Dissertations philologiques et bibliographiques/7

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Dissertations philologiques et bibliographiques

DE LA MAÇONNERIE
ET
DES BIBLIOTHÈQUES SPÉCIALES.
[PAR M. CH. NODIER. ]
DEUXIÈME ARTICLE.


Je n’ai défini jusqu’ici les bibliothèques spéciales que par un exemple tiré de la bibliothèque maçonnique de M. Lerouge. Si on observe que ce genre de collections peut s’approprier à toutes les études de l’homme, et que c’est de la réunion seulement d’un nombre immense de bibliothèques spéciales qu’on obtiendroit une bibliothèque générale bien complète et bien ordonnée, on condescendra un peu à cette innocente monomanie qui a du moins un résultat profitable en espérance. Je ne conclus pas de là qu’il soit possible de former une bibliothèque générale qui approche du complet ; je ne le crois pas de la bibliothèque spéciale la plus restreinte, la plus exiguë dans son objet ; je mettrois le bibliophile et le savant le plus expert au défi de réunir sans exception tous les livres que la presse a produits sur la plus vaine science dont l’esprit humain se soit avisé (à part deux ou trois qui sont en renom), l’art de voler dans les airs, par exemple, et d’établir des colonies à la lune. Cela est impossible, mais cela est fort honorable, et les bibliothèques spéciales ont l’avantage incontestable d’offrir aux hommes spéciaux presque tous les livres qu’ils cherchent, aux livres près dont ils ont besoin. Je suis même obligé de revenir ici sur mon expression pour la rendre claire : quand j’ai dit, cela est impossible, je ne parlois pas de la facilité un peu douteuse d’établir des colonies dans la lune ; je ne saurois trop qu’en dire. Je parlois de la facilité plus douteuse encore, selon moi, de porter au complet une bibliothèque spéciale. Je vous prie, après cela, si vous en avez le temps, et si vous voulez en prendre la peine, de me dire ce que vous pensez des autres.

Il n’y a pas long-temps qu’on s’est occupé assez sérieusement, suivant ce qui m’est revenu, de spécialiser les bibliothèques publiques de Paris ; et je n’y trouverois pas le moindre inconvénient si l’on s’arrangeoit simultanément pour spécialiser les quartiers, comme ils l’ont été quelquefois dans les villes du moyen-âge, ou pour spécialiser les études et les occupations de l’esprit comme cela s’est pratiqué chez certains peuples ; mais il n’y a rien de plus éloigné de nos modes actuels d’enseignement et de nos vraies ou fausses théories de perfectibilité, qui aspirent toutes à la plus grande diffusion possible des idées et des connoissances. Le mécanisme de notre gouvernement lui-même exige de la classe éclairée un ensemble immense de notions, puisque toutes les questions y sont soumises à tous. Le temps où nous vivons est celui des dictionnaires, le temps annoncé par l’Encyclopédie, le temps exprimé par le Journal des Connoissances utiles ; un fort bon temps, sans doute, mais ce n’est certainement pas le temps des études et des bibliothèques spéciales. Il n’y faut plus penser.

Si ce projet pouvoit recevoir quelque application raisonnable, ce seroit tout au plus auprès de quelques institutions, auprès de quelques écoles dont l’organisation élémentaire ne se ressent pas encore du vague universel, mais qui ne tarderont pas à tomber dans ce chaos comme le reste, parce que telle est la destinée inévitable des sociétés qui finissent. Personne ne se plaindroit, peut-être, et leurs parents moins que personne, si les étudiants en droit ne lisoient que des livres de droit, si les étudiants en médecine ne consultoient d’autres oracles que ceux d’Épidaure et de Cos, et si les élèves de l’école polytechnique, assez modestes pour se renfermer dans l’infini qui offre déjà une très-belle latitude à la pensée, renonçoient à pousser leurs recherches au-delà de ses frontières inaccessibles. Je serois même tout disposé à leur en faire mon compliment, comme d’une sage et précieuse conquête sur l’avenir, car il faudra bien qu’ils apprennent, avant une trentaine d’années d’ici, qu’il n’y a de réel dans la destination temporaire de l’homme que l’exercice assidu et consciencieux d’une faculté qui nourrit son maître ; mais j’ai peur que ce cadastre judicieux de l’intelligence n’aille pas du tout au dix-neuvième siècle.

Au seizième et au dix-septième, il en étoit autrement. Comme on avoit remarqué alors que c’étoit du plus grand concours possible de travaux spéciaux que résultoit le plus parfait ensemble possible d’instruction et de progression sociale, chacun se tenoit avec une prudente réserve dans les bornes que sa vocation lui avoit prescrites. Deux études seulement étoient antéposées à toutes les autres, celle de la religion qui est le fondement de toute science, et les humanités qu’on appeloit ainsi, parce qu’elles avoient pour objet de polir les esprits et d’améliorer les mœurs ; sur quoi je remarquerai en passant qu’on a fait à merveille de changer leur nom qui ne signifieroit plus rien, même dans les occasions peu nombreuses où il n’exprimeroit pas une contre-vérité désolante. Ainsi préparé à parcourir dignement une bonne et utile carrière, c’est-à-dire, religieux et humaniste, on devenoit Tycho-Brahé, Cujas, Fernel, Galilée, Descartes, Newton, Racine ou Pascal. Ce seroit bien peu de chose aujourd’hui, et si peu de chose, en vérité, que j’aurois honte de le dire. Avec toutes les capacités réunies de ces grands hommes d’un autre âge, c’est tout au plus si on parvenoit à constituer, aut in aere aut in cute, les conditions d’un éligible. Voyez combien ils seroient circonscrits dans leurs facultés respectives, et presque incapables d’empiéter de l’un à l’autre sur celles de leur voisin le plus immédiat. Je vous demande à plus forte raison quelle figure feroient ces gens-là en face de la loi des douanes, du timbre des journaux, et du budget de la police ? Ô perfectibilité ! on ne sauroit trop vous répéter ce que disoit Rabelais à ses poulailles : Pourquoi faites-vous vos nids tant haut ?

On a maintenant d’admirables raisons pour se dispenser de savoir bien ce que l’on sait ; car on sait tout ou presque tout. La seule chose que l’on ignore, c’est la seule chose que savoit Socrate, ou qu’il s’enorgueillît de savoir.

Les bibliothèques spéciales qu’on s’est proposé de nous donner ne sont donc, pour les nations, dans leur période climatérique d’avancement ou de mort, qu’une ingénieuse théorie, fort arriérée et fort inutile comme toutes les bonnes et saines notions qui nous restent du juste et du vrai. Il ne résulte pas de là, tant s’en faut, que je sois l’ennemi du progrès, comme on me le reproche : le progrès, je l’ai aimé comme l’espérance, et c’est en dépit de moi que je n’y crois plus.

Pour les hommes studieux qui élaborent patiemment les observations et les découvertes du passé, pour ceux-là seulement, et ils sont rares, les bibliothèques spéciales resteront, jusqu’à nouvel ordre, un excellent instrument de travail. C’est dans cette seule acception, sous ce point de vue exclusif, que j’en dirai encore quelque chose en me bornant à des faits utiles.

Tout homme qui se livre à une étude spéciale, sans autre ambition que de l’approfondir pour se la rendre propre, ne peut se dispenser, s’il est riche, de rassembler sous sa main les livres spéciaux qui la concernent ; s’il est pauvre, autant de renseignements qu’il en peut recueillir sur le titre et la portée de ces ouvrages dont l’exploitation lui est si largement facilitée dans les vastes dépôts de nos collections publiques ; et il va sans dire que tout savant qui n’est que savant, est presque nécessairement rangé dans cette seconde catégorie. Si le dernier savant dont je parle s’avisoit, par quelque étrange caprice, de venir me consulter sur l’objet de son travail, avant de l’avoir sérieusement abordé, et que je le trouvasse jeune, valide et vigoureux, je lui conseillerois sans hésiter d’apprendre un métier ; ou bien, dans le cas où il seroit trop pressé par ces nécessités de la vie qui ne laissent pas même le loisir d’un apprentissage, d’aller solliciter un fardeau sur le port, une commission sur la borne, un office de manœuvre à la suite des maçons : c’est un parti fort sage, et le plus digne selon moi d’un esprit raisonnable et sagement indépendant, d’abord parce qu’il n’y a point de destination plus naturelle à l’homme que de vivre au jour le jour du labeur de ses mains, et puis, parce que, toutes choses compensées, il n’y en a point de plus utile et de plus honnête. S’il étoit vieux et impotent, s’il étoit revêche et obstiné, je le renverrois aux livres spéciaux, à commencer par les plus anciens qui sont toujours les meilleurs, car tout ce qui est à dire sur nos vaines sciences jusqu’à la consommation des siècles a été dit avant nous, très bien dit et mille fois mieux qu’on ne le dira jamais. Ce qui reste à faire au génie, c’est l’assortiment des idées éparses et leur assimilation en corps méthodique, junctura mixturaque. Depuis vingt siècles, il n’y a dans les connoissances de l’homme rien de nouveau que les faits ; et voilà précisément pourquoi nous sommes arrivés aux journaux et aux almanachs, qui sont peut-être désormais les seuls livres possibles. Nos libraires ont pénétré innocemment ce mystère en nous livrant leurs éditions à la feuille. La mesure de leurs publications est très-conforme à la portée de nos besoins littéraires qui deviendront encore moins exigeants. La littérature d’une nation qui est dans une telle marche de perfectibilité, doit se réduire avant peu au Bulletin de la bourse et aux annonces des Petites-Affiches.

Revenons aux investigations honorables, même dans leur zèle tardif, de ces hommes studieux qui consument encore leur vie en travaux bientôt inutiles, et qui, à défaut de pouvoir se composer chèrement des bibliothèques spéciales appropriées à leurs recherches, réclament au moins de la bibliographie des catalogues spéciaux, capables de les diriger. Il est donné à si peu de monde de réunir, au poids de l’or, sur les tablettes d’acajou d’un cabinet opulent, des collections presque complettes, comme la merveilleuse bibliothèque de théâtres de M. de Soleine, monument incomparable d’une patience assidue et d’une vaste instruction, qui feroit honneur aux musées des rois ! Nos pauvres savants trouveront, sans doute, de précieux renseignements pour leurs études, dans le quatrième volume de l’excellent Manuel de M. Brunet, le seul ouvrage bibliographique écrit en françois qui ait assigné à son auteur une place élevée parmi les gens de lettres ; mais ce seroit peu si l’érudition ne leur avoit fourni presque autant de fils pour se conduire qu’il y a de voies ouvertes dans le labyrinthe des sciences. Comme je ne me propose pas de faire ici moi-même une bibliothèque spéciale, il me suffira d’indiquer un exemple, et j’avoue qu’il me seroit difficile d’en trouver de plus remarquables, l’excellente Bibliothèque des Croisades de M. Michaud, qui a daigné se faire le Photius de cette guerre chrétienne après en avoir été deux fois l’Homère, dans cette belle histoire qui est une Iliade, et dans ce beau voyage qui est une Odyssée ; et la Bibliothèque de droit, également parfaite en son genre, que M. Dupin a si savamment développée, qu’il a créée pour mieux dire, à la suite des Lettres de Camus sur la profession d’avocat ; ouvrage soigneux et achevé, integrum et absolutum, qui prouve que les grandes capacités peuvent s’abaisser glorieusement à des travaux de peu d’éclat dans une vue d’utilité publique. Les livres que je viens de citer, ceux de M. Brunet, de M. Van-Praet, de M. Peignot, composent les plus beaux titres de notre bibliographie vivante. Ils suffiroient à sa gloire.

Cependant, les catalogues mêmes de quelques-uns de nos savants libraires ne sont pas à dédaigner dans l’œuvre d’investigation qui précède et accompagne les bonnes études. Le catalogue bien fait d’une bibliothèque spéciale peut être un livre fort curieux en soi, et quelquefois un livre indispensable. C’est un travail qui exige beaucoup d’exactitude et beaucoup de méthode, c’est-à-dire de la conscience et du jugement, deux qualités qui ne sont pas tellement communes qu’on puisse les négliger sans injustice. La civilisation est d’ailleurs assez avancée pour songer sérieusement à son inventaire, et c’est le moment pour elle d’être plus libérale de son estime envers les jurés-priseurs qui vont tenir registre de ses vieilleries. Il y aura bien du rebut !

Je n’ai pas voulu parler ici de certaines bibliographies spéciales, étrangères ou à notre époque ou à notre langue, mais qui relèvent plutôt de la bibliographie d’amateur que de la biographie de profession, quoiqu’elle ne lui ait pas nui, telles que la Bibliothèque dramatique de La Vallière, les Novellieri de Borromeo, les Textes de la Crusca de M. Gamba, et les Épopées romanesques de M. Melzi, livres plus ou moins importants dans leur espèce, et les deux derniers excellents. Je me suis attaché au catalogue de vente publique dans toute sa simplicité, quand il représente une bibliothèque spéciale, et qu’il est exécuté par un homme de savoir. Ainsi l’amateur des lettres classiques de l’antiquité ne peut se passer des catalogues de Maittaire, de Rewiezky et d’Askew ; celui des Voyages, du catalogue de Courtanvaux ; celui de la Botanique, du catalogue de Lhéritier. Quand on ne possède pas la Bibliothèque immense, incomplète, et cependant presque inexplorable du père Lelong, on ne sauroit se dispenser, pour pénétrer dans le dédale de l’histoire de France, de consulter les catalogues de Lancelot et de Fontetti. La philologie orientale, si nouvelle chez nous, au moins dans l’extension académique qu’elle y a prise depuis quelques années, n’a pas jusqu’ici de meilleur Manuel en France que le catalogue de M. Langlès, chef-d’œuvre d’ordre et de méthode dont quelques erreurs inévitables ne diminuent pas le mérite. Rien n’est plus capable que de pareils ouvrages de réhabiliter dans tout son éclat la dignité d’une noble industrie, dégradée de nos jours par tant de vaines ou absurdes publications.

De ce chapitre que j’effleure en courant, comme Camille sur des épis prêts pour une riche moisson, et que je recommande à des études plus profondes, plus patientes, et surtout plus libres que les miennes, il n’y a qu’un pas jusqu’au chapitre de ces bibliothèques monobibles, dans lesquelles l’imagination ou la fantaisie s’est restreinte à un auteur ou tout au plus à quelques auteurs de choix. Tout le monde sait qu’il commenceroit par Alexandre qui ne portoit avec lui qu’Homère, et qui renferma ses manuscrits dans les riches cassettes de Darius ; mais nous vivons dans un temps où l’on ne se laisse plus éblouir par la magnificence d’un nom héroïque et royal, et le public éprouveroit peut-être autant d’ennui à mes recherches que j’y goûterois de plaisir. Nous verrons pourtant, si l’on m’y autorise, et que je ne trouve rien d’ici là de plus instructif et de plus amusant dans mes souvenirs. Cela ne seroit peut-être pas difficile.

Ch. Nodier.