Dissertation sur l’Atlantide/1

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Dissertation sur l’Atlantide — Chapitre I
L. Boitel (p. 2-34).


CHAPITRE I.


l’atlantide a-t-elle existé réellement ?


Ceux qui, ainsi que nous, reconnaissent l’existence de l’Atlantide, appuient particulièrement leur sentiment sur deux passages importants des œuvres de Platon qu’il convient de citer en entier, malgré leur étendue. Ces passages se trouvent dans les deux dialogues de Critias et de Timée. Voici d’abord ce que dit Platon dans son Timée :

« Écoute, Socrate, dit Critias, un des interlocuteurs de ce dialogue, une histoire admirable, mais très véritable, que racontait Solon, le plus excellent des sept Sages. Il était lié par les nœuds intimes de l’hospitalité et de l’amitié avec notre bisaïeul Dropis, douce liaison dont il a souvent retracé le souvenir dans ses poèmes. Il a raconté plusieurs fois à mon aïeul Critias, qui me l’a répété dans mon enfance, les évènements remarquables survenus à notre patrie, évènements que les longs siècles écoulés et les calamités qu’a éprouvées le genre humain ont fait oublier généralement. Il citait un évènement plus remarquable que tous les autres, que je crois devoir vous raconter, afin de condescendre au désir de Socrate, afin aussi d’honorer la déesse dont on célèbre aujourd’hui le triomphe (Minerve), par ce récit qui sera comme un hymne consacré à son triomphe.

« C’est bien, dit Socrate ; mais dis-nous ce que ton aïeul t’a raconté de l’histoire antique de notre patrie, d’après le récit de Solon, et ces évènements que celui-ci n’a pas jugé à propos de nous transmettre par écrit ?

« Je vais vous faire connaître, répond Critias, cette ancienne histoire que mon aïeul m’a racontée dans mon enfance. Il avait environ quatre-vingt-dix ans ; j’en avais dix-huit, au plus, lorsque dans un jour solennel auquel on assemblait les jeunes gens pour chanter des hymnes en l’honneur des dieux, je me trouvai réuni avec les enfants de nos amis et de nos proches, et nos parents nous engagèrent à essayer nos voix, afin qu’on pût juger lequel de nous, dans le chant de ces hymnes sacrés, aurait le prix et développerait la voix la plus harmonieuse. On chanta les vers de plusieurs poètes, et en particulier ceux de Solon furent chantés par quelques-uns d’entre nous qui admiraient les charmes de sa poésie. Alors quelqu’un de notre tribu[1] se mit à dire, soit qu’il le jugeât ainsi, soit qu’il voulût flatter mon aïeul, qu’il lui paraissait que Solon, si grand législateur et si grand philosophe, était en outre un excellent poète. Je me souviens fort bien que ces paroles réjouirent grandement le bon vieillard, et qu’il dit en riant : Ô Anymander (c’était le nom de l’auteur de la réflexion), si Solon ne s’était pas occupé de la poésie seulement comme d’un passe-temps agréable, et s’il s’était donné à elle comme tant d’autres, sérieusement et tout entier, s’il avait terminé l’histoire qu’il avait entreprise à son retour d’Égypte, histoire que les agitations de notre république et les embarras du gouvernement le forcèrent à laisser à moitié faite, il n’aurait cédé à mon avis ni à Homère, ni à Hésiode, ni à quelque autre poète que ce soit. Anymander lui demanda quel sujet traitait Solon dans cette histoire. De grands évènements, lui dit mon aïeul, arrivés autrefois dans notre Athènes, évènement dont la longue suite des siècles et les calamités qu’a souffertes le genre humain ont entièrement enlevé le souvenir. Mais quelle était donc cette histoire, repartit Anymander, de quelle sorte d’évènements traitait-elle, et de qui Solon a-t-il appris ce qu’il nous a transmis comme véritable ?

« Il y a, dans l’Égypte, reprit mon aïeul, un pays appelé Delta, renfermé entre les bras du Nil. Dans le Delta, se trouve une ville appelée Saïs qui a eu pour roi Amasis. Cette ville reconnaît pour fondatrice une déesse que les Égyptiens appellent Neïthes, et les Grecs Αθηνη (Minerve)[2]. Les Saïtiens sont grandement amis de nos Athéniens, et ils se vantent d’avoir la même origine qu’eux. Solon rapporte qu’il fut reçu dans cette ville d’une manière très honorable. Il s’informa des traditions antiques auprès des prêtres les plus savants, et il reconnut par leurs rapports que ni lui, Solon, ni aucun des Grecs n’avait la moindre connaissance de l’antiquité. Quelquefois, pour engager les prêtres à lui dévoiler leurs secrets, il leur parlait des plus anciens évènements arrivés dans notre patrie, des actions de Phoronée et de Niobé, et après la catastrophe de notre déluge, des aventures de Deucalion et de Pyrrha, de leur postérité, ainsi que du temps où chacun avait vécu. Alors le plus âgé de ces prêtres s’écria : Oh ! Solon, Solon ! Vous autres Grecs, vous êtes tous des enfants, et il n’y a aucun vieillard parmi vous.

« Solon lui demandant pourquoi il parlait ainsi, c’est, lui répondit-il, que votre esprit est toujours jeune dans ses souvenirs, vous n’avez aucune idée des traditions antiques, vous n’avez conservé aucune mémoire des siècles écoulés, vous ne possédez aucune connaissance des premiers temps. Cette ignorance vient des nombreuses et différentes mortalités et destructions que votre nation a éprouvées. Les plus grandes ont été procurées nécessairement, ou par des conflagrations subites ou par des inondations générales ; les moindres, par mille autres calamités. Car, ce qu’on raconte parmi vous de Phaëton, fils du Soleil, qui, montant le char de son père, et inhabile à le diriger, mit en flammes la surface de la terre, et fut lui-même la victime des feux célestes, quelque fabuleux que ce récit paraisse, doit être cependant regardé comme vrai. Car il arrive, après de longs intervalles, une certaine perturbation des mouvements célestes que des conflagrations générales suivent nécessairement. Alors ceux qui habitent des lieux élevés et arides périssent en plus grand nombre que ceux qui sont dans le voisinage de la mer et des fleuves. C’est ainsi que le Nil, qui nous est d’ailleurs si utile, éloigne de nous la calamité dont nous parlons. Lorsque les dieux jugent à propos de purifier la terre par un déluge, les peuples pasteurs qui habitent les montagnes évitent ce péril ; mais vos villes, situées dans la plaine, sont emportées par les fleuves débordés et furieux ; au lieu que, dans notre patrie, jamais on n’a vu les eaux venir avec impétuosité ravager nos campagnes : nous n’avons aucune montagne aux environs qui puisse fournir ces torrents ; l’eau, au contraire, nous vient du sein de la terre par des conduits souterrains. Voilà la raison pour laquelle les traditions antiques se conservent si facilement parmi nous. Tout pays qui ne sera exposé ni aux grandes inondations, ni aux feux destructeurs, quelques autres calamités qu’il puisse éprouver, conservera toujours ses habitants. Tout ce qui est arrivé de digne de mémoire, chez vous ou chez les autres nations, pourvu que nous en ayons entendu parler, est écrit et conservé dans nos temples. Vous, ainsi que les autres peuples, vous écrivez bien le récit des faits et des évènements nouveaux, vous les gravez sur les monuments ; mais au temps marqué par les dieux, vient une inondation qui ravage tout le pays, de telle sorte que ceux qui survivent à cette calamité sont privés du secours des lettres et des Muses. Aussi êtes-vous semblables à des enfants ignorants et inexpérimentés, qui ne connaissent absolument rien des choses passées ; car ce que vous venez de me raconter de vos histoires, ce n’est, en quelque sorte, Solon, que des fables propres à amuser des enfants. D’abord vous ne vous rappelez le souvenir que d’une seule inondation, tandis que plusieurs l’ont précédée. Ensuite vous ignorez l’origine de vos ancêtres, cette race excellente et illustre dont les Athéniens sont sortis, faible tige qui a survécu au désastre universel. Cette origine vous est inconnue maintenant, parce que ceux qui ont survécu au déluge et leurs descendants ont, pendant plusieurs siècles, manqué du secours des lettres.

« Avant ce déluge si désastreux, votre ville, ô Solon ! fleurissait déjà riche et puissante : ses lois étaient sages, de beaux ouvrages y étaient composés par des savants ; la renommée des uns et des autres est venue jusqu’à nous, et nous en avons toujours conservé le souvenir.

« Alors Solon, plein d’admiration, pria instamment les prêtres de Saïs de lui faire connaître les ouvrages de ses ancêtres. Un prêtre lui fit cette réponse : La jalousie, ô Solon ! ne nous empêchera pas de vous les faire connaître ; nous vous les découvrirons volontiers, et en votre considération et en celle de votre patrie. Mais rendons grâce avant tout à la Déesse, auguste fondatrice de votre ville et de la nôtre : elle a fondé votre ville, l’a établie 1 000 ans avant de fonder Saïs, s’aidant du secours de la Terre et de Vulcain. Quant à nous, nos livres sacrés contiennent notre histoire pendant une suite de 8 000 années[3]. Je vais vous retracer brièvement, ô Solon ! les actions glorieuses et les institutions utiles de cette longue série de siècles. Ensuite, quand nous aurons plus de loisir, ouvrant les chroniques de notre histoire, nous nous étendrons davantage et ferons un récit plus circonstancié.

« Et d’abord, considérez comme les lois des Athéniens sont en rapport avec les nôtres. Vous y trouverez de nombreux traits de ressemblance. En premier lieu, les prêtres, chez nous comme chez vous, mènent une vie à part et séparée du reste des hommes. Ensuite, les diverses professions sont distinctes, en sorte que chacun ne peut exercer que celle qu’il a choisie, et il lui est défendu d’en exercer d’autres. Il en est de même des bergers, des chasseurs, des laboureurs qui ne peuvent changer d’état. Les guerriers, comme vous le savez déjà sans doute, séparés chez nous des autres classes, sont obligés par les lois de ne s’occuper que des armes ; il en est de même dans votre république. Les armes, elles-mêmes, comme les boucliers et les javelots, sont semblables chez les deux peuples. Nous sommes les premiers qui nous en soyons servis en Asie[4], et la déesse vous en a enseigné l’usage ainsi qu’à nous. Nos lois, comme vous l’avez vu, ont eu grand soin, dès les premiers temps, de faire pratiquer la modestie et la prudence : elles se sont aussi occupées de la divination et de la médecine, et la santé florissante dont nous jouissons généralement est un précieux effet de leur sollicitude, jointe à la protection des Dieux. Enfin, vous trouverez réglé avec détail par les lois, dans l’une et dans l’autre ville, tout ce qui se rattache à ces divers points du gouvernement et des mœurs. La Déesse a commencé par orner votre Athènes qu’elle a fondée, comme nous l’avons dit, avant Saïs, de ces diverses et sages institutions ; elle l’a placée dans une contrée jouissant d’un climat doux, heureux et propre, par là, à produire des esprits sages et prudents ; car cette Déesse, qui préside en même temps à la guerre et aux conseils de la Sagesse, a choisi un pays propre à produire des esprits doués de qualités semblables aux siennes. Les anciens Athéniens, dirigés par de telles lois et de si sages et si prudentes institutions, se distinguèrent bientôt des autres peuples en tout genre de vertus, comme il convenait à une race que les dieux s’étaient plus à former et à élever par leurs soins vigilants. Beaucoup d’évènements glorieux pour votre ville sont consignés sur nos monuments et dans nos livres sacrés ; mais il en est un qui l’emporte sur tous les autres, par son éclat et par le courage qu’y déployèrent vos ancêtres. On rapporte que votre ville a résisté autrefois à des troupes innombrables d’ennemis qui, partis de la mer Atlantique, envahirent presque en même temps et l’Europe et l’Asie ; car, pour lors, notre mer était facile à traverser. À son embouchure, vers l’endroit que vous nommez Colonnes d’Hercule, était une île plus étendue que la Libye et que l’Asie ensemble. De cette île on pouvait facilement se rendre en d’autres îles qui en étaient proches, et par le moyen de ces îles, aux terres qui étaient en face et voisines de la mer[5] ; mais dans ce détroit était un port au fond d’un petit golfe[6]. Cette étendue d’eau était une véritable mer, et cette terre un vrai continent[7]. Dans cette Atlantide régnaient des princes d’une puissance formidable, qui s’étendait sur l’île entière, sur beaucoup d’autres îles et sur la plus grande partie du continent ; ils dominaient en outre sur les terres qui sont maintenant en notre pouvoir, puisque, d’un côté, ils avaient conquis cette troisième partie du monde appelée la Libye, et portaient leurs limites jusqu’auprès de l’Égypte, et que de l’autre, ils avaient occupé la partie de l’Europe à l’occident de la mer tyrrhénienne. Toutes leurs forces réunies envahirent notre pays et le vôtre aussi, Solon, et, en un mot, tout ce qui est en deçà des Colonnes d’Hercule. Alors Athènes se montra, par le courage de ses habitants, supérieure aux autres villes et aux autres peuples. Son courage, son habileté dans la guerre brilla d’un vif éclat. Tantôt, unie aux autres Grecs, tantôt seule et réduite par la lâcheté des peuples voisins à ses propres forces, elle fut d’abord à la dernière extrémité, mais bientôt elle se releva, vainquit les ennemis et rendit à ses alliés le bien précieux de la liberté. Aussitôt après, un terrible tremblement de terre joint à un déluge procuré par une pluie continuelle et torrentielle d’un jour et d’une nuit, entr’ouvrit la terre qui engloutit tous vos guerriers avec ceux des ennemis, et l’Atlantide disparut dans un vaste gouffre. C’est pourquoi cette mer est innavigable à cause du limon et des bas-fonds, débris de l’île submergée. Tel est, Socrate, le résumé de ce que mon bisaïeul disait avoir appris de Solon… Socrate lui répond : Il est important

qu’on regarde ce que tu viens de dire, non comme une fable inventée par nous, mais comme une histoire véritable[8]. »

Voyons maintenant ce que dit Platon dans son Critias. Remarquons que ce dialogue de Critias porte aussi dans les œuvres de Platon le nom d’Atlantique, preuve que la description et l’histoire de notre Atlantide en faisait le principal sujet. Malheureusement une partie de ce dialogue nous manque ; mais ce qui a été perdu peut être assez facilement suppléé par ce que dit Platon dans son Timée.

Dans ce dialogue de Critias, c’est toujours le même Critias qui raconte ce que lui avait appris son aïeul qui, lui-même, avait été instruit par Solon sur ces traditions qu’avait conservées l’Égypte.

Hermocrate, un des interlocuteurs, ayant dit à Critias qu’il fallait, après avoir invoqué le secours de Phœbus et des Muses, célébrer par de dignes louanges le souvenir des hommes illustres des premiers temps et de ceux qui ont bien servi leur patrie. « Il faut joindre, lui répond Critias, à l’invocation de Phœbus et des Muses, celle de Mnémosyne, la déesse de la mémoire[9], car c’est d’elle que dépend particulièrement le succès du récit que je vais faire. Car, si nous nous rappelons suffisamment, et rapportons avec exactitude les traditions que les prêtres ont confiées à Solon, et que Solon nous a transmises, il me semble que nous nous serons suffisamment acquittés de l’office qui nous était confié. Mais commençons, et ne retardons pas davantage.

« Rappelons-nous d’abord, qu’il y a neuf mille ans, à ce que rapporte la tradition, qu’une guerre eût lieu entre les peuples qui habitaient au-delà des Colonnes d’Hercule et ceux qui habitaient en deçà. C’est de cette guerre que nous allons parler. Notre ville se trouva alors à la tête des peuples de l’Orient, et soutint, comme on sait, tout le poids de cette guerre. À la tête des peuples occidentaux étaient les rois de l’île Atlantide, île plus grande que l’Asie et que la Libye ensemble, comme je l’ai déjà dit autre part ; mais cette île ayant été engloutie par un tremblement de terre, on ne trouve plus à sa place que des bas-fonds dangereux qui rendent ces parages innavigables. Dans le cours de mon discours, je désignerai, quand l’occasion se présentera, les nations barbares et les nations grecques qui furent mêlées dans cette guerre[10]. Il convient d’abord d’exposer quelles étaient les forces, le gouvernement politique et la manière de combattre des Athéniens d’alors et de leurs adversaires. Nous allons commencer par nos ancêtres. »

Il fait alors une description agréable de l’état d’Athènes dans ces premiers temps ; il parle assez au long de l’étendue de son territoire, de la fertilité du pays, du nombre des habitants, de leur habileté et de l’autorité et du crédit qu’ils s’étaient acquis sur les autres peuples de la Grèce. Ensuite, en venant aux Atlantes, il s’exprime ainsi :

« Quant à nos adversaires, et aux premiers temps de leur histoire, je vous raconterai familièrement ce qui est resté dans mon souvenir du récit qu’on m’en a fait dans mon enfance ; mais, avant tout, je vous avertis de ne pas vous étonner si vous entendez exprimés en grec presque tous les noms des princes et des héros barbares. En voici la cause : Solon, lorsqu’il s’occupait à mettre leur histoire en vers, chercha à découvrir la valeur et la signification de leurs noms[11], et il s’aperçut que les habitants de Saïs, qui avaient écrit les premiers sur ce sujet, avaient fait de ces noms des noms égyptiens. Il crut être autorisé à prendre la même liberté, et à faire de ces noms des noms grecs, en en conservant la signification. Mon aïeul les avait mis en écrit ; mais moi je ne pourrai que vous les répéter de mémoire, autant que me le permettra le long temps qui s’est écoulé depuis mon enfance. Si donc vous voyez des princes et des rois Atlantes revêtus de noms grecs, ne vous en étonnez pas, vous en savez la raison.

« J’aurais besoin d’un long discours, s’il fallait reprendre dès l’origine ce que je vous ai dit par rapport à notre patrie, du partage de la terre entre les différentes divinités, d’abord en parts plus grandes, ensuite en parts plus petites, suivant que le nombre des dieux augmentait[12], et comme ils se firent élever des temples et établir des sacrifices en leur honneur. Neptune, ayant eu pour sa part l’île Atlantide, eut des enfants d’une femme mortelle ; et cela arriva de cette manière : l’île, qui était sans montagnes le long de la mer, renfermait dans son milieu une plaine qu’on rapporte n’avoir jamais eu son égale pour la beauté et pour la fertilité. Près de la plaine, à cinquante stades de distance, mais toujours vers le milieu de l’île, était un mont peu élevé, ce mont était habité par un de ces hommes qu’on dit sortis, dès le commencement du sein de la terre, et nommé Evénor. Celui-ci, de sa femme Leucippe, avait eu une fille nommée Clito ; cette fille, après la mort de ses parents, fut aimée de Neptune qui l’épousa, et environna le mont où elle habitait de retranchements et de fossés. Les retranchements étaient au nombre de deux ; les fossés que l’eau de la mer remplissait au nombre de trois, tous à égales distances les uns des autres, rendaient ce mont inaccessible. On ne connaissait alors ni les vaisseaux, ni l’art de naviguer. Étant dieu, il pût embellir facilement l’intérieur de l’île, et fit sortir de la terre deux courants d’eau, l’un chaud, l’autre froid ; les fit parcourir l’île qu’ils fertilisaient et fécondaient extrêmement. Il éleva dans ce lieu enchanteur cinq couples d’enfants mâles et jumeaux dont il était le père. Il partagea l’Atlantide en dix parties ; il donna à l’aîné le domaine maternel et la plage d’alentour, part qui était certainement la meilleure et la plus grande ; il l’établit roi et suzerain de ses frères ; il établit ceux-ci princes de plusieurs régions et chefs de nations diverses. Il donna des noms à chacun. Le premier qu’il avait établi roi de l’île entière, il le nomma Atlas : c’est de lui que la mer environnante fut nommée Atlantique. Son frère jumeau, il le nomma dans la langue Atlante Gadir et nous le nommons Eumelus : il eut pour sa part l’extrémité de l’île vers les Colonnes d’Hercule, et cette partie s’appelle encore de son nom Gadirique[13]. Les deux jumeaux suivants s’appelaient, l’un Amphise, l’autre Eudémon. Les deux jumeaux qui venaient après se nommaient le premier Mnésée, le second Autochtone. Le quatrième couple s’appelait Elasippe et Mestor. Enfin, les deux jumeaux les plus jeunes avaient pour noms Azaës et Diaprèpe. Ces princes et leur postérité régnèrent sur cette île pendant plusieurs siècles et établirent, comme nous avons dit, par le moyen de la mer, leur domination sur plusieurs autres îles, même sur celles qui sont près de l’Égypte et de la Tyrrhénie.

« La postérité d’Atlas se maintint sur le trône principal pendant plusieurs siècles par une succession non interrompue et fut toujours en grande vénération. Leurs richesses étaient si grandes, qu’elles surpassaient celles des rois des siècles précédents, et qu’aucun souverain des siècles suivants n’a pu sous ce rapport leur être comparé. Leur sage industrie avait établi et disposé dans la ville capitale et dans tout le royaume tout ce qui peut être utile à la vie et contribuer à la rendre agréable. Leur puissance leur procurait toutes les productions des pays étrangers, et l’île leur en fournissait en outre en abondance. D’abord, on tirait de plusieurs endroits de l’île toutes sortes de pierres et de minéraux, et surtout ce minéral qu’on ne connaît plus que de nom seulement, l’orichalque, le plus précieux des métaux, après l’or. L’île produisait aussi en abondance toutes sortes de bois de construction : elle nourrissait de nombreux troupeaux d’animaux domestiques et d’animaux sauvages : les éléphants y étaient en grand nombre : ils y trouvaient suffisamment de nourriture le long des marais, des lacs et des fleuves, dans les plaines et les montagnes, quelque monstrueux et vorace que soit cet animal. On trouvait aussi dans l’Atlantide tout ce que la terre produit maintenant d’odoriférant et de suave, racines, grains, bois, gomme, fleurs et fruits, le doux jus de la vigne et le blé si nourrissant, toutes les viandes désirables et les légumes pour les assaisonner. Les arbres prodiguaient à ces heureux habitants et les sucs variés et les fruits de diverses espèces qui pouvaient apaiser leur faim ou étancher leur soif. La chasse leur offrait aussi ses exercices si pénibles, mais en même temps si agréables. On trouvait, en un mot, dans cette île qui, malheureusement a disparu, tout ce qui peut satisfaire le corps, l’esprit et la piété envers les Dieux.

« Riches de tant de productions que leur fournissait une terre libérale, les Atlantes bâtirent des temples, des palais, des ponts, creusèrent des ports et dirigèrent d’une manière utile les eaux qui formaient un triple cercle autour de leur antique métropole. Ils commencèrent par construire des ponts pour pouvoir d’un côté communiquer avec le dehors, et d’un autre aborder le Palais Royal bâti sur l’emplacement de la demeure de Neptune et de leurs aïeux. Ornant ce palais à l’envi l’un de l’autre, ils parvinrent avec la succession des siècles à en faire un édifice aussi admirable par sa grandeur que par sa magnificence. Ils ouvrirent un canal du premier fossé extérieur à la mer : ce canal avait trois arpents de large, cent pieds de profondeur et cinq cents stades de long. Les plus gros navires pouvaient ainsi se rendre de la mer au premier fossé qui leur servait de port. Les deux enceintes étaient coupées par des canaux assez larges, pour qu’une trirème pût se rendre d’un fossé à l’autre, et sur les canaux étaient des ponts pour la communication ; mais les ponts étaient assez hauts pour que les vaisseaux pussent passer dessous ; car les berges étaient très élevées. Le premier fossé que la mer remplissait avait trois stades de largeur, ainsi que l’enceinte qui le suivait : le second avait ainsi que son enceinte deux stades et la troisième qui environnait immédiatement l’île n’en avait qu’une. Le diamètre de l’île dans laquelle se trouvait le palais était de cinq stades. L’île et chaque enceinte était entourée de murs construits en pierre. À l’entrée des ponts étaient construites des portes surmontées de leurs tours pour les défendre. Le pont de la principale entrée avait jusqu’à cent pieds de large. La pierre dont on se servait pour ces immenses constructions était tirée de l’île même : elle était noire, blanche ou rouge, et les carrières qu’avait creusées l’exploitation formaient de beaux havres pour les vaisseaux. Les édifices étaient tantôt de couleur uniforme, tantôt construits de pierre de couleurs différentes pour le plaisir des yeux. Le mur qui entourait l’enceinte extérieure était revêtu d’une légère couche d’airain ; celui de l’enceinte intérieure était revêtu d’étain : enfin l’orichalque de couleur de feu resplendissait sur les murs de la citadelle.

« Le palais était dans la citadelle et voici sa disposition. Au milieu, dans l’endroit le plus inaccessible, était le temple de Clito et de Neptune, tout revêtu d’or. C’est là qu’avaient pris naissance ces dix familles de rois, et que leurs descendants se réunissaient chaque année pour offrir des sacrifices pieux aux Dieux de leurs ancêtres. Le temple de Neptune avait une stade de long, trois arpents de large et une hauteur proportionnée à sa longueur et à sa largeur. Mais son architecture était bizarre. Tout son extérieur, à part le comble, était revêtu et garni d’argent ; le comble et les aiguilles étaient d’or : sur les lambris, brillaient à l’envi l’ivoire, l’or, l’argent, l’orichalque ; mais l’orichalque dominait sur les murs, les planchers, les statues. Il y avait aussi des statues d’or pur. Neptune était représenté monté sur son char, tenant les rênes de ses coursiers ailés et portant sa tête superbe jusqu’au faîte du temple. Autour de lui se voyaient cent Néréïdes portées par des dauphins : c’est le nombre qu’assignait la tradition à ces filles de Nérée. On voyait aussi dans le même temple un grand nombre de statues de toutes les princesses et de tous les princes de la lignée royale et beaucoup d’autres représentations et dons votifs des Rois et des habitants, tant de la ville capitale que des autres villes soumises à l’empire des Atlantes. L’autel des sacrifices, par sa grandeur et la beauté de ses décorations, était digne de la magnificence du temple. Le reste du palais répondait par sa splendeur à la beauté du temple qu’il renfermait et à la puissance du royaume.

« On voyait, en plusieurs endroits de la ville, des sources thermales et des fontaines d’eau froide : les unes et les autres coulaient avec abondance et sans interruption et servaient admirablement à la santé et à l’agrément des habitants. Autour de ces sources on avait construit des bâtiments et planté des arbres : de vastes bassins avaient été creusés : les uns étaient à découvert, les autres étaient surmontés d’un toit et renfermés par des murs, afin qu’on pût prendre des bains chauds pendant l’hiver. Il y avait des bassins pour la famille royale, d’autres pour les particuliers : quelques-uns étaient réservés aux femmes, et il y en avait même pour les chevaux et les autres animaux domestiques. Chaque bassin était tenu avec la décence et les égards qui convenaient aux diverses classes qui s’en servaient.

« Du reste des eaux, les habitants formèrent un ruisseau dont ils dirigèrent le cours vers un bois consacré à Neptune, et ces eaux vivifiantes, jointes à la fertilité du sol, couvrirent bientôt ce bois d’arbres d’une hauteur et d’une beauté admirables. De là les eaux étaient dirigées par des aqueducs vers le fossé extérieur, du côté des ponts. Chacune des deux enceintes de la ville était remplie de temples, de sanctuaires, de bosquets, de gymnases, de manèges. Vers le milieu de l’île centrale qui était certainement la plus grande, il y avait un hippodrome circulaire d’une stade de diamètre. Autour de l’hippodrome étaient rangées les demeures des appariteurs et des gardes. Les soldats de la garde royale étaient logés près du château, tout autour de la montagne qu’il couronnait, mais les gardes les plus fidèles avaient leurs habitations dans le château royal lui-même, auprès des appartements des princes. Les havres et les chantiers étaient remplis de trirèmes et abondamment pourvus de tout ce qu’il fallait pour les équiper. Voilà quel était l’état des demeures du roi et des princes.

« Celui qui passait les portes de l’enceinte extérieure (il y en avait trois) trouvait un mur qui commençait à la mer, entourait l’île et ses enceintes à la distance de cinquante stades de tous les côtés et revenait joindre le mur de l’autre côté du canal de communication[14]. Presque tout cet espace était cultivé : la partie qui regardait la mer était remplie de maisons et de magasins : le golfe était couvert de navires, et les quais peuplés de marchands qui s’y rendaient de toutes parts. Cette foule nombreuse entretenait dans le port un mouvement et un bruit continuel. C’est là ce que ma mémoire me fournit sur ce que la tradition nous rapporte de l’état de cette île et de cette capitale de l’Atlantide.

« Je vais m’efforcer de rappeler maintenant à ma mémoire ce qu’on m’a rapporté de la nature et de la culture du reste du pays. D’abord l’île était très montagneuse et présentait du côté de la mer des rivages escarpés. Tout autour de la ville Royale régnait une grande plaine entourée elle-même de montagnes, excepté du côté de la mer, où de ce côté-là seul, l’abord était doux et facile. La longueur de l’île était de trois mille stades et sa largeur de deux mille. L’île regardait le sud ; les lieux les plus élevés étaient les seuls exposés aux ravages de Borée. Nos montagnes ne peuvent donner qu’une faible idée des montagnes de cette île. Leur hauteur majestueuse, leurs chaînes continues, les forêts verdoyantes qui les couvraient excitaient l’admiration. Elles étaient remplies de bourgs riches et peuplés, diversifiées par des fleuves, des lacs, des prairies, et fournissaient une nourriture abondante à un nombre infini de bêtes sauvages et d’animaux domestiques. On trouvait dans les forêts toutes sortes de bois utiles. Telle était cette île qui devait son aspect florissant et aux bienfaits de la nature et aux soins et aux richesses de tant de rois qui y avaient fait leur résidence.

« L’île formait d’abord un carré long : mais le canal et les fossés qui avaient été creusés lui avaient fait perdre un peu de cette figure. Ce canal avait une profondeur, une longueur, une largeur incroyables. Quand on compare cet ouvrage avec les autres ouvrages de l’industrie humaine, l’esprit se refuse à croire qu’il soit sorti de la main des hommes. Nous devons rappeler cependant ce que l’on nous en a dit, quelque incroyable que cela paraisse. La profondeur était d’un arpent : la largeur était d’une stade et la longueur totale, par les détours que ce canal faisait dans les campagnes, était de dix mille stades : il recevait toutes les sources qui descendaient des montagnes, et entrant dans la ville par plusieurs canaux particuliers, il en sortait pour se jeter à la mer. Du haut de ce canal, étaient dérivées de grandes rigoles de plus de cent pieds de largeur ; qui, coupées droit par la campagne, se réunissaient de nouveau au canal du côté de la mer. Ces rigoles étaient distantes de cent stades l’une de l’autre : elles servaient à conduire à la ville, par le moyen de grandes embarcations, le bois et les récoltes que la terre fournissait deux fois chaque année. Car des canaux partant de la ville coupaient et traversaient toutes les rigoles et ouvraient par-là mille voies de communication. La terre, comme nous l’avons dit, produisait deux récoltes par an de toutes sortes de fruits et de céréales. L’hiver, par la protection des Dieux, la terre était arrosée par des pluies fréquentes et par les eaux que des aqueducs et des canaux amenaient de tous côtés. La plaine fournissait soixante mille hommes en état de porter les armes. Le pays était divisé par cantons de cent stades carrés de superficie, et chaque canton fournissait son contingent et nommait son chef. Les montagnes et le reste du pays donnaient une multitude innombrable de guerriers, qui tous, étaient divisés comme ceux de la plaine et se donnaient leurs chefs suivant les cantons. Il était établi par les ordonnances que le chef d’un canton devait fournir la sixième partie des voitures et des équipages du canton. Sur mille chars de guerre, il devait en fournir dix, deux chevaux et deux cavaliers et un de ces chars à deux chevaux en usage chez ce peuple : c’est là qu’il se plaçait et il avait toujours avec lui un cocher qui pouvait au besoin combattre à pied, et, par cette raison, était muni d’un petit bouclier. Il devait fournir encore deux soldats pesamment armés, deux archers, deux frondeurs, enfin, pour les soldats armés à la légère, trois lanceurs de javelots et trois balistiers, quatre matelots, en outre, pour contribuer à l’équipement de vingt mille vaisseaux. Telle était l’économie militaire de la partie de l’Atlantide où était la ville Royale. Les neuf autres parties avaient chacune une économie différente ; mais il serait trop long de les rapporter.

« Quant au gouvernement, les places de la magistrature et les récompenses honorifiques avaient été dès le commencement réglées de la sorte : Chacun des dix rois avait dans son royaume et dans sa ville capitale pouvoir absolu de vie et de mort sur ses sujets. Presque aucune loi ne bornait leur pouvoir. Seulement leur administration et leurs rapports entre eux étaient réglés par des ordonnances gravées par les anciens chefs Atlantes sur une colonne d’orichalque située au milieu de l’île, dans le temple de Neptune. Ils se réunissaient dans ce temple tous les cinq ou six ans… Étant rassemblés, ils délibéraient sur les affaires publiques, et examinant toutes choses avec une attention religieuse, ils condamnaient celui qui s’était rendu coupable en quelque point. Avant de commencer le jugement, ils s’obligeaient par un serment qui se faisait ainsi.

« Dans le temple de Neptune, il y avait dix taureaux laissés en liberté dans l’enceinte. Chaque roi, en son particulier, faisait vœu de prendre, sans employer le fer, un de ces taureaux et de l’offrir en victime au Dieu du temple ; ainsi, il ne se servait que de pieux et de lacets. Dès qu’il avait pris son taureau, il l’amenait vers la colonne et l’immolait aussitôt sur le faîte où étaient gravés les préceptes régulateurs de la nation. Outre ces préceptes, on y voyait aussi gravée une espèce d’anathème et des imprécations terribles contre les prévaricateurs. Quand s’étant acquittés de toutes les cérémonies du sacrifice, les rois se disposaient à faire passer par le feu les membres de chaque taureau, ils remplissaient de sang une coupe et faisaient une libation d’une goutte de sang pour chacun d’entre eux : ils arrosaient la colonne de ce sang et faisaient brûler la victime. Après cela, ils puisaient dans la coupe le reste de ce sang avec de petits vases d’or et en arrosaient le feu, et en même temps faisaient un serment solennel de juger toujours suivant les lois gravées sur la colonne et de punir ceux qui les auraient violées. En outre, ils juraient de ne jamais, de leur plein gré, transgresser les règles qui leur étaient imposées. Ils juraient aussi de ne commander jamais rien qui ne fût conforme aux préceptes de leur père commun Neptune et de n’obéir jamais à celui qui leur commanderait quelque chose contraire.

« Après avoir fait ce serment solennel en leur nom et en celui de leurs descendants, ils buvaient le reste du sang, et consacraient le vase d’or à Neptune[15] : ils se retiraient ensuite vers l’approche de la nuit, pour prendre leur repos et vaquer à leurs affaires particulières. La nuit venue, ils revenaient au temple, et le feu qui consumait les victimes étant presque éteint, chacun revêtu d’une riche robe de couleur bleue, s’asseyait près des restes des victimes consumées : ils achevaient d’éteindre le feu sacré, ils se jugeaient les uns les autres, et ils examinaient mutuellement les diverses prévarications dont ils s’étaient rendus coupables. Le jugement terminé et au lever de l’aurore, ils gravaient les sentences qu’ils avaient prononcées sur une table d’or et la suspendaient dans le temple avec leurs vêtements de la nuit, pour l’instruction des siècles futurs.

« Les autres lois et les autres ordonnances sur les sacrifices étaient laissées à la volonté de chacun des dix rois. Voici les principaux points convenus entre eux : Ils ne devaient jamais se faire la guerre, mais tous se secourir, si l’on attaquait quelqu’un des rois et sa famille. Quand, dans quelqu’une des délibérations dont nous venons de parler, ils décidaient quelque expédition de conquête, ou quelque guerre qui exigeât le concours de toute la nation, ils en donnaient le commandement aux enfants d’Atlas. Les rois n’avaient le pouvoir de faire mourir quelqu’un de leur famille, que d’après l’avis du congrès et à la majorité de six voix.

« Comment la Divinité permit-elle qu’une nation, si puissante et si bien ordonnée, abandonnât sa patrie pour envahir nos contrées ? En voici la raison. Pendant plusieurs siècles, ils ne perdirent point de vue leur auguste origine, ils obéirent aux lois et furent religieux adorateurs des Dieux qu’ils comptaient parmi leurs ancêtres. La sincérité régnait dans leurs cœurs : ils n’avaient que des idées nobles et dignes de leur race : la modération et la prudence dirigeaient toutes leurs démarches et réglaient leurs rapports entre eux et avec les étrangers. N’estimant que la vertu, ils faisaient peu de cas des choses terrestres. À l’abri des atteintes de l’orgueil et de l’avarice, ils regardaient comme un poids lourd et pesant l’or et les richesses. Les dons que la terre leur prodiguait deux fois chaque année ne les portaient à aucun excès : ils en usaient avec sobriété et pensaient sagement que le moyen de les rendre utiles et profitables était d’en user avec modération et de faire part amicalement aux autres du superflu, mais que s’ils attachaient à ces dons terrestres leur admiration et leur cœur, ils en pervertiraient bientôt l’usage et perdraient la vertu et cette douce concorde qui faisait leur bonheur.

« Tant qu’ils conservèrent ces beaux sentiments et cette manière de penser digne des Dieux leurs ancêtres, leur puissance et leurs richesses ne firent que s’accroître. Mais, à la suite des temps, les vicissitudes des choses humaines corrompirent peu à peu ces mœurs divines et ces heureuses institutions : ils commencèrent à se conduire comme les autres enfants des hommes, et, ne pouvant porter le poids du bonheur présent, ils déchurent honteusement. Ceux qui jugeaient sainement trouvaient déshonorant pour les Atlantes de perdre ainsi le plus précieux de tous les biens. Ceux, au contraire, qui ne connaissaient pas la voie sûre qui conduit au bonheur, les proclamaient grands et heureux, en les voyant suivre les conseils de l’ambition et chercher à dominer par la violence.

« Alors Jupiter, le maître des Dieux, le suprême régulateur de l’univers, dont la sagesse pèse les choses de ce monde et les estime à leur juste valeur, voyant se dépraver ainsi une race si noble, résolut de la punir, afin qu’apprenant par une triste expérience à modérer son ambition, elle devint plus juste et moins orgueilleuse. Il convoqua donc le conseil des Dieux dans l’Olympe, dans ce lieu sublime d’où, dominant sur la terre entière, ils voient toutes les générations à leurs pieds, et il leur tint ce discours : »

Le reste de ce dialogue est perdu. Il présente des détails qui sont sans doute fictifs et allégoriques ; mais le fond est historique et vrai. Remarquons que Critias invoque, en commençant, Mnémosyne, déesse de la Mémoire. Remarquons encore comme il prévient l’objection qu’on pourrait lui faire des noms des héros Atlantes hellénisés, et que, d’ailleurs, tous ces détails historiques sont confirmés par ce que rapporte le Timée. Mais ces détails descriptifs de l’île capitale de l’Atlantide, le tableau enchanteur qu’en trace Platon, ce qu’il rapporte au long des princes du pays, et de leur réunion dans le temple de Neptune, tout cela nous paraît fictif et allégorique. Des réminiscences et des allusions que nous avons indiquées nous le démontrent assez clairement. Mais il ne faut pas de là conclure, comme l’a fait le Père Bertoli[16], que c’est Athènes et les vicissitudes de cette république que Platon a voulu dépeindre dans tout ce qu’il rapporte de l’Atlantide. Cette opinion ne peut se soutenir. Platon qui oppose les Athéniens aux Atlantes n’aurait pas caché les premiers sous le voile et le nom des seconds[17]. Pour en revenir à ce que nous regardons comme fictif dans le récit de Platon, remarquons que les prêtres de Saïs n’ont pas probablement conservé dans leurs annales tous ces détails descriptifs et moraux. Les annales des peuples anciens, courtes et succinctes, ne comprenaient guère que les évènements principaux des villes et des peuples et la généalogie des princes et des rois.

Quant au Timée, voyons avec quel soin Platon cite ses autorités. Voyons comme il annonce, au commencement de son récit, comme il répète à la fin que son Histoire des Atlantes, quoique peu vraisemblable, est cependant très vraie. Si tout son récit n’était qu’une fiction, aurait-il osé parler ainsi et commencer d’un ton si propre à inspirer la confiance. « Toutes les fois que Platon avance une pure fiction, dit Marsilius Ficin[18], un de ses plus savants traducteurs et commentateurs, il l’annonce expressément comme fiction. » D’ailleurs, nous verrons que l’Égypte pouvait avoir conservé, plus que toute autre contrée, la tradition de l’Atlantide, et il n’est pas étonnant que les prêtres de ce pays depuis si longtemps civilisé, aient communiqué à Solon ce qui avait été consigné dans les mémoires du temps et sur les monuments publics, touchant cette vaste région et l’évènement désastreux qui l’avait fait disparaître.

Voyons, d’ailleurs, quel était le but du Timée. Le Timée est un traité où, sous la forme du dialogue, à la manière de Socrate, Platon se propose de donner la connaissance des facultés de l’âme, de faire connaître qu’il y a des Dieux vengeurs du crime et rémunérateurs de la piété et de la vertu, et, en même temps, de détruire les objections et les blasphèmes des athées contre la Providence. Or, il commence son livre par l’histoire des Atlantes, qui est parfaitement appropriée à son sujet. L’histoire de ce peuple comblé des bienfaits du ciel, tant qu’il est juste, puni, anéanti par une catastrophe générale et terrible, quand par ses crimes il a attiré sur lui le courroux des Dieux, est une magnifique préparation à son livre et à son projet sublime de justifier la providence de la Divinité aux yeux des mortels. Or, je le demande, une fable, une pure fiction était-elle propre à produire cet effet ? Et une proposition d’une importance morale et religieuse aussi grande ne devait-elle pas s’appuyer sur un fait aussi vrai qu’il était éclatant, sur une tradition dont les peuples ne pussent disputer la sincérité ? En outre, nous allons voir tout-à-l’heure les contemporains de Platon, loin de le démentir, ce qu’ils n’auraient pas manqué de faire, si son Histoire des Atlantes n’était qu’une fiction, rapporter la même tradition et en orner ainsi que lui leurs ouvrages.

L’astronome Eudoxe de Cnide regardait comme véritable l’histoire racontée par les prêtres de Saïs à Solon, malgré l’exagération fabuleuse de leurs calculs chronologiques. Proclus, disciple de Platon, dans ses Commentaires sur les écrits de son illustre maître, parle d’une histoire d’Éthiopie, composée par un certain Marcellus, qui confirme tout ce que Platon avance d’historique dans ses deux dialogues. Crantor, le premier commentateur de Platon, et qui vivait seulement un siècle après lui, regarde comme vrais et nullement allégoriques les récits du Timée et de Critias.

Suivant Proclus, Crantor avait retrouvé cette tradition de l’Atlantide chez les prêtres de Saïs qui lui montraient les stèles couvertes d’inscriptions, où cette histoire était, disaient-ils, consignée.

On pourrait nous opposer que les disciples de Platon, qui, certes, avaient bien étudié les écrits et l’esprit de ce grand homme, ont vu dans tout ce que leur maître dit des Atlantes un sens allégorique. Origènes voit figuré dans la guerre des Atlantes et des Grecs le combat entre les anges et les esprits rebelles ; Porphyre, le différend entre les démons et les âmes. Proclus, Syrianus, Jamblique, l’opposition qui existe entre l’unité et l’infini, le repos et le mouvement. J’en conviens ; mais on doit connaître l’usage des philosophes de l’École platonicienne, de trouver un sens allégorique dans tous les écrits de leur maître et l’abus qu’ils en ont fait ; mais ce sens allégorique qu’ils rencontraient dans ce récit de Platon ne les empêchait pas d’y reconnaître une histoire véritable : nous le voyons dans l’exemple de Proclus cité plus haut : ils savaient que Platon appuyait aussi souvent ses leçons et sa philosophie sur les faits et sur les évènements que l’histoire rapporte, que sur les fictions et les traditions fabuleuses, afin de graver ses enseignements plus facilement dans la mémoire, et d’adoucir auprès de ses auditeurs ce que la métaphysique pouvait leur présenter de sec et d’aride.

Platon n’est pas le seul auteur qui ait marié la fiction avec la vérité dans ses écrits. Xénophon, disciple de Socrate, et par conséquent condisciple de Platon lui-même, dépeint, dans sa Cyropédie, les mœurs des Perses « non pas entièrement suivant la vérité, ainsi que le dit Cicéron, mais suivant la modèle supposé d’un bon et parfait gouvernement[19]. »

Ainsi, reconnaissons que, si, dans le dernier dialogue, certains détails peuvent être rapportés à une de ces fictions heureuses si familières au génie du philosophe d’Athènes, et dont il savait si gracieusement revêtir ses préceptes et sa morale, le fond du récit, c’est-à-dire ce qui est dit de l’existence, de la situation, de l’étendue de cette contrée, de l’origine et de l’histoire de ses habitants est historique et vrai. Car ce récit de Platon s’appuie évidemment sur d’anciennes traditions historiques que celui-ci a seulement mis en œuvre. L’antiquité nous fournit nombre de témoignages qui viennent établir et fortifier cette tradition. Avant Platon, nous voyons Homère et Hésiode[20], ces pères de la poésie, nous dépeindre des îles appelées à juste titre Fortunées, placées aux extrémités de la terre, jouissant du climat le plus heureux, de la plus douce température, d’un sol excessivement fertile. Leurs habitants gouvernés par des lois sages coulaient leurs jours dans un repos et dans une félicité si grande qu’on lui comparait la félicité et le bonheur dont les Dieux faisaient jouir dans les champs élyséens ceux qui avaient honoré leurs autels et pratiqué la vertu sur la terre. Hésiode, en particulier, dans sa Théogonie, cite plusieurs traits frappants de la guerre des Atlantes et des Athéniens. Parmi les contemporains de Platon, nous voyons Euripide parler de cette terre mystérieuse, la désigner sous le nom d’Hespéride, et, la plaçant comme tous les autres écrivains vers le mont Atlas, nous la dépeindre sous les mêmes traits qu’Homère et qu’Hésiode.

« J’irais, dit le Chœur, au troisième acte de la tragédie d’Hippolyte[21], aux riches jardins des Hespérides, nymphes dont la voix charme les oreilles, dans ces climats où Neptune ne laisse plus de passage libre aux nautonniers effrayés : car il a pour terme le ciel soutenu par Atlas. »

Théopompe, cité par Elien[22], fait ce récit qui a beaucoup de rapport avec celui de Platon. Remarquons qu’il le place dans les siècles héroïques, temps où nous devons placer l’existence de l’Atlantide.

« Silène dit à Midas : L’Europe, l’Asie et la Libye sont des îles que les flots de l’Océan baignent de tous côtés : hors de l’enceinte de ce monde, il n’existe qu’un seul continent dont l’étendue est immense. Il produit de très grands animaux et des hommes d’une taille deux fois plus haute que ne sont ceux de nos climats. Aussi, la vie de ces hommes n’est-elle pas bornée au même espace de temps que la nôtre ; ils vivent deux fois plus longtemps. Ils ont plusieurs grandes villes, gouvernées suivant des usages qui leur sont propres : leurs lois forment un contraste parfait avec les nôtres. Entre ces villes, il y en a deux d’une prodigieuse étendue et qui ne se ressemblent en rien. L’une se nomme Machimos la guerrière, et l’autre Eusébie la pieuse. Les habitants d’Eusébie passent leurs jours dans la paix et l’abondance : la terre leur prodigue ses fruits, sans qu’ils aient besoin de charrue et de bœufs : il serait superflu de labourer et de semer. Après une vie qui a été constamment exempte de maladies, ils meurent gaîment et en riant. Au reste, leur vie est si pure que souvent les Dieux ne dédaignent pas de les visiter. À l’égard des habitants de Machimos, ils sont très belliqueux : toujours armés, toujours en guerre, ils travaillent sans cesse à étendre leurs limites. C’est par là que leur ville est parvenue à commander à plusieurs nations. On n’y compte pas moins de deux millions de citoyens. Les exemples des gens morts de maladie y sont très rares. Tous meurent à la guerre, non par le fer (le fer ne peut rien sur eux), mais assommés à coups de pierres ou de bâton. Ils ont une si grande quantité d’or et d’argent, qu’ils en font moins de cas que nous ne faisons du fer. Autrefois, continua Silène, ils voulurent pénétrer dans nos îles, et après avoir traversé l’Océan avec dix millions d’hommes, ils arrivèrent chez les Hyperboréens ; mais ce peuple parut à leurs yeux si vil et si méprisable, qu’ayant appris que c’était néanmoins la plus heureuse nation de nos climats, ils dédaignèrent de passer outre. »

Nous voyons, dans ce récit de Théopompe, l’immense étendue de l’Atlantide, sa position hors de l’enceinte du monde, et du côté de l’Océan, et l’invasion en Europe de ses belliqueux habitants. Ces deux villes, la pieuse et la guerrière, semblent nous désigner les deux époques de l’histoire des Atlantes, celle où, suivant les préceptes des Dieux leurs ancêtres, ils vécurent bons, justes et heureux, et la seconde dans laquelle, ouvrant leurs cœurs à l’ambition et à l’amour des conquêtes, ils devinrent la terreur de leurs voisins et s’attirèrent les châtiments célestes. Voilà des rapports assez frappants avec ce que nous apprennent le Timée et le Critias. Elien ne voit dans ce récit qu’un tissu de fables. Il a tort : il aurait dû distinguer le fond vrai de ce récit établi sur une tradition antique et constante et les ornements dont le génie poétique des philosophes de l’école de Socrate ne dédaignaient pas d’embellir leurs écrits et leur morale. Théopompe, disciple de Socrate, qui avait étudié la philosophie avec Platon, suivait à l’exemple de son illustre contemporain, la méthode d’employer dans ses écrits la poésie et ses heureuses fictions.

Ainsi, l’autorité de Platon et de ses contemporains nous paraît une preuve bien forte de l’existence de l’Atlantide. Mais combien d’autres preuves, combien d’autorités nombreuses viennent à l’appui !

Tous les historiens et géographes qui, après Platon, ont parlé de l’Atlantide, ont regardé son existence comme réelle ou du moins comme grandement probable. Pline parle de l’Atlantide et de sa disparition comme d’un fait reconnu par une tradition constante, et ne cite le témoignage de Platon que pour l’immensité de l’étendue de cette île. Voici son texte :

« In totum abstulit terras, primum omnium ubi Atlanticum mare est, si Platoni credimus, immenso spatio[23]. La nature a retranché totalement certaines régions : témoin premièrement cette terre Atlantique, où est aujourd’hui la mer du même nom et qui, s’il faut en croire Platon, avait une étendue immense. »

Possidonius, cité par Strabon[24], avait foi à l’ancienne existence de l’Atlantide. Strabon[25] lui-même dit que l’Atlantide pourrait bien ne pas être une fiction, et cependant, dans son pyrrhonisme historique, ce critique si judicieux et même trop sévère refuse d’ajouter foi à ce qu’Hérodote rapporte du voyage autour de l’Afrique, fait par les Phéniciens, à ce que Héraclide du Pont raconte d’un voyage semblable fait par un Mage, il regarde comme une imposture le récit d’Eudoxe de Cyzique et sa circumnavigation des côtes de l’Afrique. Philon est du même avis que Strabon[26]. Tertullien[27] et Arnobe[28] font aussi mention de cette tradition d’une terre atlantique. Enfin, Diodore de Sicile, qui a rassemblé dans son Histoire universelle toutes les traditions des temps anciens nous dépeint les îles Panchée[29], Jambule[30], Hyperborée[31] avec les mêmes traits que ceux avec lesquels Platon nous dépeint son Atlantide, quoiqu’il les place sous des climats différents : il donne à leurs habitants les mêmes mœurs sages et pieuses, nous présente le même tableau de leur félicité : ce qui fait voir que ces traditions diverses et qui présentent tant de rapports entre elles tirent leur origine de cette tradition primitive de l’Atlantide, et en sont de véritables imitations. Mais nous ne saurions rapporter à l’Atlantide ce qu’Aristote[32] et Diodore de Sicile[33] racontent d’une île découverte par les Carthaginois au-delà des Colonnes d’Hercule et qu’ils défendirent d’habiter. L’Atlantide avait déjà disparu avant que Carthage fût fondée. Cette île, la même sans doute que celle dont parle Plutarque[34] dans la vie de Sertorius ne peut être qu’une des îles que les anciens appelaient Fortunées, et que nommons maintenant les Canaries[35].

Parmi les écrivains modernes, presque tous ceux qui ont traité cette grande question reconnaissent l’existence de l’Atlantide. Les différents systèmes qu’ils ont proposés pour fixer sa position ancienne, montrent qu’ils reconnaissent comme vrai le fait de son existence dans les premiers siècles. Nous ne pouvons guère citer que deux auteurs qui lui aient refusé leur assentiment. Il faut avouer que leur nom est d’une grande autorité dans l’Histoire de la Géographie ancienne. C’est d’Anville et Gosselin[36]. Examinons leur opinion et considérons si les raisons qu’ils apportent et le poids de leur réputation peuvent contrebalancer suffisamment cette multitude de témoignages que nous présentons en preuve.

D’Anville[37] appuie ses raisons de nier l’existence de l’Atlantide sur ce que « le narré de Platon touchant cet évènement est le récit d’un Athénien qui veut illustrer sa patrie, et qu’on voit dans ce qu’il débite sur la patrie des Atlantes un philosophe occupé de spéculations plus magnifiques que vraisemblables. » Gosselin ne voit dans cette Atlantide qu’une île fantastique créée par le philosophe d’Athènes, et que celui-ci a soin d’abîmer au fond de l’Océan, pour qu’on ne la cherchât pas après lui[38]. »

Mais Platon est-il l’inventeur de cette tradition prétendue fabuleuse de l’Atlantide ? N’existait-elle pas avant lui ? Ne voyons-nous pas ses contemporains, Euripide et Théopompe, nous la représenter comme une antique croyance fondée sur les souvenirs et les monuments des peuples ? Tous les auteurs de l’antiquité, le critique Strabon surtout, si peu prodigue de son assentiment aux traditions antiques, tous ces auteurs plus rapprochés que nous des temps anciens, ayant en main des preuves et des témoignages que nous avons perdus, n’ont-ils pas admis cette tradition comme vraie, ou du moins comme grandement vraisemblable ? Ces nombreux défenseurs ne doivent-ils pas l’emporter sur deux ou trois auteurs isolés, quelque grande d’ailleurs que soit leur réputation et leur connaissance de la géographie ancienne, vu qu’en outre ceux-ci n’ont pas examiné profondément cette question, ils l’ont regardée comme bien incidente dans leurs ouvrages, ils n’ont pas discuté les témoignages et se contentent d’émettre leur opinion sans l’appuyer sur presque aucune preuve ? Et d’ailleurs, ils ne laissent pas d’avoir laissé échapper quelques erreurs particulières dans le peu qu’ils ont dit de l’Atlantide. Gosselin avance que les contemporains de Platon ne crurent pas à son récit ; nous venons de voir le contraire : il dit que Platon tantôt donne une étendue immense à son île, tantôt le rétrécit jusqu’à une étendue médiocre ; mais il confond dans le récit de Critias l’Atlantide toute entière et l’île particulière qui renfermait la capitale du pays et le chef-lieu de la confédération des Atlantes. D’Anville regarde comme une fable ce qu’Aristote, Diodore racontent de cette île dont nous avons parlé plus haut, et que les Carthaginois découvrirent et défendirent d’habiter, et Gosselin cependant l’admet et reconnaît l’identité de cette île avec une des îles Canaries.

Le célèbre Cuvier, dans son beau discours sur les révolutions de la surface du globe, regarde aussi comme romanesque la tradition de l’Atlantide ; mais il n’en parle qu’en passant ; il n’entrait pas sans doute dans son plan d’examiner à fond cette question. S’il l’avait examinée, il l’aurait sans doute traitée avec ce génie profond et créateur qui l’a rendu un des plus illustres historiens des secrets de la nature et aurait sans doute été frappé des preuves si nombreuses et si fortes qui ont entraîné notre conviction.

Ce concert d’auteurs grecs et latins à peine infirmé par deux ou trois auteurs modernes, quelque renommés qu’ils soient, ce concert d’auteurs anciens (que serait-ce, si tous étaient parvenus jusqu’à nous ?) ne semble-t-il pas nous indiquer une tradition constante de ce grand évènement, tradition qui, passant d’âge en âge et s’affaiblissent à chaque siècle, a laissé du moins après elle une idée confuse et vague ?

Ainsi, l’existence de l’Atlantide doit être reconnue, et nous ne saurions raisonnablement la reléguer au nombre des îles fabuleuses ; et notre sentiment paraîtra bien plus vrai, quand nous aurons rapporté dans les chapitres suivants les preuves physiques qui nous autorisent puissamment à croire à l’existence ancienne et à la disparition subite d’une vaste étendue de terres entourées par les eaux.


  1. On sait qu’Athènes et l’Attique étaient divisées en dix tribus, et chaque citoyen devait être inscrit en l’une de ces dix tribus.
  2. Voyez, dans Barthélemy, ce qu’il dit du rapport qui existe entre le nom égyptien Neith, et le nom grec Αθηνη (Réflexions générales sur les rapports des langues égyptienne, phénicienne et grecque. Œuvres complètes, tom. IV, p. 17).
  3. Eudoxe l’astronome réduit beaucoup cette chronologie fabuleuse des Égyptiens, en ne voyant dans ces années que de simples mois lunaires. C’était aussi l’opinion d’Eusèbe. Voyez Chronicorum Canonum librum priorem, no 17.
  4. L’Égypte, chez les Anciens, faisait partie de l’Asie.
  5. Le texte est un peu obscur en cet endroit. Sans doute, Platon veut parler de cette chaîne d’îles qui occupait alors le lit de la Méditerranée (Voyez chapitre V), et permettait de se rendre facilement en Grèce et en Italie.
  6. C’est là sans doute le port dont Platon fait mention dans le Critias, et près duquel étaient construits le temple de Neptune et le chef-lieu de la confédération des Atlantes.
  7. N’y aurait-il pas une lacune entre cette phrase et la précédente ?
  8. Plusieurs passages de ce dialogue semblent confirmer ce que la géologie moderne nous apprend que, dans les premiers âges du monde, les éruptions de volcans, les tremblements de terre, les convulsions de la nature étaient bien plus fréquentes que maintenant, et venaient bien plus souvent que dans ces derniers siècles effrayer l’Univers.
  9. Pourquoi invoquer la Déesse de la mémoire, si le récit que Critias va faire n’est qu’une fiction ?
  10. Comme le fragment du Critias qui nous reste va jusqu’à la punition des Atlantes, il ne paraît pas probable que Platon ait l’occasion de nommer ces nations. Peut-être y a-t-il des lacunes dans ce fragment.
  11. On doit se rappeler que, chez les Anciens, tous les noms propres, même ceux de peuples, avaient une signification tirée des qualités morales et physiques de ceux qui les portaient, ou de quelque circonstance de leur vie. Voyez les noms grecs et romains, ceux des nations Celtes, et même, maintenant, ceux des peuples sauvages de l’Afrique et de l’Amérique.
  12. Ce passage ne nous rappelle-t-il pas le partage de la terre entre les enfants de Noé, et les divisions successives de territoire que l’augmentation des familles dût amener ? Voyez Genèse, chapitre X.
  13. Le nom de Gadir nous semble conservé dans celui moderne de la ville de Cadix. Le nom de Gadir se trouve aussi dans la langue phénicienne, preuve du rapport qui devait exister entre cette langue et celle des Atlantes. Plus les langues se rapprochent des temps antiques, plus elles doivent avoir de rapport entre elles, parce qu’elles sont peu éloignées alors de la souche commune. D’ailleurs, les Phéniciens sont une colonie d’Éthiopie.
  14. Cette muraille rappelle les longs murs qui unissaient le Pirée à Athènes.
  15. Ce serment est sans doute chez Platon une réminiscence du serment des sept chefs thébains, rapporté par Eschyle, et que Boileau a traduit dans ces beaux vers :
    « Sur un bouclier noir, sept chefs impitoyables
    « Épouvantent les Dieux de serments effroyables :
    « Près d’un taureau mourant qu’ils viennent d’égorger,
    « Tous, la main dans le sang, jurent de se venger :
    « Ils en jurent la Peur, le dieu Mars et Bellone. »
    Traité du Sublime, ch. XIII.
  16. Réflexions importantes sur le progrès réel ou apparent des sciences et des arts, au XVIIIe siècle, page 39.
  17. « Il n’y a pas plus de raison, dit Baudelot de Dairval, dans sa Dissertation sur l’Atlantide, insérée dans Les Mémoires des Inscriptions et Belles-Lettres, tome V, page 49, il n’y a pas plus de raison de donner un sens allégorique au Critias de Platon, qu’au Menéxénus de ce même auteur. Dans l’un et dans l’autre de ces deux dialogues, le dessein du philosophe est de louer les Athéniens, en faisant l’histoire des guerres qu’ils avaient eues en Orient et en Occident, contre les peuples de l’île Atlantide. Or, puisque personne ne s’est avisé de dire que le Menéxénus fut un dialogue allégorique, pourquoi avancer que le Critias l’est ? Le sujet n’en paraît plus fabuleux, que parce qu’il y est parlé des peuples d’une île qui ne subsiste plus ; mais, n’est-il pas arrivé des déluges et des tempêtes, des évènements très considérables dont la mémoire s’est perdue avec les monuments qui en parlaient ? »
  18. Argumentum in Critiam vel Atlanticum.
  19. Ep. ad Quintum.
  20. Homère : Odyssée, ch. I ; ch. IV, v. 563. Hésiode : Travaux et Jours, v. 110.
  21. Théâtre des Grecs, t. VII, p. 68. (Et. de Cussac).
  22. Ælien, livre III, ch. 18. Tr. de Dacier, p. 121.
  23. Livre II, ch. 90.
  24. Livre II.
  25. Idem.
  26. De mundo non corrupto.
  27. Apologétique no 40.
  28. Livre I, Adversus gentes.
  29. Livre VI, ch. 8.
  30. Livre II, ch. 31, 32.
  31. Livre II, ch. 28.
  32. Liber de mirabilibus auditis.
  33. Livre V, ch. 15.
  34. Plutarque, dans son Traité de la Face de la Lune, traité composé à l’exemple des dialogues de Platon, parle de l’île d’Ogygée qu’il place au loin dans les vastes mers, à peu près dans la même position où nous plaçons l’Atlantide. Mais ce qu’il en raconte n’est, ainsi qu’il le dit lui-même, qu’une agréable fiction.
  35. Remarquons cette tradition des Anciens qui a placé, dans tous les temps, les plus heureuses des nations dans ces îles fortunées, dans ces Hespérides, restes de cette antique Atlantide, dont les peuples étaient si sagement gouvernés, et jouissaient d’une si grande félicité. Voyez Horace, Epode.
  36. Il faut y ajouter Cellarius : Voyez sa Géographie ancienne, tome II.
  37. Géogr. ancienne, abrégé, tome III, p. 123.
  38. Recherches sur la Géographie des Anciens, tome I, p. 144.