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Histoire de la Convention par Lacretelle – Statistique des bœufs de l’île – Calembours – De la statistique en général


Mardi 11. – Aujourd’hui a été un de ces jours affreux de pluie et de vent si communs ici. L’Empereur a profité d’un petit moment sur les trois heures pour aller au jardin. Il m’y a fait appeler ; il venait de lire l’histoire de la Convention par Lacretelle. Ce n’était pas mal écrit sans doute, disait-il, mais c’était mal digéré, on n’en retenait rien : le tout était une surface plane, sans nulle aspérité qui vous arrêtât. Il ne creusait pas son sujet, il ne rendait pas assez de justice à beaucoup d’acteurs célèbres, il ne faisait pas assez ressortir les crimes de plusieurs autres, etc.

La pluie nous a forcés de rentrer ; nous avons marché seuls longtemps dans le salon et la salle à manger.

On nous disait qu’il y avait dans l’île quatre mille bœufs, et qu’il s’en consommait en ce moment cinq cents dans l’année, dont cent cinquante pour nous, cinquante pour la colonie et trois cents pour les vaisseaux. On ajoutait qu’il fallait quatre ans pour reproduire les bœufs, etc. ; et de là nous faisions nos calculs : on sait combien l’Empereur les aimait.

C’est une grande affaire dans l’île que l’existence de ces bœufs et leur consommation : il ne peut s’en tuer un seul sans l’ordre préalable du gouverneur ; et l’un des nôtres racontait à ce sujet que dans une des maisons ou cabanes de l’île, le maître lui avait dit : « On prétend que vous vous plaignez là-haut, et que vous vous trouvez malheureux (il parlait de Longwood) ; mais nous ne le comprenons pas, car on dit que vous avez du bœuf tous les jours ; nous, nous ne pouvons en avoir que trois ou quatre fois l’année, et encore nous le payons trente ou quarante sous la livre. » L’Empereur, qui riait fort de ce détail, a dit : « Parbleu ! vous auriez pu l’assurer qu’à nous il nous coûtait plus d’une couronne1. »

Je remarquais plus tard que c’était le seul calembour que j’eusse jusqu’ici entendu de la bouche de l’Empereur ; mais celui à qui je parlais me dit alors en avoir recueilli un pareil, et sur le même sujet, à l’île d’Elbe. Un maçon, employé aux constructions ordonnées par l’Empereur, était tombé et s’était blessé. L’Empereur, cherchant à le rassurer, lui disait que cela ne serait rien. « J’ai fait bien une autre chute que toi, lui disait-il, et pourtant regarde-moi : je suis debout, je me porte bien. »

L’Empereur s’est arrêté sur la statistique politique. Il a beaucoup vanté les progrès et l’utilité de cette science nouvelle, si propre, disait-il, à mettre sur la voie de la vérité, et à asseoir le jugement et les décisions. Il l’appelait le budget des choses : et sans budget point de salut, disait-il gaiement.

Alors quelqu’un a cité l’application singulière qu’en avait faite un Anglais ou un Allemand, qui avait eu la patience et le courage d’évaluer le nombre de fois que chaque lettre de l’alphabet se trouvait répété dans la Bible. Il en a cité une autre application moins triste et non moins singulière : celle d’un vieil Allemand de quatre-vingts ans qui s’était amusé à évaluer ce qu’il pouvait bien avoir mangé durant sa vie en bœufs, moutons, volaille, légumes, etc. ; ce qu’il pouvait avoir bu. Or cela composait d’immenses troupeaux, d’énormes amoncellements de toute espèce. La place publique ne suffisait plus pour contenir tout ce qu’il avait engouffré. Le minutieux staticien ne s’en tenait pas là ; il avait la curiosité de rechercher combien de fois il pouvait avoir remangé les mêmes choses. Car, remarquait-il judicieusement, leur transmutation dans sa personne devait avoir nécessairement servi à les reproduire, etc., etc. l’Empereur a beaucoup ri de ce calcul, et surtout de la rotation des allées et des venues des mêmes choses.