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Discussion Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/477

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ne fut peut-être que le plus simple du monde ; on me supposera des projets que je n’eus jamais1. On se demandera si je visais ; en effet, à la monarchie universelle ou non. On raisonnera longuement pour savoir si mon autorité absolue et mes actes arbitraires dérivaient de mon caractère ou de mes calculs ; s’ils étaient produits par mon inclination ou par la force des circonstances ; si mes guerres constantes vinrent de mon goût, ou si je n’y fus conduit qu’à mon corps défendant ; si mon immense ambition, tant reprochée, avait pour guide ou l’avidité de la domination, ou la soif de la gloire, ou le besoin de l’ordre, ou l’amour du bien-être général ; car elle mérite d’être considérée sous diverses faces. On se débattra sur les motifs qui me déterminèrent dans la catastrophe du duc d’Enghien2, et ainsi d’une foule d’autres évènements. Souvent on alambiquera ; on tordra ce qui fut tout à fait naturel et entièrement droite. Il ne m’appartient pas à moi de traiter ici spécialement tous ces objets : ils seraient mes plaidoyers, et je les dédaigne. Si dans ce que j’ai dicté sur les matières générales, la rectitude et la sagacité des historiens y trouvent de quoi se former une opinion juste et vraie sur ce que je ne mentionne pas, tant mieux. Mais, à côté de ces faibles étincelles, que de fausses lumières dont ils se trouveront assaillis !… Depuis les fables et les mensonges des grands intrigants, qui ont eu chacun leurs buts, leurs menées, leurs négociations particulières, lesquelles, s’identifiant avec le fil véritable, compliquent le tout d’une manière inextricable, jusqu’aux révélations, aux portefeuilles, aux assertions mêmes de mes ministres, honnêtes gens qui cependant auront à donner bien moins ce qui était que ce qu’ils auront cru ; car en est-il qui aient eu ma pensée générale tout entière ? Leur portion spéciale n’était, la plupart du temps, que des éléments du grand ensemble qu’ils ne soupçonnaient pas. Ils n’auront donc vu que la face du prisme qui leur est relative ; et encore comment l’auront-ils saisie ? Leur sera-t-elle arrivée pleine et entière ? n’était-elle pas elle-même morcelée ? Et pourtant il n’en est probablement pas un qui, d’après les éclairs dont il aura été frappé, ne donne pour mon véritable système le résultat fantastique de ses propres combinaisons ; et de là encore la fable convenue qu’on appellera l’histoire ; et cela ne saurait être autrement : il est vrai que, comme ils sont plusieurs, il est probable qu’ils seront loin d’être d’accord. Du reste, dans leurs affirmations positives, ils se montreraient plus habiles que moi, qui très souvent aurais été très embarrassé d’affirmer avec vérité toute ma pleine et entière pensée. On sait que je ne me butais pas à plier les circonstances à mes idées, mais que je me laissais en général conduire par elles : or qui peut à l’avance répondre des circonstances fortuites, des accidents inopinés ? Que de fois j’ai donc dû changer essentiellement ! aussi ai-je vécu de vues générales bien plus que de plans arrêtés. La masse des intérêts communs, ce que je croyais être le bien du très grand nombre, voilà les ancres auxquelles je demeurais amarré, mais autour desquelles je flottais la plupart du temps au hasard, etc.3 »

C’est précisément à la suite de paroles aussi remarquables que se présente pour moi la meilleure occasion, sans doute, de revenir sur un point historique que j’ai promis depuis longtemps, et qui eût dû avoir sa place fort antérieurement : je veux dire la conspiration de Georges et Pichegru et le jugement du duc d’Enghien. On va connaître tout à l’heure la véritable cause de cette transposition et d’un aussi long retard.

« Il y avait quelque temps, disait l’Empereur, que la guerre avait recommencé avec l’Angleterre ; tout à coup nos rivages, les grandes

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