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Dissertation sur le mot vaste

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Dissertation sur le mot vaste


DISSERTATION SUR LE MOT VASTE.
À Messieurs de l’Académie françoise.
(1677.)

Après m’être condamné moi-même sur le mot de Vaste, je me persuadois qu’on devoit être content de ma rétractation : mais puisque Messieurs de l’Académie ont jugé à propos que leur censure fût ajoutée à la mienne, je déclare que mon désaveu n’étoit pas sincère ; c’étoit un pur effet de docilité et un assujettissement volontaire de mes sentiments à ceux de Madame Mazarin1. Aujourd’hui, je reprends contre eux la raison que j’avois quittée pour elle, et que tout honnête homme feroit vanité d’avoir perdue.

On peut disputer à Messieurs de l’Académie le droit de régler notre langue, comme il leur plaît. Il ne dépend pas des auteurs d’abolir de vieux termes, par dégoût, et d’en introduire de nouveaux, par fantaisie. Tout ce qu’on peut faire pour eux, c’est de les rendre maîtres de l’usage, lorsque l’usage n’est pas contraire au jugement et à la raison. Il y a des auteurs qui ont perfectionné les langues ; il y en a qui les ont corrompues ; et il faut revenir au bon sens, pour en juger. Jamais Rome n’a eu de si beaux esprits que sur la fin de la République : la raison en étoit qu’il y avoit encore assez de liberté, parmi les Romains, pour donner de la force aux esprits, et assez de luxe pour leur donner de la politesse et de l’agrément. En ce temps, où la beauté de la langue étoit à son plus haut point ; ce temps où il y avoit à Rome de si grands génies : César, Salluste, Cicéron, Hortensius, Brutus, Asinius Pollio, Curion, Catulle, Atticus, et beaucoup d’autres qu’il seroit inutile de nommer ; en ce temps, il étoit juste de se soumettre à leur sentiment, et de recevoir avec docilité leurs décisions. Mais lorsque la langue est venue à se corrompre, sous les empereurs, lorsqu’on préféroit Lucain à Virgile, et Sénèque à Cicéron, étoit-on obligé d’assujettir la liberté de son jugement à l’autorité de ceux qui faisoient les beaux esprits ? Et Pétrone n’est-il pas loué par tous les gens de bon goût, d’en avoir eu assez pour tourner en ridicule l’éloquence de son temps ? pour avoir connu le faux jugement de son siècle, pour avoir donné à Virgile et à Horace toutes les louanges qui leur étoient dues ? Homerus testis et Lyrici, Romanusque Virgilius, et Horatii curiosa félicitas2.

Venons des Latins aux François. Quand Nervèze3 faisoit admirer sa fausse éloquence, la cour n’auroit-elle pas eu obligation à quelque bon esprit qui l’eût détrompée ? Quand on a vu Coëffeteau charmer tout le monde, par ses métaphores, et que les maîtresses voiles de son éloquence4 passoient pour une merveille ; quand la langue fleurie de Cohon5, qui n’avoit ni force, ni solidité, plaisoit à tous les faux polis, aux faux délicats ; quand l’affectation de Balzac, qui ruinoit la beauté naturelle des pensées, passoit pour un style majestueux et magnifique, n’auroit-on pas rendu un grand service au public de s’opposer à l’autorité que ces messieurs se donnoient, et d’empêcher le mauvais goût, que chacun d’eux a établi différemment, dans son temps ?

J’avoue qu’on n’a pas le même droit, contre Messieurs de l’Académie. Vaugelas, d’Ablancourt, Patru, ont mis notre langue dans sa perfection ; et je ne doute point que ceux qui écrivent, aujourd’hui, ne la maintiennent dans l’état où ils l’ont mise. Mais si quelque jour une fausse idée de politesse rendoit le discours foible et languissant ; si pour aimer trop à faire des contes et à écrire des nouvelles, on s’étudioit à une facilité affectée, qui ne peut être autre chose qu’un faux naturel ; si un trop grand attachement à la pureté, produisoit enfin de la sécheresse ; si pour suivre toujours l’ordre de la pensée, on ôtoit à notre langue le beau tour qu’elle peut avoir ; et que, la dépouillant de tout ornement, on la rendît barbare, pensant la rendre naturelle ; alors ne seroit-il pas juste de s’opposer à des corrupteurs qui ruineroient le bon et véritable style, pour en former un nouveau, aussi peu propre à exprimer les sentiments forts, que les pensées délicates ?

Qu’ai-je affaire de rappeler le passé, ou de prévoir l’avenir ? Je reconnois la jurisdiction de l’Académie : qu’elle décide si Vaste est en usage, ou s’il n’y est pas ; je me rendrai à son jugement. Mais pour connoître la force et la propriété du terme, pour savoir si c’est un blâme, ou une louange, elle me permettra de m’en rapporter à la raison. Ce petit discours fera voir si je l’ai eue.

J’avois soutenu qu’Esprit vaste se prend en bonne, ou en mauvaise part, selon les choses qui s’y trouvent ajoutées ; qu’un Esprit vaste, merveilleux, pénétrant, marquoit une capacité admirable ; et qu’au contraire un Esprit vaste et démesuré, étoit un esprit qui se perdoit en des pensées vagues : en de belles, mais vaines idées, en des desseins trop grands, et peu proportionnés aux moyens qui nous peuvent faire réussir. Mon opinion me paroissoit assez modérée. Il me prend envie de nier que Vaste puisse, jamais, être une louange, et que rien soit capable de rectifier cette qualité. Le grand est une perfection dans les esprits, le vaste toujours un vice. L’étendue juste et réglée fait le grand, la grandeur démesurée fait le vaste : vastitas, grandeur excessive.

Le vaste et l’affreux ont bien du rapport : les choses vastes ne conviennent point avec celles qui font sur nous une impression agréable. Vasta solitudo n’est pas de ces solitudes qui donnent un repos délicieux, qui charment les peines des amants, qui enchantent les maux des misérables ; c’est une solitude sauvage, où nous nous étonnons d’être seuls, où nous regrettons la perte de la compagnie, où le souvenir des plaisirs perdus nous afflige, où le sentiment des maux présents nous tourmente. Une maison vaste a quelque chose d’affreux à la vue ; des appartements vastes n’ont jamais donné envie à personne d’y loger ; des jardins vastes ne sauroient avoir, ni l’agrément qui vient de l’art, ni les grâces que peut donner la nature ; de vastes forêts nous effraient ; la vue se dissipe et se perd à regarder de vastes campagnes.

Les rivières d’une juste grandeur nous font voir des bords agréables, et nous inspirent insensiblement la douceur de leur cours paisible : les fleuves trop larges, les débordements, les inondations nous déplaisent par leurs agitations ; nos yeux ne sauroient souffrir leur vaste étendue. Les pays sauvages qui n’ont point encore reçu de culture, les pays ruinés par la désolation de la guerre, les terres désertes et abandonnées, ont quelque chose de vaste qui fait naître en nous, comme un sentiment secret d’horreur, vastus, quasi vastatus ; Vaste est à peu près la même chose que gâté, que ruiné. Passons des solitudes, des forêts, des campagnes, des rivières, aux animaux et aux hommes.

Les baleines, les éléphants, se nomment Vastæ et immanes belluæ. Ce que les poëtes ont peint de plus monstrueux, les Cyclopes, les géants, sont nommés vastes :

Vastos que ab rupe Cyclopas
Prospicio6.
Vasta se mole moventem
Pastorem Polyphemum.

Parmi les hommes, ceux qui excédoient notre stature ordinaire, ceux que la grosseur ou la grandeur distinguoit des autres, étoient nommés chez les Latins, Vasta Corpora.

Vastus a passé jusqu’aux coutumes et aux manières. Caton, qui avoit d’ailleurs tant de bonnes qualités, étoit un homme vastis moribus, à ce que disoient les Romains. Il n’y avoit aucune élégance en ses discours, aucune grâce, ni en sa personne, ni en ses actions : il avoit un air rustique et sauvage, en toutes choses. Les Allemands, aujourd’hui civilisés et polis, en beaucoup de lieux, vouloient autrefois que ce qui étoit chez eux et autour d’eux, eût quelque chose de vaste. Leur habitation, leur train, leur suite, leurs équipages, leurs assemblées, leurs festins, vastum aliquid redolebant ; c’est-à-dire, qu’ils se plaisoient à une grandeur démesurée, où il n’y avoit ni politesse, ni ornement. J’ai remarqué que le mot de Vaste a quatre ou cinq significations, dans Cicéron, toutes en mauvaise part : Vasta solitudo, Vastus et agrestis7, Vasta et immanis bellua8, Vastam et hiantem orationem9. La signification la plus ordinaire de Vastus, c’est trop spacieux, trop étendu, trop grand, démesuré.

On me dira peut-être que vaste ne signifie pas, en français, ce que Vastus peut signifier en latin, dans tous les sens qu’on lui a donnés. Je l’avoue. Mais pourquoi ne conservera-t-il pas sa signification la plus naturelle, comme douleur, volupté, liberté, faveur, honneur, affliction, consolation, et mille mots de cette nature-là, conservent la leur ? Encore y a-t-il une raison pour vaste, qui ne se trouve point pour les autres ; c’est qu’il n’y a jamais eu de terme français qui exprimât véritablement ce que le Vastus des Latins savoit exprimer ; et nous ne l’avons pas rendu françois, pour augmenter un nombre de mots qui signifient la même chose ; c’est pour donner à notre langue ce qui lui manquoit, ce qui la rendoit défectueuse.

Nous pensons plus fortement que nous ne nous exprimons : il y a toujours une partie de notre pensée qui nous demeure. Nous ne la communiquons presque jamais pleinement ; et c’est par l’esprit de pénétration, plus que par l’intelligence des paroles, que nous entrons tout à fait dans la conception des auteurs. Cependant, comme si nous appréhendions de bien entendre ce que pensent les autres, ou de faire comprendre ce que nous pensons nous-mêmes, nous affoiblissons les termes qui auraient la force de l’exprimer. Mais, en dépit que nous en ayons, Vaste conservera, en françois, la véritable signification qu’il a, en latin. On dit trop vaste, comme on dit trop insolent, trop extravagant, trop avare ; et c’est l’excès d’une méchante qualité : on ne dit point assez vaste, parce que l’assez marque une situation, une consistance, une mesure juste et raisonnable ; et du moment qu’une chose est vaste, il y a de l’excès, il y a du trop : assez ne sauroit jamais lui convenir. Venons à examiner particulièrement l’Esprit vaste, puisque c’est le sujet de la question.

Ce que nous appelons l’Esprit, se distingue en trois facultés : le jugement, la mémoire, l’imagination. Un jugement peut être loué d’être solide, d’être profond, d’être délicat à discerner, juste à définir ; mais à mon avis, jamais homme de bon sens ne lui donnera la qualité de vaste. On dit qu’une mémoire est heureuse, qu’elle est fidèle, qu’elle est propre à recevoir et à garder les espèces : mais il n’est pas venu à ma connoissance qu’on l’ait nommée vaste qu’une fois10, à mon avis, mal à propos. Vaste se peut appliquer à une imagination qui s’égare, qui se perd, qui se forme des visions, et des chimères.

Je n’ignore pas qu’on a prétendu louer Aristote, en lui attribuant un génie vaste. On a cru que cette même qualité de vaste étoit une grande louange pour Homère. On dit qu’Alexandre, que Pyrrhus, que Catilina, que César, que Charles-Quint, que le cardinal de Richelieu, ont eu l’Esprit vaste : mais si on prend la peine de bien examiner tout ce qu’ils ont fait, on trouvera que les beaux ouvrages, que les belles actions doivent s’attribuer aux autres qualités de leur esprit, et que les erreurs et les fautes doivent être imputées à ce qu’ils ont eu de vaste. Ils ont eu ce vaste, je l’avoue : mais ç’a été leur vice, et un vice qui ne leur est pardonnable, qu’en considération de leurs vertus. C’est une erreur de notre jugement, de faire leur mérite d’une chose qui ne peut être excusée que par indulgence : s’ils n’étoient presque toujours grands, on ne leur permettroit pas d’être quelquefois vastes. Venons à l’examen de leurs ouvrages et de leurs actions ; donnons à chaque qualité les effets qui véritablement lui appartiennent : commençons par les ouvrages d’Aristote.

Sa Poétique en est un des plus achevés ; mais à quoi sont dûs tant de préceptes judicieux, tant d’observations justes, qu’à la netteté de son jugement ? On ne dira pas que c’est à son esprit vaste. Dans sa Politique, qui régleroit encore aujourd’hui des législateurs, c’est comme sage, comme prudent, comme habile, qu’il règle les diverses constitutions des États : ce ne fut jamais comme vaste. Personne n’est jamais entré si avant que lui dans le cœur de l’homme, comme on le peut voir dans sa Morale et dans sa Rhétorique, au chapitre des passions ; mais c’est comme pénétrant qu’il y est entré, comme un philosophe qui savoit faire de profondes réflexions, qui avoit fort étudié ses propres mouvements, et fort observé ceux des autres. Ne fondez pas le mérite du vaste là-dessus ; il n’y eut jamais aucune part. Aristote avoit proprement l’esprit vaste, dans la Physique, et c’est de là que sont venues toutes ses erreurs ; par-là, il s’est perdu dans les principes, dans la matière première, dans les cieux, dans les astres et dans le rest de ses fausses opinions.

Pour Homère, il est merveilleux tant qu’il est purement humain : juste dans les caractères, naturel dans les passions, admirable à bien connaître, et à bien exprimer, ce qui dépend de notre nature. Quand son esprit vaste s’est étendu sur celle des dieux, il en a parlé si extravagamment, que Platon l’a chassé de sa république, comme un fou.

Sénèque a eu tort de traiter Alexandre d’un téméraire, qui devoit sa grandeur à sa fortune. Plutarque me paroît avoir raison, lorsqu’il attribue ses conquêtes à sa vertu, plus qu’à son bonheur. En effet, considérez Alexandre, à son avènement à la couronne ; vous trouverez qu’il n’a pas eu moins de conduite que de courage, pour s’établir dans les états de son père. Le mépris que l’on faisoit de la jeunesse du prince, porta ses sujets à remuer, et ses voisins à entreprendre : il punit des séditieux et assujettit des inquiets. Toutes choses étant pacifiées, il prit des mesures pour se faire élire général des Grecs contre les Perses ; et ces mesures furent si bien prises, qu’on n’en eût pas attendu de plus justes du politique le plus consommé. Il fut élu, il entreprit cette guerre ; il fit faire mille fautes aux lieutenants de Darius, et à Darius lui-même, sans en faire aucune. Si la grandeur de son courage ne l’avoit fait passer pour téméraire, par les périls où il s’exposoit, sa conduite nous auroit laissé l’idée d’un prince prudent, d’un prince sage : je vous le dépeins grand et habile en tout ce qu’il a fait de beau. Vous le voulez vaste ; et c’est à ce vaste qu’il a dû tout ce qu’il a entrepris, mal à propos.

Un désir de gloire que rien ne bornoit, lui fit faire une guerre extravagante contre les Scythes. Une vanité démesurée lui persuada qu’il étoit fils de Jupiter. Le vaste s’étendit jusqu’à sa douleur, lorsque sa douleur le porta à sacrifier des nations entières aux mânes d’Ephestion. Après qu’il eut conquis le grand empire de Darius, il pouvoit se contenter du monde que nous connoissons ; mais son esprit vaste forma le dessein de la conquête d’un autre. Comme vaste, il entreprit son expédition des Indes, où l’armée le voulut abandonner, où sa flotte faillit à se perdre ; d’où il revint à Babylone triste, confus, incertain, se défiant des dieux et des hommes. Beaux effets de l’esprit vaste d’Alexandre !

Peu de princes ont eu l’esprit si vaste que Pyrrhus ; sa conversation avec Cynéas, cette conversation qui n’est ignorée de personne, le témoigne assez. Sa valeur, son expérience à la guerre, lui faisoient gagner des combats ; son esprit vaste qui embrassoit toutes choses, ne lui permit pas de venir à bout d’aucune. C’étoit entreprise sur entreprise, guerre sur guerre ; nul fruit de la guerre. Vainqueur en Italie, vainqueur en Sicile, en Macédoine, vainqueur partout, nulle part bien établi ; sa fantaisie prévalant sur sa raison, par de nouveaux desseins chimériques qui l’empêchoient de tirer aucun avantage des bons succès.

On parle de Catilina, comme d’un homme détestable : on eût dit la même chose de César, s’il avoit été aussi malheureux, dans son entreprise, que Catilina le fut dans la sienne. Il est certain que Catilina avoit d’aussi grandes qualités que nul autre des Romains ; la naissance, la bonne mine, le courage, la force du corps, la vigueur de l’esprit : nobili genere natus, magna vi et animi et corporis, etc. Il fut lieutenant de Sylla, comme Pompée ; d’une maison beaucoup plus illustre que ce dernier, mais de moindre autorité dans le parti. Après la mort de Sylla, il aspira aux emplois que l’autre sut obtenir ; et, si rien n’étoit trop grand pour le crédit de Pompée, rien n’étoit assez élevé pour l’ambition de Catilina. L’impossible ne lui paroissoit qu’extraordinaire, l’extraordinaire lui sembloit commun et facile : Vastus animus immoderata, incredibilia, nimis alta cupiebat11.

Et par là vous voyez le rapport qu’il y a d’un esprit vaste aux choses démesurées. Les gens de bien condamnent son crime, les politiques blâment son entreprise, comme mal conçue ; car tous ceux qui ont voulu opprimer la république, excepté lui, ont eu pour eux la faveur du peuple, ou l’appui des légions. Catilina n’avoit ni l’un ni l’autre de ces secours ; son industrie et son courage lui tinrent lieu de toutes choses, dans une affaire si grande et si difficile. Il se fit lui-même une armée de soldats ramassés, qui n’avoient presque ni armes, ni subsistance ; et ces troupes combattirent avec autant d’opiniâtreté, que jamais troupes aient combattu. Chaque soldat avoit l’audace de Catilina, dans le combat ; Catilina, la capacité d’un grand capitaine, la hardiesse du soldat le plus résolu et le plus brave : jamais homme ne mourut avec une fierté si noble. Il est difficile au plus homme de bien qui lira cette bataille, d’être fort pour la république contre lui : impossible de ne pas oublier son crime, pour plaindre son malheur. Il eût pu acquérir sûrement une grande autorité, selon les lois. Cet ambitieux, si vaste dans ses projets, aspira toujours à la puissance, et se porta, à la fin, à cette conspiration funeste qui le perdit.

Qui fut plus grand, plus habile que César ? Quelle adresse, quelle industrie n’eut-il pas pour renvoyer une multitude innombrable de Suisses, qui cherchoient à s’établir dans les Gaules ? Il eut besoin d’autant de prudence que de valeur, pour défaire et chasser loin de lui les Allemands : il eut une dextérité admirable à ménager les Gaulois, se prévalant de leurs jalousies particulières, pour les assujettir les uns par les autres. Quelque chose de vaste, qui se mêloit dans son esprit avec ses belles qualités, lui fit abandonner ses mesures ordinaires, pour entreprendre l’expédition d’Angleterre : expédition chimérique, vaine pour sa réputation, et tout à fait inutile pour ses intérêts. Que de machines n’a-t-il pas employées, pour lever les obstacles qui s’opposoient au dessein de sa domination ! Il ruina le crédit de tous les gens de bien, qui pouvoient soutenir la République : il fit bannir Cicéron par Clodius qui venoit de coucher avec sa femme ; il donna tant de dégoût à Catulus et à Lucullus, qu’ils abandonnèrent les affaires ; il rendit la probité de Caton odieuse, la grandeur de Pompée suspecte ; il souleva le peuple contre ceux qui protégeoient la liberté. Voilà ce qu’a fait César, contre les défenseurs de l’État ; voici ce qu’il fit, avec ceux qui lui aidèrent à le renverser. Son inclination pour les factieux se découvrit, à la conjuration de Catilina : il fut des amis de Catilina, et complice secret de son crime ; il rechercha l’amitié de Clodius, homme violent et téméraire ; il se lia avec Crassus, plus riche que bon citoyen ; il se servit de Pompée, pour acquérir du crédit. Dès qu’on songea à donner des bornes à son autorité, et à prévenir l’établissement de sa puissance, il n’oublia rien pour ruiner Pompée ; il mit Antoine dans ses intérêts ; il gagna Curion et Dolabella ; il s’attacha Hirtius, Oppius, Balbus, et tout autant qu’il put de gens inquiets, audacieux, entreprenants, capables de travailler, sous lui, à la ruine de la République.

Des mesures si fines, si artificieuses ; des moyens si cachés et si délicats ; une conduite si étudiée, en toutes choses ; tant de dissimulation, tant de secret, ne peuvent s’attribuer à un esprit vaste : ses fautes, ses malheurs, sa ruine, sa mort, ne doivent s’imputer qu’à cet esprit. Ce fut cet esprit qui l’empêcha d’assujettir Rome, comme il le pouvoit, ou de la gouverner, comme il l’eût dû ; c’est ce qui lui donna fantaisie de faire la guerre aux Parthes, quand il falloit s’assurer mieux des Romains. Dans un État incertain, où les Romains n’étoient ni citoyens, ni sujets, où César n’étoit ni magistrat ni tyran, où il violoit toutes les lois de la République et ne savoit pas établir les siennes : confus, égaré, dissipé, dans les vastes idées de sa grandeur, ne sachant régler ni ses pensées, ni ses affaires, il offensoit le Sénat et se fioit à des Sénateurs ; il s’abandonnoit à des infidèles, à des ingrats, qui, préférant la liberté à toutes les vertus, aimèrent mieux assassiner un ami, et un bienfaiteur, que d’avoir un maître. Louez, messieurs, louez l’esprit vaste ; il a coûté à César l’empire et la vie.

Bautru, qui étoit un assez bon juge du mérite des grands hommes, avoit coutume de préférer Charles- Quint, à tout ce qu’il y avoit eu de plus grand, dans l’Europe, depuis les Romains. Je ne veux pas décider, mais je pourrois croire que son esprit, son courage, son activité, sa vigueur, sa magnanimité, sa confiance, l’ont rendu plus estimable qu’aucun prince de son temps. Lorsqu’il prit le gouvernement de ses états, il trouva l’Espagne révoltée contre le cardinal Ximénès, qui en avoit la régence. L’humeur austère, et les manières dures de ce cardinal, étoient insupportables aux Espagnols. Charles fut obligé de venir en Espagne ; et les affaires étant passées des mains de Ximénès dans les siennes, tous les grands se mirent dans leur devoir, et toutes les villes rentrèrent bientôt dans l’obéissance.

Charles-Quint fut plus habile, ou plus heureux que François Ier, dans leur concurrence pour l’Empire. François se trouvoit plus riche et plus puissant ; Charles l’emporta par sa fortune, ou par la supériorité de son génie. Le gain de la bataille de Pavie, et la prise de Rome, laissèrent prisonniers, entre ses mains, un roi de France et un pape : triomphe qui a passé tous ceux des Romains. La grande Ligue de Smalcalde fut ruinée par sa conduite et par sa valeur. Il changea toute la face des affaires d’Allemagne ; transféra l’Électorat de Saxe d’une branche à une autre : de Frédéric vaincu et dépouillé, à Maurice qui avoit suivi le parti du victorieux. La religion même fut soumise à la victoire, et elle reçut de la volonté de l’Empereur, le fameux Intérim12 dont on parlera toujours. Mais cet esprit vaste embrassa trop de choses pour en régler aucune. Il ne fit pas réflexion qu’il pouvoit plus par autrui que par lui-même ; et dans le temps qu’il croyoit avoir assujetti Rome et l’Empire, Maurice tournant contre lui les armées qu’il sembloit commander pour son service, faillit à le surprendre à Inspruck, l’obligea de se sauver en chemise, et de se retirer en toute diligence à Villach.

Il est certain que Charles-Quint avoit de grandes qualités, et qu’il a fait de très-grandes choses ; mais cet esprit vaste dont on le loue, lui a fait faire beaucoup de fautes et lui a causé bien des malheurs. C’est à cet esprit que sont dues de funestes entreprises en Afrique ; c’est à lui que sont dus divers desseins, aussi mal conçus que mal suivis ; à lui que sont dus ces voyages, de nations en nations, où il entroit moins d’intérêt que de fantaisie. C’est cet esprit vaste qui l’a fait nommer Chevalier errant par les Espagnols, et qui a donné le prétexte aux mal affectionnés, de l’estimer plus grand voyageur, que grand conquérant. Admirez, messieurs, admirez la vertu de cet esprit vaste : il tourne les héros en chevaliers errants, et donne aux vertus héroïques l’air des aventures fabuleuses.

Je pourrois faire voir que cet esprit vaste fut cause de toutes les disgrâces du dernier duc de Bourgogne, aussi bien que de celles de Charles-Emmanuel, duc de Savoie ; mais j’ai impatience de venir au cardinal de Richelieu, pour démêler, en sa personne, les différents effets du grand et du vaste.

On peut dire du cardinal de Richelieu, que c’étoit un fort grand génie ; et comme grand, il apporta des avantages extraordinaires à notre État ; mais, comme vaste (ce qu’il étoit quelquefois), il nous a menés bien près de notre ruine. Entrant dans le ministère, il trouva que la France était gouvernée par l’esprit de Rome et par celui de Madrid. Nos ministres recevoient toutes les impressions que M. de Marquemont13 leur donnoit ; le pape inspirait toutes choses à cet ambassadeur ; les Espagnols, toutes choses au pape. Le roi, jaloux de la grandeur de son État, autant qu’un roi le peut être, avoit intention d’en suivre les intérêts : les artifices de ceux qui gouvernoient lui laissoient suivre ceux des étrangers ; et si le cardinal de Richelieu ne se fût rendu maître des conseils, le prince, naturellement ennemi de l’Espagne et de l’Italie, eût été bon Espagnol et bon Italien, malgré toute son aversion. Je veux rapporter une chose peu connue, mais très-véritable. M. de Marquemont écrivit une grande lettre au cardinal de Richelieu sur les affaires de la Valteline ; et pour se rendre nécessaire auprès du nouveau ministre, il l’instruisit avec soin des mesures délicates qu’il falloit tenir, lorsqu’on avoit affaire aux Italiens et aux Espagnols. Pour réponse, le cardinal de Richelieu lui écrivit quatre lignes, dont voici le sens :

Le roi a changé de conseil, et le conseil de maxime. On envoyera une armée dans la Valteline, qui rendra le pape plus facile, et nous fera avoir raison des Espagnols.

M. de Marquemont fut fort surpris de la sécheresse de cette lettre, et plus encore du nouvel esprit qui alloit régner dans le ministère. Comme il étoit habile homme, il changea le plan de sa conduite, et demanda pardon au ministre d’avoir été assez présomptueux, pour vouloir donner des lumières, lorsqu’il en devoit recevoir : avouant l’erreur où il avoit été, d’avoir cru qu’on pouvoit réduire les Espagnols à un traité raisonnable, par la seule négociation. M. de Senecterre a dit souvent que cette petite lettre du cardinal de Richelieu à M. de Marquemont a été la première chose qui a fait comprendre le dessein qu’avoit le cardinal d’abaisser la puissance d’Espagne, et de rendre à notre nation la supériorité qu’elle avoit perdue.

Mais, pour entreprendre au dehors, il falloit être assuré du dedans ; et le parti huguenot étoit si considérable, en France, qu’il sembloit faire un autre État dans l’État : cela n’empêcha pas Richelieu de le réduire. Comme on avoit fait la guerre assez malheureusement, durant le ministère du connétable de Luynes, il fallut faire un plan tout nouveau ; et ce plan produisit des effets aussi heureux, que l’autre avoit eu des succès peu favorables. On ne doutoit point que la Rochelle ne fût l’âme du parti. C’est là que se faisoient les délibérations, que les desseins se formoient, que les intérêts de cent et cent villes venoient à s’unir ; et c’étoit de là qu’un corps composé de tant de parties séparées, recevoit la chaleur et le mouvement. Il n’y avoit donc qu’à prendre la Rochelle : la Rochelle tombant, faisoit tomber tout. Mais, lorsqu’on venoit à considérer la force de cette place ; lorsque l’on songeoit au monde qui la défendroit, et au zèle de tous ces peuples ; quand on considéroit la facilité qu’il y avoit à la secourir, qu’on voyoit la mer toute libre, et par là les portes ouvertes aux étrangers : alors on croyoit imprenable ce qui n’avoit jamais été pris. Il n’y avoit qu’un cardinal de Richelieu qui n’eût pas désespéré de le pouvoir prendre. Il espéra, et ses espérances lui firent former le dessein de ce grand siège. Dans la délibération, toutes les difficultés furent levées ; dans l’exécution, toutes vaincues. On se souviendra éternellement de cette digue fameuse, de ce grand ouvrage de l’art, qui fit violence à la nature, qui donna de nouvelles bornes à l’Océan. On se souviendra toujours de l’opiniâtreté des assiégés, et de la constance des assiégeants. Que serviroit un plus long discours ? On prit la Rochelle ; et à peine se fut-elle rendue, que l’on fit une grande entreprise au dehors.

Le duché de Mantoue étant échu par succession au duc de Nevers, la France s’y voulut établir, et l’Espagne assembla une armée, pour l’en empêcher. L’Empereur, sous prétexte de ses droits, mais en effet pour servir l’Espagne, fit passer des troupes en Italie ; et le duc de Savoie, qui étoit entré dans les intérêts de la maison d’Autriche, nous devoit arrêter, au passage des montagnes, pour donner loisir aux Espagnols et aux Allemands d’exécuter leurs desseins. Tant d’oppositions furent inutiles : le Pas-de-Suse fut forcé, l’armée de l’Empereur se perdit, Spinola mourut de regret de n’avoir pas pris Casal, et le duc de Nevers reconnu duc de Mantoue demeura paisible possesseur de son État.

Tandis que l’armée de l’Empereur se ruinoit en Italie, on fit entrer le roi de Suède en Allemagne, où il gagna des batailles, prit des villes, étendit ses conquêtes depuis la mer Baltique jusqu’au Rhin : il devenoit trop puissant pour nous, lorsqu’il fut tué ; sa mort laissa les Suédois trop foibles, pour nos intérêts. Ce fut là le chef-d’œuvre du ministère du cardinal de Richelieu. Il retint des troupes qui vouloient repasser en Suède ; il fortifia les bonnes intentions d’une jeune reine mal établie, et s’assura si bien du général Banier, que la guerrre se fit sous le nouveau règne, avec la même vigueur qu’elle s’étoit faite sous ce grand roi. Quand le duc de Weimar, et le maréchal de Horn, eurent perdu la bataille de Nordlingue, le cardinal de Richelieu redoubla les secours, fit passer de grandes armées en Allemagne, arrêta le progrès des impériaux, et donna moyen aux Suédois de rétablir leurs affaires, dans l’Empire.

Voilà ce qu’a fait le cardinal de Richelieu, comme grand, comme magnanime, comme sage, comme ferme. Voyons ce qu’il a fait, par son esprit vaste.

La prison de l’électeur de Trêves nous fournit le sujet, ou le prétexte, de déclarer la guerre aux Espagnols ; et ce dessein étoit digne de la grande âme du cardinal de Richelieu : mais cet esprit vaste qu’on lui a donné, se perdit dans l’étendue de ses projets. Il prit de si fausses mesures pour le dehors, et donna un si méchant ordre au dedans, que nos affaires vraisemblablement en devoient être ruinées. Le cardinal se mit en tête le dessein le plus chimérique que l’on ait jamais vu ; c’étoit d’attaquer la Flandre par derrière, et lui ôter toute la communication qu’elle pouvoit avoir avec l’Allemagne, par le moyen de la Meuse.

Il s’imagina qu’il prendroit Bruxelles, et feroit tomber les Pays-Bas en même temps. Pour cet effet, il envoya une armée de trente-cinq mille hommes joindre celle du prince d’Orange, dans le Brabant. Mais au lieu d’enfermer la Flandre entre la Meuse et la Somme, il enferma notre armée entre les places de la Flandre et celles de la Meuse ; en sorte qu’il ne venoit ni vivres, ni munitions, dans notre camp ; et sans exagération, la misère y fut si grande, qu’après avoir levé le siége de Louvain, soutenu par de simples écoliers, les officiers et les soldats revinrent en France, non pas en corps comme des troupes, mais séparés, et demandant par aumône leur subsistance, comme des pèlerins. Voici ce que produisit l’esprit vaste du cardinal, par le projet chimérique de la jonction de deux armées.

La seconde campagne, ce même esprit dissipé en ses idées, prit moins de mesures encore. Les ennemis forcèrent M. le comte de Soissons, qui défendoit le passage de Bray, avec un corps peu considérable. La Somme passée, ils se rendirent maîtres de la campagne, prirent nos villes, qu’ils trouvèrent dépourvues de toutes choses ; portèrent la désolation jusqu’à Compiègne, et la frayeur jusque dans Paris. Belle louange pour le cardinal de Richelieu, d’avoir été vaste dans ses projets !

Cette même qualité, que Messieurs de l’Académie font tant valoir, ne lui fit pas faire moins de fautes à la campagne d’Aire. Il entreprit un grand siége en Flandre, au même temps que Monsieur le comte entroit en Champagne, avec une armée. À peine eûmes-nous pris Aire, que le maréchal de La Meilleraye fut poussé, et la ville assiégée par les ennemis. Que si Monsieur le comte n’eût pas été tué, après avoir gagné la bataille de Sedan14, on pouvoit s’attendre au plus grand désordre du monde, dans la disposition où étoient les esprits.

Si Messieurs de l’Académie avoient connu particulièrement M. de Turenne, ils auraient pu voir que l’esprit vaste du cardinal de Richelieu n’avoit aucune recommandation auprès de lui. Ce grand général admiroit cent qualités de ce grand ministre ; mais il ne pouvait souffrir le vaste dont il est loué. C’est ce qui lui a fait dire que le cardinal Mazarin étoit plus sage que le cardinal de Richelieu ; que les desseins du cardinal Mazarin étoient justes et réguliers ; ceux du cardinal de Richelieu plus grands et moins concertés, pour venir d’une imagination qui avait trop d’étendue.

Voilà, messieurs, une partie des raisons que j’avois à vous dire, contre le Vaste. Si je ne me suis pas soumis au jugement que vous avez donné, en faveur de Mme Mazarin, c’est que j’ai trouvé, dans vos écrits, une censure du Vaste, beaucoup plus forte que celle qu’on verra dans ce discours. En effet, messieurs, vous avez donné des bornes si justes à vos esprits, que vous semblez condamner vous-mêmes le mot que vous défendez15.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Voy. dans l’introduction quelle fut l’occasion qui donna sujet à Saint-Évremond d’écrire cette dissertation. La Duchesse avoit dit, en louant Richelieu : qu’il avoit l’esprit vaste. Saint-Évremond prétendit que l’expression n’étoit pas juste, et la discussion s’animant, on convint de s’en rapporter à l’Académie françoise, qui consultée par l’abbé de Saint-Réal, décida que la critique de Saint-Évremond n’étoit pas fondée. Ce dernier répondit par la Dissertation que voici.

2. Pétrone, Satyr., cap. 118.

3. Nervèze a publié un volume d’Épitres morales pleines de phœbus et de galimatias, et des romans qui, malgré leur mauvais goût, eurent une certaine faveur, sous la régence d’Anne d’Autriche ; on disoit : Parler Nervèze. Voy. Tallemant, tom. I, pag. 207 et 209, édit. de P. Paris ; et tome IV, pag. 321 et 325.

4. Expressions de Coëffeteau.

5. Célèbre prédicateur, du temps de Richelieu, et de la Fronde ; très-dévoué à Mazarin ; mort en 1670, évêque de Nîmes.

6. Virg. Æneid., Lib. III, v. 647-648 et 656-57.

7. Cicéron, in Somn. Scip. §6 ; De Oratore, Lib. I, §25.

8. De Divin. Lib. I, §24.

9. Rhetor. ad Herenn. Lib. IV, §12.

10. Dans Patru.

11. Salluste, Catil., § V.

12. C’étoit une espèce de règlement, que Charles-Quint fit, en 1548, sur les articles de foi qu’il vouloit qu’on crût généralement, en Allemagne, en attendant qu’un Concile en eût décidé. (Des Maizeaux.) Voy. J. Sleidan, de Statu religionis, etc., édit. de Francfort, 1785-86, 3 vol in-8º.

13. Denis-Simon de Marquemont, archevêque de Lyon, alors ambassadeur de France auprès du pape ; élevé au cardinalat, l’année même où il est mort, à Rome, en 1626, à l’âge de 54 ans.

14. Louis de Bourbon, comte de Soissons, tué, en 1641, à la bataille de la Marfée, près Sedan, où il commandoit les Espagnols, dans le parti desquels il venoit de passer.

15. Dans un ancien manuscrit de M. Saint-Évremond, au lieu de cette dernière période : En effet, messieurs, vous avez donné des bornes si justes à vos esprits, etc. ; on trouve quelques traits fort vifs, contre Messieurs de l’Académie françoise, que M. de Saint-Évremond jugea à propos de supprimer, lorsqu’il communiqua cette pièce à ses amis. Cependant j’ai cru que le lecteur ne seroit pas fâché de voir ce morceau. Le voici :

« En effet, messieurs, travailleriez-vous, depuis quarante ans, à retrancher huit ou dix mots de notre langue, sans la juste aversion que vous avez conçue, contre l’esprit vaste ?

« Ceux qui ont eu le plus de réputation, parmi vous, ont vieilli sur des traductions : faisant métier proprement d’assujettir leur sens à celui des autres. Y a-t-il rien de si opposé à l’esprit vaste ?

« Si vous laissiez agir votre génie, dans toute son étendue, vous pourriez faire des historiens dignes de la grandeur de notre État. Cependant, messieurs, vous vous contentez d’écrire quelque relation polie, ou quelque petite Nouvelle galante. N’est-ce pas prendre toutes les précautions possibles contre le vaste ?

« Quelques-uns imitent Horace servilement ; quelques autres veulent accommoder les ouvrages des Grecs et des Latins à notre goût, et personne n’oseroit s’abandonner à son imagination. Tant on a peur de ce vaste, où la justesse de vos règles seroit mal gardée !

« Je ne m’alarme donc point, messieurs, du jugement que vous venez de donner. Ce que vous écrivez dément ce que vous dites. Vos ouvrages, monuments éternels de votre haine contre le vaste, ruinent votre décision.

« Dans la vérité, messieurs, tout ce que vous faites est si judicieusement borné, qu’un homme de bon sens ne vous accusera jamais d’avoir donné une approbation sincère à l’esprit vaste.

« Si quelqu’un a pu le faire avec fondement, ç’a été M. Patru ; lui, qui sur les plus petits sujets du monde, sur des sujets de gradués, de curés, de religieuses, et autres matières plus sèches et plus stériles encore, a fait voir une étendue d’esprit qu’on pourroit nommer vaste, si elle n’étoit pas trop sagement réglée. Jamais homme n’a mieux employé sa raison que lui ; et jamais auteurs ne se sont si bien servis de celle des anciens, que M. Racine et M. Despréaux ont su faire. » (Des Maizeaux.)