Discussion Livre:Dulac - La Houille rouge.pdf

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soir : une de ses délivrées avait une hémorragie.

— Pourquoi n’êtes-vous pas venu à mon appel, dit-elle au docteur Horn ? La petite blonde a failli me passer entre les doigts.

— C’est cela qui m’est égal, aujourd’hui. Le locsin sonne en Europe et la mort d’une femme m’indiffère.

— Chut ! fit d’une voix profonde la sœur de Nida le brahmane. Je crois que maintenant, nous pouvons causer. En ma qualité de chef— ou prêtresse de la Houille rouge, — voici les instructions que compor- tent les événements. L’assassinat de Ferdinand et de V Archiduchesse est certainement l’étincelle attendue du grand incendie européen. Nous l’avons suffisam- ment préparé pour que nous nous réjouissions de ces premiers crépitements. Salut au Point ! N’oubliez pas que le sang est le sublime levier des civilisations et que vous devez endurcir vos nerfs, car il va couler en une splendide saignée. La terre s’abreu- vera de pourpre, et la victoire volera sur des abîmes que les cadavres auront comblés. Que l’horreur n’amollise par vos derniers efforts et que chacun de nous concoure à l’apothéose Impériale ; ainsi le veut la destinée. Nous avons tous juré sur le Progrès universel, et lui seul est le but de notre œuvre ; nous sommes les pionniers de la Sublime Race. Je vais remettre à ehacun de vous un pli cacheté, vous ne l’ouvrirez que sur Le mot de passe du Spectre Solaire Nous allons faire une répétion. Voyons,


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vous. Madame, si je vous téléphone : « Bleu ! » que répondrez-vous ?

— Je dirai : Arts !

— Très bien, et vous décachèterez Le pli et vous obéirez. Et vous, Monsieur, quand on vous appel- lera : violet !

— Je répliquerai : Religion !

— Et à Jaune ?

— Science !

—â– Et à Bouge ?

— Guerre 1

— Et Blanc ?

— Justice I ou Droit !

— Noir ?

— Industrie !

— L’épreuve semble prouver que vous êtes prêts, le signal ne saurait tarder ; que tous ici se rendent libres, fassent l’abandon de leurs intérêts et que la mort châtie les traîtres ou les maladroits.

Dans un silence angoissé, les assistants de cette réunion reçurent une enveloppe à l’allure benoîte et honnête. Jaune et simple, elle déguisait à merveille le crime qu elle révélait ; et si quelque profane l’eût ouverte il aurait cru trouver un exercice de géomé- trie élémentaire. Des triangles, des losanges et des cercles se suivaient et s’enchevêtraient sans grand soin ; la science et la kabale fournissaient tour à tour les éléments du Chiffre des Tétraèdres.

Rentrée chez elle, vers la minuit, Rhœa tomba


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comme une masse dans un fauteuil, li allait donc falloir exécuter le pacte honteux ; et quelle que fut sa déchéance, le dégoût d’elle-mcme l’envahit, À cause d’une plainte qui monta du dortoir le plus proche, elle se leva, par habitude professionnelle, et ses yeux tombèrent alors sur une glace. Elle s’v reflétait affreusement pâle, et la voilette à la mode quelle portait plaquait des ombres suspectes sur ses traits brusquement vieillis. Elle ôta sou chapeau et voulut serrer le tulle dans un tiroir, un bout de carton s’accrocha dans le fin réseau de soie. Elle attira machinalement ainsi une photographie qui la lit tressailli*.

— Lui, fit-elle à mi-voix. Lui ! l’homme que j’ai aimé, qui m’a trompée, et dont j’ai cru me venger. Il devait en effet me lianter à cette minute 1

Longtemps, elle songea, le menton dans la paume de sa main droite, et le bras gauche pendant, comme alourdi par le poids de cette image d’homme. Puis, des jours passèrent.

Juillet vidait les quartiers riches, de ses hôtes accoutumés. Elégants et élégantes s’acheminaient à grand fracas de trompe et de sirène vers les plages et les stations thermales. Les scènes avaient éteint leurs herses, parce que les nudités eu vogue s’éta- laient devant des rampes de province, et, — dans un tourbillon de luxe et d’optimisme, — chacun repoussait le terrible calice que présentait sans trêve la politique balkanique.


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Le 31 juillet, Rbœa répondit elle-même à l’impé- rieuse sonnerie du téléphone.

— Qui est à l’appareil ? lui dît-on.

— Moi-même.

— Violet ?

— Religion.

— Jaune ?

— Science.

— Noir ?

— Industrie.

— Bien ! que le Progrès universel s’accomplisse !

Et le silence fut.

Le cœur battant à se rompre la sage-femme alla chercher l’enveloppe jaune, l’ouvrit et déchiffra :

« Guerre déclarée, se porter vers la Belgique et transmettre tous renseignements que votre rang dans la Croix Rouge vous fera surprendre. Si un doute se produisait sur votre rôle, crier à n’importe quel officier allemand : « Tetra ! » en portant Tindez au milieu du front ! ».

— Je n’ai qu’à me suicider ou à déserter, pensa- t-elle ; de toute façon, ce sera îa mort sans le sacri - lège.

Mais le docteur Horn survint trop tôt, et l’es- pionne, deux jours après, fut îa première à poser sur sa poitrine et sur son front la croix-rouge de l’humaine pitié. 97


C’était le deux août. La mobilisation était affichée depuis quelques heures ; et, sur les murs de toutes les mairies de France, un peu de papier barré de quelques lignes noires portait comme un chevron la bande oblique des trois couleurs. Ce bleu, ce blanc et ce rouge avaient une puissance dramatique que le drapeau n’aurait pu atteindre ; cela ne flottait pas, ne bougeait pas, c’était impassible et beau comme le Devoir. Tous les hommes, riches ou pau- vres, jeunes ou vieux, s’arrêtaient un instant, lisaient en silence, et très calmes, regagnaient leur foyer. Seuls des bambins, que l’instinct rendait tristes et graves, restaient immobiles au pied du mur. Ils ponctuaient de leurs regards apeurés, et de leurs faiblesses pâlottes la mission de protection qui incombait aux adultes.

Les femmes, suivant leur âge, eurent toutes le geste animal. Sans cris ni pleurs d’abord, elles ren- trèrent au gîte pour retrouver leurs maris ou leurs fils ; là, leurs yeux s’emplirent de la douceur des traits chéris en une rasade ultime de tendresse. Puis le sanglot des vieilles éclata en sourdine ; ce furent les grand mères qui pleurèrent les premières. Les mères 1 îa bouche tordue dans des faces cris- pées, maudissaient ou priaient. Toutes les traditions cornéliennes bourdonnaient en leur mémoire, et pour distraire leur désespoir, elles s’affairaient en

de puériles précautions, tandis que leur esprit criait :


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— « Il va mourir î »

Elles s’acharnaient à préparer le foulard ou le gilet inutiles. L’impuissance les laissait délicieuse- ment pitoyables et absurdes. Les jeunes femmes, les sœurs, les amantes et les stériles, — après la première stupeur —, menèrent la farandole patrio- tique. Elles chantèrent la Marseillaise avec les par- tants, es fleurirent et les abreuvèrent. Parce que leur jeunesse avait accueilli l’hommage des mâles, leur beauté et leur volonté de vivre réclamaient impérieusement leur héroïsme. Certes, elles ne sa- vaient pas à quelle loi naturelle elles obéissaient. Ce droit était tellement indéniable que les adoles- cents eux-mêmes étaient reconnaissants du sourire dont elles accompagnaient leur ordre de combattre. Et les mêmes êtres, qui, huit jours auparavant, se seraient pâmés devant l’accident d’un inconnu, envoyaient avec pompe leurs hommes à la Camarde. Farouches surveillantes du courage, elles dévisa- geaient tout ce qui était jeune, fort ou beau dans la rue et tout civil qui ne justifiait pas son inaction par une tare visible, reçut les regards ! es plus méprisants et les allusions les plus cinglantes.

Ah ! elles ne badinèrent pas avec la mort, nos Françaises, si fines et si frivoles, et elles rem- plirent merveilleusement leur rôle de policières civiques.

Lorsque la mobilisation fut presque achevée, lorsque les trains transportèrent enfin autre chose

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que de la chair à canon, les formations sanitaires â– et charitables essayèrent de s’organiser.

La Belgique retardait l’ennemi au prix d’un mar- tyre sans précédent, et les dernières recrues rejoi- gnaient leur dépôt. C’était le vingt août.

A la gare du Nord, quatre femmes se rencon- trèrent, sur le quai, au départ du convoi. Rhœa tout en blanc, religieusement drapée dans le sombre manteau d’infirmière arborait toutes les croix rouges réglementaires. Munie de papiers très apos- tillés, elle se rendait à une station du côté de Péronne avec ordre de parfaire une instadation de fortune.

Or, le danger ayant passé sur toutes les fautes le flot balayeur de lé pouvante, il parut tout naturel à Jeanne Deckes, qui allait exercer à Longuyon, et à Mme Breton de l’Ecluse, qui vou- lait sauver le personnel de son château, de se réunir et de fraterniser. Le même signe écarlate cerclait leurs bras, et, ni la doctoresse, ni la femme du monde n’auraient fait à la misérable, l’injure de la suspecter ! 11 y a des bassesses qui dépas- sent le mépris.

Elles allaient entrer dans un compartiment de 3 e classe et se mélanger aux mobilisés quand elles avisèrent un wagon à bestiaux débordant d’hommes enrubannés. Une femme grande et belle serrait, en une étreinte éperdue, la main d’un partant et elles entendirent ces mots :


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— Sois tranquille, je saurai les faire vivre, tu les retrouveras beaux et fiers de toi.

Elles crurent toutes reconnaître une voix amie. Elles sourirent en même temps, car Sylvia, devenue Madame Bertol, les saluait, Pœil sec. A peine étaient- elles assises tant bien que mal, qu’un voile blanc et une silhouette trépidante se présentèrent à la por- tière.

— Personne n’a soif !… Tenez… le 47 ! là-bas, voilà une pomme pour le voyage….

C’était Gilette Destange qui, dès la première heure, avait aidé au service du ravitaillement des gares. Son entrain la rendait précieuse dans ce rôle fatigant, car ses répliques et sa gaieté avaient souvent chassé l’inévitable « cafard » du troupier.

— Tiens ! vous ?Quel bonheur [comme c’est triste, hein ? Je vous lavais dit. Mars monte au Zénith ! quel malheur ! Pourvu que les Belges retiennent les Boches jusqu’à la réapparition de Vénus !

— Toujours la même foi dans les astres ? C’est

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magnifique dit Mme B. de l’Ecluse, un peu protec- trice, mais en souriant. Que faites-vous à l’U. F. F.

— Vous le voyez, je fais ce que font les fourmis noires dans les fourmilières appauvries. J’excite les guerriers rouges, et je les accompagne dans leurs cercles stratégiques.

— Avez-vous quelqu’un là-bas ?

— Oui, deux fils ! ce qui prouve que l’astrologie


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n’évite pas les grandes douleurs. Mais ils ont Mars couronné dans leur révolution ; donc, ils reviendront mutilés, peut-être, — mais ils revien- dront… N’est-ce pas qu’ils reviendront ? dit-elle soudainement gagnée par l’angoisse de toutes les mères.

— Certainement. Et mon fils aussi, dit en écho l’orgueilleuse B. de l’Écluse, brusquement huma- nisée.

Le train s’ébranla. Des chants montèrent qui voulaient dominer le bruit du fer et de l’acier, mais ceux-ci étaient les maîtres de l’Heure.

Des baisers volèrent de toutes les portières ; et. sous le soleil torride qui embrasait l’atmosphère, on ne put dire si les mouchoirs étanchaient des larmes ou de la sueur,

L’équivoque permit des retours accablés, mais dignes.

Gilette Destange vidait au hasard des dernières mains tendues — les fruits de sa corbeille, quand elle approcha de Sylvia, le regard rivé dans un autre regard, que seul son cœur reconnaissait au loin. Puis, il y eut comme une cassure, le rayon de tendresse mourut, et la femme porta les mains à son cœur.

— C est fini, je ne Je verrai plus, prononça-t-elle à demi-voix.

— ^ ais non, mais non, rien ne finit, tout recom- mence ! répliqua Gilette Destange que cette dé-

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tresse remuait. Ne restez pas au milieu de ee re- mous, et surtout, mêlez-vous au drame, chère Madame. L’action absorbe toutes les larmes.

Les deux femmes se perdirent dans le grouille- ment de la foule, muette et douloureuse.

CHAPITRE Vil


Le recul des jours estompe trop rite, hélas, la notion de ce que fût, à celte époque, le service de santé. C’est à cette branche de la guerre que l’anti- militarisme fut surtout néfaste, A force de chanter f internationale dans les casernes et de croire à la fraternité des peuples, le Français avait fini par se convaincre que nul bourreau couronné n’oserait donner le signal de la boucherie. Ne désirant pas la bataille, il n’avait pas pris ses mesures pour les vic- times du combat ; aussi, les premiers blessés durent leur salut, bien plus à l’initiative privée, qu’à l’or- ganisation militaire.

Celte incurie ne fut heureusement que momen- tanée, mais elle explique bien des mécomptes,

A Amiens, un contrôleur zélé, ergotant sur une signature, obligea Madame Breton de l’Ecluse à changer de train et à Soissons, Jeanne Deckes à son tour, se sépara de Rhœa. Celle-ci devait arriver, après vingt heures de voyage, à Epehy. 104


Le contact des mobilisés, et l’ambiance d’héroïsme amollirent peu à peu les résolutions de la sage- femme durant l’interminable trajet. Tous ces culti- vateurs, tous ces ouvriers, ces employés, la regar- daient et lui souriaient avec des lèvres et des yeux d’enfants. Ils allaient au sacrifice comme à une partie de boules, et, comme elle savait l’implacable férocité ennemie, il lui sembla vivre dans un préau d abattoir. Les moutons que l’on amène à la Villette ont la même incompréhension de l’avenir, et leur rudiment de cerveaux rêve sans doute de pâturages fleuris et d’etables tièdes au moment où l’immola- tion est la plus proche. La mission de haine qu’il

lui fallait remplir l’écœura de nouveau profondé- ment.

" apres tout, pourquoi obéirais-je ? Je hais

un homme, pensa-t-elle et non les hommes. Ceux-ci, je les aime, ce sont des innocents !

A Bernicourt, le convoi s’étaut arrêté plus de vingt minutes, elle avisa sur le quai de la modeste station un voyageur de belle stature, mais les tempes grisonnantes. Il exhibait à l’employé des papiers qui durent satisfaire son contrôle, — car. avec des marques de déférence, ce dernier le con- duisit vers un compartiment où il le casa tant bien que mal.

Rhœa descendue pour dégourdir ses jambes anky- losées par tant d’heures d’immobilité suivit des yeux la silhouette de cet homme. Cela remuait en

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elle de vagues souvenirs, et cependant, rien ne se précisait en son esprit. Gomme elle en avait le temps, elle passa négligemment devant ia portière où venait de disparaître l’homme. Au second va-et- vient, leurs yeux se croisèrent, et alors, ce fut l’ahu- rissement. Celui qui partait, une mince valise à la main, c était Marcel Dumont, dont l’amour et la trahison avaient déterminé toutes les erreurs de conscience de Rhœa. Elle s’enfuit ; mais lui, l’avait reconnue et il courut à elle.

Ceux qui se souviennent encore de l’émotion de ces heures terribles, n ont pas oublié que toute ran- cune disparaissait alors, et que les ennemis les plus irréconciliables se tendaient la main, et se rappro- chaient en un instinct de groupement. > )n se serrait, on s appuyait les uns sur les autres pour faire masse contre le danger… Et puis… tout semblait si mes- quin des anciens drames individuels…

— Permettez-moi de vous saluer, Madame, dit-il

en la rejoignant. Je vois que vous aussi, vous allez au devoir.

Mais, fit Rhœa, laissant tomber des doigts tremblants dans la main qu’on lui tendait, il me semble que vous avez dépassé lâgc du service,.

INon, non… souvenez-vous, j’étais un peu plus jeune que vous, autrefois. Maintenant, je suis beau- coup plus vieux, car vous êtes toujours jolie, tandis que moi…

11 la laissa quelques secondes faire le tour des


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i ravages que les ans et la fête avaient marqué sur son. visage en rides profondes et en boursouflures cruelles.

— Mais je suis encore un peu là pour flanquer une raclée à ces brutes. Je serai à Péronne dans trois heures, on m’équipera et en avant la musique…

— C’est de la plaisanterie, ceux-de votre classe ne sont pas encore appelés.

— Je ne vous surprendrai pas beaucoup en vous disant que je dois être victime du désordre et de l’affolement des bureaux. Mais y aller maintenant ou plus tard… j’aime mieux que cela soit tout de suite.

La cloche sonna. Les irréductibles d’an tan échan- gèrent des vœux, et Marcel Dumont mit dans son étreinte <a particulière inconscience de son sexe. C’est lui qui sembla condescendre à pardonner le mal qu’il avait fait. Il souriait encore, très heureux de ce rapproche ment, que Rhœa — remon- tée dans son wagon — laissait au contraire déborder sur ses joues des larmes silencieuses.

— Quel sortilège réside donc en l’amour ? pensait- elle rageusement. C’est pour ça, c’est à cause de cet homme que je me suis jetée dans lodieux. Mais il est laid ! mais il est quelconque ! et la fatigue de ses traits indique suffisamment que, pour lui, l’amour ne fut jamais qu’un assouvissement ! Ali ! pourquoi nos mères nous cachent-elles la vérité… Pourquoi le geste d’union a-t-il été déplacé dans l’échelle des


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proportions sentimentales ? Les mots, toujours et


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li mère et la faiseuse d’anges s’indignèrent. « Oh ! les hommes ! les hommes ! » dirent-elles ensemble ! Et l’illogisme de leur exclamation ne leur apparut point.

Aujourd’hui qu elle repassait sa vie et que le grand épervier de la guerre planait sur sa raison, la grande ombre de mort voilait le soleil d’amour ; et elle regarda le passé. Et elle comprenait. Une grande indulgence montait en elle pour ces hommes qui étaient obligés par la nature, — bien plus que par la loi, — d’aller se faire tuer aux heures des grands équilibres. La mort sanglante était le tribut de l’inégalité d’effort dans la perpétuation de la race.


Quand elle débarqua à Epehy son état d’esprit était complètement changé et sa résolution était prise de revenir dans le droit chemin. Quoi qu’il dut advenir, elle ne trahirait pas. Mais dès la gare, un homme avec brassard la dévisagea, et soudain, traça lentement dans l’air le signe du 7.

— Mme Rhœa ? dit-il.

— Que vous importe ?

— Violet ?

— Religion, répondit-elle vaincue.

— Jaune ?

— Science ! c’est bien moi… Allons.

Ce dialogue se perdit dans la bousculade de la

sortie ; et il faut avoir voyagé à cette période de l’invasion pour en connaître le désordre et le va- carme,

— Je vais vous accompagner à l’école qu’on transforme en hôpital, il faut que vous m’y fassiez admettre au besoin, comme balayeur ; ce ne sera pas pour longtemps, nous avançons, nous avançons I Dans huit jours Paris sera pris.

Ces derniers mots furent prononcés entre les dents, tandis qu’à droite et à gauche, la Marseil- laise, le Chant du Départ et l’air de Sambre-et- Meuse montaient de la foule transpirante et éner- vée.


Le ot ronge déferlait depuis 24 heures sur toute cette partie de la France. Des cacolets, des autos, des fourgons déposaient avec de très rudimentaires précautions les blessés dans les pseudo-hôpitaux, qui s’ouvraient au petit bonheur. L’école laïque ou Rliœa fut emmenée regorgeait de moribonds et man- quait de l’organisation la pins élémentaire. Une vaste pièce claire, qu’on n’avait pas eu le temps de nettoyer, servait de salle d’opération à deux méde- cins, l’un civil, l’autre militaire. Tour à tour, ils se relayaient, donnant le chloroforme ou coupant ïa chair vive tandis que des infirmiers improvisés, (plus experts en menuiserie ou en terrassement quen hygiène) exécutaient déplorablement les


ordres donnés. Aussi, quand apparut sur le seuil la robe blanche de Kliœa, l’homme de science dont les mains étaient sanglantes lui sourit :

Enfin, quelqu un du métier ! merci d’être venue. Vos papiers ?

— Voilà !


— Très en règle ! Vous voyez le désarroi ? Aidez- nous et sauvons le plus d’hommes possible. Je les confie à votre cœur plus qu’à votre compétence car vous serez gênée par l’absence de pharmacie. Allez, Madame, et commencez par les piqûres antitétani- ques j taut quil y aura du sérum, usez delà mesure préventive.


— Ne pourrai-je me faire aider par mon parent, insinua-t-elle ?

— A quel titre ?


— A celui d infirmier bénévole s’empressa de dire le Tétraèdre. J’ai pris jadis des inscriptions et, si je


puis vous être utile, fout mon dévouement vous est acquis.


— Merci, Monsieur, faites donc régulariser les écritures par le gestionnaire, je signerai à l’heure du dîner.


Ce rapide entretien avait lieu dans l’atmosphère infernale que formaient les émanations du chloro- forme, les degrés de chaleur, qui sévissaient en cette fin d’août, les relents de pus et les bouffées de formol. Pendant que les effluves de cette salle d’hô- pital prenaient à la gorge, les plaintes d’un patient Ironisaient l’attention. Gomment songer à sc garer des espions quand des bras et des jambes gisent sur le parquet, et que, sur une table, raie un malheu- reux, le ventre horriblement ouvert.

Les rumeurs étaient affolantes. Les Allemands, après avoir bousculé les Belges et les Français, mar- chaient sur Péronne pour atteindre, Chauîne ; s’ils y arrivaient, c’était le recul de toute l’armée française. Le canon faisait rage à cinq kilomètres, et Pair sur- saturé de poudre sur la ligne de feu, rejetait parfois sur la petite bourgade des tourbillons irrespirables.

L’affilié qui s’était imposé à Rhœa possédait un livret militaire irréprochable, et, — bien que son visage ne portât pas plus de 40 ans, — son acte de naissance en accusait oü. ïl déclara se nomme Cas- tagne, et nul plus que lui ne paya de sa personne. II fut la providence des blessés pendant toute une journée, et quelle journée ! Vers le soir, au moment où, harassés, linfirmière-major commençait à se dévêtir, ou vint en hâte la prévenir qu’un colonel attendait des soins sur une civière. II n’y avait plus qu’un lit de libre le sien, et il est juste de dire qu’elle l’oilrit sans hésiter.

— Transportez ici, dit-elle simplement, en remet- tant le bandeau sur ses cheveux.

La pièce qu’on avait réservée à la sage-femme donnait sur le dortoir où vingt estropiés déliraient de fièvre, criaient à chaque vibration, ou soufflaient lourdement du sommeil des exténués. Leurs faces

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exsangues ou congestionnées creusaient d’invrai- semblables traversins laits de capotes souillées ou de paille luxueusement recouverte d’un mouchoir à carreaux, ht, dans la demi-lueur que projetait une lampe pigeon accrochée au mur» Castagne aperçut beaucoup de regards pleins de larmes. Quand Rhœa s était dirigée vers sa cellule — plus que sommaire- ment meublée — tous ceux qui veillaient avaient murmuré ;

— Merci, Madame, merci !

Comme cette croix rouge apaisait leur détresse ?

Quelle douceur pour ces damnés que cette pré- sence de femme, et combien filiale était la confiance qu’ils avaient en elle. Dans une montée de fièvre, l’un nei’avait-Ãœ pas appelée « Maman ! ». Et, dans la torpeur du réveil, après chloroforme — un charre- tier de 45 ans n’avait trouvé que ce même appel : « Maman ! » Toutes ces mains d’artisans aux ongles déchiquetés, noires, caleuses, s’étaient tendues vers elle, avaient imploré comme celles d’enfants, le secours de ses menus soins. Une épingle déplacée, une potion donnée, une gorgée d’eau permise avec des mots câlins, ils n’en demandaient pas davantage dans l’écho de la bataille.

Quand le brancard entra chez elle, Rhœa comprit d un coup d’œil que le héros qui gisait là n’avait que quelques minutes à vivre.

— Ne remuez pas le blessé ; allez chercher le major du 31°. Courez, Dardenne ; vous, Dabadie,

»


— H 3 —

allez me chercher de l’ouate et de l’eau oxy- génée.

Les yeux clos, le blessé restait sans mouvement,

mais bientôt, il porta la main sur sa blessure* elle

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saignait d un petit orifice situé en plein poumon gauche.

— Le gestionnaire ! fit-il avec autorité, mais la voix à peine timbrée.

Il doit dormir à bout de forces, colonelI — Et le major ?

aussi repose sans doute : depuis vingt heures, il rfa pas cessé d’opérer.

— Alors, vous… écoutez… Je vais mourir, je le sens. J ai là dans la poche de mon dolmandes ordres et des plans qu’il faut cacher ou détruire. Les Alle- mands sont sur nos talons ; ils seront ici dans deux heures, et il ne faut pas, entendez-vous, que ces papiers les guident. Prenez !…

Hhœa se pencha vers le mourant ; dès quelle eut

défait trois boutons, la douleur fit gémir le colonel.

Mais, allez donc, ordonna-t-il du regard plus que de la voix.

Alors, vivement, elle acheva d’ouvrir le dolman, vida la poche indiquée, et, sous les yeux du martyr, enfouit les papiers dans son corsage.

“ Détruire !.,, insista-t-il dans un souffle. Dé- truire… j’ai aussi là…

Les yeux chavirèrent, une mousse rouge monta dans un hoquet, déborda sous la moustache grise,

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puis une lente convulsion fit arquer le buste qui se détendit et s’affaissa.

Castagne, que les fatigues de son rôle avaient terriblement lassé, ne se réveilla que secoué à plu- sieurs reprises par le brancardier qui lui demandait où se trouvait l’eau oxygénée. Il ne se décida à se lever qu’à la résonnance du mot « colonel » lequel fit tressaillir son âme d’espion. II accourut.

— A-t-il parlé ? fit-i ; tout de suite.

— Oui, éluda Rhœa. Les Allemands seront ici dans deux heures.

— A-t-il des papiers.

— Cherchez !…

L’immonde personnage s’accroupit. De la poche gauche, il enleva un portefeuille, et, de la ceinture, de l’or avec un petit papier précieusement roulé.

La voix du major approchait. Castagne passa rapidement le papier à Rhœa, garda l’or et tendit le portefeuille au docteur qui entrait.

— Le diable vous emporte ! fit l’homme de science ; me déranger pour un macchabée. Tas d’idiots ! Je vous apprendrai à me f… la paix. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de ce portefeuille ? Je ne suis pas gestionnaire, moi, bougres d’imbéciles. Je fous le camp.

— Major, interrompit Rhœa, les Allemands seront ici dans deux heures.

— Qui vous a dit cela ?

. — Lui !


Et elle indiqua le mort.

Castagne, la tête baissée, s’affairait à donner une pieuse attitude au cadavre.

— Dans deux heures ?… C est autre chose… Alors, je reste. Allez chercher Ruard.

Ruard était le médecin qui assistait le major.

— Allez-y tout de suite, vous, l’infirmier béné- vole, qui connaissez la ville. Il ronfle dans la grange du père Mercier. Allez…

Des ordres bre fs éloignèrent Dardennc et Dabadie et, comme sous la lampe fumeuse les yeux vitreux

du colonel semblaient encore commander, Rhœa ouvrit sa blouse, prit les papiers qu elle y avait cachés et, la voix basse, dit :

— Prenez, Major, le mourant en a recommandé la destruction. Çeei entre nous î Chut !

Il feuilleta les documents et s’exclama.

— En effet, c’est urgent ! Venez !

Ils passèrent dans la pièce affectée aux pansements, et, dans un poêle rouillé, brûlèrent les ordres de i’Etat-major.

Castagne survint comme la flamme noircissait le dernier document. Il entraîna sa complice :

— Qu’a-t-on détruit ?

— Je ne sais… des papiers, fit-elle évasivement.

— Brutalement, il lui broya le poignet et fouilla

dans son tablier.

— Ah ! dit-il. Je ne .sais pourquoi, j’ai cru que j’allais devoir vous tuer… mais non, le papier est


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toujours dans votre poche ! Ne le perdez pas… J’y veillerai d’ailleurs.

Minuit sonna dans le calme solennel de cette admi- rable nuit d’été. De quelques fenêtres ouvertes mon- tait le concert nocturne des bestioles des jardins. Au loin, dans un étang 1 , des grenouilles croassaient, et les toits, baignés de lune, semblaient n’abriter que du bonheur.

Pourtant, un bruit sinistre troubla sourdement le silence. Confus d’abord, on perçut bientôt le rythme d’un galop effréné, et des stridences d’acier déchirè- rent les airs. Ce bruit se rapprocha, s’enfla jusqu’à devenir un tonnerre, et le coup de fusil qui partit — sans doute d’une de nos sentinelles — mit sur ce grondement la sécheresse d’un coup de fouet.

Ce fut le signal de l’horrible. Une mitrailleuse égrena sur la route son chapelet macabre, l’air s’emplit de cris inhumains et surhumains et les Lebel firent une terrible besogne. Un instant, nos soldats se crurent vainqueurs et déjà, les hommes se félicitaient de leur succès, lorsque des uhlans débouchèrent à droite et à gauche de nos forces, cernant le village et allumant les premiers incen- dies.

Quand l’aube se leva, des maisons brûlaient, des blessés hurlaient sous les ruades des chevaux ago- nisants, et des gamins demi-nus fuyaient devant la botte et la baïonnette des Germains. Les femmes se groupaient en théorie lamentable : tandis que les


vieilles priaient, Ses jeunes cachaient leurs poupons dans les plis de jupons en guenilles.

Le Maire parlementa avec l’envahisseur pendant que — tassés sur une petite place — les soldats français désarmés se tordaient désespérément les bras.

— Où pouvoir mettre mes blessés coucher ? lui dit un officier prussien.

— A l’Ecole. 11 en est un hôpital presque installé, intervint un feldwebel en allemand très pur.

C’était Castagne qui paradait maintenant en uni- forme. Un dialogue bref suivit cette réponse et des salutations soulignèrent une présentation.

— Prenez des hommes et évacuez tous les lits !

ordonna l’officier.

Dans l’ambulance, tout le monde haletait et le silence pesait, comme si le moindre mot eut pu déclancher le malheur. Des pas scandés rasèrent les murs de l’école, et la porte céda sous une poussée irrésistible. Le major était droit et calme au milieu du dortoir, ses infirmiers attendaient derrière lui, et Ithcea plus pâle que sa blouse, se penchait sur un malheureux. Castagne, la cravache haute, fit une entrée de cabotin et profila de l’ahurissement que causait sa métamorphose pour crier :

— Emparez-vous des officiers et f… tout ça par la

fenêtre.

Comme les soldats if obéissaient pas, il s’aperçut qu’il avait, par habitude, parié en français. IL répéta son ordre en allemand, et les brutes se précipitèrent sur les moribonds, les frappant, les piétinant à coups de talon et les égorgeant.

Rhœa, pendant la scène d’ignominie, s’était réfu- giée dans sa chambre. C’est évanouie, — près du cadavre du colonel — que les nettoyeurs d’hôpital la soulevèrent sans égards et la jetèrent à son tour sur le tas des mourants, dans la rue.

L’éco e n’avait qu’un rez-de-chaussée, et le mon- ceau des martyrs adoucit et raccourcit sa chûte ; îe choc la tira seulement de sa syncope.

CHAPITRE VIII


Quand R li ce a reprit connaissance, elle vit, à dix centimètres de son visage La plaie hideusement rou- verte d’un blessé dont le pansement avait été arraché pendant la lutte. Elle détourna la tête, et sa joue frôla l’épaule cireuse et glacée d’un agoni- sant. De la gorge ouverte du malheureux coulait en un gargouillement sinistre un liquide rouge et glai- reux qui souillait tout autour de lui. Elle se dressa dans un sursaut de dégoût, de terreur et de pitié. Alors, la voyant se remuer, des survivants tentèrent des gestes désespérés de délivrance.

— Au secours ! râlaient les suppliciés.

Elle n’étail pas encore complètement debout, que surgirent de la rue proche, des ennemis, baïonnette sanglante en avant. Ils étaient conduits par unéner- gumène galonné. Son allure rageuse s’accéléra dès qu’il vit bouger quelque chose dans la pénombre et il ordonna :


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— Totet (tuez).

Ses hommes, écumants de peur et de folie poin- tèrent 1 acier de leurs armes, et dix lames conver- geaient vers l’infirmière quand une soudaine inspi- ration lui fit crier :

— « Tetra ! »

— « Hait » fît aussitôt le lieutenant.

Les brutes s’immobilisèrent. De l’intérieur, Cas- tagne ayant entendu le cri des affiliés accourut à la fenêtre. Quelques mots furent échangés entre le vainqueur et l’espion, et c’est avec une relative dou- ceur qu’on poussa la femme dans l’intérieur de 1 école. Les assassins dé tout à l’heure y installaient placidement les lits et tiraient soigneusement des lambeaux de draps maculés. Nul mot ne pourrait traduire l’état physique et mental de celle à qui l’officier demandait maintenant :

— Vos papiers !

Par malheur, le gestionnaire ne les lui avait pas rendus dans la journée et elle était incapable de montrer la minuscule pyramide que les Tétraèdres avaient ajouté aux paraphes officiels.

— Vous… être une farceur ! dit le soudard soup- çonneux.

J ai vu le signe, affirmait Castagne.

â– — Vous.,, silence… Je suis votre supérieur !

Donnez papiers ou fusillé ! Prouvez Tetra ou fu- sillée !

Rhœa ne pouvant satisfaire à cette exigence

et lasse d’une lassitude inouïe, haussait à peine les épaules. Elle demeurait hébétée, les bras bal- lants ,

— Eh bien… vous obéir ?… Papiers ? ? Non ? an die maur !

Et des poings s’abattirent sur elle.

— Le papier du colonel, souffla Castagne.

L’infirmière fouilla dans son tablier, chercha

un instant et finit par sentir le petit morceau de vélin sous son mouchoir. Elle le tendit noncha- lamment sans avoir la conscience précise de son geste et ignorante d’ailleurs de ce que contenait le document. L’officier arracha plus quil ne prit la boulette informe quon lui oifrait et ajusta son

monocle.

— Oh ! gut ! gut ! sehr gutl Kolossal ! hoch ! Loch ! Relâchez Madame, dit-il.

Puis il se replongea dans le déchiffrage du papier appelant parfois Castagne à son aide. Leur joie — pour s’exprimer dans leur idiome national — n’en fut que plus lourde et plus débordante.

— Ou 1 ai-je donc livré ? pensait Rhœa que ces cris réveillaient d’une stupeur à peine lucide.

Le remords secoua vaguemeut sa fatigue, et elle crut esquisser un geste pour se jeter entre les deux bandits ; elle souhaitait leur arracher l’écrit. Mais ses jambes n’obéissaient plus. Ses mains remuèrent à peine deux doigts et elle resta sur place, muette et l’œil atone.


122 -


— Ce que»,, vous désirer… moi permettre, lui proposa le lieutenant au bout d’un moment ,

~~ Ce que je veux ? Eh. bien, je veux… Je veux dormir ! articula-t-elle avec effort.

Deux des Saxons qui se disposaient à la fusiller tout à l’heure, le soutinrent, sur un signe de Cas- tagne, et r entraînèrent.

Elle ne sut jamais comment elle était entrée dans

la chambre où elle se reveilla vingt deux heures plus tard,


Une brave femme lui servit une tasse de lait dont elle se délecta, et ce lui fût un bien-être que de trou- ver propies et repassées sa robe, sa blouse et toute sa tenue d’infirmière. Tout en s’habillant, elle interrogea sa logeuse.

— Ah ! ma bonne dame, çà va mal ! nous sommes trahis ! Paraît quon a volé des renseignements à un officier supérieur et qu’on les a remis aux Boches, ils savent maintenant des secrets importants… Si ce n’est pas une misère de penser que des Français soient assez lâches pour livrer leurs frères.

Pendant ce temps, Rliœa que la honte gagnait au point de ne plus oser regarder la vieille, avait pro- cédé à sa toilette. Quand elle eût piqué la dernière épingle à son tablier, elle osa s’enquérir.

— Qu’a-t-on fait des blessés français ?

Jésus, Marie ! lous ont été massacrés et j’espère


que leurs mères ignoreront toujours leur agonie,

car elles en mourraient.

— Et… l’armée ?., en a-t-on des nouvelles ?

_ Ecoutez vous-même. Le combat recommence.

J1 y a eu seulement deux heures d’accalmie depuis votre sommeil ; mais, hélas ! le bruit s’éloigne de plus en plus ; nos hommes reculent, c est ceitain.

En effet, le canon rugissait à intervalles réguliers et chaque monstre d’acier semblait posséder un timbre particulier. L’un grondait, l’autre crachait et certains éructaient des sons formidablement rau- ques, comme ceux que l’imagination place dans la gorge des bêtes de légende, doutes les autres \ dila- tions de la batailla se fondaient en une rumeur que le vent portait jusqu à Epéhy, et cet écho pour si affaibli qu’il fût — glaçait d’épouvante jusqu aux

animaux.

_ Où allez-vous ? dit l’hôtesse, voyant sortir

Rhœa.

— À l’hôpital, madame.

— Il n’y a plus que des Boches à l’école !

5 ) un («-este théâtralement évasif, elle montra la croix rouge de son brassard et s entuit.

— Merci ! cria-t-elle de la rue.

Au fond d’elle-même, un seul désir la lançinait : fuir ! et sans savoir comment elle y parviendrait, toute sa volonté se tendit vers l’horizon. Justement Castagne la rencontra.

— Je vous cherchais, dit-il, sans formule de cour- e. •Jîüi, I--,- Hi ! ♦r*’1 ht …yî.’i â– -t’V^ÃŽ


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— 124 —

toisie. Il nous faut une femme pour aller à Epernay remettre un message à von Falken. J’ai répondu de vous d’après les renseignements fournis au Service par le docteur Horn. Venez !

Une joie immense éclaira les traits de la sage-femme pendant qu’on lui donnait un sauf- conduit et surtout le Sésame suprême du mot de

passe j elle berçait sa pensée du projet d évasion définitive.

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Elle traverserait les lignes allemandes, et puis elle irait loin, très loin de France, au bout du monde. En effet, lestée d’un rouleau d’or, volé sur le colonel, et qu’on lui remit, elle partit à deux heures de l’après- midi sur une auto militaire qui la déposa à Péronne

vers cinq heures. Là, devaient commencer ses tribu- lations.

D’abord, elle se trompa de route, et la nuit vint sans qu’elle rencontrât autre chose que des ruines fumantes et des rues de villages déserts. Les pre- miers cadavres isolés qui lui apparurent au crépus- cule la glacèrent de terreur. De loin en loin, écla- taient à quelques cents mètres d’elle, des coups de feu qui la clouaient sur la route.- Mais, les jambes fourbues, elle s’acharnait à se diriger vers le point du ciel où le dernier nuage se dorait encore d’un peu de soleil. Puis toute la nature s’enveloppa de gris clair et les champs et les bois s’animèrent sous la brise du soir. Les blés roussis par la chaleur exceptionnelle de cette année terrible ondulaient


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125


lourdement, et les arbres grinçaient comme des balançoires un peu rouillées.

Un fruit, tombant aux pieds de Rliœa lui rap- pela qu elle n’avait pas dîné, et elle s’assit sous un arbre. Des prunes trompèrent la faim qui la tenaillait. Puis elle reprit le chemin le plus large qui s’offrit à son regard. Elle alla longtemps droit devant elle. Quelques maisons se dressèrent bien sur sa route, mais nul être humain ne les habitait plus ; seuls, des poules, des canards et des chats accueillaient son entrée par un chari- vari que l’ombre rendait menaçant ; elle s’enfuyait chaque fois plus loin, plus loin, lâme éperdue.

Vers onze heures, la lune éclipsait, au firmament, la lueur des plus belles étoiles, quand elle perçut des arbres déchiquetés et des squelettes de masures. D’abord, elle s’arrêta court, parce que ses nerfs n’avaient plus qu’une bravoure factice. Des animaux égarés l’avaient plusieurs fois apeurée pendant sa longue marche, mais jamais elle n’avait encore été mise en garde par de semblables relents. Poudre, chair, cuir, crottin, tout cela se dégageait de Pair, venant de ce point d’horizon. Reculer ?La longueur de la solitude déjà parcourue la rebuta. Avancer ? Elle hésitait.

Et voilà que du fond d’un fossé, — comme si une bête énorme s’y remuait, — un bruit sourd la fit se rejeter en arrière. Cela se termina par une plainte.

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— Trinken ! trinken ! disait une voix rauque, épuisée, lamentable.

La peur décida pour elle ; et ce fut en courant et en se bouchant les oreilles qu’elle se lança en avant. A partir de ce moment, sa raison se débattit dans L’effroyable.

La terre, tout autour d’elle, était creusée d’en- tonnoirs que bordaient des corps renversés, et sur lesquels la lune faisait jouer des reflets d’armes brisées. Des morts entassés, dans le désordre tra- gique de la défaite, avaient les pauses disloquées de pantins géants ; et cela s’étendait indéfiniment. Il y avait là des centaines d’ôtres couchés pour jamais. Et quand elle osa regarder autour d’elle, ses yeux s’hypnotisèrent sur les tâches pâles des visages révulsés. Un petit rire lui vint aux lèvres.

— Je rêve, dit-elle à mi-voix, je vais me réveiller.

Mais son rire mourut, parce qu’autour d’elle,

l’immobilité quelle avait crue complète n’était qu’intermittente. Des souffles haletaient ; et, de temps en temps, un sanglot troublait le silence ; « Maman / » disait un adolescent ; a Maman ! » râlait un adulte.

— Maman… Maman !…

U montait de partout cet appel de l’homme qui expire : Maman ! c’étaient les entrailles bénies ! Maman ? c’était le berceau. Maman… c’était la Vie… La vie !… . Ah ! comme elle comprenait tout ce que 127


contient le don de l’existence au milieu de ces ago- nies suppliantes.

Et e est dans ce décor d’enfer que la faiseuse d’an- ges déplora pour la première fois ses crimes, et que le remords s’abattit, implacable, sur son âme en déroute.

Soudain… très loin d’elle, au sommet d’un vallonnement, elle distingua des écumeurs de cadavres. Ils se baissaient vers les corps inertes et les volaient. Parfois, un coup de revolver achevait un blessé, et, chaque fois qu’une déto- nation éclatait, rien ne bougeait plus dans la plaine. Seuls, quelques délires bravaient le danger des paroles.

— Marie ! garde la petite ! fit une voix près de l’infirmière.

— Ghut ! malheureux, dit-elle rudement.

-— Marie ! garde la petite ! s’entêta le fiévreux inconscient.

La peur des détrousseurs lui fit raser les endroits lumineux, et elle buta pendant deux heures contre les victimes de cet holocauste national. Mais tout finit, même les charniers, et elle parvint enfin dans un espace de terrain où l’entassement des corps était moins compact. Bientôt, elle n’entendit plus l’appel suprême, et il lui sembla qu’elle était sauvée de sa propre conscience. N’ayant plus le stimulant de l’effroi, sa fuite se ralentit ; un pan de mur écroulé se dressa soudain à sa droite, elle s’y traîna ;


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et c’est contre des pierres branlantes qu’elïe s’af- faissa.


Quelques nuages se paraient au ciel des franges roses de l’aurore, quand les chevaux d’une patrouille martelèrent le sol de la cadence de leurs pas. Ce bruit secoua la torpeur de lihœa qui se frotta les yeux. Voyant auprès d elle une fleurette épanouie, elle crut positivement avoir rêvé, et sourit. Mais, là-bas, sur la route, où des soldats avançaient, elle ne reconnut pas 1 uniforme français et son cœur se serra. Subitement dressée, elle se dissimula, — tout en contournant les gravats, — les yeux fixés sur les ulilans et sans s’inquiéter de ce que ses pieds pou- vaient fouler. I.a troupe de cavaliers passa sans la soupçonner ; et elle se disposait à poursuivre sa course, quand elle se sentit tirée par le bas de sa jupe. Elle baissa les yeux et ne put reteuir une exclamation. Un moribond, à demi enseveli sous des pierres avait saisi sa robe avec les dents, n’osant ni se plaindre, ni appeler. Il s’excusa à voix


basse :

— Pardonnez-moi, Madame, j’ai les deux bras cassés et le flanc droit ouvert. Mon ordonnance m’avait mis à l’abri derrière cette bâtisse, mais un obus a précisément éclaté sur le toit.

— Puis-je quelque chose pour vous, dit-elle.

Oui je vais mourir… Je me suis bien battu et je voudrais savoir… si on les a repoussés…

Rhœa baissa la tête.

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— Tant pis… d’autres y parviendront !… Je vais mourir, mais auparavant… je voudrais embrasser ma mère !… Je la porte, là, sur mon cœur… dans un calepin… je vous en prie… cherchez…

hile fouilla vite dans la petite poche extérieure du dolman, et sentit bientôt sous ses doigts le carton dune photographie. Elle la porta pieuse- ment aux lèvres du héros.

— Mais… fit-elle, ayant regardé le portrait… Mais… c’est madame Lartineau ?

— Vous la connaissez ?… Dites-lui que je suis tombé au champ d’honneur, et quelle peut être fière de moi… Mes frères essuieront ses larmes.

— Et votre père ?

Mon père ?… Un soldat… La Eraûce le conso- lera, car elle sera victorieuse ! Encore, maman… je vous prie.

Ses lèvres violacées semblaient aspirer l’image et c est avec les seuls mots de Dieu, et de <t Maman »

en guise de viatique, qu il s enfonça dans le mys- tère de l’Eternité.

Oh ! blasphéma la faiseuse d’anges, pourquoi

mettre des cillants au monde, puisque voilà ce qu’on en fait ?

Mais la noblesse de cette mort de Saint Cyrien ripostait victorieusement :

« Pour sauver la France ! »

Et des larmes jaillirent qui inondèrent son visage. Seulement, ces pleurs ne détendirent pas assez ses

9

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nerfs que le paroxysme de 1 horreur avait porté au maximum de la tension. Elle se signa, et, — telle une automate — s’achemina vers la route. Dès lors, elle ne vit plus rien, n’entendit plus rien de ce qui l’environnait, et, toute à ses souvenirs nocturnes, elle aussi murmurait :

— Maman !… Maman !…

Elle pleurait, elle riait en prononçant les syllables berceuses, et la folie menaçait son cerveau quand elle arriva à Chaulnes, empuanti déjà des cadavres de la veille.


CHAPITRE IX


Tout ce qui lui restait de lucidité fut employé par la misérable à se souvenir des mots magiques qui devaient la protéger. Elle avait hâte de gagner au plus tôt Epernay pour y trouver von Falken, lui remettre le message au chiffre géométrique et obtenir de lui la possibilité de rentrer à Paris.

A Chaulnes, les vainqueurs la juchèrent sur un camion automobile qui la laissa à la Fère. Là, elle apitoya un particulier qui la prit dans sa limousine jusqu’à Fismes, et de Fismes à Epernay, il lui fallut employer tous les moyens de transport qui s’offri- rent ; enfin, le %1 août au soir, elle saufa de la voi- ture d’un maraîcher devant un hôtel sis dans la rue principale. Il régnait dans la ville une agitation de déroute ; des femmes se glissaient furtivement de porte en porte, les rues se vidaient à 1 apparition de quelques hussards en patrouille, et la consternation palissait tous les visages, mais la fatigue l’emporta sur la sage-femme, et elle se coucha sans essayer ’ -

132


de rejoindre le général allemand. Un lit lui parut une douceur sans pareille.

Elle dormait profondément quand une rumeur l’éveilla. Elle courut à sa fenêtre. Il était sept heures du matin, et elle vit venir de l’Est, dans un brouil- lard, un long serpent gris-vert, gigantesque avec des scintillements d’acier qui donnaient à sa repta- tion, une beauté terrifiante. Comprit-elle exacte- ment ce qui s’offrait à sa vue ?

Depuis J’avant-veille, sa raison n’avait plus que des intermittences de clartés.

— Le dragon de Viclmou ! dit-elle. Le brahmane Nida l’avait annoncé. Comme il fait du bruit en marchant… J’ai peur…

Ses cheveux grisonnants lui tombaient par mèches lourdes sur les épaules et sur la face. Débarquée sans bagage, elle n’avait point de toilette de nuit, et sa chemise laissait largement entrevoir ses épaules encore nacrées. Elle s’accroupit contre le chambranle de la fenêtre.

Le grondement avançait… avançait… et peu à peu, du bourdonnement, se dégagea un rythme de pas ; mais ce n’était pas le piétinement cadencé de nos troupes ; on eût dit d’un fléau infernal écrasant la moisson.

— Il chante !… il chante !… murmura-t-elle sou- dain.

En effet, une musique résonnait au lointain. Une mélodie de marche guerrière finit par se dégager et par emplir l’atmosphère de son enthousiasme triomphal. Rhœa se releva, et, précautionneuse- ment, se pencha vers la rue.

Les Allemands défilaient, musique en tête et au pas de parade, dans Epernay. Les officiers et les hommes vêtus de sobres uniformes bien astiqués, bravaient du regard les indigènes médusés. Les pieds et les dents de ces êtres hostiles prenaient une importance hallucinante. Et il semblait, — vue d’en haut — que toute la croupe de I 1 immense bête, formée par l’ensemble, était armée de milliers de bouches dévorantes. Un tremblement d’effroi saisissait les plus braves ; et ce grelottement, c’était celui qui glace toute victime, alors quelle redoute d’être choisie par l’Appétit en chasse.

— La Garde ! la Garde prussienne ! dit une voya- geuse affolée, en se précipitant dans la chambre de Rhœa. J ai peur. Permette*-moi, Madame, de rester ici !

— Certainement, fit Rhœa que cette présence réconfortait.

Machinalement, elle revêtit sa blouse d infirmière et les deux femmes revinrent à la fenêtre.

— La Garde ! la Garde ! disaient-elles de temps en temps.

Pour elles, — comme pour tout le monde, — ces mots évoquaient le summum de la férocité héroïque, de la fureur brutale ; c’était l’élite des loups teu- tons. El le mot se passait de commentaires.


Les hommes qui défilaient sans interruption étaient grands, solidement râblés, irais et surtout confiants. Us étaient sûrs d eux ; et cette confiance leur donnait une sorte de majesté qui faisait courber les âmes des.vaincus.

Au bout d’une heure de contemplation désolée, — et comme le ruban militaire se déroulait toujours avec grand fracas de sabres et de bottes, — les deux spectatrices s’assirent. Muettes, elles continuèrent de regarder. Une heure s’écoula qui fut semblable à la précédente. Pas une minute, le flot gris vert ne cessa de déferler ; puis une autre heure suivit, qui ne tarit pas la sombre procession.

— Assez ! Assez !… murmura d’abord Rhœa lors- qu’à onze heures les mitrailleuses et l es munitions de guerre défilèrent à leur tour.

Le martèlement des pas — dont la cadence avait, pendant quatre heures résonné dans sa tête, — brouillait de plus en plus ses pensées. Maintenant, c’élaient des chevaux, des autos… et des hommes,… et toujours des hommes… et encore des hommes,… et encore des dents…

— Assez ! assez ! supplia-t-elie les mains cris- pées.

— On dirait les fourmis du Mexique, dit la voyageuse qui avait vu ces nettoyeuses de forêts. Chacune d’elles peut être tuée, mais quand elles vont en colonne, rien ne leur résiste. C’est la loi du Nombre !


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_Est-ce qu’elles viendraient à bout d’un lion ?

dit Rhœa les yeux égarés.

_D’un lion endormi ? Certainement !

_Et la France est endormie !… se réveillera-t-elle

à temps ? La France !… 11 faut réveiller la France, madame !… reprit-elle en secouant rudement sa

voisine.

Celle-ci, — devant la pâleur et la contraction des traits de son interlocutrice, — comprit que la grande tragédie nationale ébranlait ce système nerveux. Elle en eut pitié.

— Quittez cette fenêtre, Madame ; venez vous reposer, répondit-elle maternelle.

Elle l’entraîna vers le lit et courut chercher un cordial. Quand elle remonta, l’infirmière farouche

et terrassée psalmodiait :

— Le Nombre !… Le nombre est roi !… Le nombre

est maître… le nombre…

_Buvez ceci, Madame, nous n avons pas dejeuné

ce matin.

Elle but ! C’était chaud et légèrement aromatisé d’un marc de fruits. La réaction fut momentanément heureuse.

— Il faut manger aussi ; je vais m’occuper de notre repas ! dit la bienveillante inconnue, qui, cependant, n’était plus très rassurée.

Mais de la rue montait toujours le roulement des voitures et le battement des pas lourds ; et leur écho se répercutait de plus en plus douloureux

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dans la tête de Rhœa. Vers midi, des voix rauques J

entonnèrent un chant qui s’harmonisait avec le bruit I

des talons de bottes ; et, quand cette chanson mai*- f

lialo se perdit au loin, un grincement nouveau fit I une diversion étrange.

Il faisait une chaleur moyenne ; et pourtant il 9

émanait de tous ces mâles eu mouvement, uue I

insupportable odeur de fièvre et de déjections. Et 1

voilà que cette puanteur s’atténuait, et que des 1

odeurs saines rafraîchissaient toutes les gorges. 1

C est peut-être fini ! espéra la sage-femme en |

courant à la baie ouverte, I

HélasI non ; ce n’était même pas interrompu. 1

1 oujours à la vitesse de parade, la Bête ondulait ; 1

seulement, c étaient maintenant les cuisines rou- I

lautes qui passaient. Les cuisiniers, debouts sur I

leurs camions, surveillaient leurs fourneaux, 1

pelaient des légumes et remuaient le contenu de I

leurs casseroles. Cela fleurait le confortable ; et le |

borne était bien sur les grands chemins pour ces j

. mon- en uniformes ternes. Au moment où Rhœa se penchait, 1 un de ces cuistots de cauchemar ji

découvrait une énorme marmite, et, armé d’une I

fourchette géante, piquait dans un tas de viande. I

L homme leva les yeux. Voyant une femme aux |

joues blêmes, il rit et proposa : !

— En feux-tu ? I

Et il lui tendit un poulet entier au bout de sa pique. 1

Un hurlement de dégoût sortit de la poitrine de 137


Rhœa ; et ce cri fut tel qu’il rassembla sur le seuil de sa chambre le personnel de l’hôtel et quelques rares voyageurs. D’abord, une casca.de de lires, sardoniques, les fit se regarder consternés, puis ils assistèrent émus à la toilette hâtive de la malheu- reuse, dont la folie s’exprimait en une incohérente grandiloquence.

__ Le Nombre ! Le voyez-vous, le Nombre ? Eli

bien, c’est contre lui que j’ai péché. Pourquoi ne m’arrêtez-vous pas ? C’est moi qui ai ouvert la porte à ce monstre… Ne me condamnez pas sans m en- tendre… J’avoue… et je me repens.

Drapée dans le manteau gros bleu de P uniforme de la Croix-Rouge, elle tourna sur elle-même et se mit à genoux tandis que de la rue montait le bruit de l’invasion et la joie gutturale des ennemis vic- torieux.

__ Pardon !… aujourd’hui, ils les mangent les en- fants que j’ai tués.

Tout à l’heure, il m’en a tendu un au bout de sa pique, car je suis une avorteuse, entendez-vous ? J’ai brûlé de la houille rouge ! A moi seule, j’ai anéanti plus d’un régiment et mes pareilles ont détruit tout un corps d’armée. Chut !… Les fourmis passent ; elles vont atteindre le coq ; le coq de tous nos clo- chers," le coq gaulois ! 11 va .mourir parer* que ses poules n’ont pas couve ! ISlais que faitesou.s la ; Pourquoi me regardez-vous au Heu de reveiller la France ? Elle dort, et les fourmis la dévorent !


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Lâches, vous avez peur ? J’irai, moi … je la sauverai !

Se saisissant de son réticule comme d’une arme, elle marcha menaçante vers ses auditeurs en criant de toutes ses forces :

— Cocorico !… ré veille-toi, la France ! Cocorico !…

Elle dévala l’escalier, s’égosillant toujours :

— Cocorico ! cocorico !

Et, dans la rue, les Allemands qui la virent s’en- fuir, méprisèrent sa folie dans un débordement d’insultes „

Quand, à six heures du soir, les rues d’Epernay se recueillirent enfin, dans le silence qui suit les suprêmes humiliations, nul ne put donner des nou- velles de l’infirmière tragique.


CHAPITRE X


Par suite de la débandade et du désordre inhérents à toute évacuation précipitée, Madame Breton de l’Ecluse mit trois jours pour arriver à son château, lequel n’était qu’une belle maison de campagne, mais admirablement située entre Prémontré et Coucy. Quand elle arriva devant la grille du parc, elle hésita à tirer la sonnette ; elle resta ainsi plus d un quart d’heure, épiant le calme de sa demeure.

Sa hantise était de voir un casque a pointe surgir de ses magnifiques bosquets. Mais la brise agitait lentement les branches d’arbres de 1 allée principale, et cet éventail naturel semblait 1 inviter a goûter une fraîcheur exquise. Piale taille encore de la mai che qu’il lui avait fallu faire en plein soleil, elle s épon- gea ; et, du bout de son ombrelle, déclancha le ieviei de la clochette. Elle put ainsi pénétrer chez elle sans attirer l’attention de *a vieille Tiennette, dont le mari jardinait à quelques mètres de là. Le»


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chiens la trahirent comme elle arrivait au perron, et une soubrette vint nonchalamment s’enquérir :

Oh ! Madame… enfin !… voilà Madame !

Tout le personnel se groupa joyeux, souhaitant la bienvenue.

Pourquoi Madame n’a-t-elle pas prévenu ? fai- sait chacun à Funisson.

— Vous n’avez donc pas reçu mes dépêches ?

— Quelles dépêches ?

— Sont-ils venus ici ?

— Qui ?

— Mais les Prussiens ! fit la châtelaine impa- tientée.

Les Prusssiens ? Ils ne sont donc pas toujours en Belgique ?

Ainsi,… pendant qu’à quelques kilomètres, des milliers de Français passaient par toutes les angois- ses de la peur, les gens de madame Breton de l’Ecluse attendaient leurs maîtres dans la trompeuse séré- nité de la nature. Un espoir vint à la maîtresse de céans. Les ennemis, hypnotisés par la tour Eiffel, qu’on leur avait indiquée comme le poteau d arrivée de cette course à la gloire, les ennemis, pensa-t-elle, épargneront peut-être ce coin de France. Cela s’était vu. Dans les précédentes guerres, il y avait eu des régions privilégiées, restées indemnes entre deux champs de batailles.

Après tant de fatigues physiques et morales, le calme profond de la forêt voisine et la splendeur


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Ji ïpw 1 SftünrFT l wi ’ des parterres fleuris rendirent la confiance et l’équi- libre à ses nerfs excédés. Elle était venue pour diri- ger et assurer la retraite de ceux dont elle avait la responsabilité, mais, dès son réveil, le lendemain, elle succomba à l’amollissement de l’ambiance. On était si bien, loin du fracas des gares, des galopades des patrouilles, et du grouillement de la foule mal odorante. A tout prendre, elle pouvait laire la son devoir. Elle louerait une automobile, et, — grâce a l’autorité que lui conférait son litre de vice-presi- dente honoraire dans la Croix-Rouge, — elle pour-


rait inspecter les hôpitaux de la région, et rédiger des rapports. Son mari devait suivre la fortune du gouvernement ; par conséquent, il serait toujours à l’abri. Seul, Se souvenir de son fils troublait le bien-


être de sa villégiature.

— Est-ce que Madame a des nouvelles de mon- sieur André, disait parfois la femme de chambre que les vingt-sept ans de son jeune maître avaient par- fois troublée.

Elle était la fille de Thiennet ; et, depuis son enfance, admirait son « petit patron » comme on l’appelait à l’office.

— Comment voulez-vous que j’en aie ? Nous

sommes isolés, je vous 1 ai déjà dit.

_Quel malheur qu il ne soit point ici !… Il me

semble qu on aurait moins peur !

Jusqu’au milieu de septembre, madame Breton

de l’Ecluse ne se cacha point ; mais on ne la vit pas te* — 142 —

sortir de sa confortable demeure . Elle restait — avec beaucoup d’allure dans ses gestes — à l’ombre de ses volets clos, et la broderie qu’elle prenait par contenance, ne faisait aucun progrès. Sur ses lèvres rougies de fard, par habitude, un nom flot- tait : « André ».

Est-ce qu on allait le lui tuer, ce beau garçon que toutes les femmes se disputaient, il y a trois semaines ? Est-ce que cela était possible que les fils de riches soient déchiquetés par la mitraille comme de simples rustres ? Et s’il disparaissait ! Que lui resterait-il pour égayer sa vieillesse toute proche ? Certes, — en sa qualité de parisienne, — malgré la quarantaine, elle pouvait encore jouer avec les étincelles du flirt et brûler encore quelques ailes de jouvenceaux ; mais ce jeu ne l’attirait pas et ne la retenait que par vanité… pour la galerie… Ah ! si elle avait Y Autre !.

Quand elle était seule, elle rêvait parfois de celui qu’elle avait chassé de son sein ; même, un jour, — entre deux larmes, — elle l’avait baptisé Jack.

— A quoi bon me désoler.,, S’il avait vécu, il serait aussi soldat se disait-elle pour s’absoudre aujourd’hui. Kn de plus… voilà tout !…

Mais en murmurant un de plus , elle sentait péné- trei en elle un remords qui vrillait sa conscience. La force mécanique de cet un de plus lui apparut avec son formidable appoint d’intelligence et de moj ale. Un de plus, c était 1 oilicier qui commande … . - "S. : ù’: … . œm r-,. y r-ri \


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— 443 —

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la charce décisive, le soldat qui fait sauter la mine, ÏnveuLr qui… Un de plus ! ce pouvait être le numéro gagnant à la loterie du génie humain.


— Madame, madame !… Tiennette dit que son mari revient de la ville et que les Allemands sont partout ! cria la cuisinière un matin de septembre.

— Parfaitement, renchérit la soubrette. Père raconte que les Prussiens arrivent en désordre et qu’ils sont de très méchante humeur. On dirait qu’ils ont été vaincus quelque part. Pourvu qu ils

ne viennent pas ici !

— Taisez-vous, ma fille, et soyez sans crainte. Us ne traiteront pas la baronne de l’Ecluse comme une fermière. S’ils viennent… eh bien ! on les recevra Même et surtout avec les ennemis, ce qu il faut avoir,

petite, c’est la manière.

_Oui… Oui… parle toujours, marmotta la jeune

fille ; ils ne feront pas tant de manières pour nous zigouiller si ça leur plait. J’ai plus de confiance dans

la forêt que dans la manière, moi…

Eu effet, le 16 septembre, à dix heures du matin,

des cavaliers forcèrent les grilles, et l’officier qui était à leur tête entra dans le château. Madame de l’Ecluse était encore à sa toilette, et serrait un élé- gant corset rose quand Tiennette entra dans la cham- bre de sa maîtresse :

_ Ils sont là !… Ils sont là’… cria-t-elle.


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Il était inutile de questionner, car un militaire dont le bonnet portait les insignes macabres des hussards de la mort pénétrait sans vergogne dans la

pièce.

_ Mal élevé ! protesta madame de l’Ecluse, fu- rieuse d’être surprise dans un costume qui ne per- mettait aucun effet d’attitude.

_ Madame, voici l’ordre de réquisition. Il me faut quatre belles chambres, en plus des salons du bas, lesquels seront suffisants ; le commandant von Keller voudra bien s’en contenter* Où sont les

chambres ?

Imperturbable, l’envahisseur ouvrit des portes, des fenêtres, et, — très prompt dans ses décisions —

revint à la maîtresse du logis.

— Il me faut aussi cette chambre, dit-il.

— Ma chambre ? et où voulez-vous que je couche ? dit la baronne outrée, mais drapée cette fois dans un peignoir d’étoffe souple.

— Je m’en f…

Pendant ce dialogue, des cavaliers avaient pris possession des communs ; et, une heure plus tard, des ordonnances supérieurement stylés, s activaient devant les fourneaux, dans les chambres et dans les hufièts. Les trois domestiques féminins étaient relé- guées au rôle d esclaves et Tiennet avait déjà reçu

des coups de pied au bas du dos.

À midi, une automobile s’arrêta sur la grande route et trois officiers en descendirent. Deux d’entre


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eux prodiguaient des marques de respect et d’era- presseinent au troisième qui s’avançait le front haut, l’œil mauvais, et la voix cassante,

— Est-ce ainsi qu’on reçoit le comte von Keller, fit-il, devant le perron ? J’exige que les châtelains me fassent les honneurs.

Un officier fouilla rapidement les salons et décou- vrit madame de l’Ecluse, pâle et vêtue de noir, sur une causeuse.

— Venez ! ordonna-t-il. Le Commandant attend.

Cette brute avait un accent si impératif qu’elle se leva et obéit sans résistance. Elle se trouva ainsi, debout, sur le seuil de sa porte, aveuglée autant par les larmes que par les rayons du soleil.

— Décidément, ces Français n’ont aucune noblesse. Sachez, Madame, que lorsque von Keller paraît à la cour, le chambellan ie précède de vingt pas. Je vous prie de me souhaiter la bienve- nue !

Les mots d’impertinence ne la blessaient point, parce que le timbre qui les prononçait la préoccu- pait étrangement. Où l’avait-elle entendu ?… Il lui était familier !… Au lieu de s’indigner, elle fît un pas, et, du bras, esquissa un mouvement qui pou- vait à la rigueur signifier :

— Entrez I

Puis elle attendit que les officiers gravissent le perron. Les éperons d’argent de leurs bottes molles tintèrent à chaque marche, et le comman-

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dant allait passer devant la châtelaine quand il ordonna :

— Une révérence s’il vous plaît ? Une révérence, sacrebleu !

Mais il éclata de rire, tant la ligure de son hôtesse marquait d’ahurissement.

— Eh oui ! c’est moi ! Quelle rencontre, hein ? Je ne m’attendais pas au plaisir de vous avoir enfin sous ma coupe. On va s’amuser un peu, Messieurs ! J’ai faim ! que l’on serve au plus tôt.

Immobile et pâle de rage, Mme Breton de l’Ecluse s’accrochait à la rampe de fer forgé, y cassant ses beaux ongles polis. Prise d’une peur subite, elle se mit à courir, tout à coup vers la route. Un coup de silîlet retentit, et, — quand elle arriva essoufflée près du portail, — des Allemands la saisirent et la rame- nèrent au logis.

— ! >ue signifient ces manières ? Vous resterez ici pour me servir, Madame. C’est bien votre tour. A table ! Mettez-vous en face de moi et pas de « chi- chis » n’est-ce pasi Car il faut vous dii’e, Messieurs, que la baronne — dont les parchemins sont illu- soires — était la plus horripilante de mes clientes.

— Oui, expliqua Mme de l’Ecluse avec hauteur, Fritz était mon essayeur chez NadofL

— Et Fritz… c’est moi, reprit fièrement le com- mandant.

Les deux officiers d’ordonnance le saluèrent très bas.

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— Que voulez-vous… la Patrie à des exigences bien rudes parfois, et je n’ai oublié aucun des frois- sements que m’ont infligé ces stupides Françaises. 11 est vrai que j’ai retenu aussi les propos impru- dents que ces perruches débitaient devant moi… Ce déjeuner est bien banal, Madame. Veuillez, ce soir, soigner un peu plus le menu et l’arroser de vos meilleurs vins. Autre chose… ajouta-t-il, le monocle solidement ancré, j’exige la tenue décolletée pour les lumières ; ce matin, vous êtes vraiment fagottéeî Nous prendrons le café entre hommes ; il nous faut travailler pour ravager de fond en comble votre pays.

— Cela prouve que vous n’avez pas l’intention d’y rester, répliqua la malheureuse.

A partir de ce moment, les convives parlèrent en allemand, et la maîtresse de maison put se ressaisir

dans le silence. Au fromage, l’ordonnance versa du

  • •

champagne et le commandant se leva :

— Madame, dit-il, la France se targue trop d’hospitalité pour que vous refusiez de boire à son hôte actuel ?

— A notre Kaiser et à sa gloire 1 dit 1 un des offi- ficiers.

— Au Kaiser et à l’Allemagne 1 dit le second.

— Que Dieu garde notre Kaiser ! pontifia le cota- mandant.

Dans un silence impératif, les trois verres s’im- mobilisèrent.

— Vive la France ! lança madame de l’Ecluse, magnifique d’audace en. brisant sa coupe.

Lentement et à reculons, ede gagna la porte. Là, très calme en apparence, mais farouche et fière, elle laissa tomber :

— Mufles !

Elle entendit — de l’escalier — le rire vexé du soudard et aussi la phrase inquiétante qu’il répéta plusieurs fois :

—- Laissez-moi faire… elle me le paiera…

Arrivée dans sa chambre, elle La trouva trans- formée. Des uniformes s’étalaient sur le lit ; une pipe inclinait son fourneau sur les dentelles de sa coiffeuse, et, dans le cabinet de toilette, un bavarois débalait un nécessaire. Elle s enltiit. Dans chaque chambre, elle trouva des traces de prise de posses- sion, et, vaincue, elle grimpa vers les mansardes de service. De là encore, elle fut chassée parla pré- sence de fourniments de campagne.

Exaspérée par tant de sans-gêne, elle bondit au salon. Les trois officiers se congestionnaient sur des cartes d’Etat-Major et d’autres militaires s’étalent joints à eux.

— Messieurs, lit-elle avec hauteur, on a pris toutes les pièces de mon château, et vous me retenez pri- sonnière ; où me faudra-t-il donc coucher ?

— C’est vrai… répondit le commandant. Récapi- tulons… Mes autos ont besoin du garage, il y a deux chevaux à l’écurie mais vous m’avez bien dit,

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Krieger, qu’il y avait encore un box de libre ?

_Qui, mon commandant.

— La litière est fraîche ?

— Oui, mon commandant.

__ Alors, madame, votre couverture est faite, dit-il en la congédiant d’un geste tellement définitif que les hommes se penchèrent à nouveau sur les cartes d’Etat Major.

Tout l’après-midi, il y eut un mouvement inouï sous les platanes de la Cerisaie, — car c est ainsi que, dans le Tout-Paris s’intitulait la résidence d’été de Monsieur et Madame Breton de l’Ecluse. — Le soir, le téléphone était installé et les nouvelles de la guerre devaient être malheureuses pour nos armes puisque le Grand Chef rentra rayonnant.

— Son excellence est servie ! dit un valet comme

sonnait huit heures.

— Je ne vois pas la baronne ? Est-ce qu elle va me faire poser ? Qu’on me l’amène à l’instant.

Quelques minutes plus tard, la châtelaine, tou- jours vêtue de sa robe noire montante fut poussée dans le salon. Elle se tint droite et silencieuse à l’entrée.

— Pas encore habillée ? dit le goujat.

— Non, Fritz. Je n’ai rien à me mettre, riposta-t- elle aggressivement railleuse.

— Vraiment ?… Eh bien, Messieurs, je vais vous montrer mon savoir-faire de couturier, fit-il. Des ciseaux et des épingles tout de suite ! Voici ce qu on

apprend à faire à Paris. D’une part, une robe quel- conque, d’autre part, un brise-bise banal et une fleur dans un vase. Je vous demande une minute et demie.

Gomme si Madame de l’Ecluse eut été le dernier des mannequins, il la fit pirouetter, prit les ciseaux qu’on lui apportait et, vivement, se mit en devoir d’échancrer largement le corsage qu’elle portait. Il allait d’un tel entrain que la peur d’être blessée empêcha la patiente de bouger. Puis, il arracha le vitrage, trancha le tulle et, en un clin d’œil en fit un colifichet gracieusement drapé d’ailleurs. Une lïeur compléta la métamorphose. Très fier, il quêta les applaudissements ; on ne les lui ménagea pas.

— Ne m’obligez plus à recommencer, daigna-t-il concéder à la malheureuse femme, tout en passant dans la salle à manger.

Pendant tout le repas, l’infortunée baronne souf- frit mort et passion. II ne lui fut épargné aucune cruauté. Complaisamment, l’ancien couturier racon- tait ses exploits d’antan.

— Aous comprenez, Messieurs, dit-il, qu’avant d’attaquer un ennemi la prudence la plus élémen- taire commande de l’affaiblir par tous les moyens. Notre génial empereur — il y a vingt ans - s’avisa de trouver que les Françaises malgré leur buste en vase de fleur, avaient encore le droit d étaler leurs hanches. Gela laissait place aux lois de la fécondité, dont il cherchait surtout à limiter l’action. C’est c: ; ~

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alors que les banquiers germains commanditèrent des dessinateurs à la mode qui changèrent peu à peu la silhouette parisienne. U fallut que les corsetières élargissent la taille au détriment des hanches ; puis le ventre disparut et rentra en lui-même. Enfin — quand celui-ci n osa plus se montrer - on supprima la croupe. Ah ! les ridicules poupées que nous avons

équipées.

_Que leur importe, riposta Madame de 1 Ecluse,

elles n’en ont pas moins été aimées ; et l’amour

triomphe de tous les ridicules.

— Non, Madame, l’amour n’a pas triomphé chez vous ! c est chez nous quil est victorieux. L amoui aime ses aises, et l’amour est assez beau, pour sc moquer d’être joli.

— C’est pour cela sans doute qu’en Allemagne les

femmes sont épaisses et larges !

~ Parfaitement, elles sont larges ! non pas comme chez vous selon les caprices de la mode, larges par

;es chapeaux ou les volants, mais larges de flancs et 

puissantes de mamelles.

— Comme cela doit-être excitant !

_Et pourquoi seraient-elles excitantes ? Avons-

nous besoin qu’on Karcèle notre désir pour qu i ! s’exprime ? Nous ne sommes pas des dégénérés… nous sommes des mAles… nous savons fermer les yeux sur la matière et les ouvrir sur notie idéal,

_Bravo ! Bravo ! murmuraient comme des cour- tisans les officiers d’ordonnance enthousiasmes. — Aussi, reprit l’orateur emballé, nous for- mons une race d’ciite ; et nous n’aurions pas à vous opposer les superbes hussards qui vous vaincront, si nos femmes avaient été des « ventres plats ».

— Où placez-vous donc la platitude qu’on se plaît à vous reconnaître dans le monde entier ? dit froi- dement la baronne.

Cette impertinence tomba sur l’éloquence du com- mandant comme une hache bien affilée. Il faillit étrangler car il buvait au même moment.

— Raillez, raillez, Madame. J’aurai mou heure ! Je suis d’ailleurs bien bon de vous laisser vous mêler à nos propos.

Les plats succédèrent aux plats, et les vins succé- dèrent aux vins, sans que l’appétit des retires sem- blât s’apaiser. Trois fois Madame de l’Ecluse voulut se retirer ; trois fois, sur un signe, deux hussards lui avaient barré la porte. L’ivresse allumait les yeux des ennemis ; une sérosité poisseuse suintait de leurs joues, et leurs lèvres aveulies bavaient autour de leur cigare. Le spectacle était écœurant. Ne pouvant rester plus longtemps impassible et muette, elle éleva la voix.

— Je vous souhaite le bonsoir, Messieurs ! et me retire.

— Ta bouche Nini ! j’ai besoin dune femme les jours de victoire, répondit le commandant.

Un frisson d’horreur parcourut la malheureuse. m


Est-ce que… cet outrage allait être

se levait et titubait.

— Vous êtes libres, Messieurs ! à


tenté ? Le chef demain ! dit il.


Soudain raidis et corrects, les officiers d’ordon- nance joignirent les talons, saluèrent et disparurent.

— A nous deux, vieille rombière ! L’heure a sonné… Deux hommes de planton, commanda-t-il


la voix pâteuse.

Les deux soldats qui avaient fait othce de maître d’hôtel prirent faction à la porte du salon où venait

de disparaître les deux antagonistes.

_Me direz-vous enfin ce que signifient ces vul- garités, dit Madame de l’Ecluse, qui tremblait

autant de peur que de fureur.

— Pas de chichis ! tais-toi ! Je cherche ma ven-


geance .

Il alluma un cigare et parut réfléchir : ont à coup


il se frappa la cuisse, rit et déclara .

_ a faut que tu sois violée…

— Par vous ? Laissez-moi rire ! ! !

_Bien sûr pas par moi ! j’en ai trop déshabillé

des femmes. J’en ai trop rembourré… pouah ! elles


me dégoûtent.

— Comme elles dégoûtaient le comte d’Eulen-


bourg ? ,

__ Mais il y a Hans, mon brosseur, tout lui est bon .

11 sonna et donna un ordre au planton.

Pendant qu’ils restèrent seuls, l’ignoble soudard s’esclaffait tout seul, puis se taisait ; puis recom-

mençait à exubérer. ün immense hussard avança lair piteux au milieu de la pièce. Quand il eût entendu l’ordre qui lui lut donné, l’homme élargit la bouche en un rire muet, mais ne bougea point. Une menace le rendit gauche et grave ; et il fallut un coup de botte en plein siège pour le pousser vers le canapé ou la baronne, les griffes prêtes, haletait.

— Va ! dit le commandant, et si elle résiste, fais- toi aider.

La-dessus, il s’enfonça dans un fauteuil, indiffé- rent au drame ; et tes fumées de l’alcool commen- cèrent leur œuvre soporifique.

Ce qui se passa là, sous ses yeux de bête repue, délié la plume la plus impure. On entendit les cris du brosseur mordu et griffé, mais les deux plantons v inrent prêter main forte au camarade, et Inélégance des lingeries fines tenta les trois bandits.

Quand ils laissèrent leur victime râlante et meur- trie sur le parquet, le chef ronflait comme un orgue, et des borborygmes d ivrogne militarisaient* s J cuvée de salves retentissantes.

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CHAPITRE XI


Les cris et Us appels de Madame de l’Ecluse calent été entendus par Tiennet - le vieux jardi- . i er _ que ses cheveux blancsn’avaient pas exemple es brutalités de la soldatesque. Sa vieille femme et ai avaient tenté de courir au secours de leur mai- resse, mais toujours une baïonnette leur avait fait ebrousser chemin. Les bons serviteurs pleurèrent mpuissants devant leur lit, qu’ils avaient préparé

iour elle.

__ Et Lida qui ne vient pas ! dit la jardmiere, vers a minuit.

— Pourvu qu’on ne lui fasse aucun tourment…

— Elle aurait crié comme Madame ! se rassurait le père. Je voudrais bien voir ça, d’ailleurs.

_ Voir quoi !… et que ferais-tu, vieil imbe-

ci le ?

__ xh\ bien ! ah ! bien ! on verrait de quel bois je mpt nhftllffe !

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- 156 —

Fais-toi donc ! Regarde tes mains. Est-ce qu’avec ça, on peut étrangler un homme ?

En effet, l’arthritisme avait déformé les doigts et les poignets du brave gardien ; sa soixantaine le laissait aussi débile qu’un octogénaire.

— Vlà ce que c’est que de se marier si tard, reprocha Tiennette dont la patiente idylle avait jadis

attendu dix ans le mariage. On ne peut plus défendre ses petits !

Fallait pas exiger le conjungo ; je t’aurais prise plus tôtj tête de mule… Mais qu’on y touche à Lida, qu’on y touche un peu…

Tandis que le couple usait ses nerfs en quereHes et en menaces, la femme de chambre — leur fille — était enfermée a clef dans une des chambres de ser- vice, et le caporal, qui J a trouvait à son goût, lui offrait de rudes hommages. Si des rubans fanés poussaient au paroxysme les désirs du soldat, la menace d un revolver avait assez vite découragé la résistance de la fille. On ne lui rendit la liberté que le lendemain, quand elle put enfin se réfugier auprès desamcie, 1 acte infâme avait été depuis longtemps, accompli et répété.


Lorsque Madame Breton de F Ecluse reprit connais- sance, sa mémoire encore absente lui fit seulement tiou\ei étrange ï endolorissement de ses membres. Elle ouvrit les yeux qui tombèrent sur le misérable

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endormi, et cela suffit pour qu’elle se souvint. Avec une peine inouïe, elle parvint à s’adosser au canapé. Ses peignes et ses épingles à cheveux, déranges dans la lutte, tombèrent avec des sons mats sur le parquet ciré et cela l’effraya. Est-ce qu’il allait se

réveiller et la torturer encore ?


— Non, non ; pas de nouveaux outrages… ou…

La colère se réveillait en elle avec la raison ; et la vengeance lui conseillait le crime. Elle était seule avec son bourreau endormi. Ses ongles sciaient


cassés sur les faces et les habits des souilleurs ; ses jambes et ses bras courbaturés et couverts de taches bleuissantes avaient tout juste assez d’énergie poal- la traîner sans la mettre debout. Qu’importe 1 Elle ramperait ! clic mit vingt minutes à parvenir près du fauteuil ; et là ; par terre, - sons le siège, - brillaient les ciseaux que la brute avait jetes après,


avoir tailladé la robe montante.

— Dans la gorge, murmura-t-elle, je les lui

enfoncerai dans la gorge !…

Après de longs efforts, elle put se tenir sur ses

genoux, mais elle était trop bas. Elle raidit sa vo- lonté. les yeux haineusement fixés sur la bouche ouverte qui ronflait. Trois fois, elle retomba… mais comme au loin sonnaient les coups réguliers de l’horloge d’une chapelle, elle se dressa, vacillante, redoutable quand même. Au même instant, un cli- quetis de sabres et d’éperons glaça son élan et ré- veilla le Commandant. G était la relève de ia garde,

La baronne s’affaissa, définitivement vaincue,

avec une toute petite plainte ; son corps prit à terre

la pose d une poupée en baudruche dégonflée.

Liviogne la repoussa du pied pour regagner sa

chambre ; et, — afin de montrer à ses inférieurs

qu’ils étaient bien les maîtres de l’heure, — il leur

indiqua la masse lamentable que formait la victime dans la pénombre.


— Jetez-moi dehors cet article de Paris, dit-il.

Et son pas fit craquer l’escalier.

Heureusement pour la malheureuse, l’homme auquel s adressait cet ordre, avait longtemps servi dans un hôtel meublé de Montmartre. II la soutint et la remit entre les mains de Tiennet et de Tien- nette qui la veillèrent toute la nuit.


Quand au déjeuner, le lendemain, le tortionnaire ne vit pas sa patiente, il s’informa.

Elle déliré, dit un ordonnance j et les domes- tiques supplient que l’on autorise la visite d’un doc- teur .

%

“ Téléphonez au vétérinaire von Schlag ; c’est tout ce qu’il lui faut. Quand je vous le disais, mes-

m

sieurs… ce ne sont pas même des femmes ! Elles passent la vie à parler d’amour, et quand on leur en dit deux mots, elles attrapent la fièvre. Race déchue ! Race d’esclaves ! — m —

Par bonheur, le vétérinaire, — qui fut eflective- ment mandé, — comprit que sa présence aggravait les brutalités de ses congénères ; et, comme rien ne rend humain comme le contact des animaux, il trouva des silences courtois, des prescriptions salu- taires, et, surtout, il insista énergiquement pour que la malade ait la solitude qui convenait à son malheur et à sa dignité.

Lida se fit déclarer indispensable, et passa toutes ses heures dans la chambre de sa maîtresse. Mais cela ne faisait pas l’affaire du caporal énamouré qui rôdait, la traquait et trouva moyen de la culbuter encore une nuit, alors qu’elle avait cru pouvoir procéder à l’hygiène des seaux de toilette vers deux heures du matin. La jeunesse de cette fille se révoltait certes, contre les brutalités de ce mâle, mais elle avait juré ses grands dieux à son père, que la nuit du viol s’était passée en menaces vaines et en résistances victorieuses. Aussi n’osait- elle point raconter les défaites de cette guerre des sexes et se refusait à mettre la vie de son père en

danger.

Au bout de trois semaines, la baronne allait mieux, — quant à sa courbature, et à la luxation de son épaule droite, — mais des malaises subits la pri- rent soudain au réveil. Coïncidence étrange, Lida présentait les mêmes symptômes… des nausées… des ballonnements…

— La grippe d’automne, pensa madame Breton de

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l’Ecluse ; si nous avions du pyramidon, cela passe- rait vite !’

Mais les geôliers oublièrent d’aller chez le phar- macien pendant plus d une semaine, et les désordres gastriques s’accentuèrent. Lida consultait fréquem- ment le calendrier et le leitmotiv des femmes dont la vertu se venge, revenait toujours sur ses lèvres.

— Quelle date sommes-nous donc ?

Pendant cinq jours, elle se contraignit à Tinsou. ciance. Quand madame de l’Ecluse se posa la même question, elles trouvèrent l’une et l’autre dans les émotions passées mille excuses à leur inquiétude. Pourtant, de tout leur être, une lassitude succédait à de lents frissons ; et de la tête aux pieds, toute la vie semblait refluer à leurs reins. Une certaine laai- gucui rendait tout naturellement leur activité plus molle, et leurs pensées plus engourdies. Tandis que le corps éprouvait la gêne d’une infinitésimale pré- sence, le cerveau s’embuait d’une impalpable et troublante émanation nouvelle.

Un matin de novembre, Lida ne put retenir

ses larmes en apportant le déjeûner de sa maî- tresse.

— Qu’avez-vous, petite, dit madame de l’Ecluse.

Je ne sais pas… J’ai peur de papa !… acheva-t- elle en sanglotant.

— Peur de Tiennet ? Et pourquoi ?

II me tuera, bien sur !.,, si c’est vrai !,,.

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.— J’ai encore eu des nausées… et c’était hier le qua tre…

— Mon Dieu ! sursauta la baronne, est-ce qu’ils t’auraient violentée ?

— Oui madame… Le jour de leur arrivée. Il m’a dit que l’ordre était de mater les femmes dès leur installation dans une maison, et c’est cela qu’ils appellent mâter.

— Pourquoi n as-tu rien dit à tes parents ?

— D abord, j’ai espéré que cela ne tirerait pas

à conséquence.

— Tu savais donc, déjà, que toutes les étreintes ne sont pas fécondes ?

— Oh ! voyons, Madame… J’ai vingt-sept ans, et neuf ans d’otfîee…

— Evidemment. A quoi sert de récriminer d’ail- leurs ?

_ Que va-t-il arriver ? Que vais-je devenir ? Et

papa ! papa ! mon Dieu, mon Dieu !

La fille se lamentait, ruisselante de larmes, quand la mère Tiennette entra dans la pièce. Depuis le soir du drame, les gardiens du château avaient cédé Tunique chambre de leur maisonnette à leur maî- tresse, et couchaient dans un réduit où s’entassaient des instruments aratoires. La cuisine servait de salle à manger, et de chambre à coucher pour Lida- De cette promiscuité de tous les instants, une iami- liarité respectueuse s’était substituée à l’étiquette de j adis.

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Que que tas donc ? fit la mère inquiète après avoir souhaité le bonjour à sa maîtresse.

— Elle a ?… une chose épouvantable ! Mère

liennet, j ai peur que le ciel nous ait réservé le

pire des supplices ; car, moi aussi, j’ai les mêmes

malaises que Lida ; moi aussi, je redoute…

-- Que madame se rassure ! se récria la soubrette.

Elle sourit soudain avec toute la cruauté de sa jeunesse.

Ce ne peut pas être la même chose pour vous, A l’âge de madame !

Une rougeur monta aux bajoues de la châtelaine ; elle eut honte de ses rides, mais un espoir la rafrai- clnt. Sans s’offusquer d’une réflexion, qu’autrefois, elle eut frappée d un renvoi, elle reprit :

Dieu vous entende ! mais pour Lida, la chose me paraît certaine.

— Quoi donc ? s’impatienta la paysanne ?

Mère liennette, vous y avez certainement déjà pensé, car les femmes sont plus fines que les hom-

mes. Que vous ont fait craindre les malaises de la petite ?… Soyez franche !

— Mais… puisqu’elle a résisté ?

La baronne fit « non » de la tête, ses yeux dans les yeux de la femme.

— Jésus ! nous sommes maudits !

Elle s’écroula sur les deux genoux et longtemps on n entendit sous ce modeste toit que des sanglots et des prières. De l’intérieur — par la fenêtre — on


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apercevait le va-et-vient du factionnaire allemand. Son mufle de brute, ses épaules robustes et sa tran- quille assurance de vainqueur, donnèrent encore aux trois femmes la certitude de l’inutilité de leur rage.

— Quéque vous voulez qu’on fasse contre des orangs-outangs, dit enfin la mère Tiennet ; c’est pas des hommes, c’est des bêtes ; c’est musclé,., et pis,,. y a la baïonnette !

— Epargnez-raoi cette humiliation, suppliait madame de l’Ecluse.

Le souvenir du petit qu elle avait expulsé de ses flancs tenaillait sa mémoire. Serait-il possible qu’ayant refusé une maternité légitime, la semence ennemie puisse germer en elle ? Le châtiment dépas- sait la faute ! Et eile tendait vers un modeste crucifix ses deux mains blanches, déjà marquées des rous- seurs de la gestation.

Désormais, encore plus silencieuses et plus pâles,

p _

les trois compagnes Le Tiennet se condamnèrent à la réclusion. L’air pénétrait d’ailleurs par toutes les issues mai jointes, et décembre groupait frileuse- ment tous les êtres autour des foyers. Seuls, les loups germains rôdaient dans la campagne de France et nos chasseurs les guettaient a l’affût des tran- chées. De nouvelles ? Point ! Les envahis croyaient que Paris était pris ; Calais investi et, — lorsque de rares paroles s’échangeaient entre passants, — ce n’était que des récits de barbarie que l’on se contait à voix Lasse. LaBelgique avait connu des soufTran-


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ces qui dépassaient les pires conceptions néronien- nés, et le carnage avait défié toute comparaison avec les hécatombes du passé.

Une après-midi uc Lida, prise de syncope dut enlever son corset, le père Tiennet — qui fumait sa pipe au coin de Pâtre — regarda la silhouette de sa fille. La courbe de l’abdomen le frappa.

T es comme les moutons qu’ont legros ventre… T’as point mangé d la luzerne ? dit-il en riant.

— Non, fit la mère allant au-devant du danger ; elle a mangé du malheur.

— Quéque tu chantes ?

— Je ne chante point… Je pleure.

— Ah ! çà ! tasde fumelles, qu’est-ce qui se passe ?

Lida, prise de peur, s enfuit dans la chambre retrouver sa maîtresse et, toutes deux, l’oreille ten- due, écoulèrent l’affreuse scène.

Il se passe que, comme toujours, tu n’y vois

pas plus loin que le bout de ton nez ! Est-ce que les

hommes j voient jamais clair ? Getteguorre le prouve assez !

Fiche-moi la paix avec la politique… Pourquoi Lida est-elle malade ?

â– Parce qu’elle est enceinte !

— Répète un peu ? fit l’homme, assommé.

— Oui… enceinte ! d’un de ceux-là !

Justement un bruit de sabres et de bottes trou- blait le calme de l’allée.

— Elle a ?… Elle s’est… la catinî… 165


Un torrent de grossièretés déïerla.

— Tais-toi… Tais-toi ou gare à toi, dit enfin, la

vieille menaçante.

— Me taire, tu vas voir si je vais me gêner pour lui flanquer une raclée ; et quant à l’autre, celui qui l’a… suffit ! je vais lui brosser le poil.

Tiennette voyant le vieux redressé en un sursaut d’énergie se plaça devant la porte.

— Naturellement… Il te faut battre quelqu un et tu commences par la petite, parce que c’est une femme… c’est plus facile que de s’en prendre au coupable.

— Le coupable !… qu’on me le montre, le coupa- ble !… Et puis, çà m’est égal, je vais en abattre un, n’importe lequel.

Ivre de colère, le vieillard se dirigeait vers la sortie.

— Reste ici ! commanda Tiennette en s’accrochant à lui.

Elle eut facilement raison de cette flambée d’éner- gie, et quand elle eut jeté son homme sur un esca- beau, elle soulagea son cœur des récriminations chères à toutes les femmes du peuple.

— C’est pas maintenant que t es le plus faible qu’il faut crier. Fallait pas les laisser venir… Fal- lait gagner la guerre !…

— On la voulait pas, nous autres !

— Fallait la vouloir, puisqu’ils la voulaient eux !

— On voit bien que c’est pas les garces qui


166


cognent ! elles vous envoient à la bouillie comme à

la kermesse. Est-ce notre faute s’ils sont si nom- breux ?

p

Vieil imbécile ! j’ai entendu ce qu’ils racontent

les Boches. Ils sont rentrés comme dans du beurre.

Pas d’armes, pas de munitions ; ils se moquent de nous.

— Mais puisque je te dis qu’on ne voulait pas la guerre I

On voulait boire… voilà ce qu’on voulait ! Je les ai assez subi tes cuites électorales. Mais, bon Dieu… ils se saoulaient autant que vous… et pour- tant, ils p»v ; taraient la guerre. Fallait les imiter. En attendant, c’est pas d’avoir serré la main à ton

député que ça les sortira du château, et que ça déli- vrera la fille.

— Quand on pense qu’elle n’est pas morte de honte ; qu’elle a cédé à ces cochons !

IVon, mais… as-tu fini de dire des bêtises ! Il fallait aussi que Lida se suicide ou se fasse égorger parce que toi et tes pareils n’avez pas su la défen- dre !… Elle a fait ce quelle a pu… et ce qu’une femme peut, c’est autant dire rien.

Qu il vienne le gosse ! qu’il vienne ! et lu verras quel berceau je lui réserve !

Tu es idiot ! La mort… toujours la mort ! tou- jours tueri toujours gueuler ! Fiche moi la paix, et n embête pas la petite. D’abord, çà blesserait Ma- dame, car elle aussi, elle est grosse. • r* r- * VPÏ>E St ? ïl

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— Madame est ?… oh !

— Oui ! oh ! les hommes peuvent être tranquilles, s’ils sont égaux devant la mort, nous sommes égales devant la viel Silence ! et laisse couler le temps. Peut-être que nous serons vainqueurs, et qu’alors l’insulte sera vengée.

— Madame !… à son âge !…

— Bah ! les enfants de vieux sont !es plus intelli- gents ; ma mère m’a mise au monde à quarante- deux ans ; et Je suis la onzième de la famille, ça ne m’empêche pas d’être plus avisée que toi,

— Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?

— Je me le demande ! et toi qui sais mieux parler que moi, tu devrais causer avec Madame.

Le danger étant définitivement écarté, la mère, qui s était sentie invincible tant qu’il lui avait fallu défendre sa fille retomba tout à coup dans son ordi- naire effacement. Il lui sembla qu’elle ne trouverait plus les mots nécessaires à une simple explication.


Depuis vingt-sept ans qu elle écoutait le vieux, et qu elle admirait sa faconde de cabaret, elle lui lais- sait le soin de débattre les questions épineuses.

Madame de L’Ecluse, ainsi que sa compagne d’in- fortune, avaient tout entendu ; elle ouvrit la porte, et parut :

— Mon pauvre Tiennet, dit-elle, nous sommes tous malheureux, embrassez-là !

— jamais !… jamais !… Je reconnais que ce n’est pas de sa faute, mais tout de même, il est là.

168


Toute la haine des races tenait dans le dégoût du vieil homme devant les entrailles hospitalières.

— Pourquoi que tu le gardes 1 fit-il.

— On a essayé. ». répondit la petite.

— Oui, grommela la vieille ! Je lui ai fait avaler

des herbes, mais il y a des années où ça tient

comme la teigne.

— Et vous, Madame ? qu’est-ce que vous allez faire ?

— Le subir !… en me rappelant que l’enfant n’est pas responsable des fautes des parents. Du crime naîtra de l’innocence, tout le problème est là.

Ces mots parurent apaiser Tiennet, et, ce jour là, comme les suivants, il resta de longues heures silencieux, le front barré. Huit jours plus tard, à table, il ordonna entre deux bouchées de pain :

— Tu vas me montrer le père !

Obéissant aux obscures et multiples forces du cœur et de la nature, Lida répondit :

— Non !

Le jardinier s’emporta et s’entêta.

— Tu vas me montrer le s…

— Non ! c’est inutile. Tu ne peux le corriger et il peut te tuer… Et puis, je ne le veux pas… là !

— Autant dire que tu l’aimes !

— Oh ! non… c’est le père de mon enfant, mais je le déteste.

— Ce n’est pas vrai ! Si tu le haïssais, tu le dési-


j-d « j B’j -i i-ajfBTvriitt-tT- ;

prierais à ma vengeance. Je ne suis pas si vieux que vous voulez bien le dire.

— Tienne ! ! soyez prudent… S’il se produit un meurtre… ils brûleront tout ici, dit la baronne.

— La vérité est que vous avez un sentiment toutes les deux pour le Père ; c est l’amour qui fait ça…

— Tu perds une belle occasion de te taire et tu manques de respect à Madame. Avec çà quon ne peut pas détester le père de ses enfants. Regarde la Vincente… Est-ce que ses trois gosses 1 empêchent de galvauder et de battre son mari quand il rentre.

saoul ? dit la vieille plus logique.

— Alors, tu ne veux pas me montrer celui qui t a

déshonorée ?

— Non… fit Lida tenaillée par de mystérieux mobiles,

— C’est bien… Je le découvrirai !

Ce ne fut pas difficile.

Les envahisseurs se faisaient de plus en plus arrogants et indiscrets. Ils entraient à toute heure du jour dans la bastide du gardien ; et comme l’hi- ver retenait beaucoup Tiennet à sa demeure, il sur- veilla le visage de sa fille. Il ne fallait pas être grand clerc, pour remarquer qu’elle tenait tête à tous, ou restait indifférente quand les soldats prus- siens se chauffaient ou s’abritaient ; elle ne mani- festait de l’effroi que lorsque certain caporal entrait. Cet homme dardait sur elle des yeux qui se souve- naient, et qui désiraient encore. Parfois, il se col-


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laii aux vitres, et, du dehors, cherchait à surprendre les mouvements de Lida. Son regard était celui de tous les mâles en ardeur. Il avait la placidité du piège, et, par instants, l’éclair de volonté qui ordonne. Ces appels muets, dont le langage est de tous les mondes et de toutes les latitudes mirent le vieux sur la piste. 11 ferma ses paupières pour mieux ouvrir les yeux et surveilla l’Allemand, Celui-ci, aiguillonné par le bon gîte et le bon souper quotidiens, s’acharnait à se ménager le reste. Le 18 décembre 1914, il parvint enfin à sur- prendre l’objet de sa convoitise au moment où — les jupes mal ajustées — Lida procédait an balayage d’une petite cabane de débarras. IL l’enlaça sans s’attarder à des préliminaires, et l’allait sans doute réduire, quand la femme eut un geste magnifique. Elle se secoua, et les yeux pleins de larmes, elle lui montra son ventre dont le désordre de la toilette exagérait l’ampleur.

— Oh ! fit-il déconcerté.

— Oui. accentua Lida par une pantomime. Voilà ce que vous avez fait I

Ahuri, le caporal ouvrait des yeux effarés ; il hésitait à comprendre.

— Moi ? cela ? baragouinait-il.

Et comme le désespoir de la petite éclatait en sanglots, le soldat fut convaincu de la terrible con- séquence de son acte. Son désir en fut émoussé ; et quelque chose comme une lueur de pitié adoucit


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son visage. 11 n’eut plus l’affreux rictus delà bête qui assaille ; brusquement, il s’était senti inutile, et sa déception d’animal refusé se fondit en un sourire d’orgueil. Il se gratta le front, pour en faire sortir une idée ; mais il ne lui en vint aucune qui le sa- tisfit ; alors il s’éloigna, penaud.

Le lendemain, le hussard de la mort — qui avait raccompagné madame de l’Écluse le soir du honteux attentat — et qui parlait le français vint à la mai-

sonnette.

— Le caporal Hendrick voudrait pouvoir fré- quenter ici, dit-il en riant d’un rire égrillard.

_Qu’est-ce que çà signifie chez vous… fréquen- ter ? dit le père Tienne !.

— Ben… comme en France, cela veut dire : faire la cour !

— A qui s’il vous plaît ?

— A votre fille bien sur !

Le vieux trembla de honte et de joie . il allait savoir.

Dites-lui qu’elle est enceinte !

— Il le sait parbleu bien !

— Alors qu’il vienne, N. de D. qu’il vienne !

Le ton de cette invite ne disait rien qui vaille à Vintermédiaire, et il conseilla fort à son supérieur de ne pas poursuivre son idylle. Mais trop de rai- sons attiraient l’homme. Ses conceptions germaines de la famille, F attendrissement de sa paternité, sa chair émue par la jeunesse de la fille, et aussi, et


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peut-être surtout, la conviction que son prestige de vainqueur devait le faire agréer avec honneur. Bref, il attendit au lendemain pour se présenter dans tout i éclat d une barbe fraîchement rasée et d’un uni- forme impeccablement astiqué. Il avait même abimé Ja haie d une propriété pour aller cueili ir en maraude une sentimentale branche de houx.

Lorsqu il entra, Madame de l’Ecluse voyant fuir

V

Lida, la suivit dans la chambre. Seule, Tienne Lie s’affaira pour atténuer l’inévitable choc. Maladroit par atavisme, et placé dans une situation difficile, Hendrick crut être délicat en posant la branche épineuse sur la table.

— Bour Lida ! dit-il.

— Ah bah ! répondit Thiennet, blême de fureur. Pour la mère, c’est bien ; mais pour l’enfant ?

Comme la brute ne comprenait qu’à demi, le jar- dinier mima.

— Ach ! ach ! le gos…

Kt il rit, découvrant une mâchoire formidable.

Ce rire énorme exaspéra le père offensé, et, comme

un bon vieux chien devant un loup — oubliant que

scs crocs sont branlants — il se jeta sur le misérable.

Celui-ci, débonnaire d’abord, se détendit soudain

comme un ressort et se mit en garde le poing en

avant. Tiennet sa recula pour aboyer de vaines insuites,

— Boche ! assassin ! incendiaire ! voleur ! luis il fondit tête baissée sur le caporal. Le pauvre vieux crâne de Tienne ! n’arriva pas sur l ad- vcrsctii*© ] son stvâiicfi iiit sirrct68 iu l *.1 un otij) la nuque, qui L’étendit sur le parquet. 11 essaya de ruer dans les jambes de 1 ennemi, mais celui-ci rim- ai obilisa d’un coup de chaise. Le sang jaillit de la bouche édenlée, et le cœur cessa débattre.

La jardinière, affolée, poussait des cris d’orfraie, et comme passait un officier, elle implora justice. Madame de l’Ecluse se joignit à elle, plaidant la cause de leurs maternités, et de la légitime colère

du vieillard.

Lehauptmann les écouta, i air amusé, de ces deux grossesses irrégulières ; mais il esquiva toute res- ponsabilité en déclarant :

— Le commandant appréciera !

L’aventure égaya fort le dîner de Messieurs les officiers et provoqua les plaisanteries les plus dépla- cées. Von Keller après forces gaillardises, accorda le permis d’inhumer, autorisa l’appel d’un prêtre, (jt_naturellement — ne sévit point contre le capo-

ral Hendrick.

_ Si je me suis montré si aecomodant, dit-il à

Madame de l’Ecluse, lors de leur première rencontre, c est que je suis charmé de voir que deux françaises

se sont fait « embocher ».

Ses courtisans le félicitèrent toute une semaine

de cet à peu près cruel.

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CHAPITRE XII


U y avait deux jours que les trois femmes pleu- raient Tiennet, quand un hauptmann vint inviter Madame de l’Ecluse à réveillonner de la part du Commandant,

— Veuillez m’excuser auprès de votre Chef,

Monsieur, dit la Châtelaine mais rnon âme est en deuil.

— Nous ferons de la musique… cela vous dis- traira au contraire… Von Selmen interprétera du Bach, C est un artiste ; et puis, il y aura une crèche… c’est moi qui l’organise.

~ Encore, une fois, Monsieur, je décline l’hon- neui de votre invitation. Deux heures plus tard un planton vint porter un ordre ainsi conçu :

« J’exige qu’Antoinette Breton, -dite de l’Ecluse

assiste à la iète que nous lui faisons l’honneur de célébrer dans sa maison. »

Von Keller, â– - !â– =… _ . i >.1 f-w 1 krtiH “fl t rt


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175


Horriblement froissée par la forme de ce billet elle eut le tort de riposter.

« Fritz, je n’ai rien à me mettre. Votre dernier corsage est manqué. Ne comptez pas sur moi. »

Baronne de l’Ecluse.

L’effet ne se fit pas attendre ; et ce fut le caporal assassin qui lui remit un nouveau pli. Ce messager ne pouvait être porteur d’une bonne nouvelle. Voici ce que contenait l’enveloppe officiellement timbrée ;

— « Si mon ordre n’est point exécuté, Antoi- nette Breton — dite de l’Ecluse — sera emprisonnée et comprise ensuite dans les otages qui partiront pour rÂllemagae le trois janvier 1915 ».

Von Keller.

I) fallut céder, et le 24 décembre 1914 à dix heures du soir deux factionnaires baïonnette au fusil vin- rent la chercher. Enveloppée dans un manteau sombre, elle arriva dans le salon où régnait déjà une atmosphère irrespirable. La fumée d’une ving- taine de cigares, le parfum des liqueurs dont quelques petits verres renversés poissaient les gué- ridons, —- la suffoquèrent. Elle lut prise d’une quinte qui révéla sa présence. Quelques officiers, très jeunes, esquissèrent un salut — par habitude — mais FÃŽT]


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devant le silence impertinent du Chef, ils négligè- rent toute autre forme de courtoisie Elle s’assit dans un coin ; et le buste droit, s’isola dans ses


pensees


— Vous pouvez commencer Von Selmen, dit


Von Relier.


Le violoncelliste préluda, et le silence s’établit. Alors, à travers la fumée, ses yeux finirent pas dis- tinguer une sorte de théâtre pour marionnettes dans lequel était une crèche ; le toit en était givré de clinquant et les personnages gisaient en tas, sous la lumière. Seul le petit Jésus, délicieusement rose et diaphane, tendait ses menottes de cire, et souriait à l’humanité. Ce symbole de l’enfance absorba la pensée de Madame de l’Ecluse ; bercé par la musique, supérieurement exécutée d’ail- leurs, son esprit monta jusqu’aux cimes de l’in- quiétante philosophie.

Voila donc un enfant, qui iut chargé de tous les péchés du monde, et qu’on adore à travers les siècles, celui que je porte en moi doit-il mourir à cause du pêché paternel ?

Des applaudissements troublèrent ses réflexions, et 1 artiste dut jouer encore. La main du violoncel- liste s’agitait sur le manche de l’instrument comme une araignée tisseuse d’harmonie, et l’archet com- mandait â la mélodie de pleurer à son gré, le plus doux chant d’amour.

— Dire que cette main a tué Mer, qu’elle tuera , … * k wm fsr: PS . t\ RS

demain, et qu elle peut, aujourd’hui, m’attendrir, moi, mère ou femme de ses victimes !


  • + * * * W *

— Et maintenant, Messieurs, je vais passer la revue de Noël, dit prétentieusement Von Keller, dès que les derniers sons moururent sous l’archet. Von Kriegen aux marionnettes M 1 et que chacun prenne à son compte les allusions que contiendra ma confé- rence, sous la forme délicate que j ’espère lui donner, En avant ! la musique ! Bien entendu, les mots poli- tiques seront traités en Allemand.

Après quelque remue ménage, le spectacle com- mença et Madame de l’Ecluse constata que la Vierge n’était autre que la Marianne républicaine, l’Ane avait la tête de Joffre, et le Bœuf celle de Poincaré. Les marionnettes s agitèrent dans le comique enfantin des guignols de province, Mais les couplets et les répliques devaient être très cocasses, si elle en jugeait par le rire des spectateurs. Quand Saint- Joseph — qui était un ministre français — eut chanté sa strophe, les rois mages parurent. Le Kaiser en tête, avança. 11 était vêtu d’une armure étincelante, et Iriymne national teuton mit tous les officiers debout. François-Joseph, suivait en tous- sant, son brillant collaborateur, et quand le troi- sième mage arriva — dansant la tarentelle avec nn loup sur le visage — ce fut une hilarité menaçante qui résonna. Des chameliers, des bergers, des mou-

12

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tons donnèrent lieu à des personnalités qui provo- quèrent l’enthousiasme, et de temps en temps, Von Keller se levait, commentaitet pontifiait… Deux ou trois lois les assistants crièrent avec lui :

—- Deutschland iïber ailes.

Enfin la Marianne de la crèche voulut emporter le Jésus souriant et nacré en lui chantant :

— « Allons enfant de la Patrie, le jour des poires est arrivé » Ce à quoi, le bambin sacré répondait sur un air connu :

— Non je ne marche pas ! non je ne marche pas !

Un silence plana et le commandant debout, l’œil mauvais, tourné vers Madame de l’Ecluse, expliqua :

— Les enfants, qu’ils soients dieux ou simples mortels, ne marcheront plus jamais quand il s’agira d’entraver l’essor de notre Race, ou de combattre le Progrès Universel. Jésus fut le résultat d ’une vio- lence ; et si vous voulez me permettre de vous apprendre la vérité sur l’Annonciation, certaines rancunes s’envoleront comme plumes au vent.

— Bravo ! bravo ! fit un maladroit.

— Marie, était vierge, et devait épouser un nommé David de la tribu de Lévy, mais un garçon de la tribu de David la désirait au point d’en être malade. Or, le jour du Sabbat, les juifs avaient cou- tume de se rendre à la synagogue la face couverte d’une capuche qu’ils baissaient comme une cagoule. Lors, un Samedi — Marie balayait dans sa maison "’WTf:


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lorqu’elle vit entrer un homme ainsi couvert qui la jeta sur la couche et la prit. Elle se mit fort en colère, et quand son fiancé vint le soir elle lui reprocha sa conduite.

— Ce n’est pas moi qui suis coupable dit-il.

Et Marie réfléchit :

— Alors ce ne peut être que celui de la tribu de David !

— Qu’il vous épouse donc…

Puis il partit le cœur navré. Le séducteur, fâché des injures reçues, déclara pour se venger :

— Je ne veux point me marier.

Et Marie pleurait cet abandon. Un brave homme survint qui prit tout à sa charge comme un âne complaisant ou un bœuf impuissant, et l’histoire suivit son cours. Jésus fut le plus glorieux d’entre les hommes, et malgré la négation d’amour qui pré- luda à sa destinée, le point de départ de sa fortune fut qu’il descendait de la race royale de David. Les juifs l’acclamèrent, et il fit des miracles, parce que sur cette terre ce qu’il faut pour réussir c’est être avant tout de la race suprême, c’est-à-dire Allemand. Ensuite, les miracles se produisent, parce que le génie germain est de tous le plus magnifique. Que toutes les femmes donc qui portent en leurs flancs l’étincelle allemande, soient heureuses ; car un Dieu étant né de la violence, un autre peut surgir de la même source. Pour la joie des maris français on peut concevoir sans pêcher. Celles qui ne comprendraient

pas la mission civilisatrice que le hasard leur a con- fiée, pourront attendre la décision de Von Bethmann Holweg. Il établit en ce moment le tarif des mater- nil és de guerre.

Un grognement admiratil* interrompit le goujat.

— Oui, Messieurs, reprit-il, il est question d’offrir cent cinquante marks aux mères des petits « Cam- pa gneaux » de 1914. Ce mot est une trouvaille n’est- ce pas ? La campagne glorieuse de notre armée devait produire des camps, et des agneaux de camps.

Un gros rire, interrompit le commentateur.

— J’espère que je me suis fait comprendre, et que ce geste généreux rendra ridicule le qualificatif de « barbares » qu’on se x^latt à nous octroyer.

La longanimité de Madame de Y Ecluse était à son extrême limite, aussi les invités boches la virent se lever et très froidement répliquer :

— Le sang français n’est pas à vendre, monsieur !

— Parce qu’il reconnaît ne pas valoir l’or alle- mand. Pas à vendre !… on s’en f…, on réquisition- nera les ventres, voilà tout.

Uu lieutenant pour empêcher l’incident de s’ag- graver mit les marionnettes en mouvement, et des voix reprirent en chœur :

— Non je ne marche pas ! non je ne marche pas !

Puis on ht faire une cabriole à l’enfant Jésus qui

salua en disant :

— Je m’appelle Hervé, et je suis antimilitariste ! ! !

On applaudit à tout rompre. La châtelaine profita

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du succès des auteurs, pour regagner sa chambre ; et comme il tombait une pluie fine et glacée, cette nuit-là de Noël, elle arriva grelottante et vaincue près de ses deux servantes en deuil.

— Ces gens sont des monstres Lida, dit-elle, en se laissant dévêtir. Sais-tu leur dernière invention ?

— Quèque ça peut bien être ? lit Tiennette.

— Ils veulent nous prendre les enfants…, pour le moment ils songent à les acheter.

— Nou… est-ce qu’ils nous prennent pour des esclaves, se révolta la soubrette.

— P’têtre qu’y reconnaissent qu’y ne peuvent fabriquer que des bêtes. Et combien qu’y en offrent ?

— Cent cinquante ou deux cents marks, c’est-à- dire environ deux cents francs.

— Malins ! va ! C’est un bon placement !

— Faudra-t-il payer le transport ? gouailla la femme de chambre.

Quoi qu’il advienne, suis mon exemple, et ne signe aucun papier.


Les mois passèrent à la Cerisaie sans apporter l’écho d’une victoire française, ce qui n’empêchait pas l’imperturbable nature de faire sa toilette de printemps. L’herbe repoussait sous le talon delà botte prussienne, les champs labourés et ensemencés par les soins des vainqueurs, donnaient à ce coin du Laonnais l’illusion des jours de paix ; mais,


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quand hélas ! paraissait à travers les branches l’uni- forme détesté, il semblait au contraire que cette partie de France fût à jamais asservie.

L’infinie tristesse des envahis s’égaya des lilas et des primevères, parce que les enfants coururent à travers bois et rentrèrent le sarreau plein de corolles.

Les mères souriaient un instant, et bien vite por- taient tous les pétales et tous les parfums, à l’autel de famille composé des photographies des fils et du mari. Quel sort était celui de ces derniers ? Toutes les femmes gardaient au fond de leur regard l’an- goisse de ce point d’interrogation ; et leurs masques s’affaissaient en des rictus de désespoir. L’échec des Français — aggravé par la crue de l’Aisne — avait été démesurément grossi par les Allemands ; mais la confiance restait inébranlable ; on attendait les efforts de i’armée. Certainement qu’une fois la terre raffermie, les hommes pourraient se battre. On vivait de cet espoir, quand une après-midi, vers deux heures, un officier vint supplier madame de l’Ecluse de venir au château.

— Madame, vous êtes Française et par consé- quent généreuse, dit-il. Un accident est arrivé. Le commandant est tombé sur un paquet de couteaux de tranchées qu’on lui avait apportés comme échan- tillon. Il s’est tranché le poignet et nous ne parve- nons pas à arrêter le sang. En votre qualité de dame de la Croix-Rouge, venez à notre aide ; on est allé


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chercher le médecin, mais le commandant a dix ibis le temps de mourir avant cette arrivée.

— C’est bien, monsieur, j’accours ! Lida ! ma trousse d infirmière ? de l’eau oxygénée ? de l’ouate ?

Aussi promptement que le leur permettait leur prochaine maternité, les deux femmes s’empressè- rent auprès du blessé. Le sang coulait avec une abondance dangereuse malgré la compression que tentait maladroitement un officier. Très calme, la baronne prit une embrasse, lit serrer très fort le bras, lava la plaie avec de l’eau oxygénée, put ainsi préciser la place de l’artère coupée, et la saisit dans l’étau d’une pince de Péan. Le danger était conjuré. Elle lit un pansement provisoire et attendit, muette, que le major survînt. 11 ne descendit de l’auto de service qu’une demi-heure plus tard. Il félicita von Keller de sa bonne étoile et déclara très franchement :

— Sans Madame, commandant, vous auriez cessé


de vivre.

— Merci, dit le malade, exsangue… je saurai reconnaître…

Madame de l’Ecluse rentra dans sa maisonnette avec un sourire d’ironie ; la gratitude de l’odieux personnage lui semblait bien improbable. Pourtant, quelques jours plus tard, un gradé, raide et gourmé, vint aux communs.

— Je suis chargé, Madame, par le commandant, de


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vous demander quel adoucissement vous souhaitez obtenir ?

Je vol:.’, i rais, Monsieur, que le caporal qui tua fiermet, le brosseur Hermann et les deux soldats B aura a un et Kœfîng soient éloignés du château.

— C’est tout, madame ?

Oui, Monsieur.

— Je vais aviser le Commandant.

Celui-ci pesta comme un beau diable et lit venir celle qui l’avait sauvé.

— Madame, dit-il, je suis disposé à l’aire ce que vous désirez, mais je veux que vous sachiez com- bien votre exigence est cruelle. Ces hommes, déta- chés de ma personne vont être envoyés sur le front, c’est à-dire à la mort.

La baronne ne sourcilla pas.

Mais ce sont les pères de vos enfants que vous condamnez ? Cela ne vous émeut pas un peu ?

— Les pères que l’on n’a pas choisis sont des hommes maudits !

Soit ! vous ne les verrez plus ! Vous voyez que je paie royalement ma vie.

Madame de 1 Lcluse s’inclina, en guise de remer- ciement et disparut, le cœur enfin dégagé de la chappe de honte qui l’oppressait.


Dès les premiers jours de juin, un robuste biplan

français j e ta des bombes sur les arbres de la Ceri- saie ; les engins ne tuèrent personne, mais prouvè- rent au commandement qu’il était repéré. Aussi, — dix heures plus tard — les officiers de lEtat-Major allemand mettaient-ils leur vie à l’abri dans une maison de Cessière à deux kilomètres de là.

Malgré le lamentable état dans lequel on lui laissa son château, le retour au logis fut une douceur pour la propriétaire. Il était temps d’ailleurs qu’un peu de liberté permit aux trois femmes de préparer la Grande Epreuve. Tiennette descendit à la ville y solliciter l’office d’un vieux docteur, que leur in for- tune apitoya ; et lui môme envoya près des affligées une sorte de matrone, que les paysannes appelaient souvent auprès d’elles au moment des douleurs. Les deux mères restaient parfois des heures entières les yeux fixes ; toutes deux, à force d’avoir ruminé leur affront, redoutaient de voir apparaître


un monstre.

Ce fut madame de l’Ecluse qui — non sans peine — donna la première le jour à un garçon et Lida

respira largement quand le bel enfant reposa dans

un berceau.

— Madame il est comme les autres ! dit-elle à sa dolente patronne. Le mien sera joli aussi n’est-ce pas ?

— Et pourquoi pas ? fit le docteur en riant.

Au moment de partir, il prit la main de la

velle maman, et, trèsgéné, la questionna. .

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— Madame, le moment critique est arrivée. L’en-

/

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— 186 —

fant est né c’est très bien, mais le catalogue légal m’oblige à notifier cette naissance sous l une des trois rubriques connues. Fils légitime, fils illégitime avec désignation de la mère ou du père, et enfin fils naturel de père et de mère inconnus. Vous êtes mariée, mais votre cas est spécial… crue dois-ie faire ?

— Monsieur, j’ai — vous le pensez bien — réfléchi à cette obligation. Veuillez déclarer le petit Marcel comme enfant légitime.

— Mais votre mari. Madame ?

— Mon mari aurait mécaniquement légitimé un fils né de l’adultère ; être vaincu est plus noble qu’être… ridicule.

— Ah ! femmes ! femmes ! la civilisation ne vous atteint pas… vous êtes et serez toujours au plus fort !

— Pardon… pardon… Les enfants sont parfois du plus fort mais nous ne sommes pas au plus fort.

Nous sommes à celui qui se fait aimer. I

— Et pour votre femme de chambre comment procéderons-nous ?

— Vous déclarerez son enfant de père inconnu et de mère Lida Tiennet.

— Cela gênera son avenir ?

— Le préjugé des bâtards est définitivement enterré dans les tranchées, docteur ; et je crains que la F rance ne soit obligée plus tard de privilégier ces parias enfin de provoquer leur multiplication.

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— C’est peut-être vrai !… Mais quelle tristesse

pour mes cheveux blancs.

Quatre jours plus tard, la jeune fille donnait le jour à une robuste poupée blonde que la grand’mère déclara merveilleuse. Tout en se multipliant au che- vet des deux délivrées, elle marquait une préférence à l’enfant de son enfant. La nature se riait une fois de plus des haines humaines : le lien animal qui soudait l’aïeule à la petite fille triomphait.

Quand les relevailles s’accomplirent, juillet dar- dait ses rayons, et les foins coupés embaumaient à la ronde. La maîtresse et la soubrette mirent leurs babys dans une voiturette, et, sous la fraîcheur des bosquets de troènes, elles guettèrent te premier regard des intrus. Avec le premier rayon visuel glissa le premier sourire ; dès lors, toute l horreur passée se noya dans l’éternelle et profonde tendresse maternelle.

Un jour d’août, le docteur surprit ses clientes en plein jeu de hochets ; elles tentaient, par des rires, d activiter, de fixer l’attention qui dort dans les yeux des tout petits. Il les plaisanta. Confuses, elles rede- vinrent graves.

— Voulez-vous bien continuer, dit-il ; attisez… attisez le feu divin de la Vie. Qu’il est beau ! et quelles vestales saintes forment les mères ! Regar- dez-là. Elle est tout au Tond de ces prunelles encore troubles, la Vie ! Elle a tout juste la force d’une flamme de veilleuse, et pourtant, elle doit illuminer

les fêtes du destin. Laissez aux hommes le terrible devoir de souffler sur les flambeaux sacrés.

Ce vieillard parlait avec l’autorité d’un apôtre» îî était à cet âge où l’expérience inet les esprits au-des- sus des remous de la chair.

Souriez, reprit-il, aidez la larve humaine à franchir le stade bestial du nourrisson, et — dès qu’il parlera, — dès que s’épanouira la fleur charmante, formée par l’enfance de tout être, arrosez-la de beau- coup d’amour… de patient amour. La gangue de l’atavisme dépouillera ses aspérités redoutables, car les fils d’assassins ne sont pas forcément cruels. Les meurtriers ont, neuf fois sur dix, de paisibles et doux ancêtres. Aimez les innocents.

La tête auguste du docteur se pencha vers les bébés, et, comme il embrassait leurs joues satinées, l’un d’eux le retint par une des boucles blanches qui encadraient sa belle tête d’aïeul. Les ongles incons- cients du petit s’accrochèrent désespérément aux cheveux.

— Veux-tu bien me laisser partir ? Tu veux déjà me faire prisonnier ?

Et de sa voix la plus douce et la plus saintement bonhomme, il plaisanta :

— Pour que notre victoire soit complète, il nous faut « débocher » même les anges.

Puis il s’éloigna, ravi d’avoir clos gaîment sa leçon de bonté.


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CHAPITRE XIII


Quand Jeanne Deckes quitta Rhœa en gare de Soissons, son billet devait la conduire à Longuyon où les femmes de France l’avaient priée d’assurer le service médical d’une formation de la Croix-

I

Rouge. Les lignes — encombrées par la montée des troupes et la descente des évacués — faisaient passer le ravitaillement des soldats avant le transit des civils, ce qui obligeait ces derniers à des zigzags extravagants k travers les provinces. Et il était cou- rant, que, parti pour une station, on soit débarqué dans une autre. Cette mésaventure advint à la doc- toresse.

Un fonctionnaire lut précipitamment sa feuille de route, et sans plus ample examen, l’embarqua pour Longwy au lieu de Longuyon.

C’était aux heures tragiques des incendies métho- diques et des cruautés sadiques. Le service de santé militaire ne voulut pas utiliser le dévouement de l’ancienne externe des hôpitaux de Paris, et force


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lui fut de tâcher de se rendre à Longuyon par ses

propres moyens. On lui fit place dans une cariole qui la conduisit à Saint-Pancré.

Là, comme nos armées étaient en pleine retraite, elle ne put trouver aucun moyen de locomotion. Les routes débordaient de fuyards, d’éclopés ou d’égarés. La peur activait tous les pas, et les animaux s’épui- saient sous des faix légers, tant leurs conducteurs exigeaient d’eux une allure rapide et soutenue. Les \ieillards, les enfants, les prêtres, faisaient une haie lamentable aux troupes débandées, qui ne pou- vaient même plus faire honnête contenance. Les sol- dats parlaient d atrocités capables de faire pâlir les

pires bourreaux de l’Inquisition, et l’épouvante escortait la misère.

Devant tant de détresses, Jeanne Deckes ne \ouIut pas rester inactive ; elle souffrait de ne pou- voir se dépenser ; et, tout naturellement, elle déclina ses titres et montra ses sauf-conduits au premier major qu elle rencontra dans la rue de la petite ville. Des civières débordaient jusque sur la place, devant une ambulance improvisée.

"Venez, Madame, dit-il, votre tâche sera rude,

mais puisque vous la sollicitez, c’est que votre âme est bien trempée. Venez.

Elle suivit le convoi et se mit au travail, la robe

pi otégée par une blouse et un tablier empruntés à un garçon boucher.

Douze heures el !e se prodigua, s’attelant à toutes 191


les besognes, les plus humbles et les plus savantes. L’ennemi était à cinq kilomètres de là et y com- mettait des excès formidables. On évacuait les blessés sitôt leur pansement terminé, et l’on ne gar- dait que ceux dont l’agonie eut été avancée par le transport. Une trentaine de mourants gisaient dans deux salles, sur des lits, sur des sommiers, ou môme sur le paquet. Le bruit du canon se rapprochait d’heure en heure et le roulement ininterrompu des fourgons gris croisés de rouge, semblait le doulou- reux écho de ce hurlement de mort. A cinq heures, le premier obus tomba sur Saint Pancré, et des civils déchiquetés furent apportés dans la salle d’opération.

La tête bourdonnante de rumeurs métalliques, et des plaintes qui sourdaient de toutes parts, Jeanne Deekes — le front perlé de sueur — lavait les plaies, immobilisait les fractures par les moyens de fortune les plus imprévus ; et la lassitude finissait par domi- ner sa vaillance. C’était presque automatiquement quelle donnait ses soins, quand, à huit heures du soir, le major la prit par le bras.

— Allez-vous en… Ils sont là !…

— Fuir !… jamais ! protesta-t-elle.

Mais l’officier l avait solidement empoignée et la poussait vers une issue.

A

— Partez, vous dis-je… Il le faut… JLes civils auront besoin de vous.

Sans plus rien écouter, le major ferma la porte

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des qu’elle lut dans la ruelle ; et, il rentra dans r am- bulance au milieu du vacarme de l’irruption ennemie. Combien devaient être vains, hélas ! son courage et sa dignité !

La doctoresse, les cheveux collés au visage par la terreur et par la fatigue, écouta un instant les cris inhumains- qui jaillissaient de l’ambulance dont on m enait de 1 exclure. Même un. combat de cent dogues jetés les uns contre les autres — ne donnerait pas une idée des sons rauques, haineux et sauvages qui sortirent de cet antre sacré de la souffrance. On foaU, on hurlait avec accompagnement de coups de feu, de cliquetis d’armes blanches. C’était telle- ment assourdissant qu’une stupeur gagnait ses mem- bres, les sons trop violents quand ils ne grisent pas, abêtissent. De 1 animalité qui se ruait tout près d elle émanait un tel danger, que l’instinct de la conservation la mit en éveil. Klle regarda tout autour d elle, et, comme une poule traquée, courut alternativement aux deux bouts de la ruelle. Chaque fois elle revenait au centre avec beffroi d’une vision

atroce ; elle butait aux mêmes pierres et s’essoufflait en inutiles mouvements.

La poi le par laquelle elle était sortie s’ébranla sous des coups formidables. Ce bruit lui donna 1 ultime inspiration. Une barrière donnant sur un jardinet se dressait auprès d elle. Dans un effort désespéré, elle en força la serrure et disparut der- rière un mur bas, juste au moment où la horde des


massacreurs se ruait hors de l’ambulance. Elle s’ac- croupit, et, retenant son souffle, attendit.

L’obscurité, complice des pires et des meilleures choses, atténuait la blancheur de ce qui restait de clair dans son costume. Le tablier sanglant des inévitables contacts avec les blessures, se raidissait par larges plaques brunes, et sa jupe accrochée de ci et tiraillée de là, pendait en loque sur un. de ses talons. Ses pieds avaient des souillures innomables faites de boue, de pus et d’iode éclaboussés ; enfin la tension de son angoisse, était à ce point extrême, qu’elle resta plus d’une heure repliée sur elle-même, sans se rendre compte qu’elle gisait sur du fumier, entourée d’un ruisseau de purin. Trois fois des silhouettes d’Allemands franchirent la petite grille: trois fois ils fouillèrent les allées du jardinet, me- nèrent grand tapage dans la maison contiguë, et passèrent près d’elle sans la remarquer.

ISeuf heures sonnèrent à une horloge, dont l’im- passibilité argentine lui sembla terrible comme Je destin. Ce fut dès lors des glapissements, des pleurs, des vagissements qui parvinrent jusqu’à elle. Le métal ne résonnait plus sur l’ensemble. Des pas menus, des pas traînants, des pas précipités grouil- laient dans le voisinage ; et— par dessus ce piéti- nement de troupeau, -r- des ordres et des menaces dominaient. Elle eut 1 impression que cela se massait devant L’hôpital d’où montaient encore des plaintes de blessés, des appels à la pitié. Puis une sorte de

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silence lui fit redouter un nouveau danger ; elle ne savait lequel, niais elle sentait qu il allait dépasser


le crime.

En effet… du sein des habitants, massés et muets de crainte, jaillit un cri, mais un cri tellement dëchi- rant qu’il exprima toute l’horreur et toutes les malé- dictions humaines. En même temps une fumée acre la saisit à la gorge, et instinctivement elle chercha à fuir cette atmosphère irrespirable. Elle traversa la maison vide qui était devant elle et courut loin de l’incendie qui crépitait. Ouand ses poumons trou- vèrent i oxygène qu’ils exigeaient, elle se retourna. Elle n’eut pas la force de crier à son tour, parce que ce qu elle voyait dépassait tous les sadismes de la

douleur. Devant elle, brûlait l’hôpital, et — par les

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fenêtres, entre deux langues de flammes,— on aper-


cevait les torsions des corps des blessés qui se car- bonisaient sous les yeux des civils forcés d’assister


à cet infernal autodafé. Et des ombres casquées exé- cutaient ce crime, baïonnette au canon, et reservoii de pétrole au dos.

Le spectacle était tel qu il acheva d anéantir l’énergie de la doctoresse, et que — sans souci du danger — elle alla droit devant elle fuyant la lueur de mort ; Mais elle ne connaissait pas la ville et vingt fois elle revint à l’épouvantable vision.

Bien que l’édifice ne fut pas tout à fait consumé, le peuple fut autorisé à regagner ses demeures. Il passa tout près d’elle des femmes et des enfants :

ceux-ci, pressés autour des robes, en grappes, misé- rables et pâlis. Tout le monde se hâtait vers des portes qui se vérouillaient avec soin ; et c’est au maniement des clefs rouillées que les rnaius des vieillards s’acharnaient, pour se donner l’illusion de protéger encore. Les rues furent désertes en quel- ques minutes, et seulement alors Jeanne Deckes songea qu’elle n’avait pas de gîte ; elle avait oublié sa propre installation dans la hâte de son dévoue- ment.


Elle se di rigea lentement vers une boutique lumi- neuse ; mais elle recula : des soldats s’enivraient et défonçaient des futailles. Toutes les fenêtres d’un hôte ! étaient éclairées… et elle y courut, mais des ordonnances en vert réséda s’empressaient autour d’officiers noirs de poussières et déjà le verre en


main.

Des chants étranges montaient maintenant dans le silence de la nuit. Pour protéger leur orgie, les Allemands allumaient encore des incendies aux quatre coins de la ville. Que devenir ? ? Au hasard ; elle se traîna vers un coin sombre, et s’assit sur une borne fontaine, au bas d’un raidillon. Un peu d’eau rafraîchit sa fièvre et trompa la faim qui s’imposait ; puis elle pleura !

Ses joues étaient luisantes de larmes quand un pas pesant lui fit dresser l’oreille, et que son cœur cessa de battre. Pourquoi se sentait-elle troublée d’un tel émoi ? Un homme, un seul, avançaittibulantet gro-

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gnon, mais cet homme se découpait au sommet du sentier comme l’incarnation d’un symbole. C était bien là T hercule ancestral. Son bras ne tenait, il est vrai qu’une massue de verre dans lequel remuait un peu d’alcool, mais !a stature de la brute était énorme, La tête de Jeanne Deckes aurait tout juste atteint la poitrine de l’individu, et ses proportions redoutables firent esquisser à l’imprudente un mou- vement de retraite. L’homme courut sus à la docto- resse. Sans effort, il l’attira vers un peu de clarté, et sourit. Une femme c’était une femme ! voilà tout ce que reflétait le regard du poméranien. Broyant, sans le vouloir, la main de la malheureuse, il l’en- traîna, et mû, par l’instinct millénaire, se mit en quête d’un coin propice. Mais les fumées de l’ivresse ne fixaient pas ses pensées : et ils allèrent longtemps, en lignes brisées, sur une route large et pavée. Puis il chanta, c’est-à-dire que des sons s’ébrouèrent entre des hoquets.

Jeanne Deckes, muette, essaya de dégager ses doigts de l’étau qui s’amollissait à chaque rasade. La bouteille se vidait, et il fallait se sauver avant


que la dernière goutte allumât L’incendie de la chair. Doucement, comme une enfant, très lasse, elle se fit plus lourde, se laissa presque traîner, et les tenailles s’ouvrirent. Elle eut le tort de courir. L’hercule, recouvrant une lucidité de bourreau, la poursuivit, la happa à la nuque et la renversa. La résistance d oiselle qu’elle tenta fut vaincue d’une gifle énorme,


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et ia brûle souilla Jeanne Deckes, que le mot de César obsédait à cette minute : « Nulle science ne vaut un bo uclier ».


Quatre jours la doctoresse marcha vers l’Ouest, se nourrissant des fruits et des fromages oubliés dans les fermes désertes. Elle coucha, comme tous ceux qui l’avaient précédée dans l’exode tragique, — sous des meules ou dans des granges. La pluie tomba sur ses hardes, ravivant la pourpre des maeulatures sanglantes, et sans une pauvre fugitive — qui par- tagea avec elle ses modestes hardes, - -elle eut con- tinué d’effrayer les passants. Une jupe large, un corsage flottant, une jaquette immense lui parurent, dans leur propreté bénie, receler toute l’élégance de ses costumes d’autrefois.

Fuir c’est être libre encore. Mais toutes les routes


aboutissent à des villes ; et les lois de la guerre y prennent les arrivants au collet. Les diplômes, les sauf-conduits, les pouvoirs confiés par la Croix- Rouge, éveillèrent les craintes de l’ennemi, mais les incitèrent à l’exploitation.

Le hauptmann qui vérifia tous ses papiers à Rupt se gratta le front pendant au moins cinq minutes, puis l’interrogea :

— Que faisiez-vous à Saint-Pancré ?

— J y ai soigué des blessés !

— Des soldais ? 198


— Des civils aussi*

— Créiez serment de ne pas entraver notre mis sion, et vous serez chargée d’assurer le service médical d’une ville envahie dépourvue de docteur ?

— Je ferai mon devoir ?

“ C’est très élastique ce mot là ; mais vous serez entre nos mains comme la souris dans les griffes d un chat. Je vais en référer au Commandant.

On sembla l’oublier pendant un mois qu’elle passa chez une vieille, dont l’hospitalité fut médiocrement rétribuée. Au bout de huit jours, scs forces avaient reconquit leur équilibre et ce fut a elle que vinrent peu à peu tous les endoloris des brutalités alleman- des. Du matin au soir elle courut de chevet en che- vet, recevant, des riches, des oboles qu’elle don- naiiaux pauvres,consolant, réconfortant, et portant haut l’espoir de la délivrance…

Au mois d octobre, elle reçut l’ordre de donner ses soins a la maîtresse d un officier prussien, belle louve rousse et grasse à souhait. Elle se rendit dans une jolie propriété que la fille avait occupée sans vergogne, après en avoir chassé les propriétaires ; et, tandis que ceux-ci grelottaient dans une grange la drôlesse se prélassait dans le luxe des vaincus. Elle avait si généreusement versé tout le vin que contenaient les caves que les hauts crûs s étaient vengés eux-mêmes. Cet estomac germain, endurci aux excès des bières de Munich, n’avait pu résister aux traîtrises des Bourgognes, et linflam-


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mation des tissus la laissait geignante et désolée. Jeanne Deckes fit son devoir, soulagea les douleurs, guérit la malade et prescrivit un régime, que natu- rellement, la louve ne put suivre. Accourue d’Alle- magne pour faire bombance et piller à son aise, elle était obligée — en échange, - de tenir tête aux beuveries des soudards galonnés ; ce qui n’allait pas sans rechutes douloureuses.

Après les fêtes du jour de Tan, une crise plus aiguë sc déclancha : la doctoresse fut mandée d’ur- gence. li était dix heures du matin ; et les membres

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plus las que de raison, celle-ci répondit à l’appel.

— Mère Péchard, dit-elle à sa logeuse, préparez - moi une bonne infusion chaude, car je me sens malade. Je rentrerai aussitôt cette visite achevée.

— Que ressentez-vous madame docteur ? fit la brave femme inquiète ?

— Je ne sais pas ! mes hanches sont lourdes et je suis plus gonflée que de coutume.

— Si c’était vrai, ce que vous craignez, tout de même ?

— Allons donc ! il y a du pour et du contre dans mon inquiétude. Je ne peux pas préciser mon dia- gnostic. À tout à l’heure, mère Péchard.

La vieille — qui n’avait pris aucune inscription dans aucune Faculté — regarda s’éloigner Jeanne Deckes et se signa.

— Pauvre madame Docteur ! si elle voyait son profil, elle ne douterait plus de son malheur !


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Et elle reprit sou trottinement quotidien par la maison, tandis que la doctoresse pitoyable, — même à 1 infamie, — flambait une aiguille pour faire une piqûre de morphine. Soudain, ses yeux se désorbi- terent, une pâleur de cire couvrit ses traits, et elle s’affaissa sur une chaise.


-— Qu’afez-fous… mata me ? dit la malade inquiète.

— Itien, rien, balbutia Jeanne Deckcs, ce n’est rie n !

Toujours blême, elle fit la piqûre, signa une ordonnance, et quitta la patiente quand la torpeur du stupéfiant commença à se manifester. Alors, elle courut par les rues, marmottant des mots d’hor- reur ; et quand elle arriva, elle prit les deux mains de la vieille en criant presque :

— Il a remué, mère Péchard, il a remué !… c’est fini !…

G en él ait fini, en effet, des espoirs auxquels s’at- tardait cette femme de trente-neuf ans. Depuis quatre mois, elle se refusait à croire que la malédic- tion fut tombée sur ses entrailles, et volontairement, elle s’entêtait à se remémorer des cas pathologi- ques déroutants. Elle espérait les rééditer.

— 11 a remué… donc, 11 est là !… 11 est là !…

11, c’était l’atome ennemi qui, pendant le drame de sang, de feu, d’alcool et de bestialité, s’était accroché à ses lianes d’intellectuelle éprise d’infé- condité.


CHAPITRE XIV


Ce que turent Les méditations de Jeanne Deckes pendant les jours qui suivirent cette certitude ? Un épouvantable chaos d imprécations, de dégoûts, et de projets criminels. Mais un événement subit la

contraignit à dissimuler sa rage.

Un ordre du Grand Etat Major Général aile mi a â– déplaça le 20 janvier tous les oIHciers de Rupt et les envoya vers l’Aisne à Ostel, près de Vailly. Or, la louve allemande désirait suivre son protecteur ; pour être sûre que sa nouvelle résidence ressemble- rait à celle qu’elle occupait, elle commença par déménager tout ce qui lui lit envie. Parmi les objets dont elle bouleversa l’harmonie, elle découvrit une cassette qu 1 elle n’avait pas encore aperçue, et qui lui parut contenir des bijoux. En effet, en la secouant, on entendait des résonnances argentines et la cupidité se fit impatiente chez la fille. Au lieu d attendre que l’ordonnance lit le nécessaire, elle se


servit d’un couteau pour forcer la serrure. Le cof- fret s’ouvrit en effet, mais la lame se rompit et le tronçon la blessa très profondément. Pour comble d infortune, la cassette ne contenait qu’un chapelet de cristal, une photographie d’adolescent et une croix de la légion d’honneur. La louve exhala sa déconvenue par des jurons de charretier, pendant tout le temps que Jeanne Deckes la pansa.

— Quel malheur que vous ne suiviez pas le batail- lon, dit la ribaude avec aplomb.

— Je suis consignée dans cette ville, éluda la doctoresse.

— Oui, mais von Reiterhardt, mon fiancié, est très puissant et il est très jaloux des majors mili- taires. Oui me soignera si vous restez ici ?

Il est probable que l’Othello, pour Desdémone de bar, fit des démarches que Ton prit en considé- ration, puisque Jeanne Deckes reçut le lendemain l’ordre formel de se rendre à Ostel et de s’y tenir à la disposition des autorités victorieuses. Toute résistance eut été vaine ; elle partit donc sur l’heure et ne sortit de son apathie résignée qu’au moment des adieux, lorsque la brave logeuse lui murmura:

— Yous m écrirez si c’est uu garçon ou une fille, n’est-ce pas ?

— Comment vous vous intéressez à çà ?

Rt dans le mot.ça… la doctoresse fit tenir toute la haine et tout le mépris humains.

— C’est si innocent… çà… madame Docteur,

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plaida la vieille. Vous ne lui ferez aucun mal au moins ?

— Oli !… non ! mais quant à l’aimer !… .

— Qui sait !

— Taisez-vous, ce serait la pire humiliation.

Elle arriva deux jours plus tard à Ostel et conti- nua, — par ordre, — ses soins à Feifrontée pilleuse. Elle eût tôt fait de trouver des civils malheureux et de porter chez tous les bienfaits de sa science et de sa bonté. Il y avait quinze jours qu’elle habitait sa nouvelle résidence quand elle entendit parler de « La Folle » pour la première fois. Elle s enquit de cette personnalité populaire.

— La folle, lui dit-on, c’est une dame de la Croix Rouge qui a perdu la raison depuis la guerre. On ne sait pas d’où elle est venue. Seulement, les Alle- mands la respectent à cause de certains mots qu’elle prononce, et les Français la nourrissent par solida- rité. Par exemple, on ne peut pas la décider à s’ha- biller proprement. Depuis son arrivée dans le pays, elle traîne une jupe blanche en loques, couvre ses cheveux gris d’un voile en chillon, mais se drape encore avec beaucoup de dignité dans la cape sombre de F uniforme vénéré,

— Où loge-1-elle ?

— Dans un hangar. Elle ne veut pas d’une cham- bre, parce qu elle sort beaucoup la nuit. Si le canon tonne, elle s’en va, revient un peu plus sordide, mange, et disparait encore. Le maire et le curé ont


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essayé en vain de la faire enfermer, Elle a mené si grand tapage qu’on s’est résolu à la laisser libre. Parfois, elle se frappe la poitrine et s’accuse comme d’un crime d’avoir brûlé « de la Houille Rouge », et quand un oiïlcier boche la rencontre, elle trace un sept, dans F espace, en répétant « Tétra ». Ce qui est étonnant, c’est que, lorsqu’elle dit ce mot, les Allemands baissent le nez.


Quelques jours plus tard, la doctoresse se rendait au chevet d’une malade quand elle entendit derrière elle un pas dont la chaussure rendait un son inégal. C’était la folle dont le pied droit traînait une savate, et dont le pied gauche relevait un sabot de valet d’écurie. Mais elle marchait droit devant elle, le buste agressif et la tête haute.

D’abord, Jeanne Deekes ne vit que l’ensemble, à la fois artistique et poignant de cette silhouette tra- gique ; puis elle examina les traits de la passante. Elle dût faire un effort pour retenir une exclamation.

Malgré la crasse de ce visage décharné, elle avait reconnu la sage-femme •■complaisante de jadis.

— Madame Rhœa Rhœa ?… dit la doctoresse


à voix basse.


La folle s’arrêta.

— Qui m’appelle Uliœa ? Rhœa était la mère des Titans ; c’est elle qui sauva Jupiter, car Neptune dévorait ses enfants. Et moi, je ne mérite pas ce nom. C’est moi qui mange les enfants ; je n’ai sauvé que les petits Lartineau. — Brrr… pensa Jeanne Deckes. La mâtine a la folie dangereuse pour ses anciennes clientes. Heu- reusement qu’ici nul ne peut approfondir. Rhœa ?

i

reprit-elle, où aLlez-vous ?

— Où je vais ? aux Limbes retrouver les gosses que j’ai empêchés de naître ; ils sont très beaux ; il y en a de grands, de petits, d’entiers, de mutilés, et je vais tous les jours les visiter. Je leur ai promis qu’à la première occasion, je leur donnerai la vie. je leur

dois bien cela.

— Et… Où sont les limbes ? insista la doctoresse, — Viens ! je te les montrerai, parce que je m’y

connais. Je sais ce que tu portes là.

Son index maigre et sale pointait vers l’abdomen


saillant.


Un instant Jeanne Deckes hésita à la suivre, mais


elle avait vécu tant de dangers depuis quelques mois qu’elle risqua [ aventure. Celle-ci, en eifet, l’entraîna à quinze cents mètres de toute habitation, et la


poussa dans une ruine qui paraissait avoir été une


sorte d’usine. Elle suivit la malheureuse quand elle entra daus une salle au toit défoncé, et, tout de


suite, elle saisit le rapport qui s’était établi entre ce


spectacle et les remords de la démente.

L’usine avait fabriqué des poupées. Des tiroirs arrachés, des cartons é ventres sortaient des bébés — dits incassables — qui, de leurs yeux de faïence fixaient tout et tous. Il y en avait de toutes les tailles ; les uns complètement abîmés par les piatras et la

pluie ; d’autres préservés par miracle montraient encore quelque fraîcheur.

Rhœa fît signe à Jeanne Deckes de l’accompagner, et passa dans une autre pièce. Là, dans le désordre des placards — brisés par les projectiles — gisaient des membres de poupées séparément groupés. Dans un coin rien que des têtes ; plus loin, des tas de bras, el plus loin encore, des troncs rosés. Une boîte d’yeux s’était renversée dans une petite mare, et ces regards, éparpillés sous l’eau trouble, semblaient guetter un sourire. Quand elle eut fait visiter à la doctoresse ce quelle appelait ses « Limbes », Khœa se baissa, ramassa au hasard des poupées, des tètes et des bras, en emplit son jupon, et se dirigea vers la sortie. Gomme elle semblait se désintéresser désormais de Jeanne Deckes, celle-ci lui demanda :

— Où allez vous porter ces choses ?

— Chut ! ceci est mon secret !

Et sans plus de façons, elle laissa là son ancienne cliente pour s’enfoncer dans la campagne où l’atti- rait une cachette lointaine.

Le soir de ce même jour, le canon gronda comme un fauve qui s’éveille ; et, — vers l’aurore, — l’acti- vité de l’artillerie fut tellement intense que l’espoir et la terreur se partagèrent l’âme des habitants d’Ostel. Dans la rue principale, les troupes alle- mandes s’agitaient avec une ardeur incroyable. Ï1 passa des auto-mitrailleuses avec un bruit de ton- nerre ; des troupes de renfort furent amenées au pas gymnastique ; ce fut le branle-bas de combat des Grandes-Heures. Il dura près d une demi-journée, et recommença pour les contre-attaques sans doute, mais les uniformes gris-réséda ne changèrent pas de direction. On vit revenir de nombreux fourgons bondés de blessés ; mais l’échee de nos armes ne ht


plus de doute pour personne lorsqu’on vit arriver — précédées de la stridence des sirènes — les auto-


mobiles de l’Etat Major. Pendant que passait la torpédo, dans laquelle plastronnait von Keller, Rhœa vint, dans la rue, au devant de la doctoresse

et lui confia ;

— Je vais mettre quelques petits dans la houille rouge ; elle les réchauffera et ils sortiront enfin des Limbes !… Chut !…

Le lendemain — dans une voiture d’ambulance, on rapporta le cadavre de la folle, le front troué d’une balle. Un des rares blessés français qu’on eut relevés dans celte affaire raconta ce qui suit à Jeanne Deckes appelée à lui donner des soins.

— Depuis vingt-quatre heures, dit-il, j’étais tombé, la cuisse fracassée, et j’avais vu beaucoup de cama- rades achevés par les nettoyeurs de veilleuses, quand une femme parcourut le champ de bataille.

— Qu’appelez-vous des nettoyeurs de veilleuses ?

— Ceux qui se penchent sur les corps étendus, les dépouillent, les brutalisent pour leur arracher une plainte. Souvent le blessé contient ses cris et reste muet, mais ses yeux s’ouvrent malgré lui, et â–


— 208 —

la lueur du regard leur révèle la vie. Alors, ils dé- chargent leur révolver pour éteindre cette veilleuse d’àme qui tremblotte devant une agonie. Voilà ce

que c’est.

— Continuez votre récit* je vous prie. Cette femme

était donc au milieu du charnier ?

— Oui… elle portait quelque chose sous son man- teau ; et, dès quelle entendait râler : « Maman ! » el le jetait des objets avec un grand geste de semeur. Quand je lui ai dit : « Madame… à boire, s’il vous plaît ? », elle a fait un signe et m’a lancé des bras de poupées. Ils sont tombés autour de moi comme des graines, pendant qu’elle chantait .

— « Formez des bataillons !… »

Longtemps sa silhouette eut, — sous la lune, — l’incohérence de mouvements d’un épouvantail secoué par la rafale. C’est sans doute parce qu elle s’était peu à peu mise à hurler :

_« Formez des bataillons 1 »

qu’un détrousseur l’a abattue au milieu de la boue. En tombant, elle lançait encore des bras et des jam- bes de poupées. Il paraît que c était une folle !

_ o u i, dit Jeanne Deckes, mais qui pourra dire à quel moment elle a etc le plus folle.


Cependant, von Keller, qui avait commandé la défense de Vailly était arrivé de Cessière pour véri- fier les effets du combat ; et, pendant que la docto-

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- 209 -

resse écoutait ce récit, lui, dominait le champ de bataille et évaluait le carnage. Il regardait tous ces corps distendus ou recroquevillés, et son odorat semblait sc complaire aux émanations de mort qui chargeaient déjà Fatmosphère.

— Décidément, dit-il à son officier d’ordonnance. Vitellius devait être Germain, car je trouve comme lui, que le cadavre d’un ennemi sent toujours bon. Mais… qu’est-ce que j aperçois sur ces tas de mac- chabées ? Cela brille, cela fait dos tâches bizarres. Allons voir !

il descendit du tertre sur lequel il paradait, et pataugea dans l’innommable.

— Von Kriegen… regardez donc ! ce sont des jouets !

En effet, le hasard avait posé sur des lèvres exsangues les baisers froids de quelques poupées jetées par Rhœa. D’autres s’étaient trouvé blotties dans des bras qui paraissaient les bercer, et, très loin, à droite et à gauche, des têtes blondes — qui semblaient des décapitées de Lilliput, — gisaient pôle mêle dans les sillons, sur des cœurs et dans des poitrines ouvertes par la mitraille. Tous ces yeux inertes et brillants dardaient leur regard glacé ; et les bouches de carton pâte sou- riaient au sein même de la mort. Ce sourire finit par halluciner les officiers ; et von Kelier, —pour

chasser le malaise qui l’envahissait — éclata de rire :


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__ Des gosses… Ils ont cru serrer des gosses ! les imbéciles ! Ce sont des poupées ; c’cst tout ce qu ils méritent ! Ecrivez au rapport, car le général aime les détails savoureux : « A r isitë mine de Houille rouge ; trouvé fossiles de parisiennes ! »… ah ! ali ! s’il ne me nomme pas Colonel après celui-là !… ah !

an ; ah !…

_ Sont-elles vraiment aussi… montantes qu on

le raconte, dit le jeune liauptmann.

_ Peuh ! elles sont décoratives, surtout ! Paris…

La rage que ce mot évoqua dans lame du Com- mandant lui fit battre fébrilement la charge sur ses

bottes avec le bout de sa cravache,

— Paris ! reprit-il, l’avoir si bien miné avec les

Tétraèdres et ne pas l’atteindre ! Quel camouflet ! Mais… nous y arriverons et la tour Eiffel sera le mât de cocagne d’une belle Kermesse !

— Si le tonnelier nous laisse passer !

- Qui eût imaginé cette force ?… J’avoue que nul

ne Pavait soupçonnée.


Le départ de l’Elat Major allemand pour Cés- ures, — huit jours après cette aventure, — rendit à la ville l’aspect relativement débonnaire d’une petite garnison. L’ennui tombait implacablement sur les officiers détachés et dispersés dans des logis dont le confort variait beaucoup. Aussi, pour oubliei ce mécompte de la conquête, les Allemands vidaient-

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211 -


ils toutes les caves, même celles des pays environ- nants, car celles d Ostel étaient à sec depuis l’au- tomne. Naturellement ; la louve payait ses déborde- ments par dos souffrances qui n’adoucissait pas son humeur déjà brutale.


Mars commençait à violacée les branches ; et les bourgeons naissants hérissaient les arbres d’un trait d’ombre où le vert et le mauve se disputaient la préséance. Quelques ailes d’insectes s’essayaient au soleil, et des hirondelles cherchaient en vain cer- tains nids de l’année précédente. Quelque chose de mystérieux et d’insinuant pénétrait les hommes, et provoquait ces douleurs et ce biemêtre indéfinis- sables qui précèdent le printemps. L’état de santé de Jeanne Deckes subissait— comme tout le monde — cette irrésistible poussée de la nature, et cela avait déterminé chez elle une grippe assez rebelle. Elle s’était résolue à garder la chambre quand elle fut appelée chez von Reiterhardt.

— Impossible, répondit-elle, je suis malade moi- même.

Deux heures plus tard, elle reçut un second ordre :

— Impossible ! fit-elle dire de nouveau.

Le soleil baissait à l’horizon quand un planton se présenta, tenace et indiscret.

— Le hauptmann demande ce que vous avez ?

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Exaspérée par tant d insistance, la doctoresse se redressa, et, les yeux dans les yeux du soldat, lui cria :

— Ce que j’ai ?… Ceci !

Et elle plaqua sa robe sur ses flancs.

L’homme salua, presque respectueux, et disparut ; mais une demi-heure plus tard, il reparut avec un ordre écrit.

— « Ma Dame soutire. Venez lui faire une piqûre où je sévirai demain. Des otages sont précisément en partance ».

Von Reiterhardt.

Toujours l’odieuse menace ! Elle s’habilla et lente- ment s’achemina vers les tyrans.

— Et voilà par quelle race j’ai été souillée !

La rage est mauvaise conseillère, aussi, dès les premiers mots insolents, que la malade lui adressa en guise de souhaits de bienvenue, elle répondit la

voix sèche et excédée :

— Madame, si vous continuez… je me retire !

-- Me laisser souffrir, moi !… parce qu’un loupiot français se prépare I non… mais… des lois !

Depuis longtemps, Jeanne Deckes s’était aperçue que la louve avait fait un stage patriotique dans les promenoirs des Folies Bergères. Elle en avait retenu quelques mots d’argot que son accent dépouillait de tout humour :


«VW* - - fliiram.*


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— Et… s’il n’était pas français, mon loupiot ?… mon petit de loup ? riposta la doctoresse, l’aiguille droite et la seringue chargée.

— De quoi ?., de quoi ?., sursauta la fille en une ignoble fureur. Il serait d’un homme à nous, ce cochon !

L’insulte atteignit la mère au tréfond de sa noblesse animale. Elle se contraignit, piqua la chair grasse, et répliqua froidement en retirant la pointe de platine.

— La chose est bien possible !

Une obscure jalousie de femelle bouillonna dans le cerveau de la prostituée. Oubliant ses douleurs, elle se redressa et s’agrippa au bras de Jeanne Deckes, l’attirant vers le Ht :

— Dites que ce n’est pas vrai ?

— C’est donc si ennuyeux pour vous, cette hypo- thèse ?

— Un Allemand ! dans un ventre de Française ! quelle abomination ! ah ! ah ! ah ! soyez tranquille, on vous le prendra, le petit ; on ne va pas vous laisser cet honneur, je pense !

L’orgueil immense de cette réplique apaisa la colère de la doctoresse ; il contenait tout le pro- blème des races et de la suprématie que chacune d’elles tend à acquérir. Certes, non, elle ne se laisserait pas enlever cet enfant puisqu’il avait puisé dans son sang toutes les affinités qui naissent de la collaboration des mères. Résolue soudain à


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— 214 —

l’acceptation de son destin, elle s’inclina pour pren- dre congé.

— Rassurez-vous, Madame, le loupiot sera Fran- çais. Il est Français.

Mais la surexcitation de l’Allemande n’était point calmée. Son instinct flairait le dol fait à son espèce ; et l’engourdissement médical qui l’envahissait, s’agi- tait de blasphèmes orduriers.

— Les champs mitoyens auraient des luttes de racines si la terre avait conscience du partage des propriétés ! pensait Jeanne Deckes en regagnant son gîte.


Le lendemain, un pli qu’on lui porta dès l’aube l’informait quelle était désignée comme otage, et serait conduite sous escorte à la gare de Laon.


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CHAPITRE XV


Vers la fin du mois d’août 1914 la terreur fit son apparition dans la capitale.

On annonça coup sur coup que Lille avait capi- tulé, que Saint-Quentin était envahi, et l’on apprit brusquement que Compïègne avait abrité l’avant- 0 -arde d’une armée formidable. L’exode des civils

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commença dans une bousculade indescriptible : les wagons à bestiaux résumèrent le dernier mot du

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confortable pour millionnaires en débandade ; et Paris, débarrassé comme par enchantement de son élégance outrancière, devint silencieux et sévère comme une cathédrale.

Dans les rues, on ne voyait que des visages graves ; et jamais les hommes murs ne furent plus beaux qu’à cette période. Ils allaient par les trot- toirs, le nez baissé sur les bulletins de défaites, ou les veux désenchantés, perdus dans leurs anciens rêves. Tous semblaient ressasser la même phrase :

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— Alors,., la guerre était possible !… Ni l’horreur du sang, ni l’énormité de l’aventure, ni le respect des traités, rien ne compte… et par notre faute, rien n’est prêt chez nous ! !…

Leurs rides, flasques et distendues, plaquaient sur les pommettes et les mâchoires des chairs flétries que nulle velléité de séduction ne soutenait plus. Ni fille, ni amante ne tentait leurs derniers feux : toute la puissance affective de leur vieillesse était dirigée vers le Front où se battaient leurs Fils. Et les faits accomplis réveillaient leur somnambulisme politique. Maintenant ils comprenaient quel mirage avait hypnotisé leur entendement, et fait de l’utopie socialiste l’instrument de la déchéance. Ils savaient bien, ces hommes à barbes blanches — que l’âge mettait à l’abri des risques militaires — que c’était


eux qui étaient responsables du désastre. Beaucoup se souvenaient de 1870, et cependant ils avaient voté contre les crédits de guerre, ils avaient, par veulerie, par erreur, ou par intérêt, mis leurs fils désarmés devant la gueule des canons. Leurs Fils… Ils tombaient comme des phalènes, ces innocents de vingt à vingt-cinq ans ! La Belgique et l’Alsace en virent succomber touL de suite des milliers ; et les fantômes des premiers héros se dressèrent devant leur conscience de pères coupables. Mais ils étaient beaux les vieux hommes… parce qu ils ouvraient enfin les yeux à la vérité. Malheureusement, la glu qui fermait leurs paupières était si épaisse qu’il 217


avait fallu des torrents de sang chaud pour en laver leur raison.

— Nous nous sommes trompés ! disaitle tassement subit de leurs épaulés.

Et leur attitude marquait une si douloureuse sur* prise qu elle décourageait les plus légitimes récrimi- nations. Celte beauté de pénitents contrits, ils la conservèrent jusqu’à ce que la Victoire de la Marne ait sauvé la face de l’honneur national. Toute la jeu- nesse était tombée, mais la France était debout, et les tètes chenues se redressèrent, comme si le par- don leur fut venu d’En Haut.

La vague de fond de l’invasion avait à peine

menacé Faris pendant quinze jours, et ces deux semaines d’angoisses avaient suffi pour bouleverser de fond en comble toutes les morales et toutes les conceptions… La vie avait perdu soudain toute valeur intrinsèque et rien ne parut ridicule comme de s’effarer de ce que l’évaluation de nos morts atteignait un chiffre désolant. Les cadavres s’amon-

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celaient et l’esprit se familiarisait avec la fatalité des hécatombes au point de se désintéresser des vagues individualités. Même, l’anonymat fut infligé, — sans utilité apparente, — aux braves qui mou- raient bien ; la gloire ne devait pas être, dans cette guerre, la monnaie de l’héroïsme.

En moins d’un mois, toutes les notions essentielle de la vie sociale avaient été renversées ; et l’argent subit la même dépréciation que la vie. Les moratoria - 218 —

mirent une trêve dangereuse à l’obligation de payer ses dettes, et l’on ne sut plus au juste où était son Devoir. Pendant quelques semaines on le chercha dans la Bonté, et beaucoup l’y rencontrèrent.

Si quelque chose peut consoler les acteurs et les spectateurs du drame de ces premiers jours de cam- pagne, c est d’avoir pu vivre précisément dans une atmosphère de solidarité surhumaine. Tout le monde fut bon, jusqu’au barrage de l’invasion. Tous les cœurs s’émurent ; toutes les escarcelles se vidè- rent ; toutes les morgues fondirent. On vit les mains pûles des oisives dans les mains rudes des travail- leurs, du haut en bas de l’échelle des classes il n’y eut pas une discordance ; dans le naufrage de la Patrie tous les Français firent assaut de bonté. Ou’on 1 appelle fraternité ou charité, elle jaillit comme une source vive ; et pendant quelques jours elle fut la Police et la Loi. Son élan si pur et si magnifique devait s imposer et régner sur le malheur: elle ny manqua point, ELe fut la reine que je peuple, un peu penaud, élut pour panser ses blessures. On la vit dans les hôpitaux toute do blanc vêtue, n’ayant pour toute parure qu une croix couleur de rubis : on la trouva gainée de noir dans les ouvroirs, dans les soupes populaires, dans les œuvres d’assistance. Elle montait les escaliers les plus sordides, visitait les moindres recoins de la misère et découvrait jusqu’aux détresses farouches et orgueilleuses. imw* v ^ V. 1 .*


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Et les femmes furent tontes belles parce qu’elles ne se parèrent que de leur cœur. Elle devaient infailliblement accomplir de grandes choses et l’un des premiers dévouements qui s oUrit en septembre fut celui de Sylvia Maingaud Bertol.

Ses trois enfants, — une fois en sûreté chez la grand’mère paternelle qui habitait au Bouscat un pavillon perdu sous un fouillis de glycine et de vigne- vierge, — elle se présenta au médecin-chef de rhôpital temporaire 91, à Bordeaux.

On venait d’aménager dans un magnifique lycée une formation sanitaire où trois cents blessés alle- mands et quatre cents français recevaient les soins de médecins éminents ; mais ce n’est pas parce qu elle était intelligente, vigoureuse et compétente qu’on l’accepta. Ce fut parce qu’elle eut soin de faire étayer son zèle de protections politiques très puis- santes. Une fois dans la place elle se prodigua dans les besognes les plus humbles et les plus mater- nelles, et dès lors commença pour elle la grande épreuve de l’Injustice.

Le service de santé, — c’est maintenant un fait avéré — était moins que rudimentaire en 1914. Les militaires traitaient la science comme le muscle, et prétendaient la soumettre aux aimables fantaisies de la caserne. Du moment que tout homme pouvait mettre une balle dans la peau d’un autre, tout — 220 —

homme devait pouvoir l’en retirer. Partant de cette logique d’adjudant, des dentistes furent préposés aux amputations, des laryngologistes arrachèrent des molaires, et les pharmaciens expédièrent des colis-postaux. C elait le chaos !… un chaos qui stu- péfia les femmes et diminua leur admiration sécu- laire. Quelques-unes osèrent de timides réflexions et ce fut une explosion de colère martiale.

Comment ?,., les infirmières se permettaient de protester alors que les blessés matés par la souf- france et la discipline acceptaient les pires priva- tions ? Les officiers avaient toutes les compétences : toutes les infaillibilités : c’était dans le réglement ! Silence dans les ramps rompez !

Et les dames de la Croix Rouge ne dirent mot, afin qu’on les laissât au elievet des parias de la défaite. Mais, si on avait brutalement muselé leur indignation, on ne put les empêcher de regarder. Tout en s’ingéniant à atténuer des fautes, elles virent. De leurs yeux et de leurs sourires se déga- geait une éloqueuce irritante pour l’incurie des res- ponsables : elle exaspéra des amour-propres, et la calomnie souilla leur Charité. Mais le temps devait faire justice du débordement de malveillance qui essaya de chasser la Femme des formations mili- taires. Les médecins sacrèrent, les gestionnaires jurèrent, mais tout le monde finit par convenir que les maçons et les charpentiers ne pouvaient lutter avec elle, d’adresse et de douceur. On finit par


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l’admettre — en ayant soin de bien marquer qu’on la subissait — et la plus déplorable réputation fut faite à sa générosité. Pourtant, il n’y eut pas d’embus- quées parmi ces bonnes samaritaines.


Les quarante ans de Sylvia Maingaud Bcrtol étaient une véritable splendeur. Le bonheur avait épanoui sa beauté sans que l’âge ternit la blancheur de ses dents ; l’embonpoint qui rendait ses formes dodues les laissaient fines et élégantes. Quelques fils d’argent aux tempes reculaient à peine la ligne de son front, et, tout de suite, elle fut adorée de ses blessés. Elle savait tout entendre et ne répondre qu’aux jolies paroles ; amie des mères désolées et des fils résignés, elle devint l’idole de sa division. Ah ! comme elle les aimait tous ces pauvres héros victimes de la théorie du panache : irais, que de belles histoires ils lui contaient en revanche, au crépuscule !

En septembre 1914, on ménageait à ce point les nerfs des non-combattants, que les trains de blessés étaient garés aux stations, et qu’on ne les déchar- geait que la nuit. Dans le silence des rues de pro- vince, les autos grises filaient à toute vitesse sans â– déranger les rêves des citadins, et les portes des hôpitaux se refermaient enfin sur des misères indes- criptibles. Un matin — quand elle arriva pour les pansements — on lui désigna un des nouveaux


débarqués de la nuit, il était blond, avec des yeux très bleus, et une mélancolie profonde semblait

s’être figée sur ses traits.

— Comment vous appelez-vous ? dit-elle.

— Mandade, madame.

— Qu avez-vous comme blessure ?

— La chair de i épaule arrachée.

— En effet son cas était grave.

— 11 faut écrire à votre mère mon ami ’

— Je n’en ai pas î

— Vous avez bien un parent ?

— Je n’en ai pas î

Elle n’osa pas lui demander s’il avait une amie, tant elle redouta qu’il fût aussi sevré de cette dou- ceur. Huit jours plus tard il n’était pas guéri, mais la fièvre avait cédé ; la plaie évoluait vers la cica- trisation, et la confiance était née entre le pupille de l’Assistance Publique et Madame Sylvia comme on appelait le professeur de piano

— Je ne sais pas comment m’y prendre, dit un jour ce blessé. Figurez-vous, madame, que j’ai une mission à remplir.

— Laquelle ?

— Pendant une huitaine de jours j’ai eu pour camarade un nommé Marcel Dumont ; un type pas banai qui me racontait sa vie pour me faire oublier la fatigue aux étapes. Chaque fois que nous avons risqué notre peau à Chaulnes et à Hoye il me parla surtout de ses premières amours. Dans celles-ci il y S \ •


avait paraît-il une dame de la Croix rouge qui s’ap- pelle Madame Rliœa. Il est sûr quelle est infirmière puisqu’il Ta rencontrée, en costume.

— Où cela ?

— Je ne sais pas ; mais il l’a vue rejoignant son poste. Son nom revenait souvent sur ses lèvres.

_ N’a-t-il pas dit qu elle avait été sage-femme ?

— Je crois que oui. En tous cas il m’avait fait pro- mettre de remettre à cette dame une photographie qu’il regardait souvent. Ce pauvre garçon devait avoir le pressentiment de sa destinée ; ! avant-veille de sa mort il m’a remis cette image, toute jaunie ; elle date de 1893. Vous le voyez, c est celle d’un bébé qui sourit. Par derrière il a écrit quelques

mots.

Sylvia prit le carton, le retourna et lut :

— « Ce qu’il faut regretter c’est qu’il ne puisse

me venger ! »

— Eh bien ! il faut envoyer ceci à son adresseI

— Je l’ai perdue. Le bruit du canon, les angoisses, la douleur m’ont enlevé la mémoire et j’ai égaré la lettre qu’il avait jointe à ce souvenir

— Je connais bien une Rhœa, elle habitait 120, rue

Notre Dame de Lorette.

— Cest cela à Paris n’est-ce pas ? c’est elle, c’est elle, quel bonheur !

— Pourquoi dites-vous quel bonheur ?

— Songez, Madame, je vais sûrement avoir une amie en elle.


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— 224 —

— Elle a près de cinquante ans.

— Tant mieux ! Savez-vous si elle a un fils ?

— Un fils ?… non… elle n’en avait pas lorsque je

l’ai connue… à moins que cet enfant…

— Ce serait trop de chance… Dans les livres on voit des dames donner leur affection à des déshé- rités comme moi quand ils sont porteurs de messages extraordinaires. Alors supposez quelle soit bonne et qu’elle aime ce Marcel Dumont ; pour parler de lui avec moi, elle voudra me voir souvent, et puisqu’elle pourrait être ma mère… Je me ferai une illusion.

— Essayez ! dit Sylvia, toute remuée par cette tendresse d’homme, guettant une âme en mal de soli- tude, pour y blottir son abandon.

— Comment est-il mort ce Marcel Dumont ?

— Magnifiquement… comme un lion ! Il a tiré jusqu’à sa dernière cartouche, et c’est la septième balle ennemie qui l a couché pour toujours.

Mme Sylvia se souvint, en allant de chevet en chevet, que Rhœa leur avait jadis conté les raisons de sa haine pour l’homme qui s’éloigne, et pour l’enfant qui éloigne. Etait-ce ce héros, qui avait fait couler ses larmes ? Si oui, la mort du Français rachetait largement la vie du séducteur. Décidé- ment toutes les aventures d’amour semblaient pué- riles à l’heure de l’extermination des mâles. El le qui avait jadis pleuré sur 1 égoïsme d’un quadragénaire ne parvenait plus à comprendre ses désespoirs

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Heureusement que le ciel était clément à son bonheur et qu’elle avait de bonnes nouvelles de son mari.

— Avez-vous une réponse de Mme Rhœa ? demanda parfois l’infirmière à partir de cette con- fidence.

— Non !] disait chaque fois plus tristement le jeune Mandade, Je n’ai jamais de chance.

— Eh bien puisqu’elle ne répond pas, je vais vous adopter comme filleul moi. Mon mari le permet, et

quand vous repartirez au front il faudra me donner de vos nouvelles.

— Quelqu’un s’intéressera à moi ? fit le soldat tout interdit.

— Bien sûr moi. C’est convenu ? Oui ? c’est bien… guérissez vite maintenant.

Une jolie femme auréolée d’un voile, et qui lui offrait son amitié, ce fut trop de bonheur à la lois pour le jeûne d’affection de ce pauvre cœur. Aussi le blessé en fut littéralement obsédé. Dès sept heures du matin il était aux fenêtres pour saluer Je premier Madame Sylvia ; dans la journée il rôdait à ses trousses pour lui éviter de menues fatigues ; et quand il y avait intervention chi- rurgicale, il attendait jalousement que sa « Croix. Rouge » descendit avec le malade. On s’aperçut bientôt de ce manège, sans comprendre la pureté de cette sympathie, ni quel en était le mobile. Et comme les soldats sont chastes par définition,

îo


— §26 —

ils se prétendirent choqués par cette adoi’ation naïve.

Un jour que madame Sylvie entrait à l’hôpital on lui remit un ordre du gestionnaire. Elle était inlormée qu’elle devait désormais réserver ses soins aux Allemands. Elle pensa tomber à la renverse tant ce devoir lui sembla au-dessus de ses forces.

— Monsieur, dit-elle au médecin-chef, je 11 e pourrai jamais me résoudre à cette besogne. Sauver les assassins de nos enfants ! Jamais !…

— Supposez, Madame, que votre mari soit blessé et prisonnier,

— De grâce j’en mourrais…

— On ne meurt pas d’horreur, et l’humanité se tait assez de mal pour que nous lui fassions un peu de bien. Bornons la haine ; et que la pitié commence où meurt !e bruit du canon…

— Je ne parle pas l’Allemand…

— Le vétérinaire parle-t-il chien ou cheval ? il guérit tout de même.

— J’ai peur de ne plus être bonne ?

— Vous Actes pas obligée de l’être ; mais faites qu’ils vous croient bonne. Mentez leur !… ce men- songe sera sublime.

Aline Sylvia ne se douta jamais du motif de son changement de division ; elle alla à son nouveau poste et resta toute droite au seuil d’une salle de captifs, comme si elle eut été poussée dans une cage de tigres. Un médecin bavarois qui parlait assez

227


bien le Français, l’accueillit d’un silence hautain ; mais le docteur français lui sourit et l’encouragea.

— Venez à mon aide, dit il, je suis pressé I Madame a son mari sur le front, ajouta-t-il en guise de pré- sentation à son confrère ennemi.

— Celui-ci ne s’inclina pas, et son regard hostile se planta dans celui de l’infirmière avec un mépris intraduisible.

— Où combat-il ? daigna-t-il s’informer.

— Dans le Nord.

— Tans pis pour lui, car nous irons à Calais.

A partir de ce jour elle ne connut plus la douceur d’être espéi’ée. Elle ne fut plus accueillie par des sourires et des prières, et une fois les pansements achevés, elle s’asseyait sur une chaise, et tricotait dans le bourdonnement rauque des conversations des blessés. Dans le silence des heures de garde elle vécut une vie intérieure d’une intensité magnifique. Les lettres qu elle écrivit à son mari furent d’une telle beauté qu’elles élevèrent jusqu’aux extrêmes limites de l’héroïsme la volonté du pacifique territo- rial qu’il eut été par tempérament. Les nouvelles des enfants passaient après celles de la patrie et l’ému- lation de sacrifice qui s’établit entre ces deux bour- geois fut splendide. Quel livre d’or on pourrait écrire avec toute L’abnégation qui circula en fran- chise postale pendant cette guerre épouvantable.

Depuis quelques jours pourtant — en février 1915, — Mme Sylvia se sentait nerveuse ; eile demandait IffllMi ill n 1 1 nu 1 1 > ii iéu i . . …«v<

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à chaque courrier s’il n s y avait pas une lettre à son nom.

— Non, Madame Sylvia, rien encore, répondait le concierge. Ne vous dérangez plus je vous la ferai porter dès que j eu aurai une.

— C’est que, voilà dix jours que je suis sans nou- velles ; s’excusait l’angoissée.

Elle reprenait un matin le chemin de sa division, quand elle entendit ouvrir la grande porte cochère de la cour principale, en même temps que sonnait le rassemblement des brancardiers. Comme tous les auxiliaires inoccupés à cette heure, elle attendit l’entrée des fourgons gris. Sitôt les battants ouverts, elle vit apparaître des soldats de diverses armes allemandes. Ils avaient tous au milieu de leur pâleur, l’interrogation craintive d’un regard de vaincu ; ils hésitaient à confier leur sort à cette foule de convalescents accourus. Mais leur inquiétude ne durait guère. Si la voix du sergent qui commandait la manœuvre était rude et sévère, les yeux des bran- cardiers et des rescapés en traitement étaient una- nimement pitoyables.

— Les pauvres bougres ! disait-on de toutes parts.

Ces mots résumaient tout le pacifisme français.

— Ces trois civières à la division 7…

— Une, à la division 3…

— Les deux autres… dortoir 7…

C’était le service de Madame Sylvia, et elle sui- vit les corps étendus.

— Y a-t-il des Français ? dit-elle en passant au

sous-officier distributeur.

— Un fourgon seulement, lui répondit-il pressé. Elle eut bien voulu rester encore, mais le Devoir

était là haut, et lui assignait pour 1 heure une besogne rebutante. Elle monta. Le soir, à la contre visite, le major Boisse, qui assumait la charge de traiter les hostiles, commença le pansement tout en causant avec son infirmière Un des malheureux avait la jambe dans un tel état, que pour la mettre dans une gouttière, — sans le faire hurler, — le médecin proposa :

— Pourriez-vous lui donner un peu de somnoforme pendant que je ferai le nécessaire.

— Mais certainement, docteur.

Très douce, elle prit le masque de gaze et versa le soporifique tout en surveillant le pouls du blessé. Le major, lui, continuait à bavarder ; il racontait la victoire belge, et nos succès dans le Nord. Tout à coup il se souvint.

— A propos… il y a un Bertol dans les hrançais nouveaux venus, c’est peut-être un de vos parents ?

— Bertol, cria presque Sylvia ; c’est mon mari.

— Mais non, il est porté Maurice Bertol ; il n’y a pas de Maingaud,

— C’est lui, c’est lui… où est-il ? quelle division ? Mue par un très excusable élan d’amour, elle

posait le flacon de somnoforme et ne songeait qu’à rejoindre son époux lorsque le malade geignit.


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-- - t. :v - 230 —

— Il va chanter l’animal ! dit le docteur.

Aussitôt, Sylvia reprit le tampon et s’excusa.

Pardon, Monsieur, j’irai là-bas quand mon devoir sera rempli ici ; cela n’a été qu’une seconde de faiblesse, pardonnez-moi.

— C’est tellement naturel, Madame ; mais je suis heureux que vous ayiez compris vous-même toute la grandeur de votre tâche. Bravo ! nous irons ensemble tout à l’heure auprès de votre mari.

Ils y allèrent en eifet, dès que les existences qu’on leur avait confiées furent à l’abri de toute alerte.

La rencontre de Maurice Bertol et de Sylvia fut

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déchirante. Le major de la division, où on l’avait hospitalisé, venait de déclarer qu’une amputation immédiate s’imposait.

Sylvia, dit le moribond, si je guéris tu ne pourras plus m’aimer… Je serai infirme.

— Tais-toi, tais-toi, ne blasphème pas. A quelle heure aura lieu l’opération ?

— A trois heures cette après-midi.

Dois-je lui amener les enfants auparavant, docteur, dit Madame Sylvia la voix basse.

— Oui !… laissa tomber le praticien.

C était un arrêt de mort. Elle eut le courage de

sourire au malade et de courir au Bouscat. Elle en

revint avec ses trois petits qu’elle poussa vers le lit de fer.

Papa, dit Louneline, je suis ià… regarde moi papa ! Le blessé posa ses yeux las sur la tête blonde de l’enfant, et prit sa menotte gantée. Serge, le gamin de quinze ans, s’était glissé de l’autre côté du lit et s’emparait de l’autre main du mourant, tandis que Sylvia penchait vers ses lèvres les joues fraîches de la petite Yette à peine âgée de dix huit mois.

— J’avais si peur de ne pas vous revoir, dit-il.

Des larmes coulaient sur son pauvre visage

émacié par la souffrance et des émotions terribles.

— D où viens-tu Papa ? Qui t’a blessé ? tu l as tué j’espère celui-là ? questionnait Emmeline.

— Ai-je tué celui qui m’a terrassé ? Je l’ignore. Mais un jour on racontera peut-être la page admi- rable que le 9 e corps a écrite avec son sangàYpres. J’ai tracé mon petit mot sur cette page, voilà tout. Mon petit Serge… il va falloir que tu prennes ma place : — non pas encore au Front, — mais au foyer. Yeiile sur ta mère et sur tes sœurs…

— Mais papa… c’cst au moins un jour de grande victoire qu’il t out fait mal, les méchants, fit Emme- line.

— Oui, et non. Nous les avons arrêtés, c’est déjà quelque chose, mais… on les aura… on les aura.

— Parfaitement, on les aura ! répéta Serge impé- ratif.

On les aara\,,. scie populaire qu’il nous faudra graver plus tard sur les monuments de nos morts, parce qu’elle a illuminé de sublimes agonies.

Ce que fut cette journée pour Sylvia Maingaud


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232


Bertol il est inutile de la décrire. À quatre heures son mari était opéré, mais sa faiblesse était telle que

les plus redoutables complications étaient à redouter.

Le lendemain matin, — après une nuit passée à son chevet — elle vit la poitrine et le front de son mari se couvrir de tâches suspectes, le thermomètre accu- sait une hausse inquiétante, et. à la visite, le major sacra :

La typhoïde maintenant… il nous manquaii

cela.

La température s’aggrava vers le soir, et le délire emporta les dernières lueurs de l’intelligence du blessé. A deux heures du matin il expirait, après avoir bredouillé des mots sans suite, où la France et ses enfants se confondaient en une ultime préoc- cupation d amour. Le drapeau tricolore couvrit son cercueil ; et, jusqu’au cimetière, tous les civils saluèrent ce martyr et le groupe navrant de la petite famille désorganisée. Puis Sylvia se retrouva seule chez sa mère alitée ; .-lie s’affaisa dans un fauteuil, et elle demeurait là toute drapée de crêpe, quand

elle eut la sensation de petits bras qui sollicitaient son attention.

Ne pleure pas maman, disait Emmeline, je


suis là


— Petite sotte, grondait Serge ; est-ce que ta pré- sence lui rendra notre père ?

Non, mais, tout de même, je suis là !… s’en- têtait la petite qui sentait obscurément que son

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233


existence constituait une force et une consolation.

Les en ’ants ont, par instinct, la notion de leurs droits,

— Maman, ? Maman ! ? répétait Yette qui ne tarda pas à pleurer.

Les tout petits no veulent voir que des sourires.

Sylvia, leva enfin ses paupières, ouvrit les bras où se précipitèrent les deux filles. Serge, debout devant elle, la contempla longuement Les yeux de îa mère et du iils se pénétrèrent en une communion de pensées graves et leurs cœurs se comprirent si bien que l’adolescent répondit :

— Je t aiderai maman. Trois jours plus tard Madame Sylvia entrait dans la salie des blessés allemands pour y reprendre son


service. Toute vêtue de deuil, elle se dirijr

n


placard où l’attendait sa blouse blanch bavarois considérait la silhouette noire


e.

et


ea vers le Le major Les traits


ravagés de l’infirmière, lorsque le docteur français se fit annoncer par le caporal d’un «Fixe ! » reten-


tissant. Les malades s’immobilisèrent, et leurs yeux intrigués cherchèrent à comprendre pourquoi l’homme de science s’inclinait si bas devant la croix


rouge du voile blanc.

— Madame, votre geste est très beau. Même s’ils ne le comprennent pas, la France lad mirera, car elle s’anoblit de ce qui est généreux ! dit-il.

— 234 —

Puis, s’adressant au major bavarois, il continua avec fierté :

— Le mari de Madame — blessé à Ypres — est mort pour la patrie !

L ennemi s inclina, par un réllcxe de courtoisie, mais sa bouche ne put retenir un sourire de haine satisfaite. Sylvia le surprit :

— Oui, Monsieur, il est mort !… Mais… vous n’êtes pas passés !…

Le silence pesa tellement sur ces mots, que les hommes couchés retinrent leurs plaintes, même lorsque le pansement tortura leur chair. CHAPITRE XVI.


Gilette Destange — comme toutes les femmes de France — connut le supplice des semaines sans lettre venant du Front. L’un de ses (ils combattait en Argonne, le second en Champagne. Ces deux provinces étant l’objet d’attaques répétées, ses nerfs passèrent par toute la gamme des inquiétudes et les transes. Son mari, brave homme insouciant, que la guerre n’avait secoué que le jour de la mobi- lisation, rapportait chaque soir le communiqué. Après 1 avoir interprété à l aide de petits drapeaux plantés sur une carte Taride, il s’endormait ponc- tuellement comme sonnait dix heures à Saint-G er- main-des-Prés.

Gilette restait méditative sous la lampe, les deux joues dans ses paumes amaigries. Régulièrement elle se levait après quelques minutes de rêveries, et se dii igeait vers un placard dont elle gardait la clé sur elle. Religieusement — ainsi qu’elle l’eut fait pour

— 236 -

des objets sacrés — elle prenait un livre, un cahier,

un compas, et commençait un exercice astrologique.

C’était le cadran fatidique de la guerre qu elle

s’obstinait à établir. Toujours elle retrouvait les

mêmes planètes, les mêmes chiffres et chaque soir eîle murmurait :

— Ah ! Quel malheur ! de ne pas savoir lire dans

le ciel i Cinq Ibis Saturne et trois fois le Soleil.

Jupiter à peine en domination… Qa’est-ce qu’il faut

entendre par la ? Combien de temps durera la guerre ?

Trois lois le soleil !… Ce ne peut être trois jours ;

c’est peut-être trois saisons… ou alors ce serait

trois ans ! Ce n’est pas possible qu’on se tue pendant trois ans !…

Quand elle avait recommencé ses calculs elle cons- tatait que les feuillets de son livre ne lui livreraient plus aucun secret et elle fermait en soupirant sa reliure sombre. K lie revenait alors à son placard, et en sortait deux petites boîtes. C’était le tour de tarots compliqués, dont les oracles se basaient sur la signification des nombres, d’après les Chaldéens.

Mais son angoisse ne s’accommodait pas longtemps de

ce jeu ; elle voulait savoir. Elle voulait, - comme

les inities, — pénétrer le secret des résultantes, et

connaître la destinée de la France et celle de ses fils.

Après avoir vérifié si son mari dormait profon- dément, elle prenait pour essayer d’arriver h ce but - et cela chaque soir - une boule de cristal posée

, i aum f | i ”’^T1 TT"Tï — 237 -

sur un piedestral d’ébène. Les yeux fixés vers le centre elle attendait.

Cet exercice d’hypnose durait au moins une demi-heure ; elle s’y adonnait depuis le mois de mars 1915 mais elle n’avait obtenu aucune mani- festation, Le découragement n’étant pas le propre des théosophes, elle s’acharnait. Et voilà qu’un soir elle aperçut tout au fond du cristal un nuage irisé de toutes les couleurs du prisme. Du milieu de cette ouate lumineuse sortit le dessin d’un nez et d’une molaire. Troublée et toute trem- blante elle vint se blottir contre son placide époux, car tous les cc sujets » commencent tou- jours par avoir peur des visions qu’ils pro- voquent.

Mais le lendemain la tentation la reprit et elle recommença. Cette fois, au bout d’un quart d’heure, elle poussa un cri de bête, et M. Destange, réveillé en sursaut, trouva Gilette la tête renversée et prise de syncope. Il lui donna les soins maladroits que tout homme imagine devant un malaise de femme ; il lui tapota dans les mains tout en aspergeant son visage à l’aide d’une carafe. Au bout de quelques minutes elle reprit ses sens et éclata en sanglots.

— René vient de mourir ! dit-elle.

— Qu’est-ce que tu chantes ?

— Je l’ai reconnu, il était tout ensanglanté.

— Où l’as-tu vu, notre René ? — Là ! dit-elle en montrant la sphère transpa- rente.

Je te disais bien que ta .deviendrais folle avec tes astres et ton occultisme, \iens te coucher ; cela vaudra mieux.

— Je suis sûre de l’avoir vu. il était couché, la

tête enveloppée de toile. J’ai regardé à travers les

bandes… 11 avait le nez arraché, la joue trouée et le maxillaire brisé.

— Ma pauvre Gilet te tu me navres ! C’est idiot ce que tu racontes.

Buttée dans l’interprétation du phénomène qui venait de la troubler, Madame Destange répétait en pleurant.

— Je te dis moi, que René est blessé !… Il avait les yeux clos, mais peut-être n’est-il pas mort ; peut- être dormait-il simplement ; mais pour blessé, il est

blessé ! En sa qualité de « Marsien » il devait l’être à la tête.

Les lailleiies de son mari la suivirent jusqu’au sommeil. Le lendemain elle n osa pas sortir telle- ment elle s attendait a une catastrophe. Pourtant le jour passa sans lui apporter des nouvelles des

enfants. Le soir, elle reprit la boule et suffoqua d’angoisse.

Mais regarde… cria-t-elle en appelant son com- pagnon déjà ronflant… Il est là… Là.

Le dormeur impressionné, mais grognon, se leva lestement et s’évertua à chercher une trace


d’image dans le verre lisse. Rien ne se dessinait à sa vue.

— Je ne vois rien… Rien, dit-il un peu déçu…

— Comment, tu ne distingues pas ?

— Rien, je ne vois rien, tu perds la raison.

Pour la seconde fois, la nuit passa sur l’incident, et comme la bonne apportait le courrier en même temps que le chocolat, Monsieur Destange prit tout naturellement le paquet de lettres qui était sur ic plateau le 28 mai 1915.

— Rien des enfants ? lit Giletteen baillant,

— Je ne trouve pas leur écriture… Ah ’ oh !… ah ! par exemple !

— Quoi donc ?

— Ce n est pas possible… Tu le savais !… Dis que tu ie savais qu’il est blessé !…

— René ! René ? N’est-ce pas ? Où est-il ? Quelle blessure ?

Elle arracha des mains de son mari la lettre qu’il tenait et lut avidement :

(( Monsieur, votre fils Monsieur René Destange,

« sergent au 25 e est en traitement ici. Ses blessures « a la tête sont assez sérieuses pour qu’on l’oblige à <x rester immobile, (.l est pour cette raison que je « vous écris ; il n est atteint ni aux jambes ni aux « bras. Il vous prie de préparer sa mère à la dou~

« loureuse nouvelle. Nous croyons que Madame « Destange agirait sagement en ne témoignant


« aucune émotion à la vue du malade. Il est défiguré « mais ce ne sera peut-être que momentané ; néan- « moins cela le préoccupe beaucoup.

« Mes très sincères compliments ».

Julie de Montgers. Infirmière, Hôpital auxiliaire 29.


Les deux époux atterrés se regardèrent longue- ment.

Voilà donc ce qu’ils avaient fait de leur enfant ces immondes Germains !… Un objetd horreur ; un être dont on allait se détourner avec un dégoût mêlé de respect. Certainement ses cicatrices prouveraient qui’ avait été un béros ; mais, si la gloire suffit à engendrer l’amour, la laideur excessive n’est-elle pas une barrière insurmontable aux étreintes. Lui qui paradait jadis dans les salons avec des mous- taches conquérantes, aux pointes desquelles venaient se piquer les cœurs des jeunes filles ; lui dont le re- gard soumettait les plus cruelles allumeuses, lui enfin qui avait juré a sa mère de se marier afin de lui donner des petits-enfants, il était laid ! Il était défiguré !… Gilette ne pleura pas ; le père seul s’at- tendrit.

— Quel épouvantable malheur !

— Pour lui surtout, car pour nous, s’il vit, nous •• s-

le trouverons toujours cbarmant. Mais que souffrira-

t-ü quand des yeux de jolies femmes se détourneront de lui !

Bah ! Il épousera une brave fille qui l’aimera quand môme.

— Hélas !

Elle courut à l’ambulance de sou fils et resta

pétrifiée sur le seuil de la petite chambre qui lui

était réservée. Il était exactement tel qu’elle l’avait

aperçu dans la sphère de Cagliastro. René Destange

voyait imparfaitement à cause des épaisseurs du

pansement mais il attacha ses yeux sur ceux de sa

inné, et les premiers mots qu’il s eiïorça d’articuler furent :

— Est-ce que je serai repoussant ?

Jamais de la vie, les cicatrices seront à peine visibles.

En. réalité, la déchirure de sa joue laissait à nu la plaie interne faite de l’éelatement des maxillaires. Sa lèvre supérieure, fendue, rendait encore plus afïreux le trou sinistre que l’arrache- ment du cartilage nasal avait creusé. C’était épou- vantable ! Aussi, — bien qu’il put se lever, — ie

médecin le retenait au lit pour lui éviter la fran- chise des miroirs.

Comme tant de mères, Gilette Destange passa de longues heures muette auprès de ce lit d’hôpital. Que dire à des hommes que la guerre a métamor- phosés eu monstres ? Faut-il leur parler d’espoir, ou

16


MB»

—*tj i MLr*vi n- i â– - 242 —

de regrets ? Faut-il pleurer sur le passé ou sur l’a- venir ? Elle arrivait ; embrassait le menton qui émergeait des compresses et s’asseyait. De temps en temps, elle nommait une de ses anciennes bon- nes for lunes, et lui, tournait rapidement la tête en murmurant ; « Tais-toi ! » Au départ. Elle lui disait. <( Mon lils » avec une tendresse grave et profonde, et René répondait « Maman » comme il eut pro- noncé : « Mon Dieu ! »

Dès que l’amélioration des plaies permit une ali- mentation plus substantielle le médecin fut bien forcé d’autoriser René Destange à se lever. S’accro- chant aux meubles tant il était ému, il se dirigea

vers une glace.

Où allez-vous sergent ? dit une infirmière dont la jeunesse lui plaisait.

_ Comme Narcisse, je vais à la source contempler ma beauté ! dit-il.

La déformation du maxillaire l’obligeait à pro- noncer « Narchiche ». La jeune femme tressaillit mais ne changea rien à son sourire. Au contraire, elle lui prit le bras, et, — comme il frissonnait en regardant sa bouche déviée, et la platitude de son

masque, — elle dit gaîment :

_Eh i Bien ? avez-vous assez l’air d’un chevalier

du moyen âge ? Ce heaume de toile est-il artis- tement roulé ?

__ Très bien !… Mais quand on lèvera ce heaume, que verront les. ;* 243


II n’osa dire « les femmes » tellement il sentit que sa hideur les lui rendait inaccessibles.

— Un héros, Monsieur, un héros à qui Monsieur Scbilo aura greffé un nez grec, et dont la moustache cachera les cicatrices de la lèvre.

Le malheureux accepta l’aumône de cet espoir, et se grisa de tous les mensonges pieux que lui firent celles qui l’approchèrent. Car il faut le reconnaître ; pas une moinelle des boulevards ; pas une linotte de salon, pas une fillette même, ne faillit au devoir de paraître ignorer les laideurs glorieuses.

Mais la mère était inconsolable, et inquiète ; tous les soirs elle faisait la révolution de l’horoscope de Daniel, son second fils. En juillet 1915 celui-ci lui envoya sa photographie.

— C’est lui qui te donnera les petits enfants que je t’avais promis, dit René en admirant le bel artil- leur que dessinait l’image.

— Allons donc… Toi aussi tu te marieras ! C’est écrit dans ta main.

L’obsession de l’occultisme maternel le faisait toujours sourire ; et, quand la pauvre Güette répé- tait pour la millième fois :

— Je savais que tu ne mourrais pas ; tu avais Mars Couronné en maison I…

Il répondait, la bouche affreusement de travers

— ! ! aurait mieux fait de m’envoyer sa couronne dans la tête, au lieu de me l’aplatir sur le nez, ton sacré Mars ! *…

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; i. 

244


Ces petites discussions distrayaient les prome- nades de la mère et du fils, dont la conversation commencée déviait en une communion spirituelle des plus consolantes. Privé par l’éducation laïque de l’appoint moral des principes religieux, René Des. tange se trouvait — au moment de l’Epreuve, — dans la situation d’un homme placé au bord d’un précipice, sur un étroit chemin dénude de parapet. Le vertige commençait à le saisir. La guerre l’avait d’un seul coup projeté jusqu’au sommet de l’hé- roïsme, et les mille imperfections humaines et sociales, lui apparaissaient, *— des hauteurs où il était monté — comme un abîme impossible à com- bler ou à franchir.

— Combien faudrait-il de cadavres pour que les êtres qui grouillent dans les bas fonds de La cupi- dité et de l’inertie puissent se hausser jusqu’à l’idéal ? Mon sacrifice a peut-être été inutile ! Mur- in u r ait-il par lois.

— Tu blasphèmes René… Rien ne se perd, tout s’équilibre.

— L’équilibre !… Où est-il ? Trouves-tu juste par hasard, que moi, qui n’ai pris aucune part dans les responsabilités de l’heure, j’expie toute ma vie les erreurs des autres ?

— D’autres expieront les tiennes. Tu es malheu- reusement né dans le cycle de Mercure qui veut le mouvement des pensées et des corps. Tu as couru comme ceux de ta génération d’un bout à l’autre de

  • S-* à. «. art I i f J ** \ :

245


la terre ; tu as traversé les mers, fendu les airs et tu as oublié le Maître. Oui… Le Maître ! Comme un simple valet qui fouille dans les secrets de celui qui l’occupe, tu as été le pilleur sans vergogne de la nature ; puis tu as festoyé, et, croyant le Maître absent, tu as nié son existence pour jouer à 1 omnipotent.

— Mère.,, Tu ne vas pas me servir Dieu ?

— Je te parlerai du Destin, qui est à mon avis le pseudonyme à la mode de Dieu. Chez les théoso- phes, c’est sous ce nom qu’il déguise sa noblesse. Crois-moi, ne te révolte pas, ceux qui sont morts…

— Sont plus heureux ! Ils sont beaux, on les


admire.

— Mais ceux qui vivent ? On les aime, je te l’affirme. Vénus accompagne Mars comme une cantinière suit un régiment.

C’est ainsi que, moitié rieiîse et moitié sérieuse, Gilette — imitant en cela toutes les femmes de France — apaisait les petits orages nés de la grande tempête nationale. Qui dira jamais la mission de paix que durent accomplir les héroïnes du foyer de 1914 à 1917. Le lait politique qu’on baptisa l’Union Sacrée bouillait à chaque injustice, et menaçait de déborder. C’est du fond de leur cœur, rompu à la résignation des quotidiennes tyrannies masculines, qu’elles tirèrent les ressources d’un idéalisme repo-


sant.

Pendant que l’Usine, la Bourse ou la Volupté

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… . Fm Jk


i T’ j T’. ; * 1 HT. fz rar

— 246 —

avaient absorbé les hommes de la génération incons- ciente, l’Eglise on les cénacles spirites avaient donné asile à la foule inoccupée ou opprimée des femmes, et elles en avaient reçu, en guise de distraction ou d’indemnité, des leçons de philosophie. Avaient- elles aussi mal pensé que les pères ou les frères avaient mal agi ? Qu’importe ? Le miel de l’idéal récolté sur les (leurs du catholicisme ou du bou- dhisme sécha leurs larmes et détourna bien des colères !

Eu septembre 1915, René Destange — le profil redevenu humain par une greffe savante restait la bouche tordue, l’œil gauche creusé, et la chair labourée de sillons pourpres et luisants. Muni d’un congé de quatre mois, il habitait maintenant chez ses parents. Avant de le renvoyer sur le front, les médecins voulaient attendre que l’articulation gau- che de la mâchoire ait repris sa souplesse, car l’an- kylose gênait le fonctionnement de l’ingénieux râte- lier qu’on lui avait fabriqué.

A cette époque, la France impatiente de secouer enfin le joug de l’opresseur haletait dans la crainte et l’espoir d’une offensive. Gilette, — l’âme dressée dans l’épouvante d’un danger, — s’en allait plus pensive encore que de coutume. Le soir, elle s’enfermait avec les instruments chers aux médiums, et cherchait à provoquer des visions.

— Je veux voir l’aura de Daniel ! répétait-elle


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pour Fixer la télépathie mystérieuse en s hypnotisant sur la boule de cristal.

Trois fois, elle aperçut son (Us cadet. Il était auréolé d’une atmosphère pourpre, mais nulle bles- sure ne déformait sa silhouette A force de regarder, elle décerna dans le halo qui l’entourait ce signe d 1 qui se balançait sur la tête de l’artilleur comme une épée de Damoclès.

— Quel danger marsien le menace donc ! pensait Gilette que la flèche de mars inquiétait.


— Maman ! Maman ! la première ligne est percée et la seconde aussi… On les aura… Enfin !


C’était René qui informait ainsi sa mère des évé- nements de Tahure —- il doit avoir pris quelque chose pour ses oreilles mon pauvre frère. Qu’en dis- tu ? Soixante-dix heures de bombardement !


Dix jours plus tard, alors que toutes les familles s’inquiétaient de savoir quelle contribution de deuil leur imposait cette victoire, Gilcltc reçut un mot portant le sceau des Quinze-Yingt. L’adresse était


bien de la main de son fils, mais 1 écriture suivait une courbe étrange. Sur la feuille de papier ces simples mots :

— « Viens, Maman ! Daniel ! »

Comme une condamnée qui gravit lentement le dernier pas de son calvaire, Madame Destange ne dit mot. Très calme en apparence, elle mit un mari-


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teau, un chapeau, mais René qui la contemplait vit ses épaules se voûter et toute sa personne s’étriquer comme si quelque étau magique eut pressé sa matière. Elle se retourna et son visage était subite- ment si vieilli que le convalescent supplia ;

Mère… Laisse-moi t’accompagner.

Non… Lui et moi… Nous nous comprendrons mieux.

lie arriva toute pâle et toute menue à l’hôpital et demanda son fils. Une infirmière vint et le dia- logue des deux femmes fut très court.

Vous ôtes Madame Destange ?

— Oui… Mon fils est ?…

— En traitement ici… Oui.

Pas de détours… la vérité je vous prie… Quelle sentence ?

Décollement de la rétine.

“ Par conséquent incurable… Conduisez-

moi près de lui voulez-vous ?

Le "voila… dit 1 infirmière en désignant un

militaire assis à l’ombre sur un banc dans la cour.


Tant de calme l’effrayait de la part d’une mère. Ce n était pas ainsi que généralement on accueillait la terrible nouvelle. Par prudence elle ne s’éloigna pas et regarda. Elle vit Gileite avancer à petit pas, — les mains jointes comme pour une ardente prière, — puis contempler longuement son petit dont les pru- nelles claires pouvaient impunément braver le soleil.


i 249 Elle approchait sans hâte tandis que Daniel l’oreille tendue se redressait soudain. Toute la figure de l’aveugle exprimait l’anxiété…

— Tu m’a devinée, n’est-ce pas ? dit la mère en ouvrant les bras.

Le soldat s’était levé dès la première syllabe. Un voyait au battement de ses paupières qu’il cherchait à prendre contact avec la lumière, et comme son supplice était récent, deux grosses larmes coulèrent sur ses joues.

— Ne pleure pas, Daniel… Embrasse-moi !

Ils s’étreignirent et Gilette s’assit près de lui, la main dans la main de son fils.

— Regarde-moi dit-elle au bout d’un silence.

  • â„¢ Hclas !…

— Comprends-moi bien ; je ne te dis pas de me regarder avec les yeux de ta chair mais avec ceux de ton âme. Tout à l’heure tu m’a vue arriver. Ne dis pas non. Je suis sûre que depuis que tu es assis là, bien des pas ont résonné à ton oreille et bien des gens tout regardé. Pourtant tu as reconnu mon ap- proche au trouble de quelque chose d infiniment sensible qui est en toi. C’est ton âme cela. Je t’ap- prendrai le mystère des organes que nous portons à l’état latent.

— Est-ce possible Mère ? Il y a huit jours que je suis ici. Le major m’a dit hier seulement la vérité sur mon malheur et je t’ai appelée. Je craignais que tu ne succombes de chagrin ; et c’est toi qui me •tîMW’sv 1 PiRn it.m w - :

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réconforte au contraire et me fais espérer une vie nouvelle.

— J’ai voulu venir seule parce que ton père et ton frère exhaleront leur douleur en inutiles jurons ; et que si je t’avais ainsi parlé devant eux» ils m’auraient traitée de foîîe. Essayons d’abord les exercices spirituels et gardons pour nous ces tra- vaux. Pour commencer, dirige ta volonté comme si tu devais regarder avec des yeux qui seraient situés au milieu du Iront, presque à la racine des cheveux. Tu me diras demain ce que tu auras vu.

— No prononce pas le mot voir… Il me fait mal.

— Tu l’emploiera quotidiennement avant peu. À demain mon fils.

Leurs baisers d’au revoir furent presque heu- reux.

Quelque chose d’immatériel semblait s’être tissé autour d’eux qui les rendait désormais indispensa- bles l’un à l’autre. C’était aussi ténu que !.a fragilité du petit suspendu à la main maternelle, et aussi peu- reux que la sollicitude d une mère-grand. C’était délicieux !

Quand le frère et Monsieur Destange vinrent à leur tour, ils firent ressasser à l’aveugle les condi- tions de son accident ; ils parlèrent de la bataille, des indemnités, mais aucun d’eux ne sut lui faire oublier son infirmité.

— Je sortirai toujours avec toi ! dit René.

— Ta vie matérielle est assurée ! affirma le père !


Mais ces mots le laissaient dans l’obscurité de son in-pace.


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En octobre, le journal Le Matin annonçait une prise d’armes aux Invaliii.es pour le lendemain onze heures et dans l’appartement de la famille Destange tout le monde était fébrile. On astiquait ferme à l’office les boutons de l 1 uniforme de « Monsieur René » car tout le monde irait assister à la remise de la médaille militaire de « Monsieur Daniel ». Giletle elle-même — dont les dernières clartés de jeunesse s’étalent éteiutes depuis le coup suprême — tâchait de se préparer une tenue moins sévère. Elle essayait un col de linon et coiffait un nouveau chapeau ; mais elle s’énervait à ces détails. N’y tenant plus, elle interrompit la lecture de son mari :

— Est-ce que tu ne trouves pas qu Ils sont en retard ?

— Mais non ! René est allé chercher Daniel et ils seront ici dans quelques minutes.

— Si nous allions à leur rencontre ?

— Le temps est beau ? Pourquoi pas ! Je prends ma canne.

Le père et la mère — arrivés sur les boulevards — virent de loin leurs deux fils assis sur un banc. Ils étaient flanqués à droite et à gauche de midinettes charmantes.


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— Regarde-les les gaillards ? Mi mi Pinson et la cocarde ! Tableau !

— Chut !… Retournons… Laissons J a jeunesse semer des fleurs sur les ruines.

La main de René saisissait au vol, à ce moment, la main d’une des fillettes qui la lui laissa un instant, tandis que sa compagne dit à Daniel :

— Vous serez ici demain à la môme heure ?

— Non… Demain nous serons aux Invalides. 11 va recevoir la médaille militaire… Le veinardI dit René.

— La médaille militaire ? Comme c’est beau ! Alors nous irons par là nous aussi !

Un sourire flotta sur les lèvres de l’aveugle et les deux frères se levèrent en hâte.

— Midi !… Nous allons être grondés, dit René, sans repentir. Mon vieux, la petite brune a une bouche… une vi’aie cerise !…

— L’autre aussi est jolie… Je l’ai vue… Elle irradie du clair un peu rosé.

René ahuri regarda son frère qui sentit sa muette interrogation.

— Cela t’étonne ? C’est pourtant vrai. Je ne puis plus distinguer, sans le secours des mains, la forme d’un visage, mais grâce à Mère, je vois maintenant les âmes .

— Allons donc… L’âme est une invention.

— Non… C’est une émanation ; et dès qu’un être approche de moi je le distingue avec les yeux de ma


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volonté. Te souviens-tu du globe opalin qu’on montrait à l’Exposition de 1900 au Palais de la lumière ?

— En effet, on l’appelait la lumière éternelle. C’était une phosphorescence comme on en voit sur les grèves à certaines marées.

— Eh bien ! cette restitution lumineuse ressemble à celle des corps et des pensées ; elle se condense en un nuage lumineux qui m’est perceptible. Je ne suis pas le seul qui perçoive cela, mais c’est maman qui la première a guidé ma raison, et m’a appris à me servir de mes antennes immatérielles…


Le lendemain, la foule contenue par le service d’ordre pendant la cérémonie se dispersait en grou- pes joyeux, quand René vint prendre le bras de Daniel et lui donner i accolade fraternelle.

— Par ici le héros î disait-il avec fierté, par ici la sortie sur le cœur de la mère qui pleure de joie.

Croirais-tu que père et moi n’avons pu arrêter ses larmes ! Elle si courageuse et si forte devant le malheur !

Un moment Monsieur et Madame DesLange, René et Daniel s’étreignirent en pleine brume, répétant

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en une délicieuse incohérence des mots sans suite, dont la banalité satisfaisait pourtant leur joie.

— Bravo ! Bravo ! Tu l’as bien gagnée !… Atten-


ilTIV7fTTTrffÏÏflHTWiTH^Hii ift mwimhih \n . . :. … >Ta vu w unuLHjm tion… l’épingle est de travers !… Elle fait très bien sur le drap foncé !… Elle ferait bien aussi sur du bleu clair !…

Et pendant que s’énervait ainsi toute une famille, les midinettes de la veille ne savaient comment offrir les bouquets de violettes de deux sous qu elles avaient achetés pour leur flirt de guerre. Pourtant elles se risquèrent.

— Voilà Monsieur ! on vous avait bien dit qu’on serait là !

Puis toute leur audace s’évanouit et elles se sau- vèrent en courant et en riant, après avoir planté leur hommage parfumé dans les mains pendantes de l’aveugle. Celui-ci sourit ; et quand la galopade des Mimi Pinson s’éteignit sur le trottoir il offrit un des bouquets à son frère.

— Tiens, René, celui-ci était pour toi.

— Mais pas du tout.

— Si, si, c’est celui de la brune à la bouche en cerise.

— Comment le sais-tu ?

— J’ai vu l’autre. Elle était bien émue… Son âme tremblait…

Mais leur conversation fut interrompue par des exclamations et des présentations. Une dame en deuil et un lieutenant amputé de la jambe droite les abordaient.

—• Comment, Madame, c’est votre fils ?…

— Hélas ! dit Gilette. Mais je ne me trompe pasi.

Les événements ont un peu troublé ma mémoire… C’est bien à…

— Madame La rt ineau… Oui !… Je vous ai ren- contrée chez Madame Rhœa, puis aux réunions de l’U. F. F. et aussi au service du Ravitaillement,

— Tous mes compliments, Madame. J ’ai lu dans les journaux que votre mari a été nommé général et je vois que votre fils a reçu tout à F heure la Légion d’honneur, reprit Gilette Destange quand les hommes marchèrent en avant.

— Chut ! ne parlons pas de la croix ; entre femmes parlons plutôt du Chemin de la Croix. J’ai un fils tué, celui-ci mutilé et deux autres sur le front. Quant à mon dernier il est de la classe 17 et partira sous peu.

Tout en devisant ainsi les compagnons de gloire et leurs amis arrivèrent devant Saint-Germain-des- Prés.

— Permettez-nous de vous quitter, dit Mme Lar- tineau très simplement. Mou fils et moi allons remer- cier Dieu de la grâce de ce jour.

Cette phrase fit sourire M. Destange qui s’inclina cependant avec respect devant la mère douloureuse et résignée.

— Encore une que les canons ont rendue à l’Eglise, dit-il quand la générale disparut sous le portique.

— Tu fais erreur ; il y a dix-huit ans — alors que son mari était simple lieutenant —- elle avait une loi aussi robuste qu aujourd’hui.


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— Alors c’est une exception… Je la prenais pour une des nouvelles recrues de la religion. Les curés ont beau jeu depuis quelques mois ; je ne crois pas beaucoup à la solidité de cette piété éclose sous la mitraille. Elle vaut ce que valent les patenôtres des femmes quand luisent les éclairs et que gronde le tonnerre,

— Père… les soldats n’ont pas peur ! ce n’est pas la même chose dit Daniel gravement.

Ce fut un repas discrètement joyeux qui réunit chez les Destange quelques amis du maître de céans. Ils frisaient tous la soixantaine et portaient sur leurs masques à bajoues, la quiétude du long égoïsme qui avait été leur dogme, ils paillèrent de la guerre — naturellement — et chacun d’eux prétendit l’avoir annoncée.

— Pourquoi ne l’a-t-on pas préparée puisque tout le monde la prévoyait dit René que leur majesté de pantouflards agaçait un peu.

— C’est l’éternelle lutte du pot de terre contre le pot de fer ; répondit l’un d’eux, avec des intonations d’incompris.

— C’est plutôt la lutte du pot de fer contre le pot de vin riposta Daniel.

— Allons, mes enfants, soyez d’accord,… De toute éternité le pot de terre a été brisé par le pot de fer, et le pot de vin a été versé dans le pot de fer.

Tout le monde rit, comme il convient à Paris


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quand on aborde au sujet grave, et l’on causa de la prise d’armes.

— Comme elle est belle cette Madame Lartineau ; fit Daniel avec extase.

— Belle ! pas du tout ! elle n’a même jamais dû l’être, répondit le père.

— Ht moi, je prétends qu elle a dû l’être toujours. Je n’ai jamais rien vu d’aussi lumineux qu elle.

Les convives regardèrent avec étonnement 1 a- veugle qui, lui, souriait à un souvenir.

— Tu as vu Madame Lartineau ? dit Monsieur Destange dont l’espoir d’un miracle traversa l’esprit.

— Elle est grande, elle est blanche, et elle est forte.

— Tu sais bien, papa, que Daniel a une perception particulière des choses et des gens.

— Ah ! oui… j’oubliais… les œufs ! Figurez-vous mes amis que ma femme a un dada et qu’elle l’a fait enfourcher à son fils. Demandez-lui donc sa théorie de la couvée.

— Je vous en prie, madame ! supplia le plus galant des vieux messieurs.

— Je n’en fais pas mystère acquiesça Gilette tou- jours aimable. Je pose en principe que le corps n’est qu’une enveloppe… un œuf dans lequel se déve-

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loppe le germe de l’âme. Que se passe-t-il avec des œufs ordinaires ?

— On en fait des omelettes ?


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— Fort bien. Mais on ne les casse pas tous ; il en est que des poules couvent.

— C’est quelquefois vrai, mais il me semble que pour la plupart ils se laissent brouiller avec des pointes d’asperges.

— Ceux qui sont couvés subissent un trouble, une décomposition, d’où sort un être que nul ne voit encore, et qui, pourtant, grandit. Un jour le poussin est enclos dans la coque avec tous ses organes ; et certainement alors, il doit entendre déjà les bruits du monde où il va faire son apparition. Quand l’heure vient où ce inonde l’attire, il perce sa coquille, perçoit des sensations nouvelles au con- tact de l’air ; sa tète émerge, ses ailes s’éploient et il sort enfin abandonnant avec dédain son berceau vide et brisé.

— Jusqu’à présent je crois comprendre.

— Les hommes sont couvés par la vie ; et l ame qu iis doivent devenir un jour grandit lentement en eux. La mort vient libérer l’être futur, et le mystère de l’au-delà ne peut pas plus livrer son secret à notre humanité, qu’un poussin ne peut faire entendre à un œuf quelle pourrait être sa destinée.

— Le dialogue serait difficile en effet.

— La religion — quel que soit ie nom qu’elle porte — fait l’office de S. F. ; elle établit une liaison, et les âmes prennent conscience delies-mêiues, avant leur sortie de l’œuf.

— L’œuf, étant Le corps, vous entendez par là que

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les pressentiments, par exemple, sont déjà une sen- sation perçue par un organe invisible de lame. Quelque chose comme l’oreille du poussin ?

— Parfaitement ! Eh bien ! admettez qu’un acci- dent enclose hermétiquement une âme dans un corps. Si vous niez l ame vous ne vous en occupez pas, et la réclusion perpétuelle sera pour cette exis- tence une torture affreuse imposée >r votre igno- rance .

— Vous nr épouvantez… vous cro^oz qu’elle ne se tirerait pas d’ai taire toute seule ? plaisanta le second ami de Gilette.

— Je crois que si, mais seulement à la longue, après bien des désespoirs et des tâtonnements. Pour- quoi laisser se débattre une fragilité ? Les religions ont cela de divin qu’elles nous accoutument à cette révélation, qui contient tout l’espoir et toute l’é- nergie.

— Mâtin… je n’aurais jamais cru — lorsque je faisais ligure de coq - que les poules en savaient autant.

— Mais aussi, pourquoi met-on les coqs snr les clochers, tandis que les poules vont à l’église ? dit René en souriant.

— Parce qu’en France ce ne sont que des girouet- tes conclut la mère gagnée par la gaité ambiante.

Gomme Giletté et Daniel s’installaient eu un coin pour parler encore de cet avenir qu’ils perce- vaient, sans pouvoir le dépeindre, — René —


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que la déchéance de sa beauté laissait endolori — vint écouter à son tour. Peut-être que, là, gisait le remède à son amertume.

Monsieur Destange et ses amis, plus railleurs que jamais, allumèrent des cigares et — entre deux bouffées, — ils laissèrent tomber sur un ton supé- rieur :

— Regardez-les…

— Ce qui prouve une fois de plus que le mysti- cisme est le propre des faibles !…

- Les femmes elles infirmes, voilà les conquêtes des religions !…

Mais Daniel qui avait Poreille fine et la suscep- tibilité prompte répliqua :

— Pour railler notre mysticisme, il faudrait que les esprits forts iraient pas engendré notre faiblesse et nos infirmités. Pour se proclamer matérialiste il faut avoir asservi la matière et non pas l’adorer. Ainsi… les Allemands — ces mystiques par excel- lence — sont les vrais matérialistes de l’heure…

— Alors — je n’en suis plus, dit un convive en prenant congé, gaïment, je ne veux pas me trouver en aussi mauvaise compagnie !

            • • * * * , » » *****

’â– ma ? ELtugJ fl: ua â– CHAPITRE XVII


Madame Lartineau, dont la fécondité et la menta- lité avaient si fort exaspéré le docteur Horn en 1894, était arrivée aux approches de la cinquantaine sans avoir beaucoup à souffrir de la vie. Elle n’avait eu à verser que les larmes tirées par les menus drames du temps de paix.

Ses cinq fils, conçus en pleine jeunesse, et dans la vigueur joyeuse d’un amour sans souci, — avaient grandi sans de graves accidents de santé ; ils étaient, à des degrés divers, cultivés et charmants ; chacun d’eux s’était orienté suivant ses goûts dans des pro- fessions différentes.

Jean, l’ainé, sorti de polytechnique était ingénieur. Gaston, plus audacieux, avait épousé la fille d’un fila- teur, et promettait de devenir un industriel de belle envergure. Marc s adonnait aux lettres ; la guerre l’avait mutilé. Joseph sortait à peine de Saint-Cyr quand la mobilisation fut décrétée : (c’est lui que Rhcea trouva presque enseveli sous les ruines d une

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maison, sur ia route d’Albaincourt à Chaulnes). Enfin Robert, merveilleusement doué au point de vue musical, était le Benjamin de sa mère, dont il

berçait, au piano, tous les rêves et toutes les décep- tions.

Àu moment où l’empereur d’Allemagne signa 1 arrêt de mort de tant d hommes, Madame Larti- neau était devenue, physiquement, une créature assez ëf acée, n’ayant plus, pour attrait, qu’une suprême distinction. Les frais d’éducation de cinq garçons avaient grevé son budget, au point de réduire au strict nécessaire ses dépenses somp- tuaires. Elle s était accoutumée de bonne heure à une extrême simplicité, et quand l’âge obscurcit les clartés de son teint, elle resta sans beauté. De petits héritages lui vinrent plus lard qui lui auraient permis de rehausser sa mise d’une élégance de coupe chèrement acquise, mais, à ce moment, deux aven- tures lui avaient ôté la foi en l’amour de son mari.

Entre la naissance de Joseph et celle de Robert, Monsieur Lartineau, alors lieutenant, était allé en Cochinchine. On y faisait une petite campagne contre des soulèvements d’indigènes, et, comme il avait hâte de gagner son troisième galon, il accepta de pari Seulement, une femme et quatre enfants sont un embarras cl une dépense trop lourde pour une solde d’officier ; les époux se concertèrent, et la raison triompha de leur tendresse. Il partit seul, la laissant à Lyon, et les courriers d’Orient transpor-


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srBïEîaiHEnn. fsîtazsrflr & «VS ! tèrent les plus adorables lettres que deux êtres puissent tracer.

Lorsque le capitaine Lartineau revint en France, il ramena une congaye, qu’il présenta à sa femme comme une domestique précieuse à posséder. Elle l’accueillit sans arrière-pensée, et tomba des nuages où planait son amour lorsqu’elle surprit l’exotique et son mari dans une attitude qui défiait tout com- mentaire. Ses larmes furent amères certes ; mais la religion en réfréna les torrents. Tandis que l’époux plaidait V ivresse des romans asiatiques, et que la congaye implorait ses droits au cœur du maître, Mme Lartineau portait au confessionnal le trouble et les hésitations de sa douleur. Au nom des prin- cipes divins elle finit par pardonner, et nul ne se douta, dans le monde, de ce qui s’était passé dans ce ménage réputé comme modèle.

LTndochinoise serait renvoyée dans son pays et l’oubli panserait la blessure ; telle avait été la con- dition de paix. Mme Lartineau la contresigna d’un abandon qui devait lui donner son cinquième fils ; et son désespoir fut immense, lorsqu elle apprit, à n’en pas douter, que la congaye n’avait pas dépassé la banlieue lyonnaise, et que son mari ne cessait de lui apporter ses hommages. Le prêtre, qui dirigeait la conscience de cette mère très digne, lui conseilla le silence au nom de la morale et de la religion. Elle eut la force de se taire, et Robert canalisa, sur sa jeunesse, toute l’affection de Mme Lartineau.


L’ambition commençait d ailleurs son stage dans l’esprit du capitaine. Il était attentif déjà à tout ce qui pouvait aider son avancement ; il changeait de maîtresse chaque ibis que ses sens ou son intérêt le commandait ; il considérait son foyer comme un port d’attache, auquel il revenait chaque fois qu’il se sentait las de naviguer sur les Ilots du Tendre.

Parce qu’il ne criait pas ses bonnes fortunes sur les toits, il se persuadait que sa femme les ignorait ; et le silence pieux de sa compagne lui parut de la cécité. Parfois même il en éprouva de l’humiliation. Alors qu’un petit scandale flattait sa vanité, et dé- frayait tous les potins, il lui parut vraiment blessant que la principale lésée ne lui fit pas l’honneur de la plus petite scène. Mais Juliette Lartineau ne

voulait rien entendre, et désespérait ses meilleures amies.

Quand des mots imprévus lui révélaient le cœur de ses enfants, elle vivait des heures exquises ; et ces mots lui paraissaient plus beaux que les mots d’amour dont sa jeunesse avait été bercée. Elle savait maintenant le mensonge des idylles, mais elle se taisait, en reconnaissant que c’était — en somme — à lui, qu’elle devait ses maternités. Pour ne rien perdre des étincelles qui jaillissent de l’enfance, elle surveilla les classes de ses fils, se fit la répétitrice de leurs études, et, quand, — avec des baisers, — les garçonnets posaient sur ses genoux des livres rouges et dorés, elle triomphait avec eux. Aussi,


nul ne peut traduire le mélange de respect et d’affec tion que lui vouaient ses fils.


Le mois de juillet 1914 trouva M. Lartineau lieu- tenant-colonel à Compiègne. Les petits héritages qui leur étaient échus leur permettaient de sup- porter les frais d’un pied-à-terre à Paris, et d’une installation à Compiègne. Ils possédaient encore une propriété dans l’Eure ; et cet éparpillement de

résidences favorisait les aventures amoureuses de

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l’officier. Pendant que sa femme occupait ses loisirs aux œuvres de prévoyance, — comme la Croix- Rouge, — lui, ronronnait autour des Belles hospi- talières et leur disait entre deux phrases galantes :

— Ma femme ? C’est une sainte ; mais, si j’en juge par elle, le ciel ne doit pas être très amusant. J’aime mieux aller au diable avec vous.

On ne l’entraînait plus beaucoup d’ailleurs dans l’enfer de voluptés qu’il cherchait. Plus souvent, on l’amenait tout près d’une nacelle, il payait son pas- sage pour Gythère, et, soudain, la barque fuyait vigoureusement poussée par 1 aviron d’un jeune gon- dolier. Il rentrait penaud et bourru ; le mécompte irritait son vieux foie de colonial intermittent ; Madame Lartineau mettait au menu, sans reproches, l’eau de Vichy et les purées rafraîchissantes.

Quelques jours avant la mobilisation, le soldat avait dressé l’oreille. Cela sentait la poudre. Il entra

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chez sa femme : un matin — ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien des années — et sa présence fît pâlir Madame Lartineau.

— Un malheur nous menace ? dit-elle.

— Pourquoi cela ?

— Pour que tu viennes ici il faut que la chose soit grave et pressante.

— Eh ! bien oui… la guerre… Ça y est !

— Mon Dieu !

— Ecris aux enfants, je veux les revoir tous…

— J’y pensais !

Quarante huit heures après les cinq jeunes hom- mes étaient réunis à table, et chacun discutait avec un grand sang-froid. Au café, — au milieu de la fumée des,cigarettes, — le diapason du patriotisme monta.

— On va les arroser un peu ! disait l’ingénieur.

— Je mettrai ma petite virgule dans cette page d’histoire, faisait Marc en se frottant les mains.

— Il faut en finir ! accentuait Gaston.

— A Berlin ! Ils nous assomment avec leurs menaces, disait Joseph en louchant sur le galon neuf de ses manches.

Mais Robert s’attristait d’être si jeune.

— Pas de chance ! Ce sera fini quand je serai de la classe. De quoi aurai-je l’air dans la famille ?

Afin de se mettre à l’unisson de l’enthousiasme ambiant, il ouvrit le piano et joua la Marseillaise. Madame Lartineau, qui travaillait auprès de la


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fenêtre, posa son ouvrage et resta pétrifiée, le regard lointain. Les hommes cessèrent tout à coup de parler : et pendant les premières notes s’immobili- sèrent rêveurs. Puis, ils décroisèrent leurs jambes et battirent la mesure, tout en continuant à fumer. Gela fit — dans le silence — comme un piétine- ment de patrouille qui passe. Quand le piano chanta : « Ã‚nx armes citoyens î Formez vos batail- lons ! » les souliers rythmèrent plus énergiquement encore la marche irrésistible et seulement au der- nier vers :

— « Qu’un sang impur abreuve nos sillons ! » le jeune St-Cyrien s’exalta.

— Parfaitement qu’on y aille ! On n a que trop tardé !

Madame Lartineau toute droite dit en écho :

— Du sang ! Il va couler du sang !

Ce n’était ni un recul ni un affolement que ces mots traduisaient chez cette mère cornélienne, c’était une sorte de terreur religieuse, comme doi- vent en avoir les fidèles dont les dieux exigent des holocaustes sanglants. Elle haletait et contemplait ses fils cherchant à deviner lequel serait marqué du sceau tragique de la gloire. Depuis longtemps elle était familiarisée avec cette perspective de deuil, mais au moment de s’arracher à la tendresse de 1 un de ces jeunes hommes, qu elle avait élevés, un trem- blement la secouait et ses pauvres dents s’entre- choquèrent si fort que les causeurs se retournèrent.


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— Chut, dit le colonel… Elle ne peut pas se réjouir comme nous…

Quand ses fils i’embrassèrent au moment du départ, ils reçurent son baiser comme une bénédic- tion.

Le 2 août, le colonel vit briller très tard dans la soirée la fenêtre de l’appartement de sa femme. Il s’inquiéta ; car, depuis qu elle n’attendait plus son retour, jamais une lueur n’illuminait cette chambre après dix heures du soir. Il frappa à la porte et entra.

— Que fais-tu au lieu de dormir ? dit-il affectueu- sement,

— Je prie !

— Pour eux ?

— Pour tous !

— Et pour moi qui t’ai fait souffrir ? dit-il en souriant.

— Et pour toi que j’ai beaucoup aimé ! répondit- elle bravement.

— Mais que tu n’aimes plus, n’est-ce pas ?

— Pour toi qui es le père et le Chef. Dieu a par-

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donné à ses ennemis, je peux bien pardonner à un vieil ami.

Elle lui tendit la main et l’ombre d’un sourire erra sur leurs bouches vieillies.

— Je pars demain Juliette. Si je fus un piètre mari, je serai…

— Un magnifique soldat ? Je le sais. …

. . . — Veux-tu m’embrasser en guise d’absolution ?

— Voilà ! (lue Dieu te garde autant quil gardera la France, dit-elle. -


Le rideau de fumée que les incendies de Bel- gique baissèrent sur le premier acte de la tragédie militaire, plongea le Civil dans l’épouvante du crime déchaîné. Mais les cris d’agonie des Martyrs — pour qui les bourreaux reculaient les limites de la cruauté — réveillèrent les plus purs de nos ata- vismes.

Mme Lartineau — que des renseignements de source autorisée tenaient au courant des premiers désastres, — ne trouvait de refuge qu’en la religion. Elle était à Tillière, dans sa propriété de l’Eure, quand le maire fut chargé d’annoncer à la générale la mort de Joseph ; (le dis à qui Rhœa avait fermé les yeux). Mais le brave homme ne put se décider à remplir ce devoir ; bien qu’il fut en violent désac- cord de principes avec le curé, il alla le trouver. Çélui-ci était un très vieil homme, qui accepta la mission avec d’autant plus de tristesse, qu’il venait de confesser Mme Lartineau. 11 savait donc, mieux que personne, sur quelle âme allait s’abattre la dou- leur.

Le lendemain, dans’ la petite église, trois femmes s’avancèrent vers la Sainte Table pour y commu- nier. La main du prêtre tremblait sur le bord du


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calice : et quand vint le tour de la colonelle, tant d admirable résignation se Usait sur son visage ? que l’officiant s’arrêta presque interdit. Cette se- conde de silence dans le ronron habituel des mots latins lit lever les yeux de la co pi muni an te, et toute la pitié qui montait du cœur du prêtre la pénétra dun long regard mouillé ! Elle comprit que ses vieilles prunelles pleuraient sur elle ; un effroi la saisit, mais, — dominée par la solennité de la minute, - - elle osa seulement murmurer :

— Lequel ?

— Joseph ! dit le curé.

Revenant à la Sainte Cene, il psalmodia :

— Corpus domine nostri Jésus Christi…

Et dans la bouche tordue par le chagrin, mais entCouverte par la piété, il posa la Sainte-Eucha- ristie. Quand Madame Lartineau sortit pantelante de la méditation, dont la mort du Christ et celle de son fils avaient été le thème sublime, elle chancelait. La messe était finie depuis longtemps et les larmes qui coulaient silencieusement sur ses joues avaient 1 afiaîchi sa douleur. Elle se dirigea vers la sortie, les épaules lasses et le front incliné, mais auprès de la porte elle vit se dresser un surplis dans la pé- nombre. C était le Curé, un crucifix d’ivoire à la

main qui lui présentait à baiser les pieds cloués du Grand Martyr.

— Il est mort pour les péchés du monde ! Souffla le vieillard_ - .


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— Il est mort en pardonnant à ses ennemis !…

— Il est mort et il est ressuscité dans la gloire !… Allez, ma fille, et portez haut votre cœur ulcéré, car Dieu ne vous a élevée que pour vous confier le soin de l’Exemple.

Dès lors Madame Lartineau cacha stoïquement sa douleur, et nul ne vit plus ses yeux embués de larmes ; elle partagea son temps entre les diverses œuvres qui la sollicitaient.

Le printemps lui ramena Marc sur une civière, mais condamné à vivre désormais de la vie des estropiés. Puis une sorte de trêve apaisa ses inquiétudes parce que des mouvements de troupes ramenèrent Jean et Gaston en seconde ligne pendant que l’été ren- dait propices les terrains de combats. Mais l’automne zébra l’atmosphère des premières feuilles mortes, et l’offensive de Champagne s’accomplit.

Quinze jours s’écoulèrent sans que nulle missive vint la rassurer sur le sort de ses deux fils ; mais elle donna ses heures à la charité sans prononcer d’autres mots que ceux qui exaltaient la victoire française. On venait précisément de lui confier la présidence, « du Secours immédiat aux Victimes de la Guerre» lorsqu’elle reçut la petite lettre officielle l’informant de la mort de Gaston : Il était tombé du côté de Massige, après avoir mérité une brillante citation à l’ordre de’ l’armée. En môme temps, lui parvenait une dépêche de son mari la priant de venir immédiatement à Tillière.

— Il veut sans doute m’adoucir la cruauté de cette nouvelle l songea-t-elle eu maîtrisant ses sanglots.

Un train la déposa trois heures plus tard dans l’Eure.

Rien ne fut tragique comme la feinte ignorance que simulèrent les deux époux. Ils étaient dans leur home depuis une heure sans avoir encore osé abor- der le sujet de leur deuil ; et chacun, voyant le calme de l’autre, pensait :

— Peut-être ne sait-il pas !

Tous deux cherchaient des mots consolateurs et n en trouvaient pas. A table — comme nul ne se décidait à manger — le général (car Monsieur Larti- neau avait été promu générai depuis peu) hasarda :

— Ma pauvre Juliette, je voudrais bien te dire…

— Je sais, répliqua la mère… Ce pauvre Gaston ! acheva-t-elle en pleurant.

— Mais non… Pas Gaston… Jean ! Jean est mort à Tahure !

Jean ? Mais non, Gaston, cria Mme Lartineau comme si on l’eût égorgée. Regarde !

Elle sortit la lettre officielle de son corsage et le général en la lisant baissa la tête.

— Eh ! bien ? réponds… Jean ?

— Je l’ai bien vu celui-ci là… Et la terre le recouvre ! Mort en héros mais bien mort ! Je ne savais pas que Gaston…

— J’espérais encore pour Jean !

Il sembla aux deux epoux qu une grifie leur arra-

chait brutalement un lambeau de leur cœur ; un ric- tus affreux contracta leur visage ; et, sans un mot de plus, ils se levèrent.

Le générai marcha longtemps dans le salon pas- sant et repassant devant sa femme effondrée sur un siège les yeux inondés de larmes. Le silence dura jusqu’à ce que la domestique, attendrie par tant de malheur, osât dire à l’oreille de sa maîtresse :

— Madame devrait se coucher !

— C’est bien ! Allez… ordonna M. Lartineau.

Puis il aida sa femme à se lever, et la conduisit à

l’étage supérieur. Ils s’étreignirent devant un cru- cifix au bas duquel étaient alignées les photogra- phies des cinq soldats qu’elle avait donnés à la France. Le doigt tremblant elle désigna l’image de Robert et dit :

— Celui-ci ?

— Son appel est imminent !…

Les genoux de la femme fléchirent et elle s’abattit sur un prie-Dieu.

— "Vous me les avez prêtés, Seigneur, et s’il vous plaît de les reprendre que votre volonté soit faite et non la mienne.

Tant que la prière de Madame Lartineau monta dans le silence de cette nuit de province, le général marcha par la chambre, les jambes de plus en plus lasses, et les épaules de plus en plus tassées. Aussi, quand elle se releva le regard presque apaisé, ils se contemplèrent et se virent dans toute la misère de

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leur désespoir. La pitié — qui fait s’entr’aider les agonisants sur le champ de bataille — leur suggéra de ne point se quitter en pleine détresse.

— Essaie de dormir, mon ami, la France a besoin de toi, dit la générale.

— Tu as raison, je rejoins demain, répondit Mon- sieur Lartineau.

Pour la première fois — depuis quelque quinze ans — le couple terrassé par la douleur chercha le sommeil côte à côte. IL ne trouva qu’un repos inter- rompu par des soublesauts et des sanglots.

Le lendemain matin, lorsque le soleil entra dans la chambre, le général dormait enfin ; et sa femme avait achevé sa toilette lorsqu’il s’éveilla.

— J’ai dormi ? dit-il un peu confus.

— Heureusement ! Allons, allons, ami, debout


maintenant !

L’heure est à Faction et les morts seuls ont le droit de rester couchés.

— Je suis un peu las, Juliette… Quand on est venu m’annoncer la gloire de Jean, je n ai pas bronché. À ce moment l’attaque était en pleine intensité, et je n’ai rien senti se briser en moi, J’ai continué de commander, comme il a continué, lui, d’aller en avant après sa dernière blessure pour entraîner sa compagnie… Mais aujourd’hui…

Le masque évidé par la soixantaine, le général accoudé sur l’oreiller semblait écouter la voix mauvaise du découragement. Alors Madame

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Lartineau toute droite contre la vitre l’appela :

— Lève-toi et viens ! Regarde la campagne - Il me semble y trouver une leçon. Dieu nous a élevés comme il a élevé les peupliers sur ce grand chemin ; là-bas ! Mais en haussant leurs têtes, il en a fait le point de mire des éléments déchaînés, C’est à l’in- clinaison de leurs cimes que les paysans mesurent la tempête…

— Tuas raison, chère vieille, c’est passé… Redres- sons la tête et que notre courage entretienne la

confiance.

Un peu plus tard, Monsieur Lartineau quittait Tillières en automobile, et les officiers d’ordonnance qui assistaient aux adieux du couple, ne le virent pas pleurer.

— Ce fut très impressionnant ; dit l’un deux à un de ses camarades. Positivement leurs âmes étaient au port d’arme : et l’on sentait qu’elles y l’esteront tant que la Victoire ne leur criera pas : « Rompez les rangs ! »


CHAPITRE XVIII


Jeanne Deckes, les flancs lourds et le cœur plein d amertume, subit avec assez de courage la longue odyssée des otages. On cahota pendant six jours les malheureux civils que la rage allemande expulsait de leur pays, et ils arrivèrent enfin au camp de Gustrow dans le Mecklembourg ; la baraque Nord 04 fut assignée à la doctoresse.

Elle y fut accueillie par un vieillard de soixante- dix-huit ans — Monsieur Bonfils, — qui avait été


chu Lie pour avoir protesté contre le fusillement clan destin de deux adolescents de seize ans. Ceux-ci


plus robustes qu’on ne l’est ordinairement à leur âge, — avaient excité les soupçons des Germains. Comme ces derniers sont passés maîtres dans Fart de fabriquer de faux états civils, nulle preuve ne put les convaincre. Pour avoir le dernier mot — une nuit — ils firent exécuter les jeunes gens dans leur cellule. Quand Monsieur Bonfils apporta, le

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lendemain matin, au gouverneur, les registres du village où ils étaient nés, le commandant boche prit une mine de bon apôtre et répondit :

— Quel malheur que ces enfants n’aient pas eu la patience d’attendre. Figurez-vous qu’ils se sont suicidés.

— Qui donc leur a donné des mausers ? Je sais qu’ils ont tous deux une balle dans la tête ; répliqua le maire de Y…

— La justice, appuyée par la force, Monsieur. Au nom de ses principes sacrés dont nous sommes les défenseurs devant Dieu, je confisque ces registres, et vous envoie en Allemagne. Cela vous apprendra à reconnaître la supériorité de notre race sur votre espèce dégénérée.

Par un miracle d’énergie, le vieillard avait sup- porté les brutalités de la soldatesque qui fit de son transport un douloureux martyre, II connut les famines inséparables des organisations hâtives ; il fut de l’heure où les Allemands — n’ayant pas prévu leur propre barbarie — tâtonnaient pour fonder et administrer de kolossales prisons. Peu à peu il avait vu surgir les baraquements dans lesquels on parquait les troupeaux humains. Les premières pro- miscuités lui semblèrent le pire supplice, et toutes les tares de l’humanité qui émane de nos pores, ou de nos organes, choquèrent ses habitudes d’hygiène. Il faut avoir vécu dans l’atmosphère fétide de ces salles, où respiraient pèle mêle des enfants à la

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mamelle, où toussaient des catarrheux, où suffo- quaient des asthmatiques ; où de toutes les cheve- lures, de toutes les transpirations montait un relent de fièvre et de son mouillé ; pour comprendre que cette seule torture oe 1 odorat pouvait suffire à décou- rager un civilisé. Fatalement la vermine naquit de cette misère surchauffée ; et la malpropreté qu’en- gendre la passivité des désespérés, favorisa le pul- lulement des poux les plus divers. La horde des cafards, qu on voit sourdre de toute humilité mal- saine, rôda sous les minces couches de paille. Leurs pattes crissaient aux brins desséchés, ou s’empê- traient dans les nattes des femmes ; et, — dans l’ombre des longues nuits d’hiver, — les enfants épouvantés par ces frôlements d’insectes sans essor, pleuraient et aggravaient les cauchemars voisins. Le jour, chacun mesurait à la pâleur des autres létiage de la souffrance commune ; et quand la mort raidissait un cadavre, on ne le pleurait pas, on enviait sou évasion. Si le poète a pu écrire ;

-- Partir, c est mourir un peu.


Les prisonniers ont pu rêver ;

— Mourir, c’est partir un peu.

Les mois succédèrent aux mois. L’accoutumance était venue adoucir certaines répugnances ; et la discipline à force de s’imposer — avait militarisé jusqu’au désespoir. ne sorte d’automatisme lit agir tous les accablés. Une propreté relative rendit


supportable les contacts permanents, et les sym

pathies se dessinèrent dès que la réclusion fut tenue pour durable. Des querelles éclataient parfois entre prisonniers*, toutes finissaient par des larmes qui pleuraient bien plus sur la France que sur le sujet de la discorde. Les seules distractions consistaient à regarder passer des Russes, internés dans une sorte de parc mitoyen ; les infortunés des deux races se considéraient muets et stupides. Quelque- fois, un cosaque essayait de prononcer des mots d’amitiés, mais les nôtres n’entendaient rien à leur idiome, et chacun s’éloignait plus triste. Alliés, mais étrangers l’un à l’autre, leur captivité s aggra- vait de cetLe incompréhension mutuelle.

Pourtant, un jour, un grand diable noir et barbu jeta par dessus la palissade une phrase en français. Aussitôt on s’assembla, et, par lui, une sorte de voisinage s’établit qui mit leur misère à l’unisson. Il sembla, quà partir de ce jour, l’horizon se fut élargi.

Le vingt mai, Jeanne Deckes — qui partageait avec une brave paysanne belge, une sorte de box humide, — éprouva les premières douleurs de son état. Elle en parla à M. Bonfils, lequel s’enhardit, et courut aux bureaux du gestionnaire. 11 plaida si chaudement la cause de cette mère, fit sonner si haut le titre de doctoresse, que des ordres imrné- diats furent donnés pour que la dolente prisonnière fut transportée dans une sorte de maternité. La nature fit expier, par de longues heures de tortures, i ? *p* f j 7 : j., POTM-+ yrt ’ j." i -’ 4/ r^^^imeag wj mu* mv • Hf M’J IM


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les manœuvres qu’on lni avait imposées jadis. Un

bel enfant naquit que la sage-femme allemande pré- senla tout braillant à la mère.

— Il est peau ! II est peau ! répétait-elle. On tirait t un Allemand.

Jeanne Deckes les yeux démesurément dilatés

regardait cette réduction d’humanité avec une stu-

peur indicible. Elle avait beau se remémorer la scene qui lui avait imposé ce fardeau, elle ne par- venait pas à détester ce petit. Elle avait pourtant blasphémé, rugi de honte et d’humiliation ; elle avait appelé sur la tête de l’inconnu, qui grossissait à ses dépens, toutes les colères des races ; rien de tout cela ne résistait à cette matérialisation de la vie. Le pure ? Qu avait-il été ? Un valet de ferme qui piétine un sillon, et qui, sans même penser à la moisson, lait machinalement le geste du semeur. 11 n’existait pas plus pour elle que le cultivateur n’existe pour la terre, car enfin la graine humaine est elle-même le ruit d’un hymen précédent. Cet atome eut déjà un père et une mère dont il est l’émanation et l’homme nest que lexpuiseur de l’embryon, qui cherche à parcourir un autre cycle. S’il en était autrement, le geste d amour ne pourrait pas être accompli sous des impressions de haine et dans „„ but de souiL

lure. Que lait le vainqueur pour humilier la vaincue ?

H la viole. Que fait le soudard ivre pour cuve, son alcool ? Il viole. Que fait l’amant averti devant l’in- nocence de la vierg-e 9 II viole. Que peut-il rester d’illusion sur le rite sentimental, devant l’esc’avage auquel nous a soumis la nature ? L’homme sème sous l’empire de toutes les excitations, et la femme conçoit suivant un mystère que règle seule une volonté suprême. L’ombre dans laquelle s accom- plit l’évolution de l’être, — et notre ignorance pendant sa première main-mise, — est et sera toujours l’abîme où sombrera l’orgueil humain.

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Nous sommes des instruments et notre seule gloire est de servir des desseins que nous ignorons. Cette servitude est tellement impérieuse au moment de la naissance, que Jeanne Deckes oubliant l’origine de son enfant s’inquiéta :

— Aurais-je assez de lait pour le nourrir ?

C’était bien cela qu’il fallait dire et faire. La Vie

précieuse, la Vie en qui tient toute la splendeur des sciences, des arts et de la bonté, la Vie, tendait vers elle deux peti ts bras menus. Elle était encore aveugle cette Vie mystérieuse, dont l’origine importait peu ; elle était faible, c’était le point capital ; et des forces obscures parlaient très haut qui disaient à Sa docto- resse :

— Ta mission est de ne pas Laisser éteindre cette lumière. Tu n’as pas à t’occuper de la force que con- tient cette étincelle, il faut qu’elle grandisse d’abord ; ton devoir est là.

Cette voix était en même temps d’une telle douceur que l’intellectuelle n’eût même pas une hésitation. Comme la plus humble pastoure elle découvrit sa


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poitrine et offrit un sein gonflé à l’appétit du para- site.

— C’est curieux !… Elle ne l’a pas embrassé ! dit la sage-femme à son aide-infirmière. Est-ce que les Françaises n aiment pas leurs enfants ? Elle le regarde comme elle observerait un phénomène.

Le visage de Jeanne Deckes avait en effet une

; » j te s ; profonde» que les Allemandes qui l’entou- 
! ’ 1 pas la questionner. Quand la pre- 

mièï e tétée fut achevée, on posa le bébé bien emraaillotté tout près d’elle, sur l’oreiller, et sa méditation continua. Qu avait-elle engendré ? Une brute ou un homme ? L’atavisme ? Que valaient ses théories ? Elle en était là de ses pensées quand îe petiot, dans un gigottement impulsif, posa sa me- notte sur la joue maternelle. Jeanne Deckes tres- saillit, et sans avoir le temps d’analyser le réflexe de sa tendresse, elle baisa les petits doigts de 1 inno- cent. Ce fut doux à sa chair, doux comme une atti- rance dame, comme une irrésistible sympathie. Alors elle se hasarda. Un peu confuse de son entraî- nement, elle essaya d’approcher ses lèvres du petit visage pourpre et frippé. détail chaud, c’était satiné et elle n’en reçut aucune répulsion charnelle. Subi- tement le baby se mit à crier. D’un élan elle prit son enfant et le berça pour l’apaiser ; et les baisers s’échappèrent en foule de la bouche qui avait pro- féré tant de malédictions.

Une plantureuse commère vint bientôt près du lit

de la nouvelle accouchée. Elle tenait entre ses doigts boudinés un gros livre et un stylo.

— Pour la loi ! dit-elle. Comment allez-vous l’appeler ?

Jeanne 1 *eckes nayant pas aimé le petit pendant sa grossesse, n’avait pas éprouvé le besoin de le désigner par un mot. Il n’y avait pas eu, entre la mère et l’étranger, de ces dialogues de rêve qui se traduisent par une recherche de syllabes caressantes à Foreille et qui sera le prénom du désiré.

— C’est vrai… il lui faut un nom… Eh bien ! ins- crivez-le sous celui de… Christian !

— Christian ?… Et après ? Fils de…

— Jeanne Deckes.

— Et de ?…

— C’est tout !

— Une fille-mère ? A votre âge ?

Cette pudeur de matrone grasse fut comique. Les bajoues s’indignèrent en gonflant et en dégonflant le triple menton d’une cinquantaine adipeuse.

— Ces Françaises ! laissa-t-elle tomber… Toutes dévergondées !

Mais elle réfléchit. Une femme instruite, savante, et d’un âge marqué, n’aurait pas désorganisé sa vie pour une fantaisie ; il y avait autre chose.

— Votre mari ? insista la directrice de la clinique.

— Je n’en ai pas !

— Alors… votre amant… fera-t-il son devoir ?


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Un dégoût immense passa dans les yeux de Jeanne Deckes.

C est pour les papiers… Je dois ! expliqua l’indiscrète.

Non… cet enfant n’aura qu’une mère.

Un bâtard, comme vous dites dans votre pavs ? ricana 1 Allemande dans son. parler guttural.

La doctoresse, très lasse, tourna la tête pour dormir, et on 1 abandonna. Mais dans le bureau de la direction des femmes en blanc se groupèrent autour de la préposée aux registres, et elles y jacas- sèrent avec de grands gestes.

Je vous dis moi, que cette Française est une simple fille de mauvaises mœurs.

— 11 faudra s’informer si son attitude fut suspecte avec un prisonnier.

— Mais elle est arrivée grosse de huit mois !

— D’où vient-elle ?

— D’Ostel.

— Y avait-il des nôtres là-bas ?

— Oui, elle soignait nos officiers paraît-il.

—- Alors. ,,

Les mains de toutes les femmes se tendirent vers le dortoir comme pour voler le nouveau-né.

— Cet enfant est peut-être à nous ?

— Bien sûr il ne faut pas le laisser à la France. Le serait un soldat de plus pour elle ) et plus tardée fils de Germains pourrait tuer ses frères.

— On tâchera de fa confesser.

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Dès lors Jeanne Deckes vit tourner autour de son lit toutes les infirmières de la maison ; elles venaient surtout aux heures du bain, contemplaient le petit cherchaient en vain un indice de son origine ; et quand on rendait 1 enfant à la mère il y avait de la haine dans tous les regards. Au bout de quinze jours, on prévint la doctoresse qu’on allait la ren- voyer au camp, et elle prépara son menu paquet de langes et d objets. Elle s’en allait, son bébé dans les bras, quand la grosse commère l’entraîna dans une petite pièce vide,

— Madame, je dois vous prévenir. Si… Chris- tian… est le fruit de… comment dirais-je… d’une faveur allemande, dites-le moi et vous jouirez de soins spéciaux. Si vous voulez même vous éviter les charges de son entretien vous pouvez l’aban- donner.,, on vous donnera une prime. Car nous connaissons toute la valeur de la houille rouge, et nous sommes assez riches pour la payer.

Jeanne Deckes sourit d’un sourire qui bravait tous les pièges, et répondit :

— Christian est Français, puisque je suis Française, lîélas ! il est un prisonnier déjà… mais il n’est pas encore un vaincu.

— Prenez garde Madame, votre orgueil finira par nous agacer. Nous sommes les plus forts et s’il nous plaît de l’avoir ce petit soldat de demain, nous l’au- rons, comme nous avons les milliers de soldats d’aujourd’liui ! Quand elle revint à la baraque Nord n° 64, on fit fête à la doctoresse. Toutes les femmes vinrent embrasser le baby, et Monsieur Bonfils posa sur son front ses vieux doigts pour le bénir. La pay- sanne belge s’institua d’autorité sa nourrice sèche, et tout le monde s’entendit pour que la mère puisse jouir du repos nécessaire à ses relevailles. Sur une paillasse rehaussée d’un matelas, elle resta de longues heures immobile, et ce lit d’infortune constituait un luxe appréciable à côté de la primi- tive botte de paille.

La présence du nouveau-né, au lieu d’irriter les pensionnaires de la baraque, fut au contraire un prétexte à berceuses et à rires puérils. Tous les mots niais et charmants, qui préludent à l’initiation de la larve humaine, résonnèrent avec bonne humeur.

Un jour que la piuie monotone retenait tous les prisonniers à l’intérieur, Monsieur Bonfils demanda la permission de causer un peu avec la doctoresse. Précisément, comme il entrait dans le box, il trouva la mère, les yeux fixés sur le sommeil de son enfant. Celui-ci — dont le regard encore vitreux réfléchis- sait les objets extérieurs sans que ceux-ci parussent retenir son intérêt, — souriait à d’invisibles êtres, ou à de claires pensées, et cette joie plongeait la doctoresse dans une perplexité intense.

— Tenez, dit-elle au vieillard, voilà un enfant qui pleure dès qu’une souffrance l’importune, et qui sourit à je ne sais quelle vision. De quel monde émane cette gaîté puisqu’il ne perçoit pas encore celui où il est entré ?

— Peut-être de celui vers lequel je m’achemine. C’est d’ailleurs au sujet d une question qui se rap- porte à ce point d’interrogation que j’ai sollicité la faveur d’une conversation, reprit Monsieur Eoniils,

— Je vous écoute, cher Monsieur.

— Avez-vous songé qu’il faudrait peut-être bap- tiser cet enfant ?

— Le baptiser ? Pourquoi ?

.— Vous lui avez donné une patrie en lui donnant votre nom mais cela ne catalogue que son corps. Pourquoi ne donnez-vous pas une patrie à son âme ?

— Vous croyez vraiment qu’un peu d’eau et

de sel….

— Non ! Ni l’eau, ni le sel… Mais un acte de volonté, une consécration mentale qui constitue une affiliation sincère. Voulez-vous de moi comme par- rain ? Etes-vous chrétienne ?

— Oui… je me souviens, même, que j’ai fait ma

première communion : donc je suis catholique.

— Nous pouvons donc en faire un fidèle de notre

Eg ! ise.

_ Pourquoi ne pas attendre qu’il puisse choisir

lui-même ?

— Lui avez-vous laissé le choix de sa patrie ? — Vous avez raison cette responsabilité vaut l’autre. Qui le baptisera ?

— Moi… il est d’usage quand on ne peut avoir un prêtre d’attendre que l’enfant soit en danger, mais ici nous sommes environnés d’embûches, et il vaut mieux 11 e pas tarder. 1 emain nous procéderons à cette cérémonie n’est-ce pas ?

Entre la doctoresse et Monsieur Bonfïls régnait une parfaite harmonie d’éducation ; elle leur permet- tait de s’isoler souvent de la foule des malheureux par des conversations où la plus haute philosophie savait toujours rester aimable. Quand la future maman était arrivée, — lourde et lasse, — le vieux avait deviné qu’un secret pesait sur sa Iristesse, il eut peur de comprendre ; et ce fut en la voyant arriver vibrante de défi — au retour de sa déli- vrance, — qu’il provoqua la confidence.

— Ai-je bien fait ? dit-elle.

— Oui… Je vous approuve. Certes vous entendrez les protestations d’hommes jeunes, que la jalousie emportera, mais ce ne seront que des éclats de vigueurs masculines sans importance.

Le lendemain, la paysanne du pays wallon faillit pleurer de joie en apprenant qu’ou l’acceptait pour marraine, si 1 origine du bébé ne lui faisait point horreur.

— Pauvre meneken… qu’esbce que ça peut me faire ; je l’aime moi !

Les trois prisonniers se recueillirent donc en un

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silence pieux, Jeanne Deckes elle-même, se sentit frissonner. L aïeul pâlit quand il prononça les paroles sacramentelles — et lorsque l’eau perla sur le front de l’enfant — parce qu il est des paroles qui ne s’envolent pas. Ce fut très court et très solennel.

Un surveillant boche qui passait à cet instant, s’arrêta sans égard et resta médusé de la majesté qui irradiait de ce trio de vaincus. Quand les yeux du vieillard cessèrent de prier, il se vengea de tant de sérénité par un brutal :

— Qu’est-ce que vous faites là ?

— Un catholique, dit Monsieur Bondis simple- ment .

— Sales voyous !… Je vais vous en flanquer moi… des baptêmes ?… De l’eau !… Vous voulez de l’eau ? Eh bien ! je vous en donnerai.

A partir de ce jour, chaque fois qu’il pleuvait, le geôlier obligeait la paysanne, Jeanne Deckes, Mon- sieur Bondis et l’enfant à rester une demi-heure sous l’ondée. 11 ricanait en disant :

— Moi aussi je fais des catholiques ! Àh ! Ah ! Ah !

C’était un huguenot prussien ! esïi’iÆi: hJbrf i


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CHAPITRE XIX


Au mois de juin 1915, après les alternatives de succès et d’insuccès que subirent nos armes, on vit apparaître des uniformes français au milieu des uniformes russes. A travers la palissade, les pri- sonniers civils interrogèrent les nouveaux arri- vants et apprirent le statu quo des situations militaires.

Or, Jeanne Déclics pour imposer à son entourage certaines mesures d’hygiène, avait avoué sa vérj- lubie position sociale ; ses diplômes lui avaient valu une autorité et une confiance générales. Ses titres étaient connus des soldats du parc mitoyen ; et il arriva que souvent de pauvres diables lui contèrent leurs indispositions. Elle donnait ainsi, en plein vent, des consultations dont les ordonnances ne pouvaient pas souvent être suivies, mais. -- parce qu elle y ajoutait toujours des mots de réconfort, — sa clientèle augmentait chaque jour. Grâce à ses con- seils, ses compatriotes comprirent l’obligation d’une propreté scrupuleuse ; mais les Russes, découragés, rendaient leurs soins souvent ineiïicaces.

Un jour d’octobre deux fantassins français lui amenèrent — près des planches hérissées de fil de fer, — un géant dont les yeux étaient injectés de


sang, la face terreuse et qui se plaignait, dans un baragouin pittoresque, de maux de tète et de maux de reins. Le hasard d’un de ses gestes découvrit ses poignets, et des taches retinrent l’attention de la doctoresse. Elle le questionna et apprit qu’il avait une éruption semblable et très forte dans le dos. Le diagnostic était indubitable. La couleur spéciale des plaques ne laissait aucun doute sur le mal ; c’était le typhus exanthématique. Elle renvoya l’homme en lui en joignant la diète et des lotions froides, mais elle prévint les Français du danger de ce voisinage.

Quelques jours plus tard une véritable épidémie de ce terrible iléau sévissait surtout le camp. Jeanne Deckes se multiplia auprès des malades, et, dans une de ses tournées dans les baraques GO et Go, elle eut la joie de rencontrer un ue ses anciens cama- rades d’externat. Us avaient passé leurs examens le même jour et fêté leur doctorat dai.s le môme ban- quet. Lui avait été fait prisonnier dans la Somme, et il était précisément question de lu rapatrier en même temps que quelques otages civils. En atten- dant les décisions de la komiaandaritur, ii essayait de sauver ses compatriotes, et réussissait parfois à faire avorter ie iléau.

292


Un matin, Jeanne Deckes lui parut étrangement lasse, ses prunelles avaient la congestion sympto- matique et comme elle frissonnait il la mit en éveil,

— Mais, ma chère amie… vous êtes infectée !…

— Je n’ai pas d’éruption, ce n’est peut-être qu’une grippe !

— Croyez-moi, traitez-vous.

— Et si je meurs… que deviendra mon fils !

— Vous avez un enfant ?

— Que je nourris !

— Mettez-Le immédiatement à un autre sein et fiez-vous à mon traitement.

Comment elle échappa à la virulence du strepto- bacille ce fut un miracle. Elle sortit de cette épreuve complètement déprimée avec des désordres patho- logiques très graves ; le major Deniset — qui la dis- puta au typhus — restait très inquiet sur son état.

— Il lui faudrait la France, disait-il à M, Bondis, si non elle mourra. Jamais elle ne supportera la rigueur d’un hiver, dans des conditions aussi pré- caires. Pauvre femme ! Que leur a-t-elle donc fait celle-là ?

Depuis le -o novembre, les gardiens avaient des attentions et des politesses inusitées pour le vieil- lard. On lui apportait un plat spécial à chaque repas ; et l’obséquiosité des Allemands à son égard le fit réfléchir. Que se préparait-il ?

Le 30, il fut appelé à la Direction, et on lui apprit, avec force courbettes, que le Gouvernement avait négocié son retour ; le papier était a la signa- ture de la place. Au lieu d’éprouver une joie im- mense, M. Bondis, en écoutant l’officier pensait à Jeanne Deckes dont la bronchite teintait de rouge le mouchoir à chaque quinte, ü se demandait ce que deviendrait le petit sauvageon que la guerre avait semé et ii restait bouche close devant le hauptmann, interdit de tant de calme.

— Ne pourriez-vous. Monsieur, faire partir à ma place Mme Jeanne Deckes et son fils ?

— Une permutation est toujours possible… Mais, quel mobile vous pousse ? Cette femme n’est pas

votre parente ? vous risquez…

- De mourir en captivité ? Qu’importe à mon âge,

Monsieur ?

- Je vais communiquer votre demande a 1 auto- rité compétente.

M. Bondis courut à la baraque Nord 64, et tout ému prit les mains de la doctoresse.

— Mon enfant, vous allez probablement partir à

ma place. Je vous ai cédé mon tour.

Jeanne Deckes ne put retenir ses larmes.

— Vous avez fait cela ? Pour moi ?

— Pour vous… et pour Lui !

Sa vieille main désignait le berceau lait dune

caisse à provision, bourrée de paille.

_ En effet, il a des droits, mais vous aussi…

_ Chut ! S’il me faut mourir en exil j’accepte le destin. Songez qu on me renverrait, non pas auprès


— 294 —

de ma chere vieille, ou après de mes enfants, mais seulement en France an milieu de mes compatriotes. Sans doute c est un adoucissement, mais à mon âge. il faut savoir faire son devoir.

— Mais…

Nous, les vieux civilisés, nous devons, —

comme les feuilles d automne, —tomber avec grâce

parce que nous avons vécu très haut. Avez-vous

songe a quoi aboutissent leurs envols et leur chute ?

A faire une carapace dorée aux racines des églan- tiers .

— J’entends bien… Mais …

L humus qui sort de leurs cadavres contient

tout le soleil qui les fit palpiter pendant les mois de

fete, et cela suffit à réchauffer, sous la neige, les

seves qui aspirent au renouveau prochain. Je n’ai

pas le droit de ne pas protéger Christian contre les

rigueurs de l’hiver, et celles des humains. Vous par- tirez donc.

— Men i ! Cependant ne pourriez-vous partir aussi ?


— J’en doute !

Des jours passèrent. L’anxiété glaçait encore

plus les êtres que le froid. Enfin le o décembre

le sous-officier qui procédait i> l’appel des partants nomma :

— « Madame Jeanne Deckes et son fils î »

La doctoresse se jeta dans les bras de M. Bouffis qui caressa longtemps le bébé.


- Adieu mes enfants, dit-il, en les regardant se mêler à la tile des élus.

Il revenait à pas lents, — le visage seulement un peu plus pâle, quand un gardien l’appela très

affairé.

— Monsieur Bonfils ! J’avais oublié votre nom. Partez !

On ne sut jamais s’il y avait eu erreur ou faveur. IL rejoignit Jeanne Deckes qui pleura cie joie, tandis que seule, et plus triste qu’autrefois, la paysanne belge sanglotait comme si on lui avait enlevé son propre enfant.


À la gare, la doctoresse reconnut dans les infir- mières — qui multipliaient les attentions bienveil- lantes envers les libérés — la matrone a oajoues pendantes qui s’entêtait à regarder Christian d’un œil soupçonneux. Malgré la dépression qui ia iais- sait à demi pâmée, après chaque quinte de toux, Jeanne Deckes plongea ses yeux dans les trous de vrilles qui éclairaient le visagede la lemme hostile , et au moment où le train s (-’bramait, elle cria à la

commère :


— Son père est un poméranien !

Des ach ! ach ! ach U. écorchèrent la gorge enne- mie ; et la grosse silhouette s agita sur le quai, de


façon si désordonnée, qu’elle faisait penser à une laie dont on aurait dévasté la portée.


De retour à Paris, - après un accueil chaleureux en Suisse — les otages rentrèrent chez eux. Mon- sieur Denizet accompagna Jeanne Deckes jusqu’à sa porte, et Monsieur Bon fils dut, bon gré mal gré, accepter F hospitalité de la doctoresse.


Dès les premiers jours de leur arrivée, les pri- sonniers restèrent stupéfaits de l’attitude de Paris et des Parisiennes. Celles-ci portaient des robes courtes et des bottes hautes qui rééditaient exacte- ment la silhouette tzigane de l’opérette « Rêve de Valse », Les fourrures au bas des manteaux — de coupe polonaise — donnaient aux Françaises des allures d’Autrichiennes en fête.

— Décidément, dit Monsieur Bonfils, la couture est encore entre les mains des Boches ; ils poussent l’ironie jusqu’à vous habiller en Hongroises. Il est vrai que les jupes ; arges et courtes sur de hautes bot- tines rappellent les débardeuses du second empire, l’allusion est délicate. On vous fait flotter entre les

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souvenirs de 70 et la grâce des orcliestres de \ ien-


noises.

Tant d’inconscience anima Jeanne Deekes d une grande colère. La fièvre montait en elle et lui donna l’audace de jeter un défi h ses sœurs les


femmes de France. Elle courut au Lyceum, conta


l’histoire de sa détention au groupe chargé d’orga- niser les réunions littéraires de ce cercle de femmes


et demanda que soient convoquées, en une réunion solennelle, toutes les personnalités du féminisme,


de la presse, et des arts. Elle veilla au choix des invitations.


— Quel sera le sujet de votre causerie lui deman-


dèrent les déléguées.

-- Les C amp agneaux et les Cainpagnellei s.

Ou ne comprit pas, mais comme on lui savait du talent, Le 20 décembre une foule nombreuse se pres- sait dans la salie des fêtes. Il y avait des hommes mûrs affectant des allures d officiers en retraite, de


jeunes embusqués au bel uniforme clair, des oisifs sans pose, â– — parmi lesquels se faufila le docteur Horn: — mais il y avait surtout des femmes intelli- gentes. Mme Lartineau, sévère en ses voiles de


deuil ; Sylvia Mingaud-Bertol ; Mme Destange avec ses deux fils, et cent autres vedettes du féminisme


et du snobisme. Toutes étaient accourues, parce qu’une conférence de Jeanne Deekes cela sentait toujours un peu la poudre. Elle les avait si souvent suffoquées par des théories viriles et révolution-

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naires, que le public espérait beaucoup de ses sou- venirs de captivité.

Il ne fut pas déçu.

Lorsque le rideau se leva, on vit deux tables sur la scène. Celle de gauche était recouverte du tapis vert traditionnel ; mais à côté du verre d eau traî- nait un hochet d ivoire. Sur celle de gauche, un moïse bleu et blanc laissait flotter de gracieuses dentelles ; et une nourrice décorative veillait sur le sommeil d un enfant de six mois. La doctoresse

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entra. Quelques mains applaudirent et dans une ï umeur appitoyée tout le monde chuchota :

— Comme elle est changée ! ! Elle est touchée mor- tellement !

Iout à fait au fond de la salle, M. Bonfils se per- dait dans 1 anonymat des auditeurs, et ie hasard le plaça près du docteur llorn, que sa naturalisation.

ancienne laissait libre de continuer son service d es- pionnage.

Mesdames, messieurs, articula lentement Jeanne Deekes, je préviens tout de suite que le sujet que je vais traiter va vous inspirer des inter- ruptions, des indignations. J’accepte toutes les répliques que vous voudrez bien m’adresser, et je

réfuterai sur 1 heure les arguments qui me seront opposés.

En Allemagne — où je viens de passer huit mois dans le camp de Güstrow, - on appelle Campagneau et Campagnelle tout enfant issu des œuvres de sol-


-i. dats germains en pays envahi pendant la campagne actuelle,

— Voici, mesdames un petite campagneau ! » d est né d’une intellectuelle et d une brute ivre d al- cool et de crime.

Un grognement de dégoût monta de la salle ; et des rangs de droite, tout près de la conférencière, sortit cette exclamation :

— Oh ! Quelle horreur !

— C’est mon fils ! lança Jeanne Deck.es très pâle et redressée dans un défi.

Un silence de mort plana, et des larmes mouillè- rent quelques paupières.

C’était à Saint-Pancré…


Sans émotion apparente, avec un petit ricane- ment douloureux, la malheureuse conta l’incendie et le viol. Elle ne se servit ni d’adjectifs ni d’ad- verbes grandiloquents ; elle revécut simplement cette journée d’août depuis le crépuscule jusqu’à la mi-nuit. Puis elle se tut une seconde, juste le temps de faire un geste.

— Et maintenant, mesdames, voici comment est

fait un petit Campagneau.

La nourrice avait au préalable déshabillé le petit Christian, et l’élevait à bout de bras. L’enfant ravi


— 300 -

de cette liberté gigota, magnifiquement pur en sa nudité blonde ; et ia même personne qui s’indignait tout à l’heure s’écria :

— Oh ! qu’il est mignon !

Ce fut un déchaînement. Toutes les spectatrices furent debout dans une excitation spéciale qui fait prononcer des mois bâtés ci charmants dès qu’un bébé offre sa chair aux convoitises fémi- nines. Il y eut des baisers dans toutes les voix, des caresses dans toutes les exclamations. Un second geste de la doctoresse fit jeter sur les tré- moussements du baby, la tiédeur d’une couverture ouatée. Les rapides larmes de Christian et l’émo- tion de ia salle se calmèrent peu à peu. Jeanne Deckes reprit :

— Je ne suis qu’un exemple, mais mon fils est un symbole. Combien de nos sœurs, dans les départe- ments envahis ont dû subir la force ? Combien sont aujourd’hui les enfants de la violence ? Quel sort va-t-on réserver à ces innocents ?

— L’assistance publique, dit une dame très sèche et très digne.

— Ce serait une injustice, répondit tranquille- ment la conférencière. Ces enfants ont droit à la douceur, sinon d’un foyer, du moins d’une affection, et nul ne doit inciter les mères à l’abandon com- plet, au reniement. Contre quoi ont péché ces petils ?

— Contre la race !


— Plaisanterie ! Nombreux sont en temps de paix les mariages célébrés entre unités de races diffé- rentes et les enfants qui en sont issus, nul ne s’avise de les appeler « bâtards », ils n encourent aucun anathème. Si la race a des exigences si légitimes, que ne se montre-t-on réprobateur lorsqu’il y a consentement réfléchi ! Non, mille fois non: Pour ces « indésirés » il ne faut user ni de rigueur ni d’exception. Séduite ou violentée, la mère a charge d’âme et de corps, et puisque la Vie n’a cure ni d’amour, ni de haine, puisqu’elle se contente d’un geste inconscient, c’est que l’enfant a sur- tout besoin pour éclore de l’acceptation mater- nelle. La nature ne forcerait pas un peu notre volonté, si nos hésitations n’étaient pas coupables. Quant au sauvageon semé par la rafale, il faut avoir vécu dans l’atmosphère de sang, de peur, de feu et d’alcool que surchauffent les combats pour admettre que l’idée de souillure peut être écartée.


— Vous ne vous êtes pas sentie souillée par cet assassin ? dit madame Lartineau, décon- certée .

— Oui, tout d’abord. Mais quand m’est apparu la miniature d homme que j’avais enrichie de toutes les forces de mon sang, je n’ai plus senti monter à mon front la honte d une rongeur. Regar- dez Christian, mesdames… Cette souillure que la nature ne retient pas, — puisqu’elle donne à

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l’enfant du viol la même grâce qu’aux élus de l’amour — devons-nous la faire supporter à l’Agneau des Camps.

— Le souvenir de la brute ne vous humilie


pas ?


— Je n’y songe pas plus qu’un tailleur de dia- mants ne se préoccupe de la gangue qui enserre les pierres précieuses.


D’autres femmes vont arrriver bientôt les bras chargés de Gampagneaux et de campagnelles qu’elles auront peur d’apporter au foyer, qu’il soit conjugal ou paternel, eh bien ! ii faut les accueillir !

— Vous voulez, madame, que les maris admet- tent ces progénitures d’ennemis ?

—â– Hélas ! les maris et les pères n’out pas le droit de protester. En nous laissant faibles el désarmées devant les forces victorieuses, iis ont perdu tout droit à la révolte. Cette humiliation de leur orgueil est reconnue par les Arabes, qui avouent que la femme est au plus fort. Les Français S ont aussi pensé, quand, — histoire, — ils allumaient l’étincelle de la force qui nous déborde aujourd’hui.

— Ce n’est pas la même chose ! les grognards du


aux heures glorieuses de notre


premier empire…

— Tout vainqueur se persuade qu’il plaît aux femmes des vaincus : c’est l’interprétation mascu- line de la Victoire, mais elle n’est vraie pour aucun



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