Discussion utilisateur:EtienneMS/bac à sable

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Le Bon Ménage ou LA SUITE DES DEUX BILLETS

COMEDIE EN UN ACTE ET EN PROSE,de

Représentée devant leurs majestés par les comédiens français et italien* ordinaires du roi. le samedi a» décembre i782.

PERSONNAGES

Arlequin, bourgeois de Bergame.

Argentine, femme d'Arlequin.

Deux Enfants d'Arlequin et d'Argentin-;, de l'âge de six à sept ans.

L'AÎNÉ LE CADET ROSALBA MEZZETIN


La scène esta Bergame, dans la maison d'Arlequin.

I,e théâtre représente une chambre meublée très-simplement, où l'on voit tes portraits d'Arlequin et d'Argentine. Argentine, assise , festonne: ses deux enfants, sur des tabourets , sont à ses côtés : l'un feuillette un livre pour en voir les estampes ; l'autre joue avec un jeu de cartes.

SCÈNE PREMIÈRE.

ARGENTINE, SES DEUX ENFANTS.

Le Cadet, montrant à sa mère un château de cartes. Maman, regarde» donc.

Arcent. Cela est fort joli, mon ami.

L'aÎne. Voyons. ( Il souffle dessus, et le renverse; puis il rit. ) Ah, ah, ah!

Le Cad. Maman, dites donc à mon frère de me laisser tranquille : il faut que je recommence tout.

Arge.nt. Pourquoi tourmenter votre frère ? Vous ne voulez pas qu'il s'amuse?

L'aÎnÉ. Rah! c'est un enfant; il s'amuse à des bêtises.

Argent. Effectivement, vous avez un an de plus que lui, et vous êtes un habile garçon !

L'aÎnÉ, Je m'instruis, moi ; je regarde des images. Quelle est celle-là,

maman, où une femme présente à un aveugle un Iietil monsieur habille comme nu chevreau ?

Argent. C'est une mère qui se sert d'une ruse pour faire donner l'héritage à son fils cadet, parce qu'il était plus doux et plus aimable que l'ainé.

Le Cad., voulant ruir l'estampe. Ah ! voyons donc, mon frère : elle est bien jolie, cette image-là !

L'AÎNÉ, tournant le feuillet. Non, elle n'est pas jolie.

Le Cad. Maman, où est donc mon papa ?

Argent. Il est sorti pour des affaires.

Le Cad. Je suis bien sûr qu'il nous rapportera des joujous.

I.'aÎnI.. Oui, pour moi.

Le Cad. Pour moi aussi.

L'aÎnÉ. Oh ! savoir.

Le Cad. Oh! c'est tout su.

L'aÎnÉ. J'entends quelqu'un; c'est peut-être lui. (Ils courent et reviennent.) Non, c'est mademoiselle Rosalba.

(Argentine se lève, et va au-devant d'elle.)

SCÈNE II.

ARGENTINE, ROSALRA, LES ENFANTS.

Argent. C'est vous, mademoiselle! Vousavez la bonté...

Rosal. Es-tu seule, ma chère amie?

Argent. Oui, mon mari vient de sortir. Avez-vous quelque chose à me dire?

Rosal. Assurément : fais retirer tes enfants, je t'en prie.

Argent. Allez-vous-en tous deux dans l'autre chambre, et ne vous battez pas. (Ilss'envont.)

SCÈNE III.

ROSALRA, ARGENTINE.

Rosal. Lélio est de retour; il est dans la ville.

Argent. Comment le savez-vous?

Rosal. Par la dernière lettre qu'il m'a écrite sous ton adresse, et que tu m'as remise hier, il m'annonce qu'il doit arriver aujourd'hui à Rergame : et je n'oserai le voir ! Ah ! ma chère Argentine, qu'il est affreux pour une femme sensible de ne pouvoir pas voler au-devant de son mari, après trou mois d'absence !

Argent. Cela n'est que trop simple, lorsque l'on s'est mariée à l'iniu de son père.

Rosal. Ah! tu sais que c'est ma tante qui a tout fait. Elle a connu le mérite de Lélio; elle a été touchée de notre amour. Après avoir fait inutilement tous les efforts possibles pour obtenir le consentement de mon père, elle a pris sur elle de m'unir secrètement au seul homme que je pouvais aimer.

Argent. Je sais tout cela, mademoiselle; mais madame votre tante est morte, et monsieur votre père ignore toujours votre mariage : je suis la seule, à présent, chargée de ce grand secret, et je n'ose vous dire com

bien je suis lachée d'être la seule. Ma chère maîtresse, je vous dois tout i élevée auprès de vous dans la maison de monsieur votre père, vous m'avez dotée, vous m'avez mariée à un époux qui fait le bonheur de ma vie ; je tiens tout de vous seule , et je suis obligée de faire aveuglément tout ce que vous désirez. Jusqu'à présent vous avez reçu, sous mon adresse, les lettres de M. Lélio ; je n'ai jamais osé contier à mon mari que je vous rendais ce service : mais enfin...

Rosal. Garde-t'en bien, ma chère Argentine! Arlequin n'a point de raisons pour m'être attaché, il en a mille pour l'être à mon père : c'est mon père qu'il a servi ; et son respect pour son ancien maitre lui ferait trahir mon secret. D'ailleurs, je connais ton mari ; aussi babillard qu'honnête homme, il n'imagine pas que l'on puisse cacher quelque chose. Tout serait perdu s'il était instruit. Je te supplie donc, ma cfière Argentinet par la tendre amitié que j'ai toujours eue pour toi, de me jurer ici de nouveau que, quelque chose qui puisse arriver, tu ne révéleras jamais mon secret à ton mari.

Argent. Je vous en donne ma parole, quoi qu'il m'en coûte pour vous la donner. Votre cœur doit comprendre aisément combien il est douloureux de cacher la moindre chose à un époux que l'on aime : c'est une espèce de mensonge qui fait rougir et souffrir. Je vous conjure, ma chère maitresse, de faire cesser la peine et l'inquiétude où je suis. Vous ne doutez pas de mon zèle, vous connaissez ma tendresse pour vous... Passez- moi ce terme, on n'offense personne en l'aimant : vous êtes bien certaine que je ferai toujours tout ce qui pourra vous plaire ; mais cela même vous oblige d'être prudente pour nous deux.

Rosal. Je le serai, ma chère amie, et j'ai grand besoin de l'être: car enfin il faut t'avouer que je porte dans mon sein un gage de mon amour.

Argbnt. Je n'ose m'en réjouir; mais si tout le monde le savait, j'en pleurerais de joie.

Rosal. Je te demande un dernier service. Lélio doit être arrivé ; je suis sûre que son impatience va lui faire tout hasarder pour me voir : va le trouver ; va lui dire que je le supplie, que je lui ordonne de ne pas sortir de chez lui avant qu'il ait reçu de mes nouvelles. Cela est important pour le succès de mes projets. Tu lui diras que je souffre autant que lui de ne pas le voir; que je l'aime plus que ma vie; que...

AiHiEM'. Oui, oui, mademoiselle; avant de lui dire ce que vous voulez qu'il sache, je lui dirai tout ce qu'il sait. Je comprends cela à merveille ; dès que mon mari sera rentré, j'irai parler à M. Lélio.

Rosal. J'ai encore une prière à te faire. Mon père est dans l'usage de me donner, pour en disposer à ma volonté, le vingtième de tous les profits un peu considérables qu'il fait dans son commerce. Il vient de gagner cent mille écus ; et ce matin il m'a apporté quinze mille francs, dont j« suis maitresse absolue. Tu ne devines pas ce que j'en veux faire?

Argent. Non.

Rosal. Si je ne te devais pas tant, je serais bien plus hardie à te les offrir.

Argent. A moi ?

Rosal. Oui, ma bonne amie : ajoute ce plaisir à tous ceux que je te dois, souffre que cette bagatelle soit mise en rente viagère sur ta tête : j'ai déjà donné des ordres à mon notaire, et je t'enverrai ce soir ton contrat.

MuiENT. Ma chère maitresse, je n'ose ni accepter ni refuser votre bienfait ; mais...

L. Si lu me refuses , je ne veux plus de tes services.

Argevt. Écoutez : je suis heureuse, je ne manque de rien , et j'ai déjà , K I'.'n'c à vous , assuré le sort de mes enfants. Si mon mari venait à me perdre , il ne serait pas à son aise ; que ce soit lui qui profite de vos bienfaits : mon cœur et ma délicatesse y trouveront mieux leur compte.

nos ii A la bonne heure ; je vais, des ce moment, tout arranger selon tes intentions. Adieu , ma chère Argentine : c'est aujourd'hui que j'ai reçu de toi la plus grande marque d'amitié.

SCÈNE IV.

ARGENTINE, seule.

Je donnerais ma vie pour la voir heureuse ; mais nous ne le serons jamais tant que son père ne saura pas tout. Mes enfants, revenez.

( Les deux enfants reviennent.)

SCÈNE V.

ARGENTINE, LES ENFANTS.

Argent. Avez-vous élé bien sages?

I.'aÎm'.. Oh ! oui , maman , car nous nous sommes bien ennuyés.

Le Cad. Mon papa tarde aujourd'hui bien longtemps.

AnfiEM. Il va rentrer

L'AiNÉ. Ah! pour le coup, maman, c'est lui, je l'entends.

SCÈNE VI.

ARLEQUIN, ARGENTINE, LES DEUX ENFANTS.

( Arlequin arrive avec tin petit tambour d'enfant à la ceinture, sur lequel il bat d'une main; de Vautre il joue d'une petite trompette de bois. Il fait deux ou trois fois le tour du théâtre. )

Les Deux Enf., courant après lui. Ah! papa, papa, c'est pour nous?

Arleq., à sa femme. Veux-tu danser une contre-danse à quatre?

Argent. Non, mon ami.

Arleq., à son ainé. Tiens, le tambour est pour toi ; la trompette, pour ton frère.

Les Deux Enf., l'embrassant. Rien obligé, mon papa. (Ils se retirent au fond du théâtre, où ils ont fair de troquer leurs joujoux , tandis qu'Arlequin cause avec sa femme.)

Ai; i.i y., à sa femme, en lui donnant un sac d'argent. Tiens, voilà pour loi : car il faut bien t'apporter aussi quelque chose ; tu es le plus grand enfant de la maison.

Argent. Qu'est-ce que cela , mon ami ?

M.i.i o. Ce sont ces cinquante écus que nous prêtâmes à ce pauvre homme que l'on allait arrêter pour ses dettes : il a travaillé pour gagner cet argent-là , pendant le temps qu'il aurait passé en prison à ne rien faire :

de sorte qu'il est quitte avec nous, avec son créancier. Nous avons fait une bonne action, et personne n'y a rien perdu, que le geôlier.

Arcent., prenant le sac. A te dire vrai, je n'y comptais guère.

Arleq. En ce cas-là, serre-les pour les prêter à un autre. J'ai encore été chez... (Les enfants font du bruit avec leur tambour.) Taisez-vous donc, vous autres; on ne s'entend pas. J'ai été chez ta cousine : elle se plaint de toi ; elle dit qu'on ne te voit jamais ; que tu es toujours renfermée avec tes enfants ou ton mari ; que tu ne penses à rien dans le monde qu à tes enfants et à ton mari. II faut convenir qu'elle a raison ; je suis juste, moi. (Le bruit redouble.) Mais voilà des enfants bien bruyants!

Argent. Pardi! pour les faire jouer doucement, tu leur apportes un tambour et une trompette. ( Les enfants continuent. )

Arleq., aux enfants. Allez-vous-en battre la générale de l'autre côté.

(Les enfants s'en vont.)

SCÈNE VII.

ARLEQUIN, ARGENTINE.

Argent. Vas-tu rester ici, mon ami ?

Arleq. Oui ; pourquoi cela?

Argent. C'est que j'ai à sortir.

Arleq. Où vas-tu?

Argent. Faire une commission pour mademoiselle Rosalba,

Arleq. Qu'est-ce que c'est que cette commission?

Argent. Je ne peux pas te le dire, elle me l'a défendu,

Arleq. Voilà, par exemple, un de tes avantages sur moi : tu sais garder un secret ; moi, je ne le sais pas. Aussi je te confie tous les miens, pour qu'ils soient en sûreté.

Argent. Mon bon ami, tout ce que je pense t'appartient! mais tu n'ignores pas les obligations que j'ai à mademoiselle Rosalba : c'est elle qui nous a mariés. Il me semble qu'après un tel bienfait je suis obligée de faire tout ce qu'elle exige, même de te cacher quelque chose.

Arleq. Ah ! je me doute de ce que c'est. J'ai vu ce matin M. Pandolfe : il m'a dit qu'il avait donné quinze mille livres à sa tille pour en faire c& qu'elle voudrait. Mademoiselle Rosalba a le meilleur cœur du monde; et quand on a un bon ccrar et de l'argent mignon, on a toujours de petites choses à faire en cachette.

Argent.v ù part. Hélas ! ( Haut.) Mon ami, ne parlons plus de cela, je t'en prie. Quand bien même tu devinerais, je serais obligée de te mentir; et tu ne voudrais pas que ma reconnaissance pour mademoiselle Rosalba me coûtât si cher.

Arleq. Allons, va-t'en ; j.e resterai avec les enfants. Les as-tu fait lire aujourd'hui ? Argent. Oui.

Arleq. C'est bon ; je les ferai jouer, moi. Allons, va-l'en donc. Argent. Adieu, mon ami.

Arleq. Allez-vous-en, madame, et reviens vite, au moins Quand je cours la ville, je me passe de toi ; mais je ne peux plus m'en passer de» '\\k je ne cours plus ; entends-tu-? ( H l'embrasse. Elle sort.)

SCÈNE VIII.

ARLEQUIN, seul.

Cette mademoiselle Ro»allia lui donne souvent des commissions , et clic ne m'en donne jamais, à moi. Cependant elle sait bien avec quel plaisir je trotterais pour elle... Ah ! c'est qu'elle aime mieux ma femme que moi : elle a raison, j'en fuis bien autant... Oh! Arlequinets, venez-vous-en ici me tenir compagnie ; mais laissez votre tambour.

SCÈNE IX.

ARLEQUIN, LES DEUX ENFANTS.

\ni.iro. Avez-vous bien lu, ce matin ?

I.'.um . Oh ! oui, mon papa.

Arleo. Votre maman a-t-elle été contente de vous ?

Le Cm'. Elle a dit que oui, mon papa.

Arleq. Vous ne l'avez pas fait enrager? elle ne vous a pas grondes ni l'un ni l'autre ?

L'aÎnÉ. Au contraire, mon papa, elle nous a bien luises,

.Mu.Eo-, te embrassant avec tendresse. Cela étant, venez me baiser aussi. {Arlequin, pendant tout ce couplet, a son visage tout près et nit milieu de ses deux enfants; il les baise presque à chaque parole.) Quand vous voudrez me rendre bien heureux, vous n'avez qu'à rendre voire mère bien contente. Elle en sait plus que nous trois, voyez-vous; ainsi nous ne devons être occupés que de faire tout ce qu'elle veut. Nous y trouverons son plaisir d'abord, et puis notre bien ; c'est tout ce qu'il nous faut, n'est-il pas vrai?

I.'.um . Oui, mon papa. Mais puisque nous avons été bien sages, vous voudrez bien nous conter quelqu'un de ces beaux contes que vous sa\ez.

Le Cad. Ah ! oui, mon papa.

Mu.eo. Volontiers : aussi bien nous nous ennuyons quand elle nous laisse seuls; cela nous fera passer le temps. Allons, asseyons-nous. (Il s'assied par terre, et fait asseoir un enfant sur chacune de ses jambe« : les deux petits garçons écoutent attentivement.) Il y avait une fois un roi et une reine qui s'aimaient beaucoup, et que tout le monde aimait... Ceci n'est pas un conte, au moins !

Le t. uï. Oh ! nous vous croyons bien, mon papa.

L'aÎnÉ. Nous vous croyons comme si nous le voyions.

Mu.H'. La reine était aussi belle que le roi était bon , mais ils n'avaient point d'enfants, et cela leur faisait du chagrin. Un jour que la reine était toute seule dans sa chambre, elle entendit du bruit dans la cheminée. (Les cnfantsse serrenteontrc leur papa, qui retire aussi ses jambes, etcontinue avec la voix moins assurée-) I,a reine eut un peu peur : elle regarde, et voit descendre un beau petit carrosse, trainé par six petits épagneuls verts, avec les oreilles lilas. Dans le petit carrosse était une petite vieille fée qui n'avait pas un pied de haut, et qui dit à la reine : Madame la reine, vous aurez un enfant, si vous voulez consentir à devenir laide et vieille. Pourvu que mon mari m'aime toujours, répondit la reine, j'y consens de tout mon cicur. ,Ie suis contente de vous, répondit la petite fée i non-sonlr

nien I vous aurez un enfant, mais vous en aurez deux, et vous n'en serez que plus belle. Après cette parole, les six petits épagneuls verts remontèrent la cheminée ventre à terre, et la reine eut effectivement un beau petit prince et une belle petite princesse, qui furent charmants parce qu'ils ressemblèrent à leur mère.

L'ainÉ. Ah ! mon papa, voilà une bien jolie histoire ; mais elle est bien courte : vous devriez nous en raconter une autre.

Le Cad. Oh ! oui, mon papa ; encore une, s'il vous plait.

Arleq. Un moment. Je vous ai donné, il n'y a pas longtemps, un petit livre tout rempli d'histoires : vous m'aviez promis d'en apprendre quelqu'une par cœur : m'avez-vous tenu parole ?

L'ainÉ. Oui, mon papa : j'en ai appris une bien belle.

Arleq. Je crois que tu mens, car tu rougis.

L'AlNÉ. Non, mon papa ; et je vais vous la raconter, si vous voulez.

Arleq. A la bonne heure. Tant que vous serez des enfants, mon métier est de vous amuser ; mais quand la vieillesse m'aura rendu enfant aussi, il faudra que vous m'amusiez à votre tour. Voilà pourquoi vous devez vous y accoutumer de bonne heure. Voyons cette histoire.

I.'a i M:. Écoulez bien, mon frère II y avait une fois deux pelits garçons, jolis, jolis comme...

Arleq. Comme vous deux.

L'AirtÉ. Encore plus jolis que nous.

Arleq. C'est un peu fort.

L'aÎ>É. Ces deux petits garçons avaient une bonne mère, mais ils n'a- vaint pas un bon père, et ce n'était pas comme nous. ..///,t/»/« / baise.) La mère de ces deux petits garçons était très-pauvre. Un jour qu'ils étaient allés ramasser du bois pour leur mère, ils trouvèrent une vieille femme qui était tombée dans un fossé, et qui ne pouvait pas s'en retirer. Sur le bord du fossé était une belle poule blanche, qui cloquetait, cloquetait, comme pour demander du secours pour la vieille : les deux petits garçons se jettent dans le fossé, et en retirent la bonne femme. Aussitôt la poule blanche s'en va pondre dans les chapeaux des deux petits garçons un bel œuf d'or. La vieille, qui était une fée, leur dit : Mes enfants, pour vous récompenser de ce que vous venez de faire, ma poule vous a déjà ilonné un œuf d'or : mais moi, je veux vous donner ma poule ; à une condition cependant, c'est que celui de vous deux qui l'aura ne pourra pas donner de ses œufs à l'autre- L'aine lui répondit : Madame, je ne veux point d'un trésor que je ne peux pas partager avec mon frère. Le cadet dit : Ni moi non plus, madame. Mais il y a manière de nous arranger : donnez la poule à ma mère; comme cela, nous l'aurons tous deux. Alors la bonne fée...

(L'on entend frapper, )

Le Cad. Mon papa, on frappe.

Arleq. Je vais ouvrir. Allez dans votre chambre.

(Les enfants s'en vaut.)

SCÈNE X. 't

ARLEQUIN, MEzzETIN.

Mezzet. N'est-ce pas ici, monsieur, que demeure une madame Argentine? „ Arleq. Oui, monsieur.

Mezzet. Est-elle chez elle, monsieur?

Arleq. Non, monsieur.

Mezzet. Peut-on l'attendre, monsieur?

Arleq. Non, monsieur.

Mezzet. Vous êtes son domestique, monsieur ?

Arleq. Oui, monsieur ; son premier domestique.

Mezzet. Vous voudrez donc bien lui donner cette lettre de la part de M. I.élio, et vous prendrez le moment où elle sera seule. Vous entendez bien.

Arleq. Non, monsieur.

Mezzet. Je vous dis qu'il faut donner cette lettre à votre maitresse le plus secrètement que vous pourrez, parce que, entre nous, je crois que c'est une lettre d'amour; et peut-être que madame Argentine a quelque père ou quelque frère... Je n'en sais rien, moi; je ne suis à M. I.élio que depuis huit jours : mais vous, vous devez être au fait.

Arleq. surpris. Au fait?

Mezzet. Oui, sans doute. Vous m'entendez? Prenez donc des précautions pour... Enfin, vous me comprenez.

Arleq. Je commence à vous comprendre.

Mezzet. Ah cà ! n'allez pas faire quelque étourderie : je vous ai tout confié, parce que vous savez bien qu'entre nous autres nous n'avons rien de caché, et que le secret de nos maîtres appartient toujours à toute la compagnie.

Arleq. Sans doute.

Mezzet. s'en va, et revient. Je pense à une chose : allons attendre au cabaret le retour de madame Argentine.

Arleq. Je vous suis bien obligé ; je n'ai pas soif.

Mezzet. Ce sera donc pour une autre fois. Adieu, mon camarade. ( /.' s'»'/t va.)

Arleq., le rappelant. Écoutez donc, monsieur.

Mezzet. Quoi?

Arleq Êtes-vous marié?

Mezzet. Oui, depuis longtemps.

Arleq. Et votre femme est jolie?

Mezzet. Très-jolie. Pourquoi cela?

Arleq. Pour rien. (Il le salue.) Adieu. mon camarade.

(Mczzetin sort.)

SCÈNE XI.

ARLEQUIN, seul.

Ce domestique-là est sûrement menteur comme un laquais. Mais pourquoi M. Lélio écrit-il à ma femme? Voilà bien l'adresse : A madame, madame Argentine. » JVi» bien envie de la décacheter... Non, ce serait manquer de respect à ma femme. D'ailleurs, si je n'y trouvais rien, je serais fâché de l'avoir décachetée ; et si j'y trouvais quelque chose, j'en serais encore plus fâché. II n'y a que du chagrin à gagner. Cependant... Non... II faut être plus que sûr avant de faire voir à sa femme qu'on la soupçonne. Attendons-la; je lui donnerai cotte lettre, et nous verrons ce qu'elle me dira.. Nous verrons... La voici.

Mezzet. Est-elle chez elle, monsieur?

Arleq. Non, monsieur.

Mezzet. Peut-on l'attendre, monsieur?

Arleq. Non, monsieur.

Mezzet. Vous êtes son domestique, monsieur ?

Arleq. Oui, monsieur ; son premier domestique.

Mezzet. Vous voudrez donc bien lui donner cette lettre de la part de M. I.élio, et vous prendrez le moment où elle sera seule. Vous entendez bien.

Arleq. Non, monsieur.

Mezzet. Je vous dis qu'il faut donner cette lettre à votre maitresse le plus secrètement que vous pourrez, parce que, entre nous, je crois que c'est une lettre d'amour; et peut-être que madame Argentine a quelque père ou quelque frère... Je n'en sais rien, moi; je ne suis à M. I.élio que depuis huit jours : mais vous, vous devez être au fait.

Arleq. surpris. Au fait?

Mezzet. Oui, sans doute. Vous m'entendez? Prenez donc des précautions pour... Enfin, vous me comprenez.

Arleq. Je commence à vous comprendre.

Mezzet. Ah cà ! n'allez pas faire quelque étourderie : je vous ai tout confié, parce que vous savez bien qu'entre nous autres nous n'avons rien de caché, et que le secret de nos maîtres appartient toujours à toute la compagnie.

Arleq. Sans doute.

Mezzet. s'en va, et revient. Je pense à une chose : allons attendre au cabaret le retour de madame Argentine.

Arleq. Je vous suis bien obligé ; je n'ai pas soif.

Mezzet. Ce sera donc pour une autre fois. Adieu, mon camarade. ( /.' s'»'/t va.)

Arleq., le rappelant. Écoutez donc, monsieur.

Mezzet. Quoi?

Arleq Êtes-vous marié?

Mezzet. Oui, depuis longtemps.

Arleq. Et votre femme est jolie?

Mezzet. Très-jolie. Pourquoi cela?

Arleq. Pour rien. (Il le salue.) Adieu. mon camarade.

(Mczzetin sort.)

SCÈNE XI.

ARLEQUIN, seul.

Ce domestique-là est sûrement menteur comme un laquais. Mais pourquoi M. Lélio écrit-il à ma femme? Voilà bien l'adresse : A madame, madame Argentine. » JVi» bien envie de la décacheter... Non, ce serait manquer de respect à ma femme. D'ailleurs, si je n'y trouvais rien, je serais fâché de l'avoir décachetée ; et si j'y trouvais quelque chose, j'en serais encore plus fâché. II n'y a que du chagrin à gagner. Cependant... Non... II faut être plus que sûr avant de faire voir à sa femme qu'on la soupçonne. Attendons-la; je lui donnerai cotte lettre, et nous verrons ce qu'elle me dira.. Nous verrons... La voici.

SCÈjNE XII.

ARGENTINE, ARLEQUIN.

Argent. Je n'ai pas été longtemps, mon bon ami ; du moins j'ai fait c« que j'ai pu pour revenir tout de suite. Où sont nos enfants?,

Arleq. Ils sont de l'autre côté.

Argent. Comme tu es sérieux! Que t'est-il arrivé?

Arleq. Je ne sais pas encore ce qui m'est arrivé.

Argent. As-tu reçu de mauvaises nouvelles? Est-il venu quelqu'un?

Arleq. Oui, il est venu un domestique qui m'a laissé une lettre pour vous.

Argent. Pour moi? Et que dit celte lettre?

Arleq. Je n'en sais rien : la voilà.

Argent., regardant. Ah!...

Arleq. Reconnaissez-vous l'écriture ?

Argent. Oui.

Arleq. De qui est-elle?

Argent. Elle est... (,4 part.) Que lui dirai-je?

Arleq. Eh bien !... cela vous embarrasse?

Argent. Mon ami, me crois-tu capable de te tromper?

Arleq. Répondez-moi d'abord : de qui est cette lettre ?

Argent. Je la crois de M Lélio.

Arleq. Je le crois de même. Ouvrez-la. La main vous tremble. (Argentine ouvre la lettre, et la lit avec beaucoup d'émolioti.)

Eh bien ?

Argent., lui donne la lettre. Tenez, vous allez me croire coupable, vous aurez le droit de le penser; et cependant le ciel m'est témoin que c'est la vertu la plus pure, le sentiment le plus honnête, qui m'cinj êchc de me justifier. ,

Arleq. Voyons. (Il prend la lettre en tremblant.) Cette lettre donne le frisson à tout le monde. (Il la lit d'une voix altérée , jetant de temps en temps des regards sur sa femme. ) « Ma chère amie, j'arrive, et j'ai « besoin de toute ma raison pour ne pas voler dans tes bras. Si je ne craignais que de me perdre, rien ne me retiendrait ; mais je pourrais « te compromettre, et mon amour même est moins fort que cette crainte. « II est si important pour nous de tromper celui qui détruirait notre bon- « heur ! le nom sacré qui l'attache à toi suffit à peine pour modérer ma « haine. J'espère qu'un jour viendra, et ce jour n'est pas loin, où nous > pourrons nous livrer publiquement à notre amour, et dévoiler à tous « les yeux les liens qui nous attachent l'un a l'autre. Adieu ; tâche de ve- « nir me voir, si tu peux échapper aux yeux du barbare qui te veille : je « l'attends. Tu sais si je t'aime. LÉno. » Et moi, je ne sais si je dors ou si je veille; mais si je dors, je fais un vilain rêve; el si je suis éveillé... OU ! je le suis. (// relit l'adresse.) « A madame Argentine. » (Il se frotte les geux.) « A madame Argentine. « Tenez, madame.

Argent. Mon ami !

Arleq. Je ne le suis plus, votre ami : vous m'avez trompé; et c'est d'autant plus affreux que je ne vivais que pour vous croire. Comment! vous qui me parliez toujours de voire tendresse pour moi, vous qui étiez toujours pendue à mon bras on à mon cou, vous faisiez semblant de m'ai

mer pour mieux nie trahir! vous m'embrassiez pour m'empêcher d'y voir clair ! Voilà ce qui m'indigne le plus ; car je ne parle pas de mariage, ce n'est rien cela auprès de l'amour.

AïKiivr. Eh bien!... (A pari.) Non, je serai fidèle à ma bieuraitrice. ( Haut. ) Je vous demande, je vous supplie de suspendre votre colère ; je me justifierai, soyez-en sûr ; et vous serez alors...

Mil.i-o., avec colère. Comment vous serait-il possible de vous justifier? Vous sortez sans vouloir me dire où vous allez ; un domestique apporte cette lettre ; il me recommande ite vous la donner en secret... Vous venez de l'entendre, cette lettre; elle est claire; il n'y a pas une seule phrase, pas un seul mot qui ne dise intelligiblement que vous êtes une infidèle. Elle est bien pour vous, cette lettre ; voilà votre nom, le voilà ; je le vois, je le lis ; je n'ai pas le bonheur d'être aveugle. M. Lélio vous y donne un rendez-vous, où vous avez couru, même avant de le recevoir; car vous venez de chez M. Lélio , j'en suis sûr, je le sais, je l'ai vu, je vous ai suivie. Osez m'assurer que vous ne venez pas de chez M. Lélio !

Argen i. Je ne veux pas vous mentir ; il est vrai que je viens de parler à M. Lélio : mais ...

Arleq , au désespoir. Et pourquoi me le dire? je n'en étais pas sûr.

Argent. Écoutez-moi.

Arleo., furieux. Je ne veux rien entendre ; je veux m'en aller, je veui vous quitter... Mon parti est pris, ma colère est passée. Je n'en ai plus de colère, parce que je n'ai plus d'amour ; je suis de sang-froid... Mais comme je me sens le plus fort désir de meurtrir ce visage-là, qui est In cause de tons mes chagrins, vous sentez bien qu'il faut que je m'en aille.. Vous sentez bien... (Jrgentine, effragée s'éloigne ; il la prend par le bras, et la ramène fortement à lui.) N'ayez pas peur, je sais me posséder.. Je ne suis plus votre mari, je suis votre anii, votre meilleur ami, et je vous parle comme un ami... Je vous abhorre, je vous déteste, je vous méprise, je ne puis pins soutenir votre vue, je ne peux plus vous regarder sans me dire : Voilà une femme qui en aimait deux, et qui leur faisait croire qu'ils étaient un. Séparons-nous dès ce moment. Restez ici, gardez vos en- fants ; je ne pourrais jamais les embrasser sans vous pleurer ; j'aime encore mieux renoncer à les embrasser. Gardez tout le bien ; il vient de vous; il me serait odieux. Je n'ai besoin de rien, je ne veux rien, je n'emporterai rien que mon cœur ; et comme, si je vous parlais plus longtemps, je vous le laisserais peut-être, je vous quitte pour jamais.

Argent, court après. Mon ami...

Arleq., la repoussant. Laissez-moi ; je ne vous crois plus.

SCÈNE XIII.

ARGENTINE, seule.

Malheureuse ! Que devenir? que faire? Il me croit coupable ; et je ne puis... Courons nous jeter aux pieds de mademoiselle Rosalba, elle aura pitié des maux qu'elle me cause ; elle ira me justifier elle-même aux yem de mon mari ; c'est a elle... Mais la voici.

SCÈNE XIV.

ARGENTINE, ROSALRA.

Argent. Mademoiselle.

Rosal. Je viens de rencontrer ton mari.

Argent, où allait-il?

Kos.v i.. Chez mon père. Je lui ai donné moi-même ce petit contrat que j'ai fait faire pour lui, selon tes intentions ; mais à peine m'a-t-il regardée , il a pris le papier d'un air égaré, et a poursuivi son chemin sans me parler. Hé quoi! tu pleures, ma chère Argentine! y n'est-il donc arrivé? Réponds-moi vite.

Arge.nt. Le plus affreux des malheurs. M. Lélio vous a écrit, comme à l'ordinaire, sous mon adresse. Mon mari a reçu la lettre ; il nie croit coupable ; il m'abandonne : et je n'ai pas trahi votre secret.

f'.osa L . O ciel ! que me dis-tu ? Arlequin va chez mon père ; je le connais,il lui dira tout ; et mon père sera plus irrité que jamais contre Lélio. Peut-être même soupçonnera-t-il la vérité, et rien alors ne pourra le fléchir... Ma chère amie, pardon, pardon, mille fois, mon amie. Je ressens toute ta douleur ; et je me perdrai, s'il le faut, alin de te justifier : mais je te supplie, je te conjure d'attendre ici que je revienne te parler.

( Elle sort précipitamment.)

SCÈNE XV.

ARGENTINE, seule.

Et lui... reviendra-t-il?... irai-je le chercher? Il reviendra, j'ensuis sûre ; mon cœur me le dit, et mon cœur ne m'a jamais trompée toutes les fois qu'il m'a parlé de lui... Attendons... Je suis au supplice... Mes enfants, revenez; mes pauvres enfants, venez embrasser cl consoler votre mère.

(Les deux enfants reviennent.)

SCÈNE XVI.

ARGENTINE, LES DEUX ENFANTS.

Le Cad. Ah ! maman, qu'avez-vous donc? Vous pleurez comme quand j'ai été malade.

L'aÎnÉ. Ma chère maman, avez-vous du chagrin?

Argent. (Elle pleure.) Won, mes enfants; non, mos bons enfants : ce n'est rien ; cela se passera.

L'aÎnÉ. Nous avons entendu mon papa qui grondait bien fort. Est-ce lui qui vous fait pleurer comme cela ?

( Ici Arlequin entre, cl Argentine continue sans le voir. )

SCÈNE XVII.

ARLEQUIN, ARGENTINE, LES DEUX ENFANTS.

Arce.nt. Vous savez bien que jamais aucun chagrin ne peut me venir par votre papa : au contraire, c'est toujours lui qui les dissipe.

I.scad Ali! le voilà. (Il court à lui.) Venez donc vite, mou papa; maman pleure, et elle dit que vous seul pouvez la consoler.

Arleq., les repoussant tout doucement. Laissez-moi, laissez-moi.

L'AiM-;. Ab ! mon frère, comme il a du chagrin ! (Ils se retirent tous deux un fond du théâtre, et g restent pendant toute la scène d'Arlequin et de sa femme.)

Arleo. Madame, vous êtes fâchée de me revoir; je le suis plus que vous : imis comme j'ai le projet de vous oublier entièrement, je viens vous rendre tout ce qui pourrait me rappeler que nous nous sommes aimés. î // déboulonne son habit, et ouvre un petit sac qui lui pend an cou. ) Tout est dans ce petit sac ; je l'avais mis là (il montre son cœur\ pour que tout ce que nous nous étions donné fût ensemble. Je vais vider le sac devant vous, afin que vous n'imaginiez pas que je garde quelque chose. (// tire un portrait.) Voici d'abord votre portrait : il n'a pas changé comme vous ; il est toujours joli : il vous ressemblait encore ce matin, mais il ne vous ressemble plus. Le voilà, madame. (Il le pose sur une table, et th-e nn. papier plié.] Voici le premier billet que vous m'avez écrit, que Scapin me vola, et que j'eus le bonheur de rattraper. Le voilà, madame, je vous le rends; je n'aime pas à vivre avec les menteurs. (// tire un bouquet .flétri.) Voici encore un vieux bouquet de violettes que je vous donnai le premier jour où je vous fis ma déclaration. Après l'avoir porté tonte la journée, vous le jetâtes le soir; j'allai le ramasser... Tenez, il sent encore bon... Je n'aurais jamais cru que ces violettes-là dureraient plus que votre amour Les voilà, madame. (// lui montre le sac.) Il n'y a plus rien ; regardez. Ce petit sac, qui avait été des années à se remplir, s'est vidé dans une minute. J'ai tout rendu. Ah ! j'oubliais ce qui doit vous être le plus cher... la lettre de M. Lélio, et puis encore un contrat que mademoiselle Rosalba vient de me donner ; car c'est sûrement pour vous ce contrat-là.

Argent. Non ; il est à vous.

Arleq. A moi ! Qu'est-ce que cela veut dire ?

Argent. J« vais vous l'expliquer, quoique ce ne soit pas le moment. Mademoiselle Rosalba a voulu me donner ce matin quinze mille francs, je lui ai demandé que ce don fût pi ur vous seul : c'e:t le contrat que vous tenez.

Arleo-, jetant le contrat. Je n'en veux point. Avez-vous imaginé que je recevrais d'une main les lettres de M. Lélio, et de l'autre, des présents pour me consoler? Avez-vous cru me dédommager avec de l'argent, de votre cœur que vous m'avez ôté? Non, madame, non; personne n'est assez riche pour me payer ce que vous m'avez volé.

Argent. Mon cœur est toujours à vous ; il n'a pas cessé d'être à vous. Je ne peux pas en dire davantage ; mais vous devriez me deviner.

Arleq. Vous deviner! cela était bon quand nous nous aimions : ce n'est que dans ce temps-là qu'on se devine.

Argent. Voulez-vous m'écouler un seul moment?

Arleq. Oh! parlez : votre ami M. Lélio s'est donné la peine d'écrire ma réponse à tout ce que vous direz.

Argent. Une femme assez malheureuse pour tromper son mari n'en vient pas au dernier crime sans lui avoir donné des sujets de plaintes moins graves : ce n'est qu'à force de négliger ses devoirs qu'elle parvient ' les oublier. Si j'étais capable de vous avoir trahi, avant d'en aimer un

autre j'aurai»cessé Je t'aimer toi-même, j'aurais repoussé tu tendresse, j'aurais chercbé à te refroidir. Et, réponds-moi, as-tu jamais remarqué la moindre diminution dans mon amour pour toi, dans mon désir de te plaire, dans mon chagrin de te quitter, dans mon plaisir de te revoir ? Rappelle-toi tous les instants de ma vie : en ai-je été nn seul sans te dire, sans te repéter, sans te prouver que je t'adore? Ton cœur peut-il m accuser. .. ?

Arleq. Il n'est pas question de mon cœur : ll ne vous accusera jamais. La vieille habitude qu'il a de vous croire fait qu'il me parle toujours pour vous... Mais je ne l'écoute pas. Voilà la lettre qui vous condamne; celte lettre est de M. Lélio; M. Lélio vous aime; vous vous cachez de moi pour aller voir M. Lélio : tout cela est clair... Et, tenez, M. Pandolfe lui-même, à qui je viens de tout raconter, parce que je ne peux pas garder mes chagrins, moi ; M. Pandolfe a été plus affligé que surpris, il m'a dit que M. Lélio s'amusait à être l'amoureux de toutes les femmes qu'il voyait. Car il ne faut pas que vous vous imaginiez être la seule que M. Lélio adon; : il se moque de vous tout comme des autres. Il en aime peut-être dix dans ce moment-ci ; et cette lettre-là a servi pour une douzaine. Sans aller plus loin, M. Pandolfe m'a dit qu'il avait un peu tourné la tête à mademoiselle Rosalba.

Argent. Et vous pensez que j'aurais été capable d'enlever nn amant à mademoiselle Rosalba, à ma bienfaitrice, à celle à qui je dois tout! Vous imaginez que j'aurais sacrifié ma tendresse pour toi, mon bonheur, mon repos, pour avoir le plaisir de chagriner mademoiselle Rosalha! Non, mon ami, l'amitié seule m'aurait défendue : mais je l'étais assez par mon nvxir, qui est aussi vif, aussi tendre qu'au premier jour de mitre mariage. Il est possible qu'une femme trompe son époux, mais elle ne peut pas tromper son amant : l'amour est une sauve garde encore pins sflre quo la vertu. Mon ami, je suis innocente, puisque je t'aime, puisque je t'adore, puisque je préfère la mort à ton indifférence... Réponds-moi... A quoi penses-tu ?

Arleq., la regardant. Je pense qu'il serait bien dommage que la fausseté eut ce visage-là.

Argent. Livre-toi au mouvement de ton cœur; reviens à moi, reviens à celle qui n'a pas cessé d'être à toi. Je ne me releve pas que tu ne m'aies pardonné. (Elle tombe à ses genoux; les deux enfants accourent, et se mettent aussi à ses genoux. )

Les Ekf. Ah ! mon papa, pardonnez à notre maman !

(Arlequin , ému, relève sa femme, et se met ù genoux.)

Aiii.eo. C'est à toi de me pardonner d'avoir pu te croire coupable.

LES ENF.-, à leur mère, Alt! mamau, pardonnez à notre papa !

Argent. (Elle l'embrasse.) Enfin, me voilà heureuse! Mon ami, je te promets qu'il ne te restera pas le moindre nuage; je jure que tout sera éclairci...

Arleq. Tout l'est, puisque tu m'as embrassé.

(Il remet dans son sac tout ce qu'il en avait ôié.)

AnGxyr. Non, mon ami; j'exige de toi que tu ne me quittes pas une aeule minute jusqu'au moment de ma justification... Maif voici mademoiselle Rosalba. Comme elle est agitée! Eh ! mademoiselle qu'allez-vous nous apprendre?

SCÈNE XVIII.

ROSALRA, ARLEQUIN', ARGENTINE, LES DEUX ENFANTS.

Rosal. Qu'il ne manque plus rien à mon bonheur. Laisse-moi reprendre baleine ; je ne me possède pas de joie.

Argent. Je brûle d'apprendre...

Rosal. Ma tendresse pour toi pouvait seule me donner le courage que je viens d'avoir. En te quittant, j'ai couru chez mon père; Arlequin sortait ; il lui avait tout dit, car mon père, irrité, donnait à i.riio des noms qu'il est loin de mériter. Je me suis précipitée à ses pieds : CVst moi, nie suis-je écriée, c'est moi qui l'ai épousé ; je suis sa femme... La femme de qui? a-t-il dit en me repoussant .. La femme de Lélio. A ces paroles, mes forces m'ont abandonnée, mais non pas mon père; il m'a relevée avec fureur et tendresse ; ses mains tremblaient et n'osaient pas presser les miennes ; il semblait avoir peur de me pardonner. J'ai profité de l'instant , j'ai tout avoué ; je lui ai dit que je portais dans mon sein le gage de notre union, que cet enfant était le sien, et qu'il lui demandait, par ma vois, la permission de naître pour l'aimer. Mon amie, cette idée a fait évanouir sa colère ; il est resté un moment incertain sur ce qu'il allait dire. Mes yeux étaient fixés sur les siens, mon cœur battait de toute sa force ; je le regardais sans parler, il me regardait de même ; enfin ce silence a lini par un torrent de larmes qu'il retenait depuis longtemps. Dus que je l'ai vu pleurer, j'ai senti qu'il allait pardonner ; je me suis élancée à son cou ; et les premiers mots que sa bouche a prononcés, en se pressant sur mon visage, ont été : Ma fille, je te pardonne.

Argent., embrassant Rosalba avec transport. Ah! rien ne manque à mon bonheur.

Rosal. Venez, mes amis, venez avec moi : je cours chercher Lélio ; je vais le conduire aux pieds de mon père. Soyez les témoins d'une félicité que je dois à ma chère Argentine.

Arleq Mais je n'entends pas bien tout cela. M. Lélio est donc le mari de mademoiselle Rosalba?

Argent. Voilà ce grand secret que j'avais promis de te cacher. De peur qu'il ne fût découvert, je recevais sous mon adresse les lettres de M. Lélio pour sa femme. Celle d'aujourd'hui...

Ari.eq. Chut ! chut ! je comprends tonte ma méprise : je ne me la pardonnerais pas si j'avais eu besoin d'explication pour me raccommoder avec toi. (Il embrasse Argentine, et puis il prend par la main ses deux enfants.)Mes enfants, vous vous marierez un jour : si vous avez le bonheur, comme moi, de trouver une honnête femme, souvenez-vous qu'il faut toujours la croire plus qne vos propres yeux ; sans cela, point de bon ménage.

Fin du Bon Ménage.