Dissertation sur les changements du globe/Édition Garnier

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 23 (p. 219-230).


DISSERTATION

envoyée par l’auteur, en italien, à l’académie de Bologne
et traduite par lui-même en français[1]

SUR LES CHANGEMENTS ARRIVÉS DANS NOTRE GLOBE

ET SUR LES PÉTRIFICATIONS
qu’on prétend en être encore les témoignages[2].

(1746)



AVERTISSEMENT

DES ÉDITEURS DE L’ÉDITION DE KEHL.

La dissertation sur les changements arrivés dans le globe parut sans nom d’auteur, et l’on ignora longtemps qu’elle fût de Voltaire. Buffon ne le savait pas lorsqu’il en parla dans le premier volume de l’Histoire naturelle avec peu de ménagement. Voltaire, que les injures des naturalistes ne ramenèrent point, persista dans son opinion. Au reste, il ne faut pas croire que les vérités d’histoire naturelle, que Voltaire a combattues dans cet ouvrage, fussent aussi bien prouvées dans le temps où il s’occupait de ces objets qu’elles l’ont été de nos jours.

On donnait gravement les coquilles fossiles pour des preuves des médailles du déluge de Noé ; ceux qui étaient moins théologiens les faisaient servir de base à des systèmes dénués de probabilité, contredits par les faits, ou contraires aux lois de la mécanique. Depuis et avant Thalès on a expliqué de mille façons différentes la formation d’un univers dont on connaît à peine une petite partie.

Bacon, Newton, Galilée, Boyle, qui nous ont guéris de la fureur des systèmes en physique, ne l’ont point diminuée en histoire naturelle. Les hommes renonceront diflicilement au plaisir de créer un monde. Il suffit d’avoir de l’imagination et une connaissance vague des phénomènes que l’on veut expliquer ; on est dispensé de ces travaux minutieux et pénibles qu’exigent les observations, de ces longs calculs, de ces méditations profondes que demandent les recherches mathématiques. On bannit ces restrictions, ces petits doutes qui importunent, qui gâtent la rondeur des phrases les mieux arrangées ; et, si le système réussit, si l’on en impose à la multitude, si l’on a le bonheur de n’être qu’oublié des hommes vraiment éclairés, on a pris encore un bon parti pour sa gloire. Newton survécut près de quarante ans à la publication du livre des Principes, et Newton mourant ne comptait pas vingt disciples hors de l’Angleterre : il n’était pour le reste de l’Europe qu’un grand géomètre. Un système absurbe, mais imposant, a presque autant de partisans que de lecteurs. Les gens oisifs aiment à croire, à saisir des résultats bien prononcés ; le doute, les restrictions, les fatiguent ; l’étude les dégoûte. Quoi ! il faudra plusieurs années d’un travail assidu pour se mettre en état de comprendre deux cents pages d’algèbre qui apprendront seulement comment l’axe de la terre se meut dans les cieux ; tandis qu’en cent cinquante pages bien commodes à lire on peut savoir, sans la moindre peine, quand et comment la terre, les planètes, les comètes, etc., etc., ont été formées !

Voltaire attaqua la manie des systèmes, et c’est un service important qu’il a rendu aux sciences. Cet esprit de système nuit à leurs progrès, en présentant à la jeunesse des routes fausses où elle s’égare, en enlevant aux vrais savants une partie de la gloire qui doit être réservée aux travaux utiles et solides. Prétendre qu’il a répandu le goût des sciences, c’est dire que la Princesse de Clèves, et les Anecdotes de la cour de Philippe-Auguste, ont encouragé l’étude de l’histoire ; c’est confondre la connaissance des sciences avec l’habitude de prononcer des mots scientifiques, l’amour de la vérité avec la passion des fables, et le goût de l’instruction avec la vanité de paraître instruit. Cette manie des systèmes nuit enfin aux progrès de la raison en général, qu’elle corrompt, en apprenant aux hommes à se contenter de mots, à prendre des hypothèses pour des découvertes, des phrases pour des preuves, et des rêves pour des vérités.

Les ouvrages où Voltaire s’éleva contre cette philosophie sont donc utiles, malgré quelques erreurs : car les erreurs particulières sont peu dangereuses, et ce sont seulement les fausses méthodes qui sont funestes.




Il y a des erreurs qui ne sont que pour le peuple ; il y en a qui ne sont que pour les philosophes. Peut-être en est-ce une de ce genre que l’idée où sont tant de physiciens qu’on voit par toute la terre des témoignages d’un bouleversement général. On a trouvé dans les montagnes de la liesse une pierre qui paraissait porter l’empreinte d’un turbot, et sur les Alpes un brochet pétrifié : on en conclut que la mer et les rivières ont coulé tour à tour sur les montagnes. Il était plus naturel de soupçonner que ces poissons, apportés par un voyageur, s’étant gâtés, furent jetés, et se pétrifièrent dans la suite des temps ; mais cette idée était trop simple et trop peu systématique. On dit qu’on a découvert une ancre de vaisseau sur une montagne de la Suisse : on ne fait pas réflexion qu’on y a souvent transporté à bras de grands fardeaux, et surtout du canon ; qu’on s’est pu servir d’une ancre pour arrêter les fardeaux à quelque fente de rocher ; qu’il est très-vraisemblable qu’on aura pris cette ancre dans les petits ports du lac de Genève ; que peut-être enfin l’histoire de l’ancre est fabuleuse ; et on aime mieux affirmer que c’est l’ancre d’un vaisseau qui fut amarré en Suisse avant le déluge.

La langue d’un chien marin a quelque rapport avec une pierre qu’on nomme glossopètre : c’en est assez pour que les physiciens aient assuré que ces pierres sont autant de langues que les chiens marins laissèrent dans les Apennins du temps de Noé ; que n’ont-ils dit aussi que les coquilles que l’on appelle conques de Vénus sont en effet la chose même dont elles portent le nom ! Les reptiles forment presque toujours une spirale, lorsqu’ils ne sont pas en mouvement ; et il n’est pas surprenant que, quand ils se pétrifient, la pierre prenne la figure informe d’une volute. Il est encore plus naturel qu’il y ait des pierres formées d’elles-mêmes en spirales : les Alpes, les Vosges, en sont pleines. Il a plu aux naturalistes d’appeler ces pierres des cornes d’Ammon. On veut y reconnaître le poisson qu’on nomme nautilus, qu’on n’a jamais vu, et qui était produit, dit-on, dans les mers des Indes. Sans trop examiner si ce poisson pétrifié est un nautilus ou une anguille, on conclut que la mer des Indes a inondé longtemps les montagnes de l’Europe.

On a vu aussi dans des provinces d’Italie, de France, etc., de petits coquillages qu’on assure être originaires de la mer de Syrie. Je ne veux pas contester leur origine ; mais ne pourrait-on pas se souvenir que cette foule innombrable de pèlerins et de croisés, qui porta son argent dans la Terre Sainte, en rapporta des coquilles ? Et aimera-t-on mieux croire que la mer de Joppé et de Sidon est venue couvrir la Bourgogne et le Milanais ?

On pourrait encore se dispenser de croire l’une et l’autre de ces hypothèses, et penser, avec beaucoup de physiciens, que ces coquilles, qu’on croit venues de si loin, sont des fossiles que produit notre terre. On pourrait encore, avec bien plus de vraisemblance, conjecturer qu’il y a eu autrefois des lacs dans les endroits où l’on voit aujourd’hui des coquilles ; mais quelque opinion ou quelque erreur qu’on embrasse, ces coquilles prouvent-elles que tout l’univers a été bouleversé de fond en comble ?

Les montagnes vers Calais et vers Douvres sont des rochers de craie : donc autrefois ces montagnes n’étaient point séparées par les eaux. Cela peut être, mais cela n’est pas prouvé. Le terrain vers Gibraltar et vers Tanger est à peu près de la même nature : donc l’Afrique et l’Europe se touchaient, et il n’y avait point de mer Méditerranée. Les Pyrénées, les Alpes, l’Apennin, ont paru à plusieurs philosophes des débris d’un monde qui a changé plusieurs fois de forme ; cette opinion a été longtemps soutenue par toute l’école de Pythagore, et par plusieurs autres ; elles affirmaient que toute la terre habitable avait été mer autrefois, et que la mer avait longtemps été terre.

On sait qu’Ovide[3] ne fait que rapporter le sentiment des physiciens de l’Orient quand il met dans la bouche de Pythagore ces vers latins doit voici le sens :

Le Temps, qui donne à tout le mouvement et l’être[4],
Produit, accroît, détruit, fait mourir, fait renaître,
Change tout dans les cieux, sur la terre, et dans l’air :
L’âge d’or à son tour suivra l’âge de fer.
Flore embellit des champs l’aridité sauvage.
La mer change son lit, son flux, et son rivage.
Le limon qui nous porte est né du sein des eaux.
Le Caucase est semé du débris des vaisseaux.
La main lente du Temple aplanit les montagnes ;
Il creuse les vallons, il étend les campagnes ;
Tandis que l’Éternel, le souverain des temps,
Est seul inébranlable en ces grands changements.

Voilà quelle était l’opinion des Indiens, et de Pythagore, et ce n’est pas lui faire tort de la rapporter en vers. Cette opinion a été plus que jamais accréditée par l’inspection de ces lits de coquillages qu’on trouve amoncelés par couches dans la Calabre, en Touraine, et ailleurs, dans des terrains placés à une assez grande distance de la mer. Il y a en effet très-grande apparence qu’ils y ont été déposés dans une longue suite de siècles.

La mer, qui s’est retirée à quelques lieues de ses anciens rivages, a regagné peu à peu sur quelques autres terrains. De cette perte presque insensible, on s’est cru en droit de conclure qu’elle a longtemps couvert le reste du globe. Fréjus, Narbonne, Ferrare, etc., ne sont plus des ports de mer ; la moitié du petit pays de l’Ost-Frise a été submergée par l’océan : donc autrefois les baleines ont nagé pendant des siècles sur le mont Taurus et sur les Alpes, et le fond de la mer a été peuplé d’hommes.

Ce système des révolutions physiques de ce monde a été fortifié dans l’esprit de quelques philosophes par la découverte du chevalier de Louville. On sait que cet astronome, en 1714, alla exprès à Marseille pour observer si l’obliquité de l’écliptique était encore telle qu’elle y avait été fixée par Pytheas, environ 2,000 ans auparavant ; il la trouva moindre de vingt minutes, c’est-à-dire qu’en 2,000 ans l’écliptique, selon lui, s’était approchée de l’équateur d’un tiers de degré ; ce qui prouve qu’en 6,000 ans elle s’approcherait d’un degré entier.

Cela supposé, il est évident que la terre, outre les mouvements qu’on lui connaît, en aurait encore un qui la ferait tourner sur elle-même d’un pôle à l’autre. Il se trouverait que, dans 23,000 ans, le soleil serait pour la terre très-longtemps dans l’équateur, et que dans une période d’environ deux millions d’années tous les climats du monde auraient été tour à tour sous la zone torride et sous la zone glaciale. Pourquoi, disait-on, s’effrayer d’une période de deux millions d’années ? Il y en a probablement de plus longues entre les positions réciproques des astres. Nous connaissons déjà un mouvement à la terre, lequel s’accomplit en plus de 25,000 ans : c’est la précession des équinoxes. Des révolutions de mille millions d’années sont infiniment moindres aux yeux de l’Architecte éternel de l’univers que n’est pour nous celle d’une roue qui achève son tour en un clin d’œil. Cette nouvelle période, imaginée par le chevalier de Louville, soutenue et corrigée par plusieurs astronomes, fit rechercher les anciennes observations de Babylone, transmises aux Grecs par Alexandre, et conservées à la postérité par Ptolémée dans son Almageste[5].

Les Babyloniens prétendaient, au temps d’Alexandre, avoir des observations astronomiques de 400,300 années. On tâcha de concilier ces calculs des Babyloniens avec l’hypothèse de la révolution de deux millions d’années. Enfin quelques philosophes conclurent que chaque climat ayant été à son tour tantôt pôle, tantôt ligne équinoxiale, toutes les mers avaient changé de place.

L’extraordinaire, le vaste, les grandes mutations, sont des objets qui plaisent quelquefois à l’imagination des plus sages. Les philosophes veulent de grands changements dans la scène du monde, comme le peuple en veut aux spectacles. Du point de notre existence et de notre durée notre imagination s’élance dans des milliers de siècles, pour voir avec plaisir le Canada sous l’équateur, et la mer de la Nouvelle-Zemble sur le mont Atlas.

Un auteur qui s’est rendu plus célèbre qu’utile par sa théorie de la terre[6] a prétendu que le déluge bouleversa tout notre globe, forma des débris du monde les rochers et les montagnes, et mit tout dans une confusion irréparable ; il ne voit dans l’univers que des ruines. L’auteur d’une autre théorie[7], non moins célèbre, n’y voit que de l’arrangement, et il assure que sans le déluge cette harmonie ne subsisterait pas ; tous deux n’admettent les montagnes que comme une suite de l’inondation universelle.

Burnet, en son cinquième chapitre, assure que la terre avant le déluge était unie, régulière, uniforme, sans montagnes, sans vallées, et sans mers ; le déluge fit tout cela, selon lui : et voilà pourquoi on trouve des cornes d’Ammon dans l’Apennin.

Woodward veut bien avouer qu’il y avait des montagnes ; mais il est persuadé que le déluge vint à bout de les dissoudre avec tous les métaux, qu’il s’en forma d’autres, et que c’est dans cette nouvelle terre qu’on trouve ces cailloux autrefois amollis par les eaux, et remplis aujourd’hui d’animaux pétrifiés. Woodward aurait pu à la vérité s’apercevoir que le marbre, le caillou, etc., ne se dissolvent point dans l’eau, et que les écueils de la mer sont encore fort durs. N’importe ; il fallait pour son système que l’eau eût dissous, en cent cinquante jours, toutes les pierres et tous les minéraux de l’univers, pour y loger des huîtres et des pétoncles.

Il faudrait plus de temps que le déluge n’a duré pour lire tous les auteurs qui en ont fait de beaux systèmes ; chacun d’eux détruit et renouvelle la terre à sa mode, ainsi que Descartes l’a formée : car la plupart des philosophes se sont mis sans façon à la place de Dieu ; ils pensent créer un univers avec la parole.

Mon dessein n’est pas de les imiter, et je n’ai point du tout l’espérance de découvrir les moyens dont Dieu s’est servi pour former le monde, pour le noyer, pour le conserver ; je m’en tiens à la parole de l’Écriture, sans prétendre l’expliquer, et sans oser admettre ce qu’elle ne dit point : qu’il me soit permis d’examiner seulement, selon les règles de la probabilité, si ce globe a été et doit être un jour si absolument différent de ce qu’il est ; il ne s’agit ici que d’avoir des yeux.

J’examine d’abord ces montagnes que le docteur Burnet et tant d’autres regardent comme les ruines d’un ancien monde dispersé çà et là, sans ordre, sans dessein, semblable aux débris d’une ville que le canon a foudroyée ; je les vois au contraire arrangées avec un ordre infini d’un bout de l’univers à l’autre. C’est en effet une chaîne de hauts aqueducs continuels, qui, en s’ouvrant en plusieurs endroits, laissent aux fleuves et aux bras de mer l’espace dont ils ont besoin pour humecter la terre.

Du cap de Bonne-Espérance naît une suite de rochers qui s’abaissent pour laisser passer le Niger et le Zaïr, et qui se relèvent ensuite sous le nom du mont Atlas, tandis que le Nil coule d’une autre branche de ces montagnes. Un bras de mer étroit sépare l’Atlas du promontoire de Gibraltar, qui se rejoint à la Sierra-Morena ; celle-ci touche aux Pyrénées ; les Pyrénées, aux Cévennes ; les Cévennes, aux Alpes ; les Alpes, à l’Apennin, qui ne finit qu’au bout du royaume de Naples ; vis-à-vis sont les montagnes d’Épire et de la Thessalie. À peine avez-vous passé le détroit de Gallipoli que vous trouvez le mont Taurus, dont les branches, sous le nom de Caucase, de l’Immaüs, etc., s’étendent aux extrémités du globe : c’est ainsi que la terre est couronnée en tout sens de ces réservoirs d’eau, d’où partent sans exception toutes les rivières qui l’arrosent et qui la fécondent ; et il n’y a aucun rivage à qui la mer fournisse un seul ruisseau de son eau salée.

Burnet fit graver une carte de la terre divisée en montagnes au lieu de provinces : il s’efforce, par cette représentation et par ses paroles, de mettre sous les yeux l’image du plus horrible désordre ; mais de ses propres paroles, comme de sa carte, on ne peut conclure qu’harmonie et utilité. « Les Andes, dit-il, dans l’Amérique, ont mille lieues de long ; le Taurus divise l’Asie en deux parties, etc. Un homme qui pourrait embrasser tout cela d’un coup d’œil verrait que le globe de la terre est plus informe encore qu’on ne l’imagine. » Il paraît tout au contraire qu’un homme raisonnable qui verrait d’un coup d’œil l’un et l’autre hémisphère traversés par une suite de montagnes qui servent de réservoirs aux pluies et de sources aux fleuves ne pourrait s’empêcher de reconnaître dans cette prétendue confusion toute la sagesse et la bienfaisance de Dieu même.

Il n’y a pas un seul climat sur la terre sans montagnes et sans rivière qui en sorte. Cette chaîne de rochers est une pièce essentielle à la machine du monde. Sans elle, les animaux terrestres ne pourraient vivre : car point de vie sans eau. L’eau est élevée des mers, et purifiée par l’évaporation continuelle ; les vents la portent sur les sommets des rochers, d’où elle se précipite en rivières ; et il est prouvé que cette évaporation est assez grande pour qu’elle suffise à former les fleuves et à répandre les pluies.

L’autre opinion, qui prétend que dans la période de deux millions d’années l’axe de la terre, se relevant continuellement et tournant sur lui-même, a forcé l’océan de changer son lit ; cette opinion, dis-je, n’est pas moins contraire à la physique. Un mouvement qui relève l’axe de la terre de dix minutes en mille ans ne paraît pas assez violent pour fracasser le globe ; ce mouvement, s’il existait, laisserait assurément les montagnes à leurs places ; et franchement il n’y a pas d’apparence que les Alpes et le Caucase aient été portées où elles sont, ni petit à petit, ni tout à coup, des côtes de la Cafrerie.

L’inspection seule de l’océan sert, autant que celle des montagnes, à détruire ce système. Le lit de l’océan est creusé ; plus ce vaste bassin s’éloigne des côtes, plus il est profond. Il n’y a pas un rocher en pleine mer, si vous en exceptez quelques îles. Or, s’il avait été un temps où l’océan eût été sur nos montagnes ; si les hommes et les animaux eussent alors vécu dans ce fond qui sert de base à la mer, eussent-ils pu subsister ? De quelles montagnes alors auraient-ils reçu des rivières ? Il eût fallu un globe d’une nature toute différente. Et comment ce globe eût-il tourné alors sur lui-même, ayant une moitié creuse et une autre moitié élevée, surchargée encore de tout l’océan ? Comment cet océan se fût-il tenu sur les montagnes sans couler dans ce lit immense que la nature lui a creusé ? Les philosophes qui font un monde ne font guère qu’un monde ridicule.

Je suppose un moment, avec ceux qui admettent la période de deux millions d’années, que nous sommes parvenus au point où l’écliptique coïncidera avec l’équateur : le climat de l’Italie, de la France et de l’Allemagne, sera changé ; mais il ne faut pas s’imaginer qu’alors, ni dans aucun temps, l’océan pût changer de place : ce mouvement de la terre ne peut s’opposer aux lois de la pesanteur ; en quelque sens que notre globe soit tourné, tout pressera également le centre. La mécanique universelle est toujours la même.

Il n’y a donc aucun système qui puisse donner la moindre vraisemblance à cette idée si généralement répandue que notre globe a changé de face[8], que l’océan a été très-longtemps sur la terre habitée, et que les hommes ont vécu autrefois où sont aujourd’hui les marsouins et les baleines. Rien de ce qui végète et de ce qui est animé n’a changé ; toutes les espèces sont demeurées invariablement les mêmes ; il serait bien étrange que la graine de millet conservât éternellement sa nature, et que le globe entier variât la sienne.

Ce qu’on dit de l’océan, il faut le dire de la Méditerranée, et du grand lac qu’on appelle mer Caspienne. Si ces lacs n’ont pas toujours été où ils sont, il faut absolument que la nature de ce globe ait été tout autre qu’elle n’est aujourd’hui.

Une foule d’auteurs a écrit qu’un tremblement de terre ayant englouti un jour les montagnes qui joignaient l’Afrique et l’Europe, l’océan se fit un passage entre Calpé et Abyla, et alla former la Méditerranée, qui finit à cinq cents lieues de là, aux Palus-Méotides : c’est-à-dire que cinq cents lieues de pays se creusèrent tout d’un coup pour recevoir l’océan. On remarque encore que la mer n’a point de fond vis-à-vis Gibraltar, et qu’ainsi l’aventure de la montagne est encore plus merveilleuse.

Si on voulait bien seulement faire attention à tous les fleuves de l’Europe et de l’Asie qui tombent dans la Méditerranée, on verrait qu’il faut nécessairement qu’ils y forment un grand lac. Le Tanaïs, le Borysthène, le Danube, le Pô, le Rhône, etc., ne pouvaient avoir d’embouchure dans l’océan, à moins qu’on ne se donnât encore le plaisir d’imaginer un temps où le Tanaïs et le Borysthène venaient par les Pyrénées se rendre en Biscaye.

Les philosophes disaient qu’il fallait bien cependant que la Méditerranée eût été produite par quelque accident. On demandait encore ce que devenaient les eaux de tant de fleuves reçus continuellement dans son sein ; que faire des eaux de la mer Caspienne ? On imaginait un vaste souterrain formé dans le bouleversement qui donna naissance à ces mers ; on disait que ces mers communiquaient entre elles et avec l’océan par ce gouffre supposé ; on assurait même que les poissons qu’on avait jetés dans la mer Caspienne, avec un anneau au museau, avaient été repêchés dans la Méditerranée. C’est ainsi qu’on a traité longtemps l’histoire et la philosophie ; mais depuis qu’on a substitué la véritable histoire à la fable, et la véritable physique aux systèmes, on ne doit plus croire de pareils contes. Il est assez prouvé que l’évaporation seule suffit à expliquer comment ces mers ne se débordent pas[9] : elles n’ont pas besoin de donner leurs eaux à l’océan, et il est bien vraisemblable que la mer Méditerranée a été toujours à sa place, et que la constitution fondamentale de cet univers n’a point changé.

Je sais bien qu’il se trouvera toujours des gens sur l’esprit desquels un brochet pétrifié sur le mont Cenis, et un turbot trouvé dans le pays de Hesse, auront plus de pouvoir que tous les raisonnements de la saine physique ; ils se plairont toujours à imaginer que la cime des montagnes a été autrefois le lit d’une rivière ou de l’océan, quoique la chose paraisse incompatible ; et d’autres penseront, en voyant de prétendues coquilles de Syrie en Allemagne, que la mer de Syrie est venue à Francfort. Le goût du merveilleux enfante les systèmes ; mais la nature paraît se plaire dans l’uniformité et dans la constance autant que notre imagination aime les grands changements ; et, comme dit le grand Newton, natura est sibi consona. L’Écriture nous dit qu’il y a eu un déluge, mais il n’en est resté (ce semble) d’autre monument sur la terre que la mémoire d’un prodige terrible qui nous avertit en vain d’être justes.

Digression sur la manière dont notre globe a pu être inondé[10].

Quand je dis que le déluge universel, qui éleva les eaux quinze coudées au-dessus des plus hautes montagnes, est un miracle inexécutable par les lois de la nature que nous connaissons, je ne dis rien que de très-véritable. Ceux qui ont voulu trouver des raisons physiques de ce prodige singulier n’ont pas été plus heureux que ceux qui voudraient expliquer par les lois de la mécanique comment quatre mille personnes furent nourries avec cinq pains et trois poissons. La physique n’a rien de commun avec les miracles ; la religion ordonne de les croire, et la raison défend de les expliquer.

Quelques-uns ont imaginé que les nuages seuls peuvent suffire à inonder la terre ; mais ces nuages ne sont que les eaux de la mer même, élevées continuellement de sa surface, et atténuées et purifiées. Plus l’air en est chargé, plus les eaux de notre globe en ont perdu. Ainsi la même quantité d’eau subsiste toujours. Si les nuages se fondent également sur tout le globe, il n’y a pas un pouce de terre inondé ; s’ils sont amoncelés par le vent dans un climat, et qu’ils retombent sur une lieue carrée de terrain aux dépens des autres terres qui restent sans pluie, il n’y a que cette lieue carrée de submergée.

D’autres ont fait sortir tout l’océan de son lit, et l’ont envoyé couvrir toute la terre. On compte aujourd’hui que la mer, en prenant ensemble les fonds qu’on a sondés et ceux qui sont inaccessibles à la sonde, peut avoir environ 1,000 pieds de profondeur. Elle n’a que 50 pieds en beaucoup d’endroits, et sur les côtes bien moins. En supposant partout sa profondeur de 1,000 pieds, on ne s’éloigne pas beaucoup de la vérité.

Or les montagnes vers Quito s’élèvent au-dessus du niveau de la mer de plus de 10,000 pieds. Il aurait donc fallu dix océans l’un sur l’autre, élevés sur la moitié aqueuse du globe, et dix autres océans sur l’autre moitié ; et, comme la sphère aurait alors plus de circonférence, il faudrait encore quatre océans pour en couvrir la surface agrandie : ainsi il faudrait nécessairement vingt-quatre océans au moins pour inonder le sommet des montagnes de Quito ; et quand il n’en faudrait que quatre, comme le prétend le docteur Burnet, un physicien serait encore bien embarrassé avec ces quatre océans. Qui croirait que Burnet imagine de les faire bouillir pour en augmenter le volume ? Mais l’eau en bouillant ne se gonfle jamais un quart seulement au delà de son volume ordinaire. À quoi est-on réduit quand on veut approfondir ce qu’il ne faut que respecter ?


FIN DE LA DISSERTATION SUR LES CHANGEMENTS
ARRIVÉS DANS NOTRE GLOBE.


  1. On voit, par la lettre de Voltaire à G.-Fr. Muller, du 28 juin 1746, que l’auteur avait envoyé cette pièce en anglais à la Société royale de Londres, et qu’il se proposait de la traduire en latin pour l’envoyer à l’Académie de Saint-Pétersbourg. Une traduction française de la version italienne fut imprimée dans le Mercure de juillet 1746. Ce fut dans l’édition de ses Œuvres, donnée à Dresde en 1748, que Voltaire fit insérer la traduction faite par lui-même, et qui, pour la plupart des lecteurs, est préférable à l’original italien. D’ailleurs, Voltaire a fait à diverses éditions de sa traduction des additions et corrections trop peu importantes pour être signalées, mais qu’il ne fallait pas rejeter. La Digression, qui est à la suite de la Dissertation, fut imprimée en 1751. Il paraît cependant que c’est d’elle qu’il est question dans la lettre de Voltaire à Quirini, du 23 avril 1749. (B.) — Voltaire, dans ses Questions sur l’Encyclopédie, donna, en 1770, un article intitulé Changements arrivés dans le globe ; voyez tome XVIII, page 127.
  2. Cette Dissertation parut en 1749. L’histoire naturelle avait fait en France peu de progrès : l’existence des coquilles fossiles était cependant connue depuis très-longtemps ; mais il faut avouer : 1° que l’on rangeait alors au nombre des productions de la mer trouvées dans l’intérieur des terres un grand nombre de substances dont les analogues vivants sont inconnus ; 2° que l’on avait décidé un peu légèrement que les coquilles fossiles d’un pays étaient les dépouilles d’animaux placés aujourd’hui dans les mers d’une portion du globe très-éloignée ; 3° que l’on mettait au nombre des coquilles fossiles plusieurs corps dont l’origine est encore absolument incertaine ; 4° qu’on regardait comme l’ouvrage de la mer les dépôts et les vallées qui sont évidemment celui des fleuves. Depuis ce temps, des observations plus suivies ont appris que l’on doit regarder les substances calcaires répandues sur le globe, à quelque profondeur ou à quelque élévation qu’elles se trouvent, comme formées par le débris d’animaux engloutis dans les eaux ; que les empreintes, les noyaux de ces coquilles, se retrouvent dans les craies et dans les silex ; qu’un très-grand nombre de silex doit même sa forme à un corps marin détruit, et dont la substance du silex a rempli la place. Les eaux ont donc couvert successivement ou à la fois tous les terrains où se trouvent ces subtances ; mais ces terrains ne forment point tout le globe.

    Une seule mer en a-t-elle couvert à la fois presque toute la surface, et la quantité d’eau du globe est-elle diminuée par l’évaporation, par la combinaison de l’eau avec d’autres substances ? Mais, en ce cas, pourquoi une si grande partie de la surface de la terre ne porte-t-elle aucune empreinte de ce séjour des eaux, quoique inférieure à des parties où cette empreinte est marquée ? La mer couvre-t-elle successivement toutes les parties du globe ? Cela est moins probable encore : quelque changement qu’on suppose dans l’axe de la terre, on ne trouvera aucune hypothèse qui explique comment la mer a pu se trouver sur les montagnes du Pérou, où cependant l’on a trouvé des coquilles.

    Supposera-t-on que la terre a été couverte de grands lacs séparés, dont la réunion successive a formé l’océan ? Cette hypothèse n’est du moins que précaire, et M. de Voltaire paraît ici lui donner la préférence.

    Il a eu tort sans doute de s’obstiner à nier l’existence des coquilles fossiles, ou plutôt de croire qu’elles étaient en trop petit nombre dans les pays très-éloignés de la mer, ou très-élevés, pour qu’on fût obligé de recourir à d’autres explications qu’à des causes purement accidentelles ; mais il a eu raison de reléguer dans la classe des romans tous les systèmes inventés pour expliquer l’origine de ces coquilles.

    Il faut observer enfin que les glossopètres ne sont pas des langues pétrifiées, et qu’on ne sait pas encore bien précisément ce que peuvent être ni les cornes d’Ammon, ni les pierres lenticulaires que l’on a retrouvées en France ; que les fougères dont on voit les empreintes dans les ardoisières du Lyonnais, fougères qu’on a cru longtemps ne se trouver qu’en Amérique, ont été observées en France, et qu’il faudrait connaître un peu plus les pays d’où viennent les fleuves de la mer du Nord, pour deviner d’où viennent les os d’éléphants qu’on trouve sur leurs bords. (K.)

    — C’est sans doute par faute d’impression que dans les éditions de Kehl cette Dissertation est datée de 1749 ; on a vu dans la note précédente qu’elle est de 1746.

  3. Métam., XV, 259 et suiv.
  4. Voltaire a reproduit ces vers avec quelques changements dans le chapitre xvi des Singularités de la nature (voyez année 1768), et les a fait précéder des vers latins.
  5. Il est prouvé que l’obliquité de l’écliptique n’est point constante, et qu’elle éprouve une variation sensible dans l’espace d’un siècle ; mais doit-on supposer que l’écliplique ait une révolution comme celle de la précession des équinoxes, ou un simple balancement ; ou bien qu’outre ce balancement elle ait une tendance à se rapprocher du plan de Jupiter et de Saturne ? Toutes ces combinaisons sont possibles, et ni les observations ni le calcul ne peuvent nous apprendre encore laquelle mérite la préférence. Il n’en faut pas être surpris : nous n’avons d’observations exactes que depuis un siècle environ, et il n’y a qu’un peu plus de trente ans que nous savons appliquer le calcul à ces grandes questions.

    Au reste, le changement qui résulterait de cette révolution de l’écliptique affecterait surtout la température des différentes parties du globe, la durée de leurs jours, les mouvements apparents des corps célestes, etc., mais influerait très-peu sur l’équilibre des fluides placés à la surface. (K.) — Il est bien vrai que l’écliptique se déplace de 28 secondes par siècle. (D.)

  6. Buffon.
  7. Demaillet ; voyez les notes, tome XXI, pages 186 et 331.
  8. Il est incontestable que la terre a été modifiée à sa surface. Les soulèvements successifs qui ont donné naissance à beaucoup de chaînes de montagnes ont amené au dehors ces bancs de coquilles ou ces empreintes isolées qui excitent la verve de Voltaire. (D.)
  9. Cette évaporation est très-probablement la cause de ce phénomène. Si une mer intérieure ne recevait des cours d’eau qui s’y jettent une compensation à cette perte continuelle, elle se dessécherait peu à peu. Telle est la mer Morte : la salure y devient extrême, le lit se comble par les dépôts, et un jour viendra où elle sera complètement à sec. (D.)
  10. Cette Digression ne fut imprimée qu’on 1751 ; voyez la note 1 de la page 219.