Dissertation sur l’Atlantide/3

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Dissertation sur l’Atlantide — Chapitre III
L. Boitel (p. 52-68).


CHAPITRE III.

histoire des atlantes


L’histoire d’un peuple qui a disparu dès les temps nommés héroïques, doit être nécessairement bien obscure et enveloppée de ténèbres épaisses. L’antiquité nous fournit, en effet, des documents bien peu nombreux, et encore sont-ils mêlés de ces fables et de ces fictions qui accompagnent d’ordinaire les traditions des premiers temps[1]. Cependant, du milieu de ces nuages que la succession des siècles a accumulés, tâchons de saisir quelques lueurs qui puissent nous diriger et nous faire entrevoir ce qu’il y a de vrai dans l’histoire des Atlantes.

Il paraît que l’Atlantide a été primitivement peuplée, dès les siècles les plus reculés, par le même peuple que l’Égypte, dont elle était si voisine, c’est-à-dire par les habitants de la haute région du Nil, ou autrement les Éthiopiens[2]. En s’avançant dans la région inférieure du fleuve, ils y portèrent leurs arts et leur civilisation, et fondèrent la célèbre Thèbes aux cent portes. Les Égyptiens durent d’abord leurs arts et le principe de leur civilisation aux Éthiopiens ; mais, dans la suite, les Éthiopiens étant tombés dans une espèce d’affaiblissement et de barbarie, furent civilisés de nouveau au temps de la conquête qu’en firent les Égyptiens, qui leur rendirent leurs coutumes et leurs arts portés à un haut degré de perfection[3].

Les émigrations des Éthiopiens ne se bornèrent pas, sans doute, à l’Égypte : ils se répandirent aussi vers l’Ouest et occupèrent la chaîne de l’Atlas qu’ils suivirent jusqu’à l’Océan. Ils portèrent dans cette vaste contrée la même civilisation, les mêmes arts qu’ils avaient apportés au bord du Nil. Cette opinion que nous émettons ici n’est pas, certes, dénuée de fondement ; des preuves assez fortes viennent l’appuyer. Nous les ferons connaître, quand nous parlerons de la langue et des usages. Nous dirons ici seulement que le nom d’Éthiopie n’aurait pas été donné à toute la côte septentrionale d’Afrique, si les Éthiopiens ne l’avaient pas occupée. En outre, Diodore de Sicile, faisant mention d’une île qu’il nomme Hespérie, et qui, d’après la position qu’il lui donne, ne peut être que l’Atlantide, l’a dit habitée par des Éthiopiens[4].

Il paraît qu’un des chefs de ces émigrations s’appelait Ποσειδων, le Neptune des Grecs[5] ; il divisa sa conquête avec plusieurs autres chefs qui étaient peut-être ses enfants. C’est, du moins, ce que marque Platon dans son Critias, et l’Atlantide fut partagée en dix parties ou dix états particuliers. Ces états étaient réunis dans une espèce de confédération, semblable à celles des Amphictyons de la Grèce et des douze tribus d’Israël, et encore aux confédérations qui unissaient autrefois entre elles les nations de la Gaule et les peuples Scandinaves. Cette espèce de gouvernement fédéral était plus commun qu’on ne pense chez les peuples de l’antiquité. Mais de tous ces états, le plus important fut toujours celui gouverné par Allas, le plus célèbre des fils de Neptune et par ses descendants. Ils donnèrent apparemment leur nom à la montagne principale du pays, nom qui, de là, passa à la contrée tout entière[6]. La capitale même des descendants d’Atlas devint le chef-lieu de toute la confédération[7].

Je ne répéterai pas ce que Platon nous marque dans les deux dialogues que nous avons vus plus haut, de la splendeur de la ville capitale, de la magnificence du principal temple, de la fertilité du paya, de la richesse des habitants, de la puissance des rois et des cérémonies extraordinaires qui accompagnaient leurs réunions et leurs conférences dans la capitale générale de la contrée. Ces détails, quelque fabuleux qu’ils paraissent au premier abord, ne sont point invraisemblables. Nous avons indiqué l’antique civilisation de l’Éthiopie, dont Diodore rend témoignage. C’est à peu près au temps que l’Atlantide florissait que fut bâtie Thèbes, cette célèbre métropole de la haute Égypte, et qu’elle fut embellie d’une partie du moins de ces temples, de ces édifices superbes que tant de siècles ont admirés, et qui servent de monuments éternels pour constater d’une manière éclatante la civilisation déjà si avancée de ces temps si reculés[8].

Diodore nous donne quelques détails sur les Atlantes, mais il est difficile chez lui de distinguer le fabuleux du vrai, puisqu’il admet indistinctement toutes les traditions. Il vante la fertilité du pays qu’ils occupaient près de la mer, il fait l’éloge de leur piété pour les dieux et de l’hospitalité qu’ils exerçaient envers les étrangers, il rapporte leurs prétentions d’avoir vu prendre naissance chez eux, à tous les Dieux, même à ceux de la Grèce, leur ennemie. Leur premier roi, suivant lui, fut Uranus, sans doute le même que Platon nomme Ποσειδων ou Neptune : il nous le dépeint civilisant les peuples, leur apprenant des inventions utiles, savant dans l’astronomie[9] et étendant sa puissance, surtout dans l’occident et dans le septentrion ; ce qui est conforme à l’idée que nous nous faisons de l’étendue et de la situation de l’Atlantide : il nous parle de sa femme Titée, mère des Titans, de son fils Atlas, qui donna son nom à ces peuples et à la plus haute montagne du pays : il rapporte ensuite d’autres traditions peu importantes dont l’histoire ne peut tirer parti.

Les Atlantes, après de longues années de paix et d’une sage tranquillité[10], devenus remuants et belliqueux, eurent plusieurs guerres à soutenir contre leurs voisins dont ils cherchèrent à envahir les frontières. L’histoire d’Égypte nous apprend que du temps de Nechérophis, premier roi de la troisième dynastie, les Atlantes sous le nom de Lybiens, oublieux de leur origine commune avec les Égyptiens, les attaquèrent mais sans succès. Dans les monuments de l’Égypte et de la Nubie, les Atlantes, sous le nom de peuples de Phot, sont représentés comme une des nations les plus hostiles à l’Égypte, et comme ses ennemis les plus acharnés[11].

Les Amazones, nation dont on ne peut méconnaître l’existence, malgré sa bizarre organisation, se trouvaient dans le voisinage des Atlantes : elles leur déclarèrent la guerre, et, sous la conduite de leur reine Myrène, les vainquirent en bataille rangée, s’emparèrent de Cercène[12], une de leurs principales villes, et la saccagèrent, passant tous les hommes au fil de l’épée et réduisant en servitude les femmes et les enfants[13]. Les Atlantes effrayés se soumirent et se rendirent tributaires des Amazones qui les secoururent dans une guerre qu’ils eurent à soutenir contre les Gorgones ou Gorilles, nation dont Diodore fait un autre peuple de femmes, mais que Gosselin reconnaît pour habitants de quelques îles de l’Atlantique.

On ignore l’époque à laquelle les Atlantes secouèrent ce joug également dur et honteux. Mais ils se relevèrent, sans doute, bientôt de cette humiliation ; car on les voit peu après envahir les îles de la Méditerranée, la Sardaigne, la Corse, la Sicile, Malte, y établir des colonies, y élever des monuments qui subsistent encore, et qui témoignent encore hautement de leur civilisation et de leur puissance. Tels sont les Nuraghes de la Sardaigne, ces constructions cyclopéennes que Petit-Radel attribue à tort aux Grecs, et que l’on doit plutôt attribuer aux Atlantes qui, sortis de la haute région du Nil, avaient appris de leurs ancêtres à élaborer ces masses colossales qu’ils transformaient en temples et en statues de leurs Dieux. Et en outre, Pausanias[14] ne nous dit-il pas que ce sont les Libyens, autrement Atlantes qui, sous la conduite de Sardus, ont les premiers colonisé cette île. Tels sont encore les monuments de Malte, et surtout ceux de Gozo, constructions cyclopéennes comme celles de la Sardaigne, et qui doivent être attribuées au même peuple. L’état de la Méditerranée, dans ce temps-là, bien moins grande et moins profonde qu’avant l’irruption du Bosphore, dût leur favoriser ces conquêtes.

L’ambition des princes de l’Atlantide s’accrut de plus en plus, nous dit Platon, et devint à la fin si grande qu’ils voulurent envahir tout ensemble l’Europe et l’Asie, c’est-à-dire l’Égypte qui en faisait partie. L’antiquité nous a laissé peu de détails sur cette invasion, à part la circonstance de la belle résistance des Grecs qui, confédérés comme les Atlantes, ayant à leur tête les chefs particuliers des Athéniens, repoussèrent ces agresseurs injustes, après dix ans d’une guerre acharnée et sanglante[15] et les forcèrent à rentrer dans leurs limites. Zeus (Ζευς), et une princesse guerrière nommée Athéné (Αθηνη)[16], commandaient les Athéniens dans cette guerre si juste, dans cette héroïque défense de leur patrie, et ceux-ci portèrent leur reconnaissance et leur admiration envers leurs libérateurs jusqu’à leur rendre les honneurs divins. Tous les Grecs délivrés également par l’habileté et le courage de ces deux chefs, imitèrent les Athéniens, et considérèrent comme des Divinités ceux qui les avaient préservés de l’esclavage[17]. Ainsi la reconnaissance, non moins que la crainte, a contribué à peupler l’Olympe des Grecs et des Barbares. Ne serait-ce pas la défense des Athéniens contre les Atlantes qui serait l’origine de la fable du différend entre Minerve (Athéné) et Neptune (Poséïdon), de qui les Atlantes descendaient et qu’ils reconnaissaient comme leur père.

Eusèbe rapporte la tradition des Atlantes qui parlent de Jupiter (Zeus) comme d’un chef des Grecs, et racontent de lui des traits odieux inventés, sans doute, ou du moins exagérés par le ressentiment ou l’esprit de vengeance d’un peuple vaincu[18].

Ce fut peu de temps après cette invasion infructueuse, conduite par un chef nommé Uranus[19], qu’arriva la catastrophe fatale qui détruisit cette île immense de l’Atlantide, en tout, ou du moins en grande partie et qui anéantit la nation.

Les Grecs conservèrent longtemps le souvenir des Atlantes et des maux qu’ils leur avaient fait souffrir. Ce sont eux que dépeint leur mythologie sous les traits des Titans, cette race impie qui fit trembler l’Olympe[20]. Il paraît même que c’est sous ce nom générique que furent quelquefois désignés les chefs ou rois des Atlantes, ainsi que semble nous l’indiquer Diodore. La guerre des Titans contre Jupiter ne nous rappelle-t-elle pas celle que les Atlantes soutinrent contre les Grecs et les Athéniens commandés par Jupiter (Ζευς) et Αθηνη, autrement Minerve : la taille gigantesque que la Grèce fabuleuse donne aux Titans marque la terreur qu’inspirèrent les Atlantes. C’est ainsi que les Égyptiens désignèrent les peuples de l’ouest, c’est-à-dire les Atlantes qui, suivant eux, firent la guerre à Isis et à Osiris. La défaite des Titans, leurs corps brûlés par la foudre, Briarée aux cent bras, accablé sous le poids du mont Etna, donnent une idée confuse de la catastrophe effrayante qui anéantit ce peuple conquérant. Il paraît que c’est dans la Thessalie qu’eut lieu la défaite des Titans ou autrement des Atlantes[21]. Ceux-ci, dit Hésiode, étaient sur le mont Othrys, et Jupiter et les Dieux, c’est-à-dire les chefs des Grecs confédérés étaient retranchés sur le mont Olympe. La description poétique que fait Hésiode de cette bataille nous présente quelques traits de la catastrophe qui anéantit ou du moins affaiblit beaucoup cette nation puissante. Il paraît même que ce fut au milieu d’une bataille livrée entre les Grecs et les Atlantes qu’arriva ce tremblement de terre, cette révolution convulsive de la nature qui engloutit, suivant Platon, les guerriers des deux partis[22].

Pausanias offre un passage frappant qui montre que les Athéniens avaient conservé quelques monuments de la victoire qu’ils avaient remportée sur les Atlantes : « Il y a à Rhamnus, bourg de l’Attique, une statue de Némésis (déesse qui présidait aux châtiments et à la vengeance), qui a sur sa tête une couronne surmontée de cerfs et de petites victoires ; elle tient de la main gauche une branche de pommier, et de la droite une coupe où sont représentés des Éthiopiens. Je n’en saurais donner la raison » Ne devons-nous pas reconnaître dans ces Éthiopiens les Atlantes sortis d’Éthiopie ? Cette coupe semble nous rappeler qu’ils venaient du côté de la mer ; et la déesse qui la tient à la main ne nous fait-elle pas souvenir de la terrible vengeance que les Athéniens tirèrent de l’agression si injuste des Atlantes[23] ?

La catastrophe qui anéantit l’armée des Atlantes, au temps de la guerre contre les Grecs, ne détruisit pas la nation[24]. Il paraît même qu’un corps assez considérable de ce peuple conquérant resta en Grèce et y fonda un royaume en Arcadie. Un chef, à qui on a donné le nom d’Atlas, du nom du peuple qui lui obéissait, avait pour frère Prométhée dont les différends avec Jupiter et la punition terrible nous rappellent la guerre que les Grecs eurent à soutenir contre les Atlantes et la vengeance qu’ils exercèrent, sans doute, après la victoire. La Grèce montrait, au temps de Pausanias, une grotte qui portait le nom de ce peuple. Dans la Locride était une mée Atalanta, dont le nom se conserve encore dans le nom que porte le détroit qui sépare Négrepont de la Grèce[25].

Au temps du déluge de Deucalion, les plaines de l’Arcadie et de l’Élide ayant été inondées et rendues pour longtemps inhabitables, et les montagnes ne pouvant suffire à nourrir toute la population, un chef des Atlantes nommé Dardanus, se voyant, lui et son peuple, l’objet de la haine nationale de ses voisins, s’embarqua et alla chercher, loin des Grecs persécuteurs, quelque rive hospitalière, une demeure et un établissement tranquilles. Il se rendit d’abord à l’île de Samothrace à laquelle il donna son nom qu’elle a conservé quelque temps, et légua peut-être les mystères qui l’ont rendue si célèbre[26]. Il se rendit ensuite sur les côtes de Phrygie et y fonda un royaume qui devint riche et puissant, conserva avec le sang des Atlantes leur haine contre les Grecs, et devint, quelques siècles après, l’illustre victime de leur vengeance[27]. Ainsi, il paraît que c’est la haine et un profond ressentiment, plutôt que l’enlèvement d’Hélène, qui ont été la cause de ce siège si fameux qu’Homère a immortalisé, et qui amena au pied des murs de Troie toute la Grèce conjurée et jalouse de venger ses injures. Mais si la tradition qui fait aborder Énée en Italie n’est pas une tradition fabuleuse, si cette tradition, qui nous montre les Troyens portant dans le Latium leurs pénates et leurs dieux vaincus, est regardée comme vraie et authentique par les historiens les plus graves[28], si la muse de Virgile qui a si bien célébré ce grand évènement, n’a fait que revêtir des charmes d’une poésie harmonieuse l’histoire des premiers temps et du berceau de Rome, ne peut-on pas dire que les Atlantes dont l’ambition, ainsi que nous l’avons vu, rêvait la conquête du monde entier, sont parvenus, après avoir éprouvé les plus affreux désastres dont aucune nation puisse jamais être accablée, à obtenir ce qui faisait l’objet de leurs désirs et de leurs vœux les plus ardents, car ils ont procuré à leurs descendants la fondation de Rome, de cette ville qui a si longtemps dominé despotiquement sur le monde entier et qui exerce encore sur lui une autorité moins éclatante, il est vrai, mais bien plus digne du respect et de la vénération du genre humain, puisqu’elle vient de Dieu même.

Avant de finir ce que nous avons pu recueillir sur l’histoire des Atlantes dans l’antiquité, remarquons qu’on pourrait trouver quelque identité entre eux et ces Pélasges si célèbres dans les temps anciens, et dont la première origine est inconnue, bien que Denys d’Halicarnasse les fasse sortir du Péloponnèse et de la Thessalie[29]. Considérons les rapports frappants qui existent entre les deux peuples. Les Pélasges étaient célèbres par leur sagesse ; les Atlantes étaient aussi renommés pour la leur. Les antiques traditions nous montrent les Pélasges poursuivis par les puissances célestes, en proie à des calamités de toute sorte, et errants de tous côtés ; les Atlantes qui avaient vu une si grande partie de leur pays bouleversée et engloutie par les eaux, durent fuir une terre malheureuse qui semblait vouée au courroux des Dieux, et chercher au-delà des mers d’autres demeures et une patrie nouvelle. Le nom de Pélasges veut dire : hommes de la mer Méditerranée (car Πελαγος est le nom que les Grecs donnaient à cette mer). Or, l’Atlantide n’est-elle pas du côté de la mer et au-delà de la Méditerranée par rapport à la Grèce ? Pélasgus, que la Grèce antique fait père des Pélasges, était arcadien, du canton même de la Grèce qu’ont occupé les Atlantes, Enfin, on trouvait des Pélasges partout en Grèce, en Illyrie[30] et aussi dans la Sicile, la Sardaigne, l’Italie[31], qui étaient les pays les plus exposés aux invasions des Atlantes orientaux, et ceux vers lesquels durent se porter leurs émigrations après les désastres de leur contrée[32].

Après avoir vu le peu que l’antiquité nous a transmis sur les Atlantes, examinons si dans les temps modernes nous ne trouverons pas quelque vestige de ce peuple si intéressant, et si, dans les parties qui ont été dérobées à la submersion, il ne se rencontrerait pas quelque reste, quelque indice de leur séjour qui ait échappé à cette longue suite de siècles qui les sépare de nous.

Les révolutions de la nature, les changements politiques dont ces contrées ont été le théâtre, ce mélange de peuples qui, envahissant successivement ce pays, se sont chassés les uns les autres, Phéniciens, Grecs, Romains, Vandales, Arabes, Turcs, Ibères, ont dû faire disparaître tout ce qui pouvait faire rappeler le souvenir des Atlantes. Cependant quelques traces subsistent encore. Ainsi, au pied de l’Atlas occidental, se voient des ruines considérables qui portent le nom remarquable de Château des Pharaons (Kasr Farawan)[33]. Ces ruines présentent, dans leur architecture, des marques évidentes du style égyptien. Or, nous devons bien présumer que ce style devait être celui que les Atlantes employaient dans leurs monuments publics, puisque, descendus du même peuple primitif que les Égyptiens, ils devaient avoir puisé à la même source qu’eux leurs arts et leur civilisation. Sésostris soumit, il est vrai, une partie de la Libye ; mais il ne serait pas raisonnable de penser qu’il ait pu porter jusqu’aux Colonnes d’Hercule sa course et ses armes victorieuses. Hérodote[34] et Pomponius Mela[35] citent nommément les Atlantes parmi les peuples de la partie occidentale de l’Afrique ; ce dernier en fait pourtant un portrait qui montrerait qu’ils étaient tombés dans la barbarie. « Ils maudissaient le Soleil, dit-il, comme un astre pernicieux : ils n’ont point de noms qui les distinguent les uns des autres, ils s’abstiennent de chair, et prétendent n’avoir jamais de songes[36]. » Les Numides, au témoignage d’Hérodote[37], rendaient de grands honneurs à Neptune, et ils le reconnaissaient comme le fondateur de leur nation. Les Maures ou Maurusiens rendaient aussi à Neptune des honneurs particuliers. Ces peuples divers dont nous parlons avaient une langue et un alphabet national qu’ils conservèrent longtemps, malgré les immigrations des Phéniciens et l’empire puissant que les Carthaginois établirent dans leur contrée, langue et alphabet qui étaient probablement les mêmes que ceux qu’ils avaient reçus de leurs ancêtres. Encore maintenant toutes ces nations, qui, sous le nom général de Berbers, occupent tout le nord de l’Afrique, depuis la mer Rouge jusqu’à l’Atlantique, offrent dans leurs langues des rapports de conformité bien frappants, et qui semblent nous confirmer qu’ils descendent tous d’un même peuple primitif[38]. Il est fâcheux qu’on n’ait pas pu faire une étude plus approfondie des mœurs de toutes ces diverses nations ; on y aurait sans doute remarqué des points de ressemblance qui auraient accusé d’une manière encore plus plausible leur commune origine.

Mais de toutes ces nations, celle qui a plus particulièrement gardé des traces de son origine, c’est celle des Guanches, anciens habitants des îles Canaries. Séparés du reste du monde par le bouleversement terrible qui a détruit l’Atlantide, entourés de tous côtés par une vaste mer, peu exposés par là aux invasions et aux immigrations des peuples, ils ont dû conserver plus longtemps les mœurs et les usages qui distinguaient les Atlantes, et qui devaient avoir tant de conformité, comme nous l’avons indiqué plus haut, avec les usages et les mœurs des habitants de l’Éthiopie et de l’Égypte. Nous voyons chez eux le même respect pour les morts que chez les Égyptiens : ils possédaient, comme eux, l’art d’embaumer, et les momies de l’un et de l’autre peuple offrent entre elles beaucoup de ressemblance. La forme du crâne chez les momies des Guanches y rappelle celle du crâne des habitants du Nil, et la dent incisive y est émoussée par l’art, comme dans les momies de Thèbes et de Sakkarah[39]. Les traits ont beaucoup de ressemblance entre eux, et malgré que Blumenbach y remarque des différences notables dans les os zygomatiques et la mâchoire inférieure, des recherches plus récentes ont trouvé dans les momies des deux pays les mêmes yeux beaux et bien fendus, la même bouche grande et bien garnie, la même forme du nez et du front, ainsi que des cheveux fins, lisses et épais. La forme pyramidale était employée, chez les Guanches, pour les tombeaux et les monuments publics. Leur langue, dont malheureusement il ne reste que cent cinquante mots environ, offre de l’analogie avec celles des Berbers, et plusieurs de ces mots sont presque identiques avec quelques mots des dialectes Chillah et Gebali, qui sont en usage chez ces peuples. L’écriture des Guanches est perdue ; mais il paraît qu’elle ressemblait à l’Écriture des Égyptiens et des Éthiopiens, et qu’elle était hiéroglyphique comme la leur. Clavijo[40] rapporte qu’on trouva dans une caverne de l’île de Palma, située dans le ravin de Valmaco, et qui passe pour avoir été la demeure du prince Tedote, des inscriptions hiéroglyphiques dont plusieurs étaient sculptées sur une grande pierre en forme de tombe et taillée dans le roc. Les terres des Guanches appartenaient au roi ou plutôt à l’État ; cet état de choses était à peu près le même en Égypte où les terres étaient partagées entre le roi, les prêtres et les soldats, et où les cultivateurs n’étaient que fermiers des terres. Autre point de rapport : la société était divisée chez les Guanches comme en Égypte : des femmes, espèces de vestale, nommées Magades, exerçaient chez eux le sacerdoce ; en Égypte le même usage avait lieu, malgré le témoignage d’Hérodote mal informé :[41] même pompe aux cérémonies du sacre des rois ; même respect pour la majesté royale, mêmes honneurs aux cendres des rois défunts. Tels sont les rapports principaux que les Guanches présentent avec les habitants de la vallée du Nil. Ne sont-ils pas frappants, et doit-on les attribuer seulement au hasard et aux circonstances ? Ne montrent-ils pas entre les deux peuples une commune origine ? et combien de rapports plus nombreux et plus frappants ne découvririons-nous pas, si nous connaissions davantage les traditions, les usages, les mœurs et la constitution politique de ce peuple si intéressant, malheureusement si peu connu, et dont la race, depuis plus de deux siècles, est entièrement perdue ?

Maintenant se présente une question bien problématique et sur laquelle l’antiquité ne nous a transmis aucun témoignage : nous ne pourrons, par conséquent, nous appuyer que sur des probabilités. Les Atlantes ont-ils porté leurs émigrations jusqu’en Amérique, et serait-ce par eux que cette partie du monde aurait été en premier lieu peuplée ? Cela est grandement vraisemblable, car examinons la position de l’Atlantide par rapport à l’Amérique. S’avançant, au nord, jusqu’aux Açores et peut-être même au-delà, étant, au sud, à deux cents lieues seulement de la côte de la partie appelée depuis le Brésil, elle devait se trouver assez rapprochée de ce continent ; et était-il difficile à un peuple navigateur, aux enfants de Neptune, de porter jusque-là leurs flottes et leurs émigrations aventureuses ? Des îles, sans doute, intermédiaires devaient faciliter la communication entre ces deux immenses contrées, telles que les Bermudes, reste d’une île plus grande, déchirée par les flots et les tempêtes, telles que les îles qu’indiquent les vigies, les bancs, les bas-fonds si nombreux entre l’Amérique et les Açores. D’ailleurs les usages de plusieurs peuples du nouveau continent offrent dans nombre de points une grande ressemblance avec les usages et les coutumes que nous avons mentionnés chez les Guanches et avec ceux des Égyptiens, tels que les embaumements, les hiéroglyphes, les signes astronomiques[42]. Cette ressemblance a frappé les savants et les voyageurs. Mais pour ceux qui refusent d’admettre l’antique existence de notre Atlantide, cette ressemblance est une énigme presque inexplicable.

Nous ne pourrons nier que des peuplades asiatiques aient émigré en Amérique et y aient apporté leurs arts et leurs usages ; mais elles ont dû y trouver déjà les Atlantes établis. C’est sans doute à ceux-ci qu’on doit attribuer les magnifiques édifices de Palenque, d’un style tout différent de celui des autres monuments de l’Amérique, édifices d’une si colossale architecture, et où l’on voit sculptés le lotus du Nil, le scarabée de l’Égypte, son thau et sa croix mystérieuse. Portons aussi notre attention sur cette terminaison assez singulière des noms de villes et de lieux au Mexique, terminaison qui semble rappeler le nom des Atlantes : Aqualatlan, Hulatlan, Cacatlan, Noatlan, Matatlan, Zocotlan, Copotlan, et tant d’autres.

Voilà ce que j’ai pu recueillir sur l’histoire des Atlantes. Remarquons, en terminant ce chapitre, que l’histoire de ce peuple lève une partie du voile qui couvre plusieurs grands évènements des temps anciens, et explique plusieurs points obscurs de la mythologie des Grecs.


  1. Eusèbe fait mention d’une histoire des Atlantes, comme existant de son temps et en cite des traits particuliers qui ne peuvent venir d’une simple tradition (Praeparat evangelica, liber III, ch. 10). C’est peut-être l’histoire d’Éthiopie, par Marcellus, dont nous avons parlé au chapitre 1er.
  2. Hérodote, livre II, ch. 158.
  3. Les Éthiopiens eux-mêmes viennent, s’il faut en croire Eusèbe, des bords de l’Indus. C’est ce qui expliquerait les rapports étonnants qui existent entre les arts et l’architecture des Éthiopiens et des Indiens. Mais cette émigration, s’il nous est permis de l’admettre, aura dû avoir lieu bien longtemps avant l’époque que lui fixe Eusèbe, 404 ans après Abraham (Canonum Chronicorum lib. post.).
  4. Livre III, ch. 27. La cote septentrionale de l’Afrique portait aussi, chez les Anciens, le nom de Libye : les Carthaginois étaient appelés Libyens. Hérodote appelle Libyens les habitants des environs du cap Nun. Livre IV, ch. 28.
  5. Il ne doit pas paraître étonnant de voir des rois et des chefs Atlantes revêtus de noms grecs ; Platon nous en explique la raison dans son Critias. Hérodote, liv. II, ch. 50, rapporte que les Grecs ont pris des Libyens le nom et le culte de Neptune.
  6. L’Atlantide pourrait aussi avoir pris son nom du nom que portait sans doute alors l’Éthiopie, mère-patrie des Atlantes. Car voici ce que dit Pline : « Universa, vero gens Ætheria appellata est, deinde Atlantia, mox a Vulcani filio Æthiope, Æthiopia. » Livre VI, ch. 30.
  7. Il paraîtrait, d’après le récit de Platon (le Timée), que cette capitale de toute l’Atlantide devait être située vers les Colonnes d’Hercule, au milieu du pays.
  8. Les savants de l’expédition d’Égypte, par une suite d’observations sur la construction de la terrasse factice sur laquelle on avait bâti cette ville, pour la mettre à l’abri des inondations du Nil, sur la différence de l’élévation actuelle et de l’élévation ancienne au dessus du lit du Nil, et qui est de six mètres, en calculant l’exhaussement séculaire du lit du fleuve qui est de 0,126 millimètres, ont reconnu que cet exhaussement n’avait pu s’opérer qu’en 4760 années : ce qui ferait remonter la fondation de Thèbes à l’an 2760 avant Jésus-Christ, c’est-à-dire, 418 ans après le Déluge universel (Voyez les Observations de M. Girard).
  9. C’est peut-être pour cette raison qu’il a reçu le surnom d’Uranus qui, en grec, veut dire ciel.
  10. C’est sans doute là cet âge d’or, ce règne de Saturne, dont la Grèce a conservé le souvenir, et qu’elle a embelli de ses fictions. Remarquons que Saturne était fils d’Uranus.
  11. C’est peut-être pour cette raison que les Égyptiens refusaient de reconnaître Neptune comme Dieu, et de l’honorer sur leurs autels.
  12. Le nom de Cercène subsiste encore dans le nom de Kerkeni, que porte une île sur la côte de Barbarie.
  13. Livre III, chap. 27.
  14. Livre X, ch. 17.
  15. Hésiode, Théogonie, v. 635.
  16. Sanchoniation parle d’Athéné, comme d’une fille de Chronos, à qui celui-ci donna la possession de l’Attique.
  17. C’est ce que dit expressément Eusèbe, dans ses Chroniques (lib. post. proæmium, no 2).
  18. Præp. evangel. l. III, ch. 10.
  19. Il paraît que ce nom était commun parmi les chefs des Atlantes : peut-être était-il devenu un de leurs titres, pour faire voir leur origine céleste.
  20. Diodore de Sicile, livre III, ch. 39.
  21. Théogonie, v. 630.
  22. Timée.
  23. Livre II, Attique.
  24. Solin nous dit que l’Eubée a été occupée autrefois par les Atlantes qu’il nomme Titans : il en apporte pour preuves les honneurs divins qu’ils rendaient à Briarée et à Egéon, deux de leurs principaux chefs (ch. 17). Les rois d’Argos paraissent être d’origine Atlante : il y a grand rapport, même identité de nom entre Inachus, premier roi de cet état, et Anach, fils de la Terre. Ce dernier nom paraît être un nom de dignité : il entre dans la composition de plusieurs noms grecs de héros et de souverains (Voyez Vossius, Bochart, Banier). Inachus est appelle fils de l’Océan. N’est-ce pas ainsi que les Grecs pouvaient désigner les Atlantes, dont la mer semblait vomir les armées redoutables ? Un autre Anax avait fondé, au rapport de Pausanias (livre VII), un royaume dans l’Asie mineure, près de Milet, appelé de son nom Anactorie.
  25. Il y avait encore, dans ce détroit, une petite île portant le même nom d’Atlanta : il y a encore près du détroit, dans l’ancienne Locride, une ville assez considérable, chef-lieu d’une Eptarchie, qui a conservé le nom de Talanti.
  26. Remarquons que le Ciel et la Terre étaient adorés dans les mystères de Samothrace, sous les noms mystérieux de Axieros et de Axiokersos, noms tirés d’une langue inconnue. Or, le Ciel et la Terre, ou Uranus et Titéea, étaient du nombre des premiers souverains des Atlantes, et leurs services et leurs bienfaits leur ont sans doute procuré les honneurs divins, de la part de leurs descendants.
  27. De là vient, sans doute, que les Phrygiens avaient la même mythologie que les Atlantes.
  28. Denys d’Halicarnasse. — Aurelius Victor, — Hist. unvi. l. VIII. — P. Catrou, Hist, Romaine, t. VIII ; voyez son Commentaire sur l’Enéïde, où il répond aux objections du célèbre Bochard, objections que celui-ci avait insérées dans une dissertation à la tête de la traduction en vers de l’Énéïde, par Segrais.
  29. Livre II, ch. 7.
  30. L’italien Formaléoni, auteur d’une histoire estimée de la navigation et du commerce des peuples anciens, dans la mer Noire, prétend que les Liburniens, peuple de l’Illyrie, descendait aussi des Atlantes, et il annonce qu’il prouvera ce fait dans un ouvrage intitulé : Origines Vénitiennes, ouvrage qui, probablement, n’a pas paru.
  31. Eusèbe, dans ses Chroniques, raconte que le Latium avait été peuplé, dans les temps primitifs, par des colonies de Libyens (Livre I, ch. 43, no 2).
  32. « Comment, dit Freret (Mémoires des Inscriptions et Belles-Lettres, tome XVIII, p. 90), peut-on concevoir que deux petites provinces de la Thessalie et du Péloponnèse aient pu fournir un nombre de colonies assez considérable pour remplir à la fois le continent de la Grèce, les îles de l’Archipel, les côtes de l’Asie Mineure et toute l’Italie. »
  33. Jackson : Account of Marocco, p. 120.
  34. Livre IV, ch. 185.
  35. Livre IV.
  36. Solin en fait le même portrait (ch. 34) C’est le passage de Pomponius Mela qui a inspiré à Lefranc de Pompignan la belle strophe si connue dans l’Ode à Rousseau : Le Nil a vu sur ses rivages, etc.

    Les Carthaginois rendaient à Saturne un culte qu’ils avaient déjà, sans doute, trouvé établi dans le pays.

  37. Livre II, ch. 50, liv. IV, ch. 198.
  38. Ritter : Géog. physique de l’Afrique, t. III, p. 189.
  39. Description de l’Égypte, t. III ; Mémoire de M. Jomard.
  40. Cité par Bory de Saint-Vincent : Essai sur les îles Fortunées.
  41. Livre II, ch. 35 et 54.
  42. Garli : Lettres américaines, tome I, p. 368. — Oviedo