Dissertations philologiques et bibliographiques/13

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Dissertations philologiques et bibliographiques

ÉCHANTILLONS
CURIEUX
DE STATISTIQUE.
[PAR M. CH. NODIER.]


« Il y a vingt ans que je ne mis en livre une heure de suite », et je demande mille fois pardon au lecteur de m’appliquer si cavalièrement un passage de Montaigne, liv. III, chap. VIII des Essais. Cela résulte peut-être de ce que la première page venue du premier livre venu offre assez de matière à réfléchir aux esprits qui réfléchissent, depuis Montaigne jusqu’à moi, pour que les longues lectures en deviennent confuses, fatigantes et stériles. On n’amasse jamais trop d’idées à l’âge qui les amasse ; la multiplicité des idées nuit à leur clarté, à l’âge qui les élabore. Il en est de la faculté d’acquérir des notions instructives comme de ces arbres chargés de fruits naissants qui sourient à l’espérance des cultivateurs, et qu’ils émondent eux-mêmes à une époque plus avancée, pour leur laisser la possibilité de se nourrir également des sucs de la terre, et de mûrir également aux feux du soleil.

Un autre auteur, qui est certainement plus digne que moi d’être cité après Montaigne, a dit quelque part qu’il n’y avoit point de si mauvais livre où l’on ne trouvât quelque chose d’utile, si on se donnoit la peine de la chercher. C’est une expérience que j’ai faite mille fois, et souvent avec assez de bonheur pour découvrir dans un bouquin méprisé, des enseignements que m’avoit refusés l’Encyclopédie : rencontre assez semblable, par parenthèse, à celle du chimiste plus heureux que sage, qui compose d’excellents remèdes ou des agents industriels d’une grande puissance, en poursuivant la chimère de la panacée ou de la pierre philosophale. Des sciences fausses elles-mêmes, la recherche est profitable. Des bouquins dédaignés eux-mêmes l’exploration est utile.

Il y a dans toutes les civilisations qui marchent, et particulièrement en France où la civilisation galope, un penchant déterminé pour le nouveau, une répugnance invincible pour l’ancien, parce qu’on ne s’avise pas que c’est avec l’ancien qu’on fait du nouveau, et que les sociétés modernes sont incapables d’en faire autrement. De là vient la proscription universelle du bouquin que personne ne lit, et dans lequel reposent enfouis depuis deux ou trois siècles tous les éléments de notre perfectionnement quotidien. Du nouveau, c’est la mnénonique, par exemple, qu’un charlatan germain vendoit dix louis ? Elle est dans Gratarol, dans Paëpp, dans Giordano Bruno, dans cent autres copistes du premier livre des Rhétoriques, ad Herennium, qui ne se vendent que dix sous. Bouquins ! — C’est la sublime technologie de Bacon apostillée par d’Alembert ? Elle est dans Savigny et dans Loys le Roi. Bouquins ! — C’est la puissance de la vapeur si habilement appliquée par Jacques Watt, de Greenock ? Elle est dans Denis Papin, de Blois. Bouquin ! — C’est le jeu frivole des aérostats, en attendant leur usage et leur direction ? Il est dans Cyrano de Bergerac. Bouquin ! — C’est le méchanisme du gouvernement représentatif, peut-être, et voilà du neuf et du beau, s’il en fut jamais ? Il est tout entier dans Mayerne Turquet. Bouquin, archi-bouquin, le prototype des bouquins !

Je n’ai pas formé le projet de m’élever jusqu’à la discussion de ces questions sublimes, qui me fourniroient tout au plus la matière d’un commentaire assez inutile sur le vieil adage de Salomon : Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Je sais mieux accommoder mes recherches à la portée de mon petit savoir et de ma foible intelligence. Une induction d’ailleurs suffira pour toutes, si je la tire des nouveautés les plus étranges et les plus inaccoutumées ; et comme il est déjà suffisamment démontré que l’omnibus véhicule, ou trajectice, remonte au dix-septième siècle où il fut inventé par Pascal, je me contenterai de prouver que l’omnibus-restaurant remonte au seizième siècle où il fut inventé par le parlement de Rouen, qui se montra cette fois très avancé en civilisation, quoiqu’il eût été précédé à son insu, par la police chinoise. Matière de bouquin.

Ce fut en effet vers la fin du XVIe siècle, et je ne dirai pas l’année pour deux raisons principales : la première qui est assez péremptoire, c’est que je ne la sais pas ; la seconde, c’est que mes doctes maîtres de Rouen ne seront pas embarrassés de la savoir ; ce fut, dis-je, bien avant dans sa dernière moitié, mais certainement au mois de juin, que le prudent sénat de la province anticipa de plus de deux cents ans, par une décision hardie, sur les sages mesures des sociétés de tempérance, qui viennent d’être instituées au nord de l’Amérique. Les artisans de ce temps-là, comme ceux du nôtre, dissipoient beaucoup de temps dans les loisirs dispendieux du cabaret ; le travail n’avançoit guères ; les monuments suspendus invoquoient en vain l’activité de quelques mains laborieuses ; des voluptés abrutissantes faisoient passer dans l’impur trésor des taverniers les éléments de la subsistance et peut-être de la prospérité des familles. Le remède étoit difficile, mais dans ces jours encore barbares de politique arriérée, on ne marchandoit pas avec les difficultés d’une sage administration. Par un édit dûment enregistré et revêtu du sceau royal, le parlement de Normandie supprima les tavernes, en défendant, sous des peines graves, aux industriels qui les tenoient ouvertes à tout venant, d’asseoir désormais aucun homme du lieu, car cette ressource nécessaire de la fatigue, ou, si l’on veut, ce délassement oiseux de la paresse, ne fut pas interdit aux chalands pérégrinateurs et forains. La liberté de faire venir des vivres et des boissons à domicile resta entière pour tous, et les ménages s’en trouvèrent mieux :

Si un voisin avec son familier
Se veut esbattre, ainsi que de raison,
Il est contraint de boire en sa maison
Et d’envoyer querir du vin au pot.
Par ce moyen, en tout temps et saison,
Femme et enfants ont leur part à l’escot.

Le parlement fit mieux encore, parce qu’il comprit l’utile agrément d’un repos périodique, et d’un rafraîchissement modéré, pour l’ouvrier stationnaire qu’il falloit exercer lentement à la sobriété, et dont une distraction momentanée pouvoit renouveler les forces et le courage, sans risquer de les abattre. Jusqu’alors le peuple étoit allé chercher ce divertissement dans les tavernes où il oublioit tout pour lui ; les tavernes obtinrent la permission d’aller chercher le peuple, mais sous défense expresse de s’arrêter assez long-temps pour lui faire une occupation de ses plaisirs. C’est à ces dispositions municipales, tout à fait dignes de Sparte, que je fais remonter l’origine de l’omnibus-restaurant, qu’il seroit bien possible de trouver ailleurs en ouvrant un bouquin de plus. Seulement, à cette époque modeste où l’on savoit plus de grec et plus de latin qu’à la nôtre, ce n’étoit ni au latin, ni au grec, mais au françois, qu’on alloit demander le nom d’un établissement françois, et l’omnibus-restaurant du XVIe siècle fut simplement appelé triballe ou trimballe, du vieux verbe trimballer, traîner, rouler, conduire après soi, dont aucuns seroient peut-être en peine, sans ce renseignement opportun, de déterminer fort clairement la bonne et ancienne acception.

Et il ne faut pas croire que la clôture des tavernes de Rouen fût une de ces prohibitions étroites qui compromettent à peine quelques intérêts privés. Le corps des taverniers étoit une puissance, et sa clientelle était une population.

Il y avoit au bout du pont le Croissant, la Lune, l’Ange, les Degrés, les Flacons et l’Image Saint-François.

Il y avoit sur les quais l’Espée, le Baril d’or, le Trou du Gredil, le Penneret (ou pavillon), l’Éléphant, l’Agnus Dei, le Hable, le Cerf, le Gros Denier, le Moustier, l’Esturgeon, le Daulphin, le Chauderon, le Hola du Bœuf, la Chasse-Marée, le Grand Moulin et la Fontaine bouillante.

Il y avoit au port du salut le Salut d’or, la Pensée, la Teste sarrazine, la Verte Maison et les Pelottes.

Il y avoit au pied du mont Sainte-Catherine, ou aux environs, l’image Sainte-Catherine, le Petit Lion, la Salamandre et le Chaperon.

Il y avoit, près de la halle, la Teste-Dieu, la Croix-Verte, les Saulciers, l’Ours, le Coulomb (ou le Pigeon), la Coupe, la Fleur de Lys, la Barge, l’Escu de France, le Grand-Gredil, le Loup, la Hache, et la Hure.

Il y avoit sur Robec la Pelle, les Avirons, le Chaperon-Saint-Nicaise, le Coq, les Balances, la Petite-Taverne qui étoit particulièrement fréquentée par les jeunes gens de mauvaise conduite, l’Escu-de-Sable, l’Agnelet, le Pot-d’Estain, le Rosier, la Rose, le Moulinet, la Chèvre, les Maillots, les Signots, les Vittecoqs, Saint-Martin, la Cloche, et l’Arbre-d’Or.

Il y avoit au Marché-Neuf les Coquilles, le Petit-Pot, le Pélerin, la Tour-Carrée, et la Croix-Blanche.

Il y avoit près de Beauvoisine le Chapeau-Rouge, la Bonne-Foi, les Trois-Mores, le Lièvre, l’Estrieu, le Barillet, et la Pierre.

Il y avoit la Pomme-d’Or près de la Porte-Cauchoise, et on avoit laissé ouvertes aux Cauchois les tavernes de Saint-Gervais.

Quant à l’Image-Saint-Jacques, elle fut privilégiée. Il paroît qu’elle eût le précieux monopole des Triballes.

On voit qu’il se trouvoit là tous les éléments nécessaires d’une émeute, ou au moins d’une coalition ; mais c’étoit une de ces époques heureuses où le peuple ne se mettoit en colère que lorsqu’on lui disputoit ses libertés utiles et légitimes, ou qu’on le froissoit dans ses affections naturelles et dans ses croyances ; les tavernes se fermèrent sans bruit, et les Triballes furent les bien-venues.

Si quelqu’un s’est ennuyé de cette longue énumération, je le comprends facilement, car je m’en suis fort ennuyé aussi ; mais ce n’est pas de la littérature que j’écris, c’est de la statistique ; et je n’ai jamais entendu dire que la statistique fût faite pour amuser personne.

Au reste, il me conviendroit mal de m’énorgueillir de cette incursion facile sur le terrain des sciences à la mode, et je n’ai pas l’ambition de la faire valoir comme un titre de candidature par devant l’Académie des inscriptions et belles-lettres, ou comme un droit à être porté dans la liste expectative des préfets, car je dois tout bonnement cette érudition de haut goût à la lecture d’un mauvais bouquin de huit feuillets, très petit in-8o, imprimé par Jacque Aubin, à Rouen, où il se vendoit au portail des libraires, chez Jehan du Gort et Jaspar de Remortier. Ce livret en rimes fort maussades a pour titre un quatrain qui suffira pour donner une idée du talent poétique de l’auteur :

Le Discours demonstrant sans feincte
Comme maints Pions font leur plainte,
Et les Tauernes desbauchez
Parquoy Tauerniers sont faschez.


Aussi mon savant ami, M. Brunet, n’hésite point à le ranger parmi les plus plats et les plus insignifiants des rogatons de son espèce, et c’est ce qu’il auroit pu dire d’une manière plus générale, et peut-être plus juste encore, de presque toutes les rapsodies dont nous sommes si fort entichés l’un et l’autre. Plat est incontestablement le mot propre ; il n’y en a point de plus caractéristique à mettre à sa place. Quant à insignifiant, je n’en saurois tout à fait convenir aujourd’hui pour l’honneur de mon article. Mais, d’une autre part, son insigne rareté lui a fait obtenir aux yeux des amateurs une valeur qui excède de beaucoup celle des livres les mieux écrits et les mieux pensés, puisque de trente-un francs qu’il s’est vendu en 1815, il vient de s’élever à Londres jusqu’au prix de six guinées, et qu’on n’obtiendra plus le même exemplaire du libraire Techener, notre gracieux éditeur, à moins d’une bagatelle de seize ou dix-huit pistoles, en attendant qu’il retourne à son prix originaire et rationnel d’un sou, ce qui arrivera probablement quand les poétastres de ce temps-ci vaudront deux cents francs à leur tour. Habent sua fata libelli.

Pendant que je suis sur cette question bachique de tabernis, cauponis et popinis, à laquelle je ne me propose pas de revenir, croiriez-vous qu’il ne tient qu’à moi de vous fournir des renseignements presque aussi précis sur la position et sur le nom des principales tavernes qui florissoient à Paris en l’an de grâce et de plaisir 1635 ? Celles-ci sont seulement d’un étage plus élevé, et telles qu’elles pouvoient être honorées quelquefois de la présence d’un Cyrano, d’un Saint-Amand et d’un Faret. Cependant la Pomme de Pin étoit bien déchue alors de la splendeur dont elle avoit joui sous Régnier et même sous Rabelais ; et pour rappeler les chalands près du pont Notre-Dame, en face de l’église de la Magdeleine, elle attendoit la clientelle propice de Chapelle, qui devoit un jour y verser la lampe à l’huile de Boileau, pour lui mettre un verre à la main ; mais le Petit-Diable, son proche voisin, avoit profité de ses pertes, sans hériter de sa renommée.

En partant de là, il n’y avoit pas un long trajet pour aller faire une nouvelle station à la Grosse-Teste, un peu plus loin que le Palais.

Le goût de la bonne chère s’allioit fort bien alors avec celui des beaux-arts, et même avec les pratiques de la piété ; les friands déjeuners de Cormier s’ouvroient à l’issue de la messe de Saint-Eustache ; les spectateurs échauffés par la magnifique éloquence de Bellerose, aimoient à s’asseoir aux Trois Maillets en sortant de l’hôtel de Bourgogne, et y terminoient agréablement une journée agréablement commencée à Saint-Martin, à l’Aigle Royal, ou au Riche Laboureur, tout près des confrères Saint-Mathurin. Le petit peuple seul visitoit encore Clamar, naguère en réputation parmi les gourmands, mais décrédité depuis par un tavernier de mauvais ton.

Les plaideurs et la Bazoche du Chastelet fréquentoient le Grand Cornet ou la Table du valeureux Roland, masure presque monumentale que la tradition faisoit remonter jusqu’à cet illustre paladin, et qui comptoit avec orgueil parmi ses chartes fabuleuses le dernier écot des douze pairs de Charlemagne.

La crainte des recors entraînoit plus loin quelques misérables victimes de la chicane, qui dissipoient du moins leurs derniers écus dans une oublieuse sécurité à l’enseigne de la Galère ou à celle de l’Eschiquier.

Les courtisans que leur ambition ou leurs affaires retenoient trop long-temps au Louvre, trouvoient bon gîte et chère lie chez la Boisselière, mais ce n’étoit pas aubaine pour les poètes et pour les enfants sans-souci. La Boisselière ne faisoit jamais crédit, et l’on ne dînoit pas chez elle à moins de dix livres tournois, somme inconcevable pour le temps.

Les Trois Entonnoirs près des Carneaux se distinguoient par leur excellent vin de Beaune, celui des vins de France dont on faisoit alors le plus de cas, et que certains gourmets estimoient hardiment à l’égal de ceux d’Espagne et d’Italie.

Du côté du Mail, il falloit choisir entre l’Escu et la Bastille ; mais l’Escharpe étoit la plus choyée des tavernes du Marais. C’est l’hôte de ce logis délicieux, homme de progrès s’il en fut, qui a inventé les cabinets particuliers. La civilisation commençoit à marcher. C’est l’année qui précéda le Cid. Cette sublime création (je parle de l’invention des cabinets particuliers) fit négliger jusqu’à l’Hôtel du Petit-Saint-Antoine, si connu par la facilité de ses plaisirs, jusqu’aux Torches si bien famées du cimetière Saint-Jean, jusqu’aux Trois Quilliers de la rue aux Ours, qui avoient bravé, pendant une longue suite d’années, toute espèce de comparaison. Ainsi passent les gloires du monde.

J’ajouterai, pour la satisfaction des buveurs d’eau, qu’à cette époque, éminemment remarquable dans les fastes de notre statistique parisienne, remonte l’abandon presque total des nayades du puits de Bourgogne, et même du puits Sainte-Geneviève, malgré l’efficacité des sources salutaires où celles-ci avoient caché un remède assuré contre la fièvre. Elles furent irrévocablement détrônées par les chastes nymphes d’Arcueil.

Et on jugeroit beaucoup trop avantageusement de ma modeste érudition, si l’on supposoit que j’ai tiré ces belles curiosités historiques de Corrozet ou de Dubreul, de Sauval ou de Félibien, de Lebœuf ou de Sainte-Foix, de Hurtault et Magny ou de Piganiol, de Jaillot ou de Martinet, de Mercier ou de Landon, de Dulaure ou de Saint-Victor. Dieu fasse paix à qui en lut jamais un seul ! je les ai prises comme les voilà, dans un bouquin fort ignoré, qui a pour titre : Les Visions admirables du Pélerin du Parnasse, ou Divertissement des bonnes compagnies et des esprits curieux, par un des beaux esprits de ce temps, Paris, Jean Gesselin, 1635, in-8o de 254 pages, parce que j’ai cru devoir à ce volume, réellement fort divertissant, les honneurs d’une commémoration séculaire dont on ne s’est pas avisé la première fois.

C’est le bonhomme Claude Fauchet qui a dit dans son Recueil de la langue et poésie françoise, p. 209 : « Il n’y aye si pauure autheur qui ne puisse quelquefois seruir, au moins pour le tesmoignage de son temps. »

Lisez les bouquins !

Ch. Nodier.