Discussion Livre:Eliot - Scenes de la vie du clerge - Barton Gilfil.pdf

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cheveux paraîtraient plus beaux avec de la poudre. Quelle perfection de cheveux elle a, n’est-ce pas ? Notre dernière femme de chambre la coiffait beau¬ coup mieux que celle que nous avons maintenant ; mais imaginez-vous qu’elle portait les bas de Béa¬ trice. »

Caterina, considérant cette question comme une banalité, trouva superflu de répondre, jusqu’à ce que lady Assher ajouta : « Pouvions-nous la garder ? » comme si l’assentiment de Tina était essentiel pour le repos de son esprit. Après un léger « non », elle poursuivit :

« Les femmes de chambre donnent mille ennuis, et vous ne pouvez vous imaginer combien Béatrice est difficile pour son service. Je lui dis souvent : « Ma chère, vous ne pouvez trouver une perfection ». Cette robe qu’elle porte maintenant, certainement elle lui va parfaitement à présent, mais elle a été défaite et refaite deux fois. Elle est comme le pauvre sir John : il était si difficile pour ses vêtements, sir John. Lady Cheverel est-elle difficile ?

— Un peu. Mais Mme Sharp est sa femme de chambre depuis vingt ans.

— J’aimerais que nous pussions garder Griffin pendant vingt ans. Mais j’ai peur que nous ne soyons obligées de nous en séparer ; sa santé est si déli¬ cate, et elle est si obstinée qu’elle ne veut pas prendre d’amers, comme je l’y engage. Vous paraissez délicate aussi. Permettez-moi de vous recommander de prendre du thé de camomille, le matin, à jeun. Béatrice a une si bonne santé qu’elle ne prend jamais de remède ; mais si j’avais eu vingt filles et qu’elles eussent été délicates, je leur aurais donné

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du thé de camomille. Gela fortifie la constitution d’une manière étonnante. Voyons, voulez-vous me promettre de prendre du thé de camomille ?

— Je vous remercie ; je ne suis pas du tout malade, dit Caterina. J’ai toujours été pâle et maigre : c’est ma nature. »

Lady Assher était sûre que le thé de camomille produirait un changement remarquable, Caterina devait essayer. Elle continua à bavarder d’une ma¬ nière insipide jusqu’à ce que l’entrée des messieurs fit diversion ; alors elle s’attacha à sir Christopher, qui se dit qu’au point de vue poétique il valait mieux ne pas rencontrer, après un laps de quarante ans, l’objet de son premier amour.

Le capitaine Wybrow se joignit naturellement à sa tante et à miss Assher, et M. Gilfil, voyant Cate¬ rina seule et muette, tâcha de la distraire en lui racontant qu’un de ses amis s’était rompu le bras et avait crevé son cheval le matin même ; il n’avait pas l’air de s’apercevoir qu’elle ne l’écoutait pas et qu’elle regardait à l’autre bout de la chambre. Une des tortures de la jalousie, c’est de ne pouvoir ja¬ mais détourner les yeux de ce qui l’excite.

Bientôt chacun sentit le besoin de se reposer du bavardage, surtout sir Christopher : « Voyons, Tina, dit-il, n’aurons-nous pas un peu de musique ce soir avant de nous établir aux cartes ? — Votre Seigneurie joue aux cartes, je pense ? ajouta-t-il en se ravisant et se tournant vers lady Assher.

— Oh oui ! Le pauvre cher sir John voulait faire son whist tous les soirs. »

Caterina se mit aussitôt au piano et n’eut pas plus tôt commencé de chanter qu’elle s’aperçut avec




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délices que le capitaine Wybrow se glissait près de l’instrument et reprenait son ancienne position. Cette certitude donna une nouvelle puissance à sa voix, et, quand elle vit que miss Assher le suivait immédiatement, en feignant une vive admiration pour un chant pour lequel elle ne pouvait éprouver aucune jouissance, le sentiment de sa supériorité à cet égard donna plus d’éclat encore à son final de bravura.

« Vous êtes en voix mieux que jamais, Caterina, dit le capitaine Wybrow quand elle eut fini. Ceci est bien différent des petits sons flûtés de miss Hib- bert dont nous nous contentions à Farleigh, n’est-ce pas, Béatrice ?

— Certainement. Vous êtes une personne bien digne d’envie, miss Sarti ; ne puis-je pas vous appeler Caterina ? J’ai si souvent entendu Anthony parler de vous, qu’il me semble vous connaître par¬ faitement. Vous me permettrez de vous appeler Ca¬ terina ?

— Oh oui ! chacun ici m’appelle Caterina, à moins qu’on ne m’appelle Tina.

— Allons, allons ! encore du chant, encore du chant, petit singe,, cria sir Christopher de l’autre bout de la chambte. Nous n’en avons jamais assez. »

Caterina ét^ait toute disposée à obéir : car, tandis qu’elle chantait, elle était la reine du salon, et miss Assher était réduite à simuler l’admiration. Hélas ! vous voyez l’œuvre de la jalousie de cette pauvre jeune âme. Caterina, qui avait passé sa vie comme un petit oiseau chantant sans importance, s’abritant avec abandon sous les ailes protectrices, le cœur légèrement agité par quelques sentiments d’amour ou peut-être par quelque crainte facilement calmée,



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avait commencé à connaître les terribles palpitations du triomphe et de la haine.

Après le chant, sir Christopher et lady Assher se mirent au whist avec lady Cheverel et M. Gilfil, et Catérina s’assit à côté du baronnet, comme pour suivre le jeu et ne point gêner le couple amoureux. Au premier moment elle fut joyeuse de son triomphe et se sentit la force de l’orgueil ; mais, son regard se reportant près de la cheminée, où le capitaine Wybrow, assis à côté de miss Assher, se penchait vers elle d’un air épris, Catérina commença à éprou¬ ver une sensation pénible. Elle pouvait voir, presque sans regarder, qu’il prenait le bras de Béatrice pour examiner son bracelet ; leurs têtes étaient très rap¬ prochées, les boucles de leurs cheveux se mêlant, et maintenant il posait les lèvres sur cette main. Cate- rina sentit le feu monter à ses joues ; elle ne put rester plus longtemps assise. Elle se leva, feignit de chercher quelque chose et enfin sortit du salon.

Une fois dehors, elle prit une lumière et, se hâtant à travers les corridors, elle monta à sa chambre, dont elle ferma la porte à clef.

« Ohl je ne puis le supporter, je ne puis le sup¬ porter ! s’écria la pauvre enfant à haute voix, en croisant ses doigts et les serrant contre son front, comme si elle eût voulu les briser. Et cela continuera ainsi des jours et des jours, et sous mes yeux ! »

Elle chercha quelque chose à détruire pour calmer sa colère. Il y avait sur la table un mouchoir de batiste ; elle le prit, le lacéra tout en marchant de long en large ; puis elle en fit une balle serrée dans sa main.

« Et Anthony, il ne s’inquiète pas de ce que je




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ressens. Il a donc tout oublié : comment il disait qu’il m’aimait ; comment il prenait ma main dans la sienne, quand nous nous promenions ensemble ; comment il se tenait près de moi le soir pour re¬ garder dans mes yeux. Oh ! c’est cruel, cruel ! » s’écria-t-elle de nouveau. Toutes ces heures passées d’amour revenaient à sa mémoire. Les pleurs jailli¬ rent ; elle se jeta à genoux près de son lit et sanglota amèrement.

Elle ne savait pas depuis combien de temps elle était là, lorsqu’elle entendit la cloche de la prière ; et, pensant que lady Cheverel enverrait peut-être quelqu’un pour s’informer d’elle, elle se leva et se déshabilla à la hâte, pour s’enlever toute possibilité de redescendre. Elle avait déjà dénoué ses cheveux et s’était couverte d’une robe de nuit, lorsqu’on frappa à sa porte : « Miss Tina, dit la voix de Mme Sharp, milady fait demander si vous êtes malade ? »

Caterina entr’ouvrit la porte : « Je vous remercie, ma chère madame Sharp, dit-elle, j’ai un violent mal de tête ; je vous prie de dire à milady que je me suis sentie souffrante après avoir chanté.

— Alors, bonté du ciel ! pourquoi n’êtes-vous pas au lit, au lieu de rester à grelotter là, pour vous tuer ? Allons, laissez-moi attacher vos cheveux et vous couvrir chaudement.

— Non, je vous remercie ; je serai bien vite au lit. Bonne nuit, ma chère Sharp ; ne grondez pas ; je serai sage, je vais me coucher. »

Caterina embrassa sa vieille amie ; mais madame Sharp ne se laissa pas persuader et insista pour voir son ancienne élève au lit ; puis elle emporta la




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lumière, que la pauvre enfant aurait désiré garder pour lui tenir compagnie.

Il lui fut impossible de rester longtemps couchée, à cause des battements de son cœur ; la petite figure blanche fut bientôt hors du lit, cherchant un sou¬ lagement dans la sensation du froid. Il faisait assez clair dans la chambre ; car la lune, presque en son plein, était haut dans le ciel, au milieu de nuages dispersés par le vent. Caterina ouvrit le rideau de la fenêtre, et, assise le front appuyé contre les vi¬ tres froides, elle regarda la vaste étendue du parc et des prairies.

Comme il paraît triste le clair de lune lorsqu’un vent violent agite et tourmente les arbres de son invisible souffle !

Les herbes brusquement ondulées font frissonner Caterina d’un froid sympathique, et les saules près de l’étang se courbent et semblent désespérés comme elle-même. Ce spectacle lui plaît par sa tristesse ; il lui semble y trouver quelque pitié. Ce n’est pas comme ce bonheur égoïste et insensible des amants, qui s’étale devant sa souffrance.

Elle appuya fortement son front contre la fenêtre, et ses pleurs coulèrent en abondance. Elle était reconnaissante de pouvoir pleurer, car la colère furieuse qu’elle avait ressentie tandis que ses yeux étaient secs l’épouvantait. Si cette effrayante sensa¬ tion s’emparait d’elle en présence de lady Cheverel, elle ne serait pas capable de la maîtriser.

Puis elle pensait à sir Christopher, si bon pour elle, si heureux du mariage d’Anthony, et se faisait des reproches d’avoir eu de si mauvaises pensées !

« Oh ! je ne puis m’en empêcher, je ne puis m’en




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empêcher ! disait-elle à voix basse au milieu de ses sanglots. O mon Dieu, aie pitié de moi ! »

C’est de cette manière que Tina passa les longues heures de la nuit, jusqu’à ce qu’enfin, se sentant lasse, elle se remit au lit et s’endormit de fatigue.

Tandis que ce pauvre petit cœur était oppressé par un poids trop lourd, la nature continuait sa marche mesurée et inexorable dans sa beauté sé¬ vère et immuable. Les étoiles poursuivaient leur course éternelle ; les marées s’enflaient au niveau des algues qui les attendent ; le soleil aux antipodes éclairait le mouvement et la vie. Le courant de la pensée et de l’activité humaine se précipitait et s’élargissait. L’astronome était à son télescope ; les grands navires fendaient les flots ; l’activité labo¬ rieuse du commerce, le fier esprit de révolution, ne prenaient qu’un repos bien court, et les hommes d’État dans leur insomnie rêvaient à la crise possible du lendemain. Qu’étaient les angoisses de notre petite Tina dans ce torrent puissant, qui s’élançait d’un effrayant inconnu vers un avenir ignoré ? Elles avaient moins de valeur que le plus petit centre de vie s’agitant dans une goutte d’eau ; elles étaient cachées et dédaignées comme les pulsations doulou¬ reuses du petit cœur de l’oiseau qui, revenant vers son nid avec la nourriture longtemps cherchée, le trouve vide et brisé.




CHAPITRE VI


Le matin suivant, lorsque Caterina fut réveillée de son lourd sommeil par Martha lui apportant de l’eau chaude, le soleil brillait, le vent était tombé, et les heures de souffrance nocturne lui semblaient n’avoir été qu’un songe, malgré la fatigue de ses membres et la douleur de ses yeux. Elle se leva et s’habilla, dominée par une singulière sensation d’insensibilité, comme si rien ne pouvait plus la faire pleurer, et même elle sentit une espèce d’impatience de se rendre au milieu de la société qu’elle avait fui la veille, afin d’être débarrassée de cet état d’inertie par le contact de ses semblables. La vue du bienfai¬ sant soleil du matin nous rend facilement honteux de nos fautes et de nos folies, lorsqu’il vient à nous comme un ange aux ailes brillantes, et Tina s’accusa d’avoir été la veille sotte et méchante. Ce jour-là elle voulait essayer d’être bonne, et, lorsqu’elle s’agenouilla pour faire sa courte prière, la même qu’elle avait apprise par cœur à l’âge de dix ans, elle ajouta : « O mon Dieu, aide-moi à supporter ».

Ce jour-là sa prière fut exaucée, car, sauf quelques remarques qu’on lui fit au déjeuner sur sa pâleur,




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elle passa tranquillement la matinée, miss Assher et le capitaine Wybrow étant sortis à cheval. Le soir il y eut du monde à dîner, et, après que Caterina eut un peu chanté, lady Cheverel, se rappelant qu’elle était souffrante, l’envoya se coucher, et elle s’endormit bientôt profondément. Le corps et l’âme doivent renouveler leurs forces pour souffrir, tout comme pour jouir.

Le lendemain, le temps étant pluvieux, il fallut rester à la maison. Il fut décidé qu’on visiterait tout l’intérieur du château et qu’on entendrait l’histoire des changements apportés dans l’architecture et celle des portraits de famille et des diverses raretés de la galerie.

La société, excepté M. Gilfîl, se trouvait réunie au salon lorsqu’on fit cette proposition ; et, quand miss Assher se leva, elle se tourna vers le capitaine, s’attendant à ce qu’il se lèverait aussi ; mais il garda ,sa place vers le feu et se mit à lire le journal.

« Ne venez-vous pas, Anthony ? dit lady Cheverel, remarquant le mouvement de miss Assher.

— Je vous prie de vouloir m’excuser, répondit-il en se levant pour ouvrir la porte. Je me sens un peu de frisson ce matin, et j’ai peur des chambres froides et des courants d’air. » Miss Assher rougit, mais ne dit rien et sortit, suivie par lady Cheverel.

Caterina était assise à son ouvrage près de la fenêtre. C’était la première fois qu’elle et Anthony allaient se trouver seuls ensemble ; auparavant elle avait vu qu’il cherchait à l’éviter. Mais maintenant certainement il désirait lui parler, lui dire peut-être quelques paroles bienveillantes. Bientôt il quitta le coin du feu et vint s’asseoir en face d’elle.




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« Eh bien, Tina, comment avez-vous passé votre temps ? »

Le ton aussi bien que les paroles étaient offensants pour elle : le ton si différent de celui d’autrefois ; les mots étaient si insignifiants, si froids. Elle répondit avec un peu d’amertume :

« Je pense que vous n’avez pas besoin de le demander. Gela vous est assez indifférent.

— Est-ce là tout ce que vous avez d’aimable à me dire après ma longue absence ?

— Je ne sais pas pourquoi vous vous croyez le droit d’attendre de moi des choses aimables. »

Le capitaine garda le silence. Il désirait éviter les allusions au passé et les commentaires sur le pré¬ sent. Et cependant il voulait être bien avec Caterina. Il aurait voulu lui témoigner de l’amitié, lui faire des présents, en un mot qu’elle le trouvât très bon pour elle. Mais les femmes sont si déraisonnables. Il n’y a pas moyen de les amener à voir les choses telles qu’elles sont. « Je pensais, dit-il enfin, que vous deviez avoir une bonne opinion de moi, d’avoir fait ce que j’ai fait. J’espérais que vous comprendriez que c’était ce qu’il y avait de mieux pour chacun de nous, ce qu’il y avait de mieux aussi pour votre bonheur.

— Oh ! je vous prie, ne faites pas la cour à miss Àssher pour me rendre heureuse », répondit Tina.

En cet instant la porte s’ouvrit, et miss Assher entra pour prendre son ouvrage, qui était sur le clavecin. Elle jeta un coup d’œil rapide sur Gate- rina, dont le visage était coloré, et, après avoir dit au capitaine, avec un léger ton d’ironie : « Puisque vous avez des frissons, je suis étonnée que vous vous asseyiez près de la fenêtre », elle sortit aussitôt.




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Le fiancé n’eut pas l’air décontenancé ; il resta un moment sans parler ; puis, s’approchant de Caterina et lui prenant la main : « Allons, Tina, dit-il, regar¬ dez-moi avec bonté et soyons amis. JLe serai toujours votre ami.

— Je vous remercie, répondit-elle en retirant sa main. Vous êtes trop généreux. Mais je vous prie de vous éloigner. Miss Assher pourrait rentrer.

— Au diable miss Assher ! » dit Anthony, ressen¬ tant le charme d’autrefois auprès de Caterina. Il passa son bras autour de la taille.de la jeune fille et appuya sa joue contre la sienne ; mais au même ins¬ tant, le cœur gonflé et sentant ses larmes près de couler, Caterina le repoussa et s’enfuit.




CHAPITRE VII


a

Caterina s’était dégagée du bras d’Anthony par un effort suprême, semblable à celui de l’homme qui conserve tout juste assez de présence d’esprit pour s’apercevoir que les vapeurs de charbon le priveront de sentiment s’il ne se précipite à l’air pur ; mais, quand elle fut dans sa chambre, elle était encore trop enivrée par ce retour d’anciennes émotions, trop agitée par cet élan soudain de tendresse chez celui qu’elle aimait, pour savoir ce qui dominait en elle, de la peine ou du plaisir. Il lui semblait qu’un miracle se fût opéré dans son petit monde intérieur, qui rendait l’avenir plus indécis, et qu’une vapeur matinale légère, encore un peu confuse, allait colorer les teintes grises d’une sombre journée.

Elle sentait le besoin d’un mouvement rapide, le désir de sortir et de marcher malgré la pluie. Heu* reusement, une petite éclaircie dans les nuages sem¬ blait promettre que, vers le milieu du jour, le temps serait plus beau. Caterina se dit : « J’irai aux Mousses et je porterai à M. Bates la cravate de laine que je lui ai tricotée ; de cette manière, lady Cheverel ne sera pas étonnée que je sois sortie ».




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A la porte du vestibule elle trouva établi sur la natte le vieux chien courant Rupert, bien déterminé à faire jouir de sa société la première personne assez sensée pour faire une promenade. Comme il avançait sa grosse tête sous la main de Caterina, en remuant la queue pour lui souhaiter le bonjour et sautant pour lui lécher le visage, elle fut toute reconnais¬ sante de ces témoignages d’amitié. Les animaux sont des amis si agréables ; ils ne font ni questions ni reproches.

Les Mousses étaient une portion retirée de la pro¬ priété, entourée par un petit ruisseau qui s’échap¬ pait de l’étang, et Caterina aurait difficilement pu choisir, par une journée humide, une promenade moins convenable ; quoique la pluie eût diminué et qu’elle cessât bientôt, il tombait encore une assez forte averse des arbres qui surplombaient la plus grande partie du chemin. Mais elle trouva le soulagement qu’elle cherchait à son agitation dans la nécessité fatigante d’ouvrir à son parapluie un passage dans la verdure. Cet exercice pénible avait sur son corps délicat la même influence qu’un jour de chasse sur la jalousie et la tristesse de M. Gilfil, qui parfois avait recours à cet innocent calmant, la fatigue.

Lorsque Caterina atteignit le joli petit pont de bois qui formait la seule entrée des Mousses, le soleil avait dissipé les nuages et, brillant à travers les branches des grands ormes entourant la chaumière du jardinier, changeait les gouttes de pluie en dia¬ mants et faisait relever la tête aux fleurs affaissées. Les corneilles redoublaient leur croassement mono¬ tone, paraissant aussi trouver de grandes ressources de conversation dans le changement du temps. Le




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sol, moussu, recouvert de larges palettes de plantes marécageuses, indiquait que la demeure de M. Bates était humide, même pendant les beaux jours ; mais l’opinion de son propriétaire était qu’un peu d’hu¬ midité extérieure ne pouvait faire aucun mal à un homme qui ne néglige pas l’antidote souverain, le rhum et l’eau.

Caterina aimait ce nid. Chaque objet lui en était familier, depuis les jours où M. Bates l’y portait sur son bras, alors qu’elle cherchait par de petits cris à imiter le croassement des corneilles et battait des mains en voyant les grenouilles vertes sauter dans l’herbe humide, ou en examinant d’un air grave les poules gloussantes du jardinier. Dans ce moment, ce lieu lui parut plus joli que jamais ; il était si loin du chemin de miss Assher, de cette beauté parfaite et de ses petites remarques polies. Elle pensa que M. Bates ne serait pas encore rentré pour dîner et qu’elle se reposerait en l’attendant.

Elle se trompait. M. Bates était assis dans son fau¬ teuil, son mouchoir de poche étendu sur son visage, et dormait, manière la plus commode de faire passer les heures inutiles qui séparent les repas, lorsque la pluie force un homme à rester à la maison. Réveillé par le furieux aboiement de son bouledogue enchaîné, il reconnut l’approche de sa petite favorite et se pré¬ senta à sa porte, où il paraissait d’une grandeur dis¬ proportionnée pour la hauteur de la chaumière. Le bouledogue, en même temps, se relâchant de son devoir officiel, commença un échange de caresses amicales avec Rupert.

Les cheveux de M. Bates étaient devenus gris ; mais son corps n’en était pas moins solide et son




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visage n’en paraissait que plus rouge, offrant un con¬ traste pittoresque avec le bleu foncé de sa cravate de coton et de son tablier de toile noué en ceinturon autour de sa taille.

« Comment, miss Tiny, s’écria-t-il, comment avez- vous eu l’idée de sortir et de tremper vos pieds comme un petit canard russe, par un jour comme celui-ci ? Non pas que je ne sois charmé de vous voir. Ici, Esther, cria-t-il à sa vieille gouvernante contre¬ faite ; prenez le parapluie de la jeune dame et éten- dez-le pour le faire sécher. Entrez, entrez, miss Tiny, et asseyez-vous devant le feu pour sécher vos pieds ; vous prendrez quelque chose de chaud pour éviter de vous enrhumer. »

M. Bates, en se baissant pour passer sous les por¬ tes, l’introduisit dans son petit salon, et, secouant le coussin de tapisserie de son fauteuil, il rapprocha à une distance suffisante pour se rôtir au feu flam¬ boyant.

« Je vous remercie, oncle Bates (Caterina conser¬ vait ses épithètes enfantines pour ses amis), pas tout à fait si près du feu, car je me suis réchauffée en marchant.

— Mais vos souliers sont tout mouillés ; il vous faut mettre les pieds sur le garde-feu. Quels grands pieds, n’est-ce pas ? à peu près comme une cuillère à soupe. Je ne sais trop comment vous pouvez réussir à vous tenir dessus. A présent, que voulez-vous boire de chaud ? Une goutte de vin de sureau, hein ?

— Non, rien, je vous remercie ; il y a peu de temps que j’ai déjeuné », dit Caterina en tirant l’écharpe de laine de sa poche. Les poches étaient vastes à cette époque. «Voyez, oncle Bates ; voilà ce que je suis




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venue vous apporter. C’est un ouvrage que j’ai fait pour vous. Il vous faut le porter cet hiver et donner votre vieille écharpe rouge au vieux Brooks.

— Eh ! miss Tiny, voilà qui est beau. Et vous avez fait tout ça de vos petits doigts pour un vieux comme moi ! Tous avez bien de la bonté ; soyez certaine que je la porterai et que j’en serai fier. Ces raies bleues et blanches la rendent joliment belle.

— Oui, cela ira mieux à votre teint que l’écarlate. Mme Sharp vous aimera plus que jamais quand elle vous verra avec cette écharpe neuve.

— Mon teinjt, petite malicieuse ; vous vous moquez de moi. Mais, en parlant de teint, quelle belle couleur la jeune dame, cette jeune fiancée, a sur les joues ! Elle est joliment belle à cheval ; elle se tient aussi droite qu’une perche, avec une tournure de statue ! Mme Sharp m’a promis de me placer derrière une porte quand les dames descendent pour dîner, afin que je la voie en grande toilette, avec toutes ses bou¬ cles et le reste. Mme Sharp dit qu’elle est presque plus belle que milady l’était à son âge ! et je pense qu’on n’en trouverait pas beaucoup dans le pays dont on puisse en dire autant.

— Oui, miss Assher est très belle, dit Caterina d’une voix étouffée, rendue au sentiment de sa propre insignifiance par l’impression que sa rivale faisait sur les autres.

— J’espère qu’elle est bonne aussi, et que ce sera une bonne nièce pour sir Christopher et pour milady. Mme Griffin dit pourtant qu’elle est plutôt difficile pour sa toilette. Mais elle est jeune, elle est jeune ; cela passera quand elle aura un mari et des enfants à qui penser. Sir Christopher est joliment content, à




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ce que je puis voir. Il m’a dit, l’autre jour : « Eh bien, « Bates, que pensez-vous de celle qui sera votre jeune « maîtresse ? >> Et je lui ai dit : « Mais, Votre Honneur, « je pense que c’est une plus jolie fille que je n’en ai « jamais vu ; et je désire que le capitaine ait le bonheur « d’avoir une belle famille, et que Votre Honneur ait la « vie et la santé pour les voir. » M. Warren dit que le maître désire vivement avancer le mariage et qu’il aura lieu probablement avant la fin de l’automne. »

Tandis que M. Bates parlait, Caterina sentit une douloureuse contraction du cœur. « Oui, dit*elle en se levant, je crois qu’il en sera ainsi. Sir Christopher y tient beaucoup… Mais il faut que je parte, oncle Bates ; lady Cheverel peut avoir besoin de moi, et c’est l’heure de votre dîner.

— Non, mon dîner ne signifie rien : mais je ne dois pas vous retenir si milady a besoin de vous. Quoique je ne vous aie pas à moitié assez remerciée pour l’écharpe, le cache-nez, comme ils l’appellent. Sur ma foi, il est magnifique. Mais vous paraissez bien pâle et triste, miss Tiny ; je crains que vous ne soyez pas bien portante et que cette promenade dans l’humidité ne soit pas bonne pour vous.

— Si, si, dit Caterina en prenant son parapluie et se hâtant de sortir. Il faut que je parte ; ainsi, adieu. »

Elle se mit en route en appelant Rupert, tandis que le vieux jardinier, les mains dans ses poches, restait à la regarder et secouait la tête d’un air mé¬ lancolique. « Elle devient plus frêle et plus délicate que jamais, dit-il moitié à lui-même et moitié à Esther. Je ne serais pas étonné de la voir se faner et disparaître, comme les cyclamens que j’ai trans¬ plantés. Elle me fait penser à ces gentilles fleurs sus*

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pendues sur leurs petites tiges minces, si blanches et si tendres. »

La pauvre jeune fille retourna à la maison avec un frisson au cœur qui ne faisait que lui rendre plus sensible l’air froid du dehors. Les rayons dorés du soleil brillaient à travers les branches humides, et les oiseaux voletaient et gazouillaient leurs chants d’au¬ tomne avec tant de douceur, qu’il semblait que leur gosier, aussi bien que l’air, fût plus pur après la pluie ; mais Caterina passait au milieu de toute cette joie et de cette beauté comme une pauvre levrette blessée, traînant péniblement son petit corps au mi¬ lieu des touffes de trèfle qui n’avaient plus de parfum pour elle. Les paroles de M. Bates au sujet de la joie de sir Christopher, de la beauté de miss Assher et de l’approche du mariage tombaient lourdement sur elle, comme le poids d’une main glacée, la ramenant de son vague assoupissement à la perception de dures réalités. Il en est ainsi des natures faciles à émouvoir, dont les pensées ne sont que des ombres flottantes, créées par le sentiment ; pour ces natures, les mots sont des faits, et, lors même que leur fausseté est reconnue, ils n’en dominent pas moins leurs sourires et leurs pleurs. Caterina rentra dans sa chambre, comprenant que rien n’était changé à sa position de dépendance et d’infortune, mais plus blessée que jamais par la conviction du nouveau tort d’Anthonÿ envers elle. Lui arracher une caresse, lorsqu’elle réclamait avec justice une expression de repentance, de regret ou de sympathie, n’était-ce pas faire d’elle moins de cas que jamais ?




CHAPITRE VIII


Ce soir-là miss Assher parut se conduire avec une hauteur inusitée. Il y avait de l’orage dans l’air. Le capitaine Wybrow parut prendre la chose avec beau¬ coup d’aisance et* sembla disposé à braver sa fiancée, en s’occupant de Caterina plus qu’à l’ordinaire. M. Gilfil l’avait engagée à faire avec lui une partie de dames, lady Assher faisant le piquet de sir Christo¬ pher, tandis que mis§ Assher était en conversation avec lady Cheverel. Anthony, laissé en disponi¬ bilité, vint s’appuyer sur la chaise de Caterina, pour suivre le jeu. La jeune fille, oppressée par le souvenir du matin, sentit ses joues s’enflammer et lui dit enfin avec impatience qu’elle le priait de s’éloigner.

Celase passa sousleregard de miss Assher ; elle vit Ca¬ terina rougir en disant quelque chose au capitaine Wy¬ brow, qui s’éloigna. Il y eut aussi une autre personne qui remarqua cet incidept et qui s’aperçut aussi que miss Assher observait ce qui se pasèait. Ce fut M. Gilfil, qui sentit augmenter son inquiétude à l’égard de Caterina.

Le matin suivant, malgré le beau temps, miss Assher refusa de sortir à cheval, et lady Cheverel, s’apercevant qu’il y avait quelque nuage entre les





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fiancés, eut soin qu’ils fussent laissés ensemble au salon. Miss Assher, assise sur le sofa, près du feu, s’occupait d’un ouvrage de fantaisie qui paraissait l’intéresser beaucoup. Le capitaine Wybrow était assis en face, tenant une gazette, dont il lisait des extraits avec une aisance étudiée, ne voulant point paraître remarquer le silence dédaigneux de sa fiancée. A la fin il posa le journal ; miss Assher lui dit alors :

« Vous paraissez très intime avec miss Sarti ?

— Avec Tina ? oh oui ! elle a toujours été la favo¬ rite de la maison. Nous étions comme frère et sœur.

— Les sœurs en général ne rougissent pas quand leurs frères s’approchent d’elles.

— Est-ce qu’elle rougit ? Je ne l’ai jamais remar¬ qué. C’est une petite personne timide.

— Il serait beaucoup mieux de n’être pas si hypo¬ crite, capitaine Wybrow. Je suis sûre qu’il y a eu quelque coquetterie entre vous. Miss Sarti, dans sa position, ne vous parlerait jamais avec autant de vivacité qu’elle l’a fait hier soir, si vous ne lui aviez pas donné quelque espèce de droit sur vous.

— Ma chère Béatrice, maintenant soyez raison¬ nable ; quelle possibilité pourrait-il y avoir que j’aie jamais pensé à courtiser la pauvre petite Tina. Y a- t-il rien en elle qui puisse mériter cette espèce d’at¬ tention ? Elle est plus une enfant qu’une femme. On pense à elle comme à une petite fille que l’on peut caresser et avec laquelle on peut jouer.

— Je vous prie, à quoi jouiez-vous avec elle hier matin, quand je suis entrée ? Ses joues étaient ani¬ mées et ses mains tremblantes.

— Hier matin ? Oh ! je me le rappelle. Vous savez que je la tourmente toujours au sujet de Gilfil, qui




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en est amoureux par-dessus la tête ; et elle se fâche de cela, peut-être parce qu’elle l’aime. Ils étaient depuis longtemps camarades de jeu quand je vins ici, et sir Christopher a pris à cœur de les unir.

— Capitaine Wybrow, vous n’êtes pas franc. La rougeur de miss Sarti hier au soir, lorsque vous vous appuyie z sur sa chaise, n’avait rien à faire avec M. Gilfil. Vous feriez aussi bien d’être véridique. Si vous n’êtes pas tout à fait décidé, je vous prie de ne pas vous faire violence. Je suis prête à céder la place aux attraits supérieurs de miss Sarti. Comprenez qu’en tant que cela me concerne, vous êtes parfaitement libre. Je refuse toute part dans l’affection d’un homme qui manque par sa duplicité au respect qu’il me doit. » En disant cela, miss Assher se lev^ et se disposait à sortir, lorsque le capitaine Wÿbrôw se plaça devant elle et lui prit la main.

« Chère, chère Béatrice, ne me jugez pas si préci¬ pitamment. Rasseyez-vous, chérie», ajouta-t-il d’une voix suppliante, lui prenant les deux mains et la re¬ conduisant vers le sofa, où il s’assit près d’elle. Miss Assher ne s’opposa pas à cette douce violence, mais elle conserva une expression froide et hautaine.

« Ne pouvez-vous avoir confiance en moi, Béatrice ? Ne pouvez-vous me croire, quoiqu’il y ait des choses que je ne puis expliquer ?

— Un homme d’honneur ne doit pas se trouver dans une position qu’il ne puisse expliquer à la femme qu’il recherche comme épouse. Il ne lui demandera pas de croire qu’il agit convenablement ; il lui prouvera qu’il le fait. Laissez-moi sortir, monsieur. »

Elle voulut se lever, mais il passa le bras autour de sa taille et la retint.




214 SCÈNES DE LA VIE DU CLERGÉ

« Voyons, chère Béatrice, dit-il avec insistance, ne pouvez-vous comprendre qu’il y a des choses dont un homme n’aime «pas à parler, des secrets qu’il doit garder par rapport à d’autres que lui-même ? Vous pouvez me demander tout ce qui me concerne ; mais ne me demandez point les secrets des autres. Ne me comprenez-vous pas ?

— Oh oui ! dit miss Assher dédaigneusement, je comprends. Dès que vous faites la cour à une femme, c’est son secret que vous êtes tenu de garder. Il est ridicule de parler ainsi, capitaine Wybrow. Il est très positif qu’il y a plus que de l’amitié entre vous et miss Sarti. Dès que vous ne pouvez vous expliquer, nous n’avons plus rien à nous dire.

— Sur mon honneur, Béatrice, vous me rendrez fou. Est-ce qu’un homme peut empêcher une jeune fille de s’éprendre de lui ? Ces choses-là arrivent con¬ stamment ; mais les hommes n’en parlent pas. Ces inclinations se développent sans fondement, surtout quand une femme voit peu de monde ; elles se dissi¬ pent quand il n’y a pas d’encouragement. Si vous m’aimiez, vous ne seriez pas surprise que d’autres le puissent.

—Vous voulez dire, alors, que miss Sarti adel’amour pour vous, sans que vous lui ayez jamais fait la cour ?

— Ne me faites pas dire de telles choses, très chère. Qu’il vous suffise de savoir que je vous aime, que je suis tout à vous. Cruelle reine que vous êtes, vous savez bien qu’il n’y a aucune chance pour une autre là où vous trônez. Vous me tourmen¬ tez pour éprouver votre pouvoir sur moi. Mais ne soyez pas trop dure, car vous savez que j’ai, à ce qu’on prétend, une affection au cœur autre que mon




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amour ; et ces scènes me donnent de terribles palpi¬ tations.

— Il me faut une réponse à cette seule question, dit miss Assher un peu radoucie : n’avez-vous éprouvé aucun amour pour miss Sarti ? Je n’ai rien à voir à ses sentiments, mais j’ai le droit de connaître les vôtres.

— J’aime beaucoup Tina ; qui n’aimerait pas une jeune fille si simple et si bonne ? Mais de l’amour, c’est une chose bien différente. On a de l’affection fraternelle pour une femme semblable à Tina : c’est pour une autre que l’on a de l’amour. »

Ces derniers mots furent confirmés par un regard de tendresse et un baiser que le capitaine Wybrow imprima sur la main qu’il tenait. Miss Assher était vaincue. Il était si peu probable qu’Anthony pût être amoureux de cette jeune fille insignifiante, et si probable, au contraire, qu’il dût adorer la belle miss Assher. A tout prendre, il était plutôt agréable que d’autres femmes eussent le cœur languissant pour son beau fiancéj c’était vraiment un être exquis. Pauvre miss Sarti ! Bah ! elle s’en consolerait.

Le capitaine Wybrow vit son avantage. « Allons, mon doux ange, continua-t-il, ne parlons plus de choses pénibles. Vous garderez le secret de Tina ; et, à cause de moi, vous serez bonne pour elle, n’est-ce pas ? Venez faire une promenade, à présent ? Voyez quelle magnifique journée pour monter à cheval. J’ai terriblement besoin d’air. Donnez-moi un baiser de pardon et dites que nous irons. »

Miss Assher acquiesça à cette double requête et alla mettre son amazone, tandis que son fiancé se rendait aux écuries.




CHAPITRE IX


M. Gilfil avait un poids bien lourd sur le cœur ; il attendit le moment où les deux dames âgées, sortant en voiture, laisseraient probablement Caterina seule au salon, et alla frapper à la porte.

« Entrez », dit une voix grave et douce, dont les notes, pour lui, avaient toujours le charme de l’eau jaillissante pour l’homme altéré.

Il entra et trouva Caterina debout et un peu con¬ fuse, comme surprise dans une rêverie. Elle fut sou¬ lagée en voyant Maynard, mais, l’instant après, elle fut un peu mécontente qu’il fût venu la déranger. .

« C’est vous, Maynard ! Demandez-vous lady Che- verel ?

— Non, Caterina, répondit-il gravement ; c’est vous que je cherche. J’ai quelque chose de parti¬ culier à vous dire. "Voulez-vous me permettre de m’asseoir près de vous ?

—■ Oui, cher vieux prêcheur, dit Caterina en s’asseyant avec un air de fatigue ; qu’y a-t-il ? »

M. Gilfil s’assit en face d’elle. « J’espère, Caterina, dit-il, que vous ne serez pas blessée de ce que j’ai à vous dire. C’est ma réelle affection et mon inquiétude




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pour vous qui me poussent à parler. Vous savez que vous êtes pour moi plus que tout le reste du monde ; mais je ne vous entretiendrai pas d’un sentiment que vous ne pouvez partager. Je vous parle comme un frère, comme le vieux Maynard, celui qui vous gron¬ dait il y a dix ans, lorsque vous embrouilliez votre ligne à pêcher. Ne croyez point qu’aucun motif égoïste me guide si je vous entretiens de choses qui vous sont pénibles.

— Non, je sais que vous êtes très bon, dit Caterina distraite.

— D’après ce que j’ai vu hier, continua M. Gilfil en hésitant et rougissant légèrement, je suis porté à craindre, pardonnez-moi si je me trompe, Caterina, que le capitaine Wybrow ne joue encore avec vos sentiments, et qu’il ne se conduise pas avec vous comme doit le faire un homme qui est déclaré ouver¬ tement le fiancé d’une autre femme.

— Que voulez-vous dire, Maynard ? dit Caterina, la colère brillant dans ses yeux. "Voulez-vous faire entendre que je lui permets de me faire la cour ? Quel droit avez-vous de penser cela ? Que signifie ce que vous avez vu hier ?

— Ne vous fâchez pas’, Caterina, je ne vous suppose pas le moindre tort. Je soupçonne seulement ce fat sans cœur d’entretenir en vous des sentiments qui non seulement détruisent votre paix intérieure, mais peuvent avoir de très fâcheuses conséquences pour d’autres. Je dois vous avertir que miss Assher a les yeux ouverts sur ce qui se passe entre vous et le capitaine, et je suis sûr qu’elle est jalouse de vous. Je vous en prie, faites le plus grand effort, Cate¬ rina, pour vous conduire envers lui avec politesse et




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indifférence. Tous devez reconnaître, maintenant, qu’il n’est pas digne du sentiment que vous lui avez accordé. Il s’inquiète plus d’une pulsation de plus ou de moins dans ses artères que de tout le chagrin qu’il peut vous causer par son badinage.

— Vous ne devez point me parler ainsi, Maynard, dit Caterina avec colère. Il n’est point ce que vous croyez. Il s’occupait de moi, il m’aimait ; seulement il à dû faire ce que désirait son oncle.

— Certainement ! Ce n’est jamais que par les motifs les plus vertueux qu’il fait ce qui lui convient. »

M. Gilfil hésita. Il sentit qu’il l’irritait et manquait ainsi son but. Il continua d’un ton calme et affectueux :

« Je ne dirai rien de plus, Caterina. Mais, qu’il vous aimât ou non, sa position actuelle envers miss Assher est telle, que tout amour que vous pourriez conserver pour lui n’amènerait que du malheur. Dieu sait que je n’attends pas de vous que vous puis¬ siez cesser de l’aimer au premier avertissement. Le temps, l’absence et le désir de faire ce qui est bien pourront seuls vous conduire à ce résultat. Si ce n’était que sir Christopher et lady Cheverel fussent mécontents et étonnés si vous désiriez quitter la maison dans ce moment, je vous prierais d’aller faire une visite à ma sœur. Elle et son mari sont de bonnes gens, et leur maison serait la vôtre. Mais je ne saurais vous engager â faire cela maintenant sans en donner une raison positive, car ce qui est le plus à redouter serait d’éveiller dans l’esprit de sir Chris¬ topher quelque soupçon sur ce qui s’est passé ou sur vos sentiments actuels. Vous le pensez ainsi, n’est-ce pas, Tina ? »

M. Gilfil s’arrêta encore, mais Caterina ne répondit



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rien. Elle regardait dans une autre direction, et ses yeux se remplissaient de larmes. Il se leva et, s’avan¬ çant un peu vers elle, lui tendit la main.

« Pardonnez-moi, Caterina, de m’immiscer ainsi dans vos sentiments. J’avais tellement peur que vous ne vous aperçussiez pas combien miss Assher vous surveillait. Rappelez-vous, je vous en supplie, que la paix de toute la famille dépend de votre empire sur vous-même. Mais dites que vous me pardonnez, avant que je parte.

—. Cher, bon Maynard, dit-elle en tendant sa petite main et saisissant deux des doigts, qu’elle serra, tandis que ses larmes coulaient ; je suis bien peu aimable pour vous ; mais mon cœur se brise, je ne sais ce que je fais. Adieu. »

Il s’inclina, baisa la petite main et quitta la chambre.

« Le mauvais drôle ! murmura-t-il entre ses dents, en fermant la porte après lui. Si ce n’était sir Chris¬ topher, je l’écraserais et j’en ferais une pâte pour empoisonner les fats qui lui ressemblent. »




CHAPITRE X


Ce soir-là le capitaine Wybrow, en revenant d’une longue promenade avec miss Assher, monta chez lui et s’assit devant son miroir d’un air fatigué. La déli¬ cieuse figure qu’il y vit était certainement plus pâle que d’habitude et aurait pu faire excuser l’inquié¬ tude avec laquelle il se tâta d’abord le pouls, puis posa la main sur son cœur.

« C’est une position insupportable pour un homme, pensait-il, les yeux fixés sur le miroir, se renversant en arrière et croisant les mains derrière sa tête ; se trouver entre deux femmes jalouses et prêtes toutes deux à prendre feu comme des copeaux ! Et avec mon état de santé, encore ! Je ne serais pas fâché-de laisser là toute l’affaire et de me sauver dans quelque endroit où l’on vive d’oubli et où il n’y ait point de femmes, ou seulement des femmes assez endormies pour ne pas être jalouses. Mais je suis là, ne faisant rien qui me plaise, essayant d’agir de mon mieux ; et tout l’agrément que j’en retire, c’est de supporter le feu de leurs yeu,x et le venin de leurs langues. Si Béatrice a encore un accès de jalousie, et c’est assez probable, Tina étant si difficile à gouverner, je ne




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sais quelle tempête il en pourra sortir. Et toute entrave à ce mariage, surtout de cette espèce, serait une cruelle blessure pour mon pauvre oncle. Je ne voudrais pour rien au monde le voir ainsi affligé. Il faut bien qu’un homme se marie, et je ne pour¬ rais faire mieux que d’épouser Béatrice. Elle est remarquablement belle, j’ai beaucoup de goût pour elle ; d’ailleurs, comme je suis décidé à la laisser agir entièrement à sa guise, son caractère m’importe peu. J’aimerais que la noce fût faite et passée, car toute cette agitation ne me convient pas du tout ; j’ai été beaucoup moins bien portant ces jours-ci. Cette scène au sujet de Tina m’a tout à fait bouleversé. Pauvre petite Tina î Quelle innocente de me donner son cœur de cette manière ! Mais elle devrait com¬ prendre qu’il est impossible que les choses s’arran¬ gent autrement. Si elle voulait seulement accepter les sentiments de bienveillance que j’ai pour elle et s’habituer à me considérer comme un ami : mais c’est ce qu’on ne peut jamais obtenir d’une femme* Béatrice a très bon cœur : je suis sûr qu’elle aurait de l’indulgence pour cette jeune fille. Ce serait un grand soulagement si Tina voulait épouser Gilfil, ne fût-ce que par dépit. Il ferait un excellent mari, et j’aimerais à, voir cette petite linotte heureuse. Si j’avais été dans une autre position, je l’aurais cer¬ tainement épousée moi-même ; mais, avec ce que je dois à sir Christopher, il ne pouvait en être question. Je crois qu’un peu d’insistance de la part de mon oncle l’amènerait à accepter Gilfil ; elle ne serait jamais capable de lui résister. S’ils se mariaient, c’est une petite créature si aimante, qu’elle roucou¬ lerait bientôt avec lui, comme si elle ne m’avait




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jamais connu. Certainement c’est ce qu’il y aurait de mieux pour son bonheur que de faire prompte¬ ment ce mariage. Ma foi ! ce sont d’heureux gaillards que ceux dont aucune femme ne devient amoureuse. C’est une maudite responsabilité. »

A ce point de sa méditation il tourna un peu la tête, de manière à se voir de trois quarts. C’était clairement le dono infelice délia bellezza qui lui imposait ces devoirs pénibles, et cette idée lui sug¬ géra naturellement celle de sonner son valet de chambre.

Toutefois, pendant les joürs qui suivirent, il n’y eut aucun symptôme alarmant : ce qui calma l’inquié¬ tude du capitaine ainsi que celle de M. Gilfil. Toutes les choses d’ici-bas ont leur moment de tranquillité ; même pendant les nuits où se déchaîne le vent le plus indomptable, il y a des instants d’accalmie, avant qu’il tourmente de nouveau les ramures et s’acharne contre les fenêtres, en mugissant au travers des ser¬ rures comme une légion de démons.

Miss Assher paraissait de la plus belle humeur ; le capitaine Wybrow était plus assidu que jamais auprès d’elle et se montrait très circonspect à l’égard de Caterina, pour laquelle miss Assher avait des attentions inaccoutumées. Le temps était radieux ; il y avait des promenades à cheval le matin et du monde à dîner le soir. Les consultations dans la bibliothèque entre sir Christopher et lady Assher paraissaient aboutir à un résultat satisfaisant ; on pensait que la visite des dames Assher se terminerait dans une quinzaine de jours et que l’on pourrait alors se mettre activement aux préparatifs de la noce à Farleigh. Le baronnet paraissait chaque jour plus




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heureux. Habitué à juger les gens d’après sa forte volonté et en raison de ses projets pour leur avenir, il ne voyait chez miss Assher que des charmes per¬ sonnels et l’assurance de toutes les qualités domes¬ tiques. Le bon goût qu’elle montrait pour les formes extérieures créait entre elle et lui un véritable fond de sympathie. L’enthousiasme de lady Cheverel ne s’élevait jamais au-dessus d’une calme satisfaction, et, douée de la finesse qu’apportent les personnes de son sexe dans l’appréciation les unes des autres, elle avait une opinion plus modérée des qualités de miss Assher. Elle soupçonnait la belle Béatrice d’être impérieuse et tranchante ; étant par principe et par suite d’un empire continu sur elle-même l’épouse la plus soumise, elle remarquait avec désapprobation l’air d’autorité que prenait quelquefois miss Assher à l’égard du capitaine Wybrow. Quand une femme fière a appris à se soumettre, elle emploie toute cette fierté à conserver cette soumission, et elle juge avec sévérité tout essai de domination féminine. Lady Che¬ verel, cependant, gardait ses impressions pour elle, évitant de troubler la satisfaction de son mari.

Et Caterina ? Comment passa-t-elle ces belles journées d’automne, où le soleil semblait sourire à la joie de la famille ? Elle ne pouvait se rendre compte du changement des manières de miss Assher à son égard* Ces attentions compatissantes, ces sourires de condescendance étaient une torture pour Caterina, toujours tentée de les repousser avec colère.

« Peut-être, pensait-elle, Anthony lui a-t-il dit d’être bonne pour la pauvre Tina. » Quelle insulte ! Il devait bien savoir que la présence même de miss Assher lui était pénible, que ses sourires la tor-



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turaient, que ses douces paroles étaient comme des traits empoisonnés qui l’irritaient jusqu’à la fureur. Et lui, Anthony, il se r.epentait évidemment de la tendresse qu’il lui avait témoignée l’autre jour au salon. Il était froidement poli pour elle, afin d’écar¬ ter les soupçons de Béatrice, et Béatrice pouvait être gracieuse maintenant, parce qu’elle était sûre du dévouement d’Anthony. Il devait en être ainsi, et Tina ne devait point désirer qu’il en fût autrement. Et cependant, oh ! qu’il était cruel, cet Anthony ! Ce n’est pas elle qui se serait conduite ainsi envers lui. L’entraîner à l’aimer, lui dire de si tendres paroles, lui faire de telles caresses ! et maintenant paraître avoir oublié tout cela ! Il lui avait présenté un poison qui lui avait semblé si doux, et, maintenant que ce poi¬ son circulait dans ses veines, Anthony l’abandçnnait 1

C’est avec cette tempête dans l’âme que, chaque soir, la pauvre enfant remontait chez elle. Alors sa douleur éclatait. Là, avec des larmes et des sanglots, tantôt marchant avec agitation, tantôt se couchant sur le plancher, recherchant le froid et la fatigue, elle disait à la nuit, qui seule la prenait en pitié, l’angoisse qu’elle ne pouvait confier à aucune oreille humaine.

Cependant le sommeil finissait par arriver, et tou¬ jours aussi, vers le matin, elle éprouvait cette réaction qui lui permettait de vivre pendant la journée. Le privilège de la jeunesse est de pouvoir combattre longtemps cette espèce de désespoir secret, sans laisser apercevoir les traces de cette lutte à d’autres qu’à des cœurs sympathiques. L’air délicat de Caterina, sa pâleur habituelle et ses manières ordinairement calmes rendaient moins




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visibles chez elle les traces de fatigue et de souf¬ france. Et son chant, la seule chose où elle cessait d’être passive, ne perdait rien de son énergie. Elle était quelquefois étonnée elle-même de ce que, soit qu’elle fût triste ou irritée par l’indifférence d’Anthony ou par ses attentions auprès de miss Assher, elle trouvait toujours du soulagement dans la musique. Les notes riches et profondes de sa voix l’aidaient à soulever le poids de son cœur et à calmer l’indigna¬ tion de son cerveau.

Lady Cheverel ne remarqua donc aucun chan¬ gement chez Caterina, et M. Gilfîl seul s’aperçut avec inquiétude de la rougeur fiévreuse qui colorait parfois ses joues, de la teinte violette qui cernait ses yeux, de l’étrangeté de’son regard et de l’éclat maladif de ses beaux yeux.

Mais, hélas ! les nuits agitées produisaient un effet bien plus profond que ne le faisaient supposer ces légers changements extérieurs.


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CHAPITRE XI


Le dimanche suivant, la matinée était pluvieuse ; il fut décidé qu’on n’irait point comme d’habitude à l’église de Cumbermoor, mais que M. Gilfîl, qui n’avait qu’une prédication l’après-midi, ferait le ser¬ vice du matin dans la chapelle.

Avant l’heure de ce service, .Caterina descendit au salon ; elle avait l’air si véritablement malade que lady Cheverel l’interrogea avec inquiétude, et, la pau¬ vre fille souffrant d’un violent mal de tête, elle ne lui permit pas d’aller au culte, l’enveloppa d’un man¬ teau, rétablit sur un sofa près du feu, en lui mettant en mains un volume des sermons de Tillotson, pour le cas où elle se trouverait assez bien pour faire un peu de lecture.

C’est un excellent remède pour l’âme que les ser¬ mons du bon archevêque, mais un remède qui, mal¬ heureusement, ne convenait pas à la maladie de Caterina. Elle s’assit, le livre ouvert sur ses genoux, les yeux fixés avec distraction sur le portrait de cette belle lady Cheverel, femme du remarquable sir Christopher. Elle regardait cette peinture sans y songer ; la belle dame blonde semblait abaisser les




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yeux sur elle, avec cette indifférence bienveillante et ce doux étonnement qu’éprouvent les personnes belles et heureuses ayant de l’empire sur elles- mêmes, quand elles regardent leurs modestes sœurs moins calmes et moins fortes. Caterina pensait à cet avenir rapproché, à ce mariage qui allait se conclure, à tout ce qu’elle aurait à supporter pendant les mois suivants.

« J’aimerais à être bien malade et à mourir aupa¬ ravant, pensait-elle. Quand on devient sérieusement malade, on ne s’inquiète plus de rien. La pauvre Patty Richards paraissait si heureuse pendant sa consomption. Elle semblait même ne plus s’occuper de l’homme à qui elle était fiancée, et elle aimait tant les fleurs que je lui portais. Oh ! si je pouvais aimer autre chose que lui, si je pouvais ne plus penser à lui, si ces terribles idées pouvaient s’éloi¬ gner ! que m’importerait de n’être pas heureuse ? Je ne désirerais rien et je ferais tout ce qui plairait à sir Christopher et à lady Cheverel. Mais, quand cette passion me domine, je ne sais plus ce que je deviens ; je ne sens plus le sol sous mes pas ; je sens seulement les battements de ma tête et de mon cœur, et il me semble que je vais faire quelque chose de terrible. Quelqu’un a-t-il jamais ressenti ce que j’éprouve ? Je suis bien coupable. Mais Dieu aura pitié de moi. Il sait tout ce que je souffre. »

Le temps s’écoula ainsi jusqu’au moment où Tina entendit le bruit des voix le long du corridor et s’aperçut que le volume de Tillotson avait glissé par terre. Elle venait de le ramasser et de remarquer avec terreur que les pages en étaient froissées, lors¬ que] lady Assher, Béatrice et le capitaine Wybrow




228 SCÈNES DE LA VIE DU CLERGÉ

entrèrent, tous avec un air vif et joyeux, résultat habituel de la fin d’un sermon.

Lady Assher vint s’asseoir près de Caterina. Sa Seigneurie, complètement rafraîchie par un léger sommeil, n’en était que mieux disposée à la causerie.

« Eh bien, ma chère miss Sarti, comment vous trouvez-vous à présent ? Un peu mieux, je vois. Je pensais que cela vous ferait du bien de rester tran¬ quillement ici. Il ne faut pas excéder vos forces ; mais vous devez prendre des amers. J’avais les mêmes maux de tête à votre âge, et le vieux D r Samson disait toujours à. ma mère : « C’est de faiblesse que votre « fille souffre ». C’était un si curieux vieillard que ce D r Samson ! Mais je voudrais que vous eussiez entendu le sermon de ce matin. Un si excellent sermon ! C’était au sujet des dix vierges, dont cinq étaient folles et cinq sages, vous savez ; M. Gilfil a si bien expliqué tout cela. Quel agréable jeune homme ! si tranquille et jouant si bien le whist ! Je voudrais que nous l’eussions à Farleigh. Sir John l’aurait aimé par¬ dessus tout ; il a le caractère si aimable au jeu, et sir John en cela était un homme terrible. Notre rec¬ teur est fort irritable ; il ne peut souffrir qu’on le gagne. Je ne crois cependant pas qu’un ministre doive s’inquiéter de perdre son argent ; le croyez- vous, voyons ?

— Oh ! je vous prie, lady Assher, interrompit Béatrice de son ton habituel de supériorité, ne fati¬ guez pas la pauvre Caterina de questions sans intérêt pour elle. — Votre tête parait encore bien souffrante, ma chère, continua-t-elle d’un ton de compassion, prenez mon flacon de sels et gardez-le, vous le res¬ pirerez de temps en temps.




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— Non, je vous remercie, répondit Caterina, je ne veux point vous en priver.

— Je ne m’en sers jamais, ma chère, prenez-le », insista miss Assher en le présentant à Tina, qui rougit et repoussa le flacon avec quelque impatience.

« Je vous remercie, dit-elle, je n’aime pas ies sels. »

Miss Assher remit le flacon dans sa poche avec un air de surprise et de hauteur, et le capitaine Wybrow, quelque peu alarmé de l’incident, se hâta défaire diversion : « Voyez, dit-il, le temps s’éclaircit et nous pouvons encore faire une promenade avant le déjeuner. Allons, Béatrice, mettez votre chapeau et votre manteau, et nous marcherons pendant une demi-heure.

— Oui, ma chère, faites cela, dit lady Assher, et moi j’irai voir sir Christopher qui se promène dans la galerie. »

Dès que la porte fut refermée sur les deux dames, le capitaine Wybrow, debout le dos au feu, se tourna vers Caterina et lui dit d’un ton de vive remontrance : « Ma chère Caterina, permettez-moi de vous prier d’avoir un peu plus d’empire sur vous-même ; vous êtes impolie pour miss Assher, et je vois qu’elle en est blessée. Considérez combien votre conduite- doit lui paraître étrange. Elle cherchera quelle peut en être la cause. Voyons, chère Tina, ajouta-t-il en s’approchant et essayant de lui prendre la main, pour vous-même, je vous supplie de recevoir poli¬ ment ses attentions. Elle est réellement très bien disposée à, votre égard, je serais heureux de vous voir amies. »

Caterina était dans un tel état de susceptibilité




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maladive que les plus innocentes paroles du capitaine Wybrow l’auraient irritée, comme Pattouchement de la plume la plus délicate peut affecter une personne nerveuse. Mais ce ton de remontrance lui fut into¬ lérable. Après lui avoir fait un mal irréparable, il prenait maintenant envers elle un air de sévérité bienveillante. C’était un nouvel outrage. Sa profes¬ sion de bon vouloir était de l’insolence.

Elle retira vivement sa main et dit avec indigna¬ tion : « Laissez-moi seule, capitaine Wybrow, que je ne vous dérange pas.

— Caterina, pourquoi êtes-vous si injuste à mon égard ? C’est pour vous que je suis inquiet. Miss As- sher a déjà remarqué votre conduite singulière, soit envers elle, soit à mon égard, et cela me place dans une position embarrassante. Que puis-je lui dire ?

— Lui dire ? s’écria Caterina avec amertume en se levant et se dirigeant vers la porte, dites-lui que’ je suis une pauvre fille assez niaise pour être devenue amoureuse de vous et que je suis jalouse d’elle ; mais que, vous, vous n’avez jamais eu pour moi d’autre sentiment que celui de la pitié et ne m’avez jamais témoigné autre chose que de l’amitié. Dites- lui cela, et elle n’en aura que meilleure opinion de vous. »

Tina proféra ces paroles avec la plus ironique expression de sarcasme qu’elle pût trouver, sans se douter de l’à-propos de ce qu’elle disait. Malgré le sentiment plus instinctif que réfléchi de ce qu’elle souffrait, malgré toute la fureur de sa jalousie et son penchant au ressentiment et à la vengeance, malgré toute cette colère, il subsistait encore en elle quelque reste de confiance entretenue par l’idée qu’Anthony




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essayait de faire ce qui était bien. L’amour n’avait pas assez disparu pour qu’elle pût être entièrement dominée par la haine. Tina espérait encore qu’An- thony sentait plus d’amour pour elle qu’il n’en laissait paraître ; ce cri d’amertume fut l’expression de sa colère du moment.

Comme elle était debout au milieu de la chambre, tremblant sous le choc d’une émotion trop forte pour sa faiblesse * les lèvres pâles et les yeux étincelants, la porte s’ouvrit et miss Assher parut fraîche et splendide dans son costume de promenade. Elle avait sur les lèvres le sourire d’une femme sachant que sa présence ne passe pas inaperçue ; mais aus¬ sitôt elle regarda Caterina avec un air de surprise, puis jeta un coup d’œil de colère soupçonneuse sur le capitaine Wybrow, qui avait l’air fâché et fatigué.

« Peut-être êtes-vous trop occupé maintenant pour vous promener, capitaine Wybrow ? En ce cas j’irai seule.

— Non, non, je suis à vous », répondit-il en se précipitant auprès d’elle et la conduisant hors de la chambre. La pauvre Caterina sentit, après son accès d’irritation, une réaction de honte et de confusion.




CHAPITRE XII


« Que sera, je vous prie, la suite du drame qui se joue entre vous et miss Sarti ? dit miss Assher au capitaine Wybrow dès qu’ils furent dans le parc. Il me serait agréable d’avoir quelque idée de ce qui va se passer. »

Le capitaine ne répondit pas. Il était de mauvaise humeur, fatigué, ennuyé. Il y a des moments où l’on n’oppose plus que le silence à une femme en colère.

« Malédiction ! se dit-il, voilà à présent que je vais être battu en brèche sur l’autre flanc. » Il se mit à regarder à l’horizon, avec un froncement de sourcils que Béatrice n’avait jamais vu.

Après une pause d’un instant, elle continua d’un ton encore plus hautain : « Je suppose que vous com¬ prenez, capitaine Wybrow, que j’attends une expli¬ cation de ce que je viens de voir.

— Je n’ai point d’autre explication à vous donner, ma chère Béatrice, répondit-il, faisant un violent effort sur lui-même, que ce que je vous ai déjà dit. J’espérais que vous ne reviendriez pas sur ce sujet.




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— Votre explication est très loin d’être satisfai¬ sante. Et je puis bien dire que les airs que miss Sarti prend envers vous sont tout à fait incompatibles avec votre position à mon égard. Sa conduite envers moi est des plus insultantes. Je ne resterai certaine¬ ment pas dans une maison où une telle situation m’est faite, et ma mère en donnera la raison à sir Christopher.

. — Béatrice, dit le capitaine Wybrow, son irrita¬ tion cédant à la frayeur, je vous supplie d’être patiente et de faire appel à vos bons sentiments. C’est très pénible, je le sais, mais je suis sûr que vous seriez fâchée de faire du tort à la pauvre Caterina, de provoquer à son égard la colère de mon oncle. Considérez combien cette pauvre petite est dépen¬ dante.

.— Voilà une diversion très adroite de votre part ; mais ne supposez point quelle puisse me tromper. Miss Sarti n’oserait pas se conduire comme elle le fait, si vous ne lui aviez pas fait la cour. Je suppose qu’elle considère vos engagements avec.moi comme un manque de foi à son égard. Je vous suis très reconnaissante, certainement, de faire de moi la rivale de miss Sarti. Vous m’avez menti, capitaine Wybrow.

— Béatrice, je vous déclare solennellement que Caterina n’est rien de plus pour moi qu’une jeune fille qui m’a inspiré de la bienveillance, étant la favorite de mon oncle et une jolie petite personne. Je serais content de la voir se marier demain avec Gilül ; c’est une bonne preuve que je n’en suis pas amoureux, je pense. Quant au passé, je puis lui avoir montré quelques petites attentions, qu’elle aura exa-




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gérées ou mal comprises. Quel homme n’est pas exposé à de telles choses ?

— Mais que pouvait-elle vous dire ce matin, pour

pâlir et trembler ainsi ?,

— Je ne sais pas. Je venais de lui faire quelque remontrance sur le peu d’amabilité de sa conduite. Avec son sang italien on ne peut jamais savoir com¬ ment elle prendra ce qu’on lui dit. C’est une terrible personne, quoiqu’elle semble ordinairement si douce.

— Mais il faudrait qu’elle comprit combien sa conduite est inconvenante. Pour ma part, je suis étonnée que lady Cheverel n’ait pas remarqué ses réponses brèves et les airs qu’elle prend envers moi.

— Permettez-moi de vous prier, Béatrice, de ne rien dire de cela à lady Cheverel. Vous avez dû observer combien ma tante est sévère. Il ne pourrait jamais entrer dans sa tète qu’une jeune fille pût s’éprendre d’un homme qui ne lui a jamais parlé de mariage.

— Bien, ja dirai moi-même à miss Sarti ce que je pense de sa conduite. Ce sera charitable à son égard.

— Non, chérie, cela ne ferait que du mal. Le carac¬ tère de Caterina est particulier. La meilleure chose que vous puissiez faire, c’est de la laisser à elle- même le plus possible. Son chagrin s’usera ; je ne doute pas qu’elle n’épouse Gilfil avant peu. Les goûts d’une jeune fille se portent facilement d’un objet sur un autre. Par Jupiter, de quel train mon cœur galope ! Ces maudites palpitations augmentent au lieu de diminuer. »

Ainsi finit la conversation, en ce qui concernait




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Caterina, non sans laisser dans l’esprit du capitaine Wybrow une résolution bien arretée, qu’il mit à exécution le lendemain lorsqu’il se trouva dans la bibliothèque avec sir Christopher pour discuter quelques arrangements au sujet de son prochain mariage.

« A propos », dit-il négligemment pendant une pause, tout en se promenant dans la chambre, les mains dans ses poches, et en examinant la reliure des livres qui tapissaient les murs, « à quand la noce entre Gilfil et Caterina, monsieur ? J’ai un senti¬ ment de camaraderie pour un pauvre diable si profondément perdu dans son amour que l’est Maynard. Pourquoi leur mariage ne se ferait-il pas en meme temps que le mien ? Je suppose qu’il en est venu à se faire comprendre de Tina ?

— Mais, dit sir Christopher, je pensais laisser les choses dans l’état où elles sont jusqu’à la mort du vieux Crichley ; il ne peut durer bien longtemps, le pauvre homme, et alors Maynard pourrait entrer en même temps dans le mariage et dans la cure. Mais, après tout, ce n’est pas une raison pour attendre. Il n’y a aucune nécessité à ce qu’une fois mariés ils quittent le manoir. Le petit singe est bien en âge. Ce serait joli de la voir ayant dans les bras un bébé gros comme un petit chat.

— Je crois que ce système d’attente est mauvais. Et, si je puis participer à quelque donation en faveur de Caterina, je serai charmé de le faire.

— Mon cher garçon, c’est très bien de votre part ; mais Maynard aura assez de bien, et, tel que je le connais, il préférera assurer lui-même la position de Caterina. Cependant, à présent que vous m’avez




236 SCÈNES DE LA VIE DU CLERGÉ

mis cela en tête, je commence à me blâmer de n’y avoir pas pensé plus tôt. J’ai été tellement absorbé par Béatrice et vous, heureux coquin, que j’avais vraiment oublié le pauvre Maynard. Et il est plus âgé que vous. 11 est grandement temps que le ma¬ riage le pose dans la vie. »

Dans sa promenade à cheval avec miss Assher, le matin même, le capitaine fit mention incidemment du projet de sir Christopher d’unir Gilfil et Caterina le plus tôt possible, et ajouta que lui, de son côté, met¬ trait tous ses soins à avancer l’affaire. Ce serait la meilleure chose du monde pour Tina.

Avec sir Christopher il n’y avait jamais un long intervalle entre le projet et l’exécution.

Il se décidait promptement et agissait de même. En quittant la table du déjeuner, il dit à M. Gilfil : « Venez avec moi dans la bibliothèque, Maynard, j’ai un mot à vous dire. »

« Maynard, mon garçon, commença-t-il dès qu’ils furent assis, en frappant sur sa tabatière, et l’air radieux à l’idée du plaisir inattendu qu’il allait causer : pourquoi n’aurions-nous pas deux couples heureux au lieu d’un, avant la fin de l’automne, eh ? Eh ? » répéta-t-il après un moment, en allongeant le monosyllabe, prenant lentement une prise et regar¬ dant Maynard avec un sourire en dessous.

« Je ne suis pas tout à fait certain de vous com¬ prendre, monsieur, répondit M. Gilfil, qui se sentait pâlir.

— Vous ne comprenez pas, coquin ? Vous savez très bien le bonheur de qui m’est le plus à cœur après celui d Anthony. Vous savez que vous m’avez depuis longtemps fait part de votre secret ; ainsi il ne peut




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y avoir aucune méprise. Tina est bien assez âgée maintenant pour être une sérieuse petite femme, et, quoique la cure ne soit pas encore prête, cela ne signifie rien. Ma femme et moi n’en serons que plus satisfaits de vous avoir avec nous. Notre petit oiseau chanteur nous manquerait beaucoup, si nous le per¬ dions tout d’un coup. »

M. Gilfil se sentait dans une position très difficile. Il redoutait que sir Christopher ne devinât le véri¬ table état de cœur de Caterina, et cependant il était obligé de s’appuyer sur les sentiments de celle-ci pour refuser.

« Mon cher monsieur, dit-il enfin avec quelque effort, vous ne supposerez pas que je méconnaisse votre bonté, que je ne sois pas reconnaissant de l’in¬ térêt paternel que vous prenez à mon bonheur ; mais je crains que les sentiments de Caterina à mon égard ne soient pas tels, qu’elle veuille m’accorder sa main.

— Le lui avez-vous jamais demandé ?

— Non, monsieur, nous devinons trop bien ces choses-là pour qu’il soit nécessaire de les demander.

— Bah ! bah ! Le petit singe doit vous aimer. Vous avez été son premier compagnon de jeux, et je me rappelle qu’elle pleurait toujours quand vous vous coupiez légèrement le doigt. De plus, elle a toujours admis que vous étiez son amoureux. Vous savez que je lui ai toujours parlé de vous dans ce sens-là. J’ai cru que vous aviez arrangé la chose entre vous ; Anthony pense qu’elle vous aime ; il a les yeux jeunes et est bien en état de voir clair dans ces matières. Il m’a parlé ce matin et m’a charmé par l’intérêt qu’il m’a montré pour vous et pour Tina. »

Le sang afflua au visage de M. Gilfil ; il serra les




238 SCÈNES DE LA VIE DU CLERGÉ

dents et les poings dans son effort pour contenir un élan d’indignation. Sir Christopher remarqua cette rougeur, mais pensa que cela indiquait une alterna¬ tive d’espérance et de crainte au sujet de Caterina. Il continua :

« Vous êtes de moitié trop modeste, Maynard. Un gaillard qui peut soulever une porte ferrée comme vous le faites ne devrait pas avoir le cœur si faible. Si vous n’osez parler vous-même, laissez-moi le faire pour vous.

— Sir Christopher, dit le pauvre Maynard d’un ton suppliant, je considérerai comme la plus grande marque de votre bonté de ne rien dire à Caterina pour le moment. »

Sir Christopher était un peu mécontent de cette contradiction. Son ton devint un peu plus tranchant en disant : « Avez-vous quelques motifs pour expri¬ mer ce désir, en dehors de votre idée que Tina ne vous aime pas assez ?

— Je n’en ai pas d’autre que ma conviction qu’elle ne m’aime pas assez pour m’épouser.

— Alors, cela ne signifie rien. Je suis assez expert dans mon jugement sur les gens, et, ou je me trompe grandement, ou rien ne sera plus agréable à Tina que de vous avoir pour époux. Laissez-moi conduire l’affaire comme je le jugerai convenable. Vous pou¬ vez être certain que je ne nuirai en rien à votre cause. »

M. Gilfil, craignant d’en dire davantage, si mal¬ heureux qu’il fût en prévoyant le résultat de la déter¬ mination de sir Christopher, quitta la bibliothèque, indigné contre le capitaine Wybrow et inquiet pour Caterina et pour lui-même. Que penserait-elle de lui ?




LE ROMAN DE M. GILFIL


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Elle pourrait supposer qu’il avait poussé sir Christo¬ pher à cette ouverture. 11 n’aurait peut-être pas l’occasion de lui parler à temps sur ce sujet ; il lui écrirait un billet et le lui porterait lorsque sonnerait l’heure du dîner. Non, cçla pourrait l’agiter, l’empê¬ cher peut-être de paraître à table et de passer tran¬ quillement la soirée. Il renverrait la chose jusqu’au moment du coucher.

Après les prières il réussit à ramener Tina au salon et à lui remettre son billet. Elle le prit, très étonnée, et, une ibis chez elle, elle le lut :

« Chère Caterina,

« Ne supposez pas un seul instant que je sois pour rien dans ce que sir Christopher pourra vous dire au sujet de notre mariage. #

« J’ai fait tout ce que j’ai pu pour le dissuader de s’occuper de cela, et je ne me suis abstenu de parler plus ouvertement que pour éviter les questions aux¬ quelles je n’aurais pu répondre sans vous causer de nouveaux chagrins. Je vous écris ceci soit pour vous préparer à ce que sir Christopher dira, soit pour vous assurer que vos sentiments me sont sacrés. J’aimerais mieux renoncer à la plus chère espérance de ma vie que d’être pour vous un nouveau sujet de peine.

« C’est le capitaine Wybrow qui a engagé sir Chris¬ topher à s’occuper de nous. Je vous le dis pour que vous en soyez prévenue d’avance. Vous voyez ainsi combien le cœur de cet homme est lâche. Fiez-vous toujours à moi, très chère Caterina, quoi qu’il puisse arriver, comme à votre fidèle ami et frère.

« Maynard Gilfil. »




240 SCÈNES DE LA VIE DU CLERGÉ

Caterina fut d’abord trop blessée des mots qui concernaient le capitaine Wybrow pour penser soit à ce que sir Christopher pourrait lui dire, soit à ce qu’elle pourrait répondre. Un sentiment plus amer de l’injure qui lui était faite ! un ressentiment furieux, ne laissaient point de place à la crainte. La victime condamnée au supplice gémit sous la torture et ne pense pas à la mort qui s’approche.

Anthony avait fait cela ! C’était une cruauté pré¬ méditée, gratuite. Il tenait à lui montrer combien il la dédaignait ; il tenait à lui faire sentir combien elle avait été folle d’avoir jamais pu croire qu’il l’aimait.

Tout ce qu’elle avait encore de confiance et de tendresse était anéanti ; elle n’éprouvait plus main¬ tenant que de la haine. Elle n’avait plus besoin maintenant de contenir son ressentiment par la crainte d’être injuste ; il s’était joué de son cœur, comme Maynard l’avait dit ; il ne s’était fait aucun souci d’elle, et maintenant il était vil et cruel. Elle avait des motifs suffisants d’amertume et de colère ; elle n’était pas si coupable qu’elle l’avait cru par moments. Tandis que ces pensées se succédaient comme les palpitations d’une douleur fiévreuse, elle ne versait point de larmes. Elle marchait avec agi¬ tation, selon son habitude, les mains serrées, les yeux pleins de fureur et comme une tigresse cher¬ chant quelque objet sur lequel elle pût se jeter.

« Si je pouvais lui parler, murmura-t-elle, et lui dire combien je le hais et le méprise ! »

Soudain, comme si une nouvelle idée la frappait, elle tira une clef de sa poche, et, ouvrant un tiroir dans lequel elle renfermait ses souvenirs, elle y prit





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un médaillon d’or enchâssant une petite miniature. Sous le verre du fond étaient deux boucles de che¬ veux, l’une noire, l’autre brune, arrangées en nœud fantastique. C’était un présent mystérieux d’An- thony, qu’il lui avait offert un an auparavant, une copie qu’il avait fait faire de son portrait. Pendant le dernier mois elle ne l’avait pas tiré de sa ca¬ chette : il n’était pas besoin de raviver le passé. Mais maintenant elle le saisit avec fureur et le jeta à travers la chambre contre la pierre du foyer.

Le foulera-t-elle aux pieds et l’écrasera-t-elle sous son talon, jusqu’à ce que toute trace des traits faux et cruels ait disparu ?

Oh non ! Elle s’élance pour le ramasser, et, quand elle voit le trésor chéri, si souvent couvert de bai¬ sers, si souvent placé sous son oreiller et contemplé au réveil, quand elle voit cette relique visible de son trop heureux passé, le verre brisé, les boucles de cheveux détachées, le mince ivoire fendu, il y a réaction : le repentir vient et elle fond en larmes.

Regardez-la se baisser pour ramasser son trésor, chercher les cheveux et les replacer, puis examiner tristement le dégât qui défigure l’image aimée.

Hélas ! il n’y a plus de verre maintenant pour préserver les cheveux et le portrait ; mais avec quel soin elle enveloppe le médaillon et le replace dans sa cachette. Pauvre enfant ! Dieu veuille que le repentir lui arrive à l’avenir avant l’acte irrépa¬ rable !

Elle s’était calmée et s’était assise pour relire la lettre de Maynard. Elle la lut deux ou trois fois sans paraître la comprendre ; son esprit était encore troublé par la colère, et elle trouvait difficile de

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242 SCÈNES DE LA VIE DU CLERGÉ

saisir le véritable sens des mots. Enfin elle finit par avoir une conception nette de l’entrevue annoncée avec sir Christopher. L’idée de déplaire au baronnet, pour lequel chacun au manoir avait une crainte res¬ pectueuse, l’effraya tellement, qu’elle crut impos¬ sible de lui résister. Il croyait qu’elle aimait May- nard ; il avait toujours parlé comme s’il en était parfaitement sûr. Comment pourrait-elle lui dire qu’il se trompait, et que faire lorsqu’il lui deman¬ derait si elle en aimait un autrè ? Voir sir Christo¬ pher la regarder d’un air fâché, c’était plus qu’elle ne pouvait en supporter, même en imagination. 11 avait toujours été si bon pour elle ! Puis elle pensa à la peine qu’elle lui ferait ; les pleurs commencè¬ rent à couler, et sa reconnaissance pour sir Chris¬ topher ne tarda pas à lui faire comprendre la ten¬ dresse et la générosité de M. Gilfll.

« Cher bon Maynard ! de quel triste retour je le paye ! si j’avais pu l’aimer au lieu de…, mais je ne pourrai plus rien aimer ; mon cœur est brisé ! »





CHAPITRE XIII


Le moment redouté arriva le lendemain matin. Caterina, abattue par la souffrance de la nuit der¬ nière, était au salon, copiant quelques listes de charité, quand lady Cheverel entra.

« Tina, dit-elle, sir Christopher vous demande ; allez à la bibliothèque. »

Elle descendit en tremblant. Dès qu’elle entra, sir Christopher, qui était près de sa table à écrire, lui dit : « Venez, petit singe, vous asseoir auprès de moi : j’ai quelque chose à vous dire. »

Caterina prit un tabouret et s’assit aux pieds du baronnet. C’était son habitude de s’asseoir ainsi, cela lui permettait de cacher son visage. Elle posa son bras sur le genou de sir Christopher et y appuya sa joue.

« Vous avez l’air abattu ce matin, Tina : qu’avez- vous, hé ?

— Rien, padroncello ; j’ai seulement mal à la tête.

— Pauvre petit singe ! Voyons, cela ferait-il du bien à votre tête si je vous promettais un bon mari, une jolie petite robe de noces et bientôt une maison




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à vous, où vous seriez la maîtresse et où le padron- cello irait vous voir quelquefois ?

— Oh non, non ! je voudrais ne jamais me marier et rester toujours avec vous !

— Bah, bah ! petite niaise. Je deviendrai vieux et ennuyeux, et il y aura les enfants d’Anthony qui se pendront à votre nez. Vous avez besoin de quel¬ qu’un qui vous aime par-dessus tout, et il faut que vous ayez vos propres enfants à aimer. Je ne veux pas que vous restiez vieille fille. Je déteste les vieilles filles. Cela m’est désagréable de les voir. Je ne vois jamais Sharp sans frissonner. Mon petit singe aux yeux noirs n’a jamais été destiné à devenir aussi laide. Et voilà Maynard, l’homme le meilleur du comté, qui vaut son pesant d’or, malgré son poids ; il vous aime plus que ses yeux. Et vous l’aimez aussi, petit singe, quoique vous paraissiez si rebelle au mariage.

— Non, non, cher padroneello, ne dites pas cela ; je ne pourrais pas l’épouser.

— Pourquoi, folle enfant ? Vous ne vous con¬ naissez pas vous-même. Mais il est évident pour chacun que vous l’aimez. Milady a toujours dit qu’elle était sûre de cela ; elle a vu quels petits airs de princesse vous prenez avec lui, et Anthony pense aussi que vous en tenez pour Gilfil. Voyons, qu’est-ce qui vous a mis dans la tête que vous ne voudriez pas l’épouser ? »

Caterina sanglotait trop pour pouvoir répondre. Sir Christopher lui posa la main sur l’épaule etl disant : « Allons, allons, Tina, vous n’êtes pas bien portante ce matin. Allez vous reposer, ma petite. Vous verrez les choses sous un jour tout différent



LE ROMAN DE M. GILFIL


quand vous serez bien. Réfléchissez à ce que je vous ai dit, et rappelez-vous qu’il n’y a rien, après le mariage d’Anthony, que j’aie autant à cœur que de vous unir èt Maynard pour la vie. Je ne veux ni caprices, ni folies, ni bêtise. » Ceci fut dit avec un peu de sévérité ; mais bientôt il ajouta d’un ton con¬ solant : « Cessez de pleurer et soyez un bon petit singe. Allez vous reposer, et tâchez de dormir. » Caterina quitta son tabouret, sé mit à genoux, prit la main du vieux baronnet, la couvrit de larmes et de baisers et sortit de la chambre en courant.

Avant le soir, le capitaine Wybrow avait appris de son oncle le résultat de l’entrevue avec Caterina. Il se dit : « Si je pouvais avoir une conversation sérieuse avec elle, je pourrais peut-être l’amener à envisager les choses plus raisonnablement. Mais il n’y a pas moyen de lui parler dans la maison, sans être interrompu, et je pourrais difficilement la voir ailleurs sans que Béatrice le sût. » Enfin, il décida qu’il prendrait miss Assher pour confidente ; il lui dirait qu’il désirait parler à Caterina pour la calmer et la persuader de répondre à l’affection de Gilfil. 11 fut très satisfait de ce projet judicieux et dans le cours de la soirée il décida en lui-même le moment et l’endroit du rendez-vous, et communiqua son projet à miss Assher, qui y donna son approbation. « Anthony, pensa-t-elle, ferait bien de parler clai¬ rement et sérieusement à miss Sarti. Il était vrai¬ ment trop patient et trop bon pour elle, étant donnée la manière dont elle se conduisait. »

Tina avait gardé la chambre toute la journée, et avait été soignée comme une malade, sir Christo¬ pher ayant dit à Sa Seigneurie où en étaient les




246 SCÈNES DE LA VIE DU CLERGÉ

choses. Ces soins étaient si désagréables à Cate- rina, elle se sentait si mal à l’aise de ces attentions et de cette bonté fondées sur une méprise, qu’elle réussit à paraître au déjeuner le jour suivant, et se déclara bien portante, quoique sa tête et son cœur fussent palpitants. Être confinée dans sa chambre était insupportable ; c’était désespérant d’être re¬ gardée et obligée de parler, mais c’était bien pire de rester seule. Elle était effrayée de ses propres pensées, de l’implacable lucidité avec laquelle les tableaux du passé et de l’avenir se présentaient à son imagination. Puis ùn autre sentiment, aussi, lui faisait désirer de descendre et d’agir. Peut-être pourrait-elle trouver l’occasion de parler au capi¬ taine Wybrow seul, de lui jeter à la face ces mots de haine et de mépris qui lui brûlaient le cœur. Cette occasion s’offrit d’elle-même d’une manière très inattendue.

Lady Cheverel ayant prié Caterina d’aller lui chercher dans sa chambre quelques modèles de broderie, le capitaine Wybrow sortit .du salon après elle et la rencontra comme elle redescendait.

« Caterina », dit-il en lui posant la main sur le bras, comme elle se hâtait sans le regarder, « vou¬ lez-vous vous rencontrer avec moi dans la Rookery à midi ? J’ai à vous parler, et nous y serons seuls. Je ne puis le faire dans la maison. »

A son grand étonnement, le visage de Caterina laissa voir une rapide expression de plaisir ; elle répondit d’un ton décidé : « Oui », puis elle retira son bras et continua son chemin.

Miss Assher dévidait des soies, désireuse de riva¬ liser en fait de broderie avec lady Cheverel, et lady




LE ROMAN DE M. GILFIL


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Assher se contentait de l’amusement passif de tenir les écheveaux. Lady Cheverel avait près d’elle tout ce qui était nécessaire à son travail, et Caterina, pensant qu’elle n’était pas utile, sortit et se mit au piano dans le salon. Il lui sembla que le meilleur moyen pour elle de passer les longs moments fié¬ vreux qui la séparaient de midi était de faire résonner de puissants accords et de s’absorber dans les entraînements de la musique. Le Messie de Handel se trouva ouvert sur le pupitre, au chœur Alt we like sheep *, et Caterina se lança aussitôt dans les impétueuses difficultés de cette fugue magnifique. Dans ses moments les plus heureux, elle n’aurait jamais pu la jouer aussi bien ; mais, maintenant, toute la passion qui faisait son malheur se concen¬ trait dans l’effort convulsif que lui demandait cette musique, de même que la douleur donne une force nouvelle à l’étreinte du naufragé qui s’enfonce, et de même que la terreur donne au cri de la faiblesse une intensité qui le fait entendre au loin.

Mais à onze heures et demie elle fut interrompue par lady Cheverel, qui lui dit : « Tina, descendez, s’il vous plaît, tenir les soies pour miss Assher. Lady Assher et moi, nous voulons sortir en voiture avant le déjeuner. »

Caterina descendit, se demandant comment elle pourrait s’échapper assez à temps pour se trouver à midi au bosquet des Corneilles. Rien ne pouvait l’empêcher d’y aller ; rien ne pouvait la priver de cet unique moment précieux, peut-être le dernier, où elle pourrait exprimer ce qui bouillonnait dans

1. « Nous tous comme des brebis. »




248 SCÈNES DE LA VIE DU CLERGÉ

son cœur. Après cette satisfaction, elle supporterait tout.

Mais, à peine était-elle assise avec les écheveaux de soie jaune sur les mains, que miss Assher lui dit gracieusement :

_ « Je sais que vous devez vous trouver ce matin avec le capitaine Wybrow. Vous ne me laisserez pas vous retenir plus tard qu’il ne le faut.

— Ainsi, il lui a parlé,à mon sujet », pensa Cate- rina. Ses mains commencèrent à trembler en tenant la soie.

Miss Assher continua du même ton gracieux : « C’est une corvée que de tenir ces écheveaux. Je vous suis fort reconnaissante de supporter pour moi cet ennui.

— Vous ne me devez aucune reconnaissance, dit Caterina, dominée par son irritation. Je ne le fais que parce que lady Cheverel m’a dit de le faire. »

Impossible à miss Assher de résister plus long¬ temps au désir de sermonner miss Sarti sur l’incon¬ venance de sa conduite.

Avec une compassion affectée, elle dit :

« Miss Sarti, je suis fâchée pour vous que vous ne puissiez mieux vous observer. Cette manière de vous abandonner à des sentiments inexcusables vous abaisse, en vérité.

— Quels sentiments inexcusables ? dit Caterina en laissant tomber ses mains et on fixant ses grands yeux noirs sur miss Assher.

— Il n’est pas nécessaire que je vous en dise davantage. Vous me comprenez très bien. Appelez à votre aide le sentiment du devoir. Vous faites




LE ROMAN DE M. GILFIL 249

beaucoup de peine au capitaine Wybrow par votre manque d’empire sur vous-même.

— Vous a-t-il dit que je lui faisais de la peine ?

— Oui, certainement. Il est très blessé de ce que vous vous conduisez comme si vous aviez de l’ini¬ mitié pour moi. Je vous assure que nous avons, lui et moi, beaucoup de bienveillance pour vous, et que nous sommes fâchés que vous nourrissiez de tels sentiments.

— Le capitaine est bien bon, dit aigrement Cate- rina. Et quels sentiments dit-il que je nourris ? »

Ce ton augmenta la colère de miss Assher. Il y avait encore dans son esprit un soupçon vague que le capitaine Wybrow ne lui avait pas dit la vérité sur sa conduite à l’égard de Caterina. Ce soupçon, plus encore que sa colère, l’engagea à dire quelque chose pour s’éclairer. L’idée d’humilier Caterina en même temps fut une tentation de plus.

« Il y a des choses dont je n’aime pas à parler, miss Sarti. Je n’ai jamais compris comment une femme peut nourrir une passion pour un homme qui ne lui a jamais donné le moindre encourage¬ ment ; c’est aussi l’opinion du capitaine Wybrow, à ce qu’il m’a dit.

— Vous a-t-il dit cela, vous l’a-t-il dit ? interrompit Caterina, d’une voix élevée et les lèvres pâles, tandis qu’elle se levait.

— Certainement il me l’a dit. Il a été forcé de me le dire, après votre singulière conduite. »

’ Caterina ne répondit rien, mais sortit précipitam¬ ment de la chambre.

Yoyez-la courir sans bruit comme un pâle météore, le long des corridors et de l’escalier de la galerie !




250 SCÈNES DE LA VIE DU CLERGÉ

Ces yeux étincelants, ces lèvres blêmes, ce pas silen¬ cieux, la font ressembler à une furie plutôt qu’à une femme. Le soleil de midi brille sur les armes de la galerie, se reflétant sur les fourreaux d’épées et sur les saillies des hausse-cols. Oui, il y a ici des armes acérées. Il y a un poignard dans cette panoplie ; elle le sait bien, elle se précipite en avant, le saisit, et le cache dans son sein.* L’instant d’après, elle court sur le sentier, enveloppée dans un manteau, et se dirige vers les ombres épaisses du bois des Cor¬ neilles. Elle foule le chemin sans remarquer les feuilles jaunies qui pleuvent sur elle ; elle ne sent point la terre sous ses pieds. Sa main serre la garde du poi¬ gnard à demi tiré du fourreau.

Elle atteint le bois des Corneilles ; elle est sous l’ombre des rameaux entrelacés. Son cœur bat comme s’il allait se briser, comme si chaque palpitation devait être la dernière. Patience ! il sera là, devant elle, dans un instant. Il viendra à sa rencontre avec ce faux sourire, pensant qu’elle ignore sa bassesse : elle lui plongera ce poignard dans le cœur.

Pauvre enfant ! pauvre enfant ! Elle qui n’a jamais tué le plus petit insecte, elle songe maintenant, dans sa furie, à poignarder l’homme dont la voix seule lui ôtait toute force et toute volonté. Mais que voit- elle, gisant sur les feuilles sèches du sentier ?

Grand Dieu ! c’est lui, étendu sans mouvement. Il est malade, il est évanoui ! Sa main abandonne le poignard ; elle se précipite vers lui ; ses yeux sont fixes, il ne la voit pas. Elle tombe à genoux, prend dans ses bras cette tête chérie et baise ce front glacé.

« Anthony, Anthony ! c’est moi, c’est Tina ! Oh ! parlez-moi !… Grand Dieu ! il est mort ! »




CHAPITRE XIV


« Oui, Maynard, disait sir Christopher qui causait avec M. Gilfd dans la bibliothèque, c’est une chose très remarquable que je n’aie de mes jours formé un plan sans avoir réussi à l’accomplir. Je combine bien mes plans, et ensuite je ne m’en écarte jamais. Une volonté forte est ma seule magie. Après avoir pré¬ paré ses plans, la plus agréable chose du monde, c’est de les voir réussir. Cette année, par exemple, sera la plus heureuse de ma vie, après celle de 53, où je suis devenu possesseur du manoir et où j’ai épousé Henriette. La dernière main se met à la vieille maison ; le mariage d’Anthony, la chose que j’ai le plus au cœur, est arrangé à ma satisfaction ; et bientôt vous achèterez une petite bague de mariage pour le doigt de Tina. Ne secouez pas la tête de cette manière désespérée : quand je fais des prophéties, il est rare qu’elles ne s’accomplissent pas. Mais voici midi un quart. Il faut que je monte au Grand-Frêne pour voir Markham au sujet d’un abatis de bois. Mes vieux chênes auront à gémir de ce mariage, mais… »

La porte s’ouvrit soudain, et Caterina, égarée et haletante, les yeux agrandis par la terreur, se préci-




252 SCÈNES DE LA VIE DU CLERGÉ

pita dans la chambre, jeta les bras autour du cou de sir Christopher en s’écriant : Anthony…, mort… : dans le bois des Corneilles ». Puis elle tomba évanouie sur le parquet.

En un instant sir Christopher fut hors de la chambre, et M. Gilfil prit Caterina dans ses bras. En la soulevant et en la portant sur le sofa, il sentit quelque chose de dur et de lourd dans sa robe. Quel était cet objet ? ne risquait-il pas de la blesser ! Il y porta la main et en tira le poignard.

Maynard frissonna. Voulait-elle donc se tuer, ou bien…, un horrible soupçon s’empara de lui. « Mort dans le bois des Corneilles. » Il eut horreur de ce soupçon et tira le poignard de sa gaine. Non ! il n’y avait aucune trace de sang ; Maynard serra cette arme, se promettant de la remettre aussitôt que pos¬ sible à sa place. Mais pourquoi Caterina avait-elle pris ce poignard ? Qu’était-il arrivé au bois des Cor¬ neilles ? N’était-ce qu’une vision provoquée par le délire ?

Il eut peur de sonner, peur d’appeler quelqu’un. Que pourrait-elle dire en sortant de cet évanouisse¬ ment ? Il ne pouvait la quitter, et pourtant il se sen¬ tait coupable de ne pas suivre sir Christopher. Il ne lui fallut qu’un instant pour penser et sentir tout ceci ; mais cet instant lui parut une longue agonie. Que faire pour ranimer Caterina ? Heureusement qu’une carafe pleine d’eau se trouvait sur la table de sir Christopher. Il essayerait d’en faire usage. Peut- être Caterina reviendrait-elle à elle sans qu’il eût besoin d’appeler personne.

Pendant ce temps sir Christopher sç hâtait vers le bois des Corneilles ; son visage, tout à l’heure




LE ROMAN DE M. GILFIL 253

joyeux et confiant, était maintenant agité par la crainte.

M. Bates, qui passait dans le voisinage, entendit tout à coup l’aboiement d’alarme de Rupert, et, se pré¬ cipitant dans la direction du bruit, il rencontra le baronnet, au moment où celui-ci allait entrer dans le bois. Le regard de sir Christopher l’effraya, et, sans rien demander, il se mit à marcher à côté de son maître, tandis que Rupert s’élançait en avant parmi les feuilles sèches, le museau vers la terre. Ils l’avaient à peine perdu de vue, qu’un changement de ton dans son aboiement leur dit qu’il avait trouvé quelque chose ; l’instant suivant, il s’élancait en reve¬ nant par un des monticules plantés d’arbres. Ils se détournèrent pour gravir cette pente, conduits par Rupert ; le croassement tumultueux des corneilles, le bruissement des feuilles sèches que leurs pieds fou¬ laient, frappaient l’oreille du baronnet comme un bruit sinistre.

Ils ont atteint le sommet du monticule et com¬ mencent à redescendre. Sir Christopher voit quelque chose de rouge sur le sentier jonché de feuilles mortes. Le chien s’arrête et sir Christopher ne peut presque plus avancer. Rupert revient en arrière, lèche sa main tremblante comme pour lui dire « Cou¬ rage ! » et s’avance pour flairer le corps étendu. Oui, c’est un corps…, le corps d’Anthony. Voilà sa main blanche, serrant les feuilles brunes. Ses yeux sont à demi ouverts, mais ne sentent pas le rayon que le soleil darde sur eux à travers les branchages.

Mais il n’est qu’évanoui ; sans doute, ce n’est qu’une attaque. Sir Christopher s’agenouille, dénoue la cra¬ vate, défait le gilet et pose sa main sur le cœur. Ce




254 SCÈNES DE LA VIE DU CLERGÉ

ne peut être…, non, ce ne peut être la mort ! Il faut éloigner cette pensée.

« Gourez, Bates, courez chercher du secours ; nous le porterons chez vous. Envoyez quelqu’un à la maison pour appeler M. Gilfll et M. Warren. Dites-leur d’en¬ voyer chercher le docteur Hart, et que l’on annonce à milady et à miss Assher qu’Anthony est malade. »

M. Bates se hâta de partir, et le baronnet resta seul, agenouillé auprès du corps. Les membres jeunes et souples, les joues arrondies, les délicates lèvres, les douces mains blanches, sont par terre froides et raides, et le vieux visage se penche au-dessus, dans une silencieuse angoisse ; les vieilles mains aux veines saillantes recherchent avec tremblement quelque signe annonçant que la vie n’est pas irrévocablement arrêtée*

Rupert est aussi là, attendant et veillant, léchant tantôt les mains du mort et tantôt celles de son maître, puis courant sur les traces de M. Bates, comme s’il voulait le suivre et hâter son retour, mais revenant à l’instant, incapable de quitter son maître dans la tristesse.




CHAPITRE XV


C’est un moment profondément angoissant que celui pendant lequel on assiste au retour de la vie sur des traits décolorés, lorsque les yeux s’entr’ou- vrent et que le regard a cette expression vague qui montre que la mémoire est encore absente.

M. Gilfil ressentit une joie tremblante tandis que ce changement s’opérait sur les traits de Caterina. Il se pencha sur elle, frottant ses mains froides et la regardant avec une tendre pitié, tandis que ses yeux noirs l’examinaient avec étonnement. Il pensa qu’il pouvait y avoir du vin dans la salle à manger. Il sortit, et les yeux de Caterina se dirigèrent vers la fenêtre, du côté de la chaise de sir Christopher. Alors la connaissance lui revint et, avec elle, le souvenir confus des événements du matin. Maynard revint avec un peu de vin, la souleva et le lui fit boire ; mais elle gardait le silence et semblait perdue dans ses pensées, lorsque la porte s’ouvrit et que M. Warren parut avec un visage annonçant de terribles nou¬ velles. M. Gilfil, craignant qu’il ne parlât en présence de Caterina, alla en hâte à sa rencontre, le doigt sur tes lèvres, et l’emmena dans la salle voisine.




256 SCÈNES DE LA VIE Dü CLERGÉ

Caterina reprenait peu à peu le souvenir de la scène du bois des Corneilles. Anthony y était couché et mort ; elle l’avait laissé pour venir annoncer la triste nouvelle à sir Christopher ; il fallait qu’elle allât voir ce qu’on faisait de lui ; peut-être vivait-il encore ! Tandis que M. Gilfil expliquait à Warreh de quelle manière il devait s’y prendre pour annoncer l’affreux événement à lady Cheverel et à miss Assher, Caterina, malgré sa faiblesse, se dirigea vers la porte d’entrée. L’air frais lui rendit un peu de force. Elle n’eut plus qu’un désir, qu’une pensée : être au bois des Corneilles, avec Anthony. Elle marcha de plus en plus rapidement, et enfin, poussée par une excitation nerveuse, elle se mit à courir.

Bientôt elle entend un bruit de pas lourds, et sous le feuillage jauni, près du pont de bois, elle voit des hommes qui marchent lentement, en portant un fardeau : c’est le corps d’Anthony, que ces hommes portent étendu sur une espèce de brancard ; après eux vient sir Christopher, les lèvres serrées, la pâleur de la mort sur les joues, et dans les yeux l’expression de la douleur muette d’un homme fort. Ce visage, sur lequel jamais, auparavant, Caterina n’avait aperçu l’angoisse, éveilla chez elle un nouveau sen¬ timent, qui, pour un instant, l’emporta sur tout le reste. Elle alla à lui, mit sa petite main sur la sienne et marcha silencieusement à son côté ; ils suivirent ainsi la triste procession jusqu’à la chaumière de M. Bates. Arrivée là, Caterina s*assit en silence, anxieuse de savoir si Anthony était réellement mort.

Elle n’avait pas encore remarqué que le poignard notait plus dans sa poche : elle n’y avait pas songé. A la vue d*Anthony mort, son cœur était brusque-




LE ROMAN DE M. GILFIL


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ment retourné à son affection ancienne. Elle oublie maintenant ses souffrances passées, sa jalousie et sa haine, comme l’exilé oublie les dangers qu’il a tra¬ versés entre la patrie si regrettée et le pays sans attrait qu’il habite maintenant.


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CHAPITRE XVI


Avant le soir, le docteur Hart avait déclaré que tout espoir était perdu. Le corps d’Anthony avait été apporté au manoir, et tous les habitants de la mai¬ son seigneuriale connaissaient la calamité qui l’avait frappée.

Caterina, questionnée parle docteur Hart, avaitbriè- vement répondu qu’elle avait trouvé Anthony couché dans le bois des Corneilles. Sa présence à cet endroit, dans ce moment-là, ne pouvait paraître singulière. Cette question seule avait pu lui faire rompre le silence. Elle restait muette dans un coin de la maison du jardinier, secouant la tête lorsque Maynard la suppliait de retourner avec lui, et paraissant inca¬ pable d’agir. Quand elle vit qu’on emportait le corps, elle le suivit de nouveau, à côté de sir Christopher.

On décida de placer le mort dans la bibliothèque jusqu’au lendemain. Lorsque Caterina en vit la porte décidément fermée, elle remonta l’escalier de la ga¬ lerie et retourna dans sa chambre, seul endroit où elle pût s’abandonner librement à sa douleur. Tandis qu’elle traversait la galerie, les objets qui l’entou¬ raient commencèrent à réveiller sa mémoire engour-




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die. L’armure ne brillait plus au soleil, mais elle était suspendue mate et sombre contre le mur, et c’est là qu’elle avait pris le poignard. Oui, maintenant, tout lui revenait à l’esprit, tout ! et aussi son criminel projet ! Mais où est-il ce poignard ? Elle le cherche sur elle : il n’y est plus. Tout cela aurait-il été une illusion de son esprit. Serait-il tombé dans sa course ? Elle entend des pas dans l’escalier et se dirige préci¬ pitamment vers sa chambre, où, agenouillée près du lit, et cachant son visage pour fuir le jour qui lui fait horreur, elle essaye de se rappeler chaque sensation, chaque incident de la journée.

Tout lui revient ; tout ce qu’Anthony a fait et tout ’ ce qu’elle a ressenti pendant ce dernier mois, et depuis cette soirée de juin où il lui parla dans la galerie pour la dernière fois. Elle se rappelle les orages de sa passion, sa jalousie et sa haine pour miss Assher, ses pensées de vengeance. Oh ! qu’elle a été coupable ! C’est elle qui a péché ! c’est elle qui l’a entraîné à faire et à dire des choses qui l’ont mise dans une si grande colère. Elle est trop coupable pour qu’on puisse jamais lui pardonner. Elle voudrait confesser sa faute pour qu’on la punisse, s’humilier dans la poussière devant chacun, devant miss Assher elle-même. Sir Christopher la renverrait, ne voudrait plus la voir, s’il savait tout ; et elle serait plus heu¬ reuse d’être châtiée que d’être traitée avec tendresse, tandis qu’elle cache ce coupable secret dans son cœur. Mais, tout avouer à sir Christopher, cela ajou¬ terait encore à son affliction. Non, elle ne veut pas avouer : il faudrait faire connaître la conduite d’An- thony. Elle ne peut rester au manoir ; elle doit partir, elle ne pourrait supporter les regards de sir Chris-




260 SCÈNES DE LA VIE Dü CLERGÉ

topher, elle ne pourrait supporter la vue de toutes les choses qui lui rappellent Anthony et sa faute à elle. Peut-être mourra-t-elle bientôt ; elle se sent si faible ! Elle voudrait partir et passer humblement les jours qui lui restent à vivre, en priant Dieu de lui pardonner et de la rappeler bientôt auprès de lui.

La pauvre enfant ne pense pas au suicide. L’orage de la colère aussitôt passé, son caractère tendre et timide reprend le dessus, ne lui laissant que le pou¬ voir d’aimer et de s’affliger. Son inexpérience l’em¬ pêche de prévoir les conséquences qu’aurait sa fuite du manoir, les alarmes qu’elle causerait. « On pen¬ sera que je suis morte, se dit-elle, on m’oubliera, et Maynard en aimera une autre et sera heureux. »

Elle fut interrompue dans sa rêverie par un coup frappé à sa porte. Mme Bellamy venait, sur la de¬ mande de M. Gilfil, voir comment se trouvait miss Sarti, et lui apporter un peu de nourriture.

« Vous avez pauvre mine, ma chère, dit la vieille femme de charge, et vous tremblez de froid. Mettez- vous au lit, voyons ; Martha viendra allumer votre feu. Tenez, voici du bon arrow-root avec un peu de vin et des biscuits. Cela vous réchauffera. Il faut que je redescende bien vite. J’ai tant de choses à, faire : miss Assher a des attaques de nerfs, sa femme de chambre est malade au lit, et on demande Mme Sharp à, chaque minute. Je ferai monter Martha ; préparez- vous à vous mettre au lit ; voyons, soyez bonne fille et soignez-vous.

— Je vous remercie, chère petite mère, dit Tina en embrassant la joue ridée de la vieille femme ; je mangerai l’arrow-root ; ne vous inquiétez plus de





LE ROMAN DE M. GILFIL


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moi ce soir. Je m’en tirerai très bien quand Martha aura allumé le feu. Dites à M. Gilfil que je suis mieux. Je me coucherai bientôt ; mais ne remontez pas : vous pourriez me réveiller.

— Bien, bien, soignez-vous ; soyez bonne fille et que Dieu vous envoie un bon sommeil. »

Caterina mangea l’arrow-root, pendant que Martha allumait le feu. Elle voulait prendre des forces pour son voyage ; elle garda les biscuits, pour les mettre dans sa poche. Son esprit était maintenant tendu sur son départ du manoir, et elle pensait à, tous les moyens que son peu d’expérience pouvait lui sug¬ gérer.

11 fait nuit, maintenant ; il faut attendre l’aurore, car elle est trop timide pour partir dans l’obscurité ; mais elle s’échappera avant que personne soit levé dans la maison.

Elle prépara son manteau, son chapeau, son voile ; puis elle alluma une bougie, ouvrit sa commode et y prit le portrait brisé. Elle l’enveloppa de nouveau dans deux petits billets d’Anthony écrits au crayon, et les mit dans son sein. Il y avait aussi la petite boîte de porcelaine, le présent de Dorcas, les bou¬ cles d’oreilles en perles et une bourse en soie, conte¬ nant quinze pièces de sept shillings, présents de sir Christopher, à. chacun de ses jours de naissance depuis qu’elle était au manoir. Devait-elle emporter les boucles d’oreilles et les pièces de sept shillings ? Elle ne pouvait supporter l’idée de s’en séparer ; il lui semblait qu’ils renfermaient un peu de l’amitié de sir Christopher : elle aimerait qu’ils fussent en¬ terrés avec elle. Elle mit les pendants à ses oreilles et dans sa poche la bourse avec la boîte de Dorcas.




262 SCÈNES DE LA VIE DU CLERGÉ

Elle avait là une autre bourse ; elle la prit pour en compter l’argent, car elle ne voulait jamais dépenser les pièces de sept shillings. Elle avait une guinée et huit shillings, cela suffisait.

Après cela elle s’assit pour attendre le matin, crai¬ gnant de dormir trop longtemps en se mettant au lit. Si elle pouvait voir Anthony encore une fois et baiser son front glacé ! Mais c’était impossible. Elle ne le méritait pas. Il fallait s’éloigner sans adieu, de lui, de sir Christopher, de lady Cheverel, de May- nard et de tous ceux qui avaient été bons pour elle et qui la croyaient bonne, tandis qu’elle était si coupable !




CHAPITRE XVII


La première pensée de Mme Sharp, le jour sui¬ vant, fut de se rendre auprès de Cateriqa, qu’elle n’avait pu voir la veille et qu’elle ne voulait pas aban¬ donner complètement aux soins de Mme Bellamy. A huit heures et demie elle monta chez Tina, dans l’intention bienveillante de lui imposer le repos. Mais, en ouvrant la porte, elle s’aperçut que le lit n’avait pas été défait. Que signifiait cela ? Tina était-elle restée debout toute la nuit et était-elle sortie pour se promener ? La tête de la pauvre fille pouvait avoir reçu quelque atteinte de l’événement de la veille ; trouver le capitaine Wybrow de cette façon ! elle en avait peut-être perdu l’esprit. Mme Sharp regarda avec inquiétude dans l’armoire où Tina mettait son chapeau et son manteau : ils n’y étaient plus ; ainsi elle n’était pas sortie sans être convenablement vêtue. Néanmoins la bonne femme se sentit très alarmée et se hâta d’aller trouver M. Gilfil dans son cabinet d’étude.

« Monsieur Gilfil, lui dit-elle dès qu’elle eut fermé la porte derrière elle, j’ai dans l’esprit de terribles craintes au sujet de miss Sarti.




264 SCÈNES DE LA VIE DÜ CLERGÉ

— Qu’y a-t-il ? dit le pauvre Maynard, craignant que Caterina n’eût dit quelque chose au sujet du poignard.

— Elle n’est pas dans sa chambre ; elle ne s’est pas couchée cette nuit, et son chapeau et son manteau ne sont pas dans son armoire. »

Pendant un instant M. Gilfil fut incapable de parler. Il pensa que le pire des malheurs était arrivé, que Caterina s’était tuée. Cet homme robuste parut si désespéré que Mme Sharp se repentit d’avoir parlé avec si peu de ménagements.

c< Oh ! monsieur, que je regrette de vous avoir donné une telle secousse ; mais je ne savais à qui m’adresser.

  • — Non, non, vous avez très bien fait. »

Il trouva quelque force dans son désespoir même. Tout était fini, et il n’avait plus maintenant qu’à souffrir et à se laisser souffrir. Il continua d’une voix plus ferme :

« Gardez-vous bien de souffler mot de cela à per¬ sonne. Nous ne devons pas alarmer sir Christopher et lady Cheverel. Il se peut que miss Sarti se promène dans le jardin. Elle a été agitée par ce qu’elle a vu hier ; peut-être son agitation l’aura-t-elle empêchée de se coucher. Allez, sans faire semblant de rien, vous assurer si elle est dans la maison. Moi, j’irai à sa recherche dans le parc. »

Il descendit et, pour éviter de donner aucune alarme, il alla droit aux Mousses, chercher M. Bates, qu’il rencontra revenant de déjeuner. Il confia au jar¬ dinier ses craintes au sujet de Caterina, leur donnant pour cause l’émotion que la jeune fille avait dû éprouver la veille et qui pouvait avoir dérangé son



LË ROMAN DE M. GILFIL


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esprit, et il le pria d’envoyer des hommes dans les jardins, dans le parc et dans les pavillons, et, si on ne la trouvait pas, de ne point perdre de temps pour visiter les pièces d’eau.

« Dieu nous garde d’une telle chose, Bates ; mais nous serons plus tranquilles quand nous aurons fait ces recherches.

— Fiez-vous à moi, fiez-vous à moi, monsieur Gilfil. Je préférerais travailler comme journalier pour tout le reste de ma vie, plutôt que voir un pareil malheur. »

Le bon jardinier courut aux écuries, afin d’envoyer les grooms à cheval dans toutes les directions.

La seconde pensée de M. Gilfil fut de chercher dans le Haut Bois ; il se pouvait qu’elle fût revenue à la place où était mort le capitaine Wybrow. Il parcourut à la hâte chaque monticule, tourna chaque tronc d’arbre et suivit chaque détour des sentiers. Il avait peu d’espoir de la trouver là ; mais il éloignait ainsi l’idée que le corps de Caterina dût se trouver dans l’un des étangs. Quand il eut cherché en vain dans le Haut Bois, il marcha rapidement le long du petit ruisseau qui limitait un des côtés des terres. Le cou¬ rant était presque partout caché par les arbres, et il y avait un point où il était plus large et plus profond qu’ailleurs : elle serait peut-être venue là plutôt qu’à l’étang. Il suivait à la hâte le cours du ruisseau, qu’il regardait attentivement, son imagination lui faisant constamment entrevoir ce qu’il redoutait.

Yoilà quelque chose de blanc derrière cette bran¬ che qui surplombe. Ses genoux tremblent sous lui. Il lui semble voir un visage chéri déjà dans la pâleur de la mort. Oh ! Dieu, donne de la force à ta créa¬ ture, à qui tu infliges une telle agonie ! Il approche




266 SCÈNES DE LA VIE DU CLERGÉ

et l’objet remue. C’est un oiseau qui étend ses ailes et s’envole en criant. A peine s’il en éprouve un sou¬ lagement : la conviction qu’elle est morte ne Top- presse pas moins lourdement.

Lorsqu’il atteignit le grand étang devant le manoir, il vit M. Bates, avec quelques hommes qui se pré¬ paraient déjà à la terrible recherche ; car le jardi¬ nier, dans son inquiétude agitée, avait été incapable de renvoyer cela jusqu’à ce qu’on eût reconnu l’inu¬ tilité des autres moyens. L’étang ne brillait plus maintenant sous les rayons du soleil ; il paraissait noir et lugubre sous un ciel sombre, comme si ses froides profondeurs renfermaient sans retour les espérances et les joies de Maynard Gilfil.

Une foule de sombres pressentiments remplissaient son esprit. Les volets des fenêtres du manoir étaient tous fermés, et il n’était pas probable que sir Chris¬ topher remarquât ce qui se passait au dehors ; mais M. Gilfil sentit qu’on ne pouvait lui cacher longtemps la disparition de Caterina.

L’enquête judiciaire aurait bientôt lieu ; on la demanderait, et alors le baronnet apprendrait la vérité.




CHAPITRE XVIII


A. midi toutes les recherches avaient été vaines, et, comme on attendait à chaque instant l’officier judiciaire, M. Gilfil ne put différer plus longtemps de révéler cette nouvelle calamité à sir Christopher, qui autrement aurait pu l’apprendre d’une manière trop subite.

Le baronnet était assis dans son cabinet de toilette, dont les sombres rideaux étaient tirés de manière à ne laisser entrer que peu de lumière. C’était la pre¬ mière entrevue que M. Gilfil avait avec lui ce matin- là, et il fut frappé de voir combien un seul jour et une seule nuit de douleur avaient vieilli le beau gentilhomme. Les lignes de son front et le tour de sa bouche s’étaient creusés ; son teint était plombé ; il y avait un renflement sous ses yeux, et ceux-ci, dans lesquels brillait habituellement un regard si vif, avaient cette expression vague indiquant que la vue se perd dans le souvenir.

Il tendit la main à Maynard, qui la pressa et s’assit près de lui en silence. Le cœur de sir Christopher fut attendri par cette sympathie muette ; des larmes cou¬ lèrent le long de ses joues.




268 SCÈNES DE LA VIE DU CLERGÉ

Maynard sentait sa langue paralysée, il ne pouvait parler le premier ; il attendit que sir Christopher dît quelque chose qui pût l’amener aux cruelles paroles qu’il avait à prononcer.

Enfin le baronnet reprit assez d’empire sur lui- même : « Je suis très faible, Maynard, dit-il ; que Dieu m’aide ! Je ne croyais pas pouvoir être abattu à ce point ; j’avais fondé tant d’espérances sur ce jeune homme. Peut-être ai-je eu tort de ne point pardonner à ma sœur. Elle a déjà perdu un de ses fils, il y a peu de temps. J’ai été trop fier et trop obstiné.

— Ce n’est que par la souffrance que nous pouvons apprendre la patience et la résignation, dit Maynard, et Dieu voit que nous avons besoin de souffrance, car elle tombe de plus en plus sur nous. Nous avons encore un nouveau malheur.

— Tina ? dit sir Christopher levant les yeux avec inquiétude. Tina, est-elle malade ?

— Je suis dans une terrible incertitude à son égard. Elle a été très agitée hier, et, avec sa santé délicate, je crains les résultats de cette agitation.

— Est-ce qu’elle délire, la pauvre enfant ?

— Dieu seul le sait, car nous ignorons où elle est. Nous ne pouvons la trouver. Quand Mme Sharp, ce matin, est montée, la chambre de la pauvre petite était vide ; elle ne s’était pas couchée. Son chapeau et son manteau n’étaient plus là. J’ai donné l’ordre .de faire partout des recherches, dans la maison et le jardin, dans le parc et dans l’eau. Personne ne l’a vue depuis que Martha l’a quittée hier à six heures du soir. »

Tandis que M. Gilfil parlait, les yeux de sir Chris-




LE ROMAN DE M. GILFIL


topher, qui s’étaient tournés de son côté avec atten¬ tion, reprirent un peu de leur ancienne vivacité, et une soudaine émotion pénible, provoquée par une nouvelle pensée, traversa rapidement son visage comme l’ombre d’un nuage se reflétant sur les va¬ gues. Il mit sa main sur le bras de Gilfil et lui dit en baissant les yeux :

« Maynard, est-ce que la pauvre enfant aimait Anthony ?

— Elle l’aimait. »

Maynard hésita après ces mots, luttant entre sa répugnance à infliger une nouvelle blessure à sir Christopher, et son désir d’empêcher que sa Cate- rina fût mal jugée. Les regards de sir Christopher étaient encore fixés sur lui dans une interrogation solennelle, et les siens s’abaissèrent tandis qu’il essayait de trouver la manière la moins cruelle de lui annoncer la vérité.

« Vous ne devez point avoir de mauvaises pensées à l’égard de Tina, dit-il enfin. A cause d’elle je dois dire des paroles qui sans cela ne seraient jamais sorties de ma bouche. Le capitaine Wybrow a gagné son affection par des prévenances que dans sa posi¬ tion il ne devait point avoir. Avant que l’on parlât de son mariage, il s’était conduit avec elle comme un amoureux. »

Sir Christopher lâcha le bras de Maynard et dé¬ tourna les yeux. Il garda le silence quelques ins¬ tants, essayant de se dominer, afin de pouvoir parler avec calme.

« Il faut que je voie Henriette, dit-il enfin avec quelque chose de son ancienne décision. Elle doit tout savoir ; mais nous le cacherons à tout le monde




270 SCÈNES DE LA VIE DU CLERGÉ

aussi longtemps que possible. Mon cher garçon, con- tinua-t-il d’un ton plus doux, le fardeau le plus lourd est tombé sur vous. Mais il se peut encore que nous la retrouvions, ne désespérons pas. Pauvre petite ! Que Dieu m’aide ! Je croyais tout voir ; et pendant ce temps j’étais entièrement aveugle. »




CHAPITRE XIX


La triste et longue semaine se termina enfin. L’en¬ quête judiciaire avait établi la mort subite. Le doc¬ teur Hart, qui connaissait l’état antérieur de la santé du capitaine Wybrow, avait émis l’opinion que la mort était depuis longtemps imminente en raison de cette maladie de cœur chronique, et qu’elle avait été amenée par quelque émotion inattendue. Miss Assher fut la seule personne qui connût le motif pour lequel le capitaine Wybrow s’était rendu dans le Haut Bois, mais elle n’avait pas nommé Caterina. M. Gilfil et sir Christopher en savaient assez pour conjecturer que l’émotion violente à laquelle le capitaine avait succombé était due au rendez-vous assigné à la jeune fille.

Toutes les recherches au sujet de celle-ci avaient été sans résultat, et elles l’étaient d’autant plus qu’on partait de l’idée qu’elle s’était détruite. Per¬ sonne ne remarqua l’absence“ des bagatelles qu’elle avait prises dans sa commode ; personne ne con¬ naissait le portrait, ni ne savait qu’elle conservât ses pièces de sept shillings, et l’on n’avait jamais remarqué qu’elle portât ou non des boucles d’oreilles en perles. Elle avait quitté la maison, pensait-on,




272 SCÈNES DE LA VIE DU CLERGÉ

sans rien prendre avec elle ; il était impossible qu’elle pût être allée loin, et elle avait dû se trouver dans un état d’excitation mentale qui ne rendait le sui¬ cide que trop probable. Les mêmes endroits, à trois ou quatre milles à la ronde du manoir, furent visités et revisités ; chaque mare, chaque fossé du voisi¬ nage furent examinés.

Maynard pensait quelquefois qu’elle avait pu trouver la mort sans la chercher, par suite du froid et de l’épuisement ; et il ne se passa pas de jour sans qu’il parcourût les bois des environs, interro¬ geant les monceaux de feuilles sèches, comme s’il était possible que ce corps chéri pût y être caché ! Puis il lui vint une autre pensée terrible, et il par¬ courait de nouveau toutes les chambres inhabitées de la maison, pour s’assurer encore quelle n’était point cachée derrière quelque meuble, quelque porte ou quelque rideau, et qu’il ne courait point le risque de l’y trouver, la folie dans les yeux, le regardant fixement et ne le voyant point.

Mais, enfin, ces cinq longues nuits, ces cinq lon¬ gues journées étaient passées, les funérailles venaient de s’accomplir, et les voitures rentraient en traver¬ sant le parc. Lorsqu’elles étaient parties, il pleuvait très fort ; maintenant, les nuages se dissipaient, et un rayon de soleil brillait à travers les branches mouillées. Ce rayon de soleil tomba sur un homme à cheval, qui avançait lentement, et que M. Gilfil reconnut pour Daniel Knott, le cocher qui, dix ans auparavant, avait épousé la fraîche Dorcas.

Chaque nouvel incident suggérait à M. Gilfil la même pensée ; et son regard ne tomba pas plus tôt sur Knott qu’il se dit : « Vient-il nous dire quelque




LE ROMAN DE M. GILFIL


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chose de Caterina ? » Puis il se.rappela combien Caterina avait aimé Dorcas ; elle avait toujours quelque présent à lui faire lorsque Knott venait au manoir. Tina serait-elle allée chez Dorcas ? Mais son cœur défaillit de nouveau à la pensée que Knott venait parce qu’il avait appris la mort du capitaine Wybrow et qu’il désirait savoir comment son ancien maître avait supporté ce coup.

Dès que le cavalier atteignit la maison, Maynard monta à son cabinet d’étude et s’y promena avec agitation, désireux mais effrayé de descendre pour parler à Knott, dans la crainte que sa faible espé¬ rance ne fût dissipée. Quiconque eût regardé ce visage, ordinairement si plein d’une calme bienveil¬ lance, aurait vu que la souffrance de la semaine écoulée y avait laissé de profondes traces. Pendant le jour il avait constamment erré, à pied ou à cheval, soit pour chercher lui-même, soit pour diriger les recherches des autres. La nuit il n’avait pas connu le sommeil, sinon par des assoupisse¬ ments intermittents, pendant lesquels il lui semblait trouver Caterina morte. Il se réveillait alors en sursaut et passait de cette angoisse factice à l’an- : goisse réelle, en pensant qu’il ne la reverrait jamais. Ses yeux gris clair paraissaient éteints et inquiets, ses lèvres, épaisses naguère, étaient singulièrement serrées, et son front, jusqu’à ce jour lisse et ouvert, était contracté par la douleur. Il n’avait pas seule¬ ment perdu l’objet d’une passion de quelques mois ; mais l’être qu’il avait enveloppé de touPson pou¬ voir d’aimer. Pendant des années Caterina avait été nécessaire à sa vie comme l’air et la lumière ; et, maintenant qu’elle était partie, il lui semblait que

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ili SCÈNES DE LA VlÉ DU CLEfcGÉ

tout plaisir avait perdu sa raison d’être ; le ciel et la terre pouvaient bien exister, mais le charme et le plaisir en étaient bannis pour toujours.

Tandis qu’il se promenait de long en large, il entendit des pas dans le corridor et un coup frappé à sa porte. Sa voix trembla en disant : « Entrez », mais il éprouva une sensation de douleur quand il vit Warren entrer avec Daniel Knott.

« Knott est venu, monsieur, apporter des nou¬ velles de miss Sarti. J’ai pensé que le mieux était de vous l’amener d’abord. »

M. Gilfil s’avança vers le vieux cocher et lui serra la main ; mais il fut incapable de parler et se borna à lui faire signe de s’asseoir, tandis que Warreil quittait là chambre. Il était tout à, l’examen de la figure ronde de Daniel, et attendait avec avidité ce qu’il avait à lui dire.

« C’est Dorcas, monsieur, qui m’a dit de venir ; nous ne savons rien de ce qui est arrivé au manoir. Son esprit est tourmenté de crainte au sujet de miss Sarti, et elle m’a fait seller Blaekbird ce matin, et quitter le labourage, pour en venir informer sir Christopher. Peut-être avez-vous appris, monsieur, que nous ne tenons plus les Clefs en croix à Slop- peter à présent ; un oncle à moi est mort il y a trois ans et m’a laissé un héritage ; il était intendant du chevalier Ramble, qui avait en main ces grandes fermes ; et nous avons pris une petite ferme de qua¬ rante acres ou à peu près, parce que Dorcas ne s’est plus souciée de tenir le cabaret quand elle a été entourée d’enfants. Le plus joli endroit que vous ayez jamais vu, monsieur, avec de l’eau derrière la maison, pour le bétail.




LE ROMAN DE M. GILFIL


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— Pour l’amour de Dieu, dit Maynard, apprenez- moi ce qui concerne miss Sarti. Ne vous arrêtez pas à me dire rien d’autre maintenant.

— Oui, monsieur, dit Knott, presque effrayé de la véhémence du ministre ; elle est arrivée à la maison dans le char du voiturier, mercredi, vers neuf heures du soir ; Dorcas est accourue dehors, car elle avait entendu le char s’arrêter, et miss Sarti a jeté les bras autour du cou de Dorcas en lui disant : « Recevez-moi, laissez-moi entrer ». Et elle est presque tombée évanouie. Alors Dorcas m’a ap¬ pelé, je suis sorti bien vite et j’ai porté la jeune demoiselle dans la maison, et elle est revenue à elle bientôt après ; elle a ouvert les yeüx, et Dorcas lui a fait boire une cuillerée de rhum et d’eau ; nous avons du fameux rhum, que nous avons rapporté des Clefs en croix, et Dorcas n’en veut laisser boire à personne. Elle dit qu’elle le garde pour les cas de maladie ; mais, quant à moi, je pense que c’est dom¬ mage de boire du bon rhum, quand votre bouche ne sent aucun goût : vous pouvez aussi bien alors prendre les drogues du docteur. Cependant Dorcas l’a mise au lit ; elle est restée couchée depuis, comme privée de sentiment, elle ne parle pas et ne prend qu’un peu de potage, quand Dorcas l’en prie. Nous commençons à avoir peur et nous ne pouvons nous imaginer ce qui lui a fait quitter le manoir. Dorcas craint qu’il ne soit arrivé quelque malheur. Aussi, ce matin, n’y pouvant plus tenir, elle m’a tourmenté jusqu’à ce que je sois venu pour voir ; et comme ça j’ai fait vingt milles sur Blackbird, qui croyait pen¬ dant tout ce temps labourer et qui se retournait raide tous les trente pas, comme s’il était au bout




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d’un sillon. J’ai eu un rude temps à passer avec lui, je vous le dis, monsieur !

— Dieu vous bénisse d’être venu, Knott ! dit M. Gilfil en serrant de nouveau la main du vieux cocher. A présent, descendez prendre quelque chose et vous reposer. Vous resterez ici cette nuit ; bientôt j’irai vous demander quel est le plus court chemin pour aller chez vous. Je vais me préparer à partir tout de suite à cheval, dès que j’aurai parlé à sir Christopher. »

Une heure plus tard, M. Gilfil galopait sur une vigoureuse jument vers le petit village boueux de Callam, cinq milles plus loin que Sloppeter. Il re¬ trouva encore un peu de gaieté dans le soleil de l’après-midi, un peu de plaisir à voir fuir à ses côtés les’arbres des haies, et à se sentir « bien.en selle », tandis que sa noire Kitty bondissait sous lui et que l’air sifflait coupé par sa marche rapide. Caterina n’était pas morte ; il l’avait retrouvée ; il saurait par son amour et sa tendresse la rappeler à la vie et au bonheur. Après cette semaine de désespoir, la réac¬ tion était si violente que ses espérances se reportè¬ rent au point le plus élevé qu’elles eussent jamais atteint. Caterina en viendrait à l’accepter ; elle serait à lui. Ils avaient passé par toute cette voie sombre et désespérée afin qu’elle pût connaître la puis¬ sance de son amour. Combien il le chérirait, son petit oiseau aux yeux brillants et au doux gosier que faisaient vibrer l’amour et la musique ! Il se réfu¬ gierait en lui, et la pauvre petite poitrine qui avait été si meurtrie serait à jamais en sûreté. Il y a toujours dans l’amour d’un homme brave et fidèle un fond de tendresse maternelle ; il reflète ces rayons




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de tendresse protectrice qui l’ont pénétré lorsqu’il reposait sur les genoux de sa mère.

Au crépuscule il entra dans le village de Callam, et, ayant demandé le chemin de la maison de Da¬ niel Knott à un laboureur qui retournait chez lui, il apprit qu’elle était près de l’églite, qui laissait voir son lourd clocher tapissé de lierre sur une légère élé¬ vation. Cette indication rendait plus facile le moyen de reconnaître la charmante habitation décrite par Daniel, « le plus joli endroit que vous ayez jamais vu ».

M. Gilfîl n’eut pas plus tôt atteint la porte d’entrée de la cour du bétail, qu’il fut aperçu par un garçon de neuf ans aux cheveux de lin, prématurément revêtu de la « toge virile », soit blouse, qui courut à sa rencontre pour le faire entrer. En un instant Dorcas fut à sa porte, le rose de ses joues ne paraissant que plus vif, en raison de trois autres paires de joues qui se groupaient autour d’elle et du gras bébé aux yeux étonnés qu’elle portait sur le bras et qui suçait avec un calme plaisir une longue croûte de pain.

« Est-ce M. Gilfîl, monsieur ? dit Dorcas en faisant une profonde révérence, tandis qu’il s’avançait à travers la paille humide, après avoir attaché son cheval.

— Oui, Dorcas ; j’ai trop grandi pour que vous me reconnaissiez. Comment est miss Sarti ?

— Tout à fait la même chose que Daniel vous l’a dit, monsieur ; car je suppose que vous venez du manoir, quoique vous soyez venu étonnamment vite.

— Oui, Daniel est arrivé au manoir à peu près à une heure, et j’en suis parti aussitôt que j’ai pu. Elle n’est pas plus mal, n’est-ce pas ?

— Point de changement, monsieur, ni mieux, ni




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plus mal. Voulez-vous entrer, monsieur, s’il vous plaît ? Elle est couchée, elle ne fait attention à rien, pas plus qu’un enfant de huit jours, et elle me regarde aussi vaguement que si elle ne me connaissait pas. Oh ! qu’est-ce que cela signifie, monsieur Gilfil ?Pour¬ quoi a-t-elle quitté* le manoir ? Comment sont milady et Son Honneur ?

— En grand chagrin, Dorcas. Le capitaine Wy- brow, le neveu de sir Christopher, est mort subite¬ ment. Miss Sarti l’a trouvé étendu mort, et je pense que ce choc a affecté son esprit.

— Quoi, vraiment ! ce beau jeune gentilhomme qui devait être l’héritier, à ce que m’avait dit Daniel. Je me rappelle l’avoir vu en visite au manoir quand il était petit garçon. Je crois bien que cela doit être un grand chagrin pour Son Honneur et pour milady. Mais cette pauvre miss Tina ! elle l’a trouvé étendu mort ? Vraiment, vraiment ! »

Dorcas avait introduit M. Gilfil dans la cuisine, pièce aussi agréable que peuvent l’être les meilleures cui¬ sines dans les fermes qui n’ont pas de parloir ; le feu s’y reflétait dans une brillante rangée d’assiettes et de plats d’étain ; les tables de sapin, frottées de sable, étaient si propres qu’elles invitaient à y poser la main, la boîte à sel dans un coin de la cheminée, et une chaise à trois pieds de l’autre côté, les murs élégamment tapissés de plaques de lard et le plafond orné de jambons suspendus.

« Asseyez-vous, monsieur, je vous prie, dit Dorcas en avançant la chaise à trois pieds ; et permettez-moi de vous offrir quelque chose après votre voyage. Viens, Becky, viens prendre le bébé. »

Becky, demoiselle aux bras rouges, sortit de la




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cuisine du fond et prit l’enfant, que ses senti¬ ments ou sa graisse laissèrent indifférent à cç transfert.

« Que désirez-vous prendre, monsieur ? que puisr je vous offrir ? Je puis dans un instant vous griller une tranche de lard, et j’ai du thé, ou peut-être vous préférerez de l’eau et du rhum. Je sais que nous n’avons rien de ce que vous avez l’habitude de manger et de boire ; mais, monsieur, ce que j’ai, je serai fière de vous l’offrir.

— Je vous remercie, Dorcas ; je ne puis rien prendre. Je n’ai ni faim ni soif. Causons de Tina» NVt-elle pas parlé du tout ?

— Jamais depuis ses premières paroles ; « Chère « Dorcas, a-t-elle dit, recevez-moichez vous ». Ensuite elle s’est évanouie et n’a pas dit un seul mot depuis. J’obtiens d’elle qu’elle mange un peu ; mais elle ne s’occupe de rien. J’ai pris avec moi Bessie de temps en temps, — ici Dorcas souleva sur ses genoux une petite fille de trois ans, aux cheveux bouclés, qui roulait un coin du tablier de sa mère et regardait le monsieur avec de grands yeux ronds, — les gens font quelque attention aux enfants lorsqu’ils ne pren¬ nent garde à rien autre. Et nous avons cueilli au jardin des crocus d’automne, et Bessie les tenait dans sa main et les a posés sur le lit. Je savais combien miss Tina aimait les fleurs quand elle était petite. Mais elle a regardé Bessie et les fleurs tout comme si elle ne les voyait pas. Ça fend le cœur de voir ses yeux. Je crois qu’ils se sont encore agrandis ; ils res¬ semblent à ceux de mon pauvre bébé, quand il était devenu si maigre, avant de mourir. Et ses petites mains, si vou pouviez seulement les voir. Mais j’ai




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grand espoir, monsieur, que votre présence lui remettra l’esprit. »

Maynard avait aussi cette espérance, mais il sen¬ tait le brouillard de la crainte s’épaissir autour de lui, après le peu d’heures de chaude lumière et de joyeuse confiance qu’il avait passées depuis le mo¬ ment où il avait d’abord appris que Caterina était vivante. Il se sentait envahi par la pensée que son intelligence et son corps ne pourraient peut-être pas se remettre de la secousse qu’ils avaient éprouvée, que le fil délicat de sa vie était peut-être au bout.

« Allez, Dorcas, allez voir comment elle est, mais ne lui dites point que je suis ici. Peut-être vaudrait-il mieux que j’attendisse demain pour la voir, et cepen¬ dant ce serait bien dur de passer encore une nuit ainsi. »

Dorcas remit par terre la petite Bessie et sortit. Les trois autres enfants, y compris le jeune Daniel en blouse, se tenaient debout devant M. Gilfil et l’exa¬ minaient avec encore plus de timidité, maintenant que leur mère n’était plus là. Il attira à lui la petite Bessie et la prit sur ses genoux. Elle secoua ses boucles blondes de dessus ses yeux, qu’elle leva sur lui, en disant :

« Vous venez pour voir la dame ? Vous la ferez parler ? Que lui ferez-vous ? Vous l’embrasserez ?

— Aimez-vous qu’on vous embrasse, Bessie ?

— Non, dit Bessie en baissant immédiatement sa tête très bas, pour échapper au baiser.

— Nous avons deux petits chiens, dit le jeune Daniel, enhardi en voyant l’aménité du monsieur. Il y en a un qui a des taches blanches. Voulez-vous les voir ?




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— Oui, montrez-les-moi. »

Daniel sortit en courant et revint bientôt avec deux petits chiens encore aveugles, suivis par leur mère inquiète, et une scène animée commençait quand Dorcas revint.

« Il y a peu de changement ! Je crois que vous n’avez pas besoin d’attendre, monsieur. Elle est très tranquille, comme elle l’est toujours. J’ai allumé deux chandelles dans la chambre, pour qu’elle puisse bien vous voir : Vous voudrez bien excuser la chambre, monsieur. »

M. Gilfil fit un signe d’assentiment silencieux et se leva pour la suivre à l’étage supérieur. Ils entrèrent par la première porte, leurs pas faisant peu de bruit sur le sol de plâtre. Les rideaux, de toile à carreaux rouges, étaient tirés à la tête du lit, et Dorcas avait posé sa chandelle de ce côté-là de la chambre, pour que la lumière ne tombât pas d’une manière fati¬ gante sur les yeux de Caterina. Quand elle eut ouvert la porte, Dorcas dit à voix basse : « Je ferai mieux de vous laisser, monsieur, je pense ».

M. Gilfil lui fit signe que oui et s’avança près du lit. Caterina était couchée, les yeux tournés contre le mur et ne paraissait pas s’être aperçue que quel¬ qu’un fût entré. Ses yeux, comme Dorcas l’avait dit, paraissaient plus grands que jamais, peut-être parce que son visage était plus pâle et amaigri, et que ses cheveux étaient rassemblés en arrière sous un bonnet de Dorcas. Les petites mains, posées négligemment sur les draps, étaient plus maigres que jamais. Elle avait l’air plus jeune qu’elle ne l’était réellement, et quiconque eût vu pour la première fois ces mains effilées et ce petit visage aurait pensé qu’ils appar-




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tenaient à une fillette de douze ans éprouvée par une vive douleur.

Quand M. Gilfil s’avança et s’arrêta en face d’elle, la lumière tomba largement sur son visage. Une légère expression de surprise parut dans les yeux de Caterina ; elle le regarda avec attention pendant quelques instants, puis leva sa main, comme pour lui faire signe de se baisser vers elle, et murmura : « Maynard ».

Il s’assit sur le lit et se pencha vers elle : « May¬ nard, murmura-t-elle de nouveau, avez-vous vu le poignard ? »

Il suivit, pour lui répondre, sa première impul¬ sion, qui se trouva la bonne :

« Oui, fit-il, je l’ai trouvé dans votre robe et je l’ai remis dans l’armoire. »

Il prit sa main dans les siennes et la pressa dou¬ cement, en attendant ce qu’elle dirait ensuite. Son cœur était si gonflé d’actions de grâces de ce qu’elle l’avait reconnu, qu’il put à peine contenir un san¬ glot. Bientôt les yeux de Caterina devinrent plus doux et leur regard moins fixe. Les larmes s’y amassaient lentement, et quelques grosses perles brûlantes roulèrent sur ses joues. Les écluses étaient ouvertes, le cœur se soulageait par un torrent de larmes ; puis vinrent de violents sanglots ; et pen¬ dant près d’une heure elle resta sans parler, tandis que le lourd poids glacé qui empêchait sa douleur de s’exhaler se fondait ainsi peu à peu. Que ces pleurs étaient précieux pour Maynard, qui, pendant tant de jours, avait frissonné à l’image constamment présente de Tina, avec le regard dur et sec de la folie !




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Peu à peu les sanglots s’arrêtèrent ; elle commença à respirer doucement, calme et les yeux fermés. Maynard resta afcsis, sans s’inquiéter de la fuite des heures ni de la vieille pendule qui faisait entendre son fort tic-tçic. Mais, vers les dix heures, Dorcas, impatiente de connaître le résultat de la visite, entra sur la pointe du pied. Sans bouger, il lui dit à l’oreille de lui fournir d’autres lumières, de voir à ce que le valet d’écurie prît soin de sa jument et d’aller se coucher, qu’un grand changement s’était opéré en Caterina, et qu’il veillerait sur elle.

Bientôt les lèvres de la malade remuèrent : « May¬ nard », murmura-t-elle de nouveau. Il se pencha vers elle et elle continua :

« Vous savez comme j’ai été méchante alors ? Vous savez ce que je voulais faire du poignard ?

— Est-ce que vous vouliez vous tuer, Tina ? »

Elle secoua la tête, puis garda quelque temps le silence. Enfin, le regardant solennellement, elle mur¬ mura : « Le tuer ».

« Tina, ma bien-aimée, vous ne l’auriez jamais fait. Dieu voit votre cœur ; il sait que vous êtes inca¬ pable de faire du mal à qui que ce soit. 11 veille sur ses enfants et ne les laisse pas accomplir des choses qu’ils regretteraient cruellement. Cela n’a été que la fugitive colère d’un instant, et il vous pardonne. »

Elle retomba dans le silence jusqu’à près de mi¬ nuit. Son esprit affaibli semblait cheminer difficile¬ ment pour suivre les détours de sa vie passée ; et, quand elle recommença à parler à voix basse, ce fut pour répondre aux paroles de Maynard.

« Mais j’avais eu de si mauvaises pensées pendant longtemps. J’étais si en colère ; je haïssais aussi




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miss Assher, et je ne m’inquiétais pas de ce qui pou¬ vait arriver à qui que ce fût, parce que j’étais trop malheureuse moi-même. J’étais remplie de mau¬ vaises passions. Personne n’a été si méchante que moi.

— Si, Tina, beaucoup de gens sont tout aussi méchants et plus méchants. J’ai souvent de très mauvaises pensées, et suis tenté de faire des choses blâmables ; mais j’ai plus de force que vous, et je puis mieux cacher mes sentiments et leur résister. •Ils ne me dominent pas. Vous avez vu les petits oiseaux, quand ils sont très jeunes et commencent seulement à voler : comme leurs plumes sont héris¬ sées quand ils sont effrayés ou en colère ; ils n’ont aucun pouvoir sur eux-mêmes, et la seule frayeur pourrait les faire tomber. Vous étiez comme un de ces petits oiseaux. La souffrance s’était tellement emparée de vous que vous ne saviez plus ce que vous faisiez. »

Il ne voulut point parler longtemps, craignant de la fatiguer par un trop grand nombre de pen¬ sées. Elle avait besoin de réfléchir longuement avant de pouvoir exprimer ses sentiments.

« Mais, puisque j’ai eu l’intention de le faire, dit- elle ensuite, c’est aussi mal que si je l’avais fait.

— Non, ma Tina, répondit Maynard lentement, mettant un léger intervalle entre chaque phrase ; nous pensons à faire de méchantes choses que nous ne ferions jamais. Nos pensées sont souvent pires que nous ne le sommes, de même qu’elles sont sou¬ vent meilleures. Et Dieu nous voit dans notre en¬ semble et non par pensées et actions séparées, comme nous voit notre prochain. Nous nous jugeons tou-




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jours mutuellement avec injustice, et nous pensons mieux ou plus mal les uns des autres que nous le méritons réellement, parce que nous n’entendons ou ne voyons que des paroles ou des actions isolées. Dieu sait que vous n’auriez pas pu commettre ce crime. »

Caterina secoua lentement la tête et garda le silence. Puis, un peu plus tard, elle dit :

« Je ne sais pas ; il me semblait le voir venir à ma rencontre, comme il l’aurait fait en réalité, et j’avais l’intention…, j’avais l’intention de le tuer.

— Mais, quand vous l’avez vu, dites-moi ce que vous avez fait, Tina.

— Je l’ai vu couché par terre et j’ai cru qu’il était malade. Je ne sais comment cela s’est fait alors, j’ai tout oublié. Je me suis agenouillée et je lui ai parlé, et il n’a pas fait attention à moi ; ses yeux étaient fixes, et j’ai commencé à penser qu’il était mort.

— Vous n’avez plus ressenti de colère depuis lors ?

— Oh non ! non ; c’est moi qui ai été plus cou¬ pable que personne ; c’est moi qui ai eu tort pendant tout ce temps.

— Non, ma Tina, la faute n’est pas toute de votre côté ; il a eu des torts ; il vous a provoquée, et les torts créent les torts. Quand les gens nous traitent mal, nous pouvons difficilement n’avoir pas de mau¬ vaises pensées à leur égard. Mais ce second tort est plus excusable. Je suis plus coupable que vous, Tina ; j’ai souvent eu de très mauvaises pensées contre le capitaine Wybrow, et, s’il m’avait provoqué, comme il l’a fait à votre égard, j’aurais peut-être commis quelque plus mauvaise action.




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— Oh non ! il n’avait pas si grand tort ; il ne savait pas combien il me faisait souffrir. Gomment aurait-il pu m’aimer comme je l’aimais ? Et comment aurait- il pu épouser une pauvre petite créature comme moi ? »

Maynard ne répondit pas, et il y eut un silence, jusqu’à ce que Tina dit : « Puis j’étais si fausse ! per¬ sonne ne savait combien j’étais coupable. Le padron- cello ne le savait, pas ; il m’appelait son bon petit singe ; s’il l’avait su…, oh ! comme il m’aurait trouvée coupable !

— Ma chère Tina, nous avons tous nos fautes cachées, et, si nous nous connaissions bien, nous ne jugerions pas les autres si sévèrement. Sir Chris¬ topher lui-même a senti, depuis que le malheur l’a frappé, qu’il a été trop sévère et trop obstiné. »

De cette manière, avec ces aveux entrecoupés et ces réponses consolantes, les heures passèrent de la sombre nuit jusqu’au froid crépuscule matinal, et de ce premier crépuscule jusqu’aux premières lignes dorées dë l’aurore. M. Gilfil sentit pendant ces lon¬ gues heures le lien qui unissait pour toujours son cœur à Caterina acquérir une nouvelle fraîcheur et plus de sainteté. Il en est ainsi des relations humaines qui reposent sur la sympathie de l’affection : chaque nouveau jour de joie ou de tristesse est un nouveau motif, une nouvelle consécration pour l’amour, qui se nourrit de souvenirs aussi bien que d’espérances — l’amour, pour lequel une répétition perpétuelle n’est pas une fatigue, mais un besoin, et pour lequel une joie non partagée est le commencement de la douleur.

Les coqs commencèrent à chanter, les portes à




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s’ouvrir ; il y eut un bruit de pas dans la cour, et M. Gilfil entendit Dorcas vaquer aux soins de la mai¬ son. Ces bruits semblaient affecter Caterina, car elle le regarda avec inquiétude et lui dit :

« Maynard, est-ce que vous partez ?

— Non, je resterai ici, à Callam, jusqu’à ce que vous soyez mieux portante et que vous puissiez partir aussi.

— Jamais pour retourner au manoir. Oh non ! je vivrai pauvrement et je gagnerai moi-même mon pain,

— Bien, chérie, vous ferez ce que vous préférez* Mais j’aimerais que vous pussiez dormir, à présent* Essayez de reposer tranquillement, et bientôt vous pourrez peut-être vous lever un peu. Dieu vous a conservé la vie malgré cette affliction : ce serait un péché que de ne pas essayer de profiter de ce don le mieux possible. Chère Tina, vous essayerez ; la petite Bessie vous a une fois apporté des crocus .* Vous n’avez pas fait attention à ce pauvre petit être ; mais vous y ferez attention quand elle reviendra* n’est-ce pas ?

— J’essayerai », murmura Tina humblement, puis elle ferma les yeux.

Lorsque le soleil fut au-dessus de l’horizon, dissi¬ pant les nuages et répandant une agréable chaleur* à travers la petite fenêtre plombée, Caterina dormait. Maynard réjouit le cœur de Dorcas par cette bonne nouvelle, et se rendit à l’auberge du village, recon¬ naissant envers la Providence de ce que Tina était redevenue elle-même. Évidemment son apparition à lui s’était mêlée aux souvenirs qui absorbaient son esprit, et avait amené le soulagement du fardéâu qui l’oppressait : cela pouvait être le commencê-




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ment d’un entier rétablissement. Mais ce corps était si affaibli, son âme si froissée, que la tendresse et les soins les plus attentifs seraient nécessaires. La première chose à faire était d’envoyer des nouvelles à sir Christopher et à lady Cheverel, puis d’appeler sa sœur, aux soins de laquelle il était décidé à re¬ mettre Caterina.

Le manoir même, si Tina eût désiré y retourner, aurait été, il le savait, le séjour le moins désirable pour elle en ce moment, chaque chambre, chaque meuble, chaque endroit devant lui rappeler une dou¬ leur récente. Si elle habitait pendant quelque temps chez sa douce et aimable sœur, qui avait une maison tranquille et un gentil petit garçon, Tina pourrait se rattacher à la vie et se remettre, du moins en partie, du choc qu’elle avait reçu. Quand il eut écrit ses lettres et fait un déjeuner sommaire, il fut bientôt en selle pour aller à Sloppeter mettre ses lettres à la poste et chercher un médecin à qui il pût confier la cause morale de l’abattement de Caterina.




CHAPITRE XX


Une semaine plus tard, Caterina fut invitée à se ipettre en route, dans une voiture confortable, sous les soins de M. Gilfil et de sa sœur, Mme Héron, dont les doux yeux bleus et les manières affables conso¬ laient la pauvre enfant meurtrie, d’autant plus que Tina avait pour cette dame des sentiments d’égalité fraternelle qu’elle n’avait point encore connus. Sous la bienveillance de la supériorité peu caressante de lady Cheverel, elle avait toujours conservé une cer¬ taine contrainte et une admiration respectueuse, et elle trouvait une douceur, jusque-là inconnue, auprès d’une jeune et aimable femme, semblable à une sœur aînée, se penchant sur elle d’un air caressant et lui parlant avec un doux accent d’amitié. Maynard était presque mécontent de se sentir heureux, tandis que l’esprit et le corps de Tina étaient encore si affaiblis ; mais le nouveau bonheur d’agir comme son ange gardien, d’être auprès d’elle à chaque heure du jour,, de tout préparer pour son bien-être, de chercher à découvrir un rayon dans ses yeux, était trop enva¬ hissant pour laisser grande place à la crainte ou au regret.

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Le troisième jour, la voiture s’arrêta à la porte de la cure de Foxholm, où le révérend Arthur Héron se présenta sur le seuil, pressé de féliciter sa Lucy de son retour, et tenant par la main un enfant de cinq ans, à large poitrine et aux cheveux d’un blond chaud, qui faisait claquer avec vigueur un petit fouet de chasse.

Nulle part on n’aurait vu lin gazon plus égal, des allées mieux tenues, ou un portail plus joliment fes¬ tonné de plantes grimpantes, qu’à la cure de Foxholm, abritée par les hêtres et les châtaigniers, située à mi- côte d’une jolie pelouse verte surmontée par l’église et dominant un village qui s’étendait au milieu de pâturages et de prairies entourées de haies sauvages et de grands arbres.

Le feu brillait au salon et dans la petite chambre à coucher rose qui devait être celle de Caterina* parce. qu’elle était opposée au cimetière de l’église et avait vue sur une maison de ferme, avec son petit groupe de meules en ruche, son tranquille troupeau de vaches et son bruit matinal et joyeux. Mme Héron, avec l’instinct d’une femme impressionnable, avait écrit à son mari de faire préparer cette chambre pour Caterina. D’heureuses poules tachetées, grattant le sol avec adresse pour en retirer quelques graines, font quelquefois plus pour un cœur malade qu’un bosquet rempli de rossignols ; il y a quelque chose d’irrésistiblement calmant dans la vivacité des pou¬ lets huppés, dans la vue des chiens de berger peu caressés et des patients chevaux de fermes buvant leur eau trouble avec plaisir^

Ce n’était pas sans raison que dans cette habi¬ tation, nid commode, sans rien d’imposant qqi rap-




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pelât le manoir de Cheverel, M. Gilfil espérait que Caterina pourrait peu à peu secouer la vision du passé et se remettre de sa langueur et de sa faiblesse. Il pensa ensuite à faire échange de fonctions avec le vicaire de M. Héron, afin d’être constamment près de Caterina et de surveiller ses progrès. Elle parais¬ sait aimer qu’il fût près d’elle, et attendait son retour avec une certaine impatience ; quoiqu’elle lui parlât rarement, elle était plus satisfaite quand il était assis près d’elle et qu’il serrait sa petite main d’une étreinte puissamment protectrice. Oswald, ou familièrement Ozzy, l’enfant à large poitrine, fut aussi un compagnon sans prix. Avec quelque chose des traits de son oncle, il en avait aussi hérité un goût prématuré pour une ménagerie domestique, et était très impérieux dans les demandes qu’il adressait à Tina pour qu’elle prit de l’intérêt à ses cochons d’Inde, à ses écureuils et à ses loirs. Elle semblait quelquefois avec lui voir quelques rayons de son enfance perçant les nuages de plomb, et bien des heures d’hiver s’écoulèrent plus facilement pour elle dans la chambre d’Ozzy.

Mme Héron n’était pas musicienne et n’avait pas d’instrument ; mais M. Gilfil eut soin de faire apporter un clavecin, que l’on plaça, toujours ouvert, dans le salon, espérant que, quelque jour, le sentiment de la musique se réveillerait chez Caterina et qu’elle serait attirée vers l’instrument. Mais l’hiver était presque passé, et M. Gilfil avait attendu en vain. Le plus grand progrès -dans l’état dé Tina n’était pas allé au delà de la passivité et de l’acquiescement, un sourire reconnaissant, Une complaisance pour les caprices d’Oswald et une compréhension plus étendue de ce qui se faisait ou se disait autour d’elle. Quel-




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quefois elle commençait quelque petit ouvrage de femme ; mais elle semblait trop languissante pour le continuer ; ses doigts l’abandonnaient bientôt, et elle retombait dans une immobilité rêveuse.

Enfin, un de ces brillants jours de la fin de février, où les rayons du soleil annoncent l’approche du prin¬ temps, Maynard s’était promené avec elle et Oswald autour du jardin, pour regarder les perce neige, et elle se reposait sur le sofa après la promenade. Ozzy, en errant autour de la chambre, à la recherche de quelque plaisir défendu, vint près du clavecin et frappa du manche de son fouet une des touches graves du clavier.

Cette vibration parcourut Caterina comme un choc électrique ; il sembla qu’une âme nouvelle entrait en elle et la remplissait d’une vie plus profonde et plus significative. Elle regarda autour d’elle, se leva et se dirigea vers l’instrument. En un moment ses doigts erraient avec leur ancienne méthode sur les touches, et son âme flottait dans son véritable élément de délicieuse sonorité, comme la plante aquatique qui, restée maigre et chétive sur le sol, se dilate en liberté et en beauté quand elle est de nouveau bai¬ gnée dans son élément.

Maynard remercia Dieu. Un pouvoir actif était révélé et devait consacrer une nouvelle époque dans la guérison de Caterina.

Bientôt des notes pures se mêlèrent avec les sons plus durs de l’instrument, et peu à peu la voix de la malade prit plus de puissance.

Le petit Ozzy était debout au milieu de la chambre, la bouche ouverte et les jambes écartées, frappé comme d’une crainte respectueuse devant cette nou-




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velle faculté chez « Tine-tine », comme il l’appelait ; il avait pris l’habitude de la considérer comme un. camarade de jeu fort peu habile et ayant grand besoin qu’il l’instruisît. Un génie surgissant de sa tasse de lait, avec de grandes ailes, ne l’aurait pas étonné davantage.

Caterina redisait ce même air d’Orphée que nous l’avons entendue chanter bien des mois auparavant, au commencement de ses chagrins. C’était le üo per - duto, l’air favori de sir Christopher, et ses notes paraissaient porter sur leurs ailes tous les pl,us ten¬ dres souvenirs de sa vie, lorsque le manoir de Che- verel était encore une maison sans tristesse. Les longs jours heureux de l’enfance et de l’adolescence reprenaient le dessus après un court intervalle de faute et de tristesse. .

Elle s’arrêta et fondit en larmes, les premières qu’elle eût versées depuis qu’elle était à Foxholm. Maynard ne put s’empêcher de s’élancer vers elle, de passer le bras autour de sa taille et de baiser ses cheveux. Elle s’appuya contre lui et avança sa petite bouche pour un baiser.

La plante au tissu délicat a besoin de s’attacher à un soutien. L’âme qui venait de renaître à la musique renaissait aussi à l’amour.