Dithyrambes de Dionysos
DITHYRAMBES ET DIONYSOS[1]
DERNIÈRE VOLONTÉ
Mourir ainsi, — comme un jour je le vis mourir, — Lui, l’ami, qui lança ses éclairs et ses regards — divinement dans ma sombre jeunesse ! — Joyeux dans son courage et profond, — il dansait dans la bataille.
Le plus joyeux des guerriers, — le plus puissant des vainqueurs, — chargeant un destin sur son destin, — dur, pensif, prévoyant, — vibrant à la victoire, — criant la joie, vainqueur en mourant :
À l’heure de la mort il ordonnait, — il ordonnait que l’on anéantît !…
Mourir ainsi, — comme un jour je le vis mourir : — en créant la victoire et le néant…
ENTRE OISEAUX DE PROIE
Celui qui veut descendre, — que vite — l’engloutit le gouffre ! — Mais
toi, Zarathustra, — aimes-tu encore l’abîme, — imites-tu encore le pin ?
Le pin plonge ses racines, où — le rocher même avec épouvante — regarde dans le gouffre, — mais l’arbre s’accroche aux abîmes, — tandis que tout, autour de lui, — veut s’élancer dans le gouffre. — Entre l’impatience — du sauvage roulement, du ruisseau qui bondit, — il attend patient, dur, muet, — solitaire…
Solitaire !… — Qui donc oserait — habiter ces lieux, — surplomber l’abîme ? — Un oiseau de proie peut-être : — il se suspendrait aux cheveux — du tenace Patient, — joyeux de lui faire mal, — grinçant d’un rire fou, — d’un air d’oiseau de proie…
Pourquoi si tenace ? — dit le moqueur cruel : — On doit avoir des ailes — quand on aime l’abîme… — on ne doit pas rester suspendu — comme toi !
Ô Zarathustra, — tout cruel Nemrod ! — Récemment encore toi le chasseur de Dieu, — le filet de toute vertu, — le pilier du mauvais ! — Maintenant, — chassé par toi-même, — proie pour toi-même, — vrillé en toi-même…
Maintenant, — solitaire avec toi-même, — scindé en deux dans ta propre science, — entre cent miroirs, — faux à tes propres yeux, — entre cent souvenirs, — incertain, — fatigué à chacune de tes blessures, — glacé par chaque froid, — étranglé par ton propre lacet. — Connaisseur de toi-même ! — Bourreau de toi-même !
Pourquoi te lias-tu — avec le lacet de ta sagesse ? — Pourquoi t’attiras-tu — dans le paradis du vieux serpent ? — Pourquoi te glissas-tu — en toi-même, en toi-même ?…
Malade à présent, — malade du venin du serpent ; — prisonnier à présent, — sur toi s’est abattu le plus dur destin : — dans ta propre fosse — tu travailleras courbé, — voûté en toi-même, — t’enterrant toi-même, — sans aide possible, — raide, — un cadavre, — avec, dessus, des tours de fardeaux, — accumulées par toi-même, — un savant ! — un connaisseur de toi-même ! — le sage Zarathustra !…
Tu cherchais le plus lourd des fardeaux : — tu t’es trouvé, toi, — et tu ne te jetteras pas toi-même par-dessus bord… — Épiant, — mâchant, — déjà tu ne tiens plus droit ! — Même ta tombe est contrefaite, — Esprit contrefait !…
Et récemment encore, si fier, — hissé sur les échasses de ta fierté, — récemment encore anachorète sans Dieu, — compagnon solitaire du diable, — prince à toge écarlate de tout Orgueil !…
Maintenant — entre deux néants — courbé, — point d’interrogation, — énigme harassée, — énigme pour les oiseaux de proie…
Ils sauront bien te délivrer, — ils ont faim déjà de ta délivrance, — ils voltigent déjà autour de toi, énigme, — autour de toi, pendu !… — Ô Zarathustra !… — Connaisseur de toi-même !… — Bourreau de toi-même !…
LE SIGNE DE FEU
Ici, où entre les mers l’île a percé, — pierre sacrificatoire qui s’élance, escarpée, — ici sous le noir ciel, — Zarathustra allume ses feux sur les hauteurs, — signes de feu pour les pilotes en détresse, — points d’interrogation pour ceux qui savent répondre.
Cette flamme au ventre grisâtre, — vers les lointains froids ses langues poussent leur désir, — vers de toujours plus pures hauteurs elle tord son cou, — un serpent est dessus, dressé d’impatience ; — ce signe, je l’ai placé devant moi.
Mon âme, elle est cette flamme, — insatiable vers de nouveaux lointains, — elle jaillit plus haut, plus haut, sa calme ardence. — Pourquoi Zarathustra a-t-il fui animaux et hommes ? — Pourquoi sauvage, s’est-il enfui de la terre ferme ? — Il connaît déjà six solitudes, — mais la mer elle-même ne lui était pas assez solitaire, — sur l’île il s’est hissé, sur la montagne il est devenu flamme, — vers une septième solitude — il jette maintenant la ligne investigatrice par dessus sa tête.
Pilotes en détresse ! Ruines des vieilles étoiles ! — Mers de l’avenir ! Cieux inexplorés ! — Vers tout ce qui est solitaire je jette maintenant ma ligne : — répondez à l’impatience de la flamme, — pêchez, à moi le pêcheur des hautes montagnes, — ma septième dernière solitude !
LE SOLEIL DESCEND
I
Tu n’auras plus soif bien longtemps, — cœur consumé ! — Il y a des délivrances dans l’air, — des bouches inconnues soufflent vers moi, — la grande fraîcheur arrive…
Mon soleil à midi était droit au-dessus de moi : — je vous salue, vous qui venez, — vents soudains. — frais esprits du crépuscule !
L’air passe, venant d’ailleurs et pur. — Ne m’œillade-t-elle pas avec son coulé — regard de tentatrice, — la nuit ?… — Reste fort, mon cœur vaillant ! — Ne demande pas : Pourquoi ?
II
Jour de ma vie ! — Le soleil descend. — Déjà les flots, surface unie, — se dorent. — Chaude est l’haleine du rocher : — est-ce que peut-être le bonheur — a dormi sur lui son sommeil de midi ? — Dans les clartés vertes, — l’abîme brun hisse le bonheur en riant.
Jour de ma vie ! — Nous allons vers le soir ! — Déjà arde ton œil, — mi-brisé, — déjà ruissellent les larmes — de ta rosée, — déjà court, calme sur la mer blanche, — la pourpre de ton amour, — ta dernière hésitante félicité !…
III
Gaîté, toi dorée, viens ! — toi, de la mort — tout intime et doux charme précurseur ! — Ai-je couru trop vite mon chemin ? — Maintenant seulement, que le pied s’est fatigué, — ton regard me rattrape encore, — ton bonheur me rattrape encore.
Autour, rien que vagues et jeux. — Tout ce qui fut lourd — s’est effondré dans l’oubli bleu, — paresseux se balance mon canot. — Tempête et traversée, comme il les a oubliées ! — Désir, espoir se sont noyés, — planes sont immobiles l’âme et la mer.
Septième solitude ! — Jamais je ne sentis plus près de moi la sécurité douce. — jamais plus chaud le regard du soleil. — Ne bout-elle pas encore, la glace de mes sommets ? — Argentin, léger comme un poisson, ma nacelle nage à présent vers là-haut…
GLOIRE ET ÉTERNITÉ
I
Que longtemps déjà te voilà assis — sur ta malchance ? — Fais attention ! tu me couves encore — un œuf, — un œuf de basilic, — avec ton long chagrin.
Pourquoi Zarathustra se glisse-t-il le long de la montagne ?
Méfiant, ulcéré, sombre, — il épie, — mais soudain, un éclair — brille, terrible, un coup — frappant de l’abîme vers le ciel : — de la montagne elle-même se secouent — les entrailles…
Où la haine et le rayon de l’éclair — se sont unis, une malédiction, — sur les montagnes demeure maintenant la colère de Zarathustra ; — comme un orage menaçant il se glisse dans son chemin.
Qu’il rampe sous sa couverture, celui qui en a encore une ! — Au lit, les délicats ! — Maintenant le tonnerre roule au-dessus des voûtes, — maintenant tremblent poutres et murs, — maintenant zigzaguent des éclairs et des vérités jaunes de soufre : — Zarathustra hurle ses malédictions.
II
Cette monnaie avec laquelle — tout le monde paie, — la Gloire, — je mets des gants pour toucher cette monnaie, — mon dégoût piétine dessus.
Qui veut être payé ? — Le vénal… — Celui qui est à vendre, qu’il étende ses mains graisseuses — vers le vulgaire clinquant de la gloire !
Veux-tu les acheter ? — Ils sont tous à vendre. — Mais offre bon prix, — fais sonner ta bourse pleine ! — Sinon, tu affermis, — tu affermis leur vertu…
Ils sont tous vertueux. — Gloire et vertu, ça rime. — Aussi longtemps que vivra le monde, — il paiera le caquetage de la vertu — avec le cliquetis de la gloire : — le monde vit de ce bruit-là…
Devant tous les vertueux, — je veux être débiteur, — débiteur de chaque grande dette ! — Devant les résonnateurs de la gloire, — mon avarice devient ver de terre ; — parmi de telles gens, j’ai comme seule envie — d’être le plus humble…
Cette monnaie avec laquelle — tout le monde paie, — la Gloire, —
je mets des gants pour toucher cette monnaie, — mon dégoût piétine
dessus.
III
Silence ! — Sur les grandes choses — je vois des grandes choses ! — On doit se taire — ou parler grandiosement : — Parle grandiosement, ma ravie sagesse !
Je regarde en haut — des flots de lumière roulent : — ô nuit, ô calme, ô vacarme silencieux comme les morts ! — Je vois un signe : — des plus éloignés lointains — descend, lentement étincelante, l’image d’une étoile vers moi.
Constellation suprême de l’être ! — Table des visions éternelles ! — C’est toi qui viens vers moi ! — Ce que personne n’a vu, — ta muette beauté, — comment ! elle ne fuit pas devant mes regards ?
Enseigne de la nécessité ! — Table des visions éternelles ! — Mais tu le sais bien, — ce que seul moi j’aime, — tu sais bien que tu es éternelle ! — que tu es nécessaire ! — Mon amour ne s’enflamme — éternellement qu’à ta nécessité.
Enseigne de la nécessité, — constellation suprême de l’être ! — toi que n’atteint aucun vœu, — toi que ne souille aucune négation, — éternel oui de l’être, — éternellement je suis ton oui : — car je t’aime, ô éternité !
DE LA PAUVRETÉ DU TRÈS RICHE
Dix ans se sont passés, — pas une goutte d’eau ne m’apparut, — pas de vent humide, pas de rosée d’amour, — un pays privé de pluie… — et je prie ma sagesse — de ne pas devenir avare dans cette sécheresse : — toi-même déborde, stillicide toi-même ta rosée, — sois toi-même la pluie de ta sauvage solitude !
Jadis j’ordonnais aux nuages — de s’éloigner de mes montagnes. — Jadis je leur disais : « Plus de lumière, tristes ombres ! » — Aujourd’hui je les attire pour qu’ils viennent : — Faites l’obscurité autour de moi avec vos mamelles ! — Je veux vous traire, — vaches de la hauteur ! — Sagesse chaude comme le lait, douce rosée de l’amour, — je vous répands à flots sur le pays.
Partez, partez, vérités, — votre regard est trop sombre ! — Je ne veux pas sur mes montagnes — voir les brutales impatientes vérités. — Dorée par le rire, — que s’approche aujourd’hui la vérité — adoucie par le soleil, hâlée par l’amour, — je ne cueille de l’arbre qu’une vérité mûre.
Aujourd’hui j’étends la main — vers les boucles du hasard, — assez habile pour conduire le hasard, — comme on conduit un enfant, pour le duper. — Aujourd’hui je veux être hospitalier — pour l’importun, — même pour le destin je rentrerai mes épines. — Zarathustra n’est pas un hérisson.
Mon âme, — insatiable avec sa langue, — à toutes choses bonnes et mauvaises elle a déjà léché, — vers chaque profondeur elle a plongé. — Mais toujours, comme le bouchon, — toujours elle reparaît, surnage, — elle bouffonne comme l’huile sur la mer brune : — c’est pour une telle âme qu’on me nomme : l’heureux.
Qui sont mon père et ma mère ? — Mon père, n’est-ce pas le prince Abondance, — ma mère, le rire silencieux ? — N’est-ce pas l’union de ces deux-là qui m’engendra, — moi l’animal-énigme, — moi, l’ennemi de la lumière, — moi prodigue de toute sagesse, Zarathustra ?
Aujourd’hui malade de douceur, — un vent de dégel, — rêve Zarathustra dans l’attente, sur les montagnes. — Devenu doux, et cuit — dans son propre suc, — en-dessous de son sommet, — en-dessous de sa glace, — fatigué et bienheureux, — un créateur à son septième jour.
— Silence ! — Une vérité marche au-dessus de moi, — semblable à un nuage, — d’invisibles éclairs elle me frappe. — À travers de larges et lents escaliers — monte son bonheur vers moi : Viens, viens, vérité bien-aimée !
— Silence ! — C’est ma vérité ! — De ses yeux hésitants, — de toutes ses terreurs — vers moi se jette son regard, — aimable, méchant, un regard de jeune fille… — Elle a deviné le fond de mon bonheur, — elle m’a deviné, — ah ! à quoi pense-t-elle ? — Rouge épie un dragon — sous l’abîme de son regard de jeune fille.
— Silence ! Ma vérité parle !
Malheur à toi, Zarathustra ! — Tu as l’air d’un homme — qui a avalé de l’or : — on finira par t’ouvrir le ventre !…
Tu es trop riche, — tu gâtes trop de monde ! — tu fais trop d’envieux, — trop de pauvres… — Moi-même, ta lumière me relègue dans l’ombre, — et j’ai froid : va-t’en, riche, — va t’en, Zarathustra, va-t’en de ton soleil !…
Tu voudrais donner, répandre à pleines mains ton superflu. — mais toi-même, tu es le plus superflu ! — Sois prudent, ô riche ! — Donne-toi d’abord toi-même, ô Zarathustra !
Dix ans se sont passés, — et pas une goutte d’eau ne t’apparut ? — pas un vent humide ? pas de rosée d’amour ? — Mais qui donc devrait t’aimer, — ô richissime ? — Ton bonheur sèche tout à la ronde, — appauvrit en amour — un pays privé de pluie…
Personne ne te remercie plus… — Mais c’est toi qui remercie chacun — de ceux qui prennent de toi : — Là je te reconnais bien, — ô richissime, — toi le plus pauvre de tous les riches !
Tu te sacrifies, ta richesse te torture, — tu te fatigues à donner, — tu ne te ménages pas, tu ne t’aimes pas : — la grande torture te domine toujours, — la torture des granges débordantes, du cœur débordant. — Mais personne ne te remercie..
Tu dois devenir plus pauvre, — ô sage sans sagesse, — si tu veux être aimé. — On n’aime que les souffrants, — on ne donne d’amour qu’aux affamés… — Donne-toi d’abord toi-même, Zarathustra !
— Je suis ta vérité…
(Traduction de Georges Mesnil.)
- ↑ Par ces poèmes se termine l’œuvre du philosophe allemand. Ce sont les dernières pages écrites par lui avant que la cruelle maladie dont il souffrait ne vînt paralyser sa pensée.