Dissertations philologiques et bibliographiques/11
ANNALES
DE L’IMPRIMERIE DES ALDES ;
Par M. RENOUARD.
Je vous prie de croire que nous ne pouvons guères nous faire idée aujourd’hui de ce qu’étoit un imprimeur, dans les années qui suivirent la découverte de l’art. Pour y parvenir, il faut d’abord se représenter un homme profondément versé dans toutes les bonnes études de son temps ; nourri des langues classiques au point de se les être appropriées comme si elles lui étoient naturelles ; exercé à la lecture des manuscrits, à la comparaison des textes, au choix des variantes, à l’élaboration des scholies, aux modalités des dialectes, aux règles fondamentales et rationnelles des orthographes. Il devra réunir à des notions étendues sur les sciences de l’antiquité, sur les arts, sur les monuments, sur l’histoire, ce tact exquis et rare qui discerne le cachet d’un écrivain original dans une leçon sincère, à des formes de style, à des tours de phrase, à des habitudes d’élocution, à des qualités, à des défauts insaisissables pour le vulgaire. Il sera obligé de voyager de Codex en Codex, de bibliothèque en bibliothèque, de pays en pays, pour collationner un passage douteux, pour éclaircir une difficulté, pour vérifier une conjecture ; et comme aucune capacité humaine ne peut embrasser les spécialités innombrables qui se rattachent à son industrie, il appellera Badius de la Flandre, Érasme de la Hollande, Chalcondyle de la Grèce ; il s’environnera de toutes les célébrités contemporaines pour concourir à des travaux qui lui assurent l’immortalité. Ce n’est pas tout. Riche des trésors du passé, il leur devra une consécration digne d’eux dans les œuvres de l’art miraculeux qu’il pratique, et son but n’est atteint qu’à moitié, si le volume sorti de ses presses, ne va pas frapper l’avenir d’étonnement et d’admiration. Pour réussir dans ce projet glorieux, il choisira parmi les écritures antiques celle dont le caractère, tracé avec amour par le pinceau du calligraphe, joint au plus haut degré l’élégance et la netteté ; il en fixera la figure, il en assortira les proportions, et il confiera la gravure de ses poinçons précieux à l’habile burin d’un Nicolas Jenson, d’un François de Bologne ou d’un Claude Garamond. Ces beaux types, relevés par l’éclat d’une encre pure, brillante, indélébile, charmeront, dans dix siècles encore, les regards de nos descendants, grâce au papier souple, élastique, retentissant, presque inaltérable qui en a reçu l’empreinte, sous un tirage dont l’harmonieuse régularité feroit croire que toutes les feuilles, frappées du même coup de barre, ont passé à la fois de la planche au séchoir. Tant de soins, de travaux et de frais aboutissoient rarement à la fortune ; car ces dispendieux chefs-d’œuvre de typographie, consacrés à l’utilité publique par le plus noble désintéressement, ne rendoient au docte artisan que de modiques bénéfices ; mais qu’importoient les douceurs d’une fortune oisive et stérile à qui savoit vivre honorablement de son labeur, et en léguer l’amour à ses enfants comme le plus fructueux des héritages ? L’imprimeur n’avoit point alors en vue pour son fils les hautes fonctions de la finance, de la magistrature ou du gouvernement. Il lui laissoit en apanage, ses presses et son insigne, son savoir et sa renommée ; et telle étoit la dignité de sa profession qu’un prénom illustré se transmettoit d’âge en âge dans sa famille, sous un chiffre d’ordre, à la manière des dynasties princières. Les souverains eux-mêmes relevoient de leurs protections et de leurs faveurs les privilèges d’un art sublime. Sixte IV avoit décerné à Jenson le titre de comte Palatin ; Philippe II témoigna qu’il ne connoissoit rien au-dessus de celui d’imprimeur, en nommant Christophe Plantin son architypographe ; on avoit vu souvent François Ier, debout et silencieux dans l’atelier de Robert Estienne, attendant pour lui parler qu’il eût corrigé une épreuve. Cela est un peu changé de nos jours, et il faut convenir, pour être juste, que ce n’est pas seulement la faute des rois.
La seconde partie de cette comparaison est moins agréable à écrire, et je m’en désisterois tout à fait si je pouvois craindre que le lecteur n’y établit pas de lui-même quelques-unes de ces rares exceptions qui servent d’ailleurs à confirmer les règles générales. L’imprimeur, pris au hasard dans les généralités dont je parle, n’est plus cet ingénieux explorateur des œuvres de l’esprit que nous avons vu tout-à-l’heure. Ce n’est plus même un ouvrier soigneux, jaloux de porter à un certain degré de perfection relative une besogne consciencieuse. C’est un monopoleur à brevet qui vend de sales chiffons hideusement maculés de types informes à quiconque est assez sot pour les acheter. N’essayez pas de réveiller en lui un juste sentiment d’orgueil en lui rappelant les glorieuses origines de la typographie, car il ne sait pas au juste si elle date de Jules César ou de Charlemagne. Ne lui demandez point son opinion sur le manuscrit ancien ou récent qu’il livre à ses manœuvres. Il a de bonnes raisons pour ne pas vous en informer ; c’est qu’il n’a jamais étudié ni le grec, ni le latin, ni l’orthographe même du méchant patois que le libraire son voisin, ou si vous voulez son complice, a payé pour du françois. Ces deux honnêtes gens n’ont pour objet, ni l’un ni l’autre, le progrès des lumières et l’avantage des lettres. Ils n’attachent pas plus d’importance, l’un au perfectionnement matériel de son art, l’autre à l’illustration morale de son négoce. C’est pour gagner le plus d’argent possible que celui-ci achète à vil prix un mauvais fatras qu’il fait prôner plus chèrement, et que celui-là le gâche en disgracieux volumes aussi indignes des bibliothèques par la forme que par le fond. Si quelque étrange curiosité vous entraîne à ouvrir un livre nouveau, soyez attentif à tourner d’un doigt prudent ses pages cotonneuses, et surtout ne les soumettez pas sans d’excessives précautions au fil tranchant du plioir qui ne séparera deux feuillets qu’en se chargeant de leurs lambeaux. Ce misérable haillon qu’on appelle du papier par un euphémisme ironique, bien qu’il ait à peine changé de nature dans les formes du papetier, doit la faveur dont il jouit auprès des successeurs d’Elzévir (Dieu me pardonne ce blasphème !) à des raisons d’économie. Sa pâte molle, fongueuse et altérée comme l’éponge, qui s’imbibe avidement des flots boueux d’une encre sans consistance et presque sans couleur, épargne d’autant le bras débile d’un pressier au rabais, et les ressorts vermoulus d’une vieille presse ; il suffira pour absorber le liquide dégoûtant dont le tampon les abreuve avec parcimonie, qu’elle essuie sans les fouler ces têtes de clous rompus qui usurpent dans la casse le nom de caractères, et dont on ne distingue plus la figure qu’à des linéaments grossiers et confus, mais qui, grâce à cette précaution sordide, sont destinés à exprimer tant bien que mal dans leurs combinaisons les caprices variés de la pensée humaine, jusqu’au jour peu éloigné où leur empreinte hétéroclite défiera le savoir et la patience des Champollions. Rendez pourtant justice à la pudeur du typographe compatissant, qui épargne autant qu’il en est capable à vos yeux fatigués le maussade aspect de son grimoire, en clairsemant ses lignes illisibles sur un large fond moins offensant pour la vue. Il n’a plus en effet qu’un progrès à faire, et il y touche déjà, pour vous vendre des livres tout blancs, et plût à Dieu que la plupart des livres que l’on compose aujourd’hui eussent été réservés pour cette heureuse période ! Mais n’imaginez pas que ces amples espaces où les mots apparoissent rares et dispersés, comme les nageurs de Virgile, in gurgite vasto, que ces verso impollus, ou tout au plus estampillés dans leur centre d’une épigraphe monosyllabique, que ces marges splendides qui débordent de toutes parts une justification écourtée, soient une concession aux goûts du luxe ou aux commodités du travail. Cela étoit bon du temps où les savants pouvoient écrire une scholie instructive à côté d’un texte difficile ou corrompu, pour l’éclaircir ou le corriger, utile et précieuse broderie qui augmentoit la valeur d’un livre supérieurement imprimé de celle d’un bon manuscrit. Maintenant la plume élégante et déliée de Scaliger, de Guyet, de La Monnoye ou de Racine, ne déposeroit pas l’encre sur le prétendu papier de la plupart de nos fabriques, sans le contaminer d’une tache ineffaçable. Ce qui détermine cette apparente prodigalité du bibliopole, c’est le besoin de tomer, et de vous vendre au tarif exorbitant de l’in-octavo quelques pages élastiques, disloquées, comme les victimes de Procuste.
Ainsi s’accomplit en moins de quatre cents ans le cercle mystérieux dans lequel le premier des arts de la civilisation devoit fournir ses destinées, car ce qui en reste à la génération actuelle n’est plus que le patrimoine de quelques honorables familles qui emporteront le secret de Gutenberg avec elles, et déjà la typographie n’offre guères plus de moyens de conservation que l’écriture aux ouvrages de l’esprit. On peut du moins affirmer qu’il sort à peine un volume sur cent des presses contemporaines qui puisse atteindre matériellement et en nature à une durée d’un quart de siècle. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter les yeux sur un roman à la mode qui a subi l’unique épreuve d’une lecture, et auquel il ne manque plus que peu de jours d’exposition à une température humide, ou peu de mois à subir la négligence oublieuse du propriétaire, pour passer du pupître ou du somno dans la hotte du chiffonnier. Je suis fâché d’être contraint à le dire ; mais ce court espace de temps est pour nous tous tant que nous sommes d’ouvriers de la parole, la mesure extrême d’un bail de gloire littéraire. Il est vrai qu’avec le plus grand nombre des auteurs en crédit, la gloire n’attendra probablement pas jusques-là pour résilier.
Nous voilà bien loin des Manuce, dont il faut que je parle un moment pourtant dans un article qui leur est consacré. Toutefois, comme l’excellent ouvrage de M. Renouard ne laissera rien à désirer sur les innombrables services que cette illustre famille a rendus aux lettres, je me contenterai d’en signaler quelques-uns qui lui donnent des droits incontestables à la reconnaissance publique.
Quand Alde Manuce l’ancien fonda son magnifique établissement à Venise, l’imprimerie n’employoit que deux caractères, celui que nous appelons gothique, et dont l’équivalent s’est conservé jusqu’à nos jours dans la typographie allemande ; celui que nous appelons romain, et qui a prévalu depuis long-temps chez tous les peuples avec lesquels l’alphabet latin nous est commun dans l’usage.
Le vieux Manuce adopta la lettre désignée depuis sous le nom d’aldine ou d’italique, dont la forme cursive et coulante se rapprochoit davantage de l’écriture ordinaire des beaux manuscrits italiens, et qui est restée le plus parfait modèle connu de la nôtre. Si l’on considère que l’exacte analogie de cette lettre imprimée avec la lettre écrite, faisoit disparoître toutes les difficultés que dût présenter d’abord la lecture des livres, et qu’elle retrancha par exemple du temps donné aux travaux scholaires tout celui que nos enfants perdent encore à étudier de nouveau les configurations du signe dans les textes écrits après les avoir péniblement apprises dans les textes imprimés, on comprendra sans peine l’influence de cette heureuse innovation sur les études classiques. C’est peut-être là qu’il faut chercher en partie l’explication de leur popularité subite et de leurs merveilleux progrès dans les républiques italiennes, au commencement du seizième siècle.
Au format des premières productions de l’art typographique, il sembleroit qu’elles ne furent destinées qu’à enrichir les spacieuses librairies des rois, des grands, des institutions académiques ou enseignantes, et des corps religieux. Tous les chefs-d’œuvre des littératures antiques parurent d’abord dans l’appareil majestueux, mais incommode de l’in-folio. Rarement l’in-4o dédaigné osa figurer à l’ombre de ses gigantesques voisins, et les autres dimensions du volume n’existèrent pour ainsi dire que par specimen. Alde l’ancien peut donc réclamer hardiment l’invention de l’in-8o, non pas vraiment de cet in-8o monstre auquel la librairie moderne est si affectionnée, et dont elle étale avec orgueil dans ses moindres brochures les proportions cyclopéennes, mais de l’in-8o svelte, élégant, gracieux que l’art a mesuré avec une bienveillance exquise à la poche du promeneur. De cet ingénieux perfectionnement date la multiplication des livres et l’établissement simultané de cette innombrable quantité de petites bibliothèques qui portèrent partout l’amour des bonnes études. Si le format primitif avoit conservé son crédit, il est probable que les lettres auroient beaucoup gagné en gravité, et je n’y verrois pas grand mal ; mais il est certain qu’elles auroient pénétré bien plus difficilement dans les classes inférieures. Les produits de la typographie ne seroient que des monuments.
C’étoit peu d’avoir rendu l’intelligence des livres accessible à tous par l’adoption d’un alphabet déjà vulgaire ; c’étoit peu d’avoir donné des ailes à la publicité en jetant dans la circulation un format portatif et commode qui s’approprioit à merveille aux plus petites collections. Que dis-je ? ces brillantes découvertes seroient devenues aussi préjudiciables à la société qu’elles lui furent avantageuses, si les inventeurs alléchés par un vil besoin du gain, les avoient fait servir à l’évulgation des mauvais écrits qui altèrent le goût, et des écrits dangereux qui corrompent les mœurs ; mais le choix scrupuleux des ouvrages qui se succédoient sous ses presses infatigables, étoit alors le premier soin du typographe. Cela est vrai surtout des six familles patriciennes, je dirois volontiers royales de l’imprimerie, les Alde, les Junte, les Estienne, les Plantin, les Elzévir et les Didot, dont le labeur séculaire a reproduit six fois, dans des éditions nombreuses, tous les classiques anciens et modernes qui avoient flori jusqu’à elles ; de sorte qu’on peut s’adresser presque indifféremment aux unes ou aux autres pour se composer une bibliothèque spéciale des chefs-d’œuvre de l’esprit humain.
Le premier in-8o du vieux Manuce, le premier volume exécuté en 1501 avec son admirable italique, ce fut Virgile ; et trois ans après, Homère, Sophocle, Euripide, Horace, Perse, Juvénal, Martial, Lucain, Stace, Ovide, Catulle, Tibulle, Properce, Valère-Maxime, Pline le jeune, Salluste, Dante et Pétrarque avoient paru. Cicéron, l’auteur favori de Paul, qui avoit surpris tous les secrets, deviné tous les artifices de son style, ne sortit presque point pendant la longue période manutienne, de la main des compositeurs. L’ancre aldine décore cent quatre-vingt-cinq tomes de ce seul écrivain.
Ajouterai-je, sinon pour saisir l’occasion trop facile d’une comparaison offensante, du moins pour ne pas négliger en passant une particularité curieuse, que ce magnifique Virgile de 1501, dont des exemplaires mutilés se sont payés dernièrement quatre cents francs dans des ventes célèbres, coûtoit alors trois marcelli dans la boutique d’Alde ? Trois marcelli valoient quarante-un sous, moins un centime, de notre monnoye actuelle.
La biographie n’a pas été ingrate envers nos grands typographes. Elle leur a élevé d’immortels monuments dans l’ouvrage de Maitaire sur les Estienne, dans celui de Bandini sur les Junte, dans celui de M. Renouard sur les Alde, que l’opinion des savants a placé depuis longtemps fort au-dessus des deux autres. Rien n’y manque en effet à l’intérêt de la partie historique, dont les développements jettent de si grandes lumières sur l’histoire littéraire du seizième siècle. Sa partie bibliographique est telle qu’on pouvoit l’attendre de la sollicitude opiniâtre et éclairée d’un riche amateur qui a tout recueilli pour tout connoître et pour tout décrire ; et si le hazard vouloit qu’elle laissât quelque chose encore à désirer sous le rapport du complet absolu, c’est que ce genre de perfection est peut-être impossible à atteindre dans la science des faits. Les tables sont nombreuses, instructives et bien disposées, les accessoires curieux et de bon goût. La nouvelle édition, infiniment améliorée d’ailleurs, et enrichie d’un excellent tableau des éditions juntines qui n’avoit été qu’ébauché dans la précédente, se présente sous un format plus compacte qui n’a toutefois rien d’insolite et d’embarrassant, et qui en facilite l’usage. Enfin, ce beau volume, tout-à-fait hors de ligne parmi les productions de l’imprimerie courante, est très convenablement exécuté avec des caractères neufs sur un papier ferme et durable.
On saura gré sans doute à M. Renouard d’offrir en même temps aux amis des presses aldines le recueil des Lettres inédites de Paul Manuce, nouvellement rassemblées par M. Tosi, savant libraire de Milan. Les affaires les plus privées, les pensées les plus intimes d’un tel homme ont leur importance et leur attrait pour ceux qui savent l’apprécier. Je le remercie plus particulièrement en mon nom d’avoir respecté religieusement l’orthographe incertaine et capricieuse de l’écrivain, parce que ces variantes singulières sont autant de monumens vivans des essais d’une langue qui se forme et parce qu’elles prouvent surtout que l’habile éditeur, si jaloux de fixer d’une manière invariable dans ses livres les véritables signes de la parole et de l’écriture, se livroit volontiers dans la familiarité d’une communication sans apparat aux agréables licences de la langue vulgaire. C’est à propos de ce doux abandon du commerce épistolaire qu’Urceus Codrus s’écrioit avec tant d’esprit et de jugement : O quam dulce est ad amicum scribere qui non quœrat nodum in scirpo, et apud quem possis interdùm solœcizare ! Dieu veuille nous faire ces loisirs de l’homme de lettres sans contrainte, qui se délasse de son métier !
Les Annales de l’imprimerie des Alde sont du petit nombre des livres contemporains qui n’ont pas besoin de prôneurs. Leur mérite a été constaté par une épreuve plus infaillible et plus éclatante que les ovations bénévoles des journaux. C’est avec le Manuel du libraire de M. Brunet, le seul ouvrage françois sur la Bibliographie qui soit parvenu en quelques années à sa troisième édition. Elles ne doivent qu’à elles-mêmes le succès qu’elles ont obtenu ; ce succès n’a été grand que parce qu’il étoit mérité ; et c’est le plus bel éloge qu’on puisse faire d’une œuvre d’esprit dans ces jours de trafic et de scandale, où la plupart des succès littéraires ne sont qu’une sotte mystification faite aux provinces, par la déplorable collusion de la presse périodique et de la presse librivôme.