle était tendue de tapisseries ; en avant de la balustrade, avaient été placées, à droite et à gauche, des bancelles couvertes de tapisserie parsemée de fleurs-de-lys, sur lesquelles s’asseyaient MM. du parlement ; là était célébrée une messe haute très-solennelle, qu’on appelait, au Palais, la messe du prisonnier. Comme la grand’messe de la cathédrale devait se dire fort tard, ce jour-là, tous les chapelains de cette église venaient au Palais, rehausser par leur présence la solennité de la cérémonie. Les musiciens de la maîtrise, les enfans de chœur y venaient aussi, et la messe était chantée, « avec orgue, concert de musique et instrumens, à quatre chœurs. » Ordinairement, elle était célébrée avec diacre et sous-diacre, par le prieur curé de Saint-Lô, et par les chanoines réguliers de ce prieuré. Quelquefois un évêque y officiait pontificalement. Ainsi, en 1738, M. Leblanc, évêque d’Avranches, célébra cette messe. La chapelle du Palais avait été décorée encore plus magnifiquement qu’à l’ordinaire. On avait élevé près de l’autel une estrade pour l’évêque célébrant, avec des siéges pour les ecclésiastiques qui l’accompagnaient. Le prélat s’était habillé dans le parquet ; il en sortit, la mitre en tête et la crosse en main ; arrivé à la chapelle, il salua l’autel, puis, se détournant, salua MM. du parlement, qui lui rendirent son salut. A la fin de la messe, il donna la bénédiction épiscopale. À cette messe, MM. du parlement n’allaient pas à l’offerte, et le premier huissier ne présentait pas la paix, cela ne se faisant qu’à la messe rouge de la Scène des Saint-Martin. Nous avons vu qu’en avant de la chapelle, des bancelles couvertes de tapisserie fleurdelysée, étaient disposées pour MM. du parlement ; on plaçait, en outre, anciennement, devant les présidens seulement, des carreaux de velours pour s’agenouiller. Les conseillers n’en avaient pas, et étaient obligés de se mettre à genoux, ce qui n’était pas commode et leur déplaisait fort. Long-tems ils en murmurèrent entre eux ; enfin, à la messe de l’Ascension de 1685, leur chagrin éclata ; MM. Brice et Busquet, conseillers, demandèrent des carreaux, et il fallut bien qu’on leur en apportât ; mais « les présidents De Brumare et D’Amfrevillele trouvèrent mauvais, et ostèrent violemment ces carreaux, qui, dirent-ils, n’estoient deûs qu’aux présidents[60]. » Indigné de ce procédé, M. De Neufbosc, conseiller, voulut, à son tour, ôter le carreau de M. le président D’Amfreville, pour le donner à M. Brice ; se voyant repoussé, il donna à ce président un coup de poing dans le côté ; et pensez que voilà une messe pieusement entendue et un public bien édifié. Après la fête, tous les conseillers se liguèrent, signèrent une plainte et députèrent deux ou trois d’entre eux vers le chancelier de France. Cette grave affaire, renvoyée à un conseiller-d’état chargé d’en informer, fut enfin terminée par deux arrêts du conseil, fort avantageux pour les présidens. Toutefois, les conseillers y gagnèrent aussi quelque chose ; car, depuis, ils eurent toujours des carreaux, non de velours violet fleurdelysé d’or, comme les présidens, mais de drap rouge, « chose qui (dit mon manuscrit, rédigé par un conseiller) convient bien mieux et est plus auguste dans les messes du Palais. » On sent bien que l’assistance des religieux-chanoines de Saint-Lô, des chapelains de Notre-Dame, et surtout des musiciens et enfans de chœur, n’était pas gratuite. Un arrêt du 5 août 1649 met ces dépenses à la charge de celui des conseillers qui avait été reçu le dernier avant la fête.
Après la messe, le parlement rentrait dans les salles du Palais, où (anciennement) un dîner magnifique avait été préparé. Dans ces tems reculés, il n’y avait pas de bonnes fêtes sans repas de corps. Nous avons parlé du banquet du chapitre ; le jour de l’Ascension, il y avait aussi grand dîner dans toutes les juridictions de la ville, à la chambre des comptes, au bailliage. « Ces compaignyes s’assembloient après la messe oije, pour prendre leur reffection et disner et se resjoyr ensemble sur le rachapt et miséricorde de Dieu, espandue sur le paouvre criminel[61]. » Chez tous les habitans de Rouen, il y avait, ce jour-là, au dîner, quelque chose d’extra ; « il n’y avoit bourgeoys, tant paouvre fust-il, qui ne s’esgayast de ceste grande et exhubérante grâce divine » Mais le plus célèbre de tous ces repas était celui du parlement ; on l’appelait le festin du cochon, quelquefois même le cochon, sans doute parce que l’animal qui porte ce nom y figurait honorablement au beau milieu de la table. Très-anciennement, il y avait, ce jour-là, au Palais, deux déjeuners ou dîners, l’un pour la grand’chambre, l’autre pour la chambre des enquêtes ; de plus, il y avait un souper, le soir, dans ces deux chambres ; dans chacune d’elles, les frais des deux repas étaient faits par les deux derniers conseillers reçus. Lorsqu’il n’y avait pas eu de réception dans l’année, le parlement prenait une somme sur la recette des amendes, pour subvenir à cette dépense.
Mais ce cas était rare ; il arrivait plus souvent qu’il n’y avait qu’un seul conseiller reçu ; alors le parlement lui subvenait avec les mêmes fonds. Souvent même, dans des années de cherté, il aidait les deux conseillers festinants (on appelait ainsi les magistrats dont le tour était venu de faire les frais du festin). En 1573, la grand’chambre, tout en ordonnant que « les deux messieurs derniers entrés en la dicte grand’chambre feroient le desjeûner, le prochain jour de l’Ascension, décida qu’il leur seroit délivré la somme de cent livres sur la recepte des amendes, attendu la cherté de présent ayant cours. » En 1574, cette cherté continuait ; M. De Halley, conseiller, qui s’était fait dispenser l’année précédente, en prenant l’engagement de faire le déjeûner l’année suivante, voulut, cette fois, s’en excuser encore, disant qu’il n’était plus le dernier reçu de la grand’chambre. À ce compte, quelques uns de ces messieurs n’auraient jamais payé leur écot : aussi M. De Halley ne fut-il pas écouté ; et le parlement décida que ce conseiller « n’avoit plus lieu de s’en excuser. Seulement, vu la cherté ayant de présent cours, et surtout celle du vin, la cour lui subvint. »
On tenait tant à ce repas, que, pendant les troubles de la ligue, la fraction du parlement restée fidèle à la cause royale, qui était allée s’établir à Caen où elle était comme en exil, manquant presque de tout, réduite à prier Henri IV de lui donner des robes rouges, et n’ayant point enfin de prisonnier à délivrer, ne laissa pas, toutefois, de s’asseoir chaque année, le jour de l’Ascension, à un banquet dont un de ses membres faisait les frais. Le matin, cette compagnie assistait à une grand’messe en musique célébrée par les religieux cordeliers. « MM. les présidents avoient robes rouges, et aucuns de MM. les conseillers, autant qu’il y en avoit qui avoient des robes rouges, en estoient vestus, portans leurs chaperons rouges fourrez ; les autres estoient en robes noires. » Ensuite on se rendait dans la chambre du conseil, où un dîner avait été préparé. Ainsi tout se passait comme à Rouen, sauf la délivrance du prisonnier, qui, pourtant, à vrai dire, eût été le principal. Seulement, les huissiers, s’imaginant, sans doute, que la mauvaise fortune rapproche les distances, s’avisèrent, un jour d’Ascension, de venir s’asseoir « en mesme salle et à une table tout près de celle de Messieurs ; » et ces braves gens de tordre, d’avaler et d’expédier les morceaux aussi bien, voire mieux, par aventure, que MM. les présidens et conseillers du roi ; pour l’heure, on parut prendre la chose en patience ; c’était un jour de grâce ; et peut-être, faute de prisonnier à délivrer, on accorda, in petto, la fierte à ces pauvres diables ; mais ce n’était que par provision ; et, dès le lendemain, les gens du roi se plaignirent aigrement de cette « entreprise des huissiers, contre la révérence et respect qu’ils debvoient à Messieurs de la court, s’estant ainsy mis à table, à costé d’eulx, en lieu qu’ilz debvoient servir. » Le premier président Groulard, qui était encore dans un jour d’indulgence, se contenta de prononcer « qu’il seroit faict information de l’antienne forme et usance. » Les huissiers savaient mieux que personne ce qu’il en était ; aussi entendirent-ils le premier président à demi-mot, et croyez que, l’année suivante, ils n’y revinrent pas.
Après les troubles de la ligue, lorsque le parlement fut réuni tout entier à Rouen, les grands festins continuèrent mieux que jamais. En 1597, la peste infestait plusieurs bourgs et villages des environs de Rouen, et menaçait cette ville elle-même. On s’occupait activement de la reconstruction du Lieu-de-Santé, mais les fonds allaient manquer. Quelques jours avant l’Ascension, le premier président Groulard dit à la grand’chambre « qu’en ce temps miserable, l’on debvoit retrencher toutes sortes de superfluitéz de banquetz et plustost convertir la despense que l’on y faisoit en de bonnes œuvres, utiles pour ung bien public, comme estoit le Lieu-de-Santé. » Il demanda « que l’on se passast à ung disner, tant pour la grand’chambre que pour la chambre des enquestes, et que l’on ostast et retrenchast le souper » que chacune de ces chambres était dans l’usage de donner le soir de l’Ascension. Les festinants de l’une et de l’autre chambre, ainsi déchargés, seraient quittes, en payant chacun cinquante écus que l’on emploierait à l’achèvement du Lieu-de-Santé. Sans doute la chambre des comptes, les trésoriers de France, le présidial et les autres compagnies de la ville voudraient, à l’exemple du parlement, « se retrencher et frayer aussy quelque chose pour les affaires de la santé. » Cette proposition, après avoir été délibérée per vota, fut louée et approuvée de tous. Des députés furent envoyés à la Tournelle et aux Enquêtes, pour faire savoir à ces chambres ce qui venait d’être décidé. MM. de la Tournelle applaudirent à cette résolution. « MM. des Enquestes s’y monstrèrent un peu plus difficiles, » mais la grand’chambre tint bon ; et il fut décidé qu’il y aurait seulement un dîner, et point de souper. M. Delaroque, l’un des festinants de cette chambre, consentit à payer, pour le Lieu-de-Santé, ce que la cour jugerait convenable ; on eut plus de mal avec M. Du Rozel, l’autre festinant, qui se récriait beaucoup, disant que « cela estoit volontaire et qu’il n’entendoit estre tenu de payer aucune chose. » Mais on lui fit honte de ses doléances, et il finit par s’exécuter comme son collégue. Ce souper n’était pas moins dispendieux que le dîner ; quelquefois on y invitait l’archevêque de Rouen, qui, retenu le matin au chapitre, pour l’élection du prisonnier, n’avait pu assister au déjeûner. Le vieux cardinal de Bourbon, qui, depuis, rêva qu’il était roi et qu’il s’appelait Charles X, se trouva souvent à ce second repas.
Mais, à un abus, en fut substitué un autre, peut-être plus dispendieux encore. Au lieu du souper qui s’était fait anciennement au Palais, le soir de l’Ascension, il passa en coutume que les deux conseillers festinants offrissent, le dimanche après la fête, un dîner à MM. de la grand’chambre. Ce dîner se donnait dans quelque jardin loué à cet effet, ou bien à l’archevêché, ou dans une salle de Saint-Ouen. Le samedi 13 mai 1600, on voit M. Moynet de Taucourt « inviter Messieurs à disner, le lendemain, au jardin, au lieu du soupper, qui autrefois se faisoit le jour et feste de l’Ascension, pour la solemnité du privilége. » On alla donc dîner au jardin ; M. Moynet, qui était chaud protestant, n’ayant eu garde de demander l’archevêché. — Jusques ici nous n’avons parlé que des conseillers festinants. Mais les conseillers étaient-ils seuls soumis à cette corvée, et les gens du roi ne devaient-ils pas la subir à leur tour ? On se le demanda en 1602. Cette année-là, il n’y avait aucun conseiller de la grand’chambre qui n’eût, à son tour, offert le festin annuel de l’Ascension. Quelqu’un ayant ouvert l’avis que les gens du roi ne devaient pas en être exempts, on pria ces messieurs de s’en occuper, mais ils s’en excusèrent, n’y étant pas, disaient-ils, obligés. La cour admit leurs excuses comme raisonnables, « veu qu’ils n’estoient pas véritablement du corps de la grand’chambre. » Il fut donc convenu que le receveur des amendes en ferait les frais, mais on enjoignit aux gens du roi d’y avoir l’œil, et de prendre garde que les deniers du roi fussent bien dispensés. « Y avoir l’œil ? (répondit l’avocat-général Thomas) nous n’en ferons rien, et demandons arrest qui nous en dispense ; ce n’est voirementnostre charge, et nous ne sommes cuisiniers pour sçavoir si le recepveur aura bien faict ou non. » « Entendez-vous (lui dit le président) persister aux termes que vous venez d’employer ? » « Depuis vingt-cinq ans que je suis en charge (reprit l’avocat-général Thomas), je n’ai jamais veu que l’on ayt condamné les gens du Roy à faire le festin de l’Ascension. Au reste, il ne fault pas prendre les mots aux cheveulx, et nous sçavons le respect que nous debvons à la court. » La chose en demeura là, relativement aux gens du roi[62]. Le receveur des amendes fit « une liste des viandes et choses nécessaires pour le dîner. » Il la soumit au premier président Groulard, qui, de l’avis de la compagnie, supprima ce qui lui parut de trop. Ce magistrat insista, de nouveau, sur la nécessité de « retrancher les luxes et despenses superflues et par trop déréglées, qui, depuis quelques années, s’estoient introduictz par émulation ou la curiosité de quelques ungs. » Pour couper pied à toutes ces superfluités, le parlement décida qu’à l’avenir il ne se ferait plus, à propos de la fête de l’Ascension et du privilége de saint Romain, qu’un seul repas, celui usité, de tout tems, au Palais, le jour même de l’Ascension ; que cent écus seulement, pris sur la recette des amendes, seraient consacrés à ce festin, par le receveur, qui, seul, en dirigerait les préparatifs, sans qu’aucun membre du parlement eût besoin de s’en occuper. Il fut défendu à MM. des Enquêtes de faire un repas particulier dans leur chambre.
Mais ces cent écus ne suffisaient pas à la dépense : l’amende destinée à cet usage par le roi n’était pas assez forte, et le receveur se plaignait d’y avoir employé de ses deniers. Le 14 mai 1604, le premier président Groulard reconnut lui-même la nécessité de reprendre « l’ancienne coustume, qui n’avoit esté retrenchée que pour raison du luxe et des exceds qu’on y apportait. Il estoit plus séant (disait-on) que les nouveaux entrans et derniers reçus en la grand’chambre en eussent la charge : seulement il convenoit qu’ils se gardâssent de tout luxe et superfluité ». Cette année, les deux derniers conseillers reçus donnèrent, pour ce repas, chacun cent écus auxquels on en ajouta cent autres pris sur les amendes. Trois cens écus étaient une somme alors ; c’en serait une encore aujourd’hui ; et on peut imaginer quel repas ce devait être.
Lorsqu’il n’y avait pas eu de promotion à la grand’chambre, dans l’année, des fonds pris sur la recette des amendes faisaient face aux frais du repas ; on prenait le pain et le vin à la buvette. En 1626, la misère était grande, « le nombre des pauvres augmentoit chaque jour » ; on souffrait beaucoup à Rouen de la disette des grains. Quelques jours avant l’Ascension, M. De Faucon, premier président, fit à la grand’chambre un tableau pathétique des maux de la province, et insista sur la nécessité « de retrancher le luxe et les superfluitéz qui se faisoient aux festins et banquetz du jour de l’Ascension, et d’en employer les deniers à la subvention et nourriture des pauvres ». On en conféra avec les procureurs-généraux de la chambre des comptes et de la cour des Aides ; je ne vois pas quel fut le résultat de cette conférence. Mais si, alors, on en revint à l’économie et à la frugalité, ce ne fut pas pour long-tems ; car, en 1631, quelques jours avant l’Ascension, M. De Bretignières, procureur-général, parla à son tour de la nécessité de retrancher les « grandes despenses qui se faisoient au banquet de l’Ascension. Le nombre des pauvres des paroisses de Saint-Maclou, Saint-Nicaise et Saint-Vivien estoit (dit-il) augmenté presque des deux tiers de ce qu’il estoit en 1622 ; il convenoit donc d’employer en aumôsnes aux pauvres nécessiteux, une partie des despenses excessives que l’on avoit coustume de faire en pareil cas. » La cour en délibéra ; mais sa décision peut surprendre ; il fut arrêté « de ne rien innover, et qu’il en seroit usé en la manière accoustumée. »
Que l’on ne s’étonne pas de voir se prolonger si longtems un abus si souvent attaqué. Presque tous les ans, comme on l’a vu, il était question de supprimer ce repas, ou, du moins, d’en diminuer considérablement la dépense. Beaucoup de membres de la compagnie y donnaient les mains ; mais on éprouvait la plus vive opposition de la part de ceux des membres de la compagnie, qui, ayant fait récemment les frais de ces fastueux banquets, apostrophaient vivement les nouveaux venus, leur imputaient d’avoir provoqué ces délibérations, et leur demandaient pourquoi ils seraient dispensees d’une charge que tous leurs anciens avaient supportée.
Lettre En avril 1639, presque un mois avant l’Ascension, le parlement reçut une lettre très-expresse détaillée de Louis XIII, qui semblait devoir amener la compagnie à mettre des bornes à ce luxe effréné. « Noz améz et féaulx (leur écrivait ce monarque), nous sçavons que c’est une coustume ancienne, observée entre vous, que, tous les ans, le jour de Saint-Romain, après la levée de la fierte[63] il se faict par le dernier des conseillers en nostre court de parlement de Rouen entré en la grand’chambre, ung festin solemnel à tous ceulx de nostre dicte court, et qu’aucun de ceulx qui montent en ladicte chambre n’est exempt de ceste despense. Nous sçavons aussy que ceste coustume, particulière entre vous, n’ayant pas une approbation universelle, a esté mise, diverses fois, en délibération en nostre dicte court, comme si on la vouloit abolir ; mesme que la pluspart y ont donné leurs voix, dont l’effect n’a esté retardé que par quelques uns de ceux qui, les derniers, avoient faict ceste despense, qui imputent aux autres qu’ils s’en vouldroient excuser. Et, considérant combien plus louablement telles despenses se pourroient faire en autres choses, comme seroit en aumosnes et autres œuvres pies ; surtout en ce temps où le besoing en est très-grand et où l’exemple de nos officiers peut beaucoup vers les peuples pour les induire aux bonnes œuvres ; nous avons désiré vous faire ceste lettre pour vous dire ce que nous pensons sur ce subject, vous exhorter et convier, comme nous faisons, d’y faire considération, et de prendre, entre vous, résolution de réformer cet abus, dès à présent et pour l’advenir, employants ce que l’on a coustume d’y despenser, en quelque œuvre qui soit plus louable, comme en aumosne vers les pauvres et prisonniers, ou autrement ainsy que vous en adviseréz estre pour le mieux. »
Le parlement, après avoir délibéré sur cette lettre, arrêta que « les grands festins seroient abolis ; seulement, chaque année, les deux derniers conseillers promus à la grand’chambre, remettroient chacun la somme de cent escus (faisant en tout six cents livres) dans les mains du premier huissier, pour estre employés à un disner de toute la compaignie assemblée le jour de l’Ascension, pour la cérémonie du prisonnier. » Ne voilà-t-il pas un grand acheminement à la frugalité ; et si un dîner qui coûtait six cents livres d’alors était réputé modeste, qu’était-ce donc que ces grands disners que le parlement déclarait abolir ? Encore trouva-t-on, en 1648, que cette somme ne suffisait pas ; et beaucoup de membres demandèrent que chacun des deux derniers conseillers promus à la grand’chambre donnât pour cet objet cinq cents livres au lieu de trois cents, pour faire la somme de mille livres. MM. Voisin et Bigot, qui étaient les festinants, cette année là, déclarèrent qu’ils étaient prêts à faire ce que la cour trouverait bon, mais à condition, toutefois, que ce qui serait résolu « ne seroit pour eulx seulement, mais serviroit de règle, à l’advenir. » Rien n’était plus juste ; il fut donc décidé que, dorénavant, les deux derniers reçus d’entre les conseillers paieraient chacun cinq cents livres qui seraient employées à la dépense du dîner. En 1662, la misère étant très-grande, on avait établi des taxes pour les pauvres. Le parlement délibéra sur le point de savoir si on ferait le festin, suivant l’usage ordinaire ; si on en appliquerait la valeur à la subvention pour les pauvres, ou bien enfin si on réserverait quelque chose sur cette somme pour faire un déjeuner ; on adopta ce dernier biais ; il fut arrêté qu’une somme de cinq à six cents livres serait réservée pour le déjeûner, et que les deux magistrats, chargés de faire le festin, verseraient le surplus des mille livres par eux dues, dans les mains des trésoriers des pauvres. En 1685, la pauvreté et la misère étant encore extrêmes, MM. De Planterôsse et Piédouë, conseillers, qui étaient en tour, payèrent chacun mille livres, « au moyen de quoi ils furent dispensés de faire le festin ». Sur ces deux mille livres, mille six cents furent données en aumône à l’hôpital et à la Madeleine ; les quatre cents livres qui restaient furent employées au déjeûner du jour de l’Ascension.
Le sort de ce festin était d’être ainsi, à chaque instant, supprimé, réduit, puis rétabli plus somptueux qu’avant. Il était réservé au premier président Montholon (premier du nom) de lui porter un coup dont il ne pourrait plus se relever. Dans une assemblée générale du 21 avril 1692, il représenta que « la cérémonie qui se pratiquoit le jour de l’Ascension avoit beaucoup d’indécence, et qu’il falloit abattre le repas qu’on avoit coustume de faire, ce jour-là, vulgairement appelé le cochon. » Après une assez longue délibération, il fut arrêté que, désormais, le jour de l’Ascension, on se trouverait à midi au palais, pour y entendre la messe solennelle accoutumée ; qu’ensuite on se rendrait dans la grand’chambre, pour y juger le prisonnier qui serait nommé par le chapitre, et « qu’un chacun mangeroit chez soi, avant que de se trouver à la cérémonie. » Toutefois, l’obligation imposée à chaque conseiller, de payer mille livres, lors de sa promotion à la grand’chambre, fut maintenue ; on décida que ces mille livres seraient versées dans le coffre de la cour, et que chacun des présidens aurait une clé de ce coffre.
A dater de cette époque, je ne trouve dans les registres rien de relatif au banquet du jour de l’Ascension. On peut s’étonner des énormes dépenses qu’entraînait ce repas ; mais, d’abord, il faut remarquer que le parlement se composait de cent à cent vingt membres appartenant presque tous aux familles les plus riches et les plus distinguées de la province ; quelques uns de ces magistrats s’étant piqués de faire grandement les choses, ceux qui vinrent après eux, ne voulant pas demeurer en reste, renchérirent encore sur eux, et bientôt il n’y eut plus de bornes. Ajoutons que, presque tous les ans, les gouverneurs de la province, des conseillers d’état, des prélats, des princes, honoraient ce repas de leur présence. Le parlement se croyait obligé de déployer un luxe et une magnificence dignes de lui, dignes de pareils convives.
Toutefois, dans ces honneurs décernés à des princes, à des prélats, le parlement tenait toujours à ses prérogatives et ne perdait pas un pouce de terrain. Ainsi, lorsque c’était un évêque qui avait célébré la messe, le prélat déposait sur l’autel ses ornemens de célébrant, et rentrait avec le parlement dans les salles du palais, ayant à sa droite le premier président et à sa gauche le plus ancien des présidens à mortier ; et lorsqu’on se rendait à la salle du banquet, le premier président ne manquait pas de passer devant le prélat. Le parlement ne voulait même pas que son chef cédât le pas aux gouverneurs de la province, fussent-ils princes du sang. Le jour de l’Ascension 1622, le parlement étant dans la grand’chambre dorée, avec le duc de Longueville qui était invité, lorsque le moment vint de passer dans la chambre d’hiver où les tables avaient été dressées, M. Alexandre De Faucon, premier président, « entra le premier dans la salle du festin, après lui le duc de Longueville et ensuite les autres présidents. » Les présidens lavèrent les mains avec le prince. Toutefois, le duc de Longueville s’assit au haut bout de la première table, qui était pour les présidens et pour MM. de la grand’chambre, et « dans une chaire de velours rouge, couverte de passementz d’or, sur laquelle estoient des couëssins de velours violet fleurdelysé. » A sa droite et à sa gauche étaient les présidens ; et des conseillers de grand’chambre, autant qu’en pouvait contenir la table, étaient assis sur des bancs couverts de tapisserie fleurdelysée. D’autres tables avaient été dressées, où s’assirent ceux de MM. de la grand’chambre qui n’avaient pu trouver place à la table du prince, MM. des enquêtes, les gens du roi, le greffier en chef et le greffier de la grand’chambre. A la fin du dîner, le dernier reçu des huissiers disait les grâces, qui, ensuite, étaient chantées en musique[64].
Le dîner fini, le parlement, averti que les envoyés du chapitre, chargés d’apporter le cartel d’élection, étaient dans le palais, se rendaient dans la grand’chambre dorée, pour les recevoir.
Pendant le repas du parlement, qui durait environ deux heures, une toute immense assiégeait les avenues du Palais. La cinquantaine, la compagnie des arquebusiers et les sergens avaient peine à contenir cette multitude curieuse et impatiente. Souvent, forçant les gardes et renversant les obstacles, elle parvenait à s’introduire dans la grand’chambre dorée, où allait avoir lieu l’interrogatoire du prisonnier. En 1665, le duc de Montausier, gouverneur de la province, averti que la ville capitale de son gouvernement était désolée par la peste, s’était empressé de quitter Paris, pour venir partager les dangers de la population confiée à ses soins[65] ; il avait excité, par cette résolution généreuse, la reconnaissance et l’admiration des habitans de Rouen, qui recherchaient toutes les occasions de le voir et de lui témoigner les sentimens dont il les avait pénétrés. Le jour de l’Ascension, le peuple ayant su qu’il était au palais où il dînait avec le parlement, s’y porta aussi-tôt ; et son empressement devint fort incommode pour les magistrats. L’année suivante, on s’en souvint ; et il fut arrêté que, « pour prévenir la confusion et le désordre qui arrivoient en la salle d’audience par les personnes qui trouvoient le moyen d’y entrer, le prisonnier seroit interrogé, désormais, dans la chambre du conseil. » Mais cela n’eut lieu que pendant peu de tems. Plus tard la grande audience du prisonnier continua d’avoir lieu dans la chambre dorée, et, comme les désordres recommencèrent, il fut arrêté, en 1779, du tems du premier président Montholon, deuxième du nom, « que nul ne seroit admis dorénavant en la dite séance, que sur des billets signés de M. le premier président. »
Lorsque le parlement était en séance, et après que le greffier de la grand’chambre avait fait l’appel des membres de la compagnie, on introduisait les envoyés du chapitre. Tant que la confrérie de Saint-Romain exista, le chapelain de Saint-Romain, qui venait apporter le cartel, était accompagné du prévôt de cette confrérie et de « quatre compaignons choisis par le prévost[66]. » D’anciens maîtres de la confrérie se joignaient à eux, ce qui donnait plus de solennité à cette partie du cérémonial. Le chapelain de Saint-Romain, en surplis et aumusse, traversait le parquet, s’inclinait devant MM. du parlement, et présentait le cartel d’élection au premier président, qui brisait le sceau, lisait le cartel ou le remettait à un conseiller pour en faire l’ouverture. A dater de ce moment, l’ancien cérémonial était bien simple et bien court. Du tems des échiquiers temporaires, les clercs, porteurs du cartel, disaient ; « Nous sommes envoyéz par les doyen et chapitre de l’églize Nostre-Dame de Rouen, qui, en usant du privilége de monsieur sainct Romain, ont esleu pour joyr d’icelluy privilége l’un des prisonniers criminelz qui trouvez ont esté ès prisons du roy nostre sire à Rouen ; dont le nom est par escript en ung pou (peu) de papier cloz et scellé, afin que le dict prisonnier leur soit délivré en la manière accoustumée. » Alors, ils déposaient le cartel, et se retiraient ; le président criminel décachetait ce cartel, en présence du bailli de Rouen, du vicomte, de l’avocat et du procureur du roi, mandés à l’échiquier, à cet effet. Après avoir entendu le nom du prisonnier élu, si les magistrats savaient de quel crime il était accusé, ils le délivraient, sans difficulté, sauf le cas d’hérésie et de lèze-majesté. S’ils l’ignoraient, et que, conformément à l’usage existant dès lors, le prisonnier se fût fait écrouer pour dette civile, ils le délivraient sans l’interroger, sauf les réserves du procureur du roi. Ainsi, en 1454, le cartel du chapitre contenant le nom de Michel Manaut, « eu sur ce les adviz des officiers du bailliage, qui distrent (dirent) qu’ilz n’avoient point de congnoissance que le dict Manaut fust coulpable d’aucun crime, mais avoit, le dict jour de Rouvoisons (de l’Ascension), esté mis ès dictes prisons, à la requeste de Pierrenet le Plastrier, pour la somme de 10 liv. en quoy il estoit à luy obligé par corps ; iceluy prisonnier fu mandé des dictes prisons et faict venir en la chambre du conseil ; et illec, sans aucunement l’interroguer pour quel cas il doubtoit de (craignait pour) sa vie, fu délivré et baillé aux dictz chapellains et frères, par protestation que fist le dict procureur du roy, que s’il venoit à sa congnoissance que le dict prisonnier fust coulpable de crime de lèze-majesté, de l’aprouchier (citer en justice) et faire apréhender, s’il veoyoit que bien fust et y procéder ainsi qu’il appartendroit. » Ce Manaut avait tué sa femme, qui le quittait la nuit pour aller rejoindre ses amans.
Mais, lorsque l’échiquier, devenu stationnaire, voulut, abusant d’un édit de Louis XII, étendre au privilège de saint Romain des exclusions et des indignités qui ne regardaient point ce privilége, et établir en principe que la fierte serait refusée aux assassins de guet-à-pens, aux faux-monnayeurs, etc., il fallut bien que cette cour, quand les envoyés du chapitre lui demandaient un prisonnier, examinât son procès, si ce procès existait dans son greffe, ou, dans le cas contraire, se contentât d’interroger le prisonnier. Cet usage fut surtout rigoureusement suivi, depuis l’édit de 1597, par lequel Henri IV avait expressément défendu de donner la fierte aux individus coupables des crimes mentionnés ci-dessus, et, en outre, aux coupables de viol commis sur des filles.
Si donc le procès du prisonnier élu par le chapitre existait au greffe du parlement, le premier président donnait des ordres pour qu’on l’apportât à la cour, puis il nommait un conseiller pour en faire le rapport. Lorsque la procédure était volumineuse, deux autres conseillers étaient adjoints au rapporteur, pour l’aider dans son travail ; on les nommait évangélistes ; leurs fonctions étaient de rechercher les pièces et de les lire à la cour. Mais souvent le procès n’était pas au greffe. L’usage permettant à tous les régnicoles de prétendre au privilége, on conçoit que le parlement ne pouvait voir les procès de ceux qui venaient des autres provinces indépendantes de sa juridiction. Comment cependant, sans avoir vu le procès, connaître au vrai le degré de criminalité de l’acte commis par le prisonnier élu ; comment s’assurer si cet acte n’offrait pas des circonstances qui rendissent l’élu indigne du privilége, aux termes de l’édit de 1597. Sa confession devant les députés du chapitre, ses réponses devant le parlement, dictées, on le conçoit, par un vif désir de sauver sa vie et d’obtenir sa grâce, ne pouvaient inspirer qu’une médiocre confiance. Aussi vit-on les adversaires du privilége, le célèbre Sacy entre autres[67], tirer de cette impossibilité un argument très-fort pour soutenir que le privilége ne pouvait être accordé qu’à des hommes nés dans la province ou auteurs de crimes commis en Normandie, le parlement de Rouen ne pouvant que dans ces deux cas seuls les regarder comme ses justiciables. En 1615, le jour de l’Ascension, M. Du Vicquet, premier avocat-général, fatigué de voir ainsi souvent élire des prisonniers dont les procès ne pouvaient être représentés, demanda que « le parlement pourvût à ce que, dorénavant, ceux qui prétendroient jouir du privilége de saint Romain, fissent apporter leurs procès au greffe criminel, afin que la cour en tirast la connoissance de leurs crimes, en circonstances et deppendances. » Pour cette année, il n’empêchait pas, dit-il, que le prisonnier élu par le chapitre (le sieur De Villurbane, écuyer) fut délivré « pour les cas par lui confessés, et ainsi qu’il les avoit confessés ; » mais il demandait qu’aux frais de ce prisonnier les charges et informations fussent apportées à Rouen, au greffe du parlement, et qu’il signât l’interrogatoire par lui prêté, pour que les gens du roi pussent ensuite prendre de plus amples conclusions, si elles y échéaient. Ces conclusions restèrent sans effet, le parlement s’étant contenté d’ordonner la délivrance pure et simple du sieur De Villurbane.
Quoi qu’il en soit, si le procès était représenté, on lisait la procédure avec la même régularité que s’il se fût agi de prononcer une condamnation ; on jugeait les reproches ou récusations, s’il y en avait. Pendant l’examen du procès, les huissiers du parlement, accompagnés du chapelain de Saint-Romain, du clerc de l’œuvre, du messager et de quelques soldats de la Cinquantaine, allaient chercher le prisonnier. S’il était à la conciergerie du palais, ou dans la geole de quelque tribunal subalterne, la chose allait seule. Mais souvent il était détenu à la chambre des comptes, ou au bureau des finances, ou au bailliage. Ces diverses juridictions étaient très-jalouses, nous l’avons vu, du droit exclusif que s’arrogeait le parlement, de délivrer au chapitre des prisonniers que les officiers de cette cour venaient, pour ainsi dire, arracher de leurs mains et enlever sous leurs yeux. Le jour de l’Ascension, ces compagnies étaient assemblées dans leurs prétoires. Là, comme au parlement, il y avait eu messe haute, grand dîner[68] ; et ces magistrats restaient en séance, espérant toujours, mais toujours en vain, pouvoir, à leur tour, jouer un rôle brillant dans une cérémonie qui excitait à un si haut degré l’intérêt de tous. En 1523, le jour de l’Ascension, des huissiers du parlement étant venus aux prisons de la cour des Aides chercher Jean Le Landois, sieur d’Hérouville près Caen, élu par le chapitre pour lever la fierte, la cour des Aides décréta d’ajournement personnel ces deux huissiers. Par son ordre, ses avocats et procureur généraux allèrent remontrer au parlement « qu’en enlevant ainsy ung prisonnyer qui appartenoit à la cour des Aides, on avoit agy par circonvention, sinistrement et autrement que deuement. » Ils demandèrent que le prisonnier fût rendu à la cour des Aides, déclarant qu’en cas de refus, cette cour entendait en faire les poursuites, pour en avoir raison et réparation. Sur le refus du parlement, la cour des Aides envoya une députation au roi. L’affaire ne paraît pas avoir eu d’autres suites ; et cependant le ressentiment de la cour des Aides était grand ; car, par son ordre, Thomas Dacher, concierge de ses prisons, qui avait laissé enlever le prisonnier, fut mis en prison à sa place, et n’obtint sa liberté que trois ans après. En 1672, pour éviter de semblables conflits, on rédigea au parlement une déclaration que signèrent les chanoines de la cathédrale de Rouen, par laquelle « ils reconnoissoient le parlement de Normandie pour le seul juge des prisonniers qu’ils choisiroient pour jouir du privilége de saint Romain. » Cela n’empêcha point, dans la suite, les autres juridictions de disputer quelquefois au parlement, mais toujours sans succès, des prisonniers détenus dans leurs conciergeries.
Mais, le plus ordinairement, le prisonnier était délivré sans difficulté aux huissiers du parlement, qui déchargeaient le concierge de l’écrou. Pour qu’il pût librement marcher, ils attachaient ses fers ou ses chaînes à une seule de ses jambes. Dans cet état, on le menait, tête nue, à la conciergerie du Palais ; car l’usage voulait qu’il y fût enregistré. En quelque prison qu’il eût été écroué d’abord, il lui fallait passer par la conciergerie du Palais, avant de paraître devant le parlement ; « toujours on l’admenoit et faisoit passer par la conciergerie[69]. », et « si le prisonnier n’estoit pas ferré, il falloit qu’il le fût, avant d’estre conduit devant les juges[70]. » Cette nécessité de passer par la conciergerie était bien étroite ; car, en 1602, le chapitre ayant élu Antoine De Lespine, jeune homme de Rouen, dont le crime était de s’être battu en duel deux ou trois jours seulement auparavant, aux portes de la ville, ce prisonnier, détenu au bailliage, étant blessé au point de ne pouvoir venir à pied du bailliage au parlement, « fut apporté dans ung pennier d’ozier, pour raison de sa blessure. On le fit entrer dans la conciergerie, encore que l’on sçeust bien que le pennier ne pourroit point passer par le dégrey de la Tournelle ; puis on le fit ressortir de la conciergerie et monter par les dégréz de la grand’salle des procureurs[71] » C’est qu’alors on faisait monter les prisonniers de la conciergerie par un escalier de la Tournelle, qui aujourd’hui n’existe plus, ou du moins n’est plus d’usage. En entrant dans la chambre dorée, le prisonnier se jetait à genoux. Immédiatement on le faisait asseoir sur la sellette ; et alors commençait son interrogatoire ; « cet interrogatoire étoit toujours sévère ; le premier président avoit soin d’y rappeler toutes les charges du procès, et de demander au rapporteur et à chacun de messieurs du parlement, s’ils n’avoient point d’autres interrogats à faire, les invitant à le suppléer, s’il avoit omis quelques charges essentielles[72]. » L’interrogatoire étant fini, on faisait retirer le prisonnier. Alors, commençait la tâche des gens du roi. Comme ils avaient été présens à tout ce qui venait de se passer, ils commençaient par délibérer collégialement entre eux si le cas dont il s’agissait était susceptible ou non du privilége de la fierte. Après quoi, l’un d’eux prenait la parole, et concluait en conformité de la résolution collégiale prise entre eux. Long-tems les avocats-généraux avaient été ou s’étaient dits en possession de parler en cette circonstance solennelle, à l’exclusion du procureur-général. Mais en 1729, M. Durand de Missy, nouveau procureur-général, voulut donner les conclusions sur l’élection des sieurs De Boscgeffroy et De Torcy, et ne fit connaître sa prétention que le jour même de l’Ascension, lorsqu’on allait se rendre à la chapelle du Palais, pour entendre la messe. Au retour dans les salles du Palais, les avocats-généraux réclamèrent vivement contre la prétention du procureur-général. Le parlement, après les avoir entendus dans leurs soutiens respectifs, décida que, par provision, sauf et sans préjudice des avocats-généraux et du procureur-général, ce dernier porterait la parole dans l’affaire de ce jour. Alors, les deux avocats-généraux sortirent de la grand’chambre, d’assez mauvaise humeur, et ils se hâtèrent d’adresser une plainte au roi, contre ce qu’ils appelaient l’entreprise du procureur-général. Dans ce mémoire, qu’ils rédigèrent collectivement, ils disaient que « le procureur-général n’avoit que le ministère de la plume, lequel demandoit du silence et du secret. » Dans les registres du parlement, on trouvait des preuves multipliées de la possession où ils étaient de porter seuls la parole, ce jour-là. M. Durand de Missy, repondit « que le procureur-général n’étoit pas un muet à qui toute parole fut interdite. » De plus amples détails sur ce démêlé seraient peut-être fastidieux pour le lecteur. Nous ignorons ce que le roi ou son conseil décida sur ce différend. Mais depuis, on vit, le jour de l’Ascension, tantôt un avocat-général, tantôt le procureur-général prendre la parole, sur le cartel du chapitre.
L'orateur du parquet prononçait un discours dans lequel il avait soin de rapprocher toutes les charges du procès ; lorsqu’il avait fini, la délibération commençait. Quelquefois des parties civiles puissantes, en crédit, signifiaient au parlement, en ce moment même ou peu auparavant, des lettres d’évocation par lesquelles elles avaient espéré lier les mains de cette cour ; mais on en tenait peu de compte. Le mai 1631, sur une pareille évocation, le parlement jugea « qu’elle n’empêchoit point, en ce privilége, que la cour y interposât son autorité, et n’en jugeât le mérite pour l’intérêt public. » On avait plus d’égard aux récusations, et avec raison ; il ne convenait pas que des magistrats, parens du prisonnier ou de ses parties adverses, prissent part au jugement. Ainsi, en 1634, MM. Baudry et Payen, conseillers, parens du sieur De Montot, homicide par le prisonnier qu’avait élu le chapitre, se retirèrent. En 1602, on mit en question si MM. Moynet, Grimoult, De la Rivière, et Le Seigneur de Viquemare, conseillers, faisant profession de la religion prétendue réformée, devaient « assister au jugement du privilége, qui estoit un acte de cérémonie » ; l’affirmative fut résolue ; l’année précédente, le parlement avait arrêté que ces quatre magistrats s’abstiendraient ; mais c’est que, cette année-là, le choix du chapitre était tombé sur un prêtre ; et il n’avait point paru convenable que des réformés en jugeassent. Les conseillers clercs ne prenaient point de part à cette délibération, et cela se conçoit : d’abord il s’agissait de matière criminelle, ensuite ils devaient être au chapitre ; et que seraient-ils venus faire dans une compagnie assemblée pour examiner la validité de leur élection ?
Toutes ces précautions n’empêchaient point les brigues. En 1611, M. Du Vicquet, premier avocat-général, voulait qu’il fut décidé que, chaque année, le jour de l’Ascension, « avant de délibérer sur le cartel du chapitre, tous les membres du parlement jureraient qu’ils n’avoient poursuivi ou sollicité le privilége pour leurs parents et amis. » Tous les membres du parlement reculèrent devant la gêne et les obstacles qui seraient nés pour eux d’un engagement si solennel et si sacré ; et on décida que « le cas s’offrant, il y seroit pourveu : mais qu’actuellement il seroit passé outre à la délibération sur le fond » ; il n’en fut plus question, et les membres du parlement sollicitèrent comme avant.
Le premier président recueillait les voix, sans sortir de sa place ; chaque membre opinait tout haut, sans sortir de la sienne ; d’abord le rapporteur, puis les plus nouveaux conseillers, et ensuite les anciens, en finissant par les présidens. Le public, admis à cette audience, entendait tout ce que disaient les magistrats, et voyait à quelle majorité le prisonnier avait été délivré ou refusé au chapitre. Ainsi, en 1750, le 7 mai, jour de l’Ascension, lorsque le parlement déclara indigne du privilége de saint Romain le sieur Septier d’Héricourt, échevin et procureur du roi au grenier à sel de Montreuil en Picardie, élu par le chapitre, on sut que cet arrêt avait été prononcé à la majorité de 19 voix contre 12. Si la pluralité des suffrages allait à refuser le privilége au prisonnier élu parle chapitre, on faisait venir le chapelain de Saint-Romain, et le premier président lui prononçait un arrêt ainsi conçu : « La cour, ouï le procureur-général du Roi, a déclaré et déclare N... indigne du privilége de saint Romain. » On a vu, dans la partie historique de cet ouvrage, plusieurs exemples de ces sortes d’arrêts. Le premier président chargeait alors les députés d’inviter le chapitre à faire une autre élection. Souvent le chapitre s’en tenait à son premier choix, et il l’envoyait annoncer au parlement, qui, alors, n’avait plus qu’à se retirer ; ce jour-là, la fierte n’était point levée, et bientôt commençait au grand-conseil une procédure dont l’issue était rarement défavorable au chapitre. Dans ce cas, on ne sonnait point ; la procession de Notre-Dame faisait seulement le tour de l’archevêché ; elle sortait par le portail des Libraires, allait par les rues de Saint-Romain, des Bonnetiers, de l’Archevêché, et rentrait par le grand portail. Mais quelquefois aussi, les chanoines acquiesçaient à la décision du parlement. En voici deux exemples, à des époques très-rapprochées. En 1747, le chapitre avait élu Robert et Jean Lécoufflé, d’Avranches, condamnés à mort pour avoir tué leur frère. Le parlement, après avoir entendu la lecture du procès et interrogé les deux frères Lécoufflé, les déclara indignes du privilége de la fierte, et ordonna qu’ils seraient réintégrés dans les prisons de la conciergerie. Le chapitre, instruit de cette décision par le chapelain de Saint-Romain, entra de nouveau en délibération, et, renonçant à son premier choix, élut le sieur Gautier Duvignau, gentilhomme du Périgord, accusé d’avoir homicidé Pierre Mathalie. Un second cartel, contenant le nom de ce prisonnier, fut porté au parlement, qui délivra le sieur Gautier Duvignau. Toutes ces délibérations du chapitre et du parlement avaient pris beaucoup de tems ; le registre dit que messieurs du parlement ne sortirent du Palais qu’à huit heures du soir. La cérémonie de la fierte dut ne finir qu’assez avant dans la nuit. En 1750, le chapitre avait élu Claude Septier, condamné par sentence du bailliage criminel d’Amiens à être rompu vif. Le parlement, après avoir examiné le procès et interrogé Septier sur la sellette, décida que le crime dudit Septier n'étoit pas fiertable. Le chapitre de Notre-Dame, instruit de cette décision, envoya au Palais un second cartel, par lequel il désignait le nommé Ollivier, des environs d’Avranches, condamné à être pendu, pour meurtre. Le parlement le délivra au chapitre.
Lorsque le parlement avait jugé que le cas était fiertable, le premier président donnait l’ordre de ramener le prisonnier. On le faisait mettre à genoux, au milieu du parquet, et le premier président lui prononçait son arrêt de délivrance en ces termes : « La cour, toutes les chambres assemblées, ouï le procureur-général, a ordonné et ordonne que N... sera délivré aux doyen, chanoines et chapitre de l’église métropolitaine de Rouen, primatiale de Normandie, pour, par lui, jouir du privilége de saint Romain, pour les cas par lui confessés, et mentionnés au procès, et non pour autres. » Cette dernière clause et non pour autres, restreignait l’effet du privilége aux crimes confessés par le prisonnier élu, et en outre mentionnés au procès, si toutefois le procès avait été représenté. Il avait fallu en venir à cette exactitude rigoureuse de rédaction, pour empêcher que, comme dans les premiers tems, l’élu du chapitre ne se prétendît absous de tous crimes antérieurs, quelque en fût le nombre et l’énormité. Les mots : ainsi qu’il les a confessés, réservaient à la justice ses droits ultérieurs sur le gracié, s’il avait trompé le chapitre par des déclarations mensongères sur un crime qui, mieux connu plus tard, se trouvait exclus de la grâce du privilége. Quelle que fût la décision du parlement, l’auditoire devait se lever aussi-tôt que le premier président se couvrait pour prononcer l’arrêt, et ne devait se rasseoir qu’après que l’arrêt était entièrement prononcé[73]. Presque toujours, avant de prononcer cet arrêt, le premier président adressait au prisonnier une remontrance sur l’énormité de son crime. » En 1555, le chapitre avait élu Vauquelin des Yveteaux, René et Guillaume Leverrier, gentilshommes, coupables d’un meurtre prémédité, et le parlement avait, non sans répugnance, ordonné qu’ils seraient délivrés. Mais M. De Saint-Anthot, premier président, regardant ces gentilshommes d’un air sévère, leur dit : « Vous avez faict acte contraire à la nature des gentilshommes, oui doibvent estre naturellement vertueux et ne faire ny souffrir estre faict tort, mal, ny injures à aulcuns. Toutes foys, vous estes assemblez, et, de guet apensé, ayant achepté halebardes et bastons invasifs, avez meurdry et occis celuy qui estoit en une foire, qui ne vous demandoit rien ; AVEZ TUÉ LA CRÉATURE DE DIEU, QUE VOUS NE SÇAURIEZ FAIRE RESSUSCITER, faict sa femme veufve et ses enfants orphelins ; et luy, perdre le corps, et, à l’adventure (peut-être) l’ame ; dont le sang crie vengeance à Dieu. Ayez à vous bien conduire et à vivre en gens de bien, à l’advenir ; et saichez bien que VOUS ESTES ESCRIPTZ AU LIVRE ROUGE[74], et que, au premier meffaict que vous commettrez, vous serez puniz ainsy qu’il appartiendra, et sans espoir de grâce ny mercy. »
En 1706, M. Camus de Pontcarré, premier président, dit à Robert Le Gendre : « Vous devez vous occuper, le reste de vos jours, du soin d’apaiser la colère de Dieu, ne pouvant échapper à sa justice, à laquelle vous rendrez compte, un jour, du sang que vous avez répandu avec tant de cruauté et d’inhumanité. » Il ne restait plus aux magistrats qu’à délivrer ce prisonnier au chapitre. Il devait être conduit ferré à la Vieille-Tour, « et avoient accoustumé les chapelains de Monsieur sainct Romain baillier au geollier cinq sols pour les fers dudict prisonnier[75]. »
Depuis l’établissement du parlement, le prisonnier n’était pas remis immédiatement entre les mains du chapelain de Saint-Romain et des maîtres de la confrérie ; il appartenait aux huissiers de le conduire à la Vieille-Tour, et ils s’y rendaient, accompagnés des soldats de la Cinquantaine et des arquebusiers. Ainsi escorté, le prisonnier traversait la ville, tête nue, comme en arrivant au palais ; les rues étaient remplies de curieux qui se pressaient les uns sur les autres pour voir l’élu du chapitre. On s’arrêtait au hallage ; c’était en ce lieu seulement que les huissiers devaient délivrer le prisonnier au chapitre, représenté par le chapelain et par les députés de la confrérie de Saint-Romain. En 1630, le jour de l’Ascension, il y eut, sur cela, entre cette confrérie et les huissiers, un débat que le parlement termina à l’avantage de ces derniers, « cela ayant esté, de tout temps, ainsi accoustumé. » Cet empressement des huissiers n’était pas entièrement désintéressé ; presque toujours, le prisonnier leur donnait une gratification ; et on les vit quelquefois rançonner ce malheureux et ses complices. Le jour de l’Ascension 1639, les huissiers Louvel et Le Chandelier ayant conduit au hallage le sieur Duchemin, prisonnier délivré au chapitre, ce dernier leur donna trois pistoles à partager entre eux. Louvel, « non content de ceste gratification », exigea encore du prisonnier deux pistoles. Le corps des huissiers l’ayant su, s’en plaignit au doyen de la communauté, qui vint dénoncer le fait au parlement ; il demanda instamment que la cour fît défense à Louvel de commettre de telles fautes, « attendu que cela tournoit au déshonneur de leur compaignye », et le condamnât par corps à restituer les deniers qu’il avait, pour ainsi dire, extorqués au prisonnier. A entendre Louvel, le sieur Duchemin, arrivé à la maison du hallage, « luy avoit baillé ung petit paquet ployé, qu’il avoit accepté, croyant qu’il y avoit dedans quelques lizetz (rubans), comme le prisonnier en avoit donné à la pluspart de ceulx qui l’assistoient. Ayant ouvert ce papier, et veu qu’il contenoit deux demies pistolles et aultant en monnoie blanche, il avoit (disait-il), sur l’instance du prisonnier, rendu, le lendemain, le dict argent au procureur de Duchemin. » Le parlement jugea que cette restitution était un peu tardive, et condamna Louvel « pour la faulte par luy volontairement commise, à aumosner à l’Hostel-Dieu la somme de six livres » qu’il fut obligé de remettre, à l’heure même, dans les mains du greffier en chef. Il lui fut défendu « de plus commettre telles faultes, à l’advenir, et d’exiger aulcuns deniers que suivant les ordonnances et réglements, ou ceux qui luy seroient volontairement donnez. » Le premier président lui enjoignit, en outre, de porter honneur et respect à ses anciens, qu’il n’avait pas épargnés dans ses explications. Arrivés à la maison du hallage, les huissiers se retiraient après avoir remis le prisonnier à la confrérie de Saint-Romain. On le faisait monter à une chambre de cette maison, où il se reposait et prenait quelques rafraîchissemens, en attendant la procession ; je sais tel fils de famille, aujourd’hui père, grand-père, magistrat, qui, écolier alors, mettait beaucoup de prix à regarder le prisonnier prendre ce léger repas, et qui même lui aidait au besoin. Là, on lui ôtait ses fers, que l’on entortillait autour d’un de ses bras[76] ; et lorsque c’était un indigent couvert de haillons, on lui donnait des habits plus convenables, avec lesquels il pût figurer décemment dans la cérémonie. « Car, parfois, il s’en trouvoit de si misérables, qu’il les falloit revestir tout de neuf[77]. » Mais préalablement, le prisonnier, comme pour se purifier avant d’être admis à lever la châsse révérée du saint évêque de Rouen, devait, du moins anciennement, se confesser, dans la maison du hallage, au chapelain de la confrérie de Saint-Romain[78].
Notons ici une différence entre l’ancien cérémonial et celui des derniers siècles. En 1210 (nous l’avons vu par la lettre qu’adressèrent l’archevêque Robert et le châtelain d’Arques, au roi Philippe-Auguste), le cérémonial était bien simple. Le clergé de Notre-Dame se rendait processionnellement aux prisons ; les détenus étaient devant la porte, et le chapitre choisissait entre eux celui qu’il voulait favoriser de la fierte. Au xive siècle, et dès la fin du xiiie, ce n’était plus la même chose. Le chapitre, qui, les trois jours des Rogations, avait fait interroger tous les prétendans par ses députés, en choisissait un, le jour de l’Ascension, l’envoyait chercher ; puis, immédiatement, la procession de la cathédrale se mettait en marche, et se rendait à la Vieille-Tour, où elle faisait une station avec la châsse de saint Romain, en attendant le prisonnier qui arrivait bientôt. « Et font (les dictes processions) arrest et stacion en nostre marchié, en un lieu appelé la Viez-Tour, jusques ad ce que les diz deux chapelains, en l’abbit de l’églize, aient amené au dit lieu de la Viez-Tour le prisonnier ou prisonnière à eulx livré par nos officiers et mis hors de nos dictes prisons. Lequel prisonnier ou prisonnière est amené tout ferré parmi la dicte procession, jusques à la dicte fierte de monsieur saint Romain, et là est déferré. » C’est ce que disent textuellement des lettres-patentes du roi Charles VI, du 26 février 1394, jusqu’à présent inédites. Ces lettres sont fondées sur la pratique alors suivie. Car une des propositions avancées par le chapitre en 1394 est ainsi conçue ; « Au quel jour de l’Ascension est faicte une procession solempnel où sont portés plusieurs corps sains, et en espécial la fiertre monsieur Saint Rommaing, en la place du marchié de la Viel-Tour, en quel lieu les chapellains de la dicte églize amainent le prisonnier ou prisonnière, tous ferrés jusques à la dicte fiertre saint Roumaing. » La deuxième enquête de 1425 disait encore : « Et le corps du prisonnier est délivré aux chanoines et chapellains, qui le baillent aux frères de la frairie saint Roumain qui le meinent à la fierte d’icellui saint, pour rendre grâces à Dieu et au dit saint Roumain ; et là acquiert sa pleine délivrance. »
Mais ce vieux cérémonial tenait encore à l’usage existant alors, de délivrer presque toujours le prisonnier, sans l’interroger. À cette époque, la délivrance du prisonnier par les magistrats étant, en quelque sorte, immanquable, aussi-tôt que les envoyés du chapitre étaient partis leur porter le cartel d’élection, la procession de Notre-Dame se mettait en marche, et allait à la Vieille-Tour attendre le prisonnier, qui ne pouvait guère tarder d’arriver. Il semble que l’on en usait encore ainsi en 1512 ; car l’édit de Louis XII, du mois de Novembre, dit que « les dictes processions font arrest et station en un lieu appellé le marché de la Vieille-Tour, au quel lieu par les ditz deux chapelains est amené tout ferré le dict prisonnier esleu. » Mais, à cette époque même, ce cérémonial dut changer, car l’échiquier ayant décidé, de son chef, en 1512, que certains crimes seraient exclus de la grâce du privilége la délibération sur le cartel, qui jusqu'alors n’avait presque été qu’une pure formalité, devint une affaire sérieuse, et l’objet d’un débat dont l’issue était incertaine. En tout cas, l’interrogatoire détaillé du prisonnier, l’examen attentif du procès demandant un espace de tems que l’on ne pouvait point calculer à l’avance, le chapitre fut obligé d’arrêter que dorénavant le prisonnier attendrait la procession, au lieu d’être attendu par elle.
Lorsque ce cérémonial eut été adopté, à peine le prisonnier était-il sorti du palais qu’un messager allait, en toute hâte, avertir le chapitre que le prisonnier était libre et sur le cartel (pavé) du roy. L’archevêque ordonnait de sonner, et bientôt toutes les cloches de Notre-Dame, mises en volée, Georges-d’Amboise par-dessus toutes les autres, puis, presqu’aussi-tôt, les innombrables cloches de toutes les églises de Rouen annonçaient au peuple la délivrance du prisonnier. Alors, dans la ville, quels transports de joie ! Mais ce sentiment n’était point renfermé dans les murs de Rouen ; la voix tonnante de l’immense Georges-d’Amboise se faisait entendre à six et sept lieues à la ronde ; partout, dans les campagnes, on tressaillait à ce signal désiré, et un poème latin nous apprend qu’en témoignage d’allégresse, les villageois buvaient le vin le plus vieux de leurs celliers[79].
Un jour de l’Ascension (10 mai 1526), à peine le chapelain était-il sorti avec le cartel d’élection, pour se rendre au Palais, que l’on entendit toutes les cloches de Notre-Dame sonner en volée. Grand étonnement de la part du chapitre, qui n’avait pas donné d’ordres ; grand bruit dans la ville, où l’on crut que le prisonnier était déjà délivré, mais, surtout, mécontentement extrême parmi les membres du parlement, qui supposèrent que l’on voulait forcer leurs suffrages, le prisonnier élu ce jour-là par les chanoines étant assurément le plus grand scélérat à qui la fierte pût être donnée. Le chapitre fit aussi-tôt cesser la sonnerie ; le neveu du gardien de l’horloge, convaincu de cette faute, commise, disait-il, sans songer à mal, fut, à l’instant, fouetté de verges, par ordre de MM. du chapitre, et l’oncle fut sévèrement réprimandé. Au reste, le carillon n’était que différé ; le scélérat fut délivré par le parlement ; et bientôt on entendit de nouveau, mais à bon droit cette fois, toutes les cloches de Notre-Dame sonner en volée.
Au chœur, on commençait Tierce ; les portes du chapitre étaient ouvertes toutes grandes, et la multitude, qui se pressait aux abords de la salle capitulaire, pouvait voir l’archevêque, ou le doyen du chapitre, tenant à sa main une baguette au bout de laquelle étaient attachées toutes les confessions des prétendans qui n’avaient pas obtenu le privilége, et les brûlant successivement à un flambeau placé sur une table de pierre fixée au milieu de la salle, afin qu’il n’en restât aucun souvenir ; « de façon que la mémoire en estoit abolie et tellement effacée, qu’oncques n’en est advenu inconvénient à prisonnier aucun, pour avoir confessé possible plus que son procèz ne portoit[80]. » La confession du prisonnier délivré était seule réservée[81]. Ainsi, les prétendans malheureux n’avaient pas, du moins, à se repentir des aveux trop sincères qu’ils avaient pu faire pour gagner la fierte. De plus, ceux d’entre eux qui étaient venus volontairement se constituer prisonniers, dans l’espérance d’obtenir le privilége, sortaient librement des prisons. Pendant vingt-quatre heures, on ne pouvait les arrêter. Pareillement, à dater de l’insinuation, il était défendu aux officiers de justice d’arrêter sur les chemins les criminels qui venaient à Rouen se constituer prisonniers, dans l’intention de solliciter le privilége. En 1765, un cavalier de la maréchaussée, à Quincampoix, avait arrêté un individu qui, l’année précédente, ayant en vain sollicité la fierte, se rendait de nouveau à Rouen pour se constituer prisonnier et la demander encore. Les chanoines représentèrent au procureur du roi et au lieutenant de la maréchaussée « que ce seroit porter atteinte au privilége de saint Romain que d’arrêter ceux qui venoient volontairement se constituer prisonniers, dans l’assurance d’obtenir ledit privilége, ainsi que ceux qui se retiroient, ne l’ayant pu obtenir. » Les deux magistrats déférèrent à cette réclamation, et sur-le-champ le prisonnier fut rendu à la liberté. Depuis l’instant où les cloches avaient été mises en volée, le clergé du chœur chantait Tierce, Sexte, None, et ensuite un Te Deum très-solennel. La procession s’organisait pour sortir ; lorsqu’elle était formée, les chanoines allaient s’y joindre. Le cortége sortait par le portail des Libraires ; cette sortie par le portail du nord tenait sans doute à ce qu’il y avait eu très-anciennement, de ce côté-là, une chapelle dédiée à saint Romain. En sortant, le clergé chantait les répons « Ascendit Deus in jubilo », « Prœbuit se ipsum », et la belle hymne : « Christe quem sedes revocant paternœ », dont chaque strophe était répétée deux fois. En chantant ainsi, la procession descendait la rue Saint-Romain. Au portail de l’église de Saint-Maclou, se trouvaient trois enfans de chœur, dont deux portaient des chandeliers allumés, le troisième présentait l’encens au chapitre[82]. La procession prenait la rue Malpalu ; arrivée devant l’église des Augustins, elle détournait par la rue des Halles, puis, descendant à gauche, se trouvait à la place de la Haute-Vieille-Tour, où elle faisait sa station ; alors, les chants cessaient. Avertis à tems de l’arrivée prochaine de la procession, les confrères de Saint-Romain, le chapelain et le prisonnier étaient sortis de la maison du hallage, et s’étaient rendus à la place de la Haute-Vieille-Tour, où devait avoir lieu la levée de la fierte. Sur cette place existait très-anciennement le palais des ducs de Normandie. L’usage immémorial d’y amener le prisonnier, qui, là seulement, recevait pleinement sa grâce, n’avait-il pas son origine dans l’existence ancienne du palais ducal en ce lieu, existence attestée par tous nos historiens normands ? Du tems de nos ducs, sans doute le clergé de Rouen devait venir chaque année, le jour de l’Ascension, à leur palais, demander un prisonnier, soit à ces princes eux-mêmes, soit à leurs officiers ; ou bien, s’étant fait délivrer ce prisonnier dans quelque endroit de la ville, venir ensuite rendre hommage au souverain et le remercier de sa déférence pour l’église, et de sa clémence envers le prisonnier. L’usage de se rendre tous les ans à Vieille-Tour, usage immémorial, survivant pendant six siècles aux ducs et à leur palais, et ne cessant qu’avec le privilége lui-même, nous paraît contribuer à établir que, dans l’origine, le droit de délivrance du prisonnier était dans les mains du souverain. Ce n’était qu’à la Vieille-Tour, c’est-à-dire devant le duc ou ses officiers, que le prisonnier, levant la châsse, acquérait dans leur plénitude sa grâce et sa liberté ; là seulement on lui ôtait ses fers. Nous le répétons, cet usage, religieusement suivi par le clergé de Notre-Dame, jusque dans les derniers tems, nous paraît indiquer clairement la nature primitive du privilége.
Au bas de la place de la Haute-Vieille-Tour, et au-dessus de la porte qui communique a la Basse-Vieille-Tour, on remarque un édifice[83] haut de soixante-quinze pieds environ, formé de six corps superposés, qui, depuis sa base, large de vingt pieds, jusqu’au faîte, va toujours diminuant de largeur, et se trouve réduit, à la fin, à de très-petites proportions, ce qui lui donne une allure svelte et quelque chose de pyramidal. Le rez-de-chaussée, percé de trois portes, offre trois faces décorées de colonnes corinthiennes ; sur l’entablement qui domine cette espèce de portique, on voit une plate-forme ou tribune fort élevée à laquelle on accéde par deux larges escaliers découverts, dont l’un est à droite, l’autre à gauche de l’édifice. C’était là, dans les trois derniers siècles, la chapelle de Saint-Romain ; c’était là qu’avait lieu la levée de la fierte. Cette chapelle ressemble aussi à un portique ; et, dans des proportions moindres que celui qu’il domine, ce portique reproduit à peu près les mêmes formes, et est comme lui orné de colonnes d’ordre corinthien. Du centre des quatre frontons qui couronnent ce deuxième péristyle, s’élance un petit édifice de la plus exquise élégance, enrichi de colonnes, de pilastres, et percé de douze petits portiques à jour. Aux quatre angles de la corniche de ce petit clocheton, quatre aigles supportent sur leurs ailes à demi éployées des guirlandes de feuilles et de fleurs. Trois élégantes campanilles, dont deux sont à jour, superposées et toujours décroissantes jusqu’à de très-petites proportions, surmontent l’édifice et le terminent d’une manière gracieuse. Jusqu’à 1543, la fierte avait été levée dans une chapelle de Saint-Romain, construite très-anciennement dans un autre endroit de la Vieille-Tour. Mais, au mois d’août 1542, s’occupant de réparations à faire dans la place, MM. de l’hôtel-de-ville reconnurent que cette vieille chapelle menaçait ruine ; ils jugèrent nécessaire de la reconstruire, mais à un autre endroit où elle fût honorablement et plus en vue ; ils offrirent au chapitre d’en faire les frais. Le chapitre y consentit, et, d’accord avec l’archevêque et les conseillers de ville, convint du lieu où serait bâtie la nouvelle chapelle[84]. A la prière du chapitre, MM. de l’hôtel-de-ville s’obligèrent, par un acte en forme, qui est parvenu jusqu’à nous. Par cet acte, en date du 10 septembre 1542, ces officiers declaraient que, « pour la continuation et entretenement du service divin et décoration de la ville, ils promettoient de faire de nouveau construire et édiffier la chapelle de Sainct Romain assise en la Vieille-Tour du dict Rouen, en lieu propre et convenable, autre que celluy où elle estoit de présent, lieu qu’ilz avoient d’ailleurs monstré au trésorier de Nostre-Dame et à un autre chanoine nommé Romé. Ils s’engageoient à faire cet édifice en dedens les Rogations prochaines, sur l’obligation des biens et revenus de la maison de ville. » Cette promesse fut fidèlement accomplie. Dans l’intervalle de septembre 1542 à mai 1543, s’éleva l’édifice que nous venons de décrire[85] ; et dans un manuscrit de 1543, nous lisons que « la fierte fut levée, ceste année, à la Vieu-Tour, par noble homme Jehan De Mussy, sieur de Goberville, en une chapelle nouvellement érigée sur la voulte de la porte de la dicte Vieu-Tour[86]. »
Le prisonnier et ceux qui l’accompagnaient montaient à la plate-forme, par le côté droit du perron, et le prisonnier se tenait debout au milieu de la plate-forme où le peuple le voyait de tous les côtés de la place. Comme nous l’avons dit, la procession, arrivée à la Vieille-Tour, s’arrêtait ; le chant cessait. L’archevêque, l’officiant, le diacre, le sous-diacre et quelques dignitaires du chapitre montaient au haut du perron. Derrière eux, deux chapelains portaient la châsse de saint Romain, qu’ils posaient dans la chapelle sur une table ou console couverte d’une nappe richement brodée. Le prisonnier était à genoux, nu-tête, délivré de ses fers, que l’on voyait entortillés autour d’un de ses bras. Au moment où l’on déposait la châsse sur l’autel ou table destiné à la recevoir, il la couvrait de baisers[87]. Le prélat lui adressait une allocution telle que la suivante, que j’ai trouvée dans un ancien manuscrit du chapitre, et que je ne reproduis qu’à cause de la singularité de ses termes : « Vous voicy, monsieur, tout riant et au plus beau jour de vostre félicité, tout content et au plus heureux estat de vostre gloire, tout joyeux et en la plus éminente élévation de vostre grandeur, respirant un air déglacé et esclaircy de tous nuages, dans un serein du matin, qui vous ouvre la plus riante face du soleil des humains. Je reconnoys bien que MM. du chapitre vous ont, ce jourdhuy, faict part du très sainct et sacré thrésor que ce grand sainct Romain leur a commis pour en estre les fidèles dispensateurs et maistres, vous faisant renaistre à une nouvelle vie, revivre en un renessant bonheur, vous qui ne respiriéz plus qu’un funéreux cercueil, si une divine métamorphose n’eût changé l’erreur de la justice de Dieu à une plus douce miséricorde et clémence, de la quelle vous jouissez ce jourdhuy ; Dieu vous en fasse la grâce. » Il lui ordonnait, ensuite, de réciter le confiteor. Anciennement, et encore en 1512, il paraît que le prisonnier « devoit faire confession sacramentalle à un prestre, en présence d’icelle châsse ou fierte, et n’estoit déferré qu’après[88]. » Nous venons de voir qu’en 1656 cette confession se faisait dans la maison du hallage ; alors, le prisonnier se contentait de réciter à genoux le Confiteor. Cependant, le célébrant, lui mettant la main sur la tête, et récitant les prières Misereatur et Indulgentiam, lui faisait mettre les épaules sous les deux bras de devant du brancard de la châsse. Le prisonnier, se levant trois fois, haussait chaque fois légèrement, et avec respect, la châsse, en signe d’absolution. « Et, en signe de sa délivrance, luy est baillé à soustenir et porter le bout de devant de la dictefierte, jusquez à l’église Nostre-Dame[89]. » C’était un signal pour le peuple « estant à l’entour, sans nombre », qui, plein d’enthousiasme, de joie et d’attendrissement, faisait aussi-tôt retentir la place du cri : Noël ! Noël ! Noël ! « qui vaut autant (assure un vieil auteur) que si on disoit : Dieu soit avec nous ; car NOË EL est interprété requies domini, repos de Dieu[90]. » Ce cri de joie, autrefois usité par toute la France, lors des réjouissances publiques, s’était fidèlement conservé à Rouen, où il existait encore dans les derniers tems[91] ; mais alors on y joignait les cris de vive le Roi ! qui, peut-être même, couvraient l’ancien cri. C’est ce moment qu’a choisi l’auteur d’une ancienne estampe représentant la cérémonie de la levée de la fierte ; et ce moment était important, puisque la libération, l’absolution entière du prisonnier était comme attachée à la levée de la châsse du saint. Dans cette estampe, on voit, au haut du perron, le prisonnier à genoux levant la fierte, au conspect de la multitude qui se presse dans la place de la Vieille-Tour. Mais cette composition était d’une extrême faiblesse, sous tous les rapports, et les lourds costumes du tems de Louis XV qui y figurent, les robes à paniers surtout, sont du plus triste effet. Mademoiselle Espérance Langlois, en traitant le même sujet, a placé la scène au xvie siècle ; cette époque lui offrait des costumes pittoresques et gracieux qu’elle a su reproduire avec l’admirable talent que chacun lui connaît. C’était alors qu’un confrère de Saint-Romain mettait sur la tête du prisonnier une couronne de fleurs blanches, symbole de l’innocence, de la pureté qu’il venait de recouvrer ; « couronne dont il ne se fait pas un plaisir » dit un manuscrit du xviie siècle. L’archevêque et ceux qui l’avaient accompagné au haut du perron descendaient les degrés. Le prisonnier les suivait, portant sur ses épaules et tenant de ses deux mains les bouts de devant du brancard sur lequel était la châsse. Les deux bouts de derrière étaient portés autrefois par un confrère de Saint-Romain[92] ; depuis, ils le furent par le chapelain de la confrérie ; on avait bien soin que ce ne fût pas un boîteux[93]. Il arriva quelquefois que le prisonnier se trouvait hors d’état de porter la fierte à la procession. En 1602, le jour de l’Ascension, le parlement ayant délivré aux chanoines les nommés Antoine De L’Espine et Robert Briselance, jeunes gens de la ville, prisonniers pour s’être battus en duel aux portes de Rouen, De L’Espine, qui, à raison des blessures graves qu’il avait reçues dans ce duel, avait été, ce jour même, transporté du bailliage au parlement dans un panier d’osier, fut jugé hors d’état de lever la fierte. Le chapitre, dans son cartel d’élection, après avoir indiqué ces deux prisonniers au parlement, avait ajouté ces mots : « remettant à la prudence de messieurs de la court d’ordonner de celuy qui, sans danger de sa vie, pourra porter la châsse de monsieur saint Romain, à la procession. » Le parlement ordonna que la fierte serait portée, de la Vieille-Tour à la cathédrale, par Robert Briselance, complice de De L’Espine. Ce dernier fut porté à la procession, couché dans son pennyer d’osier.
Une foule immense se pressait sur les pas du cortége[94] ; les rues, les places, les croisées ne suffisaient pas ; les toits même des maisons étaient couverts de curieux.
En 1504, la couverture de dix des échoppes ou boutiques appelées les Petits-Changes (près la Calende) « estoit presque toute rompue et brisée, à raison de ce que, tous les ans, plusieurs gens montoient dessus la dicte couverture et la dévastaient et rompoient, le jeudi des Rogations, pour voir passer le prisonnier, quand il retournoit de lever la fierte de monseigneur sainct Romain. » La ville fut obligée de les faire couvrir à neuf, et on mit dessus « une deffence de bois, semée de cloux fichés dedans le dict bois, tout au long des dictes échoppes, afin que, doresnavant, les gens ne pussent plus monter sur la couverture d’ycelles[95]. » Les dames, les demoiselles, avides de ce spectacle, se pressaient aux fenêtres de tous les étages de la rue de l’Épicerie, de la place de la Calende, de la rue du Change et du parvis ; un poème latin, que nous avons déjà cité, nous l’apprend : « les jeunes filles, si avides de tout ce qui est nouveau pour elles, groupées aux fenêtres, attendent avec impatience le cortége qui va passer ; elles désirent voir, elles ne désirent guère moins d’être vues[96]. »
Décrivons la procession qui excitait un si vif empressement ; cette procession, à laquelle assistaient tous les couvens d’hommes de la ville, toutes les paroisses avec leurs croix et leurs bannières, si bien représentées et caractérisées par mademoiselle Espérance Langlois, dans l’admirable planche qui décore le premier tome de cet ouvrage. Le cortége se remettait en marche, emmenant comme en triomphe le prisonnier délivré au chapitre, et chantant l’hymne : Felix dies mortalibus, revenait à la cathédrale par la rue de l’Épicerie, la Calende, la rue du Change et le grand portail du parvis, appelé anciennement Portail de Saint-Romain. C’était alors que la procession, devenue complète par la présence du prisonnier délivré, excitait, au plus haut degré, l’avide curiosité et l’intérêt toujours croissant de la foule immense accourue de tous les points de la province et de plus loin, pour la voir.
On voyait d’abord les quatre écoles des pauvres, composées chacune de trente enfans ; leurs croix de bois étaient ornées de fleurs ; chaque pauvre portait un pain de douze ou quinze livres ; ces pains leur étaient distribués aux frais du maître en charge de la confrérie de Saint-Romain. Derrière eux, deux ecclésiastiques, revêtus d’aubes et précédés d’une croix, d’une bannière et de deux chandeliers, portaient la châsse de saint Blaise, aux deux côtés de laquelle marchaient quatre laïques tenant chacun une torche ardente. Cette châsse appartenait à la confrérie des peigneurs de laine, qui la suivaient modestement deux à deux, portant chacun un bouquet de fleurs. Le clergé de Saint-Herbland suivait, avec la châsse de ce saint ; celui de Saint-Godard, avec la châsse de sainte Ursule ; le clergé de Saint-Jean, avec la châsse de Notre-Dame-de-Pitié, contenant les reliques de saint Lô, et chargée de chaînes d’or et de colliers de perles ; cette châsse appartenait à la confrérie des marchands d’oranges, fondée en l’église de Saint-Jean. Suivait la Charité de Saint-Gervais, avec la châsse de ce saint, faite de bois doré et en forme de chapelle ; la châsse de saint Sébastien ; le chapelain de Saint-Sever, précédé par la châsse de ce saint, et suivi de sa confrérie composée de chapeliers et de bonnetiers ; la châsse de tous les saints, de forme gothique, de cuivre doré, ainsi que les dix-sept figures dont elle était décorée ; la châsse de sainte Anne. Derrière, venait la Cinquantaine, compagnie composée de cinquante bourgeois revêtus de casaques de velours vert, armés de fusils et de hallebardes, et marchant deux à deux, en bel ordre. La confrérie des sergens, précédée de sa vieille bannière ; le dragon de Notre-Dame, serpent monstrueux et ailé, porté au bout d’un bâton par un bedeau revêtu d’une robe violette ; il était surmonté d’une image de la sainte Vierge qui le foulait aux pieds, « pour signifier que Marie est cette femme forte qui a brisé la teste du dragon infernal[97]. » Dans la gueule du monstre, figurait un poisson, le plus gros qu’on eût pu trouver, « spatium admirabile rhombi » comme dit Juvénal ; car ce premier dragon n’était point carnivore ; il ne mangeait que du poisson, et n’aurait, pour rien au monde, accepté de la viande. Les chuchotemens, les cris qui s’élevaient à l’apparition de ce monstre, étaient couverts par les fanfares d’une musique nombreuse et brillante, par le bruit des cornets, des clairons, des trompettes[98] « résonnant mélodieusement cantiques et mottets en l’honneur de Dieu[99]. » Chacun des musiciens portait les livrées du maître de la confrérie de Notre-Dame, avec ses armoiries représentées sur une enseigne de taffetas, environ d’un pied et demi en carré. La châsse de Notre-Dame, en argent vermeil doré et ciselé, pesant cent dix marcs d’argent, ornée de seize piliers et de six tableaux représentant l’histoire de la Vierge, avec trois figures en bosse posées sur le sommet de la châsse ; celle du milieu, haute de huit pouces, était l’image de la sainte Vierge ; les autres, hautes de six pouces, représentaient deux prophètes. Derrière cette châsse, qui « contenoit du laict, des cheveux et de la chemise de la bienheureuse Vierge », on voyait « plusieurs notables bourgeois de la ville, marchant deux à deux, avec une grande dévotion. » Venaient ensuite les deux bannières de Notre-Dame, les enfans de chœur portant à la main d’énormes bouquets achetés aux frais du chapitre, qui donnait, annuellement, une somme assez forte pour cet objet ; puis, le clergé de la Cathédrale, au nombre de deux cents ecclésiastiques, environ ; tous les chanoines avaient leurs soutanes de soie violette ; les dignitaires du chapitre et les conseillers-clercs au parlement avaient des soutanes rouges en soie. Le chanoine officiant, qui devait célébrer la messe ce jour-là, marchait le dernier. L’archevêque le suivait, donnant la bénédiction au peuple, qui se pressait le long des rues. Quelquefois, des personnes de haute distinction suivaient cette longue procession. En 1449, on vit marcher derrière le clergé le duc de Sommerset, lieutenant de Henri VI, roi de France et d’Angleterre, gouverneur en France et en Normandie. En 1756, on y vit le duc de Montmorency-Luxembourg, gouverneur de la province, accompagné d’un nombre considérable de gentilshommes, et suivi de ses gardes ; le premier président du parlement et tous les présidens à mortier ; le doyen du parlement, les gens du roi, les marquis de Pont-Saint-Pierre, de Villeroy, de Puységur ; des lieutenans-généraux des armées du roi, des colonels. Cette année-là, le corps du chapitre était escorté d’un détachement de grenadiers de France, marchant sur deux lignes, le long des rangs de MM. les chanoines, en dehors. Cette assistance du premier président et des autres membres du parlement était fortuite ; et c’est à tort qu’un jurisconsulte a dit que « le parlement, la chambre des comptes, la cour des Aides, le bailliage, l’hôtel-de-ville, et autres compagnies, corps et communautés de la ville, assistoient toujours à cette procession[100]. »
A un assez long intervalle, par respect pour le prélat et pour les personnes de distinction qui le suivaient, on avait vu long-tems marcher un bedeau vêtu d’une robe violette, portant au bout d’un bâton la figure en osier d’un dragon ailé que le peuple regardait comme une représentation de celui qu’avait anéanti saint Romain, ou comme la dépouille même de ce dragon. La confrérie des gargouillards, qui l’environnait, avait l’ordre de se tenir à une assez grande distance de l’archevêque, non sans sujet ; car, aussi-tôt que le bas peuple apercevait ce dragon, il éclatait en cris de joie, en exclamations bruyantes, à n’entendre point Dieu tonner. Comme si ce n’eût pas été assez que de produire en public cette grotesque image, pour exciter l’hilarité générale, les gargouillards ne manquaient guère de lui mettre dans la gueule, tantôt un jeune renard, tantôt un lapin, tantôt un petit cochon de lait vivant, dont les cris glapissans divertissaient infiniment le peuple ; car ce second dragon ne se serait pas contenté de poisson, comme son confrère qui le précédait ; il était carnivore, voire même anthropophage en un besoin. Mais qu’était-ce que cela ? De mauvais plaisans ne s’emparèrent-ils pas, un jour, du petit cochon de lait, prêt à figurer dans la gueule du dragon ; et vite de lui offrir du lait doux, mêlé de jalap, dont le glouton ne se fit pas faute, comme on peut croire ; voilà cette petite bête dans la gueule du monstre, criant d’abord et se démenant fort ; vient enfin le moment de la crise : le dénouement fut tel qu’on avait dû l’attendre ; se sauva qui put ; le pauvre bedeau porte-gargouille était le seul qui ne pût s’enfuir ; aussi paraît-il qu’il fut pris. Apparemment, ceci était une ruse des confrères de Saint-Romain et de Notre-Dame, qui voulaient que l’on cessât de porter les deux gargouilles. Le chapitre, qui voyait dans ces deux serpens tout autre chose que ce qu’y apercevait le peuple, voulait qu’ils figurassent dans les processions. Le 4 février 1534, à la fameuse procession faite alors à Rouen, par l’ordre de François Ier., « pour réparer l’honneur du sainct sacrement de l’autel, les gargouilles de Nostre-Dame et de sainct Romain avoient paru, accompagnées de quatre trompettes, d’un cornet et de six autres joueurs d’instrumens[101]. » Au milieu du xviiie siècle, les confréries de Notre-Dame et de Saint-Romain, souvent raillées à l’occasion de ces deux dragons, voulurent cesser de les faire porter, alléguant « qu’ils n’étoient point en état d’être portés, vu leur vétusté » ; et, en 1752, l’absence des deux gargouilles fut remarquée aux processions des trois jours des Rogations, malgré l’ordre exprès intimé aux confréries, de les faire porter ; elles reparurent, le jour de l’Ascension, mais après des ordres réitérés du chapitre, qui, à cet effet, avait mandé plusieurs fois les membres des deux confréries ; ces derniers, qui avaient pris les deux gargouilles en déplaisance, jurèrent de les rendre si ridicules, que force serait au chapitre de renoncer à les faire paraître. De là les énormes aloses dans la gueule d’un des deux serpens ; de là, les jeunes renards, les lapins et les petits cochons de lait dans la gueule de l’autre ; de là, enfin, la dernière scène un peu trop bouffonne que nous avons indiquée ; imaginez son succès sur le peuple ; imaginez, s’il est possible, les trépignemens de la multitude à ce spectacle burlesque, et ses cris d’admiration et son fou rire ! Le chapitre de Notre-Dame, s’apercevant combien cette parade compromettait la solennité de la cérémonie du prisonnier, se résolut enfin à faire disparaître les deux serpens ; et, l’année suivante, les curieux qui aimaient les scènes du genre de celle que nous venons de décrire, ne virent plus de gargouilles, et s’en allèrent bien désappointés.
Mais, même à l’époque où étaient portées les deux bêtes monstrueuses, cet incident d’un instant s’oubliait vîte, lorsque l’on voyait paraître la châsse révérée de Saint-Romain, surmontée de l’image en bosse de ce saint, et le prisonnier, sa couronne de fleurs blanches sur la tête, portant cette châsse sur ses épaules, par les deux bouts du brancard de devant « ce dont il ne se faict pas tousiours ung plaisir (dit naïvement un vieux manuscrit) combien qu’il n’yayt enffant de bonne mère qui ne luy preste la main pour le soulager. » Disons en passant, que cet empressement n’était pas toujours désintéressé, et qu’en 1527, un de ces enfans de bonne-mère déroba un des anneaux d’or dont la piété des habitans de Rouen avait enrichi la châsse…
Cependant, à l’aspect du saint reliquaire, plus de cris, plus de rires indécens. D’abord, la châsse du saint évêque commandait le respect ; et puis, hommes, femmes, jeunes, vieux, n’avaient plus qu’une pensée, ne songeaient plus qu’à un seul objet ; tous les yeux étaient fixés sur le même point, sur le prisonnier, héros de la fête[102]. Était-il jeune, vieux, grand ou petit, beau ou laid, noble ou vilain ? quel était son crime ? c’était un texte inépuisable de colloques à voix basse, dont l’ensemble produisait un bruissement confus, solennel et doux. Le prisonnier marchait lentement, chargé du doux fardeau auquel il devoit son salut « dulce onus vincula solvens », comme le dit très-bien une des inscriptions du jeton gravé sur le titre de notre ouvrage. Lorsque c’était un gentilhomme, ses amis se tenaient près de lui, l’épée nue à la main, comme pour le protéger contre d’audacieux agresseurs[103]. On voyait encore auprès de lui, du moins anciennement, sept personnes qui marchaient la tête nue, tenant à la main une torche allumée ; c’étaient les prisonniers qui, les sept années précédentes, avaient levé la fierte. Ceux qui les avaient déjà vus aimaient à les reconnaître ; les autres se faisaient raconter les détails des crimes divers qui les avaient contraints à recourir précédemment au privilége de saint Romain. Jamais roi n’eut plus nombreuse escorte que celle qui, en cette circonstance, entourait le prisonnier[104]. c’etaient des bourgeois de la ville, avec des bouquets à la main ; c’étaient les membres de la confrérie de Saint-Romain, les bourgeois soldats de la Cinquantaine, les sergens royaux, les arquebusiers. Il y en avait devant, derrière, au côté droit, au côté gaucbe, le tout par arrêts de la cour, rendus souvent, il n’y avait pas une heure ; arrêts qui avaient mortifié les uns et dont les autres triomphaient. Dans un jour où le parlement avait tant à faire, il lui fallait encore entendre souvent, tour-à-tour, les prolixes doléances des maîtres de la confrérie, des capitaines de la Cinquantaine, des sergens royaux, des arquebusiers, qui se disputaient la droite, la gauche, le devant et les côtés. Un arrêt avait été rendu, sur cela, en 1621 ; en 1622, il fallut l’interpréter pour des gens qui ne l’entendaient que trop bien, mais qui espéraient le faire rapporter ; pourtant, à la fin, force était de se résoudre ; il fut décidé que des gardes de la Cinquantaine et des arquebusiers marcheraient devant la fierte ; douze encore d’entre eux à droite et à gauche, et que le prisonnier serait suivi immédiatement par la confrérie des sergens royaux, derrière laquelle marcherait un détachement de cinquanteniers et d’arquebusiers. Il leur fut enjoint à tous de « se comporter modestement, sans apporter aucun trouble ou division en la cérémonie, à peine de respondre des inconvénients qui en arriveroient[105] ; » singulière, mais utile recommandation à des gens qui, appelés pour établir l’ordre, étaient, à chaque instant, prêts à le troubler par leurs rivalités ! Une autre fois (en 1667) la Cinquantaine et la compagnie des arquebusiers, que naguère on avait vues d’accord contre les sergens royaux, disputèrent ensemble, à leur tour. Les capitaines plaidèrent alternativement la cause de leurs compagnies. Le parlement, après de longues discussions, ordonna que les arquebusiers marcheraient devant le prisonnier, les cinquanteniers après lui, et qu’aux côtés du prisonnier marcheraient des escouades des deux compagnies, avec leurs armes, savoir : celle de la Cinquantaine, au côté droit ; celle des arquebusiers, au côté gauche. Mais, sans nous embarrasser davantage de l’ordre dans lequel marchait cette escorte, nous dirons qu’elle était toujours utile pour contenir une foule indiscrète et tumultueuse, et que, dans des tems de trouble, elle sauva quelquefois la liberté et peut-être la vie de quelques prisonniers élus, que poursuivaient avec acharnement et fureur des ennemis indignés de les voir échapper au supplice. Sans cette escorte armée et nombreuse, on aurait vu tomber peut-être le gracié du chapitre sous les coups d’un père dont il avait tué les fils, d’enfans dont il avait immolé le père ; ou, du moins, on l’eût vu enlever au chapitre qui l’avait délivré ; et ainsi aurait été attristée, ensanglantée peut-être, une brillante solennité de joie, de grâce et de pardon.
Au reste, il y avait des disputes sur la préséance dans d’autres rangs où il semble qu’on aurait dû être préoccupé de plus graves pensées ; les religieux de la Madeleine, jaloux des chanoines de Saint-Lô, qui marchaient entre ceux de Notre Dame et les chapelains, voulurent souvent, au xve siècle, entreprendre de marcher avec eux, malgré les défenses du chapitre. En 1478, 1479 et 1480, il y eut sur cela de longs débats. Le 13 mai 1480, jour de l’Ascension, il fallut, pour les empêcher de se mêler parmi les chanoines de Saint-Lô, et peut-être de se battre avec eux, que le chapitre les menaçât d’excommunication.
Arrivée au parvis de la cathédrale, la procession faisait une station de quelques instans. Anciennement, et encore dans le xvie siècle, deux chanoines-prêtres, revêtus d’aubes, montaient à la tour de Saint-Romain, et, du haut de la galerie, chantaient, le visage tourné vers le peuple, le répons : « Viri galilœi, quid quærilis, etc.[106]. Puis, l’archevêque, le célébrant, le grand-chantre, le diacre et le sous-diacre, prosternés à genoux, chantaient les versets du Te Deum : Tu rex gloriæ Christe. Tu patris sempiternus es filius. Tu ad liberandum suscepturus hominem. Tu, devicto mortis aculeo, aperuisti credentibus regna cœlorum. » Dans les derniers tems, on n’observait plus que la dernière partie de ce cérémonial[107]. Je trouve aussi, dans d’anciens rituels, que, pendant que la procession rentrait dans Notre-Dame, deux prêtres en aubes tenaient la fierte de saint Romain élevée en travers devant le grand portail, dit Portail de Saint-Romain. Tout le peuple qui avait suivi la procession passait sous la châsse en se baissant, et entrait dans l’église, pendant que l’on chantait le répons ; Omnis pulchritudo. Les trois jours des Rogations, la châsse de saint Romain avait été ainsi, chaque jour, mise en travers devant les portes principales de Saint-Eloi, de Saint-Gervais et de Saint-Nicaise ; et, après la station, en sortant de l’église, la procession, le clergé et les fidèles avaient passé respectueusement sous la châsse[108].
Le prisonnier et le prêtre qui l’aidait à porter la châsse allaient la poser sur le maître-autel du chœur ; au-dessus de cet autel était une niche destinée à la recevoir. Long-tems on vit les officiers subalternes de l’église monter sur l’autel pour pouvoir placer la châsse dans cette niche ; mais, plusieurs fois, le chapitre réclama contre ce scandale. Il fut décidé d’abord qu’au retour de la procession la châsse serait mise sur un des bouts du grand autel, et qu’on ne la monterait dans la niche qu’après l’office ; plus tard, on supprima la niche pour ôter aux clercs la tentation de monter sur l’autel[109].
Après avoir déposé la châsse, le prisonnier écoutait, à genoux, une courte exhortation que lui adressait l’archevêque, et qui roulait sur les obligations qu’il avait à Dieu, à la sainte Vierge, à saint Romain, et à MM. du chapitre, organes et instrumens dont le saint s’était servi pour le rendre à la vie et à la liberté. De là, conduit par l’huissier du chapitre, il allait, au milieu du chœur, faire une génuflexion devant le grand-chantre, en signe de remercîment ; puis il allait s’incliner de la même manière devant les autres dignités et anciens chanoines, qui lui adressaient tous un mot d’exhortation. Il commençait par le doyen, et continuait du même côté en deux ou trois stations ; puis, il allait de l’autre côté, commençait par le grand-archidiacre, et continuait de même. « Tous l’exhortoient d’amender sa vie, et de ne plus récidiver. » En 1756, année où, comme nous l’avons vu, le duc de Luxembourg avait assisté à la procession, M. De Caqueray de Frileuse, prisonnier élu, après avoir reçu à genoux les exhortations du semainier, du grand-chantre et du doyen, alla se mettre à genoux devant le duc de Montmorency-Luxembourg, qui lui adressa quelques mots d’exhortation.
Cependant on chantait au chœur la grand’messe solennelle du jour de l’Ascension, avec musique et orgues ; messe qui se disait quelquefois à neuf heures du soir et même plus tard. En 1642, tout l’office était fini à trois heures de relevée ; aussi un journal manuscrit du tems remarque-t-il que « cela ne s’estoit pas veu depuis quatre-vingts ans. » C’était une grande gêne pour le célébrant, qui, de plus, et par suite du désordre que permettait ce jour tout de grâce, « se voyoit pressé, à l’autel, du concours du peuple dont les yeux ne pouvoient se rassasier des merveilles de cette solemnité. » Anciennement, et encore au xve siècle, l’archevêque de Rouen était tenu d’officier pontificalement à cette messe, s’il était à Rouen, et de donner ensuite, à son choix, ou à dîner ou deux sols à chacun des quatorze diacres et sous-diacres qui l’avaient assisté à l’autel[110].
Pour le prisonnier, après qu’il s’était présenté à chacun des chanoines, on le conduisait dans la chapelle de la Sainte-Vierge, derrière le chœur, où il trouvait réunis les confrères de Saint-Romain, qui lui adressaient aussi des avertissemens. Puis, il se rendait avec eux dans la chapelle de Saint-Romain, où il entendait une messe basse, qui était dite à son intention par le chapelain de la confrérie de Saint-Romain. A l’offertoire, il se levait, et allait baiser la patène que le chapelain lui présentait ; alors il ôtait les chaînes qu’il avait eues jusqu’à ce moment entortillées autour de son bras, et les mettait dans le bassin, pour offrande au saint son libérateur[111]. Le chapelain, après cette basse-messe, lui faisait une remontrance pour le préparer à la confession qu’il devait faire, le lendemain, au grand-pénitencier. Après la grand’messe, les musiciens se rendaient dans le parvis de la cathédrale, devant le grand portail appelé anciennement le portail de Saint-Romain ; ils y exécutaient des symphonies, et y chantaient des motets en l’honneur de la Sainte-Vierge, et sans doute de saint Romain.
Cependant, tout n’était pas fini pour le prisonnier ; quelque heure qu’il fût, l’escorte qui l’avait accompagné pendant la procession, et les confrères de Saint-Romain, le conduisaient, par la rue aux Ours, à la vicomté de l’eau, sise dans la rue qui a pris de là le nom de rue de la Vicomté, nom qu’elle porte encore. La cour de cette juridiction était tendue de tapisseries, et abritée par une tente ; tout autour étaient assises des personnes invitées pour voir le prisonnier. Au milieu de la cour étaient une table servie, à laquelle étaient assis le vicomte, son lieutenant-général, le procureur du roi et le greffier en chef. Tous ces préparatifs n’annonçaient rien de bien redoutable ; c’était toutefois pour se voir faire encore une fois son procès que le prisonnier se présentait dans ces lieux. Là on lisait les pièces de la procédure instruite contre lui ; les juges l’interrogeaient, le procureur du roi donnait des conclusions, et l’on prononçait, pour la forme, une sentence qui délivrait le prisonnier au chapitre. Cet usage, de pur cérémonial, avait été conservé par les magistrats de la vicomté de l’eau, comme un vestige de l’ancienneté de leur juridiction. A les en croire, « elle existoit du tems des premiers ducs de Normandie ; le vicomte étoit alors le seul juge civil et criminel de la ville de Rouen, et tous les délits qui se commettoient tant dans la ville que sur les rivières de la province étoient de sa compétence. Sa juridiction n’avoit été restreinte aux cas civils et criminels qui se commettoient sur les rivières de Seine et d’Eure, que depuis l’établissement des bailliages en tribunaux de justice collégiaux et permanents[112]. » Après avoir prononcé cette sentence de délivrance, les juges de la vicomté enregistraient le nom du prisonnier, son âge, son pays et sa qualité. Alors, paraissait le prieur de Notre-Dame-du-Pré, autrement dit de Bonnes-Nouvelles, qui, selon l’usage et en vertu d’un droit très-ancien, adressait une remontrance au prisonnier, et lui donnait ensuite la bénédiction. Dans les premiers tems, les prisonniers étaient conduits pour cela au prieuré, sis de l’autre côté de la Seine ; mais il y en eut de tués par leurs ennemis qui les épiaient soit sur la Seine, soit sur la chaussée ; et il fut arrêté que le prieur du Pré se rendrait à la vicomté. Il se tenait anciennement auprès de ce prieuré une foire très-célèbre qui appartenait aux religieux ; cette foire avait lieu pendant l’octave de l’Ascension. Entrons dans quelques détails relativement à cette foire et au rôle du prieur de Bonnes-Nouvelles dans le cérémonial de la vicomté de l’eau.
Avant la prise de Rouen par Henri V, roi d’Angleterre, on voyait, tous les ans, le jour de l’Ascension, le prieur de Bonnes-Nouvelles partir du prieuré, à cheval, entouré de ses hommes et de ses vassaux, et précédé par un trompette. Dans cet équipage, il venait à la vicomté de l’eau prendre possession de la foire du Pré ou d’Emandreville. Le trompette proclamait à haute voix l’ouverture de la foire, la suspension des droits royaux et municipaux ; les clés de toutes les prisons de la ville lui étaient remises par les geoliers ; il les leur rendait aussi-tôt, pour les garder en son nom pendant huit jours. De là, se rendant au bailliage, il y installait (à la place du bailli royal et des assesseurs ordinaires) son propre bailli et les autres officiers de sa juridiction ; ce bailli et ces officiers pouvaient seuls rendre la justice pendant la semaine, dans toute l’étendue de la ville. Les magistrats municipaux de Rouen cessaient également leurs fonctions. Dès-lors aussi la ferme des poids et mesures lui appartenait pour huit jours, et il percevait les droits du roi sur les marchandises : les confiscations étaient à son profit : c’est ainsi qu’en 1281 l’échiquier lui adjugea un cheval échappé, qui avait tué une femme. Lors du siége de Rouen par Henri V, la foire du Pré fut transportée dans la ville, où elle continua d’avoir lieu pendant quatre-vingts ans. De cette époque date sa décadence ; et elle alla en déclinant toujours, quoique rétablie à Bonnes-Nouvelles en l’an 1500. Voici ce qui restait de cet usage en 1759, époque où écrivaient les auteurs de la nouvelle Gallia christiana. Trois jours avant l’Ascension, deux religieux du Pré se rendaient à pied à la vicomté de l’eau, pour y prendre possession de la foire, ce qu’ils faisaient en appendant un bonnet ou chapeau à un poteau, faible souvenir de l’éclat de l’ancien cérémonial ! Très-anciennement aussi, le jour de l’Ascension, le prisonnier élu par le chapitre était conduit à la grande église de Bonnes-Nouvelles, pour y recevoir une semonce du prieur. En 1577, le jour de l’Ascension, pour la première fois, on ne conduisit point à Bonnes-Nouvelles le prisonnier élu ; on était alors au fort de nos troubles civils ; le crime de Richard Sottynier, prisonnier élu cette année, tenait aux passions du tems ; et, soit qu’il fût impossible de se faire jour parmi la foule immense qui se pressait autour de l’élu du chapitre, soit que l’on fût averti qu’une embuscade dressée par ses ennemis l’attendait sur la route du prieuré : soit enfin que l’on eût reconnu qu’après toutes les fatigues du jour cette dernière corvée était au-dessus des forces d’un homme souvent exténué de lassitude et d’inanition, à dater de cette époque, ce fut toujours à la vicomté de l’eau qu’eut lieu cette partie du cérémonial. Là, le prieur, après avoir adressé une remontrance au prisonnier et lui avoir donné sa bénédiction, lui faisait servir du pain, des fruits et un verre de vin, pour boire à la santé du roi[113]. Dans les derniers tems, cette collation se donnait aux frais du prince de Condé ; c’était une charge attachée à la ferme du poids, dont il était propriétaire.
Après avoir salué et remercié les magistrats, le prisonnier sortait de la vicomté. Anciennement, il était d’usage que les confrères de Saint-Romain promenassent, comme en triomphe, par les rues de Rouen, le prisonnier ainsi délivré[114], sans doute pour le faire voir à ceux qui n’avaient pu l’apercevoir dans les cérémonies du jour. Presque toujours le prisonnier était reçu, sur son passage, par des acclamations dejoie ; mais quelquefois aussi on lui faisait un accueil moins flatteur. Nous avons vu, dans l’histoire, qu’en 1394, Jean Maignart, en passant par la rue de l’École, avait été apostrophé par une femme. En 1383, le jour de l’Ascension, Pierre De la Rivière, de la paroisse de Saint-Vivien de Rouen, qui venait de lever la fierte, et que les confrères de Saint-Romain menaient ainsi par les rues, courut un plus grand danger ; un nommé Guillaume Du Monstier, aussi paroissien de Saint-Vivien, non content de l’injurier, voulut se jeter sur lui, le menaçant de le tuer. Quelques jours après, Du Monstier vint demander pardon au chapitre de cet attentat au privilége ; il fit aussi de très-humbles excuses aux membres de la confrérie de Saint-Romain, qui étaient tous là, ainsi qu’à Pierre De la Rivière, qu’il avait insulté. Et comme saint Romain lui-même semblait avoir eu part à l’outrage, Du Monstier, tenant d’une main une torche allumée du poids de six livres, et, de l’autre, une tasse d’argent pesant six marcs, se rendit, nu-pieds, de la salle capitulaire au chœur de la cathédrale où était la châsse du saint évêque, là, humblement prosterné devant la sainte châsse, il offrit sa torche et sa tasse « en l’honneur de Dieu, de la Sainte-Vierge et du bienheureux confesseur saint Romain », en présence de tous les chanoines de Notre-Dame, de tous les confrères de Saint-Romain, d’un grand nombre de personnes distinguées, tant séculières que du clergé, et à la vue d’une foule immense qui remplissait l’église.
Des scènes semblables à celles que nous venons de rapporter purent faire renoncer à l’usage de promener ainsi le prisonnier par les rues. Dans la suite, on le conduisit directement de la vicomté chez le maître en charge de la confrérie de Saint-Romain. Là il trouvait un dîner préparé, et, « quelque pauvre qu’il fust, il estoit traicté et servy magnifiquement[115]. » Le chanoine qui présidait à la confrérie de Saint-Romain, le chapelain et les membres de cette confrérie, étaient de ce repas. Le maître en charge ne manquait pas d’y inviter le chanoine qui avait célébré la grand’messe ; apparemment cet ecclésiastique, à jeun depuis la veille, et qui, encore, était allé dire le Benedicite et les Grâces au dîner du chapitre, n’était pas celui des convives qui faisait le moins d’honneur au festin. « Les compaignons (frères servans) de la confrarie Sainct Roumaing devoient avoir, à icellui disner, dix solz d’avantage (de rétribution) de la dicte confrarie[116]. » Il va sans dire que ce dîner ou souper était aux frais du maître en charge de la confrérie. A la fin du repas, le prisonnier, se levant de table, et joignant les mains, remerciait, à haute voix, saint Romain, du bienfait qu’il lui avait accorde. C’est ce qu’on appelait l’action de grâces. Puis, « se le prisonnier avoit son hostel (sa demeure) en la ville, les compaignons de la confrarie, tous ensamble, debvoient l’y convoier (s’il luy plaisoit)[117]. » S’il n’avait point son domicile à Rouen, le maître de la confrérie devait lui donner un lit. Toujours, on lui abandonnait la plus belle chambre du logis, qu’encore on avait eu soin de parer richement pour cette circonstance. D’anciens manuscrits parlent de l’étalage que faisaient, dans cette occasion, les maîtres en charge, qui renchérissaient toujours les uns sur les autres. Probablement, le prisonnier, après avoir figuré si long-tems et avec tant de fatigue, se couchait bien harassé et devait goûter enfin quelque repos.
En 1494, la nuit d’une prisonnière qui venait de lever la fierte fut troublée par un incident assez bizarre. Guillemine, femme et complice du nomme Andrieu, coupable de meurtre, avait obtenu le privilége pour elle et son mari. A la voir, lors de la procession, marcher alègre et gaie, portant la fierte de saint Romain comme si ce reliquaire n’eût rien pesé, ou n’aurait pas soupçonné qu’elle était grosse ; elle l’était toutefois, et même le terme était bien prochain. La confrérie de Saint-Romain avait, cette année, pour maître en charge, maître Pierre Daré, écuyer, sieur du Châteauroux, lieutenant-général du bailliage. C’était un personnage éminent, et qui datait fort, alors qu’il n’y avait point de parlement. Il avait été le premier prince de l’illustre confrérie de la Conception de la Vierge, autrement dite du Puy, ou des Palinods ; c’était lui qui le premier avait fondé des prix pour les poètes auteurs des meilleurs vers. En un mot, il jouait un grand rôle à Rouen, et, de long-tems, prisonnier ayant porté la châsse n’était tombé en si bon gîte. Hébergée et régalée magnifiquement par son hôte, voilà qu’après avoir dîné avec tous les confrères, dame Guillemine est prise des douleurs de l’enfantement ; vîte on la conduit dans la belle chambre richement accoustrée ; l’épouse du maître en charge s’empresse autour d’elle et fait merveilles ; une heure après, les douleurs de dame Guillemine avaient cessé, et elle remerciait Dieu et saint Romain de sa double délivrance, et de ce que le mal l’avait prise dans une si bonne maison, plutôt que dans la geole où elle était encore le matin. Le lendemain, on ne pouvait pas songer à la conduire au chapitre pour y entendre la semonce et y faire les sermens d’usage. Tous les membres de la confrérie de Saint-Romain n’en allèrent pas moins en procession trouver le chapitre. Pierre Daré était à leur tête, et porta la parole en leur nom ; il remercia MM. les chanoines de ce qu’ils avaient bien voulu accorder leurs suffrages à la femme Andrieu ; il leur fit connaître le motif qui empêchait la graciée de se présenter à la barre du chapitre, les pria de l’excuser et de députer quelques-uns d’entre eux pour recevoir ses sermens. On lui répondit que cela était inutile ; la femme Andrieu comparaîtrait au chapitre après ses relevailles ; en attendant, on allait lui expédier sa pancarte de délivrance. Enfin, le 29 mai suivant, la prisonnière, relevée de couches, vint au chapitre, accompagnée de tous les membres de la confrérie. Son mari, qui, condamné aux galères, à raison du même meurtre, avait été délivré, à la demande du chapitre, par le patron des galères d’Honfleur, était avec elle. Ils reçurent la semonce d’usage, et prêtèrent, l’un et l’autre, les sermens accoutumés.
Au reste, si le prisonnier, harassé de fatigue, dormait profondément pour l’ordinaire, il n’en était pas de même, du moins dans les tems anciens, de toute cette jeunesse de la ville et de la province, dont les brillantes solennités du jour avaient échauffé les têtes et exalté les imaginations. De Bras de Bourgueville, né vers le commencement du xvie siècle, nous apprend qu’autrefois et « encore du temps de sa jeunesse (c’est-à-dire dans les beaux jours de François Ier.), il se faisoit, au jour de l’Ascension, de grands festins, danses, mommeries ou mascarades, tant par les fêturiers de la confrairie Saint-Romain, que autres jeunes hommes, avec excessives despences », et, ajoute le bon De Bras, peu chanceux en étymologie, « s’appelloit lors tel jour Rouvoysons, à cause que les processions rouent de lieu en autre[118], et disoit l’on, comme en proverbe, quand aucuns débauchéz déclinoient de biens, qu’ilz avoient faict Rouvoysons, à sçavoir perdu leurs biens en trop voluptueuses despences et mommeries sur chamolz, qui se faisoient de nuict par les rues, quelque saison d’esté qu’il fust, pour plus grandes magnificences[119]. » Encore au milieu du xviiie siècle, dans toutes les rues de Rouen, on dansait, on chantait, on tirait des armes à feu[120]. Dans les derniers tems, on voyait, après la cérémonie de la levée de la fierte, tous les habitans de Rouen se rendre au Cours. Là paraissaient les brillantes toilettes, les modes nouvelles, les somptueux équipages ; deux ou trois cents carrosses appartenant à la noblesse, au parlement, au haut commerce, s’avançaient lentement à la suite les uns des autres, comme à Longchamp ; et, sans aucun doute, parmi tous ces gens à pied, à cheval et en voiture, il était beaucoup parlé de la gargouille, du prisonnier, et, en général, de toutes les particularités de la cérémonie du jour.
Le lendemain, à huit heures du matin, le chapelain et les membres de la confrérie de Saint-Romain, précédés de la croix, venaient à la maison du prévôt ou maître en charge, chercher le prisonnier. Ce dernier, ayant, comme la veille, une couronne de fleurs blanches sur la tête, était conduit processionnellement à la salle capitulaire où tous les chanoines étaient assemblés. Les portes du chapitre étaient ouvertes, et un grand nombre de personnes de l’un et de l’autre sexe se pressaient à l’entrée, pour être témoins du dernier acte de ce drame plein d’intérêt[121]. Le prisonnier, « quelque grand seigneur qu’il fût », se mettait à genoux, tête nue, devant le bureau du chapitre ; et un chanoine lui adressait une vive semonce. Ce chanoine avait été désigné, pour cette mission, dans l’assemblée capitulaire du lundi de Quasimodo ; on lui avait remis, le jour de l’Ascension, comme pour servir de texte à son discours, la confession écrite du prisonnier, la seule qui eût été réservée, comme on l’a vu. L’allocution du chanoine portait donc sur les fautes confessées par le prisonnier, principalement sur le meurtre, « combien il est desplaisant à Dieu, quels effects en proviennent et sont produicts en public, en général, et en la conscience du criminel en particulier[122]. » — « Ceste remonstrance estoit quelquefois suivie d’une abondance de larmes » ; elle durait trois quarts d’heure ou une heure. Après l’avoir ainsi « grandement incrépé, il l’exhortoit de bien et catholiquement vivre à l’advenir, et l’admonestoit de rendre grâce à Dieu, à saint Romain et au chapitre[123]. » En 1496, le doyen du chapitre exhorta Jean Mygraine, qui avait levé la fierte la veille, à confesser ses péchés avec contrition, et à faire les pélerinages et autres pénitences dues et accoutumées[124]. Le chapitre faisait toujours un présent à celui de ses membres qui avait fait cette remontrance. Quelquefois l’archevêque se chargeait de la faire. En 1618, le sieur De Thirac, conseiller au parlement de Bordeaux, ayant été admis à lever la fierte, M. De Harlay, archevêque de Rouen, offrit de lui adresser, le lendemain, la remontrance accoutumée. « Il fut grandement remercié et prié de la faire. » Le lendemain, « le sieur De Thirac fut, en la présence de grand nombre de peuple, repris et incrépé grandement par le prélat, et exhorté de bien et honnestement vivre, à l’advenir, sans plus commettre aulcun crime. » En 1621, ce prélat adressa la remontrance au sieur De Gadaigne Champeroux ; il le fit d’autres fois encore ; il recherchait cette occasion de faire briller l’éloquence dont il avait fait preuve, dès sa première jeunesse, disputant publiquement en Sorbonne avec les savans les plus illustres, et cela en français, en grec et en latin[125]. Cette exhortation était suivie du serment du prisonnier. L’archevêque l’interpellait en ces termes :
« Tu iures à saintes euvangilles que tu seras féal et obéissant d’ores en avant aux doyen et chapitre de l’église de Rouen et à leurs successeurs.
Item, que tu garderas le profit et honneur, droitures et libertés d’icelle église, pour tout ton povoir.
Item, que tu ne seras en fet, en conseil, ne en aide, où les biens et droitures et honneurs d’icelle église soyent défraudées ne arnenuisiées en aucune manière, ains les deffendras, pour tout ton povoir, et, se deffendre ne le povoyes, que tu leur signifieras.
Item, que, d’ores en avant, tu seras bon et loyal, pour tout ton povoir, sans commettre larrechin, murdre, ne autre crisme.
Item, que tu seras, en toutes les festes de l’Ascension, en la pourchession des freres de la fierte saint Roumaing, à tout (avec) un chierge honneste, jouste (selon) ta possibilité, tant comme tu seras dedens le royaume. Et, quant aux choses dessus dittes à acomplir, tu te submetz à la juridition d’iceulx doyen et chapitre, et esliz ton domicilie en l’ostel de l’euvre de la dicte esglise[126]. » Pendant cette lecture, le prisonnier avait les mains sur l’évangile ; et, à chacune des clauses de la formule, il repondait, à haute voix : Je le jure. Entrons dans quelques détails sur l’engagement que prenait le prisonnier, de se trouver tous les ans à Rouen, le jour de l’Ascension, et d’y assister à la procession de la fierte, une torche à la main. Nous avons sous les yeux l’original d’un acte du bailli de Rouen, en date du 24 mai 1358, où il est dit : « Pour mémoire du dit prévilége, est le dict prisonnier tenu, et est acoustumé de retourner tous les ans au jour de la dicte feste (de l’Ascension) à la procession et église dessus dictes, portant un cierge en la main. » Les complices de celui qui avait levé la fierte devaient, comme lui, figurer à cette procession, mais pendant quelques années seulement[127].
Dans les premiers tems du privilége, les prisonniers délivrés furent-ils exacts dans l’accomplissement de ce devoir ? Nous l’ignorons ; mais, dès l’an 1342, on voit Gautier Héron, qui avait précédemment obtenu la fierte, condamné, le 10 juin, par le chapitre, à figurer nu-tête à la procession du Saint-Sacrement, tenant à sa main un cierge éteint, ou bien à donner deux marcs d’argent pour faire une image du même métal, et cela parce qu’il n’avait point paru cette année à la procession de la fierte. Raoul Heusé, qui, ayant obtenu le privilége en 1403, avait manqué, en mai 1418, à la procession du jour de l’Ascension, fut arrêté le 6 juin suivant, par ordre du chapitre, et mis dans les prisons de l’église, où il jeûna pendant cinq jours au pain et à l’eau. Enfin, le dimanche 11 juin, le chapitre, touché de son repentir et satisfait de la pénitence par lui subie, l’admit à réparer publiquement son offense. A cet effet, la procession de Notre-Dame se rendit solennellement à la Vieille-Tour, avec la fierte de saint Romain. Raoul Heusé, nu-tête, nu-pieds, sans ceinture, marchait derrière la châsse, tenant à sa main une torche allumée, du poids de deux livres. Arrivé sur la place de la Vieille-Tour, après avoir offert sa torche à saint Romain, Heusé se mit à genoux devant les membres de la confrérie de Saint-Romain, confessa sa coulpe, et cria merci (miséricorde). Les confrères de Saint-Romain déclarèrent qu’ils lui pardonnaient. Alors, la procession se remit en marche. Son itinéraire pour se rendre à la Vieille-Tour avait été le même que le jour de l’Ascension ; elle revint aussi à Notre-Dame par les rues qu’elle avait coutume de prendre, lors de cette fête[128].
Malgré ces actes de rigueur, à la fin du XVIe. siècle, ce devoir était mal rempli. Le chapitre se plaignait tous les ans de l’inexactitude des prisonniers délivrés à venir assister, les années suivantes, à la procession ; et, comme un sermon à la louange de saint Romain était prêché annuellement dans la cathédrale, le dimanche qui précédait l’Ascension, en 1483, le chapitre recommanda au prédicateur d’insister sur l’obligation où étaient les personnes délivrées par la fierte, de venir aux processions et d’y assister une torche à la main[129]. Plus tard, il s’était introduit, dans l’accomplissement de ce devoir, un grand relâchement. Le Mésenguier, qui avait obtenu la fierte en 1483, ne vint, ni en 1500, ni en 1501, porter la torche ; il fut mandé devant le chapitre, à raison de cette double omission[130]. Peu d’années après, on voit le chapitre obligé de faire des procédures pour contraindre les prisonniers à l’accomplissement d’une obligation si sacrée, puisqu’elle avait été contractée sous le sceau du serment. Jean Le Landois, seigneur du village d’Hérouville, près de Caen, qui avait levé la fierte en 1523, ne vint point, l’année suivante, porter la torche ; il avait écrit au chapitre qu’il était malade, et prié qu’on le dispensât. Le chapitre ne se contenta point de cette allégation ; dès le lendemain, ordre fut donné au messager d’assigner ce gentilhomme à comparaître le mardi après la fête de la nativité de saint Jean, devant le promoteur de l’officialité, pour y justifier des causes qui avaient pu l’empêcher de venir à Rouen, avec déclaration qu’à faute de comparaître au jour fixé, il serait excommunié. Le messager du chapitre signifia cette assignation au domicile que le sieur D’Hérouville avait choisi dans Rouen l’année précédente, et afficha aux portes de la cathédrale une copie du mandement du chapitre. Au jour indiqué, le sieur D’Hérouville comparut par procureur devant l’official, et allégua une indisposition qui l’avait mis dans l’impossibilité, disait-il, de venir à Rouen le jour de l’Ascension. Le chapitre ordonna qu’il serait informé de la vérité de cette excuse, et envoya une commission rogatoire à l’official de Bayeux, résidant à Caen, pour qu’il eût à faire une enquête sommaire sur le fait allégué, et constater si le sieur D’Hérouville avait été dans un état tel qu’il n’eût pu se rendre à Rouen pour remplir son engagement. Le sieur Le Landois d’Hérouville fut cité à comparaître. Une enquête eut lieu à Caen devant Me. Laurent Mérie, prêtre délégué à cet effet par l’official ; il fut constaté, par les dépositions de témoins produits par le sieur D’Hérouville lui-même, que ce gentilhomme n’avait guère été malade, ou que peut-être il ne l’avait pas été du tout. Deux ou trois jours avant l’Ascension, on l’avait bien entendu dire « qu’il estoyt malade et qu’il cuydoit aller à Rouen, n’eust esté sa maladye ; mays le dict sieur, quelque maladye qu’il eust, n’avoit point laissé à tournier et aller de costé et d’aultre par le villaige d’Hérouville, se pourmenant et faisant bonne chière comme les aultres. » Aussi le chapitre, jugeant frivoles les excuses alléguées par le sieur D’Hérouville, le condamna à vingt livres d’amende. Quelques personnes pensaient qu’il suffisait que les prisonniers délivrés vinssent à cette procession, les sept années qui suivaient leur délivrance ; mais, en 1543, le jour de l’Ascension, le chapitre, se fondant sur la formule du serment que nous avons rapportée, décida « qu’ilz seroient tenus d’y assister toute leur vie en personne. » C’était mal prendre le tems pour appesantir le joug ; car alors, « aucuns des dictz prisonniers estoient tombez en telle ingratitude, qu’ilz avoient mis et mettoient le dict bienfaict à non chaloir (à mépris). » M. Morelon procureur-général, s’en plaignit en ces termes au parlement, le 5 mai 1544, le jour où les députés du chapitre vinrent insinuer le privilége. Il demanda que les impétrans du privilège fussent tenus, dorénavant, « pour la louange de sainct Roumain et recongnoissance du privilége et bienfaict, à eulx trouver, par tel nombre d’années qui seroient limitées, au convoy de la dicte châsse, nue teste, avec torche ardente à leur main, pour recongnoissance du privilége et du bienfaict à eulx advenu, sous peine d’estre privéz et déboutez du dict privilége. » Le parlement invita les quatre chanoines présens à en conférer avec le chapitre, et, quelques jours après, il fut arrêté que « ceux qui auroient levé la fierte seroient tenus d’assister en personne, pendant six ans, à la procession de l’Ascension, nue teste et une torche à la main, à moins qu’ilz ne feussent légitimement empeschéz. » Dans ce dernier cas, ceux qui, admis précédemment à lever la fierté, étaient reconnaissans de ce bienfait signalé, donnaient procuration à quelqu’un de leurs amis, pour les remplacer ou les faire remplacer à la procession. Cette grâce avait été refusée, en 1474, à Me. Etienne De Baudribosc, clerc de Saint-Pierre l’Honoré ; mais, dans la suite, on s’était vu forcé de l’accorder aux prisonniers. Le sieur Du Plessis Mélesse, qui, protégé par le pape Grégoire XIII et par Henri III, avait levé la fierte en 1581, se trouvant, aux approches de l’Ascension 1582, « griefvement affligé d’une fiebvre ague » qui l’empêchait de se rendre à Rouen, envoya au chapitre deux gentilshommes porteurs de sa procuration notariée, qui les chargeait « de comparoir pour luy par devant messieurs du chapitre de Nostredame de Rouen, pour obéir à leur demande, et pour se offrir faire le debvoir que luy mesme eust esté tenu faire en personne. » Je trouve, en 1584, un acte de même nature, passé par Chestien De Gommer, seigneur du Breuil, homme d’armes du grand-prieur de Champagne, qui, ayant levé la fierte, l’année précédente, et se trouvant retenu à Cosne-sur-Loire, pour le service du roi, chargeait un de ses amis de le représenter à la cérémonie, et d’y porter pour lui la torche ardente. En 1583, Jacqueline ou Jacquemine Du Bois-Rioult, qui avait assisté, deux années, à cette procession, demanda d’être dispensée pour les années restantes, « veu qu’elle estoit, presque sans intermission, travaillée de maladye. »
Souvent des nobles ou des bourgeois de Rouen consentaient à cautionner, à cet égard, le prisonnier élu, et s’obligeaient, par-devant notaires, à porter la torche à sa place, s’il ne se présentait pas au jour voulu, ou à acquitter les condamnations qui pourraient être prononcées contre lui à raison de ce manquement. J’ai vu plusieurs actes de cette nature.
En 1543, deux seulement des prisonniers délivrés précédemment, ayant assisté à la procession, le chapitre arrêta que désormais les noms des prisonniers élus seraient inscrits sur un tableau qu’on afficherait dans la salle capitulaire, et qu’on y effacerait les noms de ceux qui viendraient à mourir. En 1586, le chapitre avait imaginé de faire prendre, le jour de l’Ascension, par le sacriste assisté du tabellion, les noms des prisonniers libérés précédemment, qui se présentaient à l’offrande, avec torches et cierges ; cette liste était remise au chapitre, pour qu’il pût procéder à l’encontre des défaillans ; mais il fallut renoncer à ces rigueurs. En 1613, 1614, 1615, et les années suivantes, les prisonniers élus donnèrent de l’argent au trésorier de la fabrique de Notre-Dame, pour faire porter la torche, pendant sept ans, à la procession, en leur lieu et place.
Outre le serment que prêtait le prisonnier, le lendemain de l’Ascension, de porter la torche, les années suivantes, à la procession, il signait, à cet égard, un acte écrit, qui restait entre les mains du chapitre. Entre un grand nombre d’actes de cette nature, que j’ai vus, je citerai celui du 8 mai 1587, par lequel Gaspard Des Aubuz, sieur de Morthon, ayant levé la fierte la veille, promet que, suivant le serment qu’il vient d’en faire au chapitre, il assistera, « tout le temps de sa vie, par chacun an, à la procession de l’Ascension, avec une torche ou cierge ardent en sa main, pour recongnoissance de la grâce qu’il a reçeue. » Plusieurs fois, le parlement avait condamné à de fortes amendes, des prisonniers qui avaient manqué, sans cause légitime, à l’accomplissement de ce devoir. Par l’acte dont nous parlons, le sieur De Morthon, pour le cas où il ne serait pas fidèle à sa promesse, se soumettait à payer, à la simple ordonnance du chapitre, « les amendes contenues ès dictz arrests du parlement donnez en pareil cas », ou à telle autre amende que prononcerait contre lui le chapitre ou le parlement. Il consentait que, pour le paiement de cette amende, ses biens, meubles et héritages pussent être pris ou vendus par exécution. L’acte contenait élection de domicile à Rouen, aux fins de l’accomplissement de cet engagement. Le 28 mai 1594, Nicolas De Coquerel, qui avait levé la fierte la veille, signa aussi l’engagement d’assister à la procession, avec une torche, tout le temps de sa vie, par chacun an ; faute de quoi, ses biens, meubles et immeubles, pourraient être vendus pour le paiement de l’amende qu’il aurait encourue pour ce manquement. Quelques uns accomplissaient religieusement leur promesse ; ils venaient ou envoyaient à leur place ; mais, en général, on se piquait peu d’exactitude, et De Bras de Bourgueville, qui écrivait à la fin du xvie siècle, se plaint de ce que, de son tems, « le privilége estoit enfreint à cest égard par ceux qui avoient levé la fierte. Le debvoir d’assister, pendant sept ans, à la procession, estant (dit-il) à ceste heure trop contempné. Tel mespris (ajoute-t-il) pourroit estre reproché aux impétrans, comme indignes et contempteurs d’un tel pardon. »
Cette coutume, de plus en plus négligée, finit par tomber en désuétude. La vivacité du sentiment religieux, qui avait dû lui donner, dans les premiers tems, quelque chose d’auguste et de touchant, allait toujours s’affaiblissant, et, avec ce sentiment, disparaissaient les coutumes auxquelles il avait donné naissance. Enfin, l’usage cessa tout-à-fait ; et, en 1698, mais sans doute avant, cela ne s’exécutoit plus[131].
Après la prestation du serment et la rédaction des promesses, on délivrait au prisonnier son acte ou pancarte de délivrance, comme titre de libération et sauve-garde contre les poursuites ultérieures dont il pourrait être l’objet. Nous en reproduisons un ici :
« Le vendredi 9e. jour de may 1578, au chapitre de l’église cathédrale Nostredame de Rouen, les chapelains et confrères de la confrairie de monsieur sainct Romain, fondée en la dicte église, ont représenté François Du Menez dict De la Montaigne, escuyer, lequel, par le privilége du dict sainct, et, suivant l’élection faicte de sa personne, auroit esté, le jour d’hier, délivré des prisons de la court des Aydes. Et, présence de plusieurs personnes, a esté grandement incrépé par M. Chavignac, chantre en la dicte église, de la faulte par lui commise, et exhorté de bien et catholiquement vivre à l’advenir. Ce qu’il a promis faire, faict et presté les sermentz accoustumés, dont il a faict lecture, se submectant à la jurisdiction du chapitre pour le contenu en iceulx, et, à ces fins, a esleu son domicile en la maison de la fabricque. »
Ensuite, on commençait prime, au chœur de la cathédrale ; le prisonnier délivré était conduit processionnellement dans l’église, à la chapelle de Saint-Pierre et Saint-Paul, où il confessait ses péchés au grand-pénitencier, qui lui donnait l’absolution. Puis il se rendait à la chapelle Saint-Romain où il entendait une messe basse, après laquelle il était reconduit processionnellement à la maison du prévôt ou maître en charge, où un déjeuner avait été préparé ; c’était le repas d’adieu. Après ce déjeuner, il remerciait humblement le maître et les membres de la confrérie, de tous les soins qu’il s’était donnés pour lui. Puis, il prenait congé, après que le maître de la confrérie lui avait donné un chapeau neuf. De là, il allait, accompagné de ses parens ou amis, chez tous les membres du parlement et chez tous les chanoines de la cathédrale, les remercier du bienfait qu’il avait reçu d’eux.
Après tant d’angoisses et d’alarmes, après tant d’interrogatoires, d’allées et de venues, de génuflexions et de semonces, le prisonnier devait respirer avec délices et renaître à la vie, lorsqu’enfin il se retrouvait libre, tranquille, au milieu des siens. S’il faut en croire un vieil auteur, qui n’avait garde de décrier le privilége de la fierte, « il s’en trouva plusieurs qui, ayant circonspectement veu et considéré les pourmenades du prisonnier, la honte et vergongne qu’il recevoit le jour de la feste et le lendemain, protestèrent aymer mieux être décapitéz que de jouyr du privilége[132]. » C’était une rude corvée, il faut le reconnaître ; mais enfin le gracié pouvait, après cela, se montrer et vivre ; avec la vie, il avait recouvré sa fortune et sa liberté. Et si à ces gens, que la tâche semblait rebuter si fort, on eût montré, d’un côté l’échafaud dressé, et de l’autre le besle de la Vieille-Tour et la tribune où brillait la châsse de Saint-Romain, disons-le hardiment, ils n’auraient pas réfléchi long-tems.
UNE châsse de Saint-Romain existe aujourd’hui dans le trésor bien apauvri de la cathédrale de Rouen. Ceux qui ont assisté à la cérémonie de l’Ascension, dans les dernières années de l’existence du privilége, ont vu cette même châsse figurer à la procession ; ils ont vu le prisonnier la porter sur ses épaules par le brancard de devant : c’est bien elle ; ils la reconnaissent, à ne pouvoir s’y méprendre. Le fait étant ainsi avéré, il fallait que cette châsse figurât dans notre ouvrage ; aussi en offre-t-il une représentation fidèle due au burin de mademoiselle Espérance Langlois, qui l’a exécutée sous les yeux de son père, avec un talent digne d’elle et de lui. Il y avait long-tems que M. Langlois s’occupait de cette châsse de Saint-Romain, si intéressante par sa destination dernière, si éminemment remarquable comme objet d’art ; il s’était autrefois proposé de la décrire[133] et M. Deville s’était livré, de son côté, à des recherches sur l’origine de ce beau morceau d’orfèvrerie. Aussi-tôt que mes deux savans confrères surent que je m’occupais d’écrire l’histoire du privilége de saint Romain, ils renoncèrent à toute publication particulière sur la châsse, et mirent à ma disposition les matériaux qu’ils avaient recueillis sur cet objet. M’approprier le fruit de leur travail eût été bien mal répondre à ce que leur procédé avait de délicat et de généreux. Nos lecteurs trouveront donc, à la fin de ce volume, les deux savantes notices de MM. Langlois et Deville, sous le nom de leurs auteurs ; et ils y reconnaîtront toute l’érudition et la saine critique qui distinguent ces deux habiles archéologues.
Mais une fois bien d’accord sur l’âge du reliquaire, et sur sa destination dans les derniers tems, nous nous demandâmes si cette dernière châsse de Saint-Romain est celle que fit faire l’archevêque Rotrou en 1179 ; qui fut brisée en 1562 par les calvinistes ; dont les morceaux, que l’on retrouva à la Monnaie, furent rajustés comme l’on put ; dans laquelle on trouva, en 1637, une prose notée contenant la vie de saint Romain, et trois actes de translation du corps de ce saint[134] ; que le chancelier Séguier vit, en 1640, « couverte de velours et de drap d’or, au lieu d’argent, comme elle l’estoit avant[135] » ; qui, dix-neuf ans après, était encore dans le même état, comme nous l’apprend Farin, dans sa Normandie chrestienne, imprimée en 1659 ; qui enfin existait toujours en 1739, comme nous l’apprend la leçon VIe. de l’office de Saint-Romain, dans l’Eucologe imprimé alors par les ordres de M. De Saulx De Tavanes, archevêque de Rouen[136]. Cette question, MM. Langlois et Deville l’avaient résolue par la négative : on verra leurs raisons dans les notices ; elles sont sans réplique.
Mais puisque cette châsse ne fut pas toujours celle de Saint-Romain, à quelle époque prit-elle ce nom, et commença-t-elle de figurer dans la cérémonie du prisonnier ? d’où venait-elle ? quelle était son ancienne destination ? par quel motif changea-t-on cette destination primitive, pour lui en donner une nouvelle ? c’est ce que je cherchais avec une extrême sollicitude, mais ce que je désespérais de trouver jamais, lorsque, tout récemment, un de nos concitoyens, averti que je m’occupais de l'histoire du privilége du chapitre de Rouen, vint m’apporter des pièces qui établissent l’origine de la nouvelle châsse de Saint-Romain. Avant d’exposer en détail leur contenu, quelques explications préalables sont necessaires.
Au xive siècle, la cathédrale de Rouen possédait dans son riche trésor une châsse de tous les saints. En 1366, aux Rogations (et non pas en 1453, comme le veut Pommeraie, Histoire de la cathédrale, page 83), on y renferma les reliques de saint Sénier ou Sénateur, évêque d’Avranches, et de saint Judius. Elle était alors portée, dans les processions de Notre-Dame, par les membres d’une ancienne confrérie de tous les saints, dont les registres capitulaires attestent l’existence[137]. En 1476, les membres de cette confrérie ayant reconnu que la châsse de tous les saints avait besoin de réparations, voulurent les faire faire à leurs frais ; ils prièrent le chapitre de leur confier la châsse ; cette compagnie y consentit, après en avoir ôté préalablement les reliques, avoir fait apprécier la châsse, les pierres qui l’ornaient, et fait prêter serment aux confrères de la rendre, ou la valeur[138]. En 1626, les reliques de saint Sénier et de saint Judius y avaient été trouvées intactes ; le 10 janvier 1639, on les retrouva dans le même état ; et on en envoya une partie à Louis XIII, sur sa demande. En 1659, époque où Farin écrivit sa Normandie chrestienne, la châsse de tous les saints figurait à la procession du jour de l’Ascension. Farin la décrit : « Elle est, dit-il, de cuivre doré, faite à la gothique, enrichie de dix-sept figures de pareil métail. Elle contient plusieurs reliques ramassées. Sa longueur est de deux pieds et demi ; sa hauteur est de deux pieds ; elle est large de quatorze pouces[139]. » À ces détails sur le style, sur le métal, sur les proportions de la châsse de tous les saints, qui ne reconnaîtra aussi-tôt la dernière châsse, la châsse actuelle de Saint-Romain, celle qui était portée dans les derniers tems de l’existence du privilége ? Mais pourquoi, à quelle époque, comment la châsse de tous les saints devint-elle celle de saint Romain ? Les manuscrits qui nous ont été confiés nous donnent la solution de ces questions. Ils nous apprennent que, le 4 avril 1776, on parla, au chapitre, de « transporter les reliques de saint Romain dans une châsse plus ornée. » Quelques chanoines, MM. Bordier et De SaintGervais, entr’autres, furent chargés de « faire faire différens dessins d’une nouvelle châsse. » Le jour de la fête de l’Ascension, le mauvais état de la vieille fierte ou châsse de Saint-Romain frappa tout le monde ; et, le 3 juin suivant, le chapitre, renonçant à l’idée de faire faire une nouvelle châsse, qui, apparemment, aurait coûté beaucoup, résolut de la remplacer par « la châsse de tous les saints, à la quelle on feroit les réparations et ornements convenables, en prenant (en outre) les moyens de la rendre plus légère » A cet effet, il fut décidé que « les reliques contenues dans la châsse de tous les saints seroient transférées dans la châsse de la Sainte-Vierge ; que les reliques de saint Romain seroient mises dans la châsse de tous les saints, la quelle doresnavant seroit appelée châsse de Saint-Romain. » Dans le mois de juin, MM. les chanoines Terrisse, Roffet, De Saint-Gervais, Delarue le jeune, et Carrel de Mésonval, ayant ouvert la châsse de la Sainte-Vierge (en argent doré), reconnurent qu’outre les reliques qui y étaient renfermées, elle pourrait encore en contenir d’autres. Le 12, assistés de MM. Papillaut, Hébert et Flavigny, leurs confrères, ils ouvrirent la châsse de tous les saints, en ôtèrent les reliques de saint Sénier ou Sénateur, et de saint Sever, évêques d’Avranches ; une côte de saint Judius, et autres reliques qui y avaient été enfermées en 1366, aux Rogations, comme l’annonçait une inscription du tems, et les placèrent dans la châsse de la Sainte-Vierge, avec cette inscription:« Anno Domini 1776, die 12o mensis junii, plurimæ sanctorum reliquiæ, aliæ cum suis titulis, aliæ quorum tituli vetustate periêrunt, è capsâ quæ sanctorum omnium dicebatur, translatæ sunt in hanc capsellam, et in capsâ B. Mariæ Virginis reconditæ. »
Alors, on put s’occuper de la réparation et restauration de la châsse de tous les saints, qui allait devenir celle de Saint-Romain. Pour mieux caractériser la destination nouvelle qui allait lui être donnée, on plaça sur son faîte un groupe représentant saint Romain, le prisonnier agenouillé et la gargouille. Le 28 avril 1777, ce travail étant terminé, MM. les chanoines Terrisse, Carré de Saint-Gervais, Duval, Ruellon, Roffet, Papillaut et Rimbert, procédèrent, par l’ordre du chapitre, à l’ouverture de la vieille châsse de Saint-Romain, dégradée de vétusté, et dont la suppression avait été décidée. Ils y trouvèrent trois anciens actes écrits sur parchemin, contenant les procès-verbaux de différentes visites des reliques de saint Romain, faites en 1036, 1124 et 1179; avec cette inscription : « Chartes et lettres trouvées dans la châsse de sainct Romain, avec les ossements du dict sainct, la quelle châsse fut découverte de l’or et pierres précieuses estant sus icelle, et les ossements bruslés le mercredy huitième jour de juillet 1562. » Ils y trouvèrent aussi deux bourses d’une étoffe ancienne de soie, où étaient contenues différentes reliques, les unes avec des étiquettes ou inscriptions en caractères anciens, les autres sans inscriptions, parmi lesquelles reliques « étoient quelques ossements ou parties d’ossements qui paroissoient noircis, et sembloient avoir été atteints du feu, ce qui fit penser que c’étoient des portions du corps de saint Romain qui avoient été dérobées aux flammes, lorsque les calvinistes brûlèrent les reliques de ce saint, en 1562. » On mit ces ossemens dans une petite caisse en bois, avec une inscription ; on y mit aussi un autre ossement de saint Romain, donné, vers la fin du xiie siècle, à l’abbaye de Saint-Victor-en-Caux. M. Terrisse, abbé de ce monastère et doyen du chapitre, avait offert cette relique à la compagnie, qui l’avait acceptée avec empressement et reconnaissance, le 19 juillet 1776, Cette caisse de bois, scellée du sceau de l’archevêque (M. De la Rochefoucauld) et du chapitre, fut renfermée dans « l’ancienne châsse de tous les saints, nouvellement réparée et dorée » : et il fut décidé, de nouveau, qu’elle « seroit appelée doresnavant la fierte ou châsse de Saint-Romain. »
Ceci se passait le 28 avril 1777 ; le 8 mai suivant, jour de l’Ascension, on vit figurer à la procession la nouvelle fierte ou châsse de Saint-Romain, que portait, par-devant, Thomas Lemire, élu cette année pour jouir du privilége ; ce fut elle aussi que porta, en 1790, le nommé Béhérie, le dernier prisonnier qui ait joui du privilége. Telle est l’histoire de la dernière châsse, de la châsse actuelle de Saint-Romain ; et si l’on demande pourquoi elle n’est ornée que de douze figures, au lieu des dix-sept mentionnées par Farin, nous répondrons que, peut-être, les cinq figures qui manquent décoraient le toit ou faîte de la châsse, et que, lors de la restauration maladroite qu’elle eut à subir, de 1776 à 1777, on les aura supprimées, et pour la rendre plus légère, comme l’avait prescrit le chapitre, et pour y substituer les raides et lourdes images de saint Romain, du prisonnier et de la gargouille, qui furent fabriquées alors et qui la surmontent encore aujourd’hui.
(Farin, Histoire de Rouen.)
Vatier Le Roux, demeurant au Clos-Saint-Marc, à Rouen.
Guillaume Dangiens, tanneur.
Demeurant, l’un et l’autre, à Pavilly.
Thomas Barate, son frère.
Pierre Robert.
Et Jehan Marie, ses complices.
Pour avoir tué Jehan Balleroy.
Adam Canyvet.
Jehan Le Mougnier.
Mahdet Cuignart.
Jaquet Follie.
Jehan Pellet.
Colin Du Mesnil.
Guillaume Pitre, complice de Guillaume Banc.
Henri Lecerf
Pierre Busquet.
Nicolas De La Mouette.
Jehan Patin.
Lussier, de Sainte-Trinité-de-Touberville.
Jean Cordorien.
Jean Joli.
Robert Carie.
Robert Mare.
Thomas Grouvel : tous cinq de Saint-Ouen-de-Touberville.
Martin Pouchin, du Bosc-Gouët.
Colin Guilbert.
Geoffroy Boulon.
Jehan Guédon.
Rorert Le Bourc.
Jehan Voleren.
Richard Farel.
Cuy Boulenc.
Burel Pouchin.
Pierre Grouvel.
Cardot Morieult.
André Bourrelain, son frère.
Jehanne, femme d’André.
Jehan Le Page père.
Jehan Le Page fils.
Robert Guiot.
Thomas Guiot.
Jehan Asselin.
Laurent Plante.
Guieffine, mère desdits Guiot.
Et Pierre Rogart, son oncle.
Thomas De Martainville, son frère.
Jean De Boissey.
Jean Destin.
Damp Nicolas De Garsalle, religieux dans l’abbaye de Saint-Pierre-sur-Dives.
Me. Pierre De Garsalle.
Jean Levavasseur.
Thomas Legendre.
La femme de Thomas Legendre.
Pierre Le Méry, prêtre.
Guillaume Le Méry, prêtre.
Gouyart Barbier.
Richard Le Prévost.
Michaut Le Prévost.
Girot Billeheu.
Lambert Bardel.
Pierre De Brébeuf, son frère.
Thomas, du Mesnil-Jourdain.
Le sieur De Rosay, de la suite de M. d’Etouteville.
Jonathas Canu, laquais de M. De Brézé, grand-sénéchal.
Jehan Canu, enfant.
Charles Duvergier, bâtard, valet de l’abbé de Fécamp.
Noël Le Petit.
Gauvet.
Antoine Loiset, verdier à Lyons-la-Forêt.
Antoine Taillefer.
Louis Corbet.
Guillaume Gosset.
Philippe Boniface.
Martin Laroce.
Jehan Tyroult.
Jehan Breton.
Etienne Duroys.
Michel Ponetou.
Jehan Mossadet.
Pierre Nazet.
Les sieurs De Saint-christophle.
Jehan De Mailloc, écuyer, sieur de la Grue.
Guillaume Ballargent, sieur de Saint-Benyn.
Patris, sieur de Beauchesne.
Patris, sieur de Grayes.
Arthur Duchesnay, écuyer.
Le sieur De Cantepie.
Jehan De Mailloc.
Le batard De La Grue.
Le batard d’Ailly.
Alain De Tommyères.
Guillaume De Héretot.
Jehan Hurel.
Jehan Auvray.
Gervais Le Tenneur.
Guillaume Guymont et autres.
Pierre (laquais).
Guillaume Delestre.
Vincent Jourdain.
Robert Hardel.
Ung laquais.
Joachin Auber.
Jehan Marguerite.
Guillaume Dupont.
Thomas Maucomble, barbier : tous jeunes compaignons.
Jehan Le Franc.
Jacques Le Franc, ses cousins et complices.
Complices :
Ung sien frère bastard.
Le sieur De La Poterie.
Nicolas De Folleville.
Jevenet Maheult.
Philipot Hubert.
Thomas Persel.
Benest Perquier.
Pierre Malhenée.
Hildevert Malhenée.
Hildevert Le Cauchois, et beaucoup d’autres qu’il ne nomma point.
Gullaume De Mussy, son oncle.
Guy Georgin, son valet.
De Quéteville (noble homme le sieur), vicomte d’Auge.
De Moyaux (le sieur), frère du sieur De Quéteville.
Jehan Daré, son complice.
Jehan De Ronnay.
René Leverrier.
Guillaume Leverrier.
Martin Mignot, écuyer (noble homme), seigneur de Biévredent, de la paroisse de Fry, non loin d’Argueil, entre Neufchâtel et Gournay.
Collasse Vasse.
Jehan et Guillaume, ses fils.
Pierre Avisart dit Morue.
Jehan Du Perron, aîné.
Jehan Du Perron, cadet.
Nicolas Du Perron.
Collas Quibel.
Michel Quibel.
Jehanne, femme de Michel Quibel.
Anne Quibel, leur fille.
Estienne Marays.
Madeleine, sa femme.
Pierre Lerron.
Villain Leroux.
Pierre Leroux, son frère.
Jacques Cavelier.
Sa sœur.
Nicolas Cavelier.
Marin Lefort.
Sa femme.
Pierre Guignon.
Sa fille.
Guillaume Mallet.
Gervais Vasse.
Sa fille unique.
Jehan Piquefeu.
Marguerite Vasse, veuve.
Jehan Le Roux.
Martin Durusc.
Pierre Mauroue.
Robert Vasse.
Sa femme.
Jehan Chandelier.
Michel Mérie dit Saugrenée,
Et Orlando De Courseulles, assistaient le sieur De Saint-Remy, en cette occasion.
Jehan De Pellevé, sieur de Tracy, Henri et Richard De Pellevé, ses frères, étaient impliqués dans cette affaire. (Voir l’histoire.)
Nicolas Machon, soldat, né à Yvecrique.
Jacques Delamarre, d’Ouville-l’Abbaye, soldat.
Frère Christophe Lemonnyer, religieux à Mortemer.
Frère Jacques Lemonnyer, religieux à Fécamp.
Jacques et Guillaume Lemonnyer, écuyers, frères du sieur De Bermonville et Des Moulins.
Herbonnières, serviteur du sieur Des Moulins.
Me. Jacques Bélart, ancien vicaire de Frettemeule.
Adrien De Biville.
Loys De Braque, sieur de Byénetz, écuyer, homme d’armes sous les ordres du duc d’Anjou, frère du roi.
Jehan Le Chevalier (noble homme), sieur des Ifs, de la paroisse de Montville, près Rouen, archer de la compagnie de M. De Balzac d’Entraigues[143].
Benoit Leroux, veneur du baron de Clères.
Raullin Genault, varlet de chiens du baron.
Louis Hastereau, laquais du sieur De Braque.
Loys De Largille, de la paroisse de Saint-Remy-des-Lettes.
Georges Pinel.
Lejeune.
Loys Du Glan.
Robert Pellecoq (ces trois derniers de Heugleville).
Me. Martin Néel, curé de Placy.
Robert Lecordier, sieur du Bur.
Louis Bernard, sieur de la Blancapierre,
Barnané De Saint-Paoul, sieur de Carville.
Jehan De Brénouville, sieur du Lieu.
Le sieur De La Rouauldière.
Pierre Lemière.
Marguerin Lomosnyer.
Gaspar Néel.
Robert Vengerus.
Jean Lemercier, etc.
Bertrand Du Lac,
Hector Du Lac, ses frères.
Pierre Delaporte, leur domestique, de la paroisse de Baroche-le-Galsambles, près Orléans.
Jean Lorier, curé de Tuvigny-sur-Seule, son frère.
François De Gommer, son frère,
Et François De Jouan, sieur de Malherbe, son beau-frère, étaient ses complices. (Voir l’histoire.)
Jean Du Mesniel, sieur du Tot, son complice.
François De Boissel ou Boussel De Parfouru, âgé de 35 ans, né à Parfouru.
Salomon De Banneville, écuyer, sieur de Langerie, âgé de 30 ans, né à Banneville, diocèse de Bayeux.
Robert Le Bourgeois, écuyer, sieur de Tournay, âgé de 22 ans, né à Tournay, diocèse de Bayeux.
David Le Vicomte, écuyer, sieur de Belletot, âgé de 32 ans, né à Sermentot, diocèse de Bayeux.
Pierre Marguerie.
1602. Antoine De Lespine, de la paroisse de Saint-Laurent de Rouen, âgé de 26 ans, fils d’un procureur à la cour des Aides de Rouen.
Nicolas Le Sauvage
Pierre Gosselin, sieur de Moulineaux.
Robert Briselance, né sur la paroisse de Sainte-Croix-Saint-Ouen de Rouen, âgé de 16 ans et demi, clerc de Me. Isaïe De Lespine, avocat à la cour des Aides.
Antoine De Lametz, écuyer, sieur de Perne, âgé de 21 ans, demeurant à Moutonvilliers, paroisse de Saint-Antoine, à 2 lieues d’Amiens.
François De Nourry, frère aîné d’Hector.
François De Nourry, sieur de Bénouville, leur père.
Gabriel De Bonneau, écuyer, sieur de Montauzier, en Gascogne, demeurant à Baron-entre-deux-Mers, âgé de 45 ans.
Pierre Quenault, dit La Groudière.
Sébastien Lamore.
Claude De Guadaigne, écuyer, sieur de Beauregard, âgé de 36 ans, demeurant à Saint-Genis-Laval, au pays de Lyonnais, enseigne sous le commandement du maréchal de Lesdiguières.
Louis De Grivel, écuyer, sieur de Saint-Aubin, âgé de 33 ans, demeurant à la Chapelle-Hugon, dans le Bourbonnais, faisant profession des armes.
Le sieur De Vauchamps, écuyer, son fils aîné.
Messire Gabriel Du Fay (haut et puissant seigneur), baron de Virieu, Maleval, Chavanay et autres lieux, en Forez, capitaine de chevau-légers.
Barbe Lefebvre, âgée de 33 ans, née à Saint-Saëns, demeurant près du Pont-Dame-Renaude, près l’église de Saint-Vivien de Rouen, veuve, de Richard Hamon, tailleur d’habits.
2°. Anne Le Thuillier, âgée de 38 ans, veuve de feu Bernard De la Palu, sculpteur à Paris, née à Brionne.
Jacques De L’Estoile, écuyer, père du précédent.
André De L’Estoile, écuyer, sieur de Bréville, cousin-germain d’Antoine.
Jean De Hansel, écuyer, sieur des Coquets, beau-frère d’Antoine.
Mathieu Lejeune, domestique,.
Thomas De Bérard, chevalier, sieur de }a Grillonnière, âgé de 25 ans, de la paroisse de Civray, diocèse de Tours, lieutenant-colonel.
François Luquet, âgé de 25 ans, né à Sulty-sur-Loire, domestique du sieur De Chartrenay.
Nota. En 1577, la fierte avait été accordée à un sieur Le Marchant du Chavoy, de la même famille.
Jean Brémontier, âgé de 14 ans, de la paroisse de Lorleau, près du Tronquay.
Étienne Anquetil, âgé de 46 ans, drapier au Tronquay.
François Lorgery, âgé de 45 ans, tonnelier au Tronquay.
Pascal Mesnager, âgé de 42 ans, tisserand au Tronquay.
Pierre Oviefve, de Charleval, près Lyons, âgé de 40 ans, geolier des prisons de Lyons.
Pierre Lorgery, sabotier au Tronquay, âgé de 31 ans.
Georges Delamare, âgé de 35 ans, laboureur, né au Tronquay.
Nicolas Boissel, âgé de 38 ans, batteur en grange au Tronquay.
Etienne Mabire, âgé de 25 ans, du Tronquay, avironnier à Rouen, rue de la Vicomté.
Noël Delamare, âgé de 36 ans, charron au Tronquay.
Louis Brémontier, âgé de 33 ans, tabellion au Tronquay.
Jean Drouet, âgé de 22 ans, laboureur au Tronquay.
Nicolas Brémontier, âgé de 24 ans, du Tronquay.
Louis Boissel, âgé de 30 ans, laboureur au Tronquay.
Jean Picart, âgé de 44 ans, toilier au Tronquay.
Nicolas Leforestier, écuyer, sieur de la Poterie, âgé de 50 ans, frère du précédent, demeurant en sa maison des Baux de Breteuil.
Alexandre Leforestier, écuyer, sieur d’Estrée, âgé de 40 ans, né à Aubenay, diocèse d’Evreux, cousin des deux prénommés.
Thomas Carlet, fermier de M. le président de Couronne.
Caban, domestique du sieur De la Fontenelle.
Pierre Cointrel, du Grand-Quevilly.
1°. Tanneguy De Glapion, écuyer, sieur des Roulis, de Marcilly-la-Campagne, âgé de 35 ans.
2°. Claude De Glapion, écuyer, sieur de Resné, demeurant à Saint-Laurent-des-Bois.
3°. Alexandre De Girards, écuyer, sieur de Merbouton.
4°. Esme De Sallenoë, écuyer, sieur de la Fontaine, demeurant à la Madeleine.
5°. Robert De Quincarnon, écuyer, sieur de Morainville.
Et 16 autres tant gentilshommes que roturiers.
Leroy, Emery et Chrestien, jeunes gens de Rouen.
François Du Saucey, écuyer, sieur de Saint-Pierre, âgé de 27 ans.
Isaac D’Aussy, écuyer, sieur de Saint-Michel, page du baron de Rebais.
Pierre Le Paigny, sieur d’Aubertot, né au Bec-de-Mortagne, diocèse de Rouen.
Victor-Léon De La Fontaine, écuyer, sieur de Besancourt.
Robert Legoueslier, écuyer, sieur de Vaudor, âgé de 30 ans, né à Saint-Étienne-la-Tillaye, près le Pont-l’Evêque.
2°. Charles Du Thon Montcarville, écuyer, âgé de 32 ans, fils de M. Du Thon, conseiller au présidial de Caen.
Emar De Blondin, écuyer, sieur de Bellesme, âgé de 30 ans ou environ, demeurant en sa maison de Bellesme, paroisse d’Arques, près Dieppe.
Nicolas De Blondin, écuyer, âgé de 29 ans, frère du précédent, demeurant en la paroisse de Rieux, près Blangy.
François Agasse, sieur de la Noë, de Rouen, étudiant en rhétorique au collége de Rouen, âgé de 19 ans, fils d’un conseiller à la table de marbre de Rouen.
François Cordier, dit Le Fort, âgé de 60 ans, cabaretier, de la paroisse de Saint-Martin, appelée vulgairement de Saint-Firmin-du-Vièvre, près de Pont-Audemer.
Philippe Cordier, âgé de 26 ans, son fils.
Pierre Lebon, cuisinier chez madame Deshommets de Martainville, veuve d’un conseiller au parlement.
Jacques De Picquot, écuyer, sieur de Magny, âgé de 50 ans.
Claude De Malherre, écuyer, sieur d’Amanville, âgé de 46 ans, demeurant au Vieux-Fumé, diocèse de Séez.
Olivier Bonnet, de Vaux-la-Campagne, diocèse de Séez, âgé de 32 ans.
Charles-Marie De Poucques, écuyer, seigneur d’Attigny, âgé de 22 ans, demeurant à Quesques, fils du précédent.
Philippe-François De Védeau, de Grandmont, écuyer, sieur de Saint-Lubin, son frère, âgé de ans, demeurant à Paris.
François Duthuit, âgé de 30 ans, aussi garde des chasses du duc d’Elbeuf, demeurant à Elbeuf, paroisse de Saint-Étienne.
Guillaume Foulon, âgé de 35 ans, compagnon drapier, né et demeurant à Angoville-en-Roumois, fermier du sieur D’Angoville.
René Renard, sieur du Hamel, âgé de 30 ans, né à Alençon, maître chirurgien, demeurant à Saint-Denis, près Alençon.
Richard Dugard, âgé de 39 ans, d’Elbeuf, employé dans les fermes du tabac.
Jean-Henri Yoris, âgé de 24 ans, maître à danser.
Jean-François Yoris, âgé de 19 ans, maître à danser.
François Deshayes, âgé de 43 ans, frère du précédent, et laboureur, comme lui, à Planches.
Vivien Féré, père du précédent, âgé de 54 ans, demeurant avec son fils, brigadier de la maréchaussée de la Haute-Normandie.
Charles Groulart, chevalier de Torcy, frère du précédent, âgé de 30 ans, demeurant au château de Bailleul.
Louis Richard, leur valet de chambre, âgé de 30 ans, né à Fréauville.
Alexandre De Bailleul, écuyer, âgé de 19 ans, volontaire dans le régiment des Cravates.
Jacques Nicolle, âgé de 23 ans, laboureur, né et demeurant à Fréauville.
Nicolas Mirot, âgé de 30 ans, de la paroisse de Londinières, serrurier.
Antoine Levasseur, âgé de 23 ans, de Londinières, taillandier.
Michel Foulon, âgé de 24 ans, domestique, né à Notre-Dame-de-Clais, demeurant à Fréauville.
Pierre Le Baillif, âgé de 32 ans, tonnelier, né à Saint-Germain, demeurant à Fréauville.
Pierre Viguerard, âgé de 27 ans, cordonnier à Fréauville.
François Hénin, âgé de 32 ans, né à Aumale, meunier à Fréauville.
Jean Dauget, âgé de 34 ans, marchand chandelier à Caligny.
Jean Sébire, âgé de 30 ans, tisserand, de Condé-sur-Noireau.
Jacques Londel, âgé de 40 ans, demeurant à Condé-sur-Noireau, compagnon tanneur.
Anne Martin, femme de Jacques Londel, blanchisseuse à Condé-sur-Noireau, âgée de 40 ans.
Joseph-Valentin Dauvergne, âgé de 27 ans, ancien maître des postes à Lapeaux, paroisse de Noirétable en Forez, diocèse de Clermont, généralité de Lyon.
Louis Choisnet, âgé de 52 ans, fermier au Héloup.
François Buard, âgé de 23 ans, journalier au Héloup.
Jean Martin, âgé de 32 ans, domestique au Héloup.
Vincent Legros, âge de 57 ans, fermier à Saint-Pater.
Jacques Tessier, âgé de 52 ans, maréchal au Héloup.
Marie-Antoinette Le Cornu, femme de Joseph-Frédéric Esnon, âgée de 28 ans, née à Caen, paroisse Saint-Martin, demeurant à Coutances.
Claude-Antoine André, âgé de 32 ans, marchand de livres de messe, originaire de l’abbaye de Montbenoît, en Franche-Comté, demeurant à l’Hôtel des Invalides, à Paris.
Catherine Le Grand, femme de Claude-Antoine André, âgée de 32 ans, marchande de livres de messe, née à Saverne, en Allemagne, demeurant à Paris.
Jean-Jacques Savalle, âgé de 25 ans, pêcheur à Croisy-sur-Andelle.
2°. Nicolas Bertin, âgé de 23 ans, amidonnier, né à Sainte-Beuve-aux-Champs, diocèse de Rouen, demeurant rue des Chartreux, paroisse de Saint-Vivien de Rouen.
Françoise Olivier, sa femme, âgée de 46 ans.
1763. André Gaumont, né à la Neuf-Grange, près Lyons-la-Forêt, garçon meunier, âgé de 47 ans.
Louis-Pierre Bonhomme, sieur des Marets, âgé de 27 ans, capitaine garde-côtes, capitainerie de La Hougue, beau-frère du précédent.
Louis Le Duc, âgé de 42 ans, laboureur, de la paroisse des Glandes, frère du précédent.
Charles-André Delacroix, dit Tiennot, âgé de 23 ans, de Canteleu, journalier chez Pierre Mainot, ancien soldat dans le régiment de Nivernois, compagnie d’Amfreville.
Marin-François Morisse, âgé de 32 ans, marchand de poissons, de la paroisse d’Eturqueraye.
François Morisse, âgé de 36 ans, journalier, demeurant à Étreville.
Adrien Perrey, âgé de 27 ans, de la paroisse d’Étreville, journalier.
2°. Georges Lefebvre, son fils, cordonnier en la paroisse de Campigny, diocèse de Bayeux.
L’histoire n’a point dédaigné de mentionner diverses prisons de Rouen ; elle a même indiqué la situation de chacune d’elles. Dans le viie siècle, elle nous montre une prison existant vers le lieu appelé depuis la Poterne. Nous y voyons renfermer saint Philbert, victime des persécutions d’Ebroïn, et, disons-le, mal voulu de saint Ouen, évêque de Rouen[145]. Deux siècles plus tard, Rollon, devenu maître de Rouen, bâtit un palais et des prisons là où depuis fut le monastère des Cordeliers, monastère dont une rue de notre ville emprunta le nom qu’elle conserve encore aujourd’hui. Dans les premières années du XIIIe. siècle, Philippe-Auguste ayant reconquis la Normandie, et voulant prémunir la capitale de cette province contre les entreprises des Flamands, alors ennemis redoutables de la France, construisit le château, dont nous voyons encore aujourd’hui deux tours et d’autres vestiges entre la rue Morand et le boulevard Bouvreuil.
Mais dans l’intervalle de tems qui sépare ces deux édifices, un autre château, une autre prison avaient été construits. Vers la fin du xe siècle ou le commencement du xie, Richard Ier., duc de Normandie, avait bâti, sur les bords de la Seine, une grosse tour qui fut à la fois le lieu de sa résidence et une prison. Plus tard, vers le commencement du xiie siècle, Henri Ier., roi d’Angleterre, duc de Normandie, fit au même endroit des constructions très-importantes. La grosse tour fut conservée, et devint même encore plus forte qu’avant. Auprès d’elle on vit s’élever un palais digne du souverain puissant qui allait l’habiter. La tour, le palais furent enclos de hautes et épaisses murailles[146]. Ce fut là la demeure des ducs de Normandie, pendant plus de deux cents ans, jusqu’en 1204 environ, où Philippe-Auguste rasa la tour et le palais, et construisit, à Bouvreuil, le château dont nous avons parlé plus haut. Ce fut dans le palais de la Vieille-Tour que fut enfermé le jeune Arthur de Bretagne ; ce fut là que Jean-Sans-Terre poignarda, de sa propre main, ce prince, son neveu, dont le cadavre fut ensuite précipité dans la Seine[147]. Maintenant, que l’on veuille bien se souvenir que, dans notre Dissertation préliminaire, nous avons dit que le privilége de saint Romain avait dû commencer d’exister, soit vers la fin du règne de Henri Ier., mort en 1135, soit sous la domination éphémère d’Étienne, comte de Blois, soit enfin pendant les sept années durant lesquelles Geoffroi Plantagenet régna sous le nom de Henri II, son fils, qu’en tout cas il existait certainement sous Henri II, comme le prouve clairement l’enquête de 1210. Que l’on se souvienne aussi de ce que rapportèrent les neuf témoins entendus lors de cette enquête. « Sous les ducs Henri II et Richard-Cœur-de-Lion (dirent-ils), chaque année un prisonnier était délivré au chapitre, en cette forme : Lorsque la procession passait devant le château, les chanoines allaient à la porte de la prison, où ils trouvaient tous les prisonniers, et, parmi ces prisonniers, les chanoines délivraient celui qu’ils voulaient. » Voilà le cérémonial de la fierte, dans sa simplicité primitive ; le voilà tel que les neuf vieillards, interrogés en 1210, savaient qu’il avait existé sous Henri II et Richard-Cœur-de-Lion. Or, de quel autre château, de quelles autres prisons se pouvait-il agir ici, que de la tour du bord de la Seine, du château ou palais de Richard Ier. et de Henri Ier., devenus la demeure des ducs Henri II, Richard-Cœur-de-Lion, et enfin de Jean-Sans-Terre ? C’était donc là, l’enquête de 1210 l’atteste, que, chaque année, le jour de l’Ascension, les chanoines allaient choisir le prisonnier qu’ils voulaient délivrer. La tour était à la fois une prison et un palais ducal. Les chanoines, qui allaient aux portes de la prison désigner l’infortuné qu’ils voulaient rendre à la vie et à la liberté, pouvaient bien aussi franchir les degrés du palais, demander au duc ou à ses officiers le prisonnier qu’ils avaient choisi, et remercier ce prince, ces officiers d’avoir bien voulu le leur laisser emmener. Toujours l’enquête de 1210 nous indique-t-elle que c’était au palais ducal, c’est-à-dire à la Vieille-Tour, qu’ils se rendaient. Jamais on ne trouvera que le prisonnier ait été délivré ailleurs.
Or, des diverses prisons de Rouen, que nous avons mentionnées plus haut, les unes sont antérieures de trois siècles et plus à la tour du bord de la Seine ; les autres lui sont postérieures, mais toutes sont étrangères au privilége de la fierte, à la cérémonie du prisonnier. De cette préférence de tous les tems n’y a-t-il rien à conclure ? Dans ses cérémonies, l’église est, en général, gardienne fidèle des plus anciennes traditions ; et en cela, non moins que dans des matières d’un ordre plus élevé, sa maxime est volontiers : « quod semper », c’est-à-dire, faire comme on a toujours fait, conserver ce qui a toujours été. Le plus ancien titre qui parle du privilége indique, on l’a vu, le palais des ducs comme l’endroit où, aux époques les plus reculées dont on eût mémoire, s’accomplissait la délivrance du prisonnier. Dans les derniers tems de l’existence du privilége, la fierte était toujours levée en ce même endroit ; et, en 1790, Béhéric, le dernier prisonnier qui ait joui du privilége de saint Romain, fut vu, le jour de l’Ascension, avec sa femme, complice du meurtre qu’il avait commis, soulevant trois fois la châsse de Saint-Romain, en ce même lieu où tant d’infortunés, avant lui, avaient accompli la même cérémonie.
Ainsi, en vain Philippe-Auguste avait-il fait construire un immense château et de vastes prisons qui servirent pendant plusieurs siècles ; en vain les prisons du bailliage avaient-elles été établies tout auprès de ce château ; en vain, vers 1419 ou 1420, Henri V, roi de France et d’Angleterre, avait-il bâti un Palais-Royal et des prisons ; en vain, postérieurement à 1499, l’échiquier, bientôt parlement, eut-il sa conciergerie : il fallut bien, sans doute, que chaque année les chanoines allassent dans ces diverses prisons interroger les criminels, et y chercher celui que le chapitre avait élu ; mais toujours, après l’élection et la délivrance, la procession solennelle, avec la châsse de Saint-Romain, se rendit à la Vieille-Tour, ou du moins à l’endroit qui en avait conservé le nom, encore bien qu’il n’y eût plus là ni prison, ni palais.
Le motif de cette préférence est évident. Ces lieux avaient été comme consacrés par la levée de la fierte, dès les premiers tems de l’existence du privilége ; et ils s’étaient, pour ainsi dire, identifiés à la cérémonie sainte qu’ils avaient vu célébrer tant de fois et si long-tems, aux acclamations du peuple de la ville et des campagnes.
Mais si, sous le règne de Philippe-Auguste, l’église de Rouen se montrait si attachée et si fidèle à ses anciens usages, faudra-t-il croire qu’elle le fût moins avant ce monarque, et avant les ducs Richard-Cœur-de-Lion et Henri II, sous le règne desquels nous avons vu que la cérémonie de la fierte se faisait à la tour ? Et si l’existence du privilége remontait à Dagobert ou à quelqu’un de ses successeurs les plus immédiats, la cérémonie, qui alors aurait dû, nécessairement, avoir lieu à la porte de quelque autre prison de Rouen, dans celle de la Poterne par exemple, pourquoi aurait-elle cessé de s’y célébrer après que Richard Ier. et Henri Ier. auraient eu construit la tour et le palais ou château du bord de la Seine ? Que la première prison aux portes de laquelle avait été célébrée, pour la première fois, l’auguste et touchante cérémonie de la levée de la fierte, eût été, dans la suite des tems, conservée ou détruite, son emplacement, dans ce dernier cas, étant le premier, le plus ancien témoin d’un usage saint, cher à la ville, à la province, pouvait-on ne pas le respecter toujours, ne pas le conserver à son ancienne destination ? Abandonner ce lieu, berceau du privilége, du droit royal si précieux à l’église de Rouen, était-ce une chose que pût faire le clergé, toujours si fidèle à ses anciens usages, le chapitre, si fier, à bon droit, de sa prérogative, unique au monde ?
Pour qui pesera les raisons que nous venons de déduire ; pour qui connaîtra le génie de l’église, et se fera une juste idée de l’attachement, bien naturel, du chapitre pour son privilége et pour tous les accessoires de ce privilége, il demeurera démontré que la cérémonie de la fierte a commencé à l’endroit que nous appelons aujourd’hui la Vieille-Tour ; que jamais elle n’exista ni ailleurs, ni avant ; que, conséquemment, elle ne remonte pas à une époque plus ancienne que la construction de la tour du palais des ducs de Normandie, élevé sur les bords de la Seine vers la fin du xe siècle ou au commencement du xie. Ainsi, il se trouvera qu’en voulant expliquer plus amplement une particularité de l’histoire du privilége de saint Romain, nous aurons en même tems fortifié, par de nouveaux argumens, ce que nous avions avancé dans notre Dissertation sur l’origine de ce privilége.
Dans notre histoire du privilège, nous avons souvent parlé de la confrérie de Saint-Romain, mais toujours incidemment et comme en passant. Cette association pieuse, qui joua long-tems un rôle si important dans le cérémonial de la délivrance annuelle du prisonnier, nous ayant paru mériter une mention spéciale et détaillée, ce motif nous a déterminés à réunir dans un même tableau ce que nous avons pu recueillir sur son origine, ses progrès et sa fin. Au xviie siècle, dom Pommeraye, dans sa curieuse histoire de la cathédrale de Rouen[148], se plaignait de n’avoir aucun mémoire qui lui donnât connoissance de l’institution de cette confrairie dans l’église de Rouen, encore bien, ajoutait-il, que, très-probablement, elle soit des plus anciennes. Il ne connaissait que les statuts de 1346, dans la confirmation desquels l’official parle de la confrérie comme existant déjà depuis long-tems « jam diù. » Plus heureux que ce savant et consciencieux historien, nous avons sous les yeux la charte originale, et jusqu’alors entièrement inconnue, de la création primitive de la confrérie. Cette charte est du mois de mars 1292. Ce fut certainement à cette époque-là que la confrérie de saint Romain commença d’exister. Mais fut-elle dès-lors créée, comme on pourrait le croire, pour rendre à saint Romain des honneurs particuliers, et pour rehausser la solennité de la délivrance du prisonnier ? Non ; la charte de 1292 ne dit pas un mot du privilége de saint Romain, ni du cérémonial de la fierte. La confrérie avait alors une autre destination, que cette charte nous indique clairement. Les huit petits chanoines des quinze marcs et des quinze livres, prébendés en l’église de Rouen, avaient remarqué avec un véritable chagrin que souvent des prêtres, des diacres, sous-diacres ou bénéficiers de la cathédrale, peu ou point rétribués, vivaient dans la misère et dans la privation de toutes choses, et qu’après une vie exemplaire et édifiante, mais pauvre à l’excès et dénuée jusqu’à l’indigence, ces malheureux ecclésiastiques mouraient dans un tel état de détresse, qu’ils ne laissaient pas de quoi payer les frais de leur sépulture. Souvent il fallait les porter malades à l’Hôtel-Dieu, où ils mouraient et étaient inhumés comme des mendians, ce qui tournait à la honte et au déshonneur de l’église de Rouen. Animés du louable désir « d’épargner désormais cet opprobre à la première église de la province », les huit petits chanoines conçurent l’idée charitable d’établir une confrérie dont la mission serait de donner aux pauvres prêtres de la cathédrale des secours temporels et spirituels. Les prêtres n’eurent qu’à entrer dans la confrérie nouvelle, et alors « si, par quelque revers, mais non par leur propre faute, ils venaient à tomber dans un état de dénuement tel qu’ils ne pussent se suffire, la confrérie venait à leur secours avec ses deniers, et leur subvenait, de manière à ce qu’ils ne manquassent de rien, et surtout ne fussent pas contraints de mendier ; car on en avait vu, précédemment, plusieurs réduits à cet excès d’infortune. Ceux d’entre eux qui, à leur mort, ne laissaient pas de quoi payer des funérailles décentes, étaient inhumés aux dépens de l’association. Telle était alors la destination de la confrérie. On le voit, rien de plus généreux que la pensée qui avait présidé à sa création ; mais dans ce que nous avons cité de la charte de 1292, et dans tout le reste de son contexte, il n’y avait pas un mot qui se rapportât au privilége de la fierte ; seulement cette confrérie était instituée sous le patronage de saint Romain, dont elle prit le nom. Les huit petits chanoines, après avoir rédigé les statuts de l’association, les présentèrent au grand chapitre de Notre-Dame, le priant de leur permettre d’établir ladite confrérie dans la cathédrale, « en l’honneur de Dieu, de la vierge Marie, des saints archevêques, patrons de cette église, savoir : saint Nicaise, saint Mellon, saint Romain, saint Ouen, saint Ansbert, saint Victrice, et autres saints patrons de l’église de Rouen, en déclarant, toutefois, qu’ils entendoient que saint Romain fût le principal seigneur et maître de la confrérie, afin qu’ils fussent secourus par les prières de ce saint pontife, occupé sans cesse à implorer Dieu en faveur de la ville et des habitans de Rouen. » Une pareille institution ne pouvant tourner « qu’à la gloire du Dieu tout-puissant, de la sainte Vierge sa glorieuse mère, de saint Romain, des autres saints patrons de l’église de Rouen, et à l’augmentation du culte divin », le chapitre dé Rouen l’autorisa pleinement, et en approuva les statuts. Le choix de saint Romain pour patron spécial n’eut alors d’autre effet que d’obliger les associés à s’assembler dans la cathédrale, le jour de la fête de la translation de saint Romain, et à faire célébrer une messe en l’honneur de cette fête. Qu’il y eût ou non alors dans la cathédrale une chapelle dédiée sous le vocable de saint Romain, ce ne fut point, du moins, une chapelle dédiée à ce saint, mais la chapelle de saint Jehan, qui fut attribuée à la confrérie pour ses dévotions et ses assemblées. Nous ne devons point omettre un article de ces statuts, qui se rapporte aux mœurs du tems. « Si quelqu’un des frères, y est-il dit, va en pélerinage, soit outre mer (c’est-à-dire à Jérusalem), soit à Rome, soit à Saint-Jacques ou ailleurs, et qu’il vienne à décéder en chemin, on célébrera pour lui une messe en la chapelle de la confrérie, dans la huitaine à dater du jour où la nouvelle de sa mort sera parvenue. »
De ces faibles commencemens, étrangers, on le voit, au beau privilége dont l’église de Rouen était, dès-lors, en pleine et paisible possession, comment put sortir cette célèbre confrérie de Saint-Romain, que l’on vit depuis figurer si activement dans le cérémonial du privilége ? Il n’est pas difficile de le conjecturer. Ainsi réunis sous le patronage de saint Romain, sans doute les confrères se pressèrent, en toutes occasions, autour de la châsse révérée du saint, la suivirent partout où elle paraissait, et conséquemment le jour de l’Ascension où elle jouait un si grand rôle. On trouva que la présence de ces confrères revêtus, apparemment, de costumes pittoresques, comme tous les costumes l’étaient alors, ajoutait encore à l’éclat de la procession et de la solennité ; et leur assistance autour de la fierte, assistance qui, au commencement, n’était pour eux que l’accessoire, finit par devenir leur principale et presque leur unique attribution. Aussi les statuts de 1292 ne furent pas long-tems en vigueur, et même ils ne le furent jamais, s’il faut en croire une apostille qu’on lit en tête de la charte, mais qui paraît n’avoir été écrite que dans le xviie siècle, et par des gens qui voulaient, on ne voit pas trop pourquoi, effacer le souvenir de l’ancienne et charitable destination de la première confrérie[149]. Ce qu’ily a de certain, c’est qu’en 1346 l’official de Rouen revêtit de sa sanction de nouveaux statuts de la confrérie de Saint-Romain, qui n’ont pas plus de rapport avec ceux de 1292, dont nous venons de donner une idée, que la nouvelle confrérie n’en avait désormais avec l’ancienne. Dans ces statuts de 1346, il ne s’agit plus de secours pour des prêtres indigens, ni de funérailles gratuites pour ceux qui n’ont rien laissé. La confrérie de saint Romain semble n’avoir presque plus d’autre objet que d’environner la châsse de son saint patron, et de rehausser, par sa présence et ses soins pieux autant qu’empressés, la solennité dans laquelle cette châsse figurait avec tant d’honneur. Les nouveaux statuts, rédigés par les dignitaires et membres de la confrérie alors en exercice, et présentés par eux à l’official, sont aussi parvenus jusqu’à nous, et nous allons en donner une idée. Commençons par dire qu’en tête de ces statuts figurent les noms des anciens associés qui les rédigèrent[150]. Outre le prévôt et l’échevin, la confrérie se composait de vingt-quatre frères servans, d’un prêtre, d’un clerc, d’un doyen, de quatre autres clercs, et d’un crieur dont l’office était d’aller par les carrefours revêtu d’une tunique bariolée de têtes de mort, demander à haute voix des prières pour l’âme des confrères trépassés[151], et de précéder leurs convois funéraires, en agitant bruyamment des clochettes. Outre cela, il y avait dans la confrérie des membres libres ; les femmes n’en étaient pas exclues. Ces détails sont extraits des statuts ; on y trouve, de plus, quelques dispositions qui tiennent aux mœurs du tems. Ainsi, le goût des pélerinages, si ancien en Normandie[152], y était encore alors dans toute sa vivacité ; et l’on conçoit que des associations pieuses devaient surtout fournir un bon nombre de pélerins. La confrérie de saint Romain avait les siens. « Se aucune personne de la dicte confrarie va en pélerinage au Saint Sépulcre oultremer (disait un article des statuts), il aura dix solz des deniers de la confrarie ; et se il va à Rome, cinq solz ; et à St.-Jaque en Galice, cinq solz ; et à St.-Gille, douze deniers. A chascun an, le lundi après Pasques, les compaignons doivent assambler à la messe sainct Anthoine, à la Magdeleine, et d’ilec aler aux murs de Grantmont, vers Soteville, pour regarder se (si) il y a pélerin de la dicte confrarie, pour lui faire paier son droit. » Ce goût pour les pélerinages survécut bien long-tems aux statuts de la confrérie de saint Romain. En 1624, une confrérie des pélerins de St.-Jacques fut érigée par M. De Péricard, évêque d’Évreux, dans l’église de St.-Jean d’Elbeuf. Chacun des confrères devait, je crois, une fois dans sa vie, se rendre à St.-Jacques, un bourdon à la main. Je me souviens d’avoir vu, il y a environ vingt ans, à Elbeuf, surtout parmi les tisserands, des vieillards qui étaient allés à St.-Jacques en Galice, ou dont les pères avaient fait ce pieux pélerinage.
La lèpre était fort commune à cette époque, soit qu’elle fût le triste fruit de ces voyages lointains[153], soit qu’elle eût sa source dans le peu de propreté que l’on avait alors. Le vieux coutumier de Normandie laissait le lépreux en possession des biens qu’il avait avant d’être attaqué de la lèpre, mais le déclarait exclus des héritages qui viendraient à lui échoir après. « Li Mésel, disait-il, ne poent estre heirs à nului......, mais il tendront leur vie l’éritage que il avoient, ains que il fussent mésel. » Celui qui était attaqué de ce mal affreux, devenu désormais un objet d’épouvante pour ses semblables, devait sortir des villes et errer dans les lieux les plus écartés ; et lorsqu’il voyait quelqu’un s’approcher de sa retraite, il agitait sa tartavelle, espèce de cresselle ou de castagnettes ; dont le cliquetis aigu avertissait le voyageur, qui s’empressait de fuir. Ce cas avait été prévu par les statuts de 1346 ; ils disposaient que « se aucune personne de la confrarie devenoit malade de la leppre, il estoit convoie jusques à la banlieue de Rouen, se, il le requéroit. » Ces convois de lépreux étaient précédés d’un cérémonial religieux des plus lugubres. « Se aucun frère devient mézeau ou ladre, on lui doit faire semblablement comme s’il estoit trespassé », disaient les statuts de la confrérie de la charité de Saint-Jean d’Elbeuf, approuvés en 1509 ; et une histoire manuscrite de la même ville nous donne, à cet égard, les détails qui suivent : « Dès qu’on s’apercevoit dans une famille qu’un individu étoit attaqué de la lèpre, on le dénonçoit au juge, qui, d’après le rapport des médecins, constattoit juridiquement son état, et le déclaroit mort civilement. On alloit avertir le curé, qui fixoit le jour et l’heure du service pour ce mort vivant. On faisoit une chapelle ardente à sa porte, dans laquelle le lépreux se tenoit debout, et enveloppé d’un drap. A l’heure marquée, le clergé venoit en procession ; et, après les prières d’usage, la procession retournoit à l’église ; le lépreux marchoit ensuite, et étoit suivi de ses parens et amis. Arrivé à l’église, il entroit dans une chapelle ardente qui y étoit préparée. Le clergé chantoit l’office des morts ; on célébroit la messe, que le lépreux devoit entendre dévotement, agenouillé sous un drap noir placé sur deux trétaux. L’officiant venait faire les encensemens autour du malheureux, et dire les prières accoutumées. Le lépreux étoit ensuite conduit à la porte de l’église, où le curé lui faisoit une exhortation, l’engageoit à la résignation, et lui ordonnoit de prendre toujours le dessous du vent, lorsqu’il parleroit à quelqu’un. Cela fait, il étoit conduit à la léproserie de Sainte-Marguerite, ou séquestré dans sa maison, s’il étoit d’une paroisse qui n’eût pas droit à la léproserie[154]. Des usages analogues existaient dans les diocèses de Tulle, de Clermont et de Saint-Flour. Dans ces deux derniers diocèses, l’officiant, en congédiant le lépreux, lui recommandait de ne boire aux sources ou aux fleuyes qu’en puisant l’eau avec un vase ; et de ne jamais quitter ses habits de lépreux. C’était après un cérémonial de ce genre, que les membres de la confrérie de Saint-Romain convoioient jusques à la banlieue leur infortuné confrère infecté de la lèpre. L’excommunication n’était pas non plus chose rare dans ces tems-là ; et il paraît que les confrères de Saint-Romain n’en étaient pas plus exempts que d’autres ; car les statuts portaient que « se (si) un frère venoit à mourir estant en aucune sentence de excommuniche, et qu’il n’eust de quoy avoir son absoulte, on luy aydoit à son absoulte empétrer, aux coustz de la frarie. » Deux fois par an, savoir, le dimanche après l’Ascension et le dimanche après la Translation de Saint-Romain, les officiers de la confrérie et les membres en exercice se rendaient au portail de saint Romaing (on appelait ainsi le grand portail du parvis), et illecques se séoient pour recevoir l’argent que les frères et seurs apportaient, c’est-à-dire la taxe annuelle à laquelle chaque membre de la confrérie était assujéti. C’est ce qu’on appelait tenir siége ou portail. Payer sa contribution annuelle, c’était payer son siége. Ces deux jours-là, on donnait à chascune personne de la confrérie ung mérel (jeton) ou ung signet pour avoir ung pot de vin pour faire sa voulenté. Chascun des compaignons avait, ces jours-là, ungs ganz (une paire de gants), ung chapel (une couronne de fleurs ou de feuillage), et ung galon de vin. Au siége du dimanche d’après la Translation « chascun avoit de plus une torche de six onches ; le prévôt et l’esquevin chascun une de demie livre ; et chascun deux gallons de vin. » Il n’y avait pas de confrérie sans banquets, sans repas de corps. Les articles des statuts de la confrérie de Saint-Romain, relatifs à cet objet, offrent des particularités curieuses. Lors des deux siéges dont nous venons de parler, « tous les compaignons debvoient disner ensamble. A chaque digner, quiconque debvoit aucune deffaulte (amende), estoit tenu à la paier ains (avant) qu’il fût assis au disner, sans contredit, par son sérement. » Le vin, les fûts et les lies qui restaient après le repas étaient vendus, au profit de la confrérie, à celui des convives qui en offrait le plus d’argent. Cette espèce d’enchère durait jusqu’à ce que le prévôt eût commencié à laver ses mains après digner. Dans ces repas, « nul n’estoit tenu à boire à guersay l’un à l’autre, se le prévôt n’avoit premièrement commencié, ou qu’il en eust donné congié, et ce à peine de quatre deniers d’amende. » Qu’était-ce que boire à guersay ou à garsoil ? car on disait l’un et l’autre. Eude Rigault, archevêque de Rouen du tems de saint Louis, visitant son diocèse, trouva qu’un chanoine nommé Roger était adonné à la boisson, et qu’il lui arrivait souvent de boire outre mesure. Le prélat lui défendit de boire, dorénavant, à garsoil. Un autre jour il apprit que le curé de Kibuef fréquentait les tavernes et y buvait à garsoil. Qu’était-ce, encore une fois, que boire à garsoil ? Si nous en croyons le docte bénédictin dom Carpentier, c’était boire à l’excès, jusqu’au gosier, usque ad garsallum ; garsallum, dit-il, signifiant gosier. Mais, on vient de le voir, par les statuts de la confrérie de Saint-Romain, les frères « estoient tenus de boire à guersay l’un à l’autre, se le prévôt avoit premièrement commencié, ou se il en avoit donné congié. » Croira-t-on que les statuts d’une pieuse confrérie, statuts approuvés solennellement par l’official de Rouen, non seulement permissent, mais ordonnassent aux associés de boire outre mesure, dès que le prévôt leur en aurait donné le signal, et cela, notez bien, des jours de grande fête ? Boire à guersay, boire à guersay l’un à l’autre, comme le disent les statuts de la confrérie de saint Romain, n’était-ce pas plutôt trinquer, choquer les verres ? Et n’était-ce pas cette dangereuse coutume, que l’archevêque Rigault avait surtout voulu proscrire, comme produisant entre des buveurs réunis une déplorable émulation qui les portait à se surpasser les uns les autres, au grand préjudice, de leur raison, de leur santé et de leur honneur ? J’entendrais d’autant plus volontiers ainsi ce passage des statuts, que, par une clause finale de ce même article, « chascun des compaignons estoit tenu d’obéir aux commendemens du prévost ès choses honnestes qui touchaient à l’honneur de la dicte confrarie. » Or, nous avons vu que lorsque le prévôt donnait le signal de boire à guersay, il fallait que les frères servans obéissent ; ils y étaient tenus. Cette obligation aurait-elle existé pour eux, si boire à guersay eût été boire outre mesure ? Était-ce là une chose honneste qui touchât à l’honneur de la confrarie ? Bien loin de là, rien n’y aurait été plus contraire ; tandis que l’action de trinquer, provoquée par le prévôt, et peu répétée, n’avait rien qui ne convînt entre des membres d’une même association, réunis autour de la même table.
En 1476, dans les premiers jours d’août, la confrérie de Saint-Romain fit représenter dans l’aître de Notre-Dame, devant l’église, un mystère de saint Romain. Six semaines entières furent consacrées aux préparatifs de cette représentation extraordinaire, que le chapitre facilita, autant qu’il put, en contribuant aux frais, et en faisant prêter à la confrérie tout ce qui lui était nécessaire pour construire des échafauds dans le parvis, et pour jouer le mystère. Non seulement tout le gros matériel de la fabrique, comme poutres, planches, claies, fut mis à la disposition des confrères ; mais on leur prêta tous les ornemens, draps, tentures, tapisseries, qu’ils demandèrent ; on leur confia aussi, mais sous bonne caution toutefois, une mitre, une crosse et tous les insignes épiscopaux indispensables à l’acteur chargé du rôle de saint Romain, rôle si important dans un long drame, qui ne devait pas être autre chose que la vie du saint pontife mise en tableaux. Deux enfans de chœur avaient été chargés de rôles d’anges ; on leur fit revêtir des tuniques, indispensables apparemment pour faire illusion dans ces rôles. Il fut permis à tous les chapelains de Notre-Dame de figurer dans le mystère, dont la représentation dura plusieurs jours ; et pendant ce tems-là, quoiqu’absens du chœur, ils furent réputés présens, et ne perdirent point leurs rétributions quotidiennes. Une des boutiques du parvis fut découverte, sans doute pour laisser aux anges la facilité de faire toutes les évolutions que prescrivait le mystère. On n’avait eu garde d’oublier le miracle du dragon ; et, à la grande satisfaction du peuple, une gargouille horrible et monstrueuse joua un grand rôle dans la pièce. Apparemment les ouvriers s’étaient évertués, et avaient fait un chef-d’œuvre du genre ; car, après le mystère, les confrères de Saint-Romain demandèrent, et le chapitre permit que cette gargouille fût placée et conservée dans la cathédrale, en l’honneur et mémoire de saint Romain[155]. Pendant plusieurs jours que dura cette pieuse représentation, l’heure des offices fut changée, et le bruit de la sonnerie ménagé de manière à ne point distraire une multitude immense, passionnée pour ces spectacles où l’on jouait les saints en voulant les honorer[156] ; Nous n’entrerons pas ici dans le détail de toutes les messes hautes ou basses que faisait célébrer la confrérie, soit en l’honneur de monseigneur sainct Roumaing, soit pour le repos de l’ame des confrères décédés. Il est tems d’en venir à ce qui était devenu, désormais, le grand objet de la confrérie de Saint-Romain. Commençons par dire que, « la vigile des festes du Pardon saint Roumaing, et de la Translation saint Roumaing », tous les confrères devaient partir processionnellement de la maison du prévôt, de manière à arriver à la cathédrale lorsque les vêpres venaient de commencer. Ils faisaient porter au milieu d’eux un cierge de trois livres, « et debvoient tous entrer au cueur, quant vespres estoient commencées, et illec, devant le maistre autel, aler tous à genoulx. Alors, le prévôt prenoit le cïerge de trois livres et l’allait offrir devant la fierte monseigneur saint Roumaing…, et avoit chascun ung chappel à icellui service faire. » Mais c’était surtout aux jours des Rogations, et à la fête de l’Ascension, que la confrérie de Saint-Romain devait figurer activement et paraître avec honneur. « Le lundi, le mardi, le merquedi et le jeudi des Processions, le prevost, les sergeans (frères servans) et tous les officiers de la dicte confrarie devoient assambler en l’ostel de l’Esquevin, à heure de retrait (de la fin) de prime ; et quand le gros saint[157] sonnoit pour assembler, ilz devoient tous assembler et aler ordénéement deux et deux ensamble (et debvoit chascun avoir ungs ganz et ung chappel [couronne de fleurs] et une verge) à la grant église de Rouen, pour aidier à porter la fierte monseigneur saint Roumaing ; et debvoit chascun faire son office, telle comme à lui appartenoit, et ensencer devant la dicte fierte ; et debvoient avoir les prestres qui portoient la fierte, et les deulx clercs qui portoient les cierges, et les trois coustres d’église, chascun une paire de ganz. Et le jour de Rouvoisons[158], le prévost debvoit eslire quatre des compaignons pour aler avecques lui, en la compaignie des prestres qui yroient querre le prisonnier au chastel pour icelui conduire et amener à la fierte saint Roumaing, la quelle y (il) debvoit porter par devant jusques au maistre autel ; et quant il avoit lessié la châsse, les compaignons le debvoient amener en la chapelle saint Jehan ou saint Roumaing, où l’on chantoit une messe secrète : et, icelle messe dicte, l’en le debvoit mener au disner chieux l’esquevin… Et, après disner, se il avoit son hostel en la ville, les compaignons tous ensemble le convoioient, se il lui plaisoit, et avoient à icellui disner dix sols d’avantage[159] de la dicte confrarie. » Chaque frère servant qui manquait à l’une des processions des trois jours des Rogations ou de l’Ascension, payait douze deniers ; le clerc autant ; le prévôt et l’échevin, pour la même faute, payaient chacun deux sols.
On le voit, la confrérie semblait alors n’avoir existé, de toute ancienneté, que pour rendre des honneurs particuliers à saint Romain, pour accroître la solennité des hommages dont il était l’objet, et celle de la cérémonie du prisonnier. Une des chapelles de la cathédrale de Rouen, dédiée sous le vocable de ce saint, lui était maintenant attribuée en propre. Dans les premiers tems, cette chapelle était la dernière du collatéral de la nef (côté droit), en partant du portail de saint Étienne et s’avançant vers le haut de la basilique. En 1517, la confrérie, s’y trouvant trop à l’étroit, obtint du chapitre une autre chapelle située dans le transept méridional de l’église, chapelle qui prit le nom de Grand-Saint-Romain. L’ancienne chapelle s’appela dès-lors, et s’appelle encore le Petit-Saint-Romain. La chapelle du Grand-Saint-Romain est celle que l’on voit encore dans le croisillon du midi, la plus voisine du portail méridional de Notre-Dame. En entrant dans la cathédrale par ce portail, on remarque, au côté droit et au-dessus du contre-retable de l’autel de cette ancienne chapelle, deux beaux vitraux peints où sont représentés les faits de la vie de saint Romain, et surtout le miracle de la gargouille. Ces vitraux sont dus à la confrérie de Saint-Romain, qui les fit exécuter en 1521, à ses frais[160]. En 1539, des bancs y furent placés, aux frais de trois membres de la confrérie de Saint-Romain, qui naguère avaient joui du privilége de la fierte[161]. En 1533, un négociant de Rouen avait donné, pour clore cette chapelle, une très-belle grille neuve, en cuivre[162]. Le jour de l’Ascension, c’était dans cette chapelle que le prisonnier, après avoir déposé la fierte sur le maître autel du chœur, entendait une messe basse, dite par le chapelain de Saint-Romain ; c’était là qu’au moment de l’offertoire il faisait hommage de ses fers au saint évêque son libérateur.
Dans les premiers siècles de l’existence de la confrérie, ses membres, ou du moins plusieurs d’entre eux, accompagnaient quelquefois les députés du chapitre, lorsqu’ils allaient (quinze jours avant l’Ascension) insinuer le privilége au parlement et aux autres juridictions de la ville. Le 27 avril 1485, lorsque dix chanoines de Notre-Dame allèrent insinuer le privilége de saint Romain à l’échiquier, où Charles VIII tenait une séance royale, ils « estoient accompaignéz de plusieurs frères servans à la confrarie de monseigneur sainct Romain, fondee en l’esglise Nostre-Dame pour les mérites et dessertes[163] du dict monsieur sainct Romain[164]. » Le jour de l’Ascension, lorsque le chapitre avait élu un prisonnier, le prévôt et quatre membres de la confrérie allaient, avec le chapelain, porter au parlement le cartel d’élection. Le prisonnier délivré par les magistrats était remis entre leurs mains, ou du moins ils l’accompagnaient et le conduisaient à la Vieille-Tour, où il levait la fierte. Le soir, il soupait et couchait chez le maître de la confrérie, qui, le lendemain, lui donnait à déjeûner et un chapeau neuf[165].
Cette confrérie entraînait à d’assez grandes dépenses ses membres et surtout ses premiers officiers. Souvent cette société appelait aux dignités de prévôt et d’échevin des bourgeois qui n’étaient pas membres de la confrérie. Quelques Rouennais riches, mais économes, s’efforçaient d’esquiver ce dispendieux honneur. Plusieurs fois, il fallut des arrêts du parlement pour les contraindre à accepter la maîtrise. En 1574, Jehan Pavyot, bourgeois de Rouen, qui voulait n'estre maistre que l’année prochaine, fut contraint par arrêt, « sous peine de 500 liv. d’amende, à subir la charge, l’année présente, et à faire les solemnités accoustumées, après toutefois que les maistres et confraires eurent déclaré qu’ilz ne le vouloient assubjectir à aucun festin et autres frays extraordinaires. » En 1575, ils avaient élu, pour être maître l’année suivante, le sieur Roque Du Génetay, conseiller de ville. Ce dernier ne réclama point, pour lors ; mais, en 1576, il demanda son exemption ; la confrérie n’ayant pas voulu y entendre, le parlement fut saisi de l’affaire. Me. Duvivier, avocat de la confrérie, dit que « de bonne et louable coustume, les bourgeoys les plus notables, et dont les facultés estoient plus grandes, estoient faicts maistres de la confrarye. » Le sieur Roque Du Génetay, élu à l’avance dès l’année précédente, sans aucune réclamation de sa part, venait, aujourd’hui, demander à être exempté ; il se prévalait de l’édit de 1566 et de lettres de franc-taupinage. Ces lettres ne lui pouvaient servir de rien en cette occurrence. On ne lui demandait que de faire le divin service, et de recevoir le prisonnier ; il devait y être contraint.
A cela, Me. Prin, avocat du sieur Du Génetay, répondit que « les confrairies estofent à faire par ceulx qui estoient confraires… Son client n’estoit point dans ce cas, et n’avoit esté esleu que par invective et par le plaisir d’un nommé Le Clerc, qui luy vouloit mal… Enfin, il avoit des lettres de franc-taupin, et exerçoit d’autres charges et fonctions publiques qui devoient le descharger. » M. Delaporte, procureur-général, se montra favorable, en cette occasion comme en beaucoup d’autres, au privilége de la fierte. « Le sieur Roque du Génetay, que son avocat a qualifié d’honorable, faict (dit-il) en ceste cause, acte du contraire. L’édict des francs-taupins a esté introduict pour gens-roturiers, et qui n’ont moyen de subir autres fonctions que viles[166]. Le sieur Roque ne doibt-il pas estre honteux de vouloir s’esjouyr du privilége des francs-taupins, qui n’est que pour des bélistres des champs, luy qui est premier conseiller de ville ? L’avocat n’a pas consulté (examiné) ceste cause ; sans quoy il rougiroit de plaider ce qu’il plaide. » — « Mais, répliqua l’avocat du sieur Du Génetay, mon client n’est pas de la confrarye ; le contraindre à estre maistre, c’est donner aux confraires de saint Romain la liberté de choisir tout le monde, voire messieurs les présidens et conseillers de ceste court. » C’était perdre le tems ; le parlement, sans avoir esgard aux lettres de franc-taupinage, ordonna que le sieur Rocque du Génetay seroit tenu de faire le service divin, et de recevoir le prisonnier, sans estre adstreint à faire autres frays, sur peine de 500 liv. d’amende. »
On appelait gèrent forcé, le maître ainsi nommé malgré lui. On l’a vu par les arrêts que nous venons de citer, ses obligations étaient moins étendues que celles des maîtres qui avaient accepté de bon gré. Elles consistaient seulement à payer le porteur de la gargouille de saint Romain, qui figurait anciennement aux processions des Rogations et du jour de l’Ascension ; à fournir, ces trois mêmes jours, aux pauvres de l’hôpital-général, une certaine quantité de pain, dépense de 200 à 400 liv. ; à payer, par forme de don, au coffre de la confrérie, une somme de 200 liv., dont il y en avait 140 destinées pour l’honoraire du chapelain ; enfin, à recevoir, le jour de l’Ascension, chez lui ou dans tout autre hospice (maison), à ses frais, le prisonnier délivré ; à lui donner ou faire donner à souper, à coucher ; et à le renvoyer, le lendemain, avec un chapeau neuf. Tout cela était indispensable. Mais, la plupart du tems, les maîtres nommés acceptaient de bonne grâce ; et alors, outre ce que nous venons de dire, ils fournissaient des jetons dans les assemblées de confrérie, deux pour chacun des confrères[167] ; leur donnaient des bouquets pour les processions des Rogations et du jour de l’Ascension ; de plus, ils donnaient deux repas de confrérie durant l’année de leur gestion ; ce qui, en tout, faisait une dépense de 1500 liv. pour le moins. Le chapitre défendait bien quelquefois ces repas ; il l’avait fait dès 1519. Le Ier. mai 1522, il intima à Jean Dufour, bourgeois de Rouen, élu prévôt ou maître de la confrérie, l’ordre de ne point faire de festins et autres divertissemens, danses et mascarades aux prochaines Rogations, et de remplacer ces superfluitéz accoutumées en aumônes pour les pauvres[168]. Mais ordinairement les maîtres de la confrérie étaient abandonnés à leur libre arbitre ; et alors ils donnaient des repas somptueux, et c’était à qui montrerait le plus de magnificence. On conçoit que quelques marchands reculassent devant cette dépense. Long-tems, toutefois, il se trouva des gérens de bon gré. Pour parvenir à l’échevinage et aux autres dignités de l’Hôtel-de-Ville, il fallait avoir été maître, ou tout au moins membre de la confrérie de Saint-Romain ; et souvent l’amour-propre parlait plus haut que l’économie. Aussi vit-on long-tems la confrérie de Saint-Romain se soutenir et prospérer, malgré les dépenses auxquelles forçait le titre de maître en charge. Outre les droits que cette maîtrise donnait aux dignités municipales, on peut croire que, dans un tems où la religion tenait une si grande place dans l’opinion, des motifs de piété avaient pu porter beaucoup de bourgeois de Rouen à désirer la maîtrise, ou du moins à l’accepter sans murmure. Mais il y a loin des xiiie et xvie siècles aux dernières années du xviiie ». Le sarcasme qui s’était attaqué à l’église et au dogme, n’avait garde d’épargner les dévotions particulières ; on jetait alors le ridicule sur les confréries d’hommes ; celle de Saint-Romain ne fut pas épargnée. Dans les plaisanteries de l’époque, on la désigna comme ayant pour mission principale la garde et le soin de la parure du dragon d’osier que le peuple appelait gargouille de saint Romain. On ne pouvait rien imaginer de plus propre à la discréditer et à en dégoûter des hommes qui appartenaient aux classes honorables de la société. Dès lors, la confrérie, découragée et humiliée, fit tout de mauvaise grâce. En 1752 et 1753, il fallut des ordres réitérés du chapitre, pour la déterminer à faire porter la gargouille de saint Romain, lors de la procession du prisonnier. Au mois de mai 1762, les maîtres ayant voulu faire des changemens considérables dans la confrérie, le chapitre chargea quelques uns de ses membres de conférer avec eux, et « de pourvoir à ce que tout se fît suivant l’usage. » Ces négociateurs agirent avec adresse, et surent si bien ménager les esprits, que, pour l’heure, les choses restèrent sur l’ancien pied ; la confrérie figura à la procession de l’Ascension, comme à l’ordinaire ; le lendemain, elle vint, avec son chapelain, présenter au chapitre le prisonnier délivré. Il en fut encore de même l’année suivante. Mais en 1764, au commencement d’avril, on sut que les confrères étaient résolus à ne point élire de maître en charge. Le chapitre en porta plainte au parlement, et obtint un arrêt qui ordonnait aux membres de la confrérie de remplir les formes usitées, lors des processions des Rogations et des cérémonies pour la délivrance d’un prisonnier. Mais c’était un bruit notoire dans la ville que les confrères de Saint-Romain refuseraient de loger le prisonnier. En effet, le jour de l’Ascension, on fit des instances auprès de M. Dupont, doyen des maîtres de la confrérie, et du sieur Duhamel, gérant des affaires de cette association, pour les déterminer à recevoir chez l’un d’eux le sieur D’Espinay de la Noë, gentilhomme délivré par le chapitre ; le clergé de Notre-Dame, et le chapelain de Saint-Romain présentèrent ce prisonnier à la confrérie, suivant l’usage ; mais ce fut en vain ; les confrères furent inébranlables dans leur refus, et n’eurent pas plus d’égard aux statuts de 1346, si formels sur ce point, qu’à deux arrêts du parlement, tout récens, qui avaient ordonné de remplir les formes usitées lors des processions des Rogations et cérémonies pour la délivrance du prisonnier au jour de l’Ascension, et ce aux dépens des revenus de la dite confrairie[169]. M. Grésil, chanoine, après avoir dressé, conformément aux instructions du chapitre, un procès-verbal de ce refus, envoya loger le prisonnier chez le greffier de l’officialité, et lui fit fournir les choses nécessaires pour sa nourriture du jour et du lendemain matin, aux réserves expresses d’en faire supporter les frais aux maîtres de la confrérie de Saint-Romain sur les revenus de la confrérie, conformément aux arrêts du 28 mai. Le lendemain, les confrères ne vinrent point, suivant l’ancien usage, présenter au chapitre le prisonnier délivré la veille ; le chapelain vint seul avec ce prisonnier. Il était évident, désormais, que les membres de la confrérie n’aspiraient plus qu’à sa suppression ; depuis 1763, le chapelain de Saint-Romain n’avait rien reçu de ses honoraires ; et enfin, tous les anciens maîtres étaient en instance au parlement, et lui avaient présenté une requête, par laquelle ils sollicitoient l'abolition de la confrairie de Saint-Romain[170]. Dans cette requête, seize négocians de la ville[171] « ayant rempli personnellement, et la plupart contre leur gré, les charges d’une confrairie dont ils ne connoissoient (disaient-ils) ni le titre, ni l’établissement, venoient aujourd’hui en confesser l’abus, et en solliciter l’abolition aux pieds de la cour protectrice du bien public et des bonnes règles. » Une des fonctions du maître en charge était, disaient-ils, « d’être le gardien d’un étendard singulier, nommé le dragon, et plus vulgairement la gargouille ; de payer le porteur de ce dragon, et de faire les frais de sa parure pour les trois jours des Rogations et pour celui de l’Ascension où il devoit paroître en public. » Après cette phrase ironique, dictée par un amour-propre qu’avaient blessé les railleries de quelques mauvais plaisans, les seize négocians insistaient sur la dépense considérable qu’entraînaient les fonctions de maître en charge. « Dans l’usage, ce fardeau, cette servitude annuelle n’avoient, jusqu’à présent, été imposés que sur ceux des citoyens de Rouen qui s’occupoient du commerce, soit en gros, soit en détail. Or, rien n’étoit plus préjudiciable et d’une plus funeste conséquence dans l’état du commerce, dont les commencemens surtout demandoient le plus d’économie et le moins de distraction, et se trouvoient, au contraire, presque toujours exposés, par un choix habituel, à ces charges subites et ruineuses... On ne vouloit pas rendre compte de toutes les chutes qu’elles avoient occasionnées ; une fausse ostentation d’aisance, une émulation encore plus vaine, des dépenses extraordinaires, le plus souvent faites à contre-temps, avoient ruiné même des pères de famille et réduit leurs enfans à l’opprobre et à la mendicité.
» On étoit revenu enfin de ce faux point d’honneur. Ce qui avoit été autrefois accepté volontairement, ce qui avoit même été sollicité avec instance et concours, ne trouvoit aujourd’hui que répugnance et refus… On ne craignoit rien tant que la corvée des confrairies. Les suppliants reconnoissoient l’embarras, le danger et même l’injustice d’imposer sur les autres la charge qu’ils avoient soufferte ; ils déféroient à l’autorité de la cour un usage abusif qu’il n’appartenoit qu’à elle seule d’anéantir et de réformer souverainement. C’étoit une espèce d’imposition sur le public, et en particulier sur un corps qui méritait toute la protection du roi et des magistrats. Le privilége étoit indépendant de la confrairie, et pouvoit exister sans elle.
» Les pauvres n’y perdroient rien ; car les suppliants étoient prêts à leur abandonner les deniers de la caisse de la confrairie et tous les biens meubles et immeubles qui lui appartenoient ; l’argenterie, les ornemens d’église, d’une valeur de 6,000 liv. au moins, et deux maisons de Rouen appartenant à la confrairie et louées environ 500 liv. par an. Ainsi, l’extinction de la confrairie produirait aux pauvres un plus grand bien que son existence ; et on n’auroit plus à redouter, dans la ville, et particulièrement dans le commerce, une charge de cette espèce, imposée sans titre, soutenue sans raison, et qui, loin de donner de l’édification aux fidèles, n’étoit qu’une occasion de dépenses inconsidérées ou de clameurs et risées scandaleuses « contre la religion même que l’on voudroit mal-à-propos y intéresser.
Ils priaient le parlement de leur donner acte de ce qu’ils renonçaient à la qualité de confrères de la confrérie de Saint-Romain, et à tous les droits et actions qui pourraient en résulter. « Ils n’entendoient dorénavant faire aucunes assemblées en cette qualité, ni procéder à la nomination forcée ou volontaire d’aucuns nouveaux maîtres ou confrères. Ils étoient prêts à remettre aux hôpitaux de Rouen la propriété des meubles et immeubles de la confrairie ; pour, à ces conditions, être déchargés de toute obligation relative aux anciens et nouveaux usages de la confrairie, comme étant instituée sans droit, sans titre et sans utilité ni nécessité quelconque. »
Qu’il y a loin de cette requête au tems où, du propre aveu de ses auteurs, la maîtrise de la confrérie était « non seulement acceptée volontairement, mais sollicitée avec instance et concours » ! Le chapitre de Rouen, sans se rendre partie dans cette affaire, présenta au parlement un mémoire contre la prétention des confrères de Saint-Romain[172]. Les fonctions auxquelles étaient obligés les confrères de Saint-Romain, étaient (disait le chapitre) étroitement liées avec l’exécution du privilége de la fierte. C’étaient eux qui faisaient présenter à la cour, par le ministère de leur chapelain, le cartel ou acte de l’élection faite par le chapitre ; ils portaient ou faisaient porter, à leurs frais, la châsse de Saint-Romain au lieu où le prisonnier obtenait sa délivrance en levant ladite châsse ; ils le conduisaient dans tous les lieux où il devait donner des marques de son repentir et recevoir des remontrances proportionnées à son crime et à la grâce qui lui était accordée ; c’étaient eux qui devaient le présenter aux chanoines rentrés dans le chœur, après la procession ; et le conduire, après qu’il avait entendu la messe, au tribunal de la vicomte de l’eau, où un religieux du prieuré de Bonnes-Nouvelles lui faisait une dernière exhortation ; enfin, ils lui donnaient l’hospitalité, et le retenaient sous leur garde depuis l’instant où la cour l’avait fait délivrer aux huissiers du chapitre, jusqu’à l’assemblée capitulaire du lendemain, qui faisait le complément de la cérémonie, et dans laquelle il recevait encore des avis salutaires par le ministère d’un chanoine. Tous ces services, marqués au coin de la religion et de la charité, étaient intimement liés à l’exécution du privilége de saint Romain, et contribuaient à la solennité de la fête. On ne pouvait les supprimer sans abolir un usage immémorial, et sans troubler l’ordre d’une cérémonie si intéressante pour la ville de Rouen et pour toute la province. Des abus s’étaient introduits dans la confrérie, par un faux point d’honneur qui, depuis quelque tems, avait porté les maîtres à enchérir les uns sur les autres en dépenses superflues et ruineuses ; mais la confrérie tout entière en était-elle responsable ? et les maîtres actuels pouvaient-ils, avec bienséance, demander sa destruction, pour des abus dont ils étaient seuls coupables et qui avaient été déjà condamnés tant de fois par les loix civiles et ecclésiastiques ? C’était à eux de se conformer aux ordonnances, arrêts et réglemens ; ainsi, il ne se trouverait plus rien que d’édifiant dans les exercices de leur société, et, par conséquent, rien qui pût porter la cour à la détruire ; c’était à eux de demander l’abolition des abus qu’ils avaient introduits dans la confrérie, ou plutôt de les abolir eux-mêmes en exécutant les arrêts de la cour qui les avaient déjà réprouvés… Mais, sous prétexte de quelques abus, solliciter eux-mêmes la destruction de leur société, c’était une conduite que la religion et la droite raison condamnaient également. On abusait de tout… Fallait-il tout détruire ? Lors de leur réception, les frères juraient, sur les évangiles, « de maintenir la confrairie bien et loyaument de tout leur pouvoir, de garder ses statuts et d’aider à mettre les mauvais au néant. » Comment des hommes qui avaient prêté ce serment pouvaient-ils aujourd’hui demander l’extinction de la confrérie, et cela en se fondant sur des abus qu’ils avaient juré d’aider à mettre au néant ? Que le parlement renouvelât, relativement à la confrérie de Saint-Romain, la défense des festins et autres frais extraordinaires, les confrères n’auraient plus à se plaindre de ce que la maîtrise était onéreuse ; et le chapitre n’aurait pas le désagrément de voir anéantir une société si ancienne, et qui contribuait à la décoration de ses solennités… L’exécution des anciens arrêts rétablirait le bon ordre, sans nuire à un établissement pieux qui subsistait depuis tant de siècles. Des repas de 1, 500 liv., des jetons de 200 liv. et autres dépenses superflues retranchées, le titre de maître de la confrérie ne serait plus à charge ; les fonctions n’en seraient plus onéreuses. La confrérie jouissant d’un revenu de 500 liv., le maître en charge n’était tenu que de donner du pain aux enfans de l’hôpital, les quatre jours des processions, ce qui coûtait 240 liv. au plus ; de donner l’hospitalité au prisonnier le jour de l’Ascension : était-ce là une dépense qui pût ruiner de riches négocians et occasionner plusieurs faillites, ainsi qu’on avait osé le dire ? L’hospitalité qu’ils étaient obligés de donner au prisonnier, le jour de sa délivrance, était une charge trop légère pour être mise en ligne de compte ; elle se réduisait à placer un convive de plus au souper du maître en charge, à le coucher, et à le gratifier d’un chapeau, le lendemain, lorsqu’on le présentait au chapitre pour y recevoir des avis salutaires sur la conduite qu’il devait tenir dans la suite. Cette dépense n’était assurément pas ruineuse, et quel négociant de Rouen pouvait en être effrayé ! Tous les frais nécessaires de la confrérie se bornaient à une dépense peu considérable ; en y joignant une aumône de pain aux quatre écoles de pauvres de l’Hôpital-général, il y avait, dans ses revenus, de quoi y subvenir. Réduite dans ses bornes légitimes, cette dépense ne serait pas onéreuse au maître. Il n’y avait donc pas de motifs raisonnables pour détruire la confrérie. Mais, dût-elle être supprimée, de quel droit les derniers confrères prétendraient-ils disposer des deux maisons qui lui appartenaient, de ses ornemens, de ses meubles, de sa chapelle ? La piété de leurs prédécesseurs les avait consacrés au culte divin. La croix et les chandeliers étaient portés dans les processions devant la châsse de Saint-Romain. Quand bien même cette relique respectable devrait être abandonnée par la désertion des confrères, on ne la porterait pas moins dans ces solennités ; et convenait-il de la dépouiller des ornemens dont, jusqu’à présent, elle avait été décorée ? A l’extinction d’une confrérie, ses ornemens et autres effets étaient dévolus à la fabrique de l’église dans laquelle elle avait été établie. Le calice, les burettes, et tous les autres objets donnés pour la célébration des messes hautes et basses qui se disaient dans la chapelle de Saint-Romain, devaient être laissés à la cathédrale. Les vendre pour en appliquer le produit à un autre usage, quelque pieux qu’il pût être, ce serait les détourner de leur destination. La confrérie éteinte, les messes n’en seraient pas moins acquittées, comme faisant partie du culte solennel rendu à Dieu en mémoire de saint Romain... On devait y voir figurer les ornemens nécessaires pour ces offices. Quant aux deux maisons, le revenu devait servir à acquitter les fondations et les charges ordinaires, les honoraires du chapelain, le salaire de ceux qui porteraient la châsse de Saint-Romain, la croix, et les chandeliers qui l’accompagnaient, l’hospitalité qui se donnait au prisonnier.
Le parlement ne se pressa point de juger ce débat, espérant peut-être que le chapitre et la confrérie finiraient par s’entendre à l’amiable. Mais c’était une résolution prise de la part des négocians derniers membres de la confrérie. Ils ne firent aucun des actes prescrits par les statuts de 1346 ; et cinq ans après, en 1770, la confrérie avait réellement cessé de paraître et même d’exister. Alors, le maire et les échevins de Rouen intervinrent au procès. La confrérie de Saint-Romain n’existant plus, dirent-ils, les biens meubles et immeubles, dont elle avait fait l’abandon aux hôpitaux, étaient demeurés sans usage ni utilité, soit dans la main des derniers confrères, soit dans celle du chapitre. Le mobilier de cette confrérie était un objet d’une grande valeur, consistant en plusieurs pièces d’argenterie, ornemens de grand prix ; le seul drap de corps avait coûté 6,000 livres. Il y avait en outre deux maisons louées ensemble 500 liv. La confrérie étant anéantie, et ayant abandonné tous ses biens aux hôpitaux, c’était un devoir sacré pour les officiers de l’Hôtel-de-Ville, de veiller à ce que les intentions de cette société fussent remplies. L’insuffisance des revenus de l’Hôpital-général étant notoire, qu’y avait-il de plus urgent que d’appliquer ces objets abandonnés au soulagement de cet hospice, à celui des pauvres, qui intéressaient toute la cité ? Dans une requête au parlement, ils priaient cette cour de leur accorder mandement pour ajourner les derniers membres de la confrérie, afin qu’ils rendissent compte des biens de la ci-devant confrérie, et en vissent faire la remise aux administrateurs de l’Hôpital-général de Rouen. Ils demandaient qu’il leur fût permis d’assigner aux mêmes fins le chapitre de Notre-Dame, en cas qu’il voulût se rendre partie. Le 15 juin 1770, sur le rapport de M. De Ranville, mandement fut accordé aux maire et échevins aux fins de leur requête. Le chapitre jeta les hauts cris. Dans un mémoire de défenses, présenté à la grand’chambre le 27 juillet 1770, il dit qu’à tort on regardait comme consommé l’anéantissement de la confrérie, lorsqu’il n’était qu’en question, puisque le parlement, saisi de cette affaire, avait ordonné que, provisoirement, la confrérie continuerait ses services. Par qui le chapitre se voyait-il assigner aujourd’hui ? Par d’anciens maîtres et membres de la confrérie de Saint-Romain, qui, maintenant, « transformés en échevins », voulaient encore, comme autrefois, s’emparer des meubles et du revenu de la confrérie, pour en disposer a leur gré. Ces hommes n’avaient pas craint, au mois de mars dernier, de surprendre le bedeau, et, sous un faux prétexte, d’enlever tous les titres, ornemens et argenterie de la confrérie de Saint-Romain ; une croix d’argent et son bâton ; deux chandeliers d’argent ; une autre croix d’argent à pied triangulaire ; un calice d’argent et sa patène ; un bassin et une cuvette en argent ; une chasuble, deux tuniques, une aube et un riche drap de corps de velours à la reine, violet. Et maintenant ils demandaient ces mêmes effets comme déposés au chapitre, eux qui les avaient enlevés, ou qui du moins n’ignoraient pas cet enlèvement ! Avant tout, ne fallait-il pas savoir si la confrérie était dans le cas d’être supprimée et anéantie ? Or, à qui appartenait-il de le décider, sinon au parlement ? Quelqu’un avait-il le droit de préjuger l’arrêt de cette cour souveraine ? Mais, le parlement prononçât-il la suppression de la confrérie de Saint-Romain, l’ordonnance royale de janvier 1560 décidait que c’était à l’entretenement des écoles qu’il fallait employer les deniers provenant des confréries supprimées. De quel droit donc le maire et les échevins intervenaient-ils, et demandaient-ils les biens de la confrérie de Saint-Romain pour en gratifier les hôpitaux ? Quelle que fût la destination qui serait donnée à ces biens, l’ordonnance de 1560 et celle de Blois ne décidaient-elles pas encore que la distribution de ces biens ne devait se faire que la charge du service divin déduite et satisfaite ? En supposant donc prononcée la suppression de la confrérie, ne devait-on pas déduire sur son revenu ce qui était nécessaire pour satisfaire à la dépense du service divin dans la cathédrale, et par exemple aux deux grandes messes fondées, l’une pour le jour de la fête de Saint-Romain, l’autre pour le jour de la fête de l’Ascension, et de plus pour la basse-messe qui se disait le même jour, l’après-midi, pour le prisonnier, à la chapelle de Saint-Romain, et beaucoup d’autres charges que le chapitre ne pouvait, en ce moment, indiquer d’une manière précise, les confrères En cas de suppression, si partie des revenus devait continuer d’être employée au service divin, les ornemens affectés jusqu’alors à ce service ne devaient-ils pas surtout continuer d’y être consacrés, donnés qu’ils avaient été d’ailleurs par d’anciens confrères dont leurs successeurs, démissionnaires, devaient respecter la piété ? Sans doute le parlement, connaissant toute l’importance de conserver et ces fondations, et la dignité de la fierte de Saint-Romain et cérémonie de la délivrance du prisonnier, n’écouterait ni la demande des membres de la confrérie, ni encore moins celle des maire et échevins.
Après que cette affaire eut encore traîné pendant six années entières, enfin, le 3 août 1776, une transaction définitive intervint entre le chapitre et le sieur Duhamel, marchand à Rouen, dernier maître de la confrérie de Saint-Romain. Les parties demeurèrent d’accord que la confrérie de Saint-Romain n’avait jamais eu d’existence légale, attendu qu’elle n’avait pas été autorisée par des lettres-patentes. Il fut convenu que les parties solliciteraient, d’accord, un arrêt de la cour qui adjugerait à la fabrique de Notre-Dame la croix d’argent et les deux chandeliers d’argent pour être portés dans les cérémonies où figurait la châsse de Saint-Romain ; que le calice, la patène, le plat et la burette, aussi d’argent, resteraient également à la fabrique, pour l’acquit des messes fondées en la chapelle de Saint-Romain ; mais que les autres effets seraient remis à l’hôpital ; que la propriété et jouissance des deux maisons de la ci-devant confrérie appartiendraient aussi à l’hôpital, qui continuerait, comme par le passé, d’envoyer les écoles des pauvres aux processions des Rogations et à celle de l’Ascension, ce dont ledit hôpital ne pourrait se dispenser, sous quelque prétexte que ce fût, cela étant une clause irrévocable de la transaction ; sauf à l’hôpital à ne fournir du pain, lesdits jours, auxdites écoles des pauvres, qu’autant qu’il le jugerait à propos. Cette transaction, signée des parties,[173] fut homologuée par le parlement le 14 août 1777, et exécutée l’année suivante, d’accord entre le chapitre et les membres de l’association dissoute. Ainsi finit la confrérie de Saint-Romain, après une existence de près de cinq siècles. En 1789, sir Edouard Baronet, qui ignorait tout ce que nous venons de rapporter, chercha vainement dans la cérémonie du prisonnier quelques traces de la confrérie de Saint-Romain, dont parlaient d’anciens ouvrages qu’il avait lus. Il ne vit rien qui la rappelât. Aussi, dans sa lettre sur le privilége de saint Romain, il dit « qu’il ne paroissoit plus que cette confrérie existât, et conséquemment ses cérémonies. »
Si ce qui manquait aux chrétiens du moyen-âge, du côté de la civilisation et des lumières, était, sous le rapport de la religion, amplement compensé par une soumission profonde aux lois de l’église, il n’est pas moins vrai qu’à ces époques antiques la morale évangélique et la vie intérieure et toute spirituelle du christianisme étaient beaucoup moins comprises par les masses ignorantes des fidèles, que certaines croyances accessoires alimentées par le témoignage des sens ; aussi le culte des images et des reliques, culte presque matériel, dont l’église elle-même se vit quelquefois obligée de restreindre l’empire, devenu trop exclusif, fut-il un des plus puissans leviers de la foi, chez les générations qui se succédèrent depuis Constantin Ier. jusqu’à des tems extrêmement rapprochés du nôtre. Il est vrai que l’espèce d’adoration dont les corps des martyrs et des saints étaient devenus l’objet, fut dès le berceau de l’église vivement stimulée par le témoignage des premiers pères de la foi chrétienne. Saint Augustin, par exemple, rapportait que des fleurs, par leur simple contact avec le cadavre meurtri de saint Étienne, avaient acquis assez de vertus pour rendre la vue à des aveugles (Aug., De civ. Dei, lib. 22, cap. 8). Grégoire de Naziance (orat. v cont. Jul.), à l’appui de semblables récits, prétendait que les corps saints, quoique privés de vie et légués à la terre, n’étaient pas moins puissans que leurs ames glorifiées dans le ciel, et que la plus légère parcelle de leurs reliques pouvait, aussi bien que le corps tout entier, opérer les plus merveilleux effets.
On fit plus, on attribua la même vertu à leurs vêtemens, à tout ce qui leur avait appartenu pendant leur vie ; enfin, à la poussière même de leurs sépulcres, qu’on portait quelque fois suspendue au cou, précieusement renfermée dans une petite boîte, usage dont Grégoire de Tours cite un exemple remarquable dans le livre viii de son Histoire des Francs[174]. On conçoit aisément à quel point de semblables croyances devaient exalter l’imagination du peuple, et combien alors il était facile à l’imposture de mettre à profit le commerce sacrilége et si longuement prolongé des fausses reliques. L’historien que nous venons de citer rapporte qu’en 580, un misérable, abandonné aux vices les plus crapuleux, vêtu d’une tunique sans manches et totalement enveloppé d’un suaire, s’avisa de paraître dans la cité de Tours, en prétendant apporter d’Espagne des reliques des saints martyrs Vincent, prêtre, et Félix. Repoussé dans cette ville par l’évêque et les clercs, il parut effrontément à Paris pendant la solennité des Rogations, et le scandale qu’il y occasionna fut tel que l’évêque Ragnemode le fit emprisonner ; ce prélat le rendit ensuite à Amélius, évêque de Bigorre, qui reconnut ce fourbe pour un de ses domestiques qui s’était enfui de chez lui. « On voit continuellement, dit Grégoire de Tours, en terminant ce récit, beaucoup de gens induire le peuple des campagnes en erreur par de semblables impostures. » Il nous est difficile aujourd’hui, d’après l’idée que nous avons conçue de l’état des lumières à l’époque dont il s’agit, de nous persuader que les habitans des villes fussent beaucoup plus à l’abri de semblables déceptions.
Sous les règnes de Louis-le-Débonnaire et de Charles-le-Chauve, la vénération des reliques s’empara tellement des esprits, qu’il n’était question que de fêtes de translation, et que l’invention d’un corps saint suffisait pour mettre l’Europe entière en émoi. Les rois s’empressaient alors d’envoyer les plus illustres personnages solliciter avec instance leur admission au partage des débris sacrés du bienheureux ; on ne connaissait point d’événement public d’une importance égale à celle de cette pieuse négociation, et les pompes triomphales de l’église accueillaient en tous lieux les saints ossemens, qui n’arrivaient à leur destination qu’en perçant la foule des populations prosternées sur leur passage.
Un temple majestueux s’élevait quelquefois en l’honneur d’une simple relique ; et, par cet événement favorable aux intérêts temporels de quelques uns et à la piété de tous, souvent une chétive bourgade, une abbaye solitaire devenaient le noyau d’une ville nouvelle, pleine de mouvement et de vie.
Les autels devaient contenir des reliques, notamment de martyrs ; c’était une des conditions primordiales de la consécration des églises. Souvent aussi quelques fragmens de ces dépouilles sacrées, enchâssés dans la pointe des pyramides, conjuraient dans la nue la violence des autans et les éclats de la foudre.
C’était sur les châsses que se prononçaient les sermens les plus redoutables, les sermens politiques même, de la tenue desquels dépendait souvent le sort des nations : cela s’appelait alors jurer sur sains[175].
Des châsses formèrent long-tems le plus précieux mobilier de la couronne. Les rois les faisaient porter à l’armée ; on les tenait présentes aux combats, dans lesquels, souvent, les deux partis opposaient les saints aux saints. Charlemagne surtout ne faisait point la guerre sans se faire escorter par les reliques les plus révérées. Certainement cet homme extraordinaire, mais crédule comme son siècle, n’était pas sans avoir lu dans les écrits du père de notre histoire nationale[176], qu’un certain roi d’Orient s’étant implanté dans le bras un doigt du martyr saint Serge, mettait, en élevant ce bras en l’air, les armées ennemies en déroute.
Quand une ville assiégée voyait le bélier ébranler ses murs, et l’échelle aux harpons de fer menacer ses crénaux, à l’apparition des châsses promenées autour des remparts, il n’était point de citoyen qui ne défendît héroïquement la brèche ; car, il faut l’avouer, la foi fit faire de grandes choses dans le moyen-âge ; mais alors elle était docile et ne raisonnait pas.
Fallait-il, enfin, recourir à la pitié du ciel, dans l’invasion des fléaux qui désolent la terre, les reliques des saints venaient, du fond du sanctuaire, porter, dans une excursion solennelle, la consolation et l’espérance au sein des villes et des contrées frappées de contagion ou de stérilité[177].
L’emploi des lecticaires[178] était rarement jadis confié à des mains subalternes, et par la double onction de la sainte-ampoule et du chrême presbytéral, nos monarques, investis des prérogatives du diaconat, réclamèrent souvent eux-mêmes l’honneur de porter processionnellement les châsses sur leurs royales épaules. Tels furent notamment l’empereur Charles-le-Chauve et les rois Robert et Saint-Louis, qui se montraient, dans cette fonction, revêtus de la dalmatique, ou, comme dit Froissard, de draps d’église, comme des diacres. C’est ainsi que plus tard parut peut-être le débonnaire Charles IX, lorsque, conciliant le projet de la St. Barthélemy avec ses paroxismes de dévotion, il voulut porter lui-même les reliques de sainte Euphémie et de sainte Eugénie.
Après cet exposé sommaire des honneurs solennels rendus aux dépouilles mortelles des saints, occupons-nous des châsses qui les contenaient, sous le rapport purement matériel de ces derniers objets.
Le mot latin capsa, d’où nous avons fait celui de capse, puis de châsse, comportait, outre plusieurs autres significations, celles de bière, coffre, bahut, boîte, caisse, etc., dont les mots capsella, capsetta, capsula, formaient les minoratifs ; du mot feretrum, cercueil, on forgea celui de fiertre ou fierte, que conserve encore aujourd’hui, par excellence, la châsse de Saint-Romain. D’après les étymologies de leurs différens noms, on juge que les reliquaires ou châsses durent présenter originairement des formes fort simples, parmi lesquelles les plus communément employées, celles du cercueil ou sarcophage, étaient parfaitement en rapport avec la pieuse et sévère destination de ces objets. Bientôt néanmoins les orfèvres du moyen-âge, franchissant les limites du cercle étroit où leur talent végétait captif, donnèrent aux reliquaires la figure des ossemens mêmes qu’ils devaient receler : de là ces bustes, ces bras, ces mains, ces pieds en métaux précieux, enrichis de pierreries ; quoiqu’il soit vrai que souvent aussi des statuettes représentaient de pied-en-cap le saint du corps duquel elles ne renfermaient également qu’un seul débris.
Mais une occasion que devait saisir avec enthousiasme l’orfévre de ces hautes époques, c’était celle de se montrer à la fois constructeur, figuriste et ornemaniste habile ; alors une basilique d’or s’élevait sous son marteau, et des figurines, précieusement ciselées, se groupaient sur toutes les faces de la noble châsse, qui bientôt devait étinceler de l’éclat des émaux et des pierreries. Le trésor des rois s’ouvrait alors pour elle, et souvent, débris recouvré de la sphragistique grecque ou romaine l’onix, à l’effigie des Ptolémées ou des Césars s’enchâssait à côté de celles des apôtres ; parfois aussi quelque précieux camée, jadis échappé des murs saccagés de la reine du monde, venait, don d’une piété stupidement ignorante, exposer, au-dessus de l’image de la Vierge sans tache, une obscène saturnale. L’art du lapidaire n’était cependant pas tombé dans une telle désuétude qu’on fût réduit à n’employer à cet usage que des joyaux antiques, puisque dans le ixe siècle, selon Loup de Ferrières, on polissait et gravait les pierres précieuses, et qu’outre le témoignage de ce saint abbé, il est plus que probable que ces genres de talens n’avaient jamais été totalement négligés. Quant à l’orfévrerie, elle fut, comme tous les autres arts, longuement cultivée par les laborieux et paisibles habitans des cloîtres. Un très-ancien manuscrit de l’abbaye de Fleury vantait une table d’or ornée de pierreries, d’inscriptions, et fabriquée par deux chanoines de l’église de Sens, Bernelin et Bernuin. La fameuse abbaye de Saint-Gal comptait presqu’autant d’artistes que de religieux, et parmi ceux qui travaillèrent sur les métaux, on distingua le moine Tutilon, qui fut à Metz employer ses talens comme ciseleur et sculpteur.
S’il est difficile d’accorder aux orfévres qui vécurent dans des tems fort reculés, une grande habileté comme figuristes, les châsses qui sortirent de leurs mains n’en étaient pas moins remarquables sous le rapport du caractère, de la disposition de leur ensemble, et surtout de la délicatesse de leurs ornemens. Quant à celles qui comportaient des formes architecturales, c’était dans les monumens religieux de leur époque que les vieux émules de saint Éloi puisaient fidélement les types de leurs chefs-d’œuvre ; ainsi, d’après cette règle immuablement observée par eux, on pouvait, en France, il y a quarante ans, en visitant le trésor[179] des églises métropolitaines et des splendides abbayes, se rendre à peu près compte de l’âge de ces châsses par celui des édifices avec la construction desquels la leur offrait une analogie remarquable.
L’orfévrerie religieuse, s’il m’est permis de la distinguer ainsi, suivit donc pas à pas l’architecture, dans ses grandes révolutions comme dans ses moindres phases, et les formes de l’édifice gigantesque de pierre se reproduisaient dans les arceaux délicats du reliquaire, ornement précieux de l’autel, soit que le plein-cintre se maintint encore dans sa longue domination, soit qu’il eût été banni par l’ogive. Dans ces deux arcs résident, en effet, les traits les plus caractéristiques et les plus tranchés des monumens du moyen-âge ; car, bien que subissant d’assez nombreuses variations, le dernier surtout, jamais ils ne cessèrent d’être les élémens constitutifs des deux principaux styles que, d’un assez commun accord, on désigne aujourd’hui sous les noms de roman et de gothique.
On ne peut, quant à ce dernier genre, méconnaître que le règne de Saint-Louis fut sa plus brillante époque. Quelques habiles architectes de ce tems, surtout Eudes ou Pierre De Montreuil, qu’il suffirait de nommer seul, se signalèrent dans leurs œuvres, par une légèreté de masses, une élégance de formes, une pureté de lignes et une hardiesse d’exécution, qui recommanderont toujours ces grands artistes à l’admiration des générations les plus énorgueillies de leurs propres travaux.
S’il fut impossible au siècle suivant de mieux faire, il eut au moins la gloire de soutenir l’architecture à ce haut degré de splendeur ; mais l’honneur en est dû surtout au sage et pacifique Charles V, dont le règne fut celui de la prospérité des arts et notamment de l’orfévrerie. Sous ce dernier rapport, nous possédons probablement un témoignage de la vérité de notre assertion, dans la fierte de Saint-Romain, dont il est enfin tems de nous occuper.
Cette châsse, il est vrai, ne se recommande point à l’admiration des antiquaires, comme celle de Saint-Taurin d’Évreux, si parfaitement décrite par notre confrère M. Auguste Le Prevost, et comme plusieurs autres de la même importance, par de vastes dimensions et d’innombrables détails ; mais, en revanche, rien de plus pur dans ses formes, et de plus parfait dans ses reliefs, que cet élégant reliquaire.
Si la parité de talent et de bon goût qui signale les monumens des xiiie et xive siècles rend difficile d’assigner, par des analogies purement architecturales, la fabrication de notre monument plutôt à l’une qu’à l’autre de ces époques ; nous allons essayer de le faire, approximativement au moins, d’abord d’après l’examen des statuettes dont ce beau reliquaire est orné.
Par l’intelligence avec laquelle les draperies de ces personnages sont jetées ; par la coupe, les plans et les plis heureusement combinés de ces draperies, auxquelles on ne peut reprocher ni raideur, ni mollesse ; par le mouvement des poses et le caractère des têtes mêmes, on peut comparer le style de ce chef-d’œuvre de notre antique orfévrerie à celui du précieux monument dont je vais parler. Il consiste dans un magnifique contre-retable, espèce de tryptique, composé de bas-reliefs et de figures de ronde bosse dans la proportion de cinq à six pouces de haut, représentant, outre d’autres innombrables sujets, la vie du Christ et celles de la Vierge et des apôtres, le tout exécuté en os admirablement ciselés. Cet étonnant objet d’art, où se voient l’image et les blasons du donateur, fait maintenant partie du musée du Louvre, et fut autrefois offert à l’église de Poissy par Jean, duc de Berry, frère du roi Charles V[180]. Il ne serait pas impossible de citer, comme points de comparaison, plusieurs autres monumens, appartenant non moins certainement à l’époque du prince dont nous venons de parler ; mais la similitude qui règne entre la plupart des figurines du contre-retable en question et celles de la fierte, nous paraît tellement remarquable, que nous n’hésiterions pas à donner à notre reliquaire à peu près le même âge qu’au bas-relief de Poissy, quand même le rapprochement suivant ne viendrait pas encore à l’appui de cette opinion.
En i409, Guillaume, troisième du nom, abbé de Saint-Germain-des-Prés, fit refaire en cuivre le retable du maître-autel de l’église de ce célèbre monastère. Cette pièce, d’un travail exquis, se composait de sept arcades, dont la principale, celle du centre, offrait le Christ en croix. Cette arcade et les deux qui l’accompagnent à droite et à gauche, prises à part des quatre autres, forment le motif complet des faces latérales de la châsse de Saint-Romain ; et cette ressemblance est tellement frappante, tant par le goût des figures, que par la composition architecturale, qu’il est impossible de méconnaître qu’à peu d’années près, peut-être, ces deux monumens appartiennent à la même époque[181].
La fierte de Saint-Romain n’est point arrivée jusqu’à nous sans éprouver de graves mutilations, dont les réparations maladroites paraissent dater toutes à peu près du même tems. Les pinacles ou clochetons qui surmontaient les contreforts ont tous été brisés, et peut-être même, au-dessus et au centre du faîte de la châsse, s’élevait-il autrefois, comme dans celle de Saint-Taurin d’Evreux et beaucoup d’autres du même genre, un clocher pyramidal, dont la figure, pauvre et moderne, de saint Romain, occupe aujourd’hui la place.
Dans la seconde moitié du siècle dernier, cette châsse fut considérablement remaniée. M. l’abbé Carré de St.-Gervais, doyen du chapitre de la cathédrale, sollicitait depuis long-tems cette opération, jugée apparemment nécessaire, qui fut indéfiniment ajournée par l’effroi qu’inspira le devis de l’orfévre, qui cependant ne montait qu’à la somme de 600 liv. Sur le refus du chapitre, M. l’abbé Carré se chargea seul de cette dépense, mais en obtenant de ses confrères l’autorisation de consacrer le souvenir de sa libéralité, par l’apposition de ses armoiries sur la fierte même. Survint enfin la révolution de 1789, pendant une partie du cours de laquelle cette châsse, dédaignée, fut jetée à l’écart et loin de l’église, dans un abandon qui ne put que lui être extrêmement dommageable. Nous allons la décrire dans son état actuel, en faisant observer d’abord qu’elle se compose entièrement de cuivre doré monté sur un bâtis de bois.
Le corps de la châsse repose sur un plateau de trente pouces de long, sur quatorze de large, offrant sur ses bords un filet ou listel surmonté d’une cymaise décorée d’espèces de palmettes, et rapportée dans le siècle dernier, comme les ornemens du même goût qui couronnent le faîtage dans sa longueur et sur ses trois croisillons.
Prise au-dessus de son plateau, la châsse porte vingt-sept pouces de longueur sur ses faces latérales, et onze de largeur seulement sur ses extrémités ; sa hauteur, depuis son assiette jusqu’à la pointe des pignons des deux bouts, est de seize pouces trois ou quatre lignes, et de dix-sept pouces neuf lignes y compris les feuillages qui décorent ces mêmes pointes et les sommités des ogives.
Les faces latérales sont distribuées en trois arcs ogives ou portaux, d’inégale hauteur, partagés par des contreforts. Le portail du centre a d’élévation environ onze pouces six lignes, sur six pouces d’ouverture ; et les deux autres, occupant sa droite et sa gauche, sont hauts de un pied neuf lignes, et larges de six pouces et demi. Les pignons des arcs centraux ont, dans les faces latérales, la même hauteur que ceux des deux bouts de la châsse.
L’amortissement des ogives centrales des flancs de la fierte se compose, comme aux deux extrémités, d’un simple trèfle ; tandis que celui des quatre autres portaux se complique d’un riche remplissage, formé d’une rosace à six feuilles, de laquelle descendent deux petites ogives tréflées, qui divisent la baie, dans sa partie supérieure seulement, en deux compartimens égaux ; leurs retombées se réunissent d’une part dans le centre du grand arc qui les embrasse, à une espèce de petit cul-de-lampe évidemment moderne et de mauvais goût, et de l’autre elles reposent sur les chapiteaux des colonnettes de gauche et de droite du portail. Ces diverses décorations sont à jour, d’un fini très-précieux, et forment avant-corps sur les parties lisses de la fierte. C’est au moyen de cette disposition, et de la saillie des pieds-droits du petit édifice, que les figurines se trouvent comme enchâssées sous les arcades, et que les jolis émaux, aperçus à travers les rosaces, se dessinent sur des plans reculés.
Un riche filigrane, orné de pâtes de verre coloré, et de petits émaux chargés de trèfles dorés, remplit la plate-bande extérieure des pignons et des ogives; il est lui-même couronné d’une jolie crête ou dentelle, figurant des feuilles d’ache ou de persil, qui s’élevaient en bouquet sur les sommités de chaque portail.
Quatorze figures, de proportions un peu différentes, y compris le saint Romain et le prisonnier à genoux devant lui, l’un et l’autre de fabrique lourde et moderne, complètent les ornemens du reliquaire, dont la description suivante des planches facilitera l’intelligence.
1. Saint André, apôtre. — On pourrait le prendre, à la forme de sa croix, pour saint Philippe, que nous allons retrouver ailleurs.
2. Apôtre tenant une palme. — Il est impossible de désigner nominativement cet apôtre par ce simple attribut, universellement employé pour caractériser les martyrs. Le livre que tient cette figure est également insuffisant pour la faire connaître ; car, après en avoir placé d’abord dans les mains des évangélistes, et dans celles des autres apôtres auxquels on doit des épitres canoniques, on a fini par en donner indistinctement à tous les habitans du paradis.
3. La Vierge supportant l’enfant Jésus d’une main et de l’autre lui présentant une fleur champêtre. — Figure d’une naïveté, d’une grâce et d’un mouvement admirables. Le cercle de la couronne de la Vierge est orné de petites pâtes de verre de couleur, anciennes et en cabochon ; les pierres des fleurons sont blanches et peut-être modernes.
4. Saint Paul tenant un sabre. — L’épée longue et droite est regardée, dans les images de ce saint, comme le symbole du glaive de la parole. Beaucoup d’artistes, peut-être, en mettant une épée dans les mains de l’apôtre des nations, ne considéraient cette arme que comme l’instrument de sa décapitation.
5. Saint Pierre tenant de la main droite une petite croix et deux clés.
6. Figure représentant saint Eustache, à en juger par les deux petits groupes placés latéralement au pied de la base, et qui représentent les enfans de ce saint, emportés par des bêtes féroces : épisode de sa légende. La base de cette statuette paraît moderne, comme celle de l’autre bout de la châsse.
7. L’apôtre saint Philippe, portant une légère croix à longue tige, et tenant un livre.
8. Saint Barthélemy, tenant également un livre et le couteau dont il fut écorché.
9. Le Christ couronné d’épines, revêtu de la robe et du manteau. — De la main gauche il supporte le globe du monde ; la droite, dont l’index et le médius sont étendus, est élevée, et dans l’action de bénir. C’est ainsi qu’on représentait J.-C. lorsqu’on lui dressait une image sous le titre de Saint-Sauveur.
10. L’apôtre saint Jude-Thadée. — Ses attributs sont une lance et un livre.
11. Saint Simon, tenant de ses deux mains une scie.
12. Saint Étienne, portant dans chaque main une pierre en forme de pavé. — La serrure de la châsse est cachée au-dessous de cette statuelle, dont la base mobile glisse au besoin dans une coulisse[182].
Les figures fondues du saint Romain, de la gargouille et du meurtrier, qui s’élèvent sur le faîte de la fierte, sont lourdes, molles, rondes de formes, modernes, comme nous l’avons dit, et paraissent dépendre des remaniemens de l’abbé de Saint-Gervais. Il est important de faire observer que, plusieurs figures ayant disparu de la châsse, on ne sait à quelle époque, on les a remplacées par d’autres, fondues sur des types de celles qui restaient encore. Ainsi l’apôtre saint Philippe, et l’anonyme tenant une palme, ont été coulés sur le modèle de saint Jude ; ce qui fait trois statuettes qui ne diffèrent entre elles que par leurs attributs et quelques légers changemens dans le mouvement des têtes. Il en est de même du saint Simon, reproduit au moyen du saint André. Le saint Étienne est également fondu, mais sur un type qui ne se trouve nulle part. Il faut convenir, au reste, que ces substitutions sont d’autant moins sensibles qu’elles sont répandues sur différens points de la châsse, que l’œil ne peut embrasser en même tems. Excepté les figures fondues, toutes les autres se composent de légères feuilles de cuivre repoussées et admirablement travaillées au marteau.
Les anciens cabochons ou chatons de pâtes de verre coloré, sertis dans les filigranes, sont aujourd’hui réduits au nombre de vingt-sept ; ceux qui n’existent plus sont remplacés par des verroteries modernes.
Des rosaces à six feuilles, ornées de jolis fleurons sur fonds émaillés (V. pl. II, A), occupent les centres des ogives, et font arrière-corps au fond des roses découpées des remplissages, fl en existait quatre, réduites maintenant à trois. Quatre émaux plus petits, de forme circulaire, et renfermant des trèfles (V. pl. II, B), décorent les quatre pignons. Ces différens émaux ont subi des transpositions fâcheuses.
On a supprimé, dans les gravures, des ornemens modernes et de goût bâtard, placés au-dessous des filigranes, à la pointe des ogives, intrusions mesquines qui détruisent la simplicité primitive des lignes ( V. pl. II, C). On a cru devoir aussi restituer, dans les planches, les bouquets de feuillages qui s’élevaient au point culminant des pignons et des ogives, avant qu’on leur subtituât, en les détruisant, les armes parlantes de l’abbé Carré de Saint-Gervais. Ces armes consistent en une sorte de carré, ou plutôt de losange d’argent, en champ d’azur ; le tout d’une forme détestable (V. pl. II, D.)
L’échelle, comprise dans la première planche, n’a de rapport, dans la seconde, qu’avec la figure de la fierte, vue par un de ses bouts, et les statuettes désignées par des chiffres. Cette échelle est également étrangère au saint Romain et au meurtrier à genoux, dont on a cru pouvoir, sans scrupule, réduire un peu les dimensions, tant par rapport à l’intrusion de ces figures, que par la nécessité de ménager un certain espace dans le haut de la planche.
Nous ferons, pour conclure enfin, observer que tout ce qui remplace les anciens pinacles ou clochetons des contreforts est entièrement moderne, et se compose de pièces rapportées, du goût le plus misérable et le plus mesquin. La couverture de la châsse est évidemment ancienne, fort simple, et n’a d’autre ornement que des petites rosettes à doubles feuilles, régulièrement espacées, dont le centre est formé par la tête des clous qui fixent, sur le bois du bâtis, les feuilles de cuivre, dont la toiture est revêtue dans toutes ses projections.
Après avoir donné la description de la châsse de Saint-Romain, il n’est pas sans intérêt pour l’histoire du privilége de rechercher l’origine de ce reliquaire.
Disons d’abord que c’était celui qui servait à la cérémonie de la fierte à l’époque de la suppression du privilége. Échappé, comme par miracle, à l’enlèvement et à la destruction des nombreuses pièces d’orfèvrerie que possédait la cathédrale de Rouen, il fut rendu à la fabrique vers 1795, et fait aujourd’hui le principal ornement du trésor, assez pauvre il est vrai, de cette métropole.
On a vu, dans le corps de l’ouvrage, que ce fut l’archevêque de Rouen Guillaume-Bonne-Ame, élu en 1079, mort en 1110, qui enferma le premier les restes de saint Romain dans une châsse : « Corpus sancti Romani prœsulis de propriâ œde in metropolitanam basilicam transtulit et in scrinio auro argentoque cum preciosis lapidibus operosè cooperto reverenter locavit », dit Ordéric Vital, témoin pour ainsi dire oculaire, puisqu’il fut ordonné prêtre par ce prélat.
Une grande famine ayant éclaté dans Rouen, on enleva l’or qui recouvrait cette châsse, pour subvenir aux nécessités des pauvres. L’archevêque Rotrou, en 1179, en fit faire une nouvelle, enrichie d’or et de pierres précieuses. Il y déposa les reliques du saint, en présence d’Arnoul, évêque de Lisieux, et de Froger, évéque de Séez, ses suffragans, et dressa une espèce de procès-verbal de cette cérémonie[183].
J’ai trouvé la description de ce reliquaire dans un inventaire manuscrit du trésor de la cathédrale, dressé en 1184 ; on y lit :
« La châsse de Saint-Romain en or avec une crête d’argent dorée et des piliers en cuivre dorés qui sont sur les sommets avec des cristaux[184]. »
Ce précieux reliquaire dut s’enrichir encore des dons des fidèles, qui, à l’envi l’un de l’autre, lui léguaient leurs bijoux les plus précieux. « Je lesse mon signet (mon cachet) à mectre à la fierte monsieur Sainct-Roumain et cinq solz pour le faire attacher à la d. fierte ; — Je laisse pour être affiché à la châsse Sainct-Romain une croix d’or vieille fachon où il y a quatre rubis de petite valleur ; — Je donne à la fierte Sainct-Romain une verge d’or (anneau), où il y a ung diamant enchassé en façon de poincle : » Disent les testamens de plusieurs officiers de la cathédrale[185]. siècles après, décoraient la châsse. Je l’emprunte à un inventaire manuscrit que j’ai découvert dans les anciennes archives de la cathédrale, et qui fut dressé, en 1555, par plusieurs joailliers de la ville :
« Du costé droit de la chasse monsr. saint Romain, ung anneau d’or auquel est camahieu taillé.
» Item plus bas une verge d’or en quoy est une perle façon de moulinet.
» Item ung petit anneau d’or.
» Item au costé est ung aultre anneau d’or en quoy est un saffy.
» Item au d. costé prez du Salvator (du Christ) est ung anneau d’or auquel est une esmeraude valeur de cent escus sol. » Item plus bas ung signet d’or taillé.
» Item plus bas est une petite verge d’or façon de... et sont deux grains desmeraude.
» Item un gros sinet d’or en quel est une cornaline estime à quinze escus.
» Item plus bas est ung anneau d’or de vielle façon et ung saffy.
» Item plus bas est une crois dor en quoy sont quatre rubis taillez dung coste et daultre coste ung cruchifils taille de basse taille, estime x°.
» Item sur les piedz du d. Salvator est une aultre crois dor en quoy sont les armaries de la Passion estime à dix escus.
» Item une turquoise estant entre les piedz du d. Salvator.
» Item ung chaton d’or estime à six escus.
« Item au costé des piedz du d. Salvator est ung anneau d’or au quel est une pointe de diamant estime à six escus.
» Item au dessus est ung signet d’or talle de... estime à quatre escus.
» Item au d. costé est ung aneau dor de vielle façon avec une loupe de saffy.
» Item ung autre gros signet dor auquel sont une armoriez insculpez de valeur de neuf à dix escus.
» Item au d. costé est une verge dor en quoy est ung viel dechat valens deux escus et demy.
» Item au d. costé est une petite verge dor en quoy est un petit saffy.
» Item au dessus est un signet dor en quel sont des armoriez taillez valeur de six escus.
» Item au dessus ung aultre signet d’or en quel sont armoriez taillez valeur de quatre escus.
» Item au dessus est une grosse verge d’or en quelle est une louppe de saffy.
» Item au dessus au coste prochan du d. Salvator du costé saint Romain est une piece dargent doré attache à quatre clous.
» Item plus bas ung aneau dor en quel est un viel grenat.
» Item ung petit flasque (flacon, ampoulle) daure garni dargent valeur de trois escus avec un aneau dor de vielle façon en quel est une louppe de saffy.
» Item en l’autre costé de la d. chasse où est limage monsr. saint Romain est une petite verge dor.
» Item au dessus est une verge dor en quoy est ung saffy enchassé.
» Item plus bas est une verge d’or façon de cercle.
» Item au d. coste plus hault ung aneau dor à grosse teste en quel y a ung camayeu.
» Item en l’autre bort est ung signet dor esmaillé estimé escu et demy.
» Item ung aneau dor au quel est enchassé une turquoise valeur de trois escus. »
Quelques années avant que le chapitre eût fait dresser cet inventaire, il avait donné l’ordre, par suite de quelque contestation au sujet du privilége, d’ouvrir la châsse, afin d’en retirer les titres originaux ; je lis dans les registres capitulaires, sous la date du 31 août 1549 :
« ... Faire ouvrir la fierte de Saint-Romain pour y faire des recherches au sujet de la recouvrance du privilége original de saint Romain[186]. »
Le silence des registres à la suite de cette visite prouve suffisamment que le chapitre ne trouva pas ce qu’il cherchait.
Treize ans après, les calvinistes, maîtres un moment de Rouen, firent main-basse sur le trésor de la cathédrale ; la châsse de Saint-Romain ne fut point épargnée.
« Le mercredy huictiesme de juillet 1562, dit un manuscrit du tems, le président d’Emandreville, Noël Cotton, et plusieurs autres de la ville de Rouen, vindrent, de matin, en la sacristie de l’esglise cathédralle de Rouen, pour avoir le reste de l’or et argent des reliquaires mentionnéz en l’inventaire de ce, faict par Béthencourt enquesteur du Roy. Descouvrirent la châsse ou capse sainct Roumain couverte de lame d’or et pierres précieuses et enrichie de plussieurs agneaulx d’or (anneaux). Gectèrent les ossementz et relicquaires du corps sainct Roumain estans en la dicte capse, et les feirent brusler en ung feu estant en la dicte églize. En celle capse, fut trouvée une lettre en parchemin attestant comme l’Archevesque Rotroud, l’an de l’Incarnation Nostre Seigneur 1179, le 21e. an du pontificat d’Alexandre, Pappe, troisième (ou quatrième) de ce nom, régnant en Angleterre Henri, deuxième de ce nom, duc de Normandie et comte d’Angiers, avoit faict faire icelle capse neufve, la quelle il feist couvrir de lame d’or et pierres précieuses, et, en icelle, avoit faict mettre le corps et relicque de saint Roumain en la présence de Arnoulf Evesque de Lizieux et Froger Evesque de Seèz à ce spéciallement convocquéz ; et furent les dictes relicques du viel ferêtre ou capse entique qui avoit esté descouvert auparavant de l’or qui y estoit par Messieurs de l’Esglise cathédralle de Rouen pour subvenir à une grandissime Famyne auparavant, à la substention des paouvres de la ville de Rouen[187]. »
Le lendemain, sur les six heures de matin, le président d’Emandreville accompaigné de ses frères et autres de la ville, entra dans la dicte sacristie et feist porter les dietz trois penniers d’or et d’argenterie à la maison de la monnoye où ilz furent posés. C’est assavoir l’or de la châsse de sainct Roumain et deux livres d’euvangilles servans aux grandes festes pesèrent 31 marcs, 5 ou 6 gros[188].
Cette narration laisse à entendre, malgré l’opinion contraire accréditée jusqu’à ce jour, que la châsse saint Romain ne fut point entièrement détruite par les calvinistes ; mais qu’on se contenta de la dépouiller des matières précieuses qui entraient dans sa composition, et de ses pierreries. L’examen des registres capitulaires ne laisse aucun doute à cet égard ; ils portent, sous la date du 22 avril 1563 :
« Il a été ordonné que la vieille fierte du bienheureux Romain, que les ennemis de notre foi ont laissée découverte, sera ornée et décorée, le mieux que faire se pourra, au moyen d’un drap d’or et d’autres menus ornemens. Pour ce faire ont été députés MM..T. Nagerel et les surintendans de la fabrique[189].
La châsse que nous possédons aujourd’hui est-elle cette châsse sauvée en partie des mains des calvinistes en 1562, et qu’avait fait faire l’archevêque Rotrou, au xiie siècle ? Nous ne le pensons pas.
Il suffit d’examiner attentivement le style de ce monument, tant dans son ensemble que dans ses détails, pour rester convaincu que les parties les plus anciennes ne peuvent remonter plus haut que les premières années du xive siècle[190]. Un œil exercé ne saurait s’y tromper.
L’inventaire estimatif de 1555, que nous avons rapporté plus haut, nous fournirait au besoin une preuve à l’appui de notre assertion. Nous y lisons qu’il existait une figure de saint Romain sur un des côtés de la châsse :
« Item en l’autre costé de la d. chasse où est l’image monsr. saint Romain, etc. »
Or, des douze figures qui garnissent les quatre côtés de notre reliquaire, pas une ne représente le saint patron de l’église de Rouen. M. E.-H. Langlois a très-bien démontré que ces figures sont celles de la Vierge, du Sauveur, de saint Étienne, de saint Eustache et de huit apôtres.
La figure qui, par ses dimensions et la place qu’elle occupe, paraît être ici la figure principale, est évidemment celle de la Vierge ; cet indice ne serait-il pas de nature à nous faire penser que le reliquaire, dans l’origine, était consacré à cette autre patronne de l’église de Rouen ? Ne pourrait-on pas supposer que l’état dans lequel les calvinistes avaient laissé la châsse de Saint-Romain, aura engagé le chapitre à lui substituer, par une fraude pieuse, et bien innocente du reste, celle de Notre-Dame, qui avait échappé aux mains des protestans, et qui offrait sans doute, par sa forme et son style, quelque ressemblance avec la première, afin de ne point laisser remarquer par le peuple l’absence ou tout au moins l’état de dégradation d’une pièce aussi importante, aussi nécessaire dans la cérémonie de la fierte, aussi sainte aux yeux de tous ? Cette supposition toutefois, nous devons le dire, ne repose sur aucune preuve écrite et positive, et nous la donnons comme purement conjecturale.
En nous résumant, nous dirons donc que la châsse actuelle, qui servait aux cérémonies de la fierte vers les tems antérieurs à notre première révolution, ne peut être la châsse primitive consacrée aux reliques de saint Romain sous Guillaume-Bonne-Ame ; qu’elle n’est pas même celle qui fut substituée à celle-ci, un siècle plus tard, par l’archevêque Rotrou ; que ce beau reliquaire appartient, par son style et par ses ornemens, au xive siècle ; qu’il faisait, probablement, partie du trésor de la cathédrale, et qu’il aura été emprunté, selon toute apparence, aux reliques de quelque autre saint, pour recevoir celles de saint Romain.
P. S. Cette notice était écrite depuis long-tems, lorsque M. Floquet a acquis la preuve que la châsse actuelle de Saint-Romain était l’ancienne châsse de tous les saints de la cathédrale de Rouen. Nous n’avons voulu rien changer à cette notice, et laissons à notre confrère le mérite tout entier de cette découverte.
Cet élégant édifice, le seul de ce genre qui existe aujourd’hui dans Rouen, fut construit en 1542, tems vers lequel Jean Goujon, non moins habile architecte que grand sculpteur, embellissait la capitale de la Normandie de chefs d’œuvre dont plusieurs occupent encore le premier rang dans nos richesses monumentales : cette coïncidence d’époques pourrait, avec quelque vraisemblance, faire soupçonner que l’excellent artiste dont nous venons de parler, ne fut pas étranger au plan de la chapelle de Saint-Romain, dont le style florentin se rapproche, sous certains rapports, de plusieurs compositions architecturales du célèbre auteur de la fontaine des Innocens ; au reste nous nous bornerons, au défaut de documens, à cette simple hypothèse, pour passer à la description de notre monument.
Il se compose de six corps superposés qui, s’élevant d’une assez large base, se réduisent, vers le faîte, à de fort petites proportions, ce qui donne à l’ensemble de l’édifice une physionomie extrêmement svelte et quelque chose de pyramidal. Le corps du rez-de-chaussée porte sur sa façade vingt pieds de large sur vingt-cinq environ de retour ; il est percé de trois portes, dont la principale, regardant le Nord, communique de la Haute à la Basse-Vieille-Tour. Cette partie inférieure de la construction, étant adossée contre le perron, ne présente que trois faces décorées de colonnes corinthiennes supportant un entablement au-dessus duquel se trouve, à dix-huit pieds vingt pouces du pavé, la plate-forme sur laquelle avait lieu la levée de la fierte. On accède sur cette plate-forme par deux larges escaliers ou perrons découverts, situés l’un à droite et l’autre à gauche du bas de l’édifice. C’est ce corps supérieur qui forme, à proprement parler, ce que l’on appelle la chapelle Saint-Romain ; il présente à peu prés les mêmes dispositions que celui qui lui sert de base, sauf qu’il se trouve isolé du bâtiment des halles ( avec lequel il est, chose assez singulière, placé de fausse équerre) par un espace d’environ douze pieds, abrité par un toit en appentis ; c’est là que se trouve la porte qui communique dans l’intérieur des halles. Cette espèce de péristyle est couronné sur chacune de ses quatre faces par un fronton dont le tympan était décoré de sculptures aujourd’hui très-frustes, comme toutes les parties du monument délicatement élaborées. Sur chaque angle de ce corps intermédiaire, repose un acrotère profondément strié, surmonté d’un vase. Si la forme de ces vases n’est pas d’un goût fort épuré, en revanche, du centre des quatre frontons surgit un petit édifice à peu près carré, de la plus exquise élégance, enrichi de colonnes, de pilastres, et percé de douze portiques à jour. Des aigles supportant, sur leurs ailes à demi-éployées, des guirlandes de feuillages et de fleurs, sont placées au—dessus de la corniche de ce joli motif. Une campanille à jour, également élégante, surmontée de deux plus petites, forme enfin la pointe ou le final de la chapelle de Saint-Romain, qui, peut-être, on peut au moins le soupçonner, se terminait originairement avec plus de ténuité encore. Dans son état actuel, sa hauteur totale ne paraît être guère moindre de soixante-dix à soixante-quinze pieds.
Les armes de Rouen et celles de la province se voyaient autrefois sur plusieurs parties de ce monument que le tems a cruellement maltraité ; il réclamerait aujourd’hui, dans ses membres supérieurs surtout, des réparations urgentes que l’on ne balancerait pas à faire si l’on songeait que, même abstraction faite des souvenirs historiques qui s’y rattachent, il n’est, nous le répétons, rien du même genre dans Rouen et beaucoup d’autres lieux importans de France, qui pût compenser la ruine totale de cette gracieuse production de la renaissance des arts.
- ↑ Mémoire imprimé, in-f°.
- ↑ Pasquier, Recherches de la France, livre 9, chapitre 49.
- ↑ Journal du Palais, tome 1er, pages 317, 318 et suivantes.
- ↑ Lettre du 6 mai 1672, datée d'Ecouis.
- ↑ Registre secret du parlement, du mercredi 18 mai 1672, et registres de l’ancien chapitre de Rouen.
- ↑ Lettres de madame De Sévigné. Celle-ci est du 5 janvier 1674, et se trouve dans le troisième tome, page 200, de l’édition publiée par M. Monmerqué.
- ↑ Carp., Suppl. Cang., v°. Sortiarii.
- ↑ Plaidoyers et factums de M. De Sacy, de l’Académie française, tome Ier, in-4o.
- ↑ Lettre du 1er juin 1683.
- ↑ Mémoire au roy et à nosseigneurs du conseil, imprimé en mai 1697, in-f°. de 2 pages.
- ↑ Requête du chapitre au roy, 1698, in-f°., réimprimée en 1737, in-12.
- ↑ Il est certain que, le 22 avril 1532, le messager du chapitre étant entré dans la chambre du conseil du parlement, portant sa verge d’argent haute, le parlement lui avait défendu de la porter jamais ainsi dans l’intérieur du Palais royal.
- ↑ Mémoire du chapitre au roi, 1698.
- ↑ Requête au conseil, imprimée en 1697, in-f°.
- ↑ Le Mémoire et l’Inventaire, imprimes d’abord dans le format in-folio, avaient alors, savoir : le Mémoire, 15 pages, et l’Inventaire, 27. Ils ont éte reimprimes en 1737, dans le format in-12.
- ↑ Mémoire en 4 pages, in-folio. Il était de Me. Coüet de Montbayeux, avocat du chapitre.
- ↑ Requête au roy pour les officiers du bailliage et présidial de Rouen, imprimée d’abord in-folio en 1698, et réimprimée dans un recueil in-12, en 1737, où elle occupe 122 pages.
- ↑ Histoire de Rouen, par Servin, tome II, page 157.
Le Journal de Normandie, qui, dans son n°. du 4 mai 1785, avait reproduit ce fait d’après Servin, publia, dans son n°. du 7 du même mois, une lettre qui le désavouait. - ↑ Lettre d'un avocat, en date du 30 avril 1701, qui rappelle ce fait.
- ↑ Louise-Elisabeth De Bourbon ; le marquis de Rothelin et son épouse ; le marquis de Pont-Saint-Pierre ; le duc de Montmorency-Luxembourg. (Lettres des 21 mars et 18 avril 1744.)
- ↑ Les deux frères Lécoufflé, qui, le jour de l’Ascension, avaient pu se croire sauvés, furent, le 28 juin suivant, condamnes par le parlement de Rouen à « avoir les bras, jambes, cuisses et reins rompus vifs, sur un échaffaut, en la place du Vieux-Marché, après avoir fait amende honorable devant le portail de la cathédrale ; pour leurs corps être jetés au feu et réduits en cendres qui seroient jetées au vent. » Cet arrêt fut exécuté le même jour. Mais, en vertu d’une clause additionnelle, il fut arrêté que « les dits Lécoufflé ne sentiroient aucuns coups vifs, ains seroient secrètement étranglés. »
- ↑ Cette lettre est du 15 juin 1766, et se trouve dans les Registres secrets du parlement.
- ↑ Cette lettre, en date du 18 septembre 1766, se trouve dans les Registres secrets du parlement.
- ↑ Cette lettre est du 11 janvier 1767. (Registres secrets du parlement.)
- ↑ Dans sa lettre adressée à M. Bertin.
- ↑ Lettre de M. De Miromesnil à M. Bertin, écrite en 1766.
- ↑ En insinuant le privilege, ils avaient monseigneurisé et supplié MM. du conseil supérieur, quoi qu’il leur en coûtât, sans doute.
- ↑ Ce rapport curieux (manuscrit) m’a été communiqué par M. Baroche, conseiller en la cour royale de Rouen. Ce n’est pas le seul service que ce magistrat m’ait rendu, relativement à mon ouvrage.
- ↑ Journal de Normandie, du samedi 26 mai 1787.
- ↑ L’original de cette lettre, et des copies des deux lettres de l’évêque métropolitain, qui la précèdent, existent dans les archives de l’Hôtel-de-Ville de Rouen.
- ↑ L’original de cette lettre a été donné par M. le baron Boullenger, ancien procureur-général près la cour royale de Rouen, fils de feu M. le président Boullenger, à M. Juste Houël, président du tribunal de Louviers, qui a bien voulu nous le communiquer.
- ↑ Quatre jours après, Duport n’aurait pu finir ainsi sa lettre ; car, dans la séance du 3 juin, l’assemblée nationale décréta l’abolition des lettres de grâce, de suspension et de commutation de peine.
- ↑ Plaidoyer de Monstreuil, pour la fierte, en 1607.
- ↑ Manuscrit du XVIe. siècle. (Anciennes archives du chapitre.)
- ↑ Extrait du plus ancien registre de l’échiquier que possèdent les archives de la cour royale de Rouen. (Manuscrit sur vélin, petit in-f°.)
- ↑ Rituel manuscrit de la bibliothèque de Rouen, écrit dans le xviiie siècle.
- ↑ « Fuit eisdem ministrata quedam camera bassa, herbis viridibus parata, munita quâdam mensâ dupleario albo et mundo coopertâ, super quo erat quedam crux argenti deaurata ad yimaginem crucifixi depicta, pro jurando prisionarios. » (Reg. capit., xv sœculi, passim.)
- ↑ Réfutation de la response et escrit de M. Denys Bouthillier, contre la defense du privilege de saint Romain, archevesque de Rouen, page 153.
- ↑ Reg. du chapitre.
- ↑ « Die 13à » maii, festivà Ascensionis domini 1518, post electionem prisionarii, domini capitulantes, habita inter eos maturà deliberatione, concluserunt quod amodo confessiones prisionariorum scriptis redigantur gallicanis, ut de criminibus per eos perpetratis verior et amplior declaratio fieri possit. » (Reg. capit. Roth., 1518.)
- ↑ Registres capitulaires, passim.
- ↑ Registres capitulaires, 1513.
- ↑ « Honesta receptio cis facta fuit cotidiè, cum pane, vino albo et rubco et butiro recenti, alectis et ovis habundanter. » (Reg. capit., 1453.) « Et etiam, die Ascensionis, ipsis dominis canonicis ministraverat greolarius, cum pane et vino, omasa. » (Reg., 13 mai 1450.)
- ↑ Charte du 9 décembre 1426, manuscrits du chapitre de Rouen.
- ↑ Réfutation de la response et escrit de Me. Denys Bouthillier, etc., page 153.
- ↑ Bossuet, Dissertat. de Psalmis, paragraphe 15.
- ↑ Chronique manuscrite de la bibliothèque du roi.
- ↑ Regist. cap., 27 avril 1598.
- ↑ Reg. capit., 7 mai 1614.
- ↑ « Expulsis priùs dominis non sacerdotibus. » (Reg. cap., 1446.)
- ↑ « Canonici diaconi vel subdiaconi habent vocem in capitulo, excepta electione prisionarii, in quâ soli sacerdotes. » (Regist. cap., 2 aprilis 1533.)
- ↑ « Super venit quidam prisionarius ad ostium carcerum, pulsans et lacrimans, se reddendo prisionarium indictis carceribus. Quem domini commissarii benignè tractaverunt, audieruntque de confessione. » (Reg. capit., anno 1475.)
- ↑ Reg. cap., 25 mai et 1er. juin 1582.
- ↑ Histoire de la ville de Rouen, par Farin, tome IIIe., page 156, édition de 1668 ; et manuscrit de la bibliothèque du roi.
- ↑ Reg. capit. de Rouen, 20 aout 1661.
- ↑ « Quà die, fuit dictum quod consuetudo est capituli quod nullus de capitulo recedat, donec domini habeant certa nova de prisonario. » (Reg. capit., ann. 1373, in die ascensionis Domini.)
- ↑ Reg. capit., 1546.
- ↑ Anecdotes ecclésiastiques jésuitiques, qui n’ont point encore paru. Rouen, in-12, page 104 et suivantes.
- ↑ Voyages liturgiques de France, par Le Brun des Marettes ; in-8o., 1718, page 269 ; et Histoire de la Cathédrale de Rouen, par Pommeraie, in-4o., page 166.
- ↑ Porte-feuille de la bibliothèque du roi, intitulé Parlement de Rouen. (Mss.)
- ↑ Manuscrit du chapitre de Rouen, du commencement du xvie siècle.
- ↑ Toutefois en 1662, le repas fut fait aux frais de MM. Hue, conseiller, et De Préfontaine, avocat-général ; mais ces deux magistrats étaient parens.
- ↑ Ce n’était pas le jour de Saint-Romain, mais le jour de l’Ascension ; le dîner n’avait pas lieu après la levée de la fierte ; mais avant la délibération sur le cartel.
- ↑ Registre du parlement, 25 mai 1634.
- ↑ Vie du duc de Montausier, par Nicolas Petit ; 2 volumes in-12. Paris, 1729.
- ↑ Seconds statuts de la confrérie de Saint-Romain, confirmés en 1346.
- ↑ Sacy, Factum pour la veuve D’Arsy, 1er. tome in-4o. de ses Plaidoyers et Factums.
- ↑ Le diner de la chambre des comptes s’appelait aussi le Cochon ; il avait été institué en juin 1607. (Manuscrit de ma bibliothèque.)
- ↑ Registres du parlement, du 11 mai 1600, et du 8 mai 1603.
- ↑ Deuxième enquête de 1425.
- ↑ Registre du parlement.
- ↑ Lettre de M. Hue de Miromesnil, premier président, à M. Bertin, ministre, 18 septembre 1766. (Registres du parlement.)
- ↑
Omnis assurgit chorus, et timetur :
»Parca vos tandem strepit hæc ad aures :
»Vive. Lex cœlo silpit loquente.
Plaudite cives. »(Poème sur la fierte, imprimé en 1741.) - ↑ Le Livre rouge était un registre secret de la Tournelle, où étaient les édits des rois en matière criminelle, et les arrêts les plus notables rendus par le parlement, aussi en matière criminelle. Ce registre existe encore dans les archives de la cour royale de Rouen.
- ↑ Deuxième enquête de 1425.
- ↑ Quelques personnes m’ont dit que deux petites chaînettes d’argent, attachées à ses pieds, remontaient jusqu’à sa poitrine où elles étaient fixées par des rubans de soie blancs.
- ↑ Défense pour le privilège de la fierte, par Dadré. Rouen, 1609, in-8o., page 41.
- ↑ Reg. cap. Rothom., 25 mai 1656.
- ↑
«Illa vocalis gravis ære moles,
»Nominis magni titulo superba
»Laudis in partem venit et boanti
»Immurmurat ore.
»Rura jam late venerantur omen ;
»coronatis pia testa cellis
»Rite audatur, patulum que vincit
»Guttur amystis. »(Poème sur la fierte, imprimé en 1741.) - ↑ Les Antiquitéz et Singularitéz de la ville de Rouen, par F.-N. Taillepied. Rouen, 1610, page 82.
- ↑ Au XVe. siècle, on brûlait la confession du prisonnier élu, comme celle des autres ; dans la suite, le chapitre ayant vu attaquer ses élections par des parties civiles, prit le parti de conserver la confession du prisonnier élu, pour la produire au besoin en justice, et établir qu’il avait pu, sur ces aveux, faire choix du prisonnier. Le registre du chapitre, pour le jour de l’Ascension 1445, dit : « Omnium et singulorum prisionariorum confessiones combustœ fuerunt suprà lapidem erectum in medio capituli coràm omni populo, et hostibus (ostiis) capituli apertis, more solito. » Le registre de 1416 dit : « Fuerunt depositiones et codex seu quaternus hujus modi casus continens incendio combustus. »
- ↑ Reg. capit., 30 mai 1508.
- ↑
« Porticus grandi dominatur aulæ
» Quà Duces olim Tamesis que Victor,
» Cùm daret nostro sibi regna marte,
» Sceptra tenebant. »(Poème sur la fierte, imprimé en 1741.) - ↑ Reg. capit. des 23 et 31 août 1542.
- ↑ Voir, à la fin de ce volume, une description inédite de la chapelle de Saint-Romain, ou Besle de la Vieille-Tour, par M. E.-H. Langlois.
- ↑ Manuscrit appartenant à M. Ed. Frère, libraire, qui a bien voulu nous le communiquer.
- ↑
« Hujus (capsae) aspectu lacrymis obortus,
» Debitos solvens homicida ritus.
» Pignori centum totidem que rursùs
» Oscula libat. »(Poème sur la fierte, imprimé en 1741.) - ↑ Édit de Louis XII, novembre 1512.
- ↑ Enquête de 1394.
- ↑ Taillepied, Antiquitéz et singularitéz de la ville de Rouen, pag. 83. — Les Antiquités et recherches des villes, chasteaux et places plus remarquables de toute la France ; par Duchesne, 6e. édition, pag. 966.
- ↑ « Prisionarium per pedes ferratum duxerunt in antiquà turri ubi gaudenter populo clamante : Nouel, Nouel, idem, feretrum beati Romani cum altero fratrum confratrie sancti Romani levavit et portavit à dicto loco usque ad ecclesiam Rothomagensem ». (Registre cap. du jour de l’Ascension 1448, et autres registres du même tems.)
Voyez aussi Ducange, Glossar., au mot Noël. - ↑ Reg. cap. de 1448, 1449 et autres, passim.
- ↑ Reg. cap., 8 septembre 1542.
- ↑
« Interim passa gradiens decoro
» It per obstantes sacer ordo turmas ;
» Devolant flores, et odora passim
» Copia veris ». - ↑ Titres manuscrits de la bibliothèque du roi.
- ↑
« Quas juvat rerum novitate pasci,
» Virgines, altis domibus receptæ
» Et vident pompæ decus et videri
» Nec minus optant. » - ↑ Hist. de la cathed. de Rouen, par Pommeraie, pag. 624, 625.
- ↑ En 1636, l’avarice du maître des Palinods fit qu’il n’y eut point de trompettes à la séance annuelle du Puy de la conception. Cet incident inspira à l’auteur de la Muse normande, un cant rial, où il disait, entre autres choses :
« Vrément, vrément, qui frait la chose aintelle
» A la gargoüille, et que sans devantiaux
» Fut les corneux qui vont jouant Miquelle
» Ou Jean de Vert à la mode nouvelle,
» Y liéret bien criay : Michaux, Michaux. »(Muse normande, pages 196, 197.) - ↑ Recueil des antiquitéz et singuiaritéz de la ville de Rouen, par F.-N. Taillepied, page 82.
- ↑ Serpillon, Commentaire sur l’ordonnance de 1670, page 763.
- ↑ Farin, Histoire de Rouen ; édition de 1668, tome 2, page 91.
- ↑
« Ut stupent matres ! ut ab ore pendent
» et virum explorant pueri, senesque ! »Poème latin déjà cité.) - ↑
« Sola quae turbis animosa pubes
» Se suo vovit comitem sodali,
» Ensibus strictis per inane vulgus
» Ardua fertur. »« Mos invaluit ut sons, si sit armiger, aut alicujus nominis, magno amicorum numero valletur. Omnes, stricto mucrone, adsunt aut sodalitatis exercendæ aut securitatis tutandae causâ. »
(Poème déjà cité.) - ↑ Un habitant de Rouen m’a dit que de jeunes filles, revêtues de robes blanches, entouraient la châsse, tenant dans leurs mains des guirlandes de fleurs attachées par l’extrémité aux fers du prisonnier. Mais aucun de ceux qui ont vu lever la fierte et que j’ai consultés ne se rappelle cette particularité ; en revanche, ils disent l’avoir remarquée lors de la procession de la rédemption des captifs, par les Pères Mathurins. Peut-être la personne dont je rapporte ici le témoignage confond-elle ces deux cérémonies religieuses. Peut-être aussi a-t-elle lu, comme moi, le Siège de Rouen, par M. Mortonval. Dans ce roman, on voit « douze jeunes vierges vêtues de blanc et portant à la main des couronnes de fleurs, marcher devant Péhu, qui vient d’être délivré » ( tome iv, page 171) ; mais ce roman peut-il être regardé comme une autorité sur le sujet de la fierte ? C’est ce dont douteront, je crois, ceux qui liront, comme moi, les chapitres 2, 3, 4 et 6 du tome iv de cet ouvrage, intéressant d’ailleurs à beaucoup d’égards.
- ↑
« Civicâ pridem metuendus hastâ
» Lictor undantem populum coercet ;
» At manu quidquid furat æstuosâ
» Mergitur undà. »(Poème déjà cité.) - ↑ Anciens rituels manuscrits de la cathédrale de Rouen.
- ↑ Processionale ecclesiæ Rothomagi, édition de 1729.
- ↑ Anciens rituels manuscrits de la cathédrale de Rouen.
- ↑ Reg. cap., 5 octobre 1481 et 8 septembre 1484.
- ↑ Anciens rituels manuscrits de la cathédrale de Rouen.
- ↑
« Te que votiva pietas quolannis
» Compede donet. » - ↑ Lettre de M. De Miromesnil à M. Bertin (déjà citée).
- ↑ Presque tous les détails qui précèdent, relatifs à la vicomté de l’eau, sont extraits du Gallia christiana, tome XI, col. 243, 244.
- ↑ « Postquàm Johannes Ménart fuerat liberatus, et dùm duceretur per fratres confratriæ Sancti-Romani, ad spaciandum per vicus, more solito. » (Reg. cap. du samedi après l’Ascension 1394.) — « Et hoc, presentibus pluribus fratribus confratriæ dicti sanctissimi confessoris Romani, qui dictum Petrum de Riparià per villam spaciatum, more solito, ducebant, dictà die Ascensionis. » {Reg. cap. du 6 juin 1383.)
- ↑ Plaidoyer de l’avocat Monstreuil, pour le chapitre, en 1607, page 28.
- ↑ Article 14 des statuts de la confrérie de Saint-Romain, confirmes en 1346.
- ↑ Statuts de la confrérie de Saint-Romain, confirmés en 1346, article 14.
- ↑ Rouvoisons, vient de rogationes, rogations, prières.
- ↑ Les Recherches et Antiquités de la duché de Normandie, 1e partie, page 34.
- ↑
« Pars leves totâ serit urbe plausus,
» Barbito ducunt alii choreas ;
» Igneus dùm Mars simulacra prœbet
» Ludicra belli. »(Poème déjà cité.) - ↑ « Astante plebis multitudine maximâ. » Acte du lendemain l’Ascension 1492, et autres.
- ↑ Défense du privilège de saint Romain, par Dadré, page 25.
- ↑ Exhortatus de cavendo in futurum à similibus maleficiis et ut recognosceret gratiam sibi impensam ex privilegii assecutione. » Acte pour Pierre Aubert, 1492.
- ↑ « Veagia que faciat et alia ob reverentiam dicti sancti Romani debita et consueta. » Reg. cap. de 1496.
- ↑ Abraham Golnitz, Vlysses Belgico-Gallicus, ex officina elzevirianà, 1631, page 209.
- ↑ Formule tirée du plus ancien registre du chapitre de la cathédrale de Rouen, manusc. du xive siècle. Cette formule est intitulée : Juramentum incarcerati.
- ↑ Reg. du chapitre, mai 1502.
- ↑ Reg. du chap. de Rouen, 11 juin 1418.
- ↑ Reg. du 28 avril 1483.
- ↑ Reg. du 25 mai 1501.
- ↑ Requête au roi pour les officiers du bailliage et présidial de Rouen, contre M. l’archevêque et le chapitre de Rouen. 1698, in-f°.
- ↑ Défense du privilège de Saint-Romain, par Dadré, Rouen, 1609, page 40.
- ↑ Essai sur la peinture sur verre, par M. E.-H. Langlois, in-8o, page 4.
- ↑ Reg. capit., 16 et 29 juin 1637.
- ↑ Manuscrit du chancelier Séguier, bibliothèque du roi.
- ↑ « Alteram (capsam) fieri curavit archiepiscopus Rotroldus, in quâ, comitantibus episcopis Lexoviensi et Sagiensi, sanctos cineres deposuit. Ea est quæ vocatur huc usque sancti Romani feretrum. »
- ↑ Reg. capit. du 2 août 1505, de 1522, 1533, 1536, 1538, etc.
- ↑ Reg. cap., 24 mai 1476.
- ↑ La Normandie chrestienne, page 520.
- ↑ L’auteur indique ici tous les prisonniers dont il a pu découvrir les noms.
- ↑ On appelait ainsi le Mardi-Gras et le premier dimanche de carême.
- ↑ Sang de dey, épée courte, telle qu’en portaient les nobles vénitiens. (Roquefort).
- ↑ Un des descendans de ce Jehan Le Chevalier, sieur Des Ifs, leva la fierte en 1780.
- ↑ Sorte d’arquebuse plus courte que le mousquet.
- ↑ Gallia christiana, tome XI, col. 187.
- ↑ Robert Dumont, « Appendix ad Sigebertum », Recueil des historiens de France, tome xiii, page 285.
- ↑ Philippide de Guillaume Le Breton.
- ↑ Histoire de la cathédrale de Rouen, page 685.
- ↑ On y lit ces mots : Nunquam fuerunt in usu hæc statuta.
- ↑ C’étaient Vincent De Croisset, alors prévôt, et Guillaume De Hatentot, échevin ; puis les frères servans dont les noms suivent : Étienne Mandois, Honoré De Hesque, Jehan Mutel, Jehan Bécart, Jehan Duchemin, Jehan Goraen, Jehan Guerard, Jehan De St.-Cande, Jehan De la Mote, Jehan Le Maréchal, Jehan Rose, Jehan Loisel, Jehan Cauderon, Jehan Rossignol, Mathieu Hélye, Nicolas Mure, Nicolas le Parmentier, Pierre De Marguerit, Raoul Duclos, Robert Levasseur, Richard De Gaillon, Richard Bernard, et Roger Paste. En 1418, la confrérie comptait parmi ses membres le célèbre Alain Blanchart, dont le nom sonne tout autrement que ceux qui précèdent.
- ↑ « Doit le déen faire crier par les carrefours, chascun lundi, que chascune personne die sa patenostre pour les âmes des corps trespassés de la dicte confrarie. » (Art. 21 des statuts de 1346.)
- ↑ Michaud, Histoire des Croisades, tome 1er., page 174.
- ↑ Michaud, Histoire des Croisades, livre XIIe.
- ↑ Histoire manuscrite de la ville d’Elbeuf, composée en 1782.
- ↑ « Ordinatum… quod illa bellua seu gargouilla (gargouille gallicè), que ad opus ipsius misterii composita seu figurata extitit, ipsis fratribus volentibus et requirentibus, ad honorem et memoriam ipsius sancti, in hâc ecclesià reponenda et custodienda recipiatur in aliquo loco, de quo per magistros fabricè cum ipsis fratribus fuerit advisatum. » (Reg. capit.)
- ↑ Regist. capit., 28 juin ; 18, 30 juillet ; 1er, 2, 3, 5 et 9 août 1476.
- ↑ Saint est ici pour sin, qui veut dire cloche ; du latin signum.
- ↑ Rouvoisons, c’est-à-dire Rogations ; du mot rogationes. On appelait l’Ascension le jour des Rouvoisons, parce que cette fête était en effet le dernier jour et le plus solennel des Rogations.
- ↑ Avantage, don, gratification, distribution.
- ↑ Essai sur la Peinture sur verre, par M. Ë.-H. Langlois, in-8o., 1832.
- ↑ Reg. capit., 17 avril 1539.
- ↑ Reg. capit., 29 novembre 1533.
- ↑ Dessertes signifie aussi mérites ; du vieux mot desservir, mériter.
- ↑ Registres de l’échiquier.
- ↑ Ce jour là, les confrères le conduisaient au chapitre, où il recevait une semonce et sa pancarte de délivrance.
- ↑ En 1448, Charles VII voulant avoir des compagnies d’infanterie toujours prêtes à marcher à son ordre, ordonna que chaque paroisse du royaume fournirait un archer « le plus droit et aisé pour le fait et exercice de l’arc, qui se pourroit trouver en chacune paroisse. » Ces archers étaient « francs et quittes de toutes tailles et charges quelconques » ; d’où on les appela francs-archers, et aussi francs-taupins, ces archers étant pris parmi les paysans, que l’on appelait taupins, à cause des taupinières, dont les clos des gens de la campagne sont ordinairement remplis. (Voyez l’histoire de la milice française, par le père Daniel, livre 4, tome 1er, page 172 de l’édition in-4o de 1724.)
- ↑ Nous avons fait graver, sur le titre de cet ouvrage, un jeton de la confrérie de Saint-Romain, frappé en 1711 ; il appartient à M. Chéron, avocat à Rouen, qui a bien voulu nous le confier. Ce jeton, en argent, représente, d’un côté, saint Romain entre le prisonnier agenouillé qu’il bénit, et la gargouille que ce dernier va emmener. Dans le fond, on voit la cathédrale de Rouen, telle qu’elle était encore avant l’incendie de 1822 ; la flèche de Robert Becquet est facile à reconnaître. Ce côté du jeton porte l’inscription : PRIUILEGIVM ECCLESIÆ ROTHOMAGENSIS. Au-dessous on lit ; CONFRAIRIE DE ST. ROMAIN. L’autre côté du jeton représente le prisonnier couronné de fleurs, portant, par le brancard de devant, la chasse de Saint-Romain, qu’un prêtre porte par le brancard de derrière. Au-dessous on lit le millésime 1711. Autour est cette inscription : DVLCE ONVS VINCVLA SOLVENS.
- ↑ Histoire de l’église cathédrale de Rouen, par Pommeraye, page 686. — « Quatenùs, durantibus Rogationibus proximis, se abstineant confratres ab conviviis excessivis et insolenciis, et quod in loco superfluitatum quae fieri consueverunt, faciant elemosinas pro pauperibus et similiter quod caveant à chorœis et mimis. » (Reg. capit., 1er mai 1522.)
- ↑ Un de ces arrêts est du 28 mai 1764.
- ↑ Requête en 10 pages in-4o., imprimée chez Jacques Dumesnil, rue de la Poterne, à Rouen, 1764.
- ↑ Les sieurs Dupont, N.-L. Dupuis, I. Méry, A. Le Breton, Isambert, La Motte, D.-P. Duhamel, P. Le Normand, C. Dufour, Jacques Collombel, Anselme Bulande, Louis Quesnel, Jacq. Gossey, J.-B. Davoult, Marin Cahière, et G.-F. Dodard.
- ↑ Mémoire pour les doyen, chanoines et chapitre de l’église métropolitaine de Rouen, au sujet de la confrairie de Saint-Romain établie en la dite église (18 pages in-4o.), imprimé à Rouen chez J. Le Boullenger. 1765.
- ↑ Cette transaction fut signée par MM. les chanoines Grésil, De Roffet, et De Saint-Gervais ; par M. L. Mèry, ancien échevin, ancien membre de la confrérie de Saint-Romain, et par M. Le Bourgeois de Belleville, ancien échevin.
- ↑ C’est probablement sur ces sortes de pratiques que l’hérésiarque Vigilance, dont saint Jérôme fut le plus redoutable adversaire, fondait les épithètes injurieuses de cendriers et d’idolâtres qu’il adressait à ceux qui révéraient les reliques des martyrs et des saints.
- ↑ Une chose peu concevable dans un homme aussi pieux et aussi instruit pour son siècle que le fut le roi Robert, c’est de voir ce prince, croyant obvier par ce stratagème insensé à ce que le parjure a d’odieux, faire quelquefois jurer les seigneurs sur un reliquaire vide et les serfs sur un autre contenant seulement un œuf d’oiseau. Le savant abbé Le Bœuf n’ignorait pas, sans doute, que Robert, qu’il donne comme répréhensible, par une semblable déception, en saine théologie, violait en même tems les lois les plus sacrées de la probité ; il est vrai que la barbarie de cette époque embrouillait jusqu’aux principes de morale aujourd’hui le plus à la portée du peuple.
- ↑ Greg. Tur., lib. vii.
- ↑ Une des cérémonies religieuses les plus brillantes de l’église, devait incontestablement consister autrefois dans l’espèce de procession dite procession des saintes Reliques. Qu’on se figure, dans Rouen, par exemple, le clergé des nombreuses paroisses et des monastères de cette ville, revêtu de ses riches ornemens d’or et d’argent, promenant triomphalement une longue file de châsses étincelantes de l’éclat de ces précieux métaux et de celui des perles et des pierreries. Les religieux de Saint-Ouen, pour leur compte seul, en portaient jusqu’à dix-sept, lorsque, réunis au clergé de plusieurs églises séculières de Rouen, ils allaient processionnellement, dans la solennité des Rogations, à Saint-Pierre-de-Carville. Quelle brûlante et mystique poésie dans de semblables spectacles !
- ↑ Lecticarii, hommes chargés de transporter les morts sur des litières funèbres ; le mot lectica fut quelquefois employé, dans la basse latinité, pour désigner une châsse. (V. Ducange, Gloss.)
- ↑ On se rappelle que c’est ainsi qu’on désignait le lieu où l’on tenait renfermés les vases sacrés et les autres objets précieux appartenant aux églises. On le nommait en latin diaconicum, parce que la garde en était spécialement confiée aux diacres ; celui d’entre eux qui se trouvait chargé de veiller à la conservation des châsses portait le titre de feretrarius, et en français, assez ordinairement, celui de sainturier.
- ↑ Cet admirable oratoire était dépouillé d’un assez grand nombre de ses anciennes figures et mutilé dans plusieurs parties ; sa restauration est due à mon excellent et savant ami M. Henry De Triqueti, dont le nom seul rappelle ces artistes de la renaissance, habiles à la fois dans tous les arts dépendant du dessin.
- ↑ V. l’Histoire de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, par dom Bouillard, planche 8, page 167.
- ↑ L’intérieur de la fierte recèle aujourd’hui un fragment du crâne de saint Romain, et un ossement assez volumineux de saint Hildevert, dont le corps repose sous le maître-autel de l’église de Gournay. Les anciens titres que renfermait cette châsse en ont disparu dans les chances périlleuses qu’elle a courues dans la révolution ; ils sont maintenant suppléés par un procès-verbal rédigé sous le pontificat du cardinal Cambacérès.
- ↑ « Rotrodus autem Rotom. archiepiscopus beatissimum confessorem pro pauperum indigentiis spoliatum, gloriosiùs revestivit, illumque de veteri capsâ educens in qua devotissimè quondam fuerat repositus, at que sigillis G… archiepiscopi Rotomagensis capituli, Johannis Cremensis tituli S. Chrisogoni presbyteri cardinalis, studiosiùs sigillatus, in feretro novo tam auro quam pretiosis lapidibus cooperto, assistentibus sibi Arnulfo Lexoviensi, et Frogerio Sagiensi episcopis, qui ad hoc specialiter convocati fuerant, cum reverentiâ et devotione reposuit, atque tam suo quàm capituli Rotom. necnon. et praedictorum episcoporum sigillis, sub multorum qui aderant prassentia consignavit. Factum est hoc anno ab incarnatione Domini mclxxix, indictione xii
(Ex archivo cathedralis ecclesiœ.)
- ↑ « Feretrum sancti Romani de auro cum cristà argenti deauratâ et pilaribus de cupro deauratis qua e sunt in capitibus cum cristallis. » (Cartulaire de la cathédrale, à la bibliothèque de Rouen.)
- ↑ Voir Tombeaux de la Cathédrale de Rouen, par A. Deville, passim.
- ↑ « Ad apperturam fieri faciendum de feretro sancti Romani causa in eo indagandum super recuperatione originalis privilegii sancti Romani. »
- ↑ D’Eudemare, chanoine de Rouen, dans son Histoire du roy Villaume, dit (p. 166) que, de son tems, il y avait dans la fierte de saint Romain, outre la charte de l’archevêque Rotrou, une charte sur parchemin de Robert, fils du duc Richard le., reconnaissant comme il aurait veu dans cette chasse y reposer le corps et le chef du mesme saint Romain. D’Eudemare ajoute qu’il avait vu et lu lui-même cette charte en 1625. Soit que ce chanoine ait voulu désigner Robert l’archevêque, ou bien notre premier duc Robert (il aurait dû dire, dans ce dernier cas, fils de Richard II), nous ferons remarquer que ces deux personnages étaient morts déjà depuis plus d’un demi-siècle, lorsque les ossemens de saint Romain furent pour la première fois placés dans un reliquaire. Il faut donc admettre ou que D’Eudemare s’est trompé, ou que cette pièce était apocryphe.
- ↑ Manuscrit Bigot, bibliothèque royale.
- ↑ « Ordinatum fuit vetus feretrum beati Romani per inimicos nostra : fidei derelictum discopertum, in meliori forma quàm fieri poterit mediante quodam panno aureo et aliis minutis rebus, ornari et decorari. Pro quo faciendo dominus Job. Nagerel et superintendentes fabricae fuerunt deputati. » (Registres capitulaires.)
- ↑ Nous ne parlons pas des restaurations partielles qu’il a subies, non plus que de l’addition du groupe de saint Romain et du prisonnier, qui a été faite vers la fin du dernier siècle par les soins de Carré de Saint-Gervais, chanoine de Rouen, ainsi que l’indique l’écusson armorié de cet ecclésiastique, qu’il a eu soin d’y faire placer.
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