Discussion utilisateur:Zyephyrus/Juillet 2010/Aristote, La Politique, Barthelémy, fragment, test OCR

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POLITIQUE D'AMSTOTE.

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§ 7. L'association première de plusieurs familles, mais formée en vue de rapports qui ne sont plus quo- tidiens, c'est le village, qu'on pourrait bien justement nommer une colonie naturelle de la famille; car les individus qui composent le village ont, comme s'expri- ment d'autres auteurs, « sucé le lait de la famille »; ce sont ses enfants et « les enfants de ses enfants ». Si les premiers États ont été soumis à des rois, et si les grandes nations le sont encore aujourd'hui, c'est que ces États s'étaient formés d'éléments habitués à l'au- torité royale, puisque dans la famille le plus âgé est un véritable roi; et les colonies de la famille ont filia- lement suivi l'exemple qui leur était donné. Homère a donc pu dire

Chacun a part gouverne en inaih'e

Ses femmes et ses fils.

Dans l'origine, en effet, toutes les familles isolées se gouvernaient ainsi. De là encore cette opinion com- mune qui soumet les dieux à un roi; car tous les peu- ples ont eux-mêmes jadis reconnu ou reconnaissent encore l'autorité royale, et les hommes n'ont jamais manqué de donner leurs habitudes aux dieux, de même qu'ils les représentent à leur image.

§ T. Une colonie naturelle de la Voir liv. II, chap. i, § 5. No

famille. Il y a dans le texte une sorte de jeu de mots entre «,colo- nie et « famille, deux mots qui, en grec, viennent l'un et l'au- tre du même radical. Notre langue e no m'a pas permis un rapproche- ment analogue. Cicéron a imité ou copié ceci, Des Lois, liv. III, chap. !v. Les grandes nations.

mère, Odyssée, IX, 114, 115. Aris- tote rappelle encore ce vers dans la Morale, liv. X, eh. x,§13,page 472 de ma traduction, et l'applique aux Cyclopes. Platon cite aussi ce vers et ceux qui précèdent dans les Lois, liv. IJI, page 141, trad. de M. Cousin; tout ce passage de Platon a inspiré son disciple. Vue 190 sur 729


LIVRE I, CHAPITRE I.

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§ 8. L'association de plusieurs villages forme un État complet, arrivé, l'on peut dire, à ce point de se suffire absolument à lui-même, né d'abord des be- soins de la vie, et subsistant parce qu'il les satisfait tous.

Ainsi l'État vient toujours de la nature, aussi bien que les premières associations, dont il est lafin dernière; car la nature de chaque chose est précisément sa fin; et ce qu'est chacun des êtres quand il est parvenu à son entier développement, on dit que c'est là sa nature pro- pre, qu'il s'agisse d'un homme, d'un cheval, ou d'une fa- mille. On peut ajouter que cette destination et cette fin des êtres est pour eux le premier des biens; et se suffire à soi-même est à la fois un but et un bonheur. § 9. De là cette conclusion évidente, que l'État est un fait de na- ture, que naturellement l'homme est un être sociable, et que celui qui reste sauvage par organisation, et non par l'effet du hasard, est certainement, ou un être dégradé, ou un être supérieur à l'espèce humaine. C'est bien à lui qu'on pourrait adresser ce reproche d'Homère Sans famille, sans lois, sans foyer.

L'homme qui serait par nature tel que celui du poëte ne respirerait que la guerre; car il serait alors inca- pable de toute union, comme les oiseaux de proie. § 10. Si l'homme est infiniment plus sociable que les abeilles et tous les autres animaux qui vivent en troupe, § 8. Un Eta/, littéralement une étaMir son grand principe que la cité ». Voir plus haut, § 1. peur est l'origine de la société. § 9. !7Me;)'e sociable. Hobbes (M- Homère, Iliade, chant IX, vers 63. bertas, cap. t, § 2) blâme cette ex- § 10. Les abeilles. Hobbes s'est pression d'Aristote, et cherche à donné beaucoup de peine pour Vue 191 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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c'est évidemment, comme je l'ai dit souvent, que la nature ne fait rien en vain. Or, elle accorde la parole a l'homme exclusivement. La voix peut bien exprimer la joie et la douleur; aussi ne manque-t-elle pas aux autres animaux, parce que leur organisation va jusqu'à res- sentir ces deux anections et a, se les communiquer. Mais la parole est faite pour exprimer le bien et le mal, et, par suite aussi, le juste et l'injuste; et l'homme a ceci de spécial, parmi tous les animaux, que seul il conçoit le bien et le mal, le juste et l'injuste, et tous les sentiments de même ordre, qui en s'associant con- stituent précisément la famille et l'Etat.

§ 11. On ne peut douter que l'État ne soit naturel- lement au-dessus de la famille et de chaque individu; car le tout l'emporte nécessairement sur la partie, puisque, le tout une fois détruit, il n'y a plus de parties, plus de pieds, plus de mains, si ce n'est par une pure analogie de mots, comme on dit une main de pierre; car la main, séparée du corps, est tout aussi peu une main réelle. Les choses se dénnissenten général par les actes qu'elles ac- complissent et ceux qu'elles peuvent accomplir; dès que leur aptitude antérieure vient a cesser, on ne peut plus dire qu'elles sont les mêmes elles sont seulement com- prises sous un même nom. S tS. Ce qui prouve bien la né-

montrer contre Aristote(fM'er., cap. v,§ 5) toutes les différences de la société des abeilles et de celle des hommes. Hobbes se ren- contre avec Origène, qui reproche vivement à Ce'se (liv. IV, p. 418) d'avoir assimilé aux hommes les fourmis et les abeilles. La na- titre Ke/Ht< rien ett !'a C'est le

Aristote a toujours fait un grand usage. Voir )e Traité de l'Ame, liv. III, ch. )x, § 6, page 328 de ma traduction, et le Traité de la Jeunesse, ch.iv,§ i,pag'e 322 de ma traduction. Quel- ques commentateurs ont pré- tendu à tort que Cicéron avait imité ce passage, Des Lois, liv. I,

principe des causes finales (lont ch. xxn Vue 192 sur 729


LÏVREI, CHAPITRE t. 9

cessité naturelle de l'Etat et sa supériorité sur l'individu, c'est que, si on ne l'admet pas, l'individu peut alors se suffire à lui-même dans l'isolement du tout, ainsi que du reste des parties or, celui qui ne peut vivre en société, et dont l'indépendance n'a pas de besoins, celui-là ne saurait jamais être membre de l'État. C'est une brute ou un dieu.

§ 13. La nature pousse donc instinctivement tous les hommes à l'association politique. Le premier qui l'in- stitua rendit un immense service; car, si l'homme, parvenu à toute sa perfection, est le premier des ani- maux, il en est bien aussi le dernier quand il vit sans lois et sans justice. Il n'est rien de plus monstrueux, en effet, que l'injustice armée. Mais l'homme a reçu de la nature les armes de la sagesse et de la vertu, qu'il doit surtout employer contre ses passions mauvaises. Sans la vertu, c'est l'être le plus pervers et le plus féroce; il n'a que les emportements brutaux de l'amour et de la faim. La justice est une nécessité sociale; car le droit est la règle de l'association politique, et la déci- sion du juste est ce qui constitue le droit. Vue 193 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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Théorie de l'esclavage naturel. Opinions diverses pour ou contre l'esclavage; opinion personnelle d'Aristote; nécessité des instruments sociaux; nécessité et utilité du pouvoir et de l'obéissance. La supériorité et l'infériorité naturelles font les maîtres et les esclaves l'esclavage naturel est néces- saire. juste et utile; le droit de la guerre ne peut fonder l'esclavage. Science du maître; science de l'esclave. § 1. Maintenant que nous connaissons positivement les parties diverses dont l'État s'est formé, il faut nous occuper tout d'abord de l'économie qui régit les familles, puisque l'État est toujours composé de familles. Les éléments de l'économie domestique sont précisément ceux de la famille elle-même, qui, pour être complète, doit comprendre des esclaves et des individus libres. Mais comme, pour se rendre compte des choses, il faut soumettre d'abord à l'examen les parties les plus sim- ples, et que les parties primitives et simples de la famille sont le maître et l'esclave, l'époux et la femme, le père et les enfants, il faudrait étudier séparément ces trois ordres d'individus, et voir ce qu'est chacun d'eux et ce qu'il doit être. § 2. On a donc à considérer, d'une part, l'autorité du maître, puis, l'autorité con- jugale car la langue grecque n'a pas de mot parti- culier pour exprimer ce- rapport de l'homme et de § 2. La langue grecque n'a pas de pas en grec d'adjectif qui lui cor- mot particulier. En effet, le mot responde, non plus que le mot dont Aristote vient de se servir « père » un adjectif répond au pour rendre l'idée « d'époux n'a contraire spécialement au mot de

CHAPITRE II. Vue 194 sur 729


LIVRE J, CHAPITRE II.

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la femme, et enfin, la génération des enfants, notion à laquelle ne répond pas non plus un mot spécial. A ces trois éléments que nous venons d'énumérer, on pour- rait bien en ajouter un quatrième, que certains auteurs confondent avec l'administration domestique, et qui, selon d'autres, en est au moins une branche fort im- portante nous l'étudierons aussi c'est ce qu'on appelle l'acquisition des biens.

Occupons-nous d'abord du maître et de l'esclave, afin de connaître à fond les rapports nécessaires qui les unissent, et afin de voir en même temps si nous ne pourrions pas trouver sur ce sujet des idées plus satis- faisantes que celles qui sont reçues aujourd'hui. § 3. On soutient d'une part qu'il y a une science propre au maître et qu'elle se confond avec celle de père de famille, de magistrat et de roi, ainsi que nous l'avons dit en débutant. D'autres, au contraire, pré- tendent que le pouvoir du maître est contre nature; que la loi seule fait des hommes libres et des esclaves, « maître. Cependant Aristote se cite Athénée, liv. VI, p. 263, le

contredit lui-même en nommant la puissance paternelle d'un ad- jectif dérivé du mot « père. » Voir plus bas, même livre, ch. v,

~1.

§ 3. En débutant, voir plus haut, ch. i, § 2. Il s'agit probablement de Platon. Au contraire. Il y avait donc des protestations con- tre l'esclavage du temps même d'Aristote; mais l'antiquité ne nous a pas conservé le nom des philo- sophes qui soutinrent ces doctri- nes philanthropiques. Phérécrate, poëte comique contemporain de Périclès, regrette dans un vers que

temps où il n'y avait pas d'escla- ves. Dans les fragments que nous a transmis Stobée (serm. CLXxiv, p. 600), Philémon, le poëte, et Mé- trodore, le philosophe, tous deux vivant au temps d'Aristote, sem- blent avoir été adversaires de l'es- clavage. Le premier rappelle au maître que son esclave, malgré sa position malheureuse, ne cesse pas d'être homme. L'autre, en recon- naissant que l'esclave est une pro- priété indispensable, ajoute que cette propriété est fort peu com- mode. Timée de Taurominium, au- t)'c <*nntpm~n)'a)n d'Aristote. as- Vue 195 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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mais que la nature ne met aucune différence entre eux; et même, par suite, que l'esclavage est inique, puisque la violence l'a produit.

§ 4. D'un autre côté, la propriété est une partie in- tégrante de la famille; et la science de la possession fait aussi partie de la science domestique, puisque, sans les choses de première nécessité, les hommes ne e sauraient vivre, ni vivre heureux. Il s'ensuit que, comme les autres arts, chacun dans sa sphère, ont be- soin, pour accomplir leur œuvre, d'instruments spé- ciaux, la science domestique doit avoir également les siens. Or, parmi les instruments, les uns sont inani- més, les autres vivants par exemple, pour le patron du navire, le gouvernail est un instrument sans vie, et le matelot qui veille à la proue, un instrument vi-

sure que chfz les Locriens et les Phocéens, l'esclavage, longtemps défendu par la loi, n'avait été au- torisé que depuis peu. Voir Athé- née, liv. VI, p. 263. Athénée re- marque aussi que, chez aucun peu- ple de !a Grèce, les esclaves n'ont porté leur nom véritable d'« es- claves ». Ici on les appelait « pé- nestes », là « hilotes », ailleurs, « clarotcs, bénéficiau'es ~ert~B- cicns », c'est-à-dire habitants des environs de la maison, etc. Callis- trate, un des plus anciens com- mentateurs d'Aristophane, assure que cet euphémisme avait été adopté pour adoucir, dans les mots du moins, le triste sort de ces mal- heureux. C'était bien aussi une sorte de protestation contre l'es- clavage. Théopompe, historien contemporain d'Aristote, rapporte

(Athénée, liv. VI, p. 265) que les Chiotes introduisirent les premiers parmi les Grecs l'usage d'acheter des esclaves, et que Foracte de Delphes, instruit de ce forfait, dé- clara crue les Chiotes s'étaient at- tiré )a colère des dieux. Ici ce se- rait une espèce de protestation divine contre cet abus de la force; mais il ne paraît pas que les Grecs l'aient connue ou en aient tenu compte. Il résulte de tout ceci quête principe de l'esclavage au )V siècle avant J.-C., n'était pas admis sans contestation; c'est qu'en effet, la liberté est plus vieille que la ser- vitude. Aristote lui-même eut bien soin à sa mort d'assurer par testa- ment la liberté de ses esclaves.Voir Oio~no de Laêrte, liv. V, p. 169 et 170. Voir aussi Platon, Lois, liv. V), p. 360, trad. de M. Cousin. Vue 196 sur 729


LIVRE I, CHAPITRE II.

tion.

vaut, l'ouvrier, dans les arts, étant considéré comme un véritable instrument. D'après le même principe, on peut dire que la propriété n'est qu'un instrument de l'existence, la richesse une multiplicité d'instru- ments, et l'esclave une propriété vivante; seule- ment, en tant qu'instrument, l'ouvrier est le pre- mier de tous. § 5. Si chaque instrument, en effet, pou- vait, sur un ordre reçu, ou même deviné, travailler de lui-même, comme les statues de Dédale, ou les tré- pieds de Vulcain, « qui se rendaient seuls, dit le poëte, aux réunions des dieux »; si les navettes tissaient toutes seules; si l'archet jouait tout seul de la cithare, les entrepreneurs se passeraient d'ouvriers, et les maîtres, d'esclaves. Les instruments, proprement dits, sont donc des instruments de production; la propriété au contraire est simplement d'usage. Ainsi, la navette produit quelque chose de plus que l'usage qu'on en fait; mais un vêtement, un lit, ne donnent que cet usage même. § 6. En outre, comme la production et l'usage diffèrent spécinquement, et que ces deux choses ont des instruments qui leur sont propres, il faut bien que les instruments dont elles se servent aient entre eux

§ 5. Les statues de Dédale. Le vement des Anim., ch. vu, § 6, 11

grand mérite de Dédale fut d'avoir tenté d'exprimer le mouvement dans ses statues, de leur avoir ou- vert les jambes, décollé les bras du corps, etc. Ce fut un immense pro- grès sur la statuaire égyptienne. Voir Diodore, livre IV, p. 2'!6. Platon parle de ce talent de Dé- dale, Euthyphron,trad. de M.Cou- sin, tome 1, p. 37, et Ménon, t. VI, p. 223. Voir aussi Aristote, Mou-

Vulcain. Iliade, XVIII, 376. Instruments de production. sim- plement d'usage. On peut voir sur cette distinction divers passages d'Aristote, Mor. à Nicom., liv. VI, 3, 1, p. 201 de ma traduction. Grande Mor. liv. I, ch. m, § 3, p. 20 de ma trad.– Traité du mou- vement des Animaux, ch. vn, § 5, n., page 261 de ma traduc- Vue 197 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTH.

t-i

une différence analogue. La vie est l'usage, et non la production des choses; et l'esclave ne sert qu'à facili- ter tous ces actes d'usage. Propriété est un mot qu'il faut entendre comme on entend le mot partie la par- tie fait non-seulement partie d'un tout, mais encore elle appartient d'une manière absolue à une chose au- tre qu'elle-même. Et pareillement pour la propriété le maître est simplement le maître de l'esclave, mais il ne tient pas essentiellement à lui; l'esclave, au con- traire, est non-seulement l'esclave du maître~ mais en- core il en relève absolument. § 7. Ceci montre nette- ment ce que l'esclave est en soi et ce qu'il peut être. Celui qui, par une loi de nature, ne s'appartient pas à lui-même, mais qui, tout en étant homme, appartient à un autre, celui-là est naturellement esclave. Il est l'homme d'un autre, celui qui en tant qu'homme de- vient une propriété; et la propriété est un instrument d'usage et tout individuel.

§ 8. Il faut voir maintenant s'il est des hommes ainsi faits par la nature, ou bien s'il n'en existe point; si, pour qui que ce soit, il est juste et utile d'être es- clave, ou bien si tout esclavage est un fait contre na- ture. La raison et les faits peuvent résoudre aisément ces questions. L'autorité et l'obéissance ne sont pas seulement choses nécessaires elles sont encore choses éminemment utiles. Quelques êtres, du moment même § 7. Naturellement esclave. Cicé- « quum ii sunt aiterius qui sui l'on, dans le !II<' livre de la Répu- « possunt esse ». Devient une Nique, cité par Nonnius au mot propriété. L'esclave était si bien une / admet implicitement chose, une propriété, qu'il pouvait le même principe « Est enim, in- servir d'hypothèque. VoirBœckh, « quit, genus injustœ servitutis Econ. pol. des Athén., t. I, p. 122. Vue 198 sur 729


LtVREl.CHAPn'REM.

):') ~r)

qu'ils naissent, sont destinés, les uns a, obéir, les autres à commander, bien qu'avec des degrés et des nuances très-diverses pour les uns et pour les autres. L'autorité s'élève et s'améliore dans la même mesure que les êtres qui l'appliquent ou qu'elle régit. Elle vaut mieux dans les hommes que dans les aninaux, parce que la perfec- tion de l'œuvre est toujours en raison de la perfection des ouvriers; et une œuvre s'accomplit partout ou se rencontrent l'autorité et l'obéissance. §9. Ces deux éléments d'obéissance et de commandement se retrou- vent dans tout ensemble, formé de plusieurs choses arrivant à un résultat commun, qu'elles soient d'ail- leurs séparées ou continues. C'est là une condition que la nature impose à tous les êtres animés; et l'on pour- rait même découvrir quelques traces de ce principe jusque dans les objets sans vie telle est, par exemple, l'harmonie dans les sons. Mais ceci nous entraînerait peut-être trop loin de notre sujet.

§ 10. D'abord, l'être vivant est composé d'une âme et d'un corps, faits naturellement l'une pour comman- der, l'autre pour obéir. C'est là du moins le vœu de la nature, qu'il importe de toujours étudier dans les êtres développés suivant ses lois régulières, et non point dans les êtres dégradés. Cette prédominance de l'âme est évidente dans l'homme parfaitement sain d'esprit et de corps, le seul que nous devions examiner ici. Dans les § 9. Trop loin de notre sujet, mot l'ait le véritable pour ce pas- à mot Exotérique. Je ne pense sage. Voir M. Ravaisson, de la pas que le mot employé soit ici tel- Métaphysique d'Aristote, I, 201. lement spécial, qu'il ne puisse re- Le de la nature. Rous- prendre son sens ordinaire, « d'ex- seau a pris ceci pour épigra- térieur, d'étranger » a l'objet dont phe de son fameux Discours sur on parle. Ce dernier sens me pa- l'Inégalité. Vue 199 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTH.

le

hommes corrompus ou disposés à l'être, le corps sem- ble parfois dominer souverainement l'âme_, précisément parce que leur développement irrégulier est tout à fait contre nature. § H. Il faut donc, je le répète~ recon- naître d'abord dans l'être vivant l'existence d'une au- torité pareille tout ensemble et à celle d'un maître et a celle d'un magistrat l'âme commande au corps comme un maître à son esclave; et la raison~ à l'ins- tinct, comme un magistrat, comme un roi. Or, évi- demment on ne saurait nier qu'il ne soit naturel et bon pour le corps d'obéir à l'âme; et pour la partie sen- sible de notre être, d'obéir à la raison et à la partie in- telligente. L'égalité ou le renversement du pouvoir entre ces divers éléments leur serait également funeste à tous. § 12. Il en est de même entre l'homme et le reste des animaux les animaux privés valent naturel- lement mieux que les animaux sauvages; et c'est pour eux un grand avantage, dans l'intérêt même de leur sû- reté, d'être soumis à l'homme. D'autre part, le rapport des sexes est analogue; l'un est supérieur à l'autre celui-là est fait pour commander,et celui-ci, pour obéir. § 13. C'est là aussi la loi générale qui doit nécessai- rement régner entre les hommes. Quand on est infé- rieur à ses semblables autant que le corps l'est à l'âme~, la brute, à l'homme~ et c'est la condition de tous ceux

gl3.jEn.tfe les hommes. Voilà le principe même de l'esclavage sui- vant Aristote. 11 est à remarquer qu'Aristote est le seul philosophe de l'antiquité qui ait cherché à se rendre compte du grand fait de l'esclavage, base de la société grec- que, comme il le fut plus tard de la société romaine.

De nos jours, les défenseurs de l'esclavage n'ont pas d'autres ar- guments que ceux du philosophe grec. L'Angleterre, en émancipant, en 1833, tous les nègres de ses co- lonies, a frappé l'esclavage à mort. On peut espérer qu'avant la fin de ce siècle, cet odieux abus aura com- plétement disparu. Vue 200 sur 729


LIVRE I, CHAPITRE II

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chez qui l'emploi des forces corporelles est le seul et le meilleur parti à tirer de leur être, on est esclave par nature. Pour ces hommes-la, ainsi que pour les autres êtres dont nous venons de parler, le mieux est de se sou- mettre à l'autorité du maître; car il est esclave par nature, celui qui peut se donner a un autre; et ce qui précisément le donne à un autre, c'est qu'il ne peut aller qu'au point de comprendre la raison quand un au- tre la lui montre mais il ne la possède pas par lui- même. Les autres animaux ne peuvent pas même com- prendre la raison, et ils obéissent aveuglément à leurs impressions. § 14. Au reste, l'utilité des animaux pri- vés et celle des esclaves sont à peu près les mêmes les uns comme les autres nous aident, par le secours de leurs forces corporelles, à satisfaire les besoins de l'exis- tence. La nature même le veut, puisqu'elle fait les

§ 14. Celle des excton'M. Ces prin- cipes de l'antiquité sur l'esclavage étaient encore vivants, il y a quel- ques années, dans nos colonies et dans une portion des États-Unis. Le noir n'y était précisément qu'une bête de somme à forme humaine.

Grégoire (de la Domest., p. 24) prétend qu'Aristote s'éloigne ici des maximes de son maître. Mais je ne vois pas que Platon ait ja- mais formellement proscrit l'es- clavage. La nature même. Théo- gnis de Mégare, antérieur à Aris- tote de 250 ans, exprime la même pensée dans deux vers de ses Maximes, v. 547. La nature a du reste beaucoup mieux servi les maîtres modernes que les anciens. La couleur de la peau est un signe

auquel nul ne peut se méprendre, et qui donne dans la meilleure par- tie du nouveau monde le critérium infaillible qu'Aristote semble re- gretter. Plusieurs auteurs moder- nes lui ont reproché ces étranges principes; mais ce qui est étrange, ce n'est pas qu'Aristote les dé- fende c'est que nos gouverne- ments, à l'exception d'un seul, les aient appliqués et maintenus si longtemps. Il est évident du reste que le philosophe grec est fort loin d'être un partisan exclusif de l'es- clavage il ne trou ve pas que ceux qui l'attaquent aient complétement tort. On peut voir d'ailleurs pour la justification d'Aristote un pas- soge assez formel du livre IV (7), ch. ;x, § 9, où il veut qu'on affran-

chissc souvent les esclaves Vue 201 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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corps des hommes libres dinérents de ceux des esclaves, donnant à ceux-ci la vigueur nécessaire dans les gros ouvrages de la société, rendant au contraire ceux-là incapables de courber leur droite stature à ces rudes labeurs, et les destinant seulement aux fonctions de la vie civile, qui se partage pour eux entre les occupa- tions de la guerre et celles de la paix.

§ 15. Souvent, j'en conviens, il arrive tout le con- traire les uns n'ont d'hommes libres que le corps, comme les autres n'en ont que l'âme. Mais il est cer- tain que, si les hommes étaient toujours entre eux aussi différents par leur apparence corporelle qu'ils le sont des images des dieux, on conviendrait unanimement que les moins beaux doivent être les esclaves des au- tres et si cela est vrai en parlant du corps, à plus forte raison le serait-ce en parlant~de l'âme; mais la beauté de l'âme est moins facile à reconnaître que la beauté corporelle.

Quoi qu'il en puisse être, il est évident que les uns sont naturellement libres et les autres naturellement esclaves, et que, pour ces derniers, l'esclavage est utile autant qu'il est juste.

§ 16. Du reste, ont nierait difficilement que l'opi- nion contraire renferme aussi quelque vérité. L'idée d'esclavage et d'esclave peut s'entendre de deux fa-

§ 15. Lcs esclaves des autres. Voir une pensée analogue dans le Poli- tique de Platon, p. 455, trad. de M. Cousin. Naturellement escla- ves. Montesquieu, Esprit des Lois, liv. XV, cit. vu, ne trouve pas qu'Aristote ait bien prouvé les principes qu'il adopte sur l'escla-

vage. Ceux que Montesquieu lui- même établit sont-ils satisfaisants? Rousseau, Contrat Social, liv. I, ch. i!, n'a pas bien compris ce pas- sage d'Aristote. Il croit, mais à tort, qu'Aristote veut dire seule- ment que certains hommes nais- sent dans l'esclavage. Vue 202 sur 729


LIVRE I, CHAPITRE II.

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çons on peut être réduit en esclavage et y demeurer par la loi, cette loi étant une convention par laquelle celui qui est vaincu a la guerre se reconnaît la pro- priété du vainqueur. Mais bien des légistes accusent ce droit d'illégalité, comme on en accuse souvent les orateurs politiques, parce qu'il est horrible, selon eux, que le plus fort, par cela seul qu'il peut employer la violence, fasse de sa victime son sujet et son esclave. § 17. Ces deux opinions opposées sont soutenues également par des sages. La cause de ce dissentiment et des motifs allégués de part et d'autre, c'est que la vertu a droite quand elle en a le moyen, d'user, jusqu'à un certain point, même de la violence, et que la vic- toire suppose toujours une supériorité, louable à certains égards. H est donc possible de croire que la force n'est

§ 16. Réduit en esclavage. de- meurer. Les deux mots dont se sert Aristote ont entre eux une assez grande ditrérence. Le premier si- gnifie l'homme qui, de droit, par infériorité naturelle, doit être es- clave, selon lui; le second dé- signe l'esclave de fait, celui qui réellement est en esclavage, qu'il soit ou non destiné à l'être par son organisation. Une cottMMtt'Ot. Athénée (liv. VI, p. 253) cite, d'a- près l'historien Arehémaque, une convention pareille entre une co- lonie deBéotienset de Thessaliens. Hobbes (~npert'um, capp. vnctix) fonde l'esclavage sur la guerre. Grotius avait également admis ce principe, que presque tous les pu- blicistes jusqu'à Montesquieu ont professé, parce qu'ils accordaient au vainqueur le droit de vie et de

mort sur le vaincu. Dans l'anti- quité et surtout au temps d'Aris- tote, cette maxime inhumaine était reçue sans contestation et appli- quée dans toute sa rigueur. On pourrait en citer dans la guerre du Péloponëse plus de cent exem- ples. Après le combat on égorge toujours des prisonniers. Voir Thucydide, liv. I, ch. xxx; liv. II, ch. v, etc., etc., etc. Thucydide, témoin et peut-être acteur de ces atrocités, les rapporte aussi froi- dement qu'il décrit une manœuvre militaire, et sans y attacher plus d'importance.

gIT.De~~a~M.M. Gcettling pense qu'Aristote a ici en vue Platon et Pindare je ne sais si cette conjecture est bien plausible, ni sur quoi précisément elle s'appuie. Vue 203 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTM.

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jamais dénuée de mérite, et qu'ici toute la contestation ne porte réellement que sur la notion du droit, placé pour les uns dans la bienveillance et l'humanité, et pour les autres dans la domination du plus fort. Mais cha- cune de ces deux argumentations contraires est en soi également faible et fausse; car elles feraient croire toutes deux, prises séparément, que le droit de com- mander en maître n'appartient pas à la supériorité de mérite.

§ 18. Il y a quelques gens qui, frappés de ce qu'ils croient un droit, et une loi a bien touj ours quelque ap- parence de droit, avancent que l'esclavage est juste quand il résulte du fait de la guerre. Mais c'est se con- tredire car le principe de la guerre elle-même peut être injuste, et l'on n'appellera jamais esclave celui qui ne mérite pas de l'être autrement, les hommes qui semblent les mieux nés pourraient devenir esclaves, et même par le fait d'autres esclaves, parce qu'ils au- raient été vendus comme prisonniers de guerre. Aussi, les partisans de cette opinion ont-ils soin d'appliquer ce nom d'esclave seulement aux Barbares et de le ré-

§ 18. Les mieux nés. Il faut dis- tinguer entre « bien né ou noble » et libre. « Bien né, nobles, désigne l'homme né de parents libres, et qui a droit de l'être comme eux <( libre ne désigne que l'homme qui est libre de fait, quelle que fut d'ailleurs la condition de ses pa- rents. Hésyehius explique le mot de « noble » par « libre de race ». On pouvait donc fort bien être li- bre sans être noble, et récipro- quement.L'homme sans naissance, c'est l'homme qui n'est pas d'origi- ne libre, qui par sa naissance doit

être esclave. Dans le langage légal du Bas-Empire, on distingue soi- gneusement l'homme libre par naissance de l'affranchi. Voir plus bas, liv. III, ch. vu, § T.–tes parti- sans de cette opinion. Je pense qu'A- ristote veut désigner Platon, qui conseille aux Grecs de ne plus faire d'esclaves parmi eux, mais seule- ment parmi les Barbares, Rép., liv. V. p. 296, trad. de M. Cousin. Il faut se rappeler la tradition qui prétend que Platon lui-même avait été réduit quelque temps en escla- vage par l'odre d'un tyran. Vue 204 sur 729


LIVRE I, CHAPITRE Il.

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pudier pour leur propre nation. Cela revient donc à chercher ce que c'est que l'esclavage naturel; et c'est là précisément ce que nous nous sommes d'abord de- mandé.

§ 19. Il faut, de toute nécessité, convenir que cer- tains hommes seraient partout esclaves, et que d'autres ne sauraient l'être nulle part. Il en est de même pour la noblesse les gens dont nous venons de parler se croient nobles, non-seulement dans leur patrie, mais en tous lieux à leur sens, les Barbares, au contraire, ne peuvent être nobles que chez eux. Ils supposent donc que telle race est d'une manière absolue libre et noble, et qne telle autre ne l'est qué conditionnellement. C'est l'Hélène de Théodecte qui s'écrie

De la race des dieux de tous côtés issue,

Qui donc du nom d'esclave oserait lue flétrir?

Cette opinion revient précisément à fonder sur la supé- riorité et l'infériorité naturelles toute la différence de l'homme libre et de l'esclave, de la noblesse et de la

§ 19. Théodecte. 'Hug. Grotius, dans ses Morceaux choisis, cite, p. 144, trois fragments de Théo- decte.Théodecte était disciple et ami d'Aristote; outre ses tragédies, il avaitcomposé quelques ouvrages de politique,et Aristote lui avait dé- dié sa Rhétorique.V.Fabric.,t. Il, p. 19, Bibtioth. gr.BC.– JVo&tfS roture. Les mots de roture et de noblesse peuvent paraître bien modernes, en parlant des Grecs du temps d'Aristoto; mais je crois qu'ils rendent exactement la pen-

nouveaux peut-être, mais l'idée est bien vieille. La liberté dans la Grèce conférait une véritable no- blesse, héréditaire et exclusive, comme celle du moyen âge. Aris- tote définit lui-même, liv. II!, ch. ), § 7, ce qu'i) entend par «noblesses. C'est, dit-il, « un mérite de race ». Je ne crois pas que la noblesse hé- réditaire puisse revendiquer un autre droit que celui-là. Aristote ajoute, liv. VIII, ch. § 3 « La noblesse ne consiste que dans la vertu et la richesse des ancë-

sée de l'auteur. Les mots sont très.~ » Vue 205 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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roture. C'est croire que de parents distingués sortent des fils distingués, de même qu'un homme produit un homme, et qu'un animal produit un animal. Mais il est vrai que bien souvent la nature veut le faire sans le pouvoir.

§ 20. On peut donc évidemment soulever cette dis- cussion avec quelque raison, et soutenir qu'il y a des esclaves et des hommes libres par le fait de la nature; on peut soutenir que cette distinction subsiste bien réellement toutes les fois qu'il est utile pour l'un de servir en esclave, pour l'autre de régner en maître; on peut soutenir enfin qu'elle est juste, et que chacun doit, suivant le vœu de là nature, exercer ou subir le pou- voir. Par suite, l'autorité du maître sur l'esclave est également juste et utile; ce qui n'empêche pas que l'abus de cette autorité ne puisse être funeste à tous deux. L'intérêt de la partie est celui du tout; l'intérêt du corps est celui de l'âme; l'esclave est une partie du maître; c'est comme une partie de son corps, vivante, bien que séparée. Aussi entre le maître et l'esclave, quand c'est la nature qui les a faits tous les deux, il existe un intérêt commun, une bienveillance récipro- que il en est tout différemment quand c'est la loi et la force seule qui les ont faits l'un et l'autre. § 21. Ceci montre encore bien nettement que le pouvoir du maître et celui du magistrat sont très-dis- tincts, et que, malgré ce qu'on en a dit, toutes les au- § 20. Jï y a des e:ct La plu- dence que la suite du raisonne- part des manuscrits donnent un ment exige l'affirmation. Laphrase sens tout contraire en mettant la suivante prouve assez que c'est le négation « H n'y a pas d'escla- véritable sens de ce passage, dont ves ». Il me paraît de toute évi- l'ensemble d'ailleurs est fort clair. Vue 206 sur 729


LIVRE I, CHAPITRE II.

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torités ne se confondent pas en une seule l'une con- cerne des hommes libres, l'autre des esclaves par. nature l'une, et c'est l'autorité domestique, appar- tient a un seul, car toute famille est régie par un seul chef; l'autre, celle du magistrat, ne concerne que des hommes libres et égaux. § 22. On est maître, non point pnrce qu'on sait commander, mais parce qu'on a certaine nature; on est esclave ou homme libre par des distinctions pareilles. Mais il serait possible de former les maîtres à la science qu'ils doivent pratiquer tout aussi bien que les esclaves; et l'on a déjà professé nne science des esclaves à Syracuse, où, pour de l'ar- gent, on instruisait les enfants en esclavage de tous les détails du service domestique. On pourrait fort bien aussi étendre leurs connaissances et leur apprendre certains arts, comme celui de préparer les mets, ou tout autre du même genre, puisque tels services sont plus estimés ou plus nécessaires que tels autres, et que, selon le proverbe « Il y a esclave et esclave, il y a maître et maître )). S 23. Tous ces apprentissages for- ment la science des esclaves. Savoir employer des es- çlaves forme la science du maître, qui est maître bien

§21. En une seule. Voir le début de cet ouvrage, ch. i, § 2.

§ 22. On sait commander. Voir plus haut dans ce chapitre, § 3.– Syracuse. préparer les mets. La cuisine de Syracuse avait grande réputation. République de Platon, liv. 1)1, p. 141, trad. de M. Cou- sin. Il a esclave et esclave. Ce proverbe est tiré du Pancratiste de Philémon. Voir Suidas au mot « Pro. » M. MuIIer, dans les Do-

riens; t. II, ch. n,m et iv, a Montesquieu, Esprit des Lois,

réuni les plus précieux renseigne- ments sur l'état des esclaves parmi les races doriennes. Les mœurs des races ioniennes étaient en gé- néral beaucoup plus douces, beau- coup plus humaines. A Athènes, les esclaves ont été toujours bien mieux traités qu'à Sparte. Gré- goire, dans son ouvrage sur la Domesticité, si concis mais si plein, donne de curieux détails sur l'es- clavage antique, p. 6 et suiv. Voir Vue 207 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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moins en tant qu'il possède des esclaves, qu'en tant qu'il en use. Cette science n'est, il est vrai, ni bien étendue, ni bien haute elle consiste seulement à savoir commander ce que Jes esclaves doivent savoir faire. Aussi, dès qu'on peut s'épargner cet.embarras, on en laisse l'honneur à un intendant, pour se livrer à la vie politique ou à la philosophie.

La science de l'acquisition, mais de l'acquisition na- turelle et juste, est fort différente des deux autres sciences dont nous venons de parler, elle a tout à la fois quelque chose de la guerre et quelque chose de la chasse.

§ 24. Nous ne pousserons pas plus loin ce que nous avions à dire du maître et de l'esclave.

liv. XV, ch. v! et suiv., et l'exce]- science de l'acquisitiort. Voir plus lent opuscule de M. de Saint-Paul haut dans ce chapitre, § 2, et le sur l'esclavage antique. La chapitre suivant. Vue 208 sur 729


LIVRE I, CHAPITRE III.

M

CHAPITRE in.

Dc la propriété naturelle et artificielle. Théorie de l'acquisi- tion des biens; l'acquisition des biens ne regarde pas direc- tement l'économie domestique, qui emploie les biens, mais qui n'a pas a tes créer. Modes divers d'acquisition l'agricul- ture, le pacage, la chasse, la pèche, le brigandage, etc.; tous ces modes constituent l'acquisition naturette.–Le commerce est un mode d'acquisition qui n'est pas naturel; double va- leur des choses, usage et échange nécessite et utilité de la monnaie; la vente; avidité insatiable du commerce réproba- tion de l'usure.

§ 1. Puisque aussi bien l'esclave fait partie de la propriété, nous allons étudier, suivant notre méthode ordinaire, la propriété en général et l'acquisition des biens.

La première question est de savoir si la science de l'acquisition ne fait qu'un avec la science domestique, ou si elle en est une branche, ou seulement un auxi- liaire. Si elle en est l'auxiliaire, est-ce comme l'art de faire des navettes sert à l'art de tisser? ou bien comme l'art de fondre les métaux sert au statuaire ? Les ser- vices de ces deux arts subsidiaires sont en effet bien distincts là, c'est l'instrument qui est fourni; ici, c'est la matière. J'entends par matière la substance qui sert a confectionner un objet par exemple, la laine pour le fabricant, l'airain pour le statuaire. Ceci montre que l'acquisition des biens ne se confond pas avec l'admi- § 1. Notre méthode ordinaire. Voir plus haut, ch. ), § 3. Vue 209 sur 729


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nistration domestique, puisque l'une emploie ce que l'autre fournit. A qui appartient-il, en effet, de mettre en œuvre les fonds de la famille, si ce n'est à l'admi- nistration domestique ?

§ 2. Reste à savoir si l'acquisition des choses n'est qu'une branche de cette administration, ou bien une science à part. D'abord, si celui qui possède cette science doit connaître les sources de la richesse et de la propriété, on doit convenir que la propriété et la richesse embrassent des objets bien divers. En premier lieu, on peut se demander si l'art de l'agriculture, et en général la recherche et l'acquisition des aliments, est compris dans l'acquisition des biens, ou s'il forme un mode spécial d'acquérir. §3. Mais les genres d'ali- mentation sont extrêmement variés; et de là, cette multiplicité de genres de vie chez l'homme et chez les animaux, dont aucun ne peut subsister sans aliments. Par suite, ce sont précisément ces diversités-là qui diversifient les existences des animaux. Dans l'état sauvage, les uns vivent en troupes, les autres s'isolent, selon que l'exige l'intérêt de leur subsistance, parce que les uns sont carnivores, les autres frugivores, et les autres omnivores. C'est pour leur faciliter la re- cherche et le choix des aliments que la nature leur a déterminé un genre spécial de vie. La vie des carni- vores et celle des 'frugivores différent justement en ce qu'ils n'aiment point par instinct la même nourriture, et que chacun d'eux a des goûts particuliers. § 4. On en peut dire autant des hommes. Leurs modes d'existence ne sont pas moins divers. Les uns, dans un désœuvrement absolu, sont nomades sans peine et sans travail, ils se nourrissent de la chair des Vue 210 sur 729


LIVRE I, CHAPITRE III.

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animaux qu'ils élèvent. Seulement, comme leurs trou- peaux sont forcés, pour trouver pâture, de changer constamment de place, eux aussi sont contraints de les suivre; c'est comme un champ vivant qu'ils cultivent. D'autres subsistent de proie; mais la proie des uns n'estpas celledes autres pour ceux-ci, c'est le pillage; pour ceux-là, c'est la pêche, quand ils habitent le bord des étangs ou des marais, les rivages des fleuves ou de la mer; d'autres chassent les oiseaux et les bêtes fauves. Mais la majeure partie du genre humain vit de la culture de la terre et de ses fruits.

§ 5. Voici donc à peu près tous les modes d'existence où l'homme n'a besoin d'apporter que son travail per- sonnel, sans demander sa subsistance aux échanges ou au commerce: nomade, agriculteur, pillard, pêcheur ou chasseur. Des peuples vivent a l'aise en combinant ces existences diverses, et en empruntant a l'une de quoi remplir les lacunes de l'autre ils sont à la fois nomades et pillards, cultivateurs et chasseurs, et ainsi

§4.t7nchampetMMt~t')7sct' tivent. Cette expression si juste et si pittoresque mérite d'être re- marquée chez Aristote les ima- ges de ce genre sont fort rares. Voir plus loin, liv. V, ch. m, § 3. C'est le pt'Mf~e. Le b~gandage, le butin, comme Thucydide le re- marque (liv. I, eh. v), n'était pas chose déshonorante dans les pre- miers temps de la Grèce. A l'épo- que même où l'historien écrivait, quelques peuplades, à ce qu'il as- sure, conservaient encore cette coutume. On sait qu'elle reparut

par l'élite, de la société, par de hauts et puissants seigneurs, et même par des rois. Hobbes (Im- per., ch. v, § 2, et ch. xm, § 14) trouve que dans l'état de nature le brigandage est aussi honorable qu'utile « Est enim nihil aliud « prcedatio quam quod parvis co- « piis geritur beihun ». Le bri- gandage est. en effet alors une conquête au petit pied et tout in- dividuelle. Montesquieu attribue un peu trop exclusivement le bri- gandage à la privation de com- merce, Esprit das Lois; livre XX,

au moyen âge, mise en pratique ch. u Vue 211 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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des autres, qui embrassent le genre de vie que le besoin leur impose.

§ 6. Cette possession des aliments est, comme on peut le voir, accordée par la nature aux animaux aus- sitôt après leurnaissance, et tout aussi bien après leur entier développement Certains animaux, au moment même de la ponte, produisent en même temps que le petit la nourriture qui doit lui suffire jusqu'à ce qu'il soit en état de se pourvoir lui-même. C'est le cas des vermipares et des ovipares. Les vivipares portent pen- dant un certain temps en eux-mêmes les aliments des nouveau-nés; ce qu'on nomme le lait n'est pas autre chose. §7. Cette possession des aliments est également acquise aux animaux quand ils sont entièrement déve- loppés et il faut croire que les plantes sont faites pour les animaux, et les animaux, pour l'homme. Privés, ils le servent et le nourrissent; sauvages, ils contri- buent, si ce n'est tous, au moins la plupart, à sa subsis- tance et à ses besoins divers ils lui fournissent des vêtements et encore d'autres ressources. Si donc la na- ture ne fait rien d'incomplet, si elle ne fait rien en vain, il faut nécessairement qu'elle ait créé tout cela pour l'homme.

§ 8. Aussi la guerre est-elle encore en quelque sorte un moyen naturel d'acquérir, puisqu'elle comprend cette chasse que l'on doit donner aux bêtes fauves et § 6. ~ermt'por<. Aristote veut § 7. La nature ne fait rien en parler sans doute, comme l'a re- vain. Principe des causes iina- marqué Thurot, des vers d'insec- les dont Aristote fait le plus tes dont les œufs sont trop petits fréquent usage. Voir plus haut pour pouvoir être découverts à une pensée analogue, chapitre l'œH nu. § 10. Vue 212 sur 729


DVHH I, CHAPITRE 111.

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aux hommes qui, nés pour obéir, refusent de se sou- mettre c'est une guerre que la nature elle-même a faite légitime. Voila donc un mode d'acquisition naturelle, faisant partie de l'économie domestique, qui doit le trouver tout fait ou se le procurer, sous peine de ne point accu- muler ces indispensables moyens de subsistance sans Il lesquels ne se formeraient, ni l'association de l'État, ni l'association de la famille. § 9. Ce sont même là, on peut le dire, les seules véritables richesses; et les emprunts que le bien-être peut faire à, ce genre d'ac- quisition sont bien loin d'être illimités, comme Solon l'a poétiquement prétendu

L'homme peut sans limite augmenter ses richesses. t C'est qu'au contraire, il y a ici une limite comme dans tous les autres arts. En effet il n'est point d'art dont les instruments ne soient bornés en nombre et en éten- due et la richesse n'est que l'abondance des instru- ments domestiques et sociaux.

Il existe donc évidemment un mode d'acquisition naturelle commun aux chefs de famille et aux chefs § 8. Qui nés pour obéir. Aristote prétend qu'Aristote a voulu flat- veut probablement désigner les ter ici la manie conquérante d'A- Barbares, qui pour lui sont des- lexandre; c'est, je crois,beaucoup tinés à l'esclavage « La nature a trop de sagacité. Pour que le ré- voulu que Barbare et esclave ce proche eut quelque valeur, il au- fùt tout un ». Voir plus haut, rait fallu prouver que la Po- ch. § 5. Il n'est pas besoin de litique a paru avant la mort dire que ce passage a été très- d'Alexandre ce qui n'est pas souvent attaqué et blâmé. Je ne certain.

citerai que Grotius, de JtM'epoc. et § 9. Solon. Voir ce qui reste des bel., lib. 11, cap. xx, § 40. Vas- poésies de Selon dans le recueil 'ques, Controrers. t'Kustf., n" S, desGnomiqucs,EIeg.I,vers'71. Vue 213 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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des États. Nous avons vu quelles en étaient les sources. § 10. Reste maintenant cet autre genre d'acquisition qu'on appelle plus particulièrement, et à juste titre, l'acquisition des biens et pour celui-là, on pourrait vraiment croire que la richesse et la propriété peuvent s'augmenter indéfiniment. La ressemblace de ce se- cond mode d'acquisition avec le premier, est cause qu'ordinairement on ne voit dans tous deux qu'un seul et même objet. Le fait est qu'ils ne sont ni identiques, ni bien éloignés; le premier est naturel; l'autre ne vient pas de la nature, et il est bien plutôt le produit de l'art et de l'expérience. Nous en commencerons ici l'étude.

§11. Toute propriété a deux usages; qui tous deux lui appartiennent essentiellement, sans toutefois lui appartenir de la même façon l'un est spécial à la chose, l'autre ne l'est pas. Une chaussure peut à la fois servir à chausser le pied ou à faire un échange. On peut du moins en tirer ce double usage. Celui qui, contre de l'argent ou contre des aliments, échange une chaussure dont un autre a besoin, emploie bien cette chaussure en tant que chaussure, maïs non pas cepen- dant avec son utilité propre car elle n'avait point été faite pour l'échange. J'en dirai autant de toutes les autres propriétés; l'échange, en effet, peut s'appliquer à toutes, puisqu'il est né primitivement entre les hommes de l'abondance sur tel point et de la rareté § 10. Cet autre genre d'acquisi- § 11. Toute propriété a. deux tt(M!.Grotius,Iiv.n,ch.v;etPuf- usages. Smith, Rich. des nat., fendorf, Devoirs de l'homme et du liv. 1, reconnaît, comme Aris- citoyen, liv. I, chapitre xu, em- tote, que les choses ont deux va- pruntent la même distinction à leurs valeur d'usage, valeur d'é- Aristote. change. Vue 214 sur 729


LIVRE I, CHAPITRE III.

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sur tel autre, des denrées nécessaires à la vie. § 12. Il est trop clair que, dans ce sens, la vente ne fait nulle- ment partie de l'acquisition naturelle. Dans l'origine, l'échange ne s'étendait pas au delà des plus stricts besoins, et il est certainement inutile dans la première association, celle de la famille. Pour qu'il se produise, il faut que déjà le cercle de l'association soit plus éten- du. Dans le sein de la famille, tout était commun; par- mi les membres qui se séparèrent, une communauté nouvelle s'établit pour des objets non moins nombreux que les premiers, mais différents, et dont on dut se faire part suivant le besoin. C'est encore là le seul genre d'échange que connaissent bien des nations bar- bares il ne va pas au delà du troc des denrées indis- pensables c'est, par exemple, du vin donné ou reçu pour du blé; et ainsi du reste.

§ 13. Ce genre d'échange est parfaitement naturel, et n'est point, à vrai dire, un mode d'acquisition, puis- qu'il n'a d'autre but que de pourvoir à la satisfaction de nos besoins naturels. C'est là, cependant, qu'on peut trouver logiquement l'origine de la richesse. A mesure que ces rapports de secours mutuels se trans- formèrent en se développant, par l'importation des

§12.;M a substitué à ces deux mots une va- riante que n'autorise aucun ma- nuscrit, et qui change le sens. Le texte vulgaire est suffisant. Aris- tote veut dire que, dans ces peti- tes colonies émanées de la famille, la communauté des biens s'établit comme dans la première associa- tion que cette communauté s'é- tendit à des objets nouveaux, ac-

quis par le travail, ou de toute autre façon et que les deux fa- milles formées par le démem- brement de la première se les communiquèrent par échange. La correction est donc inutile. Thu- rot a suivi Corai. Millon a omis de traduire cette phrase. Du vin. pour du blé. Voir Homère, Iliade, chant vu, vers4T4. Vue 215 sur 729


POLITIQUE D'A]ttSTO')']-

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objets dont on était privé et l'exportation de ceux dont on regorgeait, la nécessité introduisit l'usage de la monnaie, les denrées indispensables étant, en nature, de transport difficile.

§ 14. On convint de donner et de recevoir dans les échanges une matière qui, utile par elle-même, fût aisément maniable dans les usages habituels de la vie ce fut du fer, par exemple, de l'argent, ou telle autre substance analogue, dont on détermina d'abord la di- mension et le poids, et qu'enfin, pour se délivrer des embarras de continuels mesurages, on marqua d'une empreinte particulière, signe de sa valeur. § 15. Avec la monnaie, née des premiers échanges indispensables, naquit aussi la vente, autre forme d'acquisition, exces- sivement simple dans l'origine, mais perfectionnée bientôt par l'expérience, qui révéla, dans la circula- tion des objets, les sources et les moyens de profits considérables. § 16. Voilà comment il semble que la science de l'acquisition a surtout l'argent pour objet, et que son but principal est de pouvoir découvrir les moyens de multiplier les biens car elle doit créer les biens et l'opulence. C'est qu'on place souvent l'o-

§14.tMe~oreMe-mëme.CoraI admet dans son texte, et sans au- torité, une négation qui change totalement le sens de la phrase. C'est sans doute parce que Aris- tote dit plus bas, § 16, « que l'ar- gent est incapable de satisfaire aucun de nos besoins »; mais il fallait remarquer que, dans le premier cas, il s'agit de métaux bruts, non monnayés, et dans le second de métaux convertis en es-

pèces, quin'ont de valeur que par l'échange, et qui deviennent, en tant que monnaie, complétement inutiles, si l'échange n'est pas accepté.

Averroës, qui n'avait peut-être pas lu la Politique d'Aristote, ex- pose les mêmes principes que lui sur l'objet et Futilité de la mon- naie. Voir son commentaire sur la RépuMique de Platon, p. 338 et 345. Vue 216 sur 729


UVREI, CHAPITRE m. [.

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pulence dans l'abondance de l'argent, parce que c'est sur l'argent que roulent l'acquisition et la vente et cependant cet argent n'est en lui-même qu'une chose absolument vaine, n'ayant de valeur que par la loi et non par la nature, puisqu'un changement de conven- tion parmi ceux qui en font usage peut le déprécier complétement, et le rendre tout à fait incapable de sa- tisfaire aucun de nos besoins. En effet, un homme, malgré tout son argent, ne pourra-t-il pas manquer des objets de première nécessité? Et n'est-ce pas une plaisante richesse que celle dont l'abondance n'em- pêche pas de mourir de faim? C'est comme ce Midas de la mythologie, dont le vœu cupide faisait changer en or tous les mets de sa table.

§ 17. C'est donc avec grande raison que les gens sensés se demandent si l'opulence et la source de la richesse ne sont point ailleurs; et certes la richesse et l'acquisition naturelles, objet de la science domes- tique, sont tout autre chose. Le commerce produit des biens, non point d'une manière absolue, mais par le déplacement d'objets déjà précieux en eux-mêmes. Or c'est l'argent qui paraît surtout préoccuper le com- merce car l'argent est l'élément et le but de ses échanges et la fortune qui naît de cette nouvelle branche d'acquisition semble bien réellement n'avoir aucune borne. La médecine vise à multiplier ses guéri- sons a l'infini; comme elle, tous les arts placent dans. l'innni l'objet qu'ils poursuivent, et tous y prétendent S 16. Une plaisante richesse. Mon- ché l'Espagne de tomber dans la tesquieu a remarqué que les im- misère,queprovoqucrentaussiune menses quantités d'or tirées du foule de causes. Esprit des Lois, t. Nouveau Monde n'ont pas empê- XXI,eh.xxH,etaussiLXXI!,ch.i. 3 Vue 217 sur 729


POI.[TtQUE D'ARISTOTE.

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de toutes leurs forces. Mais du moins les moyens qui les conduisent à leur but spécial sont limités, et ce but lui-même leur sert à tous de borne bien loin de là, l'acquisition commerciale n'a pas même pour fin le but qu'elle poursuit, puisque son but est précisément une opulence et un enrichissement indénnis. § 18. Mais si l'art de cette richesse n'a pas de bornes, la science do- mestique en a, parce que son objet est tout différent. Ainsi, l'on pourrait fort bien croire à première vue que toute richesse sans exception a nécessairement des limites. Mais les faits sont là pour nous prouver le contraire; tous les négociants voient s'accroître leur argent sans aucun terme.

Ces deux espèces si différentes d'acquisition, em- ployant le même fonds qu'elles recherchent toutes deux également, quoique dans des vues bien diverses, l'une ayant un tout autre but que l'accroissement in- défini de l'argent, qui est l'unique objet de l'autre, cette ressemblance a fait croire à bien des gens que la science domestique avait aussi la même portée; et ils se persuadent fermement qu'il faut à tout prix con- server ou augmenter à l'infini la somme d'argent qu'on possède. § 19. Pour en venir là, il faut être préoccupé uniquement du soin de vivre, sans songer à vivre comme on le doit. Le désir de la vie n'ayant pas de bornes, on est directement porté à désirer, pour le sa- tisfaire, des moyens qui n'en ont pas davantage. Ceux- là mêmes qui s'attachent à vivre sagement recherchent aussi des jouissances corporelles; et comme la pro- priété semble encore assurer ces jouissances, tous les soins des hommes se portent à amasser du bien de là, naît,cette seconde branche d'acquisition dont je Vue 218 sur 729


LIVRE I. CHAPITRE lit.

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parle. Le plaisir ayant absolument besoin d'une exces- sive abondance, on cherche tous les moyens qui peu- vent la procurer. Quand on ne peut les trouver dans les acquisitions naturelles, on les demande ailleurs et l'on applique ses facultés à des usages que la nature ne leur destinait pas. § 20. Ainsi, faire de l'argent n'est pas l'objet du courage, qui ne doit nous donner qu'une mâle assurance; ce n'est pas non plus l'objet de l'art militaire ni de la médecine, qui doivent nous donner, l'un la victoire, l'autre la santé et cependant, on ne fait de toutes ces professions qu'une anaire d'ar- gent~ comme si c'était là leur but propre et que tout en elles dût viser à atteindre ce but.

Voilà donc ce que j'avais à dire sur les divers moyens d'acquérir le superflu; j'ai fait voir ce que sont ces moyens, et comment ils peuvent nous devenir un réel besoin. Quant à l'art de la véritable et nécessaire richesse, j'ai montré qu'il était tout dînèrent de celui- là qu'il n'était que l'économie naturelle, uniquement occupée du soin de la subsistance; art non pas infini comme l'autre, mais ayant au contraire des limites positives.

§ 21. Ceci rend parfaitement claire la question que nous nous étions d'abord posée, à savoir si l'acquisi- tion des biens est ou non l'affaire du chef de famille et du chef de l'État. Il est vrai qu'il faut toujours suppo- ser la préexistence de ces biens. Ainsi, la politique même ne fait pas les hommes; elle les prend tels que la nature les lui donne, et elle en use. De même, c'est à la nature de nous fournir les premiers aliments, qu'ils viennent de la terre, de la mer, ou de toute autre source; c'est ensuite au chef de famille de disposer de Vue 219 sur 729


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ces dons comme il convient de le faire; c'est ainsi que le fabricant ne crée pas la laine; mais il doit savoir l'em- ployer, en distinguer les qualités et les défauts, et con- naître celle qui peut servir et celle qui ne le peut pas. § 25. On pourrait demander encore pourquoi, tan- disque l'acquisition des biens fait partie du gouver- nement domestique, la médecine lui est étrangère, bien que les membres de la famille aient besoin de santé tout autant que de nourriture, ou de tel autre objet indispensable pour vivre. En voici la raison si d'un côté le chef de famille et le chef de l'État doivent s'oc- cuper de la santé de leurs administrés, d'un autre côté, ce soin regarde, non point eux, mais le médecin. De même, les biens de la famille, jusqu'à certain pointa concernent son chef, et, jusqu'à certain point, concer- nent non pas lui, mais la nature qui doit les fournir. C'est exclusivement à la nature, je le répète, de don- ner le premier fonds. C'est à la nature d'assurer la nourriture à l'être qu'elle crée, et, en effet, tout être reçoit les premiers aliments de celui qui lui transmet la vie. Voilà aussi pourquoi les fruits et les animaux forment un fonds naturel que tous les hommes savent exploiter.

§ 23. L'acquisition des biens étant double, comme nous l'avons vu, c'est-à-dire à la fois commerciale et domestique, celle-ci nécessaire et estimée à bon droit, celle-là dédaignée non moins justement comme n'étant § 23. ~prt'~ non moins juste- XI, p. 292, trad. de M. Cousin. ment. Platon a expliqué avec une Depuis Aristote, cet anathème grande netteté, et avec plus de contre le commerce a été mille modération qu'Aristote, les cau- fois répété. On peut voir Mably, ses du mépris où le commerce est Traité de Législ., liv. II. Montes- en général tombé. Voir les Lois, quieu a consacré au commerce Vue 220 sur 729


HVRE I, CHAPITRE III.

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pas naturelle, et ne résultant que du colportage des objets, on a surtout raison d'exécrer l'usure, parce qu'elle est un mode d'acquisition né de l'argent lui- même, et ne lui donnant pas la destination pour laquelle on l'avait créé. L'argent ne devait servir qu'à l'échange; et l'intérêt qu'on en tire le multiplie lui- même. comme l'indique assez le nom que lui donne la langue grecque.. Les pères ici sont absolument sem- blables aux enfants. L'intérêt est de l'argent issu d'ar- gent, et c'est de toutes les acquisitions celle qui est la plus contraire à la nature.

deux livres de son grand ouvrage, nomie po~titlue des Athéniens.

le vingtième et le vingt et unième. Dans le ch. n du vingtième livre, il a plus particulièrement traité de l'esprit du commerce. H me sem- blé assez remarquable que Rous- seau n'ait jamais attaqué le com- merce d'une manière spéciale. Dans toute l'antiquité, le com- merce fut une profession peu ho- norable il ne commença à être estimé qu'à l'époque des républi- ques italiennes, et de la grande prospérité de FloreneeetdeVcnise. Toute la théorie d'Aristote sur l'acquisition naturelle etl'acquisi- tion dérivée mérite une grande attention, comme un des premiers essais en économie politique. L'an- tiquité ne nous a rien laissé d'aussi complet. Je renvoie à l'ouvrage de Heeren (Mee't ttber jPo~'tt~, etc., 111° partie, 1' section), où il traite du commerce des Grecs, et à celui de Bœckh sur l'Eco-

Montesquieu a prétendu (l.XXI, ch. xx) que ces théories d'Aristote sur l'usure et le prêt à intérêt avaient tué le commerce durant le moyen âge. Je crois que Mon- tesquieu attribue beaucoup trop d'influence à cette opinion du phi- losophe grec. La Politique ne fut connue qu'au milieu du x;n<' siè- cle, et ne fut jamais lue que par quelques penseurs retirés dans des cloîtres. L'Hvangi)o, anathé- matisantlespublicains,afaitcer- tainement beaucoup plus qu'Aris- tote dans les persécutions qu'é- prouvèrent les Juifs, qui étaient presque les seuls commerçants du moyen âge.– teHo~que!ui donne. Il y a ici dans le texte un jeu de mots, qui ne pouvait être rendu dans la langue française le mot qui signifie en grec « inté- rêt vient d'un radical qui signi- i- lie ,( enfanter ». Vue 221 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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CHAPITRE IV.

Considérations pratiques sur l'acquisition des biens richesse naturelle, richesse artiNcieHe l'exploitation des bois et des mines est une troisième espèce de richesse. Auteurs qui ont écrit sur ces matières Charès de Paros et Apollodore de Lemnos. Spéculations ingénieuses e't sûres pouracque- rir de la fortune; spéculation de Tlialès; les monopoles em- ployés par les particuliers et par les États.

§ 1. De la science, que nous avons suffisamment développée, passons maintenant à quelques considé- rations sur la pratique. Dans tous les sujets tels que celui-ci, un libre champ est ouvert à la théorie; mais l'application a ses nécessités.

La science de la richesse dans ses branches prati- ques consiste à connaître à fond le genre, le lieu et l'emploi des produits les plus avantageux à savoir, par exemple, si l'on doit se livrer à l'élève des che- vaux, ou à celui des bœufs ou des moutons, ou de tels autres animaux, dont on doit apprendre à choisir habi- lement les espèces les plus profitables selon les loca- lités car toutes ne réussissent pas également partout. La pratique consiste aussi à connaître l'agriculture, et les terres qu'il faut laisser sans arbres et celles qu'il convient de planter elle s'occupe enfin avec soin des abeilles et de tous les animaux de l'air et des eaux qui peuvent onrir quelques ressources.

§ 5. Tels sont les premiers éléments de la richesse proprement dite.

Quant a la richesse que produit l'échange, son élé- Vue 222 sur 729


LIVRE I, CHAPITRE IV.

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ment principal, c'est le commerce, qui se partage en trois branches diversement sûres et diversement lucra- tives commerce par eau, commerce par terre, et vente en boutique. Vient en second lieu le prêt à intérêt, et enfin le salaire, qui peut s'appliquer à des ouvrages mécaniques, ou bien à des travaux purement corporels de manœuvres qui n'ont que leurs bras.

Il est encore un troisième genre de richesse inter- médiaire entre la richesse naturelle et la richesse d'échange, tenant de l'une et de l'autre et venant de tous les produits de la terre, qui, pour n'être pas des fruits, n'en ont pas moins leur utilité c'est l'exploi- tation des bois; c'est celle des mines, dont les divisions sont aussi nombreuses que les métaux mêmes tirés du sein de la terre.

§ 3. Ces généralités doivent nous suffire. Des détails spéciaux et précis peuvent être utiles aux métiers qu'ils concernent; pour nous, ils ne seraient que fas- tidieux. Parmi les métiers, les plus relevés sont ceux qui donnent le moins au hasard; les plus mécaniques, ceux qui déforment le corps plus que les autres; les plus serviles, ceux qui l'occupent davantage; les plus dégradés enfin, ceux qui exigent le moins d'intelli- gence et de mérite.

§ 4. Quelques auteurs, au surplus, ont approfondi ces diverses matières. Charès de Paros et Apollodore de Lemnos, par exemple, se sont occupés de la culture § 3. Parmi les métier. mérite. §. 4. Charès de Paros était con- Cette phrase paraît n'être qu'une temporain d'Aristote. Apollodore glose, étrangère à la pensée géné- de Lemnos vivait aussi à la même raie, qui se continue de la phrase époque. Varron le cite de Re rtts- précédente à celle qui suit. tica, lib. I, cap. vin. Vue 223 sur 729


POL rfIQUE D'A R LSTOTE.

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des champs et des bois. Le reste a été traité dans d'autres ouvrages, que devront étudier ceux que ces sujets intéressent. Ils feront bien aussi de recueillir les traditions répandues sur les moyens qui ont conduit quelques personnes à la fortune. Tous ces renseigne- ments peuvent être profitables pour ceux qui tiennent à y parvenir à leur tour.

§ 5. Je citerai ce qu'on raconte de Thalès de Milet c'est une spéculation lucrative, dont on lui a fait par- ticulièrement honneur, sans doute à cause de sa sagesse, mais dont tout le monde est capable. Ses connaissances en astronomie lui avaient fait supposer, dès l'hiver, que la récolte suivante des olives serait abondante; et, dans la vue de répondre à quelques reproches sur sa pauvreté, dont n'avait pu le garantir une inutile philosophie, il employa le peu d'argent qu'il possédait à fournir des arrhes pour la location de tous les pres- soirs de Milet et de Chios; il les eut à bon marché, en l'absence de tout autre enchérisseur. Mais quand le temps fut venu, les pressoirs étant recherchés tout à coup par une foule de cultivateurs, il les sous- loua au prix qu'il voulut. Le profit fut considérable et Thalès prouva, par cette spéculation habile, que les philosophes, quand ils le veulent, savent aisé- ment s'enrichir, bien que ce ne soit pas là l'objet de leurs soins.

ë~.7'/«tit:ïJfi.)ftte<,chet'det'ë- cole ionienne, né vers 640 av. J.-C., et mort dans une vieillesse fort avancée; il était contemporain de Solon, et, comme lui, rangé parmi les sept sages. Voir Platon, Rép., liv. X, p. 245, trad. de'M. Cousin.

Voir aussi Oiogène de Laërtp,)iv.r, r, ViedeThaIès,p.9,§38,ëdit.Fir- minDidot.–Cieéron(dfOtCttt,)ib. I, cap. m) raconte le même trait. Il est probable qu'il l'avait em- prunté à Aristote, dont il connais- sait certainement l'ouvrage. Vue 224 sur 729


LIVRE I, CHAPITRE IV

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§ 6. On donne ceci pour un grand exemple d'habi- leté de la part de Thaïes; mais, je le répète, cette spéculation appartient en général a tous ceux qui sont en position de se créer un monopole. Il y a même des Etats qui, dans un besoin d'argent, ont recours à cette ressource, et s'attribuent un monopole général de toutes les ventes. § 7. Un particulier, en Sicile, employa les dépôts faits chez lui à acheter le fer de toutes les usines; puis, quand les négociants venaient des divers marchés, il était seul a le leur vendre; et, sans augmenter excessivement les prix, il gagna cent talents pour cinquante. § 8. Denys en fut informé; et tout en permettant au spéculateur d'emporter sa fortune, il l'exila de Syracuse pour avoir imaginé une opération préjudiciable aux intérêts du prince. Cette spéculation cependant est au fond la même que celle de Tlialès tous deux avaient su se faire un monopole. Les expédients de ce genre sont utiles à connaître, même pour les chefs des États. Bien des .gonvernements ont besoin, comme les familles, d'em- ployer ces moyens-là pour s'enrichir; et l'on pourrait même dire que c'est de cette seule partie du gou- vernement que bien des gouvernants croient devoir s'occuper.

§ 8. De l'Ancien, qui régna de pourrions citer le nôtre en parti- 406 à 367 av. J.-C. Pour les c~e/s culier, sont de l'avis d'Aristote; et des ~tfKx. Presque tous les gou- ils demandent une partie de leurs vornements modernes, et nous ressources au monopote. Vue 225 sur 729


POLITIQUE D'ARJSTOTE.

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CHAPITRE V.

Du pouvoir domestique; rapports du mari à la femme, du père aux enfants. Vertus particulières et générâtes de l'esclave, de la femme et de l'enfant. Dinerenoe profonde de l'homme et de la femme erreur de Socrate; louables travaux de Gor- gias. Qualités de l'ouvrier. Importance de l'éducation des femmes et de celle des enfants.

§ 1. Nous avons dit que l'administration de la

famille repose sur trois sortes de pouvoirs celui du maître, dont nous avons parlé plus haut, celui du père, et celui de l'époux. On commande à la femme et aux enfants comme à des êtres également libres, mais soumis toutefois à une autorité différente, républi- caine pour la première, et royale pour les autres. L'homme, sauf les exceptions contre nature, est appelé à commander plutôt que la femme, de même que l'être le plus âgé et le plus accompli est appelé à commander à l'être plus jeune et incomplet. § 2. Dans la constitu- tion républicaine, on passe ordinairement par une alternative d'obéissance et d'autorité, parce que tous les membres doivent y être naturellement égaux et semblables en tout; ce qui n'empêche pas qu'on cher- che à distinguer la position de chef et de subordonné, tant qu'elle dure, par quelque signe extérieur, par des dénominations~ par des honneurs. C'est aussi ce que pensait Amasis, quand il racontait l'histoire de sa cu- § 1. Celui dtt père. Voir plus § 2. Dans la constitution répu- haut même Itvre, ch. n, § 2. blicaine. Toute cette phrase pour- Vue 226 sur 729


LIVRE I, CHAPITRE V.

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vette. Le rapport de l'homme à la femme reste tou- jours tel que je viens de le dire. L'autorité du père sur ses enfants est au contraire toute royale. L'affection et l'âge donnent le pouvoir aux parents aussi bien qu'aux rois; et quand Homère appelle Jupiter

Pore immortel des hommes et des dieux,

il a bien raison d'ajouter qu'il est aussi leur roi; car un roi doit à la fois être supérieur à ses sujets par ses facultés naturelles, et cependant être de la même race qu'eux; et telle est précisément la relation du plus vieux au plus jeune, ,et du père à l'enfant. § 3. Il n'est pas besoin de dire qu'on doit mettre bien plus de soin à l'administration des hommes qu'à celle des choses inanimées, à la perfection des premiers qu'à la perfection des secondes, qui constituent la ri- chesse bien plus de soin à la direction des êtres libres qu'à celle des esclaves. La première question, quant à l'esclave, c'est de savoir si l'on peut attendre de lui, au delà de sa vertu d'instrument et de serviteur, quelque vertu, comme la sagesse, le courage, l'équi- té, etc. ou bien, s'il ne peut avoir d'autre mérite que ses services tout corporels. Des deux côtés, il y a sujet de

rait sembler une interpolation. Amasis. La pensée reste ici obs- cure à cause de la concision de l'expression. Hérodote raconte (Euterpe, cli. CLXxn) le trait au- quel Aristote fait peut-être, allu- sion. D'une cuvette d'or qui ser- vait à laver les pieds de ses convi- ves, Amasis fit faire la statue d'un dieu, qui reçut bientôt les adora- tions et les hommages des Égyp-

tiens. Amasis alors appela près de lui les principaux d'entre eux; et, leur racontant l'histoire de la cu- vette, il ajouta que lui aussi, avant de devenir roi, n'était qu'un obs- cur citoyen, mais qu'une fois élevé sur le trône, il méritait le respect et les hommages de ses sujets.

§ 2. Homère, Iliade: chant J, vers 544 et passim. Vue 227 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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doute. Si l'on suppose ces vertus aux esclaves, où sera leur différence avec les hommes libres ? Si on les leur refuse, la chose n'est pas moins absurde; car ils sont hommes, et ont leur part de raison. § 4. La question est à peu près la même pour la femme et l'enfant. Quelles sont leurs vertus spéciales? La femme peut-elle être sage, courageuse et juste comme un homme ? L'en- fant peut-il être sage et dompter ses passions, ou ne le peut-il pas? Et d'une manière générale, l'être fait par la nature pour commander et l'être destiné à obéir doivent-ils posséder les mêmes vertus ou des vertus dinérentes ? Si tous deux ont un mérite absolument égal, d'où vient que l'un doit commander, et l'autre obéir à jamais? Il n'y a point ici de différence possible du plus au moins autorité et obéissance diffèrent spé- cifiquement, et entre le plus et le moins il n'existe aucune différence de ce genre. § 5. Exiger des vertus de l'un, n'en point exiger de l'autre serait encore plus étrange. Si l'être qui commande n'a ni sagesse ni équité, comment pourra-t-il bien commander? Si l'être qui obéit est privé de ces vertus, comment pourra-t-il bien obéir? Intempérant, paresseux, il manquera à tous ses devoirs. Il y a donc nécessité évidente que tous deux aient des vertus, mais des vertus aussi diverses que le sont les espèces des êtres destinés par la nature à la soumission. C'est ce que nous avons déjà dit de l'âme. En elle, la nature a fait deux parties distinctes l'une pour commander, l'autre pour obéir; et leurs qualités sont bien diverses, l'une étant douée deraison, l'autre en étantprivée. §6. Cette § 5..Vo!t.! nrom déjà dit. Voir plus haut, c))- n, § Vue 228 sur 729


LJVREf, CHAPITRE V.

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relation s'étend évidemment au reste des êtres et dans le plus grand nombre, la nature a établi le commandement et l'obéissance. Ainsi, l'homme libre commande à l'esclave tout autrement que l'époux à la femme, et le père à l'enfant; et pourtant les éléments essentiels de l'âme existent dans tous ces êtres mais ils y sont à des degrés bien divers. L'esclave est abso- lument privé de volonté; la femme en a une, mais en sous-ordre l'enfant n'en a qu'une incomplète. § 7. Il en est nécessairement de même des vertus morales. On doit les supposer dans tous ces êtres, mais à des degrés différents, et seulement dans la proportion indispensa- ble à la destination de chacun d'eux. L'être qui com- mande doit avoir la vertu morale dans toute sa per- fection sa tâche est absolument celle de l'architecte qui ordonne et l'architecte ici, c'est la raison. Quant aux autres, ils ne doivent avoir de vertus que suivant les fonctions qu'ils ont à remplir.

§ 8. Reconnaissons donc que tous les individus dont nous venons de parler ont leur part de vertu morale, mais que la sagesse de l'homme n'est pas celle de la femme, que son courage, son équité, ne sont pas les mêmes, comme le pensait Socrate, et que la force de l'un est toute de commandement; celle de l'autre, toute de soumission. Et j'en dis autant de toutes leurs autres vertus; car ceci est encore bien plus vrai, quand on se donne la peine d'examiner les choses en détail. C'est se faire illusion à soi-même que de dire, en se bornant à des généralités, que «la vertu est une bonne § 8. Socrate. Platon expose cette et dans le Menon, trad. de M. Cou- doctrine, RcpubL, liv. V, p. 236; sin. Le dMo~bt'entCHt. Voir la Vue 229 sur 729


POLITIQUE D'AR[STOTM

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disposition de l'âme et la pratique de la sagesse; ou de répéter telle autre explication tout aussi vague. A de pareilles définitions, je préfère de beaucoup la méthode de ceux qui, comme Gorgias, se sont occupés de faire le dénombrement de toutes les vertus. Ainsi, en ré- sumé, ce que dit le poëte d'une des qualités féminines Un modeste silence est l'honneur de la femme,

est également juste de toutes les autres; cette réserve ne siérait pas à un homme.

§ 9. L'enfant étant un être incomplet, il s'ensuit évidemment que la vertu ne lui appartient pas véri- tablement, mais qu'elle doit être rapportée à l'être accompli qui le dirige. Le rapport est le même du maître à l'esclave. Nous avons établi que l'utilité de l'esclave s'applique aux besoins de l'existence la vertu ne lui sera donc nécessaire que dans une pro- portion fort étroite il n'en aura que ce qu'il en faut pour ne point négliger ses travaux par intempérance ou paresse. § 10. Mais, ceci étant admis, pourra-t-on dire Les ouvriers aussi devront donc avoir de la vertu, puisque souvent l'intempérance les détourne de leurs travaux ? Mais n'y a-t-il point ici une énorme diffé- rence ? L'esclave partage notre vie; l'ouvrier au con- traire vit loin de nous et ne doit avoir de vertu qu'au- tant précisément qu'il a d'esclavage car le labeur de l'ouvrier est en quelque sorte un esclavage limité. La nature fait l'esclave elle ne fait pas le cordonnier ou Morale à Eudème, livre. II, caa- est tiré de l'Ajax de Sophocle, pitre in, page 1220, édition de v. 291.

Berlin, p. 254 de ma traduction. § 9. Nous avons établi. Voir plus Un mod~ee silence. Ce vers haut, ch. n, §§ 4 et suiv. Vue 230 sur 729


LIVRE .1. CHAPITRE V

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tel autre ouvrier. § 11. Il fa~t donc avouer que le maî- tre doitêtre pour l'esclave l'origine de la vertu qui lui est spéciale, bien qu'il n'ait pas, en tant que maître, à lui communiquer l'apprentissage de ses travaux. Aussi est-ce bien à tort que quelques personnes refu- sent toute raison aux esclaves et ne veulent jamais leur donner que des ordres; il faut au contraire les re- prendre avec plus d'indulgence encore que les enfants. Du reste, je m'arrête ici sur ce sujet.

Quant àce qui concerne l'époux et la femme, le père et les enfants, et la vertu particulière de chacun d'eux, les relations qui les unissent, leur conduite bonne ou blâmable, et tous les actes qu'ils doivent rechercher comme louables ou fuir comme répréhensibles, ce sont là des objets dont il faut nécessairement s'occuper dans

§ 11. Leur do)MMr gué des ordres. Aristote veut blâmer Platon qui a soutenu cette opinion, Lois, liv. VI, p. 381, trad. de M. Cousin. Dans tes études politiques. Schnei- der prétend qu'Aristote a traité, te sujet dont il parle ici dans une portion de la Politique qui n'est pas parvenue jusqu'à nous, et qui continuait les IVe (Te) et Ve (8) li- vres. Schneider semble avoir lu dans le texte un singulier au lieu d'un pluriel, comprenant alors qu'il s'agit du gouvernement mo- dèle, de la république parfaite, dont il est question en effet au IVe (7e) livre. Tous les manuscrits donnent le pluriel et non pas le sin- gulier et dès lors, Aristote a voulu dire simplement que, dans les ouvrages de politique, il faut traiter des rapports du père aux

enfants, de l'époux à la femme; mais il ne promet pas qu'il en trai- tera spécialement lui-même. D'ail- leurs ce qu'il vient de dire précé- demment sur la nature de la femme et celle de l'enfant, ce qu'il dira plus tard de l'éducation, peut paraître une discussion suffisante de la question; et je ne pense pas que nous ayons à regretter au- cune partie de l'ouvrage d'Aristote sur les devoirs des femmes, comme Schneider l'a cru, et comme l'ont supposé avant lui plusieurs com- mentateurs. Il faut ajouter que ce sujet a été traité assez longuement par Aristote dans l'Economique, liv. I, le seul que la critique re- connaisse pour authentique; et peut-être est-ce à cette discus- sion que l'auteur entend se ré- férer. Vue 231 sur 729


POLITIQUE DARISTOTE.

-ta

les études politiques. § 1~ En effet tous ces individus tiennent à la famille, aussi bien que la famille tient à l'État or, la vertu des parties doit se rapporter à celle de l'ensemble. Il faut donc que l'éducation des enfants et des femmes soit en harmonie avec l'organisation politique, s'il importe réellement que les enfants et les femmes soient bien réglés pour que l'État le soit comme eux. Or c'est là nécessairement un objet de grande importance; car les femmes composent la moitié des personnes libres et ce sont les enfants qui formeront un jour les membres de l'État.

§ 12. En résumé, après ce que nous venons de dire sur toutes ces questions, et nous proposant de traiter ailleurs celles qui nous restent à éclaircir, nous fini- rons ici une discussion qui nous semble épuisée et nous passerons à un autre sujet, c'est-à-dire, à l'exa- men des opinions émises sur la meilleure forme de gouvernement.

Fj~DLi LIVRE P[tEM!ER. Vue 232 sur 729


LIVRE II.

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EXAMEN CRITIQUE DES THÉORIES ANTÉRIEURES ET DES PRINCIPALES COXSTtTUTfONS.

CHÀPriRE PREMIER.

Examen de la République de Platon; critique de ses théories sur la communauté des femmes et des enfants. L'unité politi- que, telle que la conçoit Platon, est une chimère, et elle dé- truirait l'Etat, loin de le fortifier; équivoque que présente la discussion de Platon. Insouciance ordinaire des associés pour les propriétés communes; impossibilité de cacher aux citoyens les liens de famille. qui les unissent; dangers de l'i- gnorance où on les laisserait à cet égard; crimes contre na- ture indifférence des citoyens les uns pour les autres. Condamnation absolue de ce système.

§ 1. Puisque notre but est de chercher, parmi toutes

les associations politiques, celle que devraient préfé- rer des hommes maîtres d'en choisir une à leur gré, nous aurons a étudier a la fois l'organisation des États qui passent pour jouir des meilleures lois, et les cons- titutions imaginées par des philosophes, en nous arrê- tant seulement aux plus remarquables. Par là, nous découvrirons ce que chacune d'elles peut renfermer de bon et d'applicable; et nous montrerons en même § 1. Puisque notre but. Une con- en livres tels que nous les avons jonction insérée ici dans le texte aujourd'hui. Voir le début des li- doitfaire croire qu'Aristote n'avait vres V (8), VII (G), VIII (5) et toute pas divisé lui-même son ouvrage la discussion de t'Appendice. Vue 233 sur 729


POLITIQUE D'ARiSTOTK

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temps que, si nous demandons une combinaison poli- tique différente de toutes celles-là, nous sommes poussé à cette recherche, non par un vain désir de faire briller notre esprit, mais par les défauts mêmes de toutes les constitutions existantes.

§ 2. Nous poserons tout d'abord ce principe qui doit naturellement servir de point de départ à cette étude, à savoir que la communauté politique doit nécessai- rement embrasser tout, ou ne rien embrasser, ou com- prendre certains objets à l'exclusion de certains autres. Que la communauté politique n'atteigne aucun objet, la chose est évidemment impossible, puisque l'état est une association; et d'abord le sol tout au moins doit nécessairement être commun, l'unité de lieu consti- tuant l'unité de cité, et la cité appartenant en commun à tous les citoyens.

Je demande si, pour les choses ou la communauté est facultative, il est bon qu'elle s'étende, dans l'État bien organisé que nous cherchons, à tous les objets, sans exception, ou qu'elle soit restreinte à quelques- uns ? Ainsi, la communauté peut s'étendre aux enfants, aux femmes, aux biens, comme Platon le propose dans

-Faire briller notre esprit. Rap- procher ce passage de celui de la Morale à Nicomaque, liv. I, ch. m, § 1, p. 16 de ma traduction. § 2. L'unité de lieu. J'ai rejeté la leçon que donnent les manuscrits pour celle-ci, qui est prise à la vieille traduction littérale, qu'on doitregarder comme un manuscrit véritable, un des le plus précieux de tous, en tant qu'un des plus an- ciens. Du reste, ]a leçon ordinaire

offre aussi un sens satisfaisant. « Le sol est Mn objet de jouissance géné- rate, égale pour tout' dans la cité unique qui composerait l'État. » Il n'y a d'ailleurs entre ces deux va- riantes qu'une simple différence d'orthographe, la prononciation des deux mots étant la même. ~ofo'),RépuNique, liv. V,p.251 et suiv., trad. de M. Cousin. L'examen que va faire Aristote du système de Platon ne peut être Vue 234 sur 729


LIVRE H, CHAPITRE J..

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sa République; car Socrate y soutient que les enfants, les femmes et les biens doivent être communs à tous les citoyens. Je le demande donc L'état actuel des choses est-il préférable ? Ou faut-il adopter cette loi de la République de Platon ? `r

§ 3. La communauté des femmes présente de bien autres embarras que l'auteur ne semble le croire; et les motifs allégués par Socrate pour la légitimer paraissent une conséquence fort peu rigoureuse de sa discussion. Bien plus, elle est incompatible avec le but même que Platon assigne à tout État, du moins sous la forme où il la présente; et quant aux moyens de résoudre cette contradiction, il s'est abstenu d'en rien dire. Je veux parler de cette unité parfaite de la cité entière, qui est pour'elle le premier des biens; car c'est là l'hypothèse de Socrate. § 4. Mais pourtant il est bien évident qu'a- vec cette unité poussée un peu loin, la cité disparaît tout entière. Naturellement, la cité est fort multiple; mais si elle prétend à l'unité, de cité elle devient fa- mille de famille, individu; car la famille a bien plus d'unité que la cité, et l'individu bien plus encore que la famille. Ainsi, fnt-il possible de réaliser ce système, il faudrait s'en garder, sous peine d'anéantir la cité. Mais la cité ne se compose pas seulement d'individus en certain nombre; elle se compose encore d'individus

bien compris que si l'on a sous les yeux le texte même de Platon. Je prie donc le lecteur de recourir à ]a très-fidèle et tres-élegante tra- duction de M. Cousin, et pour le texte grec, à l'édition de Bekker. Quelques écrivains ont renouvelé de nos jours cette discussion sur la

communauté. La question est fort importante; mais, comme on le voit, elle n'est pas neuve. Les deux plus beaux génies de l'antiquité philosophique l'avaient agitée en présence de toute la Grèce, il y a vingt et un siècles, et le système de la communauté avait été vaincu. Vue 235 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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spécinquement dinérents les éléments qui la forment ne sont point semblables. Elle n'est pas comme une alliance militaire, qui vaut toujours par le nombre de ses membres, réunis pour se prêter un mutuel appui, l'espèce des associés fût-elle d'ailleurs parfaitement identique; une alliance est comme la balance, où l'em- porte toujours le plateau le plus chargé. § 5. C'est par ce caractère qu'une simple ville est au-dessus d'une nation entière, si l'on suppose que les individus qui forment cette nation, quelque nombreux qu'ils soient, ne sont pas même réunis en bourgades, mais qu'ils sont tous isolés à la manière des Arcadiens. L'unité ne peut résulter que d'éléments d'espèce diverse; aussi la réciprocité dans l'égalité est-elle, comme je l'ai déjà dit dans la Morale, le salut des États; elle est le rap- port nécessaire d'individus libres et égaux entre eux; car si tous les citoyens ne peuvent être au pouvoir § 5. Ville. nation. On voit ici lages. Deux tentatives faites pour

nettement la différence de « ville » a « nation. » La ville, la cité, c'est l'État, c'est la société civile consti- tuée avec toutes les lois nécessaires à son harmonie et à son existence. La nation, c'est l'agrégation, la réunion des hommes en corps, mais sans institutions fixes, sans rap- ports déterminés et constants qui les tiennent politiquement liés les uns aux autres. La nation est le germe de la cité l'agrégation est chronologiquement le premier tait; la constitution politique ne vient qu'après. Voir plus haut, liv. I, ch. i, § T. .-it'cadt~M. Les Arcadiens au centre du Pélopo- uèse étaient restés à l'état de clan, et n'avaient formé ni villes, ni vil-

les réunir dans un chef-lieu furent inutiles. D'abord celle de Lyco- mède dans la cie olymp.; puis celle d'Epaminondas. Après la bataille de Leuctres, le général thébain reprit les projets de Lycomède, et, comme lui, voulut que les clans arcadiens envoyassent des dépu- tés, au nombre de dix mille, à Mé- galopolis, ville forte qu'il avait fait construire sur les frontières de la Laconie. Un an après la mort d'Épammondns, 3e année de la cive olymp. (362 av. J.-C.), les Arcadiens étaient retournés à leurs chaumières isolées. Voir Diod. de Sic., t. II, p. 372, 383 et 401. J'ai du ici paraphraser un peu le texte pour le rendre plus clair. Vue 236 sur 729


1-!VRE ÏI, CHAPITRE I.

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à la fois, ils doivent du moins tous y passer, soit d'année en année, soit dans toute autre période, ou suivant tout autre système, pourvu que tous, sans exception, y arrivent. C'est ainsi que des ouvriers en cuir ou en bois pourraient échanger leurs occupations entre eux, pour que de cette façon les mêmes travaux ne fussent plus faits constamment par les mêmes mains. § 6. Toutefois, la fixité actuelle de cès profes- sions est certainement préférable, et dans l'association politique, la perpétuité du pouvoir ne le serait pas moins, si elle'était possible; mais là ou elle est incom- patible avec l'égalité naturelle de tous les citoyens, et ou de plus il est équitable que le pouvoir, avantage ou fardeau, soit réparti entre tous, il faut imiter du moins cette perpétuité par l'alternative d'un pouvoir cédé par des égaux a des égaux, comme on le leur a cédé d'a- bord à eux-mêmes. Alors, chacun commande et obéit tour à tour, comme s'il devenait réellement un autre homme; et l'on peut même, chaque fois qu'on renou- velle les fonctions publiques, pousser l'alternative jus- qu'à exercer tantôt l'une et tantôt l'autre.

§ 7. On peut conclure de ceci que l'unité politique est bien loin d'être ce qu'on la fait quelquefois, et que ce qu'on nous donne comme le bien suprême pour l'État, en est la ruine, quoique le bien pour chaque chose soit précisément ce qui en assure l'exis- tence.

Sous un autre point de vue, cette recherche exagé- rée de l'unité pour l'État ne lui est pas plus favorable. Dans la Morale. Ce passage se maque, liv. Y, VI, § 3, pages 16L trouve clans la Morale à Nico- et suiv. de ma traduction. Vue 237 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

a4

Ainsi, une famille se suffit mieux à elle-même qu'un individu; et un État mieux encore qu'une famille, puisque de fait l'État n'existe réellement que du mo- ment où la masse associée peut suffire à tous ses be- soins. Si donc la plus complète suffisance est la plus désirable, une unité moins étroite sera nécessairement préférable à une unité plus compacte. § 8. Mais cette unité extrême de l'association, qu'on croit pour elle le premier des avantages, ne résulte même pas, comme on nous l'assure, de l'unanimité de tous les citoyens à dire, en parlant d'un seul et même objet K Ceci est à moi ou n'est pas à moi, » preuve infaillible, si l'on en croit Socrate, de la parfaite unité de l'État. Le mot tous a ici un double sens si on l'applique aux indivi- dus pris à part, Socrate aura dès lors beaucoup plus qu'il ne demande car chacun dira en parlant d'un même enfant, d'une même femme '( Voilà mon fils, voilà ma femme; » il en dira autant pour les proprié- tés et pour tout le reste. § 9. Mais avec la communauté des femmes et des enfants, cette expression ne con- viendra plus aux individus isolés; elle conviendra seulement au corps entier des citoyens et de même la propriété appartiendra, non plus à chacun pris à part, mais à tous collectivement. Tous est donc ici une équivoque évidente tous dans sa double acception signifie l'un aussi bien que l'autre, pair aussi bien qu'impair; ce qui ne laisse pas que d'introduire dans la discussion de Socrate des arguments fort con- troversables. Cet accord de tous les citoyens à dire la même chose est donc d'un côté tort beau, si l'on veut, S..Socrnte. Voir Ph~on; Rép., iiv. Y, )'. s?S'), trad. (Je M. Cousin. Vue 238 sur 729


LIVRE II, CHAPITRE I.

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mais impossible; et de l'autre, il ne prouve rien moins que l'unanimité.

§ 10. Le système proposé offre encore un autre in- convénient c'est qu'on porte très-peu de sollicitude aux propriétés communes chacun songe vivement a ses intérêts particuliers, et beaucoup moins aux inté- rêts généraux, si ce n'est en ce qui le touche person- nellement quant an reste, on s'en repose très-volon- tiers sur les soins d'autrui; c'est comme le service domestique, qui souvent est moins bien fait par un nombre plus grand de serviteurs. § 11. Si les mille enfants de la cité appartiennent à chaque citoyen, non pas comme issus de lui, mais comme tous nés, sans qu'on y puisse faire de distinction, de tels ou tels, tous se soucieront également peu de ces enfants-là. D'un enfant qui réussit chacun dira « C'est le mien et s'il ne réussit pas, on dira, à quelques parents d'ail- leurs que se rapporte son origine, d'après le chiffre de son inscription « C'est le mien, ou celui de tout autre. Mêmes allégations, mêmes doutes pour les mille enfants et plus que l'Etat peut renfermer, puis- qu'il sera également impossible de savoir et de qui l'enfant est né, et s'il a vécu après sa naissance. § 12. Vaut-il mieux que chaque citoyen dise de deux mille, de dix mille enfants, en parlant de chacun d'eux « Voila mon enfant? » Ou l'usage actuellement reçu est-il préférable ? Aujourd'hui on appelle son fils it. t)'(tpf)'i te c/n~'n;. Aristote en cH'et ce que Platon cherche à suppose sans doute que la pater- établir par des calculs assez com- nité, dans le système de Platon, pliqucs et certainement très-peu pourrait être indiquée par la date efficaces, Repubi., liv. V, p. 2'?5, de la naissance de l'enfant. C'est trad. de M. Cousin. Vue 239 sur 729


POLITIQUE D'ARISTO'! E.

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un enfant qu'un autre nomme son frère, uu son cousin germain, ou son camarade de phratrie et de tribu, se- lon les liens de famille, de sang, d'alliance ou d'amitié contractés directement par les individus ou par leurs ancêtres. N'être que cousin à ce titre, vaut beaucoup mieux que d'être nls à la manière de Socrate. § 13. Mais quoi qu'on fasse, on ne pourra éviter que quelques citoyens an moins n'aient soupçon de leurs frères, de leurs enfants, de leurs pères, de leurs mères il leur suffira, pour qu'ils se reconnaissent infaillible- ment entre eux, des ressemblances si fréquentes des fils aux parents. Les auteurs qui ont écrit des voyages autour du monde rapportent des faits analogues chez quelques peuplades de la haute Libye, où existe la communauté des femmes, on se partage les enfants d'après la ressemblance; et même parmi les femelles desanimaux, des chevaux etdes taureaux, par exempte,

g Hi. ~r<'H<)'M. Laphratt'tt; était. uruh'eDiodM'e<.teSictie(t.f,p.lô5),

à Athènes une subdivision de la tribu.

§ 13. N'aient iOMpeom. Platon prend en effet les précautions les plus minutieuses pour que les mères elles-mêmes ne puissent reconnaître leurs enfants. Répu- blique, liv. V, p. 2i5 et suiv., trad. (le M. Cousin. La Mmt)Mnn.)(~ des femmes. Il s'agit ici des Gara- mantes, habitants de la Libye su- périeure. Pomponius Méla(Gëor~ liv. I, ch. vu)) leur attribue la même coutume. Hérodote (Melpn- tnene, ch. o.xxx) prétend que la communauté des femmes existait chez les Auses, peuplade de Libye sur les borr)" du lac Triton. A en

les femmes étaient communes chez Jes Troglodytes; le rni seul po~sé- daitexclusivement la sienne. Nico- las de Damas (Prodrome de la BiMe gr. de Coraï, p. 2T1, 2';3) assure que les femmes et les biens étaient en communauté chez les Scythes; que tes femmes étaient communes chez tes Liburniens, et que les enfants étaient répartis entre tes pères à l'a~e de cinq ans, d'après la ressemblance. Lebaron de Campenhausen affirme, dans un ouvrage cité par Sehneider (/!emeW. iiber Rti;;s~t)d), que ZaporoYes, peuplade russe qui ha- bite aux embouchures du Borys- thrnc, ont conservé )a commu. Vue 240 sur 729


Lrvm.; rr, CHAPJTRE I.

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quelques-unes produisent des petits exactement pa- reils au mâle, témoin cette jument de Pharsale, sur- nommée Juste.

§ 14. Il ne sera pas plus facile dans cette commu- nauté de se prémunir contre d'autres inconvénients,. tels que les outrages, les meurtres volontaires ou par imprudence, les rixes et les injures, toutes choses beaucoup plus graves envers un père, une mère ou des parents très-proches, qu'envers des étrangers, et ce- pendant beaucoup plus fréquentes nécessairement par- mi des gens qui ignoreront les liens qui les unissent. On peut du moins, quand on se connaît, faire les expia- tions légales, qui deviennent impossibles quand on ne se connaît pas.

§ 15. Il n'est pas moins étrange, quand on établit la communauté des enfants, de n'interdire aux amants que le commerce charnel, et de leur permettre leur amour même, et toutes ces familiarités vraiment hi- deuses du père au fils, ou du frère au frère, sous pré- texte que ces caresses ne vont pas au delà de l'amour. Il n'est pas moins étrange de défendre le commerce charnel, par l'unique crainte de rendre le plaisir beau- coup trop vif, sans paraître attacher la moindre im- portance a ce que ce soit un père et un fils, ou des frères qui s'y livrent entre eux.

Si la communauté des femmes et des enfants parait nanté des femmes. Cette jKn~nt do M. Cousin. Le ;){;«.«)' bfa~- de /Mt'f;afe. At'istoteciteeneorece MM;~ tro;) t't'f. République, liv. H!; fait, Histoire des Animaux, I. VU, p. 192, id. On peut trouver qu'A- c)). v), p. 894, édition de Berlin. ristotenet'opresentepash'ës-tMc)e- § 15. Ces /'ftm)ftŒn RépuN., ment la pensée de Platon, qui n'a a liv. !I[, p. )62; liv. Y. p. 293, trad. pas dit précisément cela. Vue 241 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

5~

à Socrate plus utile pour l'ordre des laboureurs que pour celui des guerriers, gardiens de l'Etat c'est qu'elle détruira tout accord dans cette classe, qui ne ,doit songer qu'à obéir et non tenter des révolutions. § 16. En général, cette loi de communauté produira nécessairement des effets tout opposés a ceux que des lois bien faites doivent amener, et précisément par le motif qui inspire à Socrate ses théories sur les femmes et les enfants. A nos yeux, le bien suprême de l'État, c'est l'union de ses membres, parce qu'elle prévient toute dissension civile; et Socrate aussi ne se fait pas faute de vanter l'unité de l'Etat; qui nous semble, et lui-même l'avoue, n'être que le résultat de l'union des citoyens entre eux. Aristophane, dans sa discussion sur l'amour, dit précisément que la passion, quand elle est violente, nous donne le désir de fondre notre existence dans celle de l'objet aimé, et de ne faire qu'un seul et même être avec lui. § 17. Or ici il faut de toute néces- sité que les deux individualités, ou du moins que l'une des deux disparaisse dans l'Etat au contraire où cette communauté prévaudra, elle éteindra toute bienveil- lance réciproque; le fils n'y pensera pas le moins du monde à chercher son père, ni le père a chercher son fils. Ainsi que la douce saveur de quelques gouttes de miel disparaît dans une vaste quantité d'eau, de même l'affection que font naître ces noms si chers se perdra § 16. /MM des ct' entre fondateur du Stoïcisme « L'a- c~;r. Athénée (p. Ml)nous a con- moui',disait-U, est le dieu qui con- serve, sur la même idée qu'expose tribue à garantir le salut de l'E- ici Aristote, une expression vrai- tat.–x'.4r;'i;(oj')hane.UansIe]3an- ment remarquable tirée de la Ré- quet de Platon, trad. de M. Cou- pubiique de Xcnon de Cittiéc, le sin, p. 27i et suiv. Vue 242 sur 729


LIVRE II, CHAPITRE I.

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dans un État od il sera complétement inutile que le fils songe au père, le père au fils, et les enfants à leurs frères. L'homme a deux grands mobiles de sollicitude et d'amour, c'est la propriété et les affections or, il n'y a place n'y pour l'un ni pour l'autre de ces senti- ments dans la République de Platon. Cet échange des enfants passant, aussitôt après leur naissance, des mains des laboureurs et des artisans leurs pères entre celles des guerriers, et réciproquement, présente en- core bien des embarras dans l'exécution. Ceux qui les porteront des uns aux autres sauront, à n'en pas dou- ter, quels enfants ils donnent et a qui ils les donnent. C'est surtout ici qùe se reproduiront les graves incon- vénients dont j'ai parlé plus haut; ces outrages, ces amours criminels, ces meurtres dont les liens de pa- renté ne sauraient plus garantir, puisque les enfants passés dans les autres classes de citoyens ne connaî- tront plus, parmi les guerriers, ni de pères, ni de mères, ni de frères, et que les enfants entrés dans la classe des guerriers seront de même dégagés de tout~lien en- vers le reste de la cité.

§ 18. Mais je m'arrête ici en ce qui concerne la com- munauté des femmes et des enfants.

§ iT. Et f<'<;tp)'of))tC)))e)K. Voir la la République de Platon,?. 251 et fin du troisième livre, p. 1M, et le suiv., trad.deM. Cousin. L'ana- commencement du cinquième de lyse d'Aristote est exacte. Vue 243 sur 729


POLITIQUE D'A.-RISI'OTE.

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CHAPITRE Il.

Suite de l'examen de iaRépubtiqucde Platon; critique de ses

théories sur la communauté des biens; difficultés générales qui naisseut des communautés, qucMes qu'elles soient. .La bienveillance réciproquc des citoyens peut, jusqu'à un cer- tain point, rcmp!acer )~ communauté, et vaut mieux qu'eHe importance du sentiment de)a propriété le système de Platon n'a qu'une apparence séduisante: it est impraticable, et n'a pas les avantages que l'auteur lui trouve. Quelques criti- ques sur la position. exceptionneUe des guerriers etsurfa perpétuité des magistratures.

§ t. La. première question qui se présente après

celle-ci, c'est de savoir quelle doit être, dans la meil- leure constitution possible de l'État, l'organisation de la propriété, et s'il faut admettre ou rejeter la commu- nauté des biens. On peut d'ailleurs examiner ce sujet indépendamment de ce qu'on a pu statuer sur les femmes et les enfants. En conservant à leur égard la situation, actuelle des choses et la division admise par tout le monde, je demande, en ce qui concerne la pro- priété, si la communauté doit s'étendre au fonds ou seulement à l'usufruit ? Ainsi, les fonds de terre étant possédés individuellement, faut-il en apporter et en consommer les fruits en commun, comme le pratiquent quelques nations ? Ou au contraire, la propriété et la culture étant communes, en partager les fruits entre les individus, espèce de communauté qui existe aussi, § 1..S't la communauté. Platon, Rcpubi., liv. V, p. 284, trad. do M. Cousin. Vue 244 sur 729


LIVRE 11, CHAPITRE II.

(j!

assure-t-on, chez quelques peuples barbares? Ou bien les fonds et les fruits doivent-ils être mis également en communauté? § 2. Si la culture est confiée à des mains s étrangères, la question est tout autre et la solution plus facile mais si les citoyens travaillent personnellement pour eux-mêmes, elle est beaucoup plus embarrassante. Le travail et la jouissance n'étant pas également ré- partis, il s'élèvera nécessairement contre ceux qui jouissent ou reçoivent beaucoup, tout en travaillant peu, des réclamations de la part de ceux qui reçoivent peu, tout en travaillant beaucoup. § 3. Entre hommes, généralement, les relations permanentes de vie et de communauté sont fort difficiles; mais elles le sont en- core bien davantage pour l'objet qui nous occupe ici. Qu'on regarde seulement les réunions de voyages, où l'accident le plus fortuit et le plus futile suffit à provo- quer la dissension et parmi nos domestiques, n'avons- nous pas surtout de l'irritation contre ceux dont le service est personnel et de tous les instants ? § 4. A ce premier inconvénient, la communauté des biens en joint encore d'autres non moins graves. Je lui préfère de beaucoup le système actuel, complété par les mœurs publiques, et appuyé sur de bonnes lois. Il réunit les avantages des deux autres, je veux dire, de la communauté et de la possession exclusive. Alors, la propriéte devient commune en quelque sorte, tout en restant particulière les exploitations étant toutes séparées rie donneront pas naissance à des querelles; elles prospéreront davantage, parce que chacun s'y attachera comme a un intérêt personnel, et la vertu § 3. Réunions de voyages. parmi nos domestiques, toutes ces ob- servations sont profondément vraies. Vue 245 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

62 -)

des citoyens en réglera l'emploi, selon le proverbe « Entre amis tout est commun. )) § 5. Aujourd'hui même on retrouve dans quelques cités des traces de ce système, qui prouvent bien qu'il n'est pas impossible et surtout dans les États bien organisés, où il existe en partie, et où il pourrait être aisément complété. Les citoyens, tout en possédant personnellement, aban- donnent à leurs amis, ou leur empruntent l'usage commun de certains objets. Ainsi, à Lacédémone, cha- cun emploie les esclaves, les chevaux d'autrui, comme s'ils lui appartenaient en propre; et cette communauté s'étend jusque sur les provisions de voyage, quand on est surpris aux champs par le besoin.

Il est donc évidemment préférable que la propriété soit particulière et que l'usage seul la rende commune. Amener les esprits à ce point de bienveillance regarde spécialement le législateur.

§ 6. Du reste, on ne saurait dire tout ce qu'ont de délicieux l'idée et le sentiment de la propriété. L'a- mour de soi, que chacun de nous possède, n'est point un sentiment répréhensible c'est un sentiment tout à fait naturel; ce qui n'empêche pas qu'on blâme à bon droit l'égoïsme, qui n'est plus ce sentiment lui-même et qui n'en est qu'un coupable excès comme on blâme l'avarice, quoiqu'il soit naturel, on peut dire, à tous les hommes d'aimer l'argent. C'est un grand charme que d'obliger et de secourir des amis, des hôtes, des compagnons; et ce n'est que la propriété individuelle § 5. Lacédémone. Voir Ottfried § 6. L'amour de soi. Cet éloge (le MùUer, dt'e Dorier, t. II, p. 37, et l'amour de soi est aussi dans Pla- Crag'ius,RépuM.]acédémomenne, ton, Lois, liv. V, p. 265, h'ad.de liv. I, p. 71. M. Cousin. Vue 246 sur 729


LIVRE U, CHAPITRE Il. r. M

qui nous assure ce bonheur-là. § 7. On le détruit, quand on prétend établir cette unité excessive de l'E- tat, de même qu'on enlève encore à deux autres ver- tus toute occasion de s'exercer d'abord à la conti- nence, car c'est une vertu que de respecter par sagesse la femme d'autrui; et en second lieu, à la générosité, qui ne va qu'avec la propriété car, dans cette répu- blique, le citoyen ne peut jamais se montrer libéral, ni faire aucun acte de générosité, puisque cette vertu ne'peut naître que de l'emploi de ce qu'on possède. § 8 Le système de Platon a, je l'avoue, une appa- rence tout à fait séduisante de philanthropie; au pre- mier aspect, il charme par la merveilleuse réciprocité de bienveillance qu'il semble devoir inspirer à tous les citoyens, surtout quand on entend faire le procès aux vices des constitutions actuelles, et les attribuer tous à ce que la propriété n'est pas commune par exemple, les procès que font naître les contrats, les condamna- tions pour faux témoignages, les vils empressements auprès des gens riches mais ce sont là des choses qui tiennent, non point à la possession individuelle des biens, mais à la perversité des hommes. §9. Et en effet, ne voit-on pas les associés et les propriétaires communs bien plus souvent en procès entre eux que les posses- seurs de biens personnels ? Et encore, le nombre de ceux qui peuvent avoir de ces querelles dans les associations est-il bien faible comparativement à celui des posses- seurs de propriétés particulières. D'un autre côté, il serait juste d'énumérer non pas seulement les maux, § 8. Les procès. Platon, Répub., liv. V, p. 285 et suiv., h'ad. de M. Cousiu. Vue 247 sur 729


POLITIQUE D'AKISTOTE.

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mais aussi tes avantages que la communauté détruit avec elle, l'existence me paraît tout à fait impratica- ble. L'erreur de Socrate vient de la fausseté du prin- cipe d'oit il part. Sans doute l'État et la famille doi- vent avoir une sorte d'unité, mais non point une unité absolue. Avec cette unité poussée à un certain point, l'État n'existe plus; ou s'il existe, sa situation est dé- plorable car il est toujours à la veille de ne plus être. Autant vaudrait prétendre faire un accord avec un seul son; un rhythme, avec une seule mesure. § 10. C'est par l'éducation qu'il convient de ramener à la commu- nauté et à l'unité l'État, qui est multiple, comme je l'ai déjà dit et je m'étonne qu'en prétendant intro- duire l'éducation, et, par elle, le bonheur dans l'État, on s'imagine pouvoir le régler par de tels moyens, plutôt que par les mœurs;, la philosophie et les lois. On pouvait voir qu'à Lacédémone et en Crète, le législa- teur a eu la sagesse de fonder la communauté des biens sur l'usage des repas publics.

On ne peut refuser non plus de tenir compte de cette longue suite de temps et d'années, où, certes, un tel système, s'il était bon, ne serait pas resté inconnu. En ce genre, tout, on peut le dire, a été imaginé; mais telles idées n'ont pas pu prendre; et telles autres ne sont pas mises en usage, bien qu'on les connaisse.

§ 11. Ce que nous disons de la République de Platon, serait encore bien autrement évident, si l'on voyait un gouvernement pareil exister en réalité. On ne pourrait d'abord l'établir qu'à cette condition de partager et g 10. CoHtwg.)'e t'a/ déjà dit. Voir plus haut, c)t. i, § 4, Vue 248 sur 729


LIVRE II, CHAPITRE [L

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d'individualiser la propriété en en donnant une por- tion, ici aux repas communs, là à l'entretien des phratries et des tribus. Alors toute cette législation n'aboutirait qu'à interdire l'agriculture aux guerriers; et c'est précisément ce que de nos jours cherchent a faire les Lacédémoniens. Quant au gouvernement gé- néral de cette communauté, Socrate n'en dit mot, et il nous serait tout aussi difficile qu'à lui d'en dire davantage. Cependant la masse de la cité se compo- sera de cette masse de citoyens à l'égard desquels on n'aura rien statué. Pour les laboureurs, 'par exemple, la propriété sera-t-elle particulière, ou sera-t-elle commune? Leurs femmes et leurs enfants seront-ils ou ne seront-ils pas en commun? § 12. Si les règles de la communauté sont les mêmes pour tous, oit sera la différence des laboureurs aux guerriers? Ou sera pour les premiers la compensation de l'obéissance qu'ils doivent aux autres ? Qui leur apprendra même à obéir? A moins qu'on n'emploie à leur égard l'expédient des Crétois, qui ne défendent que deux choses à leurs esclaves, se livrer à la gymnastique et posséder des armes. Si tous ces points sont réglés ici comme ils le sont dans les autres États, que deviendra dès lors la communauté? On aura nécessairement constitué dans l'Etat deux Etats ennemis l'un de l'autre car des la- boureurs et des artisans, on aura fait des citoyens et des guerriers, on aura fait des surveillants chargés de les garder perpétuellement.

§ 13. Quant aux dissensions, aux procès et aux au-

§ 11. t.ac~MmoTM'eTM. Je ne trouve MuIIer qui ait rapport à ce fait as rien dans Cragius ni dans Ott. sez remar([u:)b)f. Vue 249 sur 729


66 POLITIQUE D'ARISTOTE.

tres vices que Socrate reproche aux sociétés actuelles, j'affirme qu'ils se retrouveront tous sans exception dans la sienne. Il soutient que, grâce à l'éducation, il ne faudra point dans sa République tous ces règle- ments sur la police, la tenue des marchés et autres matières aussi peu importantes et cependant il ne donne d'éducation qu'à ses guerriers.

D'un autre côté, il laisse aux laboureurs la propriété des terres, à la condition d'en livrer les produits mais il est fort à craindre que ces propriétaires-là ne soient bien autrement indociles, bien autrement fiers que les hilotes, lespénestes ou tant d'autres esclaves. § 14. So- crate, au reste, n'a rien dit sur l'importance relative de toutes ces choses. 11 n'a point parlé davantage de plusieurs autres qui leur tiennent de bien près, telles que le gouvernement, l'éducation et les lois spéciales à la classe des laboureurs or, il n'est ni plus facile, ni moins important de savoir comment on l'organisera, pour que la communauté des guerriers puisse subsister à côté d'elle. Supposons que pour les laboureurs ait lieu la communauté des femmes avec la division des biens qui sera chargé de l'administration, comme les maris le sont de l'agriculture ? Qui en sera chargé, en admet- tant pour les laboureurs l'égale communauté des fem- mes et des biens? § ~5. Certes, il est fort étrange d'aller ici chercher une comparaison parmi les ani- maux, pour soutenir que les fonctions des femmes § 13. Les hilotes, les pénestes. Les § 15. Une comparaison parmi les pénestes étaient les esclaves des animaux. République de Platon, Thessaliens et peut-être aussi des p. 255, trad. de M. Cousin. Pla- Macédoniens. Voirplushaut, Iiv.1, ton prétend en effet que les femmes ch. n, §3et la note, et Ott. Miit- doivent partager tous les travaux, 1er, t. II, p. 66. toutes les occupations des hom- Vue 250 sur 729


LIVRE II, CHAPITRE II.

fi7

doivent être absolument celles des maris, auxquels on interdit du reste toute occupation intérieure. L'établissement des autorités, tel que le propose So- crate, offre encore bien des dangers il les veut perpé- tuelles. Cela seul suffirait pour causer des guerres civiles même chez des hommes peu jaloux de leur di- gnité, à plus forte raison parmi des gens belliqueux, et pleins de cœur. Mais cette perpétuité est indispen- sable dans la théorie de Socrate « Dieu verse l'or, non point tantôt dans l'âme des uns, tantôt dans Famé des autres, mais toujours dans les mêmes âmes » ainsi Socrate soutient qu'au moment même.de la naissance, Dieu mêle de l'or dans l'âme de ceux-ci; de l'argent, dans l'âme de ceux-là; de l'airain et du fer, dans l'âme de ceux qui doivent être artisans ou laboureurs. § 16. Il a beau interdire tous les plaisirs à ses guer- riers, il n'en prétend pas moins que le devoir du légis- lateur est de rendre heureux l'Etat tout entier; mais mes, parce que les chiennes de mêmes motifs. Répub., liv. V)f,

berger gardent le troupeau tout aussi bien que les chiens. –tt les t'Oft per~'itucMes. Platon, sans dire positivement que les pouvoirs doi- vent être perpétuels, assure ce- pendant que certains hommes sont faits pour le commandement et la puissance. Républ., liv. III, p. 187, tt'ad. de M. Cousin.

§ 16. Interdire tous plaisirs Il ses guerriers. Répub., liv. III, p. 191 et suiv. Platon est allé lui-même au-devant de l'objection que fait Aristote. Répub., liv. V, p. 288. De plus, il soumet les philosophes a la même discipline et par les

p. T5, trad. de M. Cousin.-Dans toute cette discussion sur la com- munauté des biens et des femmes, les partisans les plus ardents de Platon n'ont pu s'empêcher de re- connaître que la saine raison était t du côté de son antagoniste. Mais il faut ajouter aussi qu'Aristote n'a pas, en général, étudié assez profondément la pensée de son maître, qui est, il est vrai, absolu- ment contraire aux siennes. Il a trop souvent transporté à la cité entière ce que Platon ne propose que pour la classe des guerriers. V. plus loin, en. m, § t et la note. Vue 251 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTH.

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l'État tout entier ne saurait être heureux, quand la plupart ou quelques-uns de ses membres, sinon tous, sont privés de bonheur. C'est que le bonheur ne res- semble pas aux nombres pair s, dans lesquels la somme peut avoir telle propriété que n'a aucune des parties. En fait de bonheur, il en est autrement et si les dé- fenseurs mêmes de la cité ne sont pas heureux, qui donc pourra prétendre à l'être ? Ce ne sont point appa- remment les artisans, ni la masse des ouvriers attachés aux travaux mécaniques.

§ 17. Voilà quelques -uns des inconvénients de la république vantée par Socrate; j'en pourrais indi- quer encore plus d'un autre non moins sérieux.

CHAPITRE III.

Examen du traité des Lois, de Platon rapports et différences des Lois à la République. Critiques diverses le nombre des guerriers est trop considérable, et rien n'est préparé pour la guerre extérieure limites de la propriété trop peu claires et précises oubli en ce qui concerne le nombre des enfants Phidon de Corinthe n'a pas commis cette lacune le carac- tère généra! de la constitution proposée dans les Lois est sur- tout oligarchique, comme le prouve le mode d'élection pour les magistrats.

§ 1. Les mêmes principes se retrouvent dans le traité

des Lois, composé postérieurement. Aussi me borne- §. 1. Dans le traité des Lois. Les beaucoup plus réels et plus posi- Lois sont l'ouvrage de la vieillesse tifs que dans la République. Voir de Platon. Ses principes y sont la traduction de M. V. Cousin et Vue 252 sur 729


HVRE II, CHAPITRE III.

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rai-je à un petit nombre de remarques sur la constitu- tion que Platon y propose.

Dans le traité de la République, Socrate n'appro- fondit que très-peu de questions, telles que la commu- nauté des enfants et des femmes, le mode d'application de ce système, la propriété, et l'organisation du gou- vernement. Il y divise la masse des citoyens en deux classes les laboureurs d'une part, et de l'autre les guerriers, dont une fraction, qui forme une troisième classe, délibère sur les anaires de l'État et les dirige souverainement. Socràte a oublié de dire si les labou- reurs et les artisans doivent être admis au pouvoir dans une proportion quelconque, ou en être totalement exclus; s'ils ont ou n'ont pas le droit de posséder des armes, et de prendre part aux expéditions militaires. En revanche, il pense que les femmes doivent accom- pagner les guerriers au combat, et recevoir la même éducation qu'eux. Le reste du traité est rempli, ou par des digressions, ou par des considérations sur l'éduca- tion de guerriers.

§ 2. Dans les Lois au contraire, on ne trouve à peu près que des dispositions législatives. Socrate y est fort concis sur la constitution; mais toutefois, voulant ren- dre celle qu'il propose applicable aux États en géné- ral, il revient pas à pas à son premier projet. Si j'en son argument des Lois. On peut voir dénaturé à plaisir les opi-

trouver d'ailleurs que le résumé de la République de Platon fait ici par Aristote est bien insuf- fisant. La grande et essentielle question de la justice est omise tout entière par le disciple. Les ennemis du péripatétisme ont ac-

nions de son maître; ce sont là des exagérations; mais il faut, pour être juste, convenir qu'il a été fort peu exact dans cette ex- position. Voir plus loin dans ce chapitre §§ 3 et 8 des inexacti- tudes et des critiques peu fon-

cusé violemment Aristote d'a- dëes Vue 253 sur 729


POUTIQUE D'ARISTOTE.

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excepte la communauté des femmesetdes biens, toutse ressemble dans ses deux républiques; éducation, af- franchissement pour les guerriers des gros ouvrages de la société, repas communs, tout y est pareil. Seulement il étend dans la seconde les repas communs jusqu'aux femmes, et porte de mille à cinq mille le nombre des citoyens armés.

§ 3. Sans aucun doute, les dialogues de Socrate sont éminemment remarquables, pleins d'élégance, d'originalité, d'imagination; mais il était peut-être difficile que tout y fût également juste. Ainsi, qu'on ne s'y trompe pas, il ne faudrait pas moins que la campagne de Babylone, ou toute autre plaine im- mense, pour cette multitude qui doit nourrir cinq' mille oisifs sortis de son sein, sans compter cette autre foule de femmes et de serviteurs de toute espèce. Sans doute on est bien libre de créer des hypothèses à son gré mais il ne faut pas les pousser jusqu'à l'impos- sible.

§ 4. Socrate affirme qu'en fait de législation, deux objets surtout ne doivent jamais être perdus de vue le sol et les hommes. Il aurait pu ajouter encore, les § 2. Jusqu'aux femmes. VoirPla- celle de la Babylonie, avait nourri ton, Lois, liv. VI, p. 369, trad. de jusqu'à dix mille guerriers, oisifs M. Cousin.-Cinq mille. Platon dit comme ceux de Platon. Aristote cinq miUe quarante, nombre duo- lui-même le remarque, liv. II, ch. décimal, auquel il attache une vt,§ 12. Schlosser, traducteural- grande importance. Voir les Lois,. lemand, avait déjà fait une obser- livre. V, page. 278, trad. de vation à peu près pareille sur ce M. Cousin. passage.

§ 3. La campagne de Babt/'ome.. 4. Les États ooMtfM. Platon a La critiqued'Aristote ne parait pas touché ce sujet, mais fort sommai- ici fort juste. Sparte, sans possé- rement, Lois, liv. V, p. 261 et 277, der des plaines aussi vastes que trad. de M. Cousin. Vue 254 sur 729


LIVRE II, CHAPITRE III

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États voisins, à moins qu'on ne refuse à l'État toute existence politique extérieure. En cas de guerre, il faut que la force militaire soit organisée, non pas seule- ment pour défendre le pays, mais aussi pour agir au dehors. En admettant que la vie guerrière ne soit ni celle des individus, ni celle de l'État, encore faut-il sa- voir se rendre redoutable aux ennemis, non pas seule- ment quand ils envahissent le sol, mais encore lors- qu'ils l'ont évacué.

§ 5. Quant aux limites assignables à la propriété, on pourrait demander qu'elles fussent autres que celles qu'indique Socrate, et surtout qu'elles fussent plus précises et plus claires. « La propriété, dit-il, doit al- ler jusqu'à satisfaire les besoins d'une vie sobre », voulant exprimer par là ce qu'on entend ordinaire- ment par une existence aisée, expression qui a certai- nement un sens beaucoup plus large. Une vie sobre peut être fort pénible. « Sobre et libérale x eut été une définition beaucoup meilleure. Si l'une de ces deux conditions vient à manquer, on tombe ou dans le luxe ou dans lasouu'rance. L'emploi de la propriété ne com- porte pas d'autres qualités on ne saurait y apporter ni douceur ni courage; mais on peut y apporter modé- ration et libéralité et ce sont là nécessairement les vertus qu'on peut montrer dans l'usage de la fortune. § 6. C'est aussi un grand tort, quand on va jusqu'à diviser les biens en parties égales, de ne rien statuer sur le nombre des citoyens, et de les laisser procréer §5.D'MmeeMsob)-e.Ptaton,Lois, paraît cependant assez justifiée. liv. V, p. 277, trad, de M. Cousin. § 6. Le Knmtre des cùot/ens.Pla- Schlosser a cherché à défendre ici ton prescrit expressément que le Platon contre une critique qui nombre des maisons et des lots de Vue 255 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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sans limites, s'en remettant au hasard pour que le nombre des unions stériles compense celui des nais- sances quel qu'il soit, sous prétexte que, dans l'état ac- tuel des choses, cette balance semblé s'établir tout na- turellement. Il s'en faut que le rapprochement soit le moins du monde exact. Dans nos cités, personne n'est dans le dénûment, parce que les propriétés se parta- gent entre les enfants, quel qu'en soit le nombre. En admettant au contraire qu'elles seront indivises, tous les enfants en surnombre, peu ou beaucoup, ne possé- deront absolument rien. § 7. Le parti le plus sage se- rait de limiter la population et non la propriété, et d'assigner un maximum qu'on ne dépasserait pas, en ayant à la fois égard, pour le fixer, et à la proportion éventuelle des enfants qui meurent, et a la stérilité des mariages. S'en rapporter au hasard, comme dans la plupart des États, serait une cause inévitable de misère dans la république de Socrate; et la misère en- gendre les discordes civiles et les crimes. C'est dans la vue de prévenir ces maux, que l'un des plus anciens législateurs, Phidon de Corinthe, voulait que le nom- bre des familles et des citoyens restât immuable, quand bien même les lots primitifs auraient été tous inégaux. Dans les Lois, on a fait précisément le contraire. Nous

terre ne dépasse jamais cinq mille quarante, comme celui des guer- riers. Quant au nombre des en- fants, il ne le limite pas mais nn peut voir les expédients qu'il pro- pose pour le restreindre, quand il devient trop considérable. Lois, liv. Y, p. 2T8, 284 et suiv., trad. M. Cousin, et dans ce livre plus loin, ch. iv, § 3.

§ 7. Phidon. Les marbres d'A- rundel parlent de ce Phidon il vivait vers la fin du tx'= siècle avant Jésus-Christ, 50 ans à peu près avant Lycurgue. Aristote parle encore d'un autre Ptùdon, tyran d'Argos, liv. V (8), ch. v;;), i, §4. Quelques commentateurs ont confondu l'un et l'autre. Ott. Mui- ler semble les distinguer. Voirdt'e Vue 256 sur 729


LIVRE It, CHAPITRE III.

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dirons, au reste, plus tard notre opinion personnelle sur ce sujet.

§ 8. On a encore omis, dans le traité des Lois, de déterminer la différence des gouvernants aux gouver- nés. Socrate se borne à dire que le rapport des uns aux autres sera celui de la chaîne a la trame, faites toutes deux de laines différentes. D'autre part, puisqu'il per- met l'accroissement des biens meubles jusqu'au quin- tuple, pourquoi ne laisserait-il pas aussi quelque lati- tude pour les biens-fonds ? Il faut bien prendre garde encore que la séparation des habitations ne soit un faux principe en fait d'économie domestique. Socrate ne donne pas à ses citoyens moins de deux habitations complétement isolées; et c'est toujours chose fort dif- ficile que d'entretenir deux maisons.

§ 9. Dans son ensemble, le système politique de So- crate n'est ni une démocratie, ni une oligarchie c'est le gouvernement intermédiaire, qu'on nomme répu- ~o~et', t. I, p. 155, et t. II, p. 108 de terre aux environs de la

et 200, et ~gtnet. p. 55 et suiv. Plus tard. Voir plus loin, liv. IV (7), ch. v, § 1; ch. tx, § 7, et ch. x § 10.

§ 8. La trame. Platon, Lois, liv. V, p. 271, trad. de M. Cousin. Voir aussi le Politique, p. 478. Jusqu'au quintuple. Platon dit le quadruple, Lois, liv. V, p. 294.- Deux maisons. Lois, liv. V, p. 297, traduction de M. Cousin, Platon dit positivement deux habita- tions ». Champagne et Thurot ont prétendu qu'Aristote commet la faute qu'il reproche ici à Platon, liv. IV (7), chapitre tx, §7; mais

Aristote parle seulement de lots de M. Cousin

cité, et sur la frontière. Platon parle d'habitations et d'établisse- ments.

§. 9. Le système politique. répu- blique. Quelques auteurs moder- nes, et M. Gœttling entre autres, p. 316, ont trouvé que le système de Platon était plus monarchique que républicain. Voir plus bas même livre, même chapitre, § 11. Dans la pensée même de Platon, son système est aristocratique. Voir la Répub., liv. V1H, p. 127; parfois aussi il va jusqu'à identi- fier la royauté avec l'aristocratie, id., liv. IX, p. 195 et 223, traduction Vue 257 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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blique, puisqu'elle se compose de tous les citoyens qui portent les armes. S'il prétend donner cette constitu- tion comme la plus commune dans la plupart des États existants;, il n'a peut-être pas tort. Mais il est dans l'erreur, s'il croit qu'elle vient immédiatement après la constitution parfaite. Bien des gens pourraient lui préférer sans hésitation celle de Lacédémone, ou toute autre un peu plus aristocratique. § 10. Quelques au- teurs prétendent que la constitution parfaite doit réu- nir les éléments de toutes les autres et c'est à ce titre qu'ils vantent celle de Lacédémone, ou se trouvent combinés les trois éléments de l'oligarchie, de la mo- narchie et de la démocratie, représentés l'un par les Rois, l'autre par les Gérontes, le troisième par les !phores~ qui sortent toujours des rangs du peuple. D'autres, il est vrai, voient dans les Éphores l'élément tyrannique, et retrouvent l'élément de la démocratie dans les repas communs et dans la discipline quoti- dienne de la cité.

§ 11. Dans le traité des Lois, on préténd qu'il faut composer la constitution parfaite de démagogie et de tyrannie, deux formes de gouvernement qu'on est en

§ 10. Quelques auleurs. Stobée, p. 26 et 440, cite un passage d'Ar- chytas le Pythagoricien, où la même pensée se trouve exprimée formellement. Archytas était con- temporain d'Aristote, et le mot « quelques se t'apporte sans doute à lui.-Celle de Lacédémone. Voir plus loin l'analyse de la ré- publique de Sparte, ch. vi, dans ce livre. Des rangs du peuple. « Peuple » signifie ici non pas le

« peuple & dans le sens où nous entendons ordinairement ce mot, mais la dernière classe parmi les citoyens, parmi les Spartia- tes.

§ 11. Dans le traité des Lois. Voir les Lois, liv. III, p. 178, trad. de M. Cousin. Dans la République, Platon incline évidemment à l'a- ristocratie, qui est pour lui le gou- vernement des meilleurs. Voir la RépuN., liv. VIII, p. 127. Vue 258 sur 729


LIVRE II, CHAPITRE III.

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droit ou de nier complétement, ou de considérer comme les pires de toutes. On a donc bien raison d'admettre une combinaison plus large et la meilleure constitu- tion est aussi celle qui réunit le plus d'éléments divers. Le système de Socrate n'a rien de monarchique il n'est qu'oligarchique et démocratique ou plutôt il a une tendance prononcée à l'oligarchie, comme le prouve bien le mode d'institution de ses magistrats. Laisser choisir le sort parmi des candidats élus, appartient aussi bien a l'oligarchie qu'à la démocratie; mais faire une obligation aux riches de se rendre aux assemblées, d'y nommer les autorités et d'y remplir toutes les fonctions politiques, tout en exemptant les autres citoyens de ces devoirs, c'est une institution oligarchique. C'en est une encore de vouloir appeler au pouvoir surtout des riches, et de réserver les plus hautes fonctions aux cens les plus élevés. § 19. L'élection de son sénat n'a pas moins le caractère de l'oligarchie. Tous les citoyens sans exception sont tenus de voter, mais de choisir les magistrats dans la première classe du cens d'en nom- mer ensuite un nombre égal dans la seconde classe, puis autant dans la troisième. Seulement ici, tous les citoyens de la troisième et de la quatrième classe sont libres de ne pas voter et dans les élections du qua- trième cens et de la quatrième classe, le vote n'est

§12.t.'etec(t~nde! ton, Lois, liv. VI, p. 315, trad. de M. Cousin; c'est ici surtout que je conseille au lecteur qui voudra bien comprendre ce passage d'a- voir sous les yeux le texte même de Platon. Aristote n'en donne qu'un extrait fort court et très-

peu clair. Sans doute ce résumé pouvait sufnre de son temps les ouvrages de Platon étaient entre les mains detous les gens instruits, et so' système parfaitement connu. Il n'était besoin que de le rappeler en peu de mots; et c'est là ce qui excuse cette concision d'Aristote. Vue 259 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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obligatoire que pour les citoyens des deux premières. Enfin, Socrate veut qu'on répartisse tous les élus en nombre égal pour chaque classe de cens. Ce système fera nécessairement prévaloir les citoyens qui payent le cens le plus fort; car bien des citoyens pauvres s'abs- tiendront de voter, parce qu'ils n'y seront pas obligés. § 13. Ce n'est donc point là une constitution où se combinent l'élément monarchique et l'élément démo- cratique. On peut déjà s'en convaincre parce que je viens de dire on le pourra bien mieux encore, quand plus tard je traiterai de cette espèce particulière de constitution. J'ajouterai seulement ici qu'il y a du danger à choisir les magistrats sur une liste de candi- dats élus. Il suffit alors que quelques citoyens, même en petit nombre, veuillent se concerter, pour qu'ils puissent constamment disposer des élections.. § 14. Je termine ici mes observations sur le sys- tème développé dans le traité des Lois.

§ 13. Plus tard. Voir plus loin, liv. VI (4), ch. v, §§ 4 et suiv. Vue 260 sur 729


LIVRE II, CHAPITRE IV.

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CHAPITRE IV.

Examen de la constitution proposée par Phaléas de Chalcédoine; de ['égalité des biens importance de cette loi politique; l'é- galité des biens entraine l'égalité d'éducation; insuffisance de ce principe. Phaléas n'a rien dit des relations de sa cite avec les États voisins; il faut étendre l'égalité des biens jusqu'aux meubles, et ne point la borner aux biens-fonds. Règlement de Phaléas sur les artisans.

§ 1. Il est encore d'autres constitutions qui sont

dues, soit à de simples citoyens, soit à des philosophes et à des hommes d'État. Il n'en est pas une qui ne se rapproche des formes reçues et actuellement en vi- gueur, beaucoup plus que les deux républiques de Socrate. Personne, si ce n'est lui, ne s'est permis ces innovations de la communauté des femmes et des,en- fants, et des repas communs des femmes; tous se sont bien plutôt occupés des objets essentiels. Pour bien des gens, le point capital paraît être l'organisation de la propriété, source unique, à leur avis, des révolutions. C'est Phaléas de Chalcédoine, qui, guidé par cette pensée, a le premier posé en principe que l'égalité de §l.PhttM connaît Pha- de la constitution carthaginoise léas que par ce chapitre d'Aris- est donnée par Aristote dans ce tdte. Arétin a lu Carthaginois )) même livre, ch. VIII. Ott. Mùller, au lieu de ~Chaleédonicn~; c'est die Dorier, t. II, p. 200, citant ce une erreur qui s'est reproduite passage d'Aristote, appelle Pha- assez fréquemment, et que Cora! léas Phalkes c'est sans doute une semble approuver ici. Mais on ne faute d'impression. Voir même peut admettre que Phaléas fût chapitre, § 4. Égalité de for- Carthaginois, puisque l'analyse (MM. On peut voir dans Mùller, Vue 261 sur 729


POLITIQUE D'AKISTOTK.

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fortune est indispensable entre les citoyens. § 2. Il lui paraît facile de l'établir au moment même de la fondation de l'État; et quoique moins aisée à intro- duire dans les États dès longtemps constitués, on peut toutefois, selon lui, l'obtenir assez vite, en prescrivant aux riches de donner des dots à leurs filles, sans que leurs fils en reçoivent; et aux pauvres, d'en recevoir sans en donner. J'ai déjà dit que Platon, dans le traité des Lois, permettait l'accroissement des fortunes jus- que une certaine limite, qui ne pouvait dépasser pour personne le quintuple d'un minimum déterminé. § 3. Il ne faut pas oublier, quand on porte des lois semblables, un point négligé par Phaléas et Platon c'est qu'en fixant ainsi la quotité des fortunes, il faut aussi fixer la quantité des enfants. Si le nombre des enfants n'est plus en rapport avec la propriété, il faudra bientôt en- freindre la loi, et même, sans en venir là, il est dan- gereux que tant de citoyens passent de l'aisance a la misère, parce que ce sera chose difficile, dans ce cas, qu'ils n'aient point le désir des révolutions. § 4. Cette influence de l'égalité des biens sur l'asso- ciation politique a été comprise par quelques-uns des anciens législateurs témoin Solon dans ses lois, té- moin le décret qui interdit l'acquisition illimitée des

die Porter, t. II, pages 199 et § 4. Solon. Ceci ferait croire,

suiv., quel rôle l'égalité des biens a joué dans la législation do- t'ienne.

§ 2. Des doM à leurs filles. Mon- tesquieu blàme cette loi de Pha- léas, Esprit des Lois, liv. V, ch. v, p. 221. Le quintuple. Voir ci- dessus, même livre, ch. m, §S.

comme le remarque Thurot, que Phaléas est postérieur à Solon. Barthélemy (Voyage d'Anach., dans sa table des hommes ilius- tres) le fait contemporain d'Aris- tote, je ne sais d'après quelle au- torité. Celle de Lac/et'. Hcyne pense qu'il est ici question des Vue 262 sur 729


LIVRE II, CHAPITRE IV.

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terres. C'est d'après le même principe que certaines législations, comme celle de Locres, interdisent de vendre son bien, à moins de malheur parfaitement constaté ou qu'elles prescrivent encore de maintenir les lots primitifs. L'abrogation d'une loi de ce genre, à Leucade, rendit la constitution complétement démo- cratique, parce que dès lors on parvint aux magistra- tures sans les conditions de cens autrefois exigées. § 5. Mais cette égalité même, si on la suppose établie, n'empêche pas que la limite légale des fortunes ne puisse être, ou trop large, ce qui amènerait dans la cité le luxe et la mollesse; ou trop étroite, ce qui amè- nerait la gêne parmi les citoyens. Ainsi, il ne suffit pas au législateur d'avoir rendu les fortunes égales, il faut qu'il leur ait donné de justes proportions. Ce n'est même avoir encore rien fait que d'avoir trouvé cette mesure parfaite pour tous les citoyens; le point impor- tant, c'est de niveler les passions bien plutôt que les propriétés; et cette égalité-là ne résulte que de l'édu- cation réglée par de bonnes lois.

§ 6. Phaléas pourrait ici répondre que c'est là préci- sément ce qu'il a dit lui-même; car, à ses yeux, les bases de tout État sont l'égalité de fortune et l'égalité d'éducation. Mais cette éducation que sera-t-elle? C'est là ce qu'il faut dire. Ce n'est rien que de l'avoir faite une et la même pour tous. Elle peut être parfaitement une et la même pour tous les citoyens, et être telle ce- Locriens Ëpixéphyriens, dans la dée sous le règne de Périandre, le grande Grèce (Academ. opuscula, tyran; on ne sait de saconstitu- t. U, p. 42). Voir Ott. Müller, die tion que ce qu'en dit Aristote. Monet-,t.II,p.200et227.eucodE. Voir Ott. die Dorier, t. 1, Leucade, colonie de Corinthe, fon- p. 1H, et t. H, p. 155 et 200. Vue 263 sur 729


a<) POLITIQUE D'AHISTOTE.

pendant qu'ils n'en sortent qu'avec une insatiable avi- dité de richesses ou d'honneurs, ou même avec ces deux passions à la fois. § 7. De plus, les révolutions naissent tout aussi bien de l'inégalité des honneurs que de l'i- négalité des fortunes. Les prétendants seuls seraient ici différents. La foule se révolte de l'inégalité des for- tunes, et les hommes supérieurs s'indignent de l'égale répartition des honneurs; c'est le mot du poëte Quoi! le iâche et le brave être égaux en estime!

C'est que les hommes sont poussés au crime non pas seulement par le besoin du nécessaire, que Phaléas compte apaiser avec l'égalité des biens, excellent moyen, selon lui, d'empêcher qu'un homme n'en dé- trousse un autre pour ne pas mourir de froid ou de faim ils y sont poussés encore par le besoin d'éteindre leurs désirs dans la jouissance. Si ces désirs sont dé- sordonnés, les hommes auront recours au crime pour guérir le mal qui les tourmente j'ajoute même qu'ils s'y livreront non-seulement par cette raison, mais aussi par le simple motif, si leur caprice les y porte, de n'être point troublés dans leurs plaisirs. § 8. A ces trois maux, quel sera le remède ? D'abord la pro- priété, quelque mince qu'elle soit, et l'habitude du travail, puis la tempérance et enfln, pour celui qui veut trouver le bonheur en lui-même, le remède ne sera point à chercher ailleurs que dans la philosophie car les plaisirs autres que les siens ne peuvent se passer de l'intermédiaire des hommes. C'est le superflu et non le besoin qui fait commettre les grands crimes. On n'n- §7. Quoi! le Mc/te Ce vers est, avec une légère variante, tiré de l'Iliade, chant ix, vers 319. Vue 264 sur 729


LIVRE II, CHAPITRE IV

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surpe pas la tyrannie pour se garantir de l'intempérie de l'air et par le même motif, les grandes distinctions sont réservées non pas au meurtrier d'un voleur, mais au meurtrier d'un tyran. Ainsi l'expédient politique proposé par Phaléas npnre de garantie que contre les crimes de peu d'importance.

§ 9. D'autre part, les institutions de Phaléas ne con- cernent guère que l'ordre et le bonheur intérieurs de l'État; il fallait donner aussi un système de relations avec les peuples voisins et les étrangers. L'État a donc nécessairement besoin d'une organisation militaire, et Phaléas n'en dit mot. Il a commis un oubli analogue a l'égard des finances publiques: elles doivent suffire non pas seulement a satisfaire les besoins intérieurs, mais de plus à écarter les dangers du dehors. Ainsi, il ne faudrait pas que leur abondance tentât la cupidité de voisins plus puissants que les possesseurs, trop fai- bles pour repousser une attaque, ni que leur exiguïté empêchât de soutenir la guerre même contre un en- nemi égal en force et en nombre. § 10. Phaléas a passé ce sujet sous silence; mais il faut bien se persua- der que l'étendue des ressources est en politique un point important. La véritable limite, c'est peut-être que le vainqueur ne trouve jamais un dédommage- ment de la guerre dans la richesse de sa conquête, et qu'elle ne puisse rendre même à des ennemis plus pauvres ce qu'elle leur a coûté. Lorsqu'Autophradate vint mettre le siège devant Atarnée, Eubule lui con- § 8. Meurtrier d'un tyran. On se § 10. Eubule. Eubule était mai- rappelle de quel culte était en- tre d'Atarnée, ville de Mysie, en tourée à Athènes la mémoire face de Lesbos, que posséda en- d'Harmodius et d'Aristogiton. suite Hermias, son esclave; Her-

6 Vue 265 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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seilla de calculer le temps et l'argent qu'il allait dé- penser à la conquête du pays, promettant d'évacuer Atarnée sur-le-champ pour une indemnité bien moins considérable. Cet avertissement fit réfléchir Auto- phradate, qui leva bientôt le siège. §11. L'égalité de fortune entre les citoyens sert bien certainement, je l'avoue, à prévenir les dissensions civiles. Mais, à vrai dire, le moyen n'est pas infaillible; les hommes supé- rieurs s'irriteront de n'avoir que la portion commune, et ce sera souvent une cause de trouble et de révolu- tion. De plus, l'avidité des hommes est insatiable d'abord ils se contentent de deux oboles une fois qu'ils s'en sont fait un patrimoine, leurs besoins s'accroissent sans cesse, jusqu'à ce que leurs vœux ne connaissent plus de bornes; et quoique la nature de la cupidité soit précisément de n'avoir point de limites, la plupart des hommes ne vivent que pour l'assouvir. § 12. Il vaut donc mieux remonter au principe de ces dérèglements; au lieu de niveler les fortunes, il faut si bien faire que les hommes modérés par tempérament ne veuillent pas s'enrichir, et que les méchants ne le mias fut longtemps l'ami d'Aris- §11. De deux oboles. Des com-

tote, qui séjourna près de lui pen- dant trois ans, de 346 à 343, à ce que l'on croit. Voir Diogène de Laërte, Vie d'Aristote. Autophra- date était satrape de Lydie. Le siège d'Atarnée eut lieu en 362, sur la fin du règne d'Artaxerxe Mnémon.

Aristote, si l'on en croit une épigramme deThéocrite (Bruuck. Analect, t. I, p. 1S4), avait fait bâtir un tombeau superbe à Her- mias et à Eubule.

mentateurs ont pensé qu'Aristote voulait faire allusion au salaire des juges à Athènes il était d'a- bord d'une obole; on le mit à deux, et Périclès le fit porter à trois. Aristophane avait déjà fait la même remarque que le philo- s,ophe. Voir l'Assemblée des Fem- mes, v. 302 et 380. Voir aussi pour ce détail Bœckh, Lconom. polit. des Athén., liv. II, ch. xiv, p. 238 de l'édition allemande, et p. 373 de la traduction française. Vue 266 sur 729


LIVRE Il, CHAPITRE IV.

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puissent point; et le vrai moyen, c'est de mettre ceux-ci par leur minorité hors d'état d'être nuisibles, et de ne point les opprimer.

Phaléas a eu tort aussi d'appeler d'une manière gé- nérale~ égalité des fortunes, l'égale répartition des terres, à laquelle il se borne car la fortune comprend encore les esclaves, les troupeaux, l'argent, et toutes ces propriétés qu'on nomme mobiliaires. La loi d'éga- lité doit être étendue à tous ces objets ou du moins, il faut les soumettre à certaines limites régulières, ou bien ne statuer absolument rien a l'égard de la pro- priété. § 13. La législation de Phaléas paraît au reste n'avoir en vue qu'un État peu étendu, puisque tous les artisans doivent y être la propriété de l'Etat, sans y former une classe accessoire de citoyens. Si les ouvriers chargés de tous les travaux appartiennent a l'Etat, il faut que ce soit aux conditions établies pour ceux d'Épidamne, ou pour ceux d'Athènes par Diophante. § 14. Ce que nous avons dit de la constitution de Pha- léas suffit pour qu'on en juge les mérites et les défauts. § 13. Épidamne. Épidamne, et de cet ouvrage d'Aristote, ch. t,

plus tardDyrraehium, aujourd'imi Durazzo, sur la mer Adriatique, colonie de Coreyre et de Corinthe, fondée dans la xxxvme olymp. Un ne sait rien de plus sur la loi dont parle ici Aristote. Voir Ott. Mulier, die Porter, 1.1, p. 118, t. II, p. 27. Voir aussi )c VH!c (~') iiv.

§ 6, où il parle encore d'Epidam- ne, et liv. III, ch. xf, § t.

Diophante était archonte d'A- thènes dans la xcvf olymp.,394 avaut J.-C. L'acte dont il est ici question n'est conuu (p)e par ce qu'en dit Aristote. Voir Ott. Mut- ler, die Doner, t. II, p. 27. Vue 267 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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Examen de la constitution imaginée par Hippodamus de Milet; analyse de cette constitution; division des propriétés; tribunal suprême d'appel; récompense aux inventeurs des découvertes politiques; éducation des orplielins des guerriers. Critique de la division des classes et de la propriété critique du sys- tème proposé par Hippodamus pour les votes du tribunal d'appel; question de l'innovation en matière politique; il ne faut pas provoquer les innovations, de peur d'affaiblir le res- pect dù à la loi.

§ 1. Hippodamus de Milet, fils d'Euryphon, le même

qui, inventeur de la division des villes en rues, appli- qua cette distribution nouvelle au Pirée, et qui mon- trait d'ailleurs dans toute sa façon de vivre une exces- sive vanité, se plaisant à braver le jugement public par le luxe de ses cheveux et l'élégance de sa parure, portant en outre, été comme hiver, des habits égale- §1. Ntppodanmsdejtfttet. Hip- nom. Voir Xénophon, Helléni-

podamus, dont Aristote parle en- core, livre IV (7), ch.x,§ 4, paraît avoir été un fort habile ar- chitecte. Ce fut lui qui imagina le premier de diviser les villes en rues régulières, et il appliqua ce système non-seulement au Pirée, mais aussi à la ville de Rhodes, telle qu'elle existait encore au temps de Strabon. Voir la Géogr. de Strabon, liv. XIV, p. 622. Hip- podamus vivait à l'époque de la guerre du Péloponèse. Une place

publique au Pirée portait son p. 3

CHAPITRE V.

ques, liv. II, ch. iv-'

Stobée (6'erMo 144, p. 440) rap- porte un long fragment extrait d'un ouvrage d'Hippodamus py- thagoricien De la République. Ce morceau est écrit en dorien. La ville de Milet, bien qu'en Io- nie, était une colonie crétoise. (Éphore, d'après Strabon, liv. XIV, pag. 604); il est fort probable que l'Hippodamus de Stobée est le même que celui d'Aristote. Voir Henri Valois, Emendat, lib. IV, Vue 268 sur 729


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ment simples et également chauds, homme qui avait la prétention de ne rien ignorer dans la nature en- tière, Hippodamus est aussi le premier qui, sans jamais avoir manié les anaires publiques, s'aventura à publier quelque chose sur la meilleure forme de gouverne- ment. § 2. Sa république se composait de dix mille citoyens séparés en trois classes artisans, laboureurs, et défenseurs de la cité possédant les armes. Il faisait trois parts du territoire l'une sacrée, l'autre publique, et la troisième possédée individuellement. Celle qui devait subvenir aux frais légaux du culte des dieux était la portion sacrée; celle qui devait nourrir les guerriers, la portion publique; celle qui appartenait aux laboureurs, la portion individuelle. Il pensait que les lois aussi ne peuvent être que de trois espèces, parce que les actions judiciaires selon lui ne peuvent naître que de trois objets l'injure, le dommage et le meurtre. § 3. Il établissait .un tribunal suprême et unique où seraient portées en appel toutes les causes § 2. Séparés en trois classes. Ce des sénateurs; la seconde, celle

ne sont pas là les trois divisions données dans le fragment cité par Stobée. Hippodamus y divise sa république en trois classes toutes différentes. « Je dis que la cité entière doit être divisée en trois parts l'une doit être formée des biens possédés en commun par les citoyens vertueux qui adminis- trent l'État; la seconde doit ap- partenir aux guerriers, dont la force le défend; et la troisième doit être consacrée à la produc- tion de toutes les choses néces- saires au bien-être de la cité. La première classe, je l'appelle celle

des défenseurs de l'État; et la troisième, celle des artisans. Mu- ret (Var. lect., lib. cap. xiv, et lib. XV, cap. xvm) accuse Aris- tote de mauvaise foi à l'égard d'Hippodamus.Vetterio(F lib. XXXVIII, cap. xi) a tâché dcréfuterMuret,etii il a soutenu qu'il s'agissait dans Aristote et dans Stobéc de deux auteurs dif- férents. Ce qui me semble le plus probable, c'est qu'Aristote a com- mis ici une inexactitude, comme il en commet une en citant Platon. Voir plus haut dans ce livre, ch.m,§8. Vue 269 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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qui sembleraient mal jugées. Ce tribunal se composait de vieillards qu'y faisait monter l'élection. Quant à la forme des jugements, Hippodamus repoussait le vote par boules. Chaque juge devait porter une tablette où il écrirait, s'il condamnait purement et simplement; qu'il laisserait vide, s'il absolvait au même titre; et où il déterminerait ses motifs, s'il absolvait ou con- damnait seulement en partie. Le système actuel lui paraissait vicieux, en ce qu'il force souvent les juges à se parjurer, s'ils votent d'une manière absolue dans l'un ou l'autre sens. § 4. Il garantissait encore légis- lativement les récompenses dues aux découvertes po- litiques d'utilité générale; et il assurait l'éducation des enfants laissés par les guerriers morts dans les combats, en la mettant à la charge de l'État. Cette dernière institution lui appartient exclusivement; mais aujourd'hui Athènes et plusieurs autres États jouissent d'une institution analogue. Tous les magis- trats devaient être élus par le peuple et le peuple, pour Hippodamus, se compose des trois classes de l'Etat. Une fois nommés, les magistrats ont concur- remment la surveillance des intérêts généraux, celle des affaires des étrangers, et la tutelle des orphelins.

Telles sont à peu près toutes les dispositions princi- pales de la constitution d'Hippodamus.

§ 5. D'abord, on peut trouver quelque difficulté § 4. AuJotH'd'Mt~tMtte. On ne funèbredesguerriersmortsdansla sait pas la date précise de cette guerre de Samos, et dont les en- loi athénienne; niais elle avait été fantsavaientétéadoptésparl'État. portée avant l'année 439, puisqu'à Périclès rappelle cette loi dans la cette époque Périetcs fit l'oraison haranguequeThucydidelui prêt", Vue 270 sur 729


I.IVRE II, CHAPITRE V.

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dans un classement de citoyens où laboureurs, arti- sans et guerriers prennent une part égale au gouver- nement les premiers sans armes, les seconds sans armes et sans terres, c'est-à-dire, à peu près esclaves des troisièmes, qui sont armés. Bien plus, il y a impos- sibilité à ce que tous puissent entrer en partage des fonctions publiques. Il faut nécessairement tirer de la classe des guerriers et les généraux, et les gardes de la cité, et l'on peut dire tous les principaux fonction- naires. Mais si les artisans et les laboureurs sont exclus du gouvernement de la cité, comment pourront-ils avoir quelque attachement pour elle ? § 6. Si l'on ob- jecte que la classe des guerriers sera plus puissante que les deux autres, remarquons d'abord que la chose n'est pas facile; car ils ne seront pas nombreux. Mais s'ils sont les plus forts, à quoi bon dès lors donner au reste des citoyens des droits politiques et les rendre maîtres de la nomination des magistrats ? Que font en outre les laboureurs dans la république d'Hippodamus? Les artisans, on le conçoit, y-sont. indispensables, comme partout ailleurs; et ils y peuvent, aussi bien que dans les autres États, vivre de leur métier. Mais quant aux laboureurs, dans le cas où ils seraient char- gés de pourvoir à la subsistance des guerriers, on pourrait avec raison en faire des membres de l'État ici, au contraire, ils sont maîtres de terres qui leur appartiennent en propre, et ils ne les cultiveront qu'à leur profit.

§ 7. Si les guerriers cultivent personnellement les terres publiques assignées à leur entretien, alors la liv. II, ch. XLVi, année 431, première de la guerre du Pëtnponcse. Vue 271 sur 729


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classe des guerriers ne sera plus autre que celle des laboureurs; et cependant le législateur prétend les distinguer. S'il existe des citoyens autres que les guerriers et les laboureurs qui possèdent en propre des biens-fonds, ces citoyens, formeront dans l'État une quatrième classe sans droits politiques et étran- gère à la constitution. Si l'on remet aux mêmes citoyens la culture des propriétés publiques et celle des propriétés particulières, on ne saura plus précisé- ment ce que chacun devra cultiver pour les besoins des deux familles; et, dans ce cas, pourquoi ne pas donner, dès l'origine, aux laboureurs un seul et même lot de terre, capable de suffire à leur propre nourri- ture et à celle qu'ils fournissent aux guerriers ? Tous ces points sont fort embarrassants dans la constitution d'Hippodamus.

§ 8. Sa loi relative aux jugements n'est pas meil- leure, en ce que, permettant aux juges de diviser leur sentence, plutôt que de la donner d'une manière absolue, elle les réduit au rôle de simples arbitres. Ce système peut être admissible, même quand les juges sont nombreux, dans les sentences arbitrales, discutées en commun par ceux qui les rendent; il ne l'est plus pour les tribunaux; et la plupart des légis- lateurs ont eu grand soin d'y interdire toute commu- nication entre les juges. § 9. Quelle ne sera point d'ailleurs la confusion, lorsque, dans une affaire d'intérêt, le juge accordera une somme qui ne sera point parfaitement égale à celle que réclame le demandeur? Le demandeur exige vingt mines, un juge en accorde dix, un autre plus, un autre moins, celui-ci cinq, celui-là quatre et ces dissentiments-la Vue 272 sur 729


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surviendront sans aucun doute; enfin les uns accor- dent la somme tout entière, les autres la refusent. Comment concilier tous ces votes? Au moins, avec l'acquittement ou la condamnation absolue, le juge ne court jamais risque de se parjurer, puisque l'action a été toujours intentée d'une manière absolue; et l'ac- quittement veut dire non pas qu'il ne soit rien dû au demandeur, mais bien qu'il ne lui est pas dû vingt mines; il y aurait seulement parjure à voter les vingt mines, lorsque l'on ne croit pas en conscience que le défendeur les doive.

§ 10. Quant aux récompenses assurées à ceux qui font quelques découvertes utiles pour la cité, c'est une loi qui peut être dangereuse et dont l'apparence seule est séduisante. Ce sera la source de bien des intrigues, peut-être même de révolutions. Hippodamus touche ici une tout autre question, un tout autre sujet est-il de l'intérêt ou contre l'intérêt des États de changer leurs anciennes institutions, même quand ils peuvent les remplacer par de meilleures ? Si l'on décide qu'ils ont intérêt à ne les pas changer, on ne saurait admettre sans un mûr examen le projet d'Hippodamus; car un citoyen pourrait proposer le renversement des lois et de la constitution comme un bienfait public. §11. Puisque nous avons indiqué cette question, nous pensons devoir entrer dans quelques explications plus complètes; car elle est, je le répète, très-contro- versable, et l'on pourrait tout aussi bien donner la préférence au système de l'innovation. L'innovation a profité à toutes les sciences, à la médecine qui a secoué ses vieilles pratiques, à la gymnastique, et générale- ment a tous les arts où s'exercent les facultés humaines; Vue 273 sur 729


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et comme la politique aussi doit prendre rang parmi les sciences, il est clair que le même principe lui est nécessairement applicable. § 12. On pourrait ajouter que les faits eux-mêmes témoignent à l'appui de cette assertion. Nos ancêtres étaient d'une barbarie et d'une simplicité choquantes les Grecs pendant longtemps n'ont marché qu'en armes et se vendaient leurs femmes. Le peu de lois antiques qui nous restent sont d'une incroyable naïveté. A Cume, par exemple, la loi sur le meurtre déclarait l'accusé coupable, dans le cas où l'accusateur produirait un certain nombre de témoins, qui pouvaient être pris parmi les propres parents de la victime. L'humanité doit en général chercher non ce qui est antique, mais ce qui est bon. Nos premiers pères, qu'ils soient sortis du sein de la terre, ou qu'ils aient survécu à quelque catastrophe, ressemblaient probablement au vulgaire et aux ignorants de nos jours c'est du moins l'idée que la tradition nous donne des géants, fils de la terre et il y aurait une évidente absurdité à s'en tenir à l'opinion de ces gens-là. En outre, la raison nous dit que les lois écrites ne doivent pas être immuablement conservées. La politique, non plus que les autre sciences, ne peut

§ 12. N'ont marché qu'en armes. Thucydide, liv. I, ch. v, a décrit ces mœurs antiques des Grecs. Cttmf, ou Cymé, ville d'MoUde, en Asie Mineure. Voir Ott. Mûi- ler, die Fo~e)', t. JI, p, 220 et suiv. Voir plus loin, liv. VIII(5),ch.[v, § 3. Quelque catastrophe. Aris- tote suppose ici, avec toute l'an- tiquité, que ]'cspèce humaine a survécu aux catastrophes éprou-

vées par la terre. La science mo- derne a démontré que l'homme c'avait pu être témoin de ces bou- leversements il n'est venu que longtemps après. Voir Platon, les Lois, liv. III, p. 135, trad. de M. Cousin; et la Météorologie d'Aristote, liv. I, ch. Xfv, pages 90 et suiv. de ma traduction. Voir aussi Cuvicr, Discours sur les ré- volutions du globe. Vue 274 sur 729


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préciser tous les détails. La loi doit absolument disposer d'une manière générale, tandis que les actes humains portent tous sur des cas particuliers. La conséquence nécessaire de ceci, c'est qu'à certaines époques il faut changer certaines lois.

.§ 13. Mais à considérer les choses sous un autre point de vue, on ne saurait exiger ici trop de circons- pection. Si l'amélioration désirée est peu importante, il est clair que, pour éviter la funeste habitude d'un changement trop facile des lois, il faut tolérer quelques écarts de la législation et du gouvernement. L'innova- tion serait moins utile que ne serait dangereuse l'ha- bitude de la désobéissance. § 14. On pourrait même rejeter comme inexacte la comparaison de la politique et des autres sciences. L'innovation dans les lois est tout autre chose que dans les arts la loi, pour se faire obéir, n'a d'autre puissance que celle de l'habitude, et l'habitude ne se forme qu'avec le temps et les années de telle sorte que changer légèrement les lois exis- tantes pour de nouvelles, c'est affaiblir d'autant la force même de la loi. Bien plus, en admettant l'utilité de l'innovation, on peut encore demander si, dans tout État, l'initiative en doit être laissée à tous les citoyens sans distinction, ou réservée à quelques-uns

§13.~notttrepomfdeMte.On peut voir dans cette discussion sur les avantages et les inconvénients de l'innovation en politique la méthode ordinaire d'Aristote; il expose toujours les deux faces de la question; mais il a parfois le tort de ne pas montrer assez net- tement ce qu'il pense iui-memc,

quoique ce soit là le point impor- tant.

§4.t.'tT).[(t'a(]);e.Onpeutvoi!' dans nos assemblées délibérantes de quelle importance est le droit d'initiative, laissé à tous les mem- bres qui les composent.- Ailleurs. Je ne sais dans quel autre ouvrage Aristote a traité cette question. Vue 275 sur 729


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car ce sont là des systèmes évidemment fort divers. § 15. Mais bornons ici ces considérations qui retrou- veront une place ailleurs.

CHAPITRE VI.

Examen de la constitution de Lacédémone. Critique de l'or- ganisation de l'esclavage à Sparte; lacune de la législation )acédémonienne à l'égard des femmes.–Disproportion énorme des propriétés territoriales causée par l'imprévoyance du lé- gislateur; conséquences fatales; disette d'hommes.–Défauts de l'institution des éphores; défauts de l'institution du sénat; défauts de l'institution de la royauté.–Organisation vicieuse des repas communs. Les amiraux ont trop de puissance. Sparte, selon la critique de Platon, n'a cultivé que la vertu guerrière. -Organisation défectueuse des finances publiques. § 1. On peut, à l'égard des constitutions de Lacé- démone et de Crète, se poser deux questions qui s'appliquent aussi bien à toutes les autres la pre- mière, c'est de savoir quels sont les mérites et les défauts de ces États, comparés au type de la constitu- tion parfaite la seconde, s'ils ne présentent rien de contradictoire avec le principe et la nature de leur propre constitution.

§ 2. Dans un État bien constituée les citoyens ne doivent point avoir à s'occuper des premières nécessi- § 1. Et de Ct'ete. Voir plus loin, § 2. Ucs tx'emiJt-MMecMi.M de la même livre, ch. vu, J'analyse de Me. Aristote pose donc en prin- la constitution Cretoise. –~M type cipc la nécessite du loisir pour les d<;<;o/M citoyens, c'est une opinion qui loin le début du iiv. IV. s'accordait parfaitement avecl'or- Vue 276 sur 729


LIVRE II, CHAPITRE VI.

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tés de la vie; c'est-un point que tout le monde ac- corde le mode seul d'exécution offre des difficultés. Plus d'une fois l'esclavage des Pénestes a été dange- reux aux Thessaliens, comme celui des hilotes aux Spartiates. Ce sont d'éternels ennemis, épiant sans cesse l'occasion de mettre à profit quelque calamité. § 3. La Crète n'a jamais eu rien de pareil à redouter et probablement la cause en est que les divers États qui la composent, bien qu'ils se fissent la guerre, n'ont jamais prêté à la révolte un appui.qui pouvait tourner contre eux-mêmes, puisqu'ils possédaient tous des serfs périœciens. Lacédémone, au contraire, n'avait que des ennemis autour d'elle la Messénie, l'Argo- lide, l'Arcadie. La première insurrection des esclaves chez les Thessaliens éclata précisément à l'occasion de

ganisation de la société antique. Elle est plus controversable, si on l'applique à notre temps. Il est certain que, pour s'occuper con- venablement des affaires publi- ques, il ne faut point avoir à se préoccuper beaucoup des siennes. Si c'est là tout ce qu'Aristote a voulu dire, la théorie est vraie. Mais de ce principe mal entendu sont sortis de très-graves abus l'esclavage dans l'antiquité, et les priviléges de la noblesse dans les sociétés modernes. Voir sur la né- cessité du loisir pour les citoyens les lois de Platon, liv. VIII, p. i34, trad. de M. Cousin. L'esclavage desp<'nes (liv. VI,p.263) raconte d'après Archémaque, his- torien postérieur à Aristote, l'ori- gine de l'esclavage chez les Thes- saliens. Les pénestes, d'abord

nommés < ménestes », étaient une colonie de Thébains qui se donnè- rent aux Thessaliens comme es- claves, à la condition qu'ils au- raient la vie sauve et qu'ils cultive- raient leurs terres, moyennant une redevance payée aux propriétai- res. « Bien des pénestes, dit Ar- chémaque, étaient plus riches que leurs maîtres ». Voir Ott. Müller, die Dorier, t. 11, p. 66 et suiv; et quant aux hilotes, ibid., p. 33. § 3. Des serfs p~fKMtett. J'ai cru pouvoir employer le mot de « serfs ». « Périœeiens », qu'ont adopté plusieurs traducteurs, est tout seul inintelligible pour ceux qui ne savent pas le grec. La con- dition des périœciens était moins rude que celle des esclaves pro- prement dits ils appartenaient au sol, bien plutôt qu'a l'homme; Vue 277 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

H4

leur guerre contre les Achéens, les Perrhèbes et les Magnésiens, peuples limitrophes. § 4. S'il est un point qui exige une laborieuse sollicitude, c'est bien certai- nement la conduite qu'on doit tenir envers les es- claves. Traités avec douceur, ils deviennent insolents et osent bientôt se croire les égaux de leurs maîtres traités avec sévérité, ils conspirent contre eux et les abhorrent. Évidemment on n'a pas très-bien résolu le problème quand on ne sait provoquer que ces senti- ments-là dans le cœur de ses hilotes.

§ 5. Le relâchement des lois lacédémoniennes à l'é- gard des femmes est à la fois contraire à l'esprit de la constitution et au bon ordre de l'État. L'homme et la femme, éléments tous deux de la famille, forment aussi, l'on peut dire, les deux parties de l'État ici les hommes, là les femmes de sorte que, partout où la constitution a mal réglé la position des femmes, il faut dire que la moitié de l'État est sans lois. On peut le voir à Sparte le législateur, en demandant à tous les et, en cela, ils se rapprochaient plusieurs traducteurs avant eux,

beaucoup des serfs du moyen âge. On peut voir dans Ott. Millier, die Dorier, t. II, sections 1, 2, 3, 4, la différence du périœcien à l'hilote, parmi les races doriennes, et Gœtt- ling, p. 464 et suiv. t,4r~o~t'de. Les Argiens étaient au nord-est de la Laconie les Messéniens à t'ouest; et les Arcadiens, au nord- est. Dans tous les autres sens, la Laconie confinait à la mer. -Les Perr/tet'M. Sur les Perrhèbes et les Magnésiens, voir Ott. Miiller, die Dorier, t. I, p. 25 et 258.

§5. Le reldchement à !ot'd des

ont compris que le texte ici vou- lait dire «lerelàchement des mœurs parmi les femmes, le désordre mo- rai des femmes ». C'est, je crois, une erreur comme semble le prouver ce qu'Aristotc dit plus loin, même chapitre, § 8. Les mots eux-mêmes ne paraissent point se prêter à ce sens la vieille tra- duction, Albert et saint Thomas, ont traduit ~.egum remissio circa mut/erM. Le mot dont se sert Aristote, comme la plupart de ceux qui sont terminés de même, a une signification transitive. Voir

femmes. Champagne, Thurot et plus haut, liv. I, ch. v, § 12. Tou Vue 278 sur 729


LÎVHE II, CHAPITRE V).

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membres de sa république témpérance et fermeté, a glorieusement réussi à l'égard des hommes; mais il a complétement échoué pour les femmes, dont la vie se passe dans tous les dérèglements et les excès du luxe. § 6. La conséquence nécessaire, c'est que, sous un pa- reil régime, l'argent doit être en grand honneur, sur- tout quand les hommes sont portés à se laisser dominer par les femmes, disposition habituelle des races éner- giques et guerrières. J'en excepte cependant les Celtes et quelques autres nations qui, dit-on, honorent ou- vertement l'amour viril. C'est une idée bien vraie que celle du mythologiste qui, le premier, imagina l'u- nion de Mars et de Vénus car tous les guerriers sont naturellement enclins à l'amour de l'un ou de l'autre sexe.

§ 7. Les Lacédémoniens n'ont pu échapper à cette condition générale et, tant que leur puissance a duré, leurs femmes ont décidé de bien des affaires. Or, qu'importe que les femmes gouvernent en personne, ou que ceux qui gouvernent soient menés par elles ? Le

tes ces remarques sur le silence des lois lacédémoniennes à l'égard des femmes sont empruntées de Platon, Lois, Iiv.1, p. 35,trad.de M. Cousin. Il faut voir aussi sur les devoirs de la législation à l'é- gard des femmes, Lois, VI, p. 369, id. Aristote ne fait que répéter son maître.

§ 6. Les Cet Ramus a changé ce mot en celui de < Cretois ». Cette correction est ingénieuse en ce qu'elle s'accorde parfaitement avec ce que dit plus loin Aristote, même livre, ch. vn, § 5, sur les

lois de Minos. Mais aucun ma- nuscrit ne l'autorise. L'antiquité a prêté ce vice aussi bien aux Cel- tes qu'aux Crétois. D'un autre côté, les Crétois ne passent pas pour un peuple guerrier comme les Celtes, et Aristote ne pouvait guère les nommer « race guer- rière ». Il semble même faire peu d'estime de leur valeur. Voir plus loin, même livre, ch. vu, § 8. La valeur des Celtes, au contraire, était renommée. Voir la Morale à Nicomaque, III, vn, page 43 de ma traduction. Vue 279 sur 729


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résultat est toujours le même. Avec une audace com- plètement inutile dans les circonstances ordinaires de la vie, et qui devient bonne seulement à la guerre, les Lacédémoniennes, dans les cas de danger, n'en ont pas moins été fort nuisibles à leurs maris. L'invasion thé- baine l'a bien montré inutiles comme partout ailleurs, elles causèrent dans la cité plus de désordre que les ennemis eux-mêmes.

§ 8. Ce n'est pas au reste sans causes qu'à Lacé- démone on négligea, dès l'origine, l'éducation des femmes. Retenus longtemps au dehors, durant les guerres contre l'Argolide, et plus tard contre l'Arcadie et la Messénie, les hommes, préparés par la vie des camps, école de tant de vertus, offrirent après la paix une matière facile à la réforme du législateur. Quant aux femmes, Lycurgue, après avoir tenté, dit-on, de les soumettre aux lois, dut céder à leur résistance et abandonner ses projets. § 9. Ainsi, quelle qu'ait été leur influence ultérieure, c'est à elles qu'il faut attri- buer uniquement cette lacune de la constitution. Nos recherches ont, du reste, pour objet, non l'éloge ou la censure de qui que ce soit, mais l'examen des qualités et des défauts des gouvernements. Je répéterai pour- tant que le déréglement des femmes, outre que par lui-même il est une tache pour l'État, pousse les ci- toyens à l'amour effréné de la richesse.

§ 10. Un autre défaut qu'on peut ajouter a ceux

§ 7. L'invasion thébaine. L'inva- Plutarque, Agis, ch. xxx, confir- sion d'Ëpaminondas en Laconie ment ce que dit Aristote de la con- se rapporte à la 4e année delacii duite des femmes de Sparte. Voir olymp., 367 av. J.-C. Xénophon, plus loin, liv. IV (7), ch.x,§5. Helléniq., liv. VI, ch. v, § 28, et § 8. tt/CtM-gue. Plutarque, Vie de Vue 280 sur 729


'n

qu'on vient de signaler dans la constitution (le Lacé- démone, c'est la disproportion des propriétés. Les uns possèdent des biens immenses, les autres n'ont presque rien; et le sol est entre les mains de quelques indivi- dus. Ici la faute en est à la loi elle-même. La législa- tion a bien attaché, et avec raison, une sorte de déshonneur à l'achat et à la vente d'un patrimoine mais elle a permis de disposer arbitrairement de son bien, soit par donation entre-vifs, soit par testament. Cependant, de part et d'autre,, la conséquence est la même. § 11. En outre, les deux cinquièmes des terres sont possédés par des femmes, parce que bon nombre d'entre elles restent uniques héritières, ou qu'on leur a constitué des dots considérables. Il eût été bien préfé- rable, soit d'abolir entièrement l'usage des dots, soit de les fixer à un taux très-bas ou tout au moins mo- dique. A Sparte au contraire, on peut donner à qui l'on veut son unique héritière et, si le père meurt sans laisser de dispositions, le tuteur peut a son choix marier sa pupille. Il en résulte qu'un pays qui est ca- pable de fournir quinze cents cavaliers et trente mille Lyeurgue, ch. n, a essayé de ru- §ii. ï'fotfe~ntHe. Un manuscrit

t'uter cette opinion d'Aristote, qui. semble exacte cependant. -Je ré- péterai. Voir plus haut, 6; 5, et le livre 1~, ch. v, § i2.

§ 10. La législation. Cette loi n'ap- partient pas à Lycurgue; elle est d'un Éphorenommé Épitadès: Plu- tarque, Vie d'Agis, ch. v. Cra- gius~a réuni soigneusement dans le livre troisième de son ouvrage, de /!e~.t.a.ced., toutes les lois de Sparte dont il est parle dans les auteurs anciens.

LIVRE I), CHAPITRE V).

donne en variante à la marge trois mille. Ce nombre est sans doute le vrai, comme semble le prouver ce qui suit. Un MtHt'er de com- <)ft«att Lycurgue avait partage le territoire en neuf mille parts ce qui prouve qu'à cette époque Sparte comptait neuf mille chefs de famille, neuf mille guerriers; en cinq cents ans, la population guerrière s'était donc réduite des huit neuvièmes. Voir plus haut,

ch. m, 3. Vue 281 sur 729


PO LITIQUK D'AU ) STOTH.

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hoplites, compte a peine un millier de combattants. § 12. Les faits eux-mêmes ont bien démontré le vice de la loi sous ce rapport; l'Etat n'a pu supporter un revers unique, et c'est la disette d'hommes qui l'a tué. On assure que sous les premiers rois, pour éviter ce grave inconvénient, que de longues guerres devaient amener, on donna le droit de cité à des étrangers; et les Spartiates, dit-on, étaient alors dix mille à peu près. Que ce fait soit vrai ou inexact, peu importe; le mieux serait d'assurer la population guerrière de l'État, en rendant les fortunes égales. § 13. Mais la loi même relative au nombre des enfants est contraire a cette amélioration. Le législateur, en vue d'accroître le nombre des Spartiates, a tout fait pour pousser les ci- toyens à procréer autant qu'ils le pourraient. Par la loi, le père de trois fils est exempt de monter la garde; le citoyen qui en a quatre est affranchi de tout impôt. On pouvait cependant prévoir sans peine que, le nom- bre des citoyens s'accroissant, tandis que la division du sol resterait la même, on ne ferait qu'augmenter le nombre des malheureux.

§ 14. L'institution des Éphores est tout aussi défec- tueuse. Bien qu'ils forment la première et la plus puissante des magistratures; tous sont pris dans les rangs inférieurs des Spartiates. Aussi est-il arrivé que ces éminentes fonctions sont échues à des gens tout a.

§12.{/tt<'et) bataille de Leuctres, 3T1 av. J.-C. ~14.L' M. Ott. Mùlier a consacré tout un ehapitreauxEphores,t.II,p.lll- 129. L'Ephoric, loin d'ëtfe une institution de Lycurgue, était tout

a fait contraire à l'esprit de son système politique. Cette magis- trature futfondée soixante-dix ans environ après Lycurgue par le roi Théopompe. Voir plus loin, liv. VIII (5), ch. ;.x, § 1. Mais les Ëpho- res n'eurent point d'ahord tout le Vue 282 sur 729


DVREn, CHAPITRE VI.

?

tait pauvres, qui se sont vendus par misère. On en pourrait citer bien des exemples; mais ce qui s'est passé de nos jours à l'occasion des Andries le prouve assez. Quelques hommes gagnés par argent ont, autant du moins qu'il fut en leur pouvoir, ruiné l'État. La puissance illimitée, et l'on peut dire tyrannique, des Éphores a contraint les rois eux-mêmes a, se faire dé- magogues. La constitution reçut ainsi une double atteinte et l'aristocratie dut faire place :) la démocra- tie. § 15. On doit avouer cependant que cette magis- trature peut donner au gouvernement de la stabilité. Le peuple reste calme, quand il a part à la magistra- ture suprême et ce résultat, que ce soit le législateur qui l'établisse, ou le hasard qui l'amène;, n'en est pas moins avantageux pour la cité. L'Etat ne peut trouver de salut que dans l'accord des citoyens a vouloir son existence et sa durée., Or, c'est ce qu'on rencontre à Sparte la royauté est satisfaite par les attributions qui lui sont accordées la classe élevée, par les places du sénat, dont l'entrée est le prix de la vertu; enfin

pouvoir dont ils jouirent dans la suite. Voir Ott. Millier, die Doffe), L. II, p. 114.Hérodote prétend que les Ëphores ont été institués par Lycurgue lui-même, Ctio, 65. Voir Cragius,Iiv. II, ch.)v.tt(tnM. On ne connaît pas le fait histori- ée auquel Aristote veut ici faire allusion. Le mot employé dans le texte peut signifier aussi bien les habitants d'Andros que les An- dries, repas communs; mais Aris- tote dit lui-même plus loin, même livre, ch. vu, §3, que ce mot si- gnifiant « repas communs~, est

unmotde)'a))cieun<')augue;et l'on ne voit pas pourquoi il n'au- rait point employé le tnot«Phi- dities » ou <: Syssities La Rhé- torique,Iiv.I!I,ch.xv[n,p.G06, et).deBekket',p.~4t9,a,pt, t. II, p. 145 de ma traduction, pré- sente un passage qui semble se rapporteràcehu-t;i:)uiLaeédë- monien, à qui l'on demande son avis sur ia conduite des Kphot'es, répond qu'on a bien fait de les mettre à mort.

§ 15. Le peuple )'M calme. \'oif plus haut, tuém)* )ivre, ch. )n. § 10. Vue 283 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE

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le reste des Spartiates, par l'Éphorie, qui repose sur l'élection générale.

§ 16. Mais, s'il convenait de remettre au sunrage universel le choix des Éphores, il aurait fallu aussi trouver un mode d'élection moins puéril que le mode actuel. D'autre part, comme les Éphores, bien que sortis des rangs les plus obscurs, décident souveraine- ment les procès importants, il eût été bon de ne point s'en remettre à leur arbitraire, et d'imposer à leurs ju- gements des règles écrites et des lois positives. Enfin, les moeurs mêmes des Éphores ne sont pas en harmonie avec l'esprit de la constitution, parce qu'elles sont fort relâchées~ et que le reste de la cité est soumis à un ré- gime qu'on pourrait taxer plutôt d'une excessive sévé- rité aussi les Éphores n'ont-ils pas le courage de s'y soumettre, et éludent-ils la loi en se livrant secrète- ment à tous les plaisirs.

§ 17. L'institution du sénat est fort loin aussi d'être parfaite. Composée d'hommes d'un âge mûr et dont

§ 16. ~ottM puéril. Le mode d'é- lection était sans doute le même pour les Ephores que pour les sé- nateurs. Plutarque, Vie de Lycur- ~T.te, ch. xxvi, § 3, p. 66, édition Fir- min Didot, l'a décrit pour ces der- mers. Les candidats se présen- taient tour à tour devant le peu- ple, qui poussait des cris plus ou moins forts, selon qu'il approuvait ou rejetait la candidature. Des magistrats placés dans une mai- sonnette de bois, d'où ils pouvaient entendre les acclamations sans voirles candidats, déclaraient pour qui, selon l'ordre des candidatu- res, les acclamations avaient.été

les plus fortes; et leurs déetara- tions déterminaient le choix. Thucydide faisant allusion à cette coutume (liv. 1, ch. Lxxxvn), dit que les Spartiates « élisent par des cris et non par des votes Voir plus bas même livre de la Politique, même chapitre, § 18. § 17. Du seM<. L'institution du sénat, la Gérousie, appartient à Lycurgue. Les sénateurs étaient au nombre devingt-huitou trente, et devaient au moins avoir soixante ans. Voir Cragius, liv. JI, ch. ni. H faut distinguer entre « sénat » et « Gérousie « Sénat » est le sé- nat d'une démocratie élu a temps Vue 284 sur 729


LIVRE 11, CHAPITRE VI.

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l'éducation semble assurer le mérite et la vertu, ou pourrait croire que cette assemblée offre toute garan- tie à l'Etat. Mais laisser à des hommes la décision de causes importantes, durant leur vie entière, est une institution dont l'utilité est constestable; car l'intelli- gence, comme le corps, a sa vieillesse et le danger est d'autant plus grand que l'éducation des sénateurs n'a point empêché le législateur lui-même de se défier de leur vertu. § 18. On a vu des hommes investis de cette magistrature être accessibles à la corruption, et sacri- fier à la faveur les intérêts de l'État. Aussi eût-il été plus sûr de ne pas 'les rendre irresponsables, comme ils le sont à Sparte. On aurait tort de penser que la surveillance des Éphores garantisse la responsabilité de tous les magistrats c'est accorder beaucoup trop de puissance aux Ëphores, et ce n'est pas, d'ailleurs, en ce sens que nous recommandons la responsabilité. Il faut ajouter que l'élection des sénateurs est dans sa forme aussi puérile que celle des Ëphores, et l'on ne saurait approuver que le citoyen qui est digne d'être appelé à une fonction publique, vienne la solli- citer en personne. Les magistratures doivent être con- nées au mérite, qu'il les accepte ou qu'il les refuse. § 19. Mais ici le législateur s'est guidé sur le principe qui éclate dans toute sa constitution. C'est en excitant l'ambition des citoyens qu'il procède au choix des sénateurs; car on ne sollicite jamais une magistrature que par ambition et cependant la plupart des crimes et renouvelé fréquemment « Gé- Voit' Heeren, '&er die Pottt., t'ousie » est le sénat d'une aristo- III partie, 1' section, p. 256. cratie élu le plus souvent à vie, ou § 18..lui.t't puérile. V oir plus du'moins à longues échéance. haut,§i6. Vue 285 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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volontaires parmi les hommes n'ont d'autre source que l'ambition et la cupidité.

§ 20. Quant à la royauté, j'examinerai ailleurs si elle est une institution funeste ou avantageuse aux États. Mais certainement l'organisation qu'elle a reçue et qu'elle conserve à Lacédémone, ne vaut pas l'élec- tion à vie de chacun des deux rois. Le législateur lui- même a désespéré de leur vertu, et ses lois prouvent qu'il se défiait de leur probité. Aussi, les Lacédémo- niens les ont souvent fait accompager dans les expédi- tions militaires par des ennemis personnels, et la discorde des deux rois leur semblait la sauvegarde de

l'Etat.

§ 21. Les repas communs qu'ils nomment Phidities, ont également été mal organisés, et la faute en est à leur fondateur. Les frais en devraient être mis à la charge de l'État, comme en Crête. A Lacédémone, au contraire, chacun d~oit y porter la part prescrite par la loi, bien que l'extrême pauvreté de quelques ci- toyens ne leur permette pas même de faire cette dé- pense. L'intention du législateur est donc complète- ment manquée il voulait faire des repas communs une institution toute populaire, et, grâce a la loi, elle n'est rien moins que cela. Les plus pauvres ne peuvent

§ 20. Ailleurs. Voir plus loin, soM-tte~. Xenophoti, Rëpubt. ')c

liv. III, eh. x et xi. pn'eMe coft- ~erte. On sait que les deux rois de Sparte furent toujours pris par ordre de primogéniture dans les deux branches de la famille des Héraclides.-Le texte est ici tron- qué je l'ai interprété du mieux que j'ai pu. /)M eft.~e)))« per-

Lacéd., ch. xtit, § a. C'étaient or- dinairement deux Éphores, qui accompagnaient le roi.

§ 21. ComMte en Crète. Voir plus loin, eh. Y![, §4. -Et il est perdu. C'est là, je crois, la véritable le- çon. Voir ce que dit At'istote lui- même, dans ce livre, ch. vu, § 4. Vue 286 sur 729


LIVRE II, CHAPITRE VI.

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prendre part à ces repas, et pourtant, de temps immé- morial, le droit politique ne s'acquiert qu'a, cette con- dition, il est perdu pour celui qui est hors d'état de supporter cette charge.

§ 22. C'est a, vec justice qu'on a blâmé la loi relative aux amiraux, elle est une source de dissensions car c'est créer, à côté des rois, qui sont pour leur vie gé- néraux de l'armée de terre, une autre royauté presque aussi puissante que la leur.

§ 23. On peut adresser au système entier du légis- lateur le reproche que Platon lui a déjà fait dans ses Lois il tend exclusivement à développer une seule vertu, la valeur guerrière. Je ne conteste pas l'utilité de la valeur pour arriver à la domination mais Lacé- démone s'est maintenue tout le temps qu'elle a fait la guerre; et le triomphe l'a perdue, parce qu'elle ne savait pas jouir de la paix, et qu'elle ne s'était point livrée à des exercices plus relevés que ceux des com- bats. Une faute non moins grave, c'est que, tout en reconnaissant que les conquêtes doivent être le prix de la vertu et non de la lâcheté, idée certainement fort juste, les Spartiates en sont venus a. placer les conquê- tes fort au-dessus de la vertu même ce qui est beau- coup moins louable.

§ 24. Tout ce qui concerne les finances publiques

§ 2,2. Pour leur vie. C'est la vé- ritable leçon. Le commandement de la flotte n'était point à vie, puis- qu'une loi expresse défendait de le confier deux fois au même citoyen. Voir Ct'agius, p. 4t8. AuMt puissante que la teft; Voir

MuUer,dteUo<-te)-,t.H,p.273et suiv.

§23.~tfKottdaM ses ~.ots.Pia- toti, Lois, Uv. t, p. 6 et suiv., trad. de M. Cousin.

§24.fa< Voir Gradins, id., p. 377.

Crag'ius, p. 57 et 2.12, et Ott. Pour la constitution [accdemo Vue 287 sur 729


POLtTIQUE D'ARiSTOTE.

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est très-défectueux dans le gouvernement de Sparte. Quoique exposé à soutenir des guerres fort dispen- dieuses, l'État n'a pas de trésor; et de plus, les con- tributions publiques sont à peu près nulles comme le sol presque entier appartient aux Spartiates, ils met- tent entre eux peu d'empressement à faire rentrer les impôts. Le législateur s'est ici complétement mépris sur l'intérêt général il a rendu l'État fort pauvre, et les particuliers démesurément avides.

§ 25. Voilà les critiques principales qu'on pourrait adresser à la constitution de Lacédémone. Je termine ici mes observations.

CHAPITRE VU.

Examen de la constitution Crétoise. Ses rapports avec la consti- tution de Lacedémone, qui cependant est supérieure; admi- rable position de la Crète; serfs, Cosmes, sénat; l'organisation des repas communs vaut mieux en Crète qu'à Sparte. Mœurs vicieuses des Crétois autorisées par le législateur; désordres monstrueux du gouvernement crétois.

1. La constitution Crétoise a beaucoup de rapports avec. la constitution de Sparte. Elle la vaut en quel- ques points peu importants mais elle est dans son nieuuc engouerai, on ferabien de tout en l'admirant à quelques

voir l'ouvrae'e de Cragius, de Hc- p)t&t. <. le second volume des Doriens de Ott. Muller~t l'ex- cellente histoire de Grèce de M. G. Grote, en anglais, t. II, p. 461 pt suiv. On sait assez quelles sont les opinions de Platon sur Sparte

égards, il la condamne en général. Ce gouvernement lui paraît jaloux et ambitieux. Voii'laRëpuM.,liv. VIII, p. 127, et peut-être aussi p. 134, trad. de M. Cousin. Il faut tire encore le petit traité de Xëno- phon sur la république de Sparte. Vue 288 sur 729


LrVREn, CHAPITRE VU.

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ensemble beaucoup moins avancée. La raison en est simple, on assure, et le fait est très-probable, que La- cédémone a emprunté de la Crète presque toutes ses lois et l'on sait que les choses anciennes sont ordinai- rement moins parfaites que celles qui les ont suivies. Lorsque Lycurgue, après la tutelle de Charilaùs~ se mit a voyager, il résida, dit-on, fort longtemps en Crète, où il retrouvait un peuple de même race que le sien. Les Lyctiens étaient une colonie de Lacédé- mone arrivés en Crète,-ils avaient adopté les institu- tions des premiers occupants, et tous les serfs de l'île se régissent encore par les lois mêmes de Minos, qui passe pour leur premier législateur.

§ 2. Par sa position naturelle, la Crète semble appe- lée a dominer tous les peuples grecs, établis pour la plupart sur les rivages des mers où s'étend cette grande île. D'une part, elle touche presqu'au Péloponèse de t'autre, a l'Asie, vers Triope et l'île de Rhodes. Aussi Minos posséda-t-il l'empire de la mer et de toutes les îles environnantes, qu'il conquit ou colonisa; enfin il porta ses armes jusque dans la Sicile, où il mourut près de Camique.

§ 3. Voici quelques analogies de la constitution des Crétois avec celle des Lacédémoniens. Ceux-ci font

§1. HMf'nttttdftetft Cfe~ L'au- f.cs /<'tt'en. Voir Ott. MiiUc)

tiqniten généralement partage cette opinion; mais Polybe, sans réfuter directement Aristote, dont il ne semble pas avoir étudié ]'ou- vra~c, n'est pas de cet avis, et nn trouve point de ressemblance en- tre les gouvernements de C.rcte pt de Sparte. Liv. VI, p. 677 et suiv.

die Dnrier, t. I, p. ~7 et 20T.-r.ex serfs de l'île. Voir plus haut, même Iivi'e,ohap.vt,§3.

§ 2. Triope, ville de Carie, dans )'Asic Mineure. ~a)M)(/Mf. Sh'n- hon, liv. V), p. 263; et Hérodote, f'o~mtn'ft, eh. 169, p. 366, édition Firmin Didot. Vue 289 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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cultiver leurs terres par des hilotes, ceux-là par les serfs périœciens les repas communs sont établis chez les deux peuples; et l'on doit ajouter que jadis, a Sparte, ils se nommaient non pas Phidities, mais An- dries, comme en Crète, preuve évidente qu'ils en sont venus. Quant au gouvernement, les magistrats appelés Cosmes parles Crétois jouissent d'une autorité pareille a celle des Éphores, avec cette seule dinérence que les Éphores sont au nombre de cinq, et les Cosmes au nombre de dix. Les Gérontes qui forment en Crète'le sénat sont absolument les Grérontes de Sparte. Dans l'origine, les Crétois avaient aussi la royauté, qu'ils renversèrent plus tard; et le commandement des ar- mées est aujourd'hui remis aux Cosmes. Enfin, tous les citoyens sans exception ont voix a l'assemblée pu- blique, dont la souveraineté consiste uniquement à sanctionner les décrets des sénateurs et des Cosmes, sans s'étendre à rien autre.

§ 4. L'organisation des repas communs vaut mieux en Crète qu'a Lacédémone. A Sparte, chacun doit fournir la quote-part fixée par la loi, sous peine d'être privé de ses droits politiques, comme je l'ai déjà dit. En Crète, l'institution se rapproche bien plus de la communauté. Sur les fruits qu'on récolte et sur les troupeaux qu'on élève, qu'ils soient à l'Etat ou qu'ils proviennent des redevances pavées par les serfs, on fait

§ 3. Les xet't ~ert Voir Croix pense aussi qu'At'istote at- plus haut, momc livre, eh. vi,§ 3. tribueh'opdepouvou'auxCosmes. ~tt'x .tttdf'tt; Voir plus haut, (Des anciens gouv. fcdér. p. 361.) ch. vt, § 14.ippet~' Commet. Ott. § 4. Comme je l'ai déjà dit. Voir

MiiHc[' a combattu cette opinion une remarque toute parcitie plus

(die Uone)', t. i), p. t30). Sainte- haut, ch. Yi,~ 2i. Vue 290 sur 729


UVRHH.CHAPtTREVU.

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deux parts, l'une pour le culte des dieux et pour les fonctionnaires publics, l'autre pour les repas communs, où sont ainsi nourris, aux frais de l'Etat, hommes, femmes et enfants.

§ 5. Les vues du législateur sont excellentes sur les avantages de la sobriété, et sur l'isolement des femmes, dont il redoute la fécondité; mais il a établi le com- merce des hommes entre eux, règlement dont nous examinerons plus tard la valeur, bonne ou mauvaise. Je me borne a dire ici que l'organisation des repas

§ 5. Le commerce tfexhuNtmcs. Ainsi ce vice, si répandu dans la Grèce,avaitété sanctionné par des lois. (fêtait uneopinionvu'gaire, Hutptnps<)'Aristote,fiuetus Cre- tois s'yétaieht livres les premiers. Voit'Platon, les Lois, liv. VIU, p.lOO,t;t!)ët'actidedePont,p.5()S. Platon dans les Lois,iiv.I, p. 3.3, tt'ad.deM.Cousin,assut'uqm!e(; sont eux qui ont imagine la t'abte de Ganyntcde pour trouver une excuse divine à leur penchant in- tame. Le scitoiiaste d'Eschyte (les Sept devant'l'hebes,v.81) prétend que Laïus, père d'Œdipc, tut le premier parnti les Grecs qui se souilla de cette turpitude, et que sa mort et les malheurs de sa race turent la punition de sou crime. Hippocrate,dans le Serment, in- terdit~éverementaux adeptes tout commerce avec les lionnnes. Voir Ott.)tiuter,t.II,p.2!)2etsuiv. Grégoire, dans sonTraite de la Domesticité, p. 0, a réuni sur ce sujet des faits assez curieux. Dans l'antiquité, ce goût tut réserve aux hommes libre! et interdit aux es-

ciaves.Kschine,dans son discours contrû'i'in)arque,scvante d'avoir ce penchant,, et dansrHncyctope- die, àun article cite par Grégoire, onsembienopastet'tamcrtres- severonent. Voir Montesquieu, hv.XXH),eh.xvn.

J'a.jout.Ct'ai,pout'entini['aveccc repoussant su. jet, que P)atou,dans saRcpuMiquo,Uv.V,p.293,trad. de M. Cousin, oH't'e a ses guerriers, con'inH rccompcnse suprême de leur cuut'agc, l'amour de leurs jeu)te~<;0)upag'nons, qui sout. oMi- gés par la loi de recevoir leurs caresses pendant toute la durée de la campagne. Il ne parait pas cependant que, suivant l'opinion démocrate, ces caresses doivent attcr au dota d'une amitié simpte et pure, quoique vivo. Du reste, Platon a,dans une toute de passa- des, proscrit avec une très-grande énergie ce vice odieux. On peut surtout co'lsuHcr les Lois, liv. YHI.p.llO, tra(). de .M..Cousin. Voir Xenophou, République de Sparte,c~-n.M'")'Voir plus )oin,tiv. IV (7), cit. xn' dernier. Vue 291 sur 729


POUTIQUE D'ARISTOTE.

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communs en Crète vaut mieux évidemment qu'à Lacédémone.

§ 6. L'institution des Cosmes est encore inférieure., s'il est possible, à celle des Éphores elle en a tous les vices, puisque les Cosmes sont également des gens d'un mérite très-vulgaire. Mais elle n'a pas en Crète les avantages que Sparte en a su tirer. A Lacédémone, la prérogative que donne au peuple cette suprême magis- trature nommée par le sunrage universel, lui fait ai- mer la constitution en Crète, au contraire, les Cosmes sont pris dans quelques familles privilégiées, et non point dans l'universalité des citoyens; de plus, il faut avoir été Cosme pour entrer au sénat. Cette dernière institution présente les mêmes défauts qu'à Lacédé- mone l'irresponsabilité de places à vie y constitue de même un pouvoir exorbitant; et ici se retrouve l'incon- vénient d'abandonner les décisions judiciatres a, l'ar- bitraire des sénateurs, sans les renfermer dans des lois écrites. La tranquillité du peuple, exclu de cette ma- gistrature, ne prouve pas le mérite de la constitution. Les Cosmes n'ont pas comme les Éphores occasion de se laisser gagner personne ne vient les acheter dans leur île.

§ 7. Pour remédier aux vices de leur constitution, les Crétois ont imaginé un expédient qui contredit tous les principes de gouvernement, et qui n'est qu'ab- surdement violent. Les Cosmes sont souvent déposés §H. <<: /'fn< n;'M;e)' /a constitu- usaseanarchi~ue des Crétois, E"-

oM. Voir ptus haut, ch. v~, 15. prit des Lois, liv. YIH, ch. \). ))

¡:; 7. Oiti cniitre:!it to?ts leç princi- l'appc11e cep('ndant avec gl'an(](' ST'.<)-e.~t< rappeHe cependant avec grande ~M. Montesquieu ne semb)e pas raison ce fjne ce droit d'insnrrec- aussi t)efavf)t'ahfe<)n'Aristoteaeet tion a fait de ia Pn)os'ne. Vue 292 sur 729


UVREIT, CHAPITRE YM.

)()')

par leurs propres collègues, ou par de simples citoyens insurgés contre eux. Les Cosmes ont du reste la fa- culté d'abdiquer quand bon leur semble. Mais, à cet égard, on doit s'en remettre à la loi, bien plutôt qu'au caprice individuel, qui n'est rien moins qu'une règle assurée. Mais, ce qui est encore plus funeste à l'État, c'est la suspension absolue de cette magistrature, quand des citoyens puissants, ligués entre eux, renversent les Cosmes, pour se~ soustraire aux jugements qui les me- nacent. Grâce à toutes ces perturbations, la Crète n'a point, à vrai dire, un gouvernement, elle n'en a que, l'ombre; la violence seule y règne; continuellement les factieux appellent aux armes le peuple et leurs amis ils se donnent un chef, et engagent la guerre civile pour amener des révolutions. § 8. En quoi un pareil désordre diffère-t-il de l'anéantissement provi- soire de la constitution, et de 'la dissolution absolue du lien politique ? Un État ainsi troublé est la proie facile de qui veut ou peut l'attaquer. Je le répète, la situa- tion seule de la Crète l'a jusqu'à présent sauvée. L'é- loignement a tenu lieu des lois qui ailleurs proscrivent les étrangers. C'est aussi ce qui maintient les serfs dans le devoir, tandis que les hilotes se soulèvent si fréquemment. Les Crétois n'ont point étendu leur puissance au dehors; et la guerre étrangère, récem- ment portée chez eux, a bien fait voir toute la faiblesse de leurs institutions.

§8.Prosertt)fH M. de La Nauze, t. XVIII, p. 246, Cragius, p. 211; Ott. MuUer, t. Il, édit. in-2.-Et la f~tfrfe ~frattf/et'e. p. 8 et 411; Xénoph. (Républ. la- Il est à regretter qu'on ne sache céd., ch. xtv, p. 4), et Mém. de pas précisément de quelle guerre i'Acad. des inscrip., mémoire de Aristote entend parler ici. On an- Vue 293 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

]i<)

§ 9. Je n'en dirai pas davantage sur le gouvernement de la. Crète.

Examen de la constitution de Carthage; s<'s mérites prouves par la tranquillité intérieure et la stabilité de l'Etat; ana!ogies entre la constitution de Carthage et celle de Sparte. Défauts de ta Constitution Carthaginoise magistratures trop puis- santes estime exagérée qu'on y fait de ta richesse; cumut dos emplois; la constitution Carthaginoise n'est pas assez forte pour nuel'Ktat puisse supporter un revers. § 1. Carthage paraît encore jouir d'une bonne cons- titution, plus complète que celle des autres États sur bien des points, et à quelques égards semblable à celle de Laccdémone. Ces trois gouvernements de Crète, de Sparte et de Carthage, ont de grands rapports entre eux; et ils sont très-supérieurs à tous les gouverne~ ments connus. Les Carthaginois, en particulier, pos- sèdent des institutions excellentes; et ce qui prouve bien toute la sagesse de leur constitution, c'est que,

malgré la part de pouvoir l'ait su par cela même à quelle époque il avait composé sa Poli- tique, puisque cette g-uerre était toute récente quand il écrivait. Cette analyse de la république Cretoise est ce que l'antiquité nous a laissé de plus complet sur la Crfte. Polybe, liv. YI,etStrabon, ih'. X, donnent aussi des rensei- gnements assez étendus. Voir Ott.

CHAPITRE VU!.

qu'elle accorde au peuple~ Mailler, die Dorier, t. 11, et Sainte- Croix, Des anciens gouvernements <ëdératifs. L'un et l'autre n'ont guère eu d'autres sources que la Politique d'Aristote.

§ 1. Ont de grand! rapports. Po- lybe, Iiv.VI,ch. xux, a remarqué cette ressemblance du gouverne- ment de Carthage avec celui de Sparte; mais ihiieque ]a constitu- Vue 294 sur 729


UVRKU.CHAPtTREVm.

)U

on n'a jamais vu a Carthage de changement de gou- vernement, et qu'elle n'a eu, chose remarquable, ni émeute, ni tyran. § 2. Je citerai quelques analogies entre Sparte et Carthage. Les repas communs des so- ciétés politiques ressemblent aux Phidities lacédémo- niennes les Cent-Quatre remplacent les Éphores mais la magistrature carthaginoise est préférable, en ce que ses membres, au lieu d'être tirés des classes obscures, sont pris parmi les hommes les plus vertueux. Les rois et le sénat se rapprochent beaucoup dans les deux constitutions mais Carthage est plus prudente et ne demande pas ses rois à une famille unique; elle ne les prend pas non plus dans toutes les familles in- distinctement elle s'en remet à l'élection, et non pas à l'âge;, pour amener le mérite au pouvoir. Les rois, tien carthaginoise se rapproche de Heeren (ldeen tiber potitik., etc.) celle de Crète.– QM'ette accorde au recommandent de ne pas confon- peuple. Polybe, liv. Vl,cb. LI, parle dre les Cent-Quatre avec les Cent, aussi de ce pouvoir du peuple. Voir qui étaient au-dessus d'eux et dont pour le mot « de peuple dans ce Aristote parle plus bas, 4. Gœtt- liv., eh. vi,§ 15. Ni <)/r Aris- ling prétend, p. 485, que c'est une totesecontreditlui-même,etparle seule et même magistrature, et d'un tyran à Carthage, liv. Vil! qu'Aristoteadit«cent~,commeil il (5), eh. x, § 3. a dit cinq mille au lieu de cinq mille § 2. Des sociétés politiques. On ne quarante en parlant des guerriers sait rien sur ces hétéries cartha- de Platon. Voir plus haut, ch. m, ginoises. Kluge a trouvé avec rai- § 2.–Les Jtots. Ce sont les Suffètes. son queles repas eommunsétaient -Le mérite au pouvoir. C'estla va- chose impossible dans une ville de riante tirée de la vieille traduction sept cent mille habitants comme de Guillaume de Morhéka elle me Carthage(Kluge,Poh'tt(tCaW~9.). semble offrir un sens satisfaisant. Tite-Live parle de circuliet de con- Voici comment s'exprime Albert le vivia (liv. XXXIV, ch. LXf) ce Grand Sed quod di~erefn (alia sont sans doute des réunions poli- translatio, sive difrerens). Aiia tiques, des repas donnés par les translatio », c'est une variante principaux citoyens à leurs parti- sive dt/)'eren!, c'est le texte que j'ai sans. Les Cent-Quatre. Kluge et admis. Vue 295 sur 729


POLD'rQUE D'ARÏSTOTE.

H~

maîtres d'une immense autorité, sont bien dangereux quand ils sont des hommes médiocres; et ils ont fait déjà bien du mal à Lacédémone.

§ 3. Les déviations de principes signalées et criti- quées si souvent, sont communes à tous les gouverne- ments que nous avons jusqu'à présent étudiés. La constitution Carthaginoise, comme toutes celles dont la base est à la fois aristocratique et républicaine, penche tantôt vers la démagogie,, tantôt vers l'oligar- chie par exemple, la royauté et le sénat, quand leur avis est unanime, peuvent porter certaines affaires et en soustraire certaines autres à la connaissance du peuple, qui n'a droit de les décider qu'en cas de dissen- timent. Mais, une fois qu'il en est saisi, il peut non- seulement se faire exposer les motifs des magistrats, mais aussi prononcer souverainement; et chaque ci- toyen peut prendre la parole sur l'objet en discussion, prérogative qu'on chercherait vainement ailleurs. § 4. D'un autre côté, laisser aux Pentarchies, chargées d'une foule d'objets importants, la faculté de se recru- ter elles-mêmes leur permettre de nommer la pre-

§ 3. Les (MMŒ de principes, Voirph)stoiu,tiv.IU,eh.v,§3 3 et 4.

~4.Petttsfc/Me~.Toutee passage présecte,faute de renseignements historiques, la plus grande obscu- rité. Aristotcestle seul auteur qui parle de ces magistratures compo- sées de cinq personnes. En admet- tant avec Heeren que les Cent soient ici différents des Cent Quatre, dont il est parlé plus haut, on crée tout à coup et sans autre autorité une ti~u\'e]Iema~istraturu:)C:u'th;f.

Dep!us,tes expressions qu'Aristute emploie peuvent faire une amphi- ))olo~ie et offrir deux sens tout op- posés. Lespentarchiesnommaiect- elles les Cent (ou Cent Quatre), ou tt étaient-elles nommées par eux? J'ai préféré le premier sens, bien qu'il soit moins en rapport avec le sys- tème démocratique du gouverne- ment carthaginois, mais il s'ac- corde mieux'avec le contexte. Voir sur ces questions, qui sont très-dé- licates, Heeren, t. III, p. t42: et f,u- den, .'fM.f/cm. Ce.sc/t., 1.1, p. n< Vue 296 sur 729


LIVRE II, CHAPITRE VIII.

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mière de toutes les magistratures, celle des Cent; leur accorder un exercice plus long qu'à toutes les autres fonctions, puisque, sortis de charge, ou simples candi- dats, les Pentarques sont toujours aussi puissants, ce sont là des institutions oligarchiques. C'est, d'autre part, un établissement aristocratique que celui de fonctions gratuites non désignées par le sort; et je re- trouve la même tendance dans quelques autres insti- tutions, comme celle de juges qui prononcent sur toute espèce de causes, sans avoir, comme à Lacédémone, des attributions spéciales.

§ 5. Si le gouvernement de Carthage dégénère sur- tout de l'aristocratie à l'oligarchie, il faut en voir la cause dans une opinion qui paraît y être assez géné- ralement reçue on y est persuadé que les fonctions publiques doivent être confiées non pas seulement aux gens distingués, mais aussi à la richesse, et qu'un ci- toyen pauvre ne peut quitter ses anaires et gérer avec probité celles de l'État. Si donc choisir d'après la ri- chesse est un principe oligarchique, et choisir d'après le mérite un principe aristocratique, le gouvernement de Carthage formerait une troisième combinaison, puisqu'on y tient compte à la fois de ces deux condi- tions, surtout dans l'élection des magistrats suprêmes, celle des rois et des généraux. § 6. Cette altération du principe aristocratique est un faute qu'on doit faire remonter jusqu'au législateur lui-même, un de ses premiers soins doit être, dès l'origine, d'assurer du loisir aux citoyens les plus distingués, et de faire en §. 4. ~ axft-M )'T!t'tt'hf<. § 5. (~t)'t se.< a/rM. Von' plus Voir ]:v. in, ch. i, § haut, ch. v;, § 2. Vue 297 sur 729


POLITIQUE D'AÏUSTOTE.

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sorte que la pauvreté ne puisse jamais porter atteinte à leur considération, soit comme magistrats, soit comme simples particuliers. Mais si l'on doit avouer que la fortune mérite attention, à cause du loisir qu'elle procure, il n'en est pas moins dangereux de rendre vénales les fonctions les plus élevées, comme celle de roi et de général. Une loi de ce genre rend l'argent plus honorable que le mérite, et inspire l'amour de l'or à la république entière. § 7. L'opinion des premiers de l'Etat fait règle pour les autres citoyens, toujours prêts à les suivre. Or, partout ou le mérite n'est pas plus estimé que tout le reste, il ne peut exister de constitution aristocratique vraiment solide. Il est tout naturel que ceux qui ont acheté leurs charges s'habituent a s'indemniser par elles, quand, a force d'argent, ils ont atteint le pouvoir l'absurde est de supposer que, si un homme pauvre, mais honnête, peut vouloir s'enrichir, un homme dépravé, qui a chèrement payé son emploi, ne le voudra pas. Les fonctions publiques doivent être conuées aux plus capables mais le législateur, s'il a négligé d'assurer une fortune aux citoyens distingués, pourrait au moins garantir l'aisance aux magistrats.

§ 8. On peut blâmer encore le cumul des emplois, qui passe à Carthage pour un grand honneur. Un homme ne peut bien accomplir qu'une seule chose à la fois. C'est le devoir du législateur d'établir cette division des emplois, et de ne pas exiger d'un même individu qu'il fasse de la musique et des souliers. Quand l'État n'est pas trop restreint, il est plus con- forme au principe républicain et démocratique d'ouvrir Vue 298 sur 729


LIVRE H. CHAPITRE \M!.

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au plus grand nombre possible de citoyens l'accès des magistratures car l'on obtient alors, ainsi que nous l'avons dit, ce double avantage que les affaires admi- nistrées plus en commun se font mieux et plus vite. On peut voir la vérité de ceci dans les opérations de la guerre et dan~ celles 'de la marine, où chaque homme n, pour ainsi dire, un emploi spécial d'obéissance ou de commandement. § 9. Carthage se sauve des dangers de son gouvernement oligarchique en enrichissant continuellement une partie du peuple, qu'on envoie dans les villes colonisées. C'est un moyen d'épurer et de maintenir l'Ktat; mais alors, il ne doit sa tran- quillité qu'au hasard, et c'était à la sagesse du légis- lateur de la lui assurer. Aussi, en càs de revers, si la masse du peuple vient à se soulever contre l'autorité, les lois n'ou'riront pas une seule ressonrce pour rendre à l'État la paix intérieure.

§ 10. Je termine ici l'examen des constitutions justement célèbres de Sparte, de Crète et de Carthage.

~8.M.<. Voir plus haut, ]iv.ch.§5. ~9.De voir par tous les ouvrages mo- dernes publiés sur la constitution de Carthage, et surtout par l'ou- vrage de M. Heeren(Meett. «ter Potttt/t, etc., t. 111, p. 140 ct suiv.), qu'Aristote est le seul auteur de l'antiquité qui ait donné une idée un peu étendue du gouvernement carthaginois. La haine romaine a été aussi profonde qu'heureuse; il ne lui a pas suffi de faire dis- paraître jusqu'aux ruines de Car-

Lha~c, qu'on retruuveapeine sur le sol; elle a fait plus, elle a in- terdit à l'histoire de conserver pour la rivale de Rome d'autre souvenir que celui de la défaite; et l'histoire a si Mëlement obéi, que l'érudition la plus pa- tiente et la plus sagace n'a pu lui arracher que des lambeaux obscurs et incomplets. La pos- térité n'aura guère su de Car- thage que ce que les vainqueurs ont bien voulu lui en apprendre. Jamais vengeance ne fut poussée plus loin. Vue 299 sur 729


POLITtQUE D'ARtS) OTE.

1R)

CHAPITRE IX.

Considérations sur divers législateurs. Solon; veritabte esprit de ses réformes. Za)cucus. Charondas, Onomacrite; Phi- totaùs, législateur de Thèbes; loi de Charondas contre les faux témoins; Dracon, Pittacus, Androdamas.–Fin de t'cxa- men des travaux antérieurs.

§ 1. Parmi les hommes qui ont publié leur système sur la meilleure constitution, les uns n'ont jamais d'aucune façon manié les anaires publiques, et n'ont été que de simples citoyens nous avons cité tout ce qui, dans leurs ouvrages, méritait quelque attention. D'autres ont été législateurs, soit de leur propre pays, soit de peuples étrangers~ et ont personnellement gouverné. Parmi ceux-ci, les uns n'ont fait que des lois, les autres ont fondé aussi des Etats. Lycurgue et Solon, par exemple, ont tous deux porté des lois et fondé des gouvernements.

§ 2. J'ai précédemment examiné la constitution de Lacédémone. Quant à Solon, c'est un grand législa- teur, aux yeux de quelques personnes qui lui attribuent d'avoir détruit la toute-puissance de l'oligarchie, mis fin a l'esclavage du peuple, et constitué la démocratie

§ 1. Sur ta meilleure constitution. core au temps de Pausanias (Atti- Le texte dit simplement « Sur la que, eh. m, p. 18), que la démocra- constitution. » tie athénienne croyait avoir autant § 2. L'esclavage dtt peuple. Il pa- d'obligations à Thésée qu'à Selon. raîtrait, d'après les fresques du Solon mourut vers 559 av. J.-C., Portique roya), qui existaient en- âgé de quatre-vingts ans. Vue 300 sur 729


LIVRE II, CHAPITRE IX.

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nationale par un juste équilibre d'institutions, oligar- chiques par le sénat de l'aréopage, aristocratiques par l'élection des magistrats, et démocratiques par l'organisation des tribunaux. Mais il paraît certain que Solon conserva, tels qu'il les trouva établis, le sénat de l'aréopage et le principe d'élection pour les magistrats, et qu'il créa seulement le pouvoir du peu- ple, en ouvrant les fonctions judiciaires à tous les ci- toyens. § 3. C'est dans ce sens qu'on lui reproche d'avoir détruit la puissance du sénat et celle des magistrats élus, en rendant la judicature désignée par le sort souveraine maîtresse de l'État. Cette loi une fois établie, les flatteries dont le peuple fut l'objet, comme un véritable tyran, amenèrent a la tête des anaires la démocratie telle qu'elle règne de nos jours. Éphialte mutila les attributions de l'aréopage, comme le fit aussi Périclès, qui alla jusqu'à donner un salaire aux juges; et, à leur exemple, chaque démagogue porta la démocratie, par degrés, au point où nous la voyons maintenant. Mais il ne paraît pas que telle ait été l'intention primitive de Solon et ces changements successifs ont été bien plutôt tous accidentels. § 4. Ainsi, le peuple, orgueilleux d'avoir remporté la victoire navale dans la guerre Médique, écarta des fonctions publiques les hommes honnêtes, pour re- mettre les affaires à des démagogues corrompus. Mais s pour Solon, il n'avait accordé au peuple que la part indispensable de puissance, c'est-à-dire, le choix des § 3. Bpt)Mt simple démago- 461 av. J.-C. Ses ennemis le firent gue, fit porter un décret contre assassiner. Voir Diodore de Sicile, les pouvoirs de l'aréopage, pre- liv.XI,ch.Lxxvu,§6,p.405,édi- mière année de la f.xxx" oh'mp., tion Firmin Didot. Vue 301 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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magistrats, et le droit de leur faire rendre des comptes car, sans ces deux prérogatives, le peuple est ou esclave ou hostile. Mais toutes les magistratures avaient été données par Solon aux citoyens distingués et aux riches, à ceux qui possédaient cinq cents médimnes de revenu, Zeugites, et à la troisième classe, composée des Chevaliers la quatrième, celle des mercenaires, n'avait accès à aucune fonction publique. § 5. Zaleucus a donné des lois aux Locriens Épizé- phyriens, et Charondas de Catane, à sa ville natale et à toutes les colonies que fonda Chalcis en Italie et en Sicile. A ces deux noms, quelques auteurs ajoutent celui d'Onomacrite, le premier, selon eux, qui étudiala légis- lation avec succès. Quoique Locrien, il s'était instruit en Crète.où il était allé pour apprendre l'art des devins. On ajoute qu'il fut l'ami de Thalès, dont Lycurgue et Zaleucus furent les disciples, comme Charondas fut celui de Zaleucus; mais pour avancer toutes ces asser- tions, il faut faire une bien étrange confusion des temps.

~4. Composée des chevaliers. Il faut remarquer qu'Aristote place ici les chevaliers au troisième rang-; tous les autres auteurs les placent au second. Voir Bœekh. Heon. polit. des Athén., tome I, p. 304.

§ 5. Zaleucus. On ne sait point à quelle époque précise vivait Zaleu- cus on le place ordinairement dans le vuf siècle av. J.-C. Les Locriens Epizephyrieus habitaient la partie méridionale de l'Italie. Voir Ott. Muller, die Dorier, t. II. p. 227, et Heyne, OpMsc. o<< tom. II. Charondas. Voir liv. 1, eh. f, g 6. En liatie et e~ St'ct'tt!.

Voir Platon, Rép.,)iv.X, p.:M&, trad. de M. Cousin.- OHO'n'f'(e. Quelques auteurs font remonter Onoinacrite jusqu'au xsiccle av. J.-C. Thalès (voir liv. ]. eh. ;v, 5) vivait vers l'an 600; Lycurgue, 200 ans avant Thaï ('

Stobée nous a conservé le préam- bule des Lois de Zaleucus et de Charondas (S'et)no 145, p. 457 et 46'?). Ces deux morceaux sont faits pour donner une haute idée de la sagesse des législateurs grecs. Dio- Vore de Sicile (liv. XII, ch. a et suiv., p. 421, édition Firmin Didot) a fait l'analyse des lois principales de Charondas. Vue 302 sur 729


LIVRE H, CHAPITRE IX.

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§ 6. Philolaüs de Corinthe fut le législateur de Thè- bes il était de la famille des Bacchiades, et lorsque Dioclès, le vainqueur des jeux Olympiques, dont il était l'amant, dut fuir sa patrie pour se soustraire à la passion incesteuse de sa mère Halcyone, Philolaiis se retiraaTbèbes~où tous les deux finirent leurs jours. On montre encore a cette heure leurs deux tombeaux placés en regard; de l'un, on aperçoit le territoire de Corinthe~ qu'on ne peut découvrir de l'autre. § 7. Si l'on en croit la tradition, Dioclès et Philolaûs eux-mêmes l'avaient ainsi prescrit dans leurs derniè- res volontés. Le premier, par ressentiment de son exil, ne voulut pas que, de sa tombe, la vue dominât la plaine de Corinthe; le second, au contraire, le désira. Tel est le récit de leur séjour à Thèbes. Parmi les lois que Philolaüs a données à cette ville, je citerai celles qui concernent les naissances, et qu'on y appelle en- encore les Lois fondamentales. Ce qui lui appartient en propre, c'est d'avoir statué que le nombre des héri- tages resterait toujours immuable.

§ 8. Charondas n'a rien de spécial que sa loi contre les faux témoignages, genre de délit dont il s'est oc- cupé le premier; mais par la précision et la clarté de ses lois, il l'emporte sur les législateurs mêmes de nos jours. L'égalité des fortunes est le principe qu'a parti- culièrement développé Phaléas. Les principes spéciaux § 6. Philolaüs. Ott. Muiler (die fournit, pendant plusieurs géné- Dorier, t. II, p. 200) place Philo- rations, des archontes annuels à laüs vers la xme olympiade, c'est- l'État. Voir Pausanias, Corinth., à-dire T30 ans av. J.-C. Bacchia- liv. II, ch. iv, p. 73, édit. Firrnui des, famille royale de Corinthe Didot.

descendant de Bacchis, et qui § 8.Mi;a.<. Quelques manuscrits Vue 303 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

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de Platon sont la communauté des femmes et des en- fants~ celle des biens, et les repas communs des fem- mes. On distingue aussi dans ses ouvrages la loi contre l'ivresse, celle qui donne à des hommes sobres la pré- sidence des banquets, celle qui prescrit dans l'éduca- tion militaire l'exercice simultané des deux mains, pour que l'une des deux ne reste pas inutile et que toutes deux soient également adroites. § 9. Dracon a fait aussi des lois mais c'était pour un gou- vernement déjà constitué; elles n'ont rien de par- ticulier ni de mémorable que la rigueur excessive et la gravité des peines. Pittacus a fait des lois, mais n'a pas fondé de gouvernement. Une disposition qui lui est spéciale est celle qui punit d'une peine double

donnent « Philolaüs » « Phatéas » me semble être la véritable leçon. Voir plus haut, même livre, ch.iv, la constitution de Phaléas; elle avait pour base l'égalité des biens. -L'égalité des fortunes. Ott. Mùiler a pensé, peut-être avec raison, que le mot dont se sert ici Aristote vou- lait dire un second partage égal, un nouveau partage desterrespar portions égales. Ainsi Phaléas ne se serait pas borné à une première répartition il l'aurait fait renou- veler à diverses époques (die Do- rier, t. II, p. 200).

§ 9. Dracon, qui réforma une partie des lois de So)on.–7't~etctf.s' de Mitylène, l'un des sept sages, contemporain de Solon. Voir plus loin, liv. III, ch. ix, § 5. Les fautes <;fntfttt!«. Cette leçon, que donne le seul manuscrit de Came- rarius, me paraît la véritable.

Aristote, rappelant cette loi (Rhé- tor., liv. II, ch. xxv, § 6, p. 369 de ma traduction), emploie une ex- pression tout à fait analogue et aussi générale. On ne voit point d'ailleurs pourquoi le législateur aurait soumis les coups seulement, comme le disent quelques manu- scrits, et non les autres délits, à une punition double. Muret ( ~'ur. lect.,lib.XIV, cap. n) avait deviné cette leçon avec une rare sagacité etunadmirabip bon sens.M.Gœtt- ling, un des derniers éditeurs de la Politique, croit que toute cette partie du second livre, depuis le chapitre neuvième, n'est pas d'A- ristote. L'erreur relative aux che- valiers, même chapitre, § 4, sem- blerait indiquer en effet la main d'un faussaire maladroit. Mais cette hypothèse n'est point prou- vée d'ailleurs. Vue 304 sur 729


LIVRE II, CHAPITRE IX.

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les fautes commises pendant l'ivresse. Comme les délits sont plus fréquents dans cet état qu'ils ne le sont a jeun, il a beaucoup plus consulté, en cela, l'utilité gé- nérale de la répression que l'indulgence méritée par un homme pris de vin. Androdamas de Rhégium, législa- teur de Chalcis, en Thrace, a laissé des lois sur le meurtre, et sur les filles, uniques héritières; mais on ne pourrait cependant citer de lui aucune institution qui lui appartînt en propre.

§ 10. Telles sont les considérations que nous a sug- gérées l'examen desconstitutionsexistantes etde celles qu'ont imaginées quelques écrivains.

Ft~MDVREDEUXtÈME. Vue 305 sur 729 Vue 306 sur 729


LIVRE III.

DE L'ÉTAT ET DU OTOYËK. THÉORtE DES GOUVERNEMENTS ET DE LA SOUVERAINETÉ. DE LA ROYAUTÉ.

CHAPITRE PREMIER.

De l'Etat et du citoyen; conditions nécessaires du citoyen; le domicile ne suffit pas; le caractère distinctif du citoyen, c'est la participation aux fonctions de juge et de magistrat; cette définition générale varie suivant les gouvernements, et s'ap- plique surtout au citoyen de la démocratie; insuffisance des définitions ordinaires. De ('identité ou du changement de l'Etat dans ses rapports avec les citoyens; ['identité du sol ne constitue pas ('identité det'Etat: i'Htat varie avec la constitu- tion ette-meme.

.§ 1. Quand on étudie la nature et l'espèce particu- lière des gouvernements divers, la première des ques- tions, c'est de savoir ce qu'on entend par l'État. Dans le langage vulgaire, ce mot est fort équivoque, et tel acte pour les uns émane de l'Etat, qui pour les autres n'est que l'acte d'une minorité oligarchique ou d'un tyran. Pourtant l'homme politique et le législateur ont uniquement l'Etat en vue dans tous leurs tra- vaux et le gouvernement n'est qu'une certaine or- ganisation imposée à tous les membres de l'État. § 9. Mais l'Etat n'étant, comme tout autre système complet et formé de parties nombreuses, qu'une agré- gation d'éléments, il faut évidemment se demander tout d'abord ce que c'est que le citoyen, puisque les Vue 307 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

124

citoyens, en certain nombre, sont les éléments mêmes de l'État. Ainsi, recherchons en premier lieu à qui appartient le nom de citoyen et ce qu'il veut dire, question souvent controversée et sur laquelle les avis sont loin d'être unanimes, tel étant citoyen pour la dé- mocratie, qui cesse souvent de l'être pour un État oli- garchique. § 3. Nous écarterons de la discussion les citoyens qui ne le sont qu'en vertu d'un titre acci- dentel, comme ceux qu'on fait par un décret. On n'est pas citoyen par le fait seul du domicile; car le domicile appartient encore aux étrangers domi- ciliés et aux esclaves. On ne l'est pas non plus par le seul droit d'ester en justice comme demandeur et comme défendeur car ce droit peut être conféré par un simple traité de commerce. Le domicile et l'action juridique peuvent donc appartenir à des gens qui ne sont pas citoyens. Tout au plus, dans quelques Etats, limite-t-on la jouissance pour les domiciliés on leur impose, par exemple, de se choisir une caution; et c'est une restriction au droit qu'on leur accorde. § 4. Les enfants qui n'ont pas encore atteint l'âge de l'inscription civique, et les vieillards qui en ont été rayés sont dans une position presque analogue les uns et les autres sont bien certainement citoyens; mais on ne peut leur donner ce titre d'une manière absolue, et

l'on doit ajouter pour § 3..itt.T:e Sur l'état des domiciliés, d(.s mctœ- ques, voir BosckJt, Économie poli- tique des Athéniens, t. p. 130, et une excellente dissertation de Sainte-Croix, dans le tome XLVIII

JeI'Acad.destnse['.etReiIes-rf'ufc/)~Me

ceux-là qu'ils sont des Lettres. Une catthon. Voir t'Isb- <:ratedeCoraï,t.n,p.l30,ctIes Remarques de Valois sur Harpo- cration, à ce mot.

§ 4. /t)tscrtp civique. Sur le registre ptU)Iic,nout[neàAthoncs Vue 308 sur 729


DVUEUr, CHAPITRE I.

125

citoyens incomplets; pour ceux-ci, qu'ils sont des citoyens émérites. Qu'on adopte, si l'on veut, toute autre expression, les mots importent peu on com- prend sans peine quelle est ma pensée. Ce que je cherche, c'est l'idée absolue du citoyen, dégagée de toutes les imperfections que nous venons de signaler. A l'égard des citoyens notés d'infamie et des exilés, mêmes difficultés et même solution.

Letrait éminemment distinctif du vrai citoyen, c'est la jouissance des fonctions de juge et de magistrat. D'ailleurs les magistratures peuvent être tantôt tem- poraires, de façon à n'être jamais remplies deux fois par le même individu, ou bien limitées, suivant toute autre combinaison; tantôt générales et sans limites, comme celles déjuge etde membre de l'assemblée publi- que. § 5. On nierapeut-êtreque ce soientlà de véritables magistratures et qu'elles confèrent quelque pouvoir aux individus qui en jouissent; mais il nous paraîtrait assez plaisant de n'accorder aucun pouvoir à ceux-là même qui possèdent la souveraineté. Du reste, j'attache à ceci peu d'importance; c'est encore une question de mots. La langue n'a point de terme unique pour rendre l'idée de juge et de membre de l'assemblée publique j'adopte, afin de préciser cette idée, les mots de ma- gistrature générale, et j'appelle citoyens tous ceux qui en jouissent. Cette définition du citoyen s'applique mieux que toute autre à ceux que l'on qualifie ordinai- rement de ce nom.

§ 6. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que, dans § 6. Il ne /'«t<< pas perdre de vue. que royale donne ici en marge une Le manuscrit 2023 deiaBiMiothè- glosequipeutserviràcxptiquerce Vue 309 sur 729


POLITIQUE D'ARISTOTE.

]2

toute série de choses ou les sujets sont spécifiquement dissemblables, il peut se faire que l'un soit premier, l'autre second, et ainsi de suite, et qu'il n'existe pour- tant entre eux aucun rapport de communauté, dansla nature essentielle de ces choses, ou bien que ce rapport ne soit qu'indirect. De même, les constitutions se montrent a nous diverses dans leurs espèces, celles-ci au dernier rang, celles-là au premier, puisqu'il faut bien placer les constitutions faussées et corrompues après celles qui ont conservé toute leur pureté je dirai plus tard ce que j'entends par constitution corrompue. Dès lors, le citoyen varie nécessairement d'une cons- titution à l'autre, et le citoyen tel que nous l'avons défini est surtout le citoyen de la démocratie. § 7. Ceci ne veut pas dire qu'il ne puisse l'être encore ailleurs; mais il ne l'y est pas nécessairement. Quel- ques constitutions ne reconnaissent pas de peuple; au lieu d'assemblée publique, c'est un sénat; et les fonc- tions de juge sont attribuées à des corps spéciaux, comme a Lacédémone, où les Éphores se partagent toutes les affaires civiles, oit les Gérontes connaissent les affaires de meurtre, et où les autres causes peuvent ressortir encore a différents tribunaux; et comme a Carthage, où quelques magistratures ont le privilège exclusif de tous les jugements.

§ 8. Notre définition du citoyen doit donc être mo-

passage la voici: « Prenons pour exemple le mot« chien», qui s'ap- plique d'abord à l'animal domesti- que qui vit sur la terre puis, en second lieu, au poisson marin que nous connaissons; puis, en troi- sième lieu, à l'astre qui porte aussi

ce nom &. Plus lard. Voir plus bas, même livre, ch.v,§4. § 7. toct'd~Mtte. Voir plus haut, liv. II, ch. vi, § 16.- C(H t/t~e. Voir plus haut, livre II, ch. vm, § 4, l'analyse de la cons- titution carthaginoise. Vue 310 sur 729


HVRE m. CHAPITRE r.

~27

difiée en ce sens. Nulle part ailleurs que dans la démo- cratie, il n'existe de droit commun et illimité d'être membre de l'assemblée publique et d'être juge. Ce sont au contraire des pouvoirs tout spéciaux car on peut étendre a toutes les classes de citoyens, ou limiter à quelques-unes, la faculté de délibérer sur les affaires de l'État et celle de juger; cette faculté même peut s'appliquer à tous les objets, ou bien être restreinte à quelques-uns. Donc évidemment, le citoyen, c'est l'individu qui peut avoir a l'assemblée publique et au tribunal voix délibérante, quel que soit d'ailleurs l'État dont il est membre; et j'entends positivement par l'État une masse d'hommes de ce genre, qui possède tout ce qu'il lui faut pour fournir aux nécessités de l'existence.

§ 9. Dans le langage usuel, le citoyen est l'individu né d'un père citoyen et d'une mère citoyenne; une seule des deux conditions ne sunirait pas. Quelques personnes poussent plus loin l'exigence et demandent deux ou trois ascendants, ou même davantage. Mais de cette définition, qu'on croit aussi simple que répu- blicaine, naît une autre dimçulté, c'est de savoir si ce troisième ou quatrième ancêtre est citoyen. Aussi, Gorgias de Léontium, moitié par embarras, moitié par moquerie, prétendait-il que les citoyens de Larisse étaient fabriqués par des ouvriers qui n'avaient que ce métier-là et qui fabriquaient des Larissiens comme un potier fabrique un pot. Pour nous, la question § 9. Gorgias. Gorgias de Léon- a fourni son nom au fameux dia- tium, sophiste, contemporain de logue de Platon, et qui jouissait Périclés. C'est le personnage qui d'une très-grande renommée. Vue 311 sur 729


POUTfQUE D'ARISTOTE.

12ë

serait fort simple ils étaient citoyens, s'ils jouissaient des droits énoncés dans notre définition; car être né d'un père citoyen et d'une mère citoyenne, est une condition qu'on ne peut raisonnablement exiger des premiers habitants, des fondateurs de la cité. § 10. On révoquerait en doute avec plus de justice le droit de ceux qui n'ont été faits citoyens que par suite d'une révolution, comme Clisthène en fit tant après l'expulsion des tyrans a Athènes~ en introduisant en foule dans les tribus les étrangers et les esclaves domiciliés. Pour ceux-là~ la vraie question est de sa- voir, non pas s'ils sont citoyens, mais s'ils le sont jus- tement ou injustement. Il est vrai que, même à cet égard, on pourrait se demander encore si l'on est ci- toyen, quand on l'est injustement; l'injustice équiva- lant ici à une véritable erreur. Mais on peut répondre que nous voyons tous les jours des citoyens injustement promus aux fonctions publiques, n'en être pas moins magistrats à nos yeux, bien qu'ils ne le soient pas justement. Le citoyen est pour nous un individu in- vesti d'un certain pouvoir; il suffit donc de jouir de ce pouvoir pour être citoyen, comme nous l'avons dit; et même les citoyens faits par Clisthène l'étaient bien positivement.

Q.uant à la question de justice ou d'injustice, elle se rattache à celle que nous avions posée en premier lieu tel acte est-il émané de l'État, ou n'en est-il pas émané? C'est ce qui peut faire doute dans bien des cas. Ainsi, quand la démocratie succède à l'oligarchie ou à § 10. Clisthène.Ce fut Clisthène Iieudequatre,versiaLxv;Hcoiym- qui étabiità Athènes dix tribus au piade, 508 ans av. J.-(J. Vue 312 sur 729


).IVRE Ml, CHAPITRE 1.

12!)

la tyrannie, bien des gens pensent qu'on doit décliner l'accomplissement des traités existants, contractés, disent-ils, non par l'État, mais par le tyran. Il n'est pas besoin de citer tant d'autres raisonnements du même genre, qui se fondent tous sur ce principe que le gouvernement n'a été qu'un fait de violence, sans aucun rapport à l'utilité générale. § 11. Sila démocratie, de son côté, a contracté des engagements, ses actes sont tout aussi bien actes de l'Etat que ceux de l'oligarchie et de la tyrannie. Ici, la vraie difficulté consiste à re- connaître dans quel cas on doit soutenir, ou que l'État est resté le même, ou qu'il n'est pas resté le même, mais qu'il est complétement changé. C'est un examen bien superficiel de la question que de considérer seu- lement le lieu et les individus; car il peut arriver que l'État ait son chef-lieu isolé, et ses membres dissé- minés, ceux-ci résidant dans tel endroit, et ceux-là dans tel autre. La question ainsi envisagée deviendrait extrêmement simple et les acceptions diverses du mot cité suffisent sans peine à la résoudre. § 12. Mais à quoi reconnaîtra-t-on l'identité de la cité, quand le même lieu reste constamment occupé par des habi- tants ? Ce ne sont certainement pas les murailles qui constitueront cette unité car il serait possible en effet d'enclore d'un rempart continu le Péloponèse entier; On a vu des cités avoir des dimensions presque aussi vastes, et représenter dans leur circonscription plutôt une nation qu'une ville témoin Babylone prise par l'ennemi depuis trois jours, qu'un de ses quartiers

§12. Depuis tf0t!~ot s'agit Cyrus, et non par Alexandre, ici de la prise de Babylone par comme l'ont cru quelques com- 'J Vue 313 sur 729


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l'ignorait encore. Du reste, nous trouverons ailleurs l'occasion de traiter utilement cette question; l'éten- due de la cité est un objet que l'homme politique ne doit pas négliger, de même qu'il doit s'enquérir des avantages d'une seule cité, ou de plusieurs, dans l'État. § 13. Mais admettons que le même lieu reste habité par les mêmes individus. Dès lors est-il possible, tant que la race des habitants reste la même, de soutenir que l'État est identique, malgré l'alternative conti- nuelle des décès et des naissances, de même qu'on admet l'identité des fleuves et des sources, bien que les ondes s'en renouvellent et s'écoulent perpétuelle- ment ? Ou bien doit-on prétendre que seulement les hommes restent les mêmes, mais que l'État change ? L'État, en effet, est une sorte d'association; s'il est une association de citoyens obéissant à une constitution, cette constitution venant à changer et à se modifier dans sa forme, il s'ensuit nécessairement, ce semble, que l'Etat ne reste pas identique c'est comme le chœur, qui, figurant tour à tour dans la comédie et dans la tragédie, est changé pour nous, bien que souvent il se compose des mêmes acteurs. § 14. Cette remarque s'applique également à toute autre associa-

mentateurs. Hérodote (Clio, cha- pitre cxcx, § 5, page 63, édition Firmin Didot) dit seulement que les ennemis étaient déjà maîtres du centre de la ville, que l'autre extrémité n'avait point encore ap- pris l'attaque. II répète, du reste, ceci comme une tradition dont il ne répond pas.

Diodore (liv. II, eh. vu,§ 3, p. 86, édit. Firmin Didot) donne à Bal)y-

lone quatre cent quatre stades de tour, ou quatorze lieues. Héro- dote (Clio, ch. CLXvm, § 2, p. 59, édit. Firmin Didot) lui en donne plus de dix-sept, ou quatre cent quatre-vingts stades. C'est deux fois à peu près le circuit de Paris, y compris les fortifications. Lon- dres est beaucoup plus grand. Ailleurs. Voir, livre IV (7), cha- pitre iv. Vue 314 sur 729


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tion, à tout autre système, qu'on déclare changé quand l'espèce de la combinaison vient à l'être; c'est comme l'harmonie, où les mêmes sons peuvent donner tantôt le mode dorien, tantôt le mode phrygien. Si donc ceci est vrai, c'est à la constitution surtout qu'il faut re- garder pour prononcer sur l'identité de l'État. Il se peut, d'ailleurs, qu'il teçoive une dénomination diffé- rente, les individus qui le composent demeurant les mêmes; ou qu'il garde sa première dénomination, malgré le changement radical des individus. § 15. C'est d'ailleurs une autre question de savoir s'il convient, après une révolution, de remplir les en- gagements contractés ou de les rompre.

CHAPITRE II.

Suite la vertu du citoyen ne so confond pas tout à fait avec celle de l'homme privé; le citoyen a toujours rapport à l'État. La vertu de l'individu est absolue et sans rapports extérieurs qui la limitent. Ces deux vertus ne se confondent même pas dans la république parfaite; elles ne sont réunies que dans le magistrat digne du commandement; qualités fort diverses qu'exigent le commandement et l'obéissance, bien que le bon citoyen doive savoir également obéir et commander la vertu spéciale du commandement, c'est la prudence.

§ 1. Une question qui fait suite à celle-ci, c'est de

savoir s'il existe identité entre la vertu de l'individu 14. Dorien. Phrygien. Voir liv. V (8), ch. vu, § 8. Vue 315 sur 729


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privé et la vertu du citoyen on bien, si elles diffèrent l'une de l'autre. Pour procéder régulièrement à cette recherche, il faut d'abord nous faire une idée de la vertu du citoyen.

Le citoyen, comme le matelot, est membre d'une association. A bord du navire, quoique chacun ait un emploi différent, que l'un soit rameur, l'autre pilote, celui-ci second, celui-là chargé de telle autre fonction, il est clair que, malgré les appellations et les fonctions qui constituent à proprement parler nne vertu spé- ciale pour chacun d'eux, tous concourent néanmoins à un but commun, c'est-à-dire au salut de l'équipage, que tous assurent pour leur part, et que chacun d'entre eux recherche également. § 2. Les membres de la cité ressemblent exactement aux matelots malgré la diffé- rence de leurs emplois, le salut de l'association est leur œuvre commune; et l'association ici, c'est l'État. La vertu du citoyen se rapporte donc exclusivement à l'État. Mais comme l'État revêt bien des formes di- verses, il est clair que la vertu du citoyen dans sa per- fection ne peut être une la vertu qui fait l'homme de bien, au contraire, est une et absolue. De là, cette conclusion évidente, que la vertu du citoyen peut être une tout autre vertu que celle de l'homme privé.

§ 3. On peut encore traiter cette question d'un point de vue différent, qui tient à la recherche de la répu- blique parfaite. S'il est impossible en effet que l'État necompte parmi ses membres que des hommes de bien; et si chacun cependant doit y remplir scrupuleusement les fonctions qui lui sont confiées, ce qui suppose tou- jours quelque vertu comme il n'est pas moins impos- Vue 316 sur 729


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sible que tous les citoyens agissent tous identiquement, il faut dès lors avouer qu'il ne peut exister d'identité entre la vertu politique et la vertu privée. Dans la ré- publique parfaite, la vertu civique doit appartenir a tous, puisqu'elle est la condition indispensable de la perfection de la cité; mais il n'est pas possible que tous y possèdent la vertu de l'homme privé, à moins d'admettre que, dans cette cité modèle, tous les ci- toyens doivent nécessairement être gens de bien. § 4. Bien plus l'État se forme d'éléments dissem- blables et de même que l'être vivant se compose essentiellement d'une âme et d'un corps; l'âme, de la raison et de l'instinct la famille, du mari et de la femme la propriété, du maître et de l'esclave de même tous ces éléments-là se trouvent dans l'État, accompagnés encore de bien d'autres non moins hétérogènes ce qui empêche nécessaire- ment qu'il n'y ait unité de vertu pour tous les citoyens, de même qu'il ne peut y avoir unité d'emploi dans les choeurs, où l'un est coryphée et l'autre figu- rant.

§ 5. Il est donc certain que la vertu du citoyen et L la vertu prise en général, ne sont point absolument identiques.

Mais qui donc pourra réunir cette double vertu du bon citoyen et de l'honnête homme ? Je l'ai dit c'est le magistrat digne du commandement qu'il exerce et qui est à la fois vertueux et habile car l'habileté n'est pas moins nécessaire que la vertu à l'homme d'État. Aussi a-t-on dit qu'il fallait donner aux hommes des- tinés au pouvoir une éducation spéciale et de fait, nous voyons les enfants des rois apprendre tout parti- Vue 317 sur 729


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culièrement l'équitation et la politique. Euripide lui- même~ quand il dit

Point de ces vains talents à l'État inutiles,

semble croire qu'on peut apprendre à commander. § 6. Si donc la vertu du bon magistrat est identique à celle de l'homme de bien, et si l'on reste citoyen même en obéissant à un supérieur, la vertu du citoyen en général ne peut être dès lors absolument identique à celle de l'homme honnête. Ce sera seulement la vertu d'un certain citoyen, puisque la vertu des citoyens n'est point identique à celle du magistrat qui les gou- verne. C'était là sans doute la pensée de Jason, quand il disait « qu'il mourrait de misère s'il cessait de régner, n'ayant point appris à vivre en simple par- ticulier. )) § 7. On n'en estime pas moins fort haut le talent de savoir également obéir et commander et c'est dans cette double perfection de commandement et d'obéissance, qu'on place ordinairement la suprême vertu du citoyen. Mais si le commandement doit être le partage de l'homme de bien, et que savoir obéir et savoir commander soient les talents indispensables du citoyen, on ne peut certainement pas dire qu'ils soient §5. Point de ces vains «t~nf. (Rhétnr., liv. I, XII, 20, p. 142 dp Aristote ne cite ici qu'un portion ma traduction). Jason était tyran des deux vers d'Euripide; Stobée de Phères en Thessalie. t! fut as- nous les a conservés tout entiers sassiné dans la troisième année de (Sermo 45); ils sont tirés d'une tacn°o)ymp.,en375av.J.-C.,au pièce intitulée « Eole », que nous moment où il méditait, contre la ne possédons pas. Voir l'édition Grèce livrée à des guerres intes- de Firmin Didot, p. 626, frag. H!, tines, le projet qui, plus tard, § 6. Jason. C'est sans doute le réussit à Philippe le Macédonien. même Jason dont Aristote citeun Voir Diodore de Sicile, liv. XV. mot qui passe pour fort page p. 375, édition Firmin Didot. Vue 318 sur 729


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dignes de louanges absolument égales. On doit accor- der ces deux points d'abord, que l'être qui obéit et celui qui commande ne doivent pas apprendre tous deux les mêmes choses; et en second lieu, que le ci- toyen doit posséder l'un et l'autre talent de savoir tantôt jouir de l'autorité, et tantôt se résigner à l'o- béissance. Voici comment on prouverait ces deux assertions.

§ 8. Il y a un pouvoir du maître et ainsi que nous l'avons reconnu, il n'est relatif qu'aux besoins indis- pensables de la vie il n'exige pas que l'être qui com- mande soit capable de travailler lui-même; il exige bien plutôt qu'il sache employer ceux qui lui obéissent. Le reste appartient à l'esclave; et j'entends par le reste, la force nécessaire pour accomplir tout le service do- mestique. Les espèces d'esclaves sont aussi nombreuses que le sont leurs métiers divers on pourrait bien ran- ger encore parmi eux les manœuvres, qui, comme leur nom l'indique, vivent du travail de leurs mains. Parmi les manœuvres, on doit comprendre aussi tous les ou- vriers des professions mécaniques et voilà pourquoi, dans quelques États, on a exclu les ouvriers des fonc- tions publiques, auxquelles ils n'ont pu atteindre qu'au milieu des excès de la démagogie. § 9. Mais ni l'homme vertueux, ni l'homme d'État, ni le bon citoyen n'ont besoin, si ce n'est quand ils peuvent y trouver leur utilité personnelle, de savoir tous ces travaux-là, comme les savent les hommes destinés à l'obéissance. Dans l'État, il ne s'agit plus ni de maître ni d'esclave il n'y § 8. Ainsi que nous t' fecntMtu. Voir plus haut, liv. 1, ch. u, § 2t et suiv. Vue 319 sur 729


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a qu'une autorité qui s'exerce a. l'égard d'Êtres libres et égaux par la naissance. C'est donc là l'autorité politique à laquelle le futur magistrat doit se former en obéissant d'abord lui-même, de même qu'on apprend à commander un corps de cavalerie, en étant simple cavalier; à être général, en exécutant les ordres d'un général; a conduire une phalange, un bataillon, en servant comme soldat dans l'une et dans l'autre. C'est donc dans ce sens qu'il est juste de soutenir que la seule et véritable école du commandement, c'est l'o- béissance.

§ 10. Il n'en est pas moins certain que le mérite de l'autorité et celui de la soumission sont fort divers, bien que le bon citoyen doive réunir en lui la science et la force de l'obéissance et du commandement, et que sa vertu consiste précisément à connaître ces deux faces opposées du pouvoir qui s'applique aux êtres libres. Elles doivent être connues aussi de l'homme de bien et si la sagesse et l'équité du commandement sont tout autres que la sagesse et l'équité de l'obéis- sance, puisque le citoyen reste libre même lorsqu'il obéit, les vertus du citoyen, et, par exemple, sa sa- gesse, ne sauraient être constamment les mêmes; elles doivent varier d'espèce selon qu'il obéit ou qu'il com- mande. C'est ainsi que le courage et la sagesse dif- fèrent complétement pour la femme et pour l'homme. Un homme paraîtrait lâche, s'il n'était brave que comme l'est une femme brave; une femme semblerait bavarde, si elle n'était réservé.e qu'autant que doit § 9. La sfut et véritable école. C'ptaitundes préceptes deSolon. Voir Stobée, p. 518. Vue 320 sur 729


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l'être l'homme qui sait se conduire. C'est ainsi que dans la famille les fonctions de l'homme et celles de la femme sont fort opposées, le devoir de l'un étant d'acquérir, et celui de l'autre de conserver. § 11. La seule vertu spéciale du commandement, c'est la pru- dence quant à toutes les autres, elles sont nécessai- rement l'apanage commun de ceux qui obéissent et de ceux qui commandent. La prudence n'est point une vertu de sujet; la vertu propre du sujet, c'est une juste confiance en son chef; le citoyen qui obéit est comme le fabricant de flûtes; le citoyen qui com- mande est comme l'artiste qui doit se servir de l'ins- trument.

§ 12. Cette discussion a donc eu pour objet de faire voir jusqu'à quel point la vertu politique et la vertu privée sont identiques ou différentes, en quoi elles se confondent, et en quoi elles s'éloignent l'une del'autre. §11. Une juste confiance en son bien que ce soit lu traduction fidèle chy. Le mot dont se sert Aristote du grec. D'autres ont traduit « un a ici un sens tout spécial, que j'ai jugement sain »; mais un jugement tiré logiquement de ce qui précède. sain parait devoir être bien plutôt Schneider a traduit op'nt'o < era, ce le partage du chef qui commande qui ne veut rien dire de très-précis, que celui du sujet qui obéit. Vue 321 sur 729


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Suite et fin de la discussion sur le citoyen; les ouvriers ne peu- vent être citoyens dans un État bien constitué. Exceptions à ce principe; position des ouvriers dans les aristocraties et les oligarchies nécessites auxquelles les États doivent parfois se soumettre. Définition dernière du citoyen. § 1. Il reste encore une question à résoudre à l'égard du citoyen. N'est-on réellement citoyen qu'autant que l'on peut entrer en participation du pouvoir, ou ne doit-on pas mettre aussi les artisans au rang des ci- toyens ? Si l'on donne ce titre même à des individus exclus du pouvoir public, dès lors le citoyen n'a plus en général la vertu et le caractère que nous lui avons assignés, puisque de l'artisan on fait un citoyen. Mais si l'on refuse ce titre aux artisans, quelle sera leur place dans la cité? Ils n'appartiennent certainement ni à la classe des étrangers, ni à celle des domiciliés. On peut dire, il est vrai, qu'il n'y a rien là de fort singulier, puisque ni les esclaves ni les affranchis n'appartiennent davantage aux classes dont nous venons de parler. §. 2 Mais il est certain qu'on ne doit pas élever au rang de citoyens tous les individus dont l'État a cepen- dant nécessairement besoin. Ainsi, les enfants ne sont pas citoyens comme les hommes ceux-ci le sont d'une manière absolue ceux-là le sont en espérance, citoyens sans doute, mais citoyens imparfaits. Jadis, dans quel- ques États, tous les ouvriers étaient ou des esclaves ou des étrangers; et dans la plupart. il en est encore de