Divorcée (Pont-Jest)/I/II

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Ernest Flammarion (p. 9-16).


II

UN HIVER À SAINT-PÉTERSBOURG


Pierre Olsdorf était peut-être, de tous les candidats à sa main, le seul que la jolie Lise Barineff eût remarqué, non qu’elle le trouvât mieux que les autres jeunes hommes reçus par sa mère, mais tout simplement parce que celle-ci, d’accord avec le général Podoï, saisissait toutes les occasions de faire l’éloge de ce soupirant, qui était bien, pour l’ambition de l’ex-comédienne, le gendre rêvé.

En effet, le prince Olsdorf n’était pas seulement un mari titré ; il jouissait encore d’une foule d’autres qualités. D’abord, il avait une grande fortune. Son aïeul, qui avait été feld-maréchal sous l’impératrice Anne, après l’avoir servie quand elle n’était que princesse de Courlande, avait profité des libéralités de sa souveraine pour agrandir ses domaines et faire construire, sur la rive droite de la Windau, le château de Pampeln, qui passait pour une des plus belles habitations seigneuriales de la contrée. De plus, le prince était orphelin, ce qui permettait à la comtesse Barineff d’espérer gouverner un peu le ménage de sa fille.

Pierre Olsdorf fut donc autorisé à faire sa cour, et Lise, bien que son cœur restât absolument calme, fut touchée de la discrétion ainsi que de la douceur de celui qui devait être son mari.

Le prince était d’ailleurs un timide, du moins auprès des femmes. À l’opposé des jeunes nobles de Saint-Pétersbourg, il avait peu vécu. Il n’était pas un assidu au théâtre Michel ni l’un des habitués du ballet. En sortant de l’Institut des nobles, où il avait été élevé, au lieu d’entrer dans les pages, comme la plupart des fils de famille, il était allé s’installer à Pampeln avec son oncle et tuteur le prince Alexis Olsdorf, vieux garçon qui boudait un peu la Cour. Là, il s’était abandonné à son goût inné pour les chevaux et la chasse, et, seulement après la mort de son parent, il était venu de temps en temps à Saint-Pétersbourg, mais pour n’y jamais faire que des stations de courte durée. La vie libre, au grand air, lui semblait préférable à toutes les autres.

C’était à cette existence saine, hygiénique, qu’il devait son excellente santé, car né chétif, maladif, il n’aurait peut-être pu résister aux plaisirs dont il aurait été forcé de prendre sa part, s’il avait vécu au milieu des jeunes gens de son monde. Pampeln l’avait au contraire sauvé de tous les excès.

Bien que d’une taille moyenne et d’une apparence délicate, il était cependant robuste. Les exercices du corps l’avaient rendu infatigable et d’une bravoure calme, pleine tout à la fois d’audace et de sang-froid. Il avait également gagné à vivre ainsi une gravité prématurée, une fermeté d’homme mûr. Excellent pour ses gens, il en était adoré, et ses fermiers émancipés avaient toujours pour lui le respect et l’obéissance des serfs pour le seigneur. Il ne négligeait du reste rien de ce qui pouvait être utile à leur bien-être et à leur élévation morale. Sur ses terres, les logements malsains n’existaient plus, et il avait établi dans ses vastes domaines des écoles où il exigeait que fussent envoyés tous les enfants. Non seulement ces enfants recevaient là l’instruction primaire et religieuse, mais encore ils y apprenaient le français. Tout le monde, pour ainsi dire, parlait notre langue à dix lieues à la ronde autour du château.

On le conçoit donc aisément, le prince préférait à tout autre le séjour en Courlande, et c’est précisément son goût pour cette existence si active et si honorable qui le fit songer un jour à prendre femme. Garçon, il lui était difficile de recevoir ses amis mariés. Or l’hospitalité des Olsdorf était légendaire. Il fit part de son désir au général Podoï, qui avait été l’ami de son père, et le vieil amoureux de la comtesse Barineff songea tout naturellement alors à faire de Lise la châtelaine de Pampeln.

C’était bien là, selon lui, la femme qu’il fallait à Pierre le Taciturne, comme il l’appelait volontiers. Lise était sérieuse, instruite et non frivole, ainsi que la plupart des jeunes filles de la noblesse russe. Il en parla au prince ; celui-ci vint à Saint-Pétersbourg, où, après avoir rencontré deux ou trois fois la fille de la comtesse, frappé de sa beauté et de sa distinction, il fut bientôt convaincu qu’il ne pourrait mieux choisir, demanda sa main et, comme nous l’avons vu, fut agréé.

Ce but de l’intelligente veuve atteint, les choses suivirent leur marche régulière. Bien qu’il n’eût aucune fonction à la Cour, le prince Olsdorf, par déférence et pour obéir à la tradition, demanda à l’Empereur l’autorisation de se marier, et l’acquiescement du Czar ne s’étant pas fait attendre, Pierre se hâta de livrer aux tapissiers son hôtel de la Moïka, si complètement délaissé depuis tant d’années.

À cette occasion la comtesse remporta une seconde victoire. Certain de son goût exquis, le prince la pria de s’occuper de tout, et rien ne s’exécuta que par ses ordres dans le palais des futurs époux. Sa satisfaction ne fut troublée, pensant qu’elle faisait ainsi la maîtresse de maison, que par une lettre qu’elle reçut de Paris, en réponse à celle qu’elle avait adressée à son camarade Dumesnil.

Moins réservé que son amie, l’acteur de l’Odéon lui avait écrit :

« Je suis tout heureux, ma chère Madeleine, tout fier du mariage de Lise. Je ne regrette plus le sacrifice que j’ai fait, lorsque tu es devenue comtesse Barineff, en laissant reconnaître cette chère enfant par celui qui te donnait son nom. J’ai voulu, avant tout, assurer l’avenir de notre fille et plus tard, sacrifiant mon propre avenir, à moi, je ne t’ai pas rejointe en Russie, où la gloire et la fortune m’attendaient peut-être. »

Le vieux comédien continuait en se lamentant sur la décadence du théâtre, sur le manque de délicatesse du public, sur l’isolement auquel il était condamné, et il terminait en chargeant son ancienne maîtresse d’embrasser pour un vieil ami celle qu’il ne pouvait embrasser comme un père.

Tout cela avait rappelé à la comtesse Barineff une foule de souvenirs désagréables, et elle regrettait un peu d’avoir écrit à Dumesnil, tout en comprenant qu’il lui eût été bien difficile de s’abstenir, car elle n’avait eu qu’à se louer de la conduite de cet honnête homme.

C’était Dumesnil, en effet, qui avait dirigé les premiers pas de Madeleine Froment dans la carrière dramatique, en l’enlevant à l’existence précaire qui l’attendait dans le monde interlope où l’abandon des siens l’avait lancée à moins de vingt ans ; et, après l’avoir rendue mère, il ne songeait pas à l’abandonner, mais voulait tout au contraire reconnaître son enfant, quand un engagement inespéré à Saint-Pétersbourg lui ayant été proposé, Madeleine avait quitté Paris, en promettant à Dumesnil de le faire entrer à son tour au théâtre Michel. Nous savons ce qui s’était passé. Entourée, adulée, elle avait rapidement oublié son camarade de l’Odéon, et Dumesnil n’avait connu son mariage avec le comte Barineff que lorsqu’il était trop tard pour tenter de s’y opposer.

Mme  Froment avait alors fait vibrer adroitement la fibre paternelle dans le cœur de Dumesnil qui, nous l’avons vu, avait laissé son enfant devenir la fille du comte Barineff, autant par affection que par vanité. Mais toutes ces déceptions l’avaient aigri ; il était resté comédien autant par nécessité que par goût, triste, découragé, convaincu que tout était fini pour la littérature dramatique, et ne trouvant un peu de consolation que lorsque, les jours de répertoire, il interprétait, avec toutes les traditions, les auteurs du grand siècle.

Toutefois, malgré ce nuage qui s’était élevé dans son ciel d’azur, le comtesse Barineff n’en continua pas moins à veiller avec activité à l’installation du jeune ménage. Au jour fixé, l’hôtel de la Moïka n’attendait plus que ses maîtres.

Cette épreuve de deux mois subie par Pierre Olsdorf ne lui avait nui dans l’esprit de sa fiancée. Lise ne se sentait certes pas le cœur battre violemment quand celui dont elle allait porter le nom lui baisait la main, car ce cavalier grave, aux fines moustaches blondes, à l’œil bleu à demi voilé, n’était peut-être pas l’époux qu’elle avait entrevu dans ses rêves, mais il la ferait princesse, et la comtesse Barineff affirmait à sa fille que les unions les plus heureuses sont souvent celles que l’amour n’a pas précédées.

Du reste, l’ex-comédienne se promettait de faire de l’habitation du prince le séjour le plus gai du monde, en y introduisant ses amis, tous ces artistes qu’elle se plaisait à recevoir, tous ces étrangers qui, depuis plusieurs années, donnaient à son salon une réputation méritée d’esprit et d’élégance.

Les dernières hésitations inconscientes de Lise disparurent devant la corbeille que Pierre lui offrit quelques jours avant son mariage. Il y avait là des merveilles d’élégance et toute une fortune en bijoux et en fourrures. Ce soir-là, néanmoins, elle s’endormit avec autant de calme que de coutume, et ses dernières nuits de vierge ne furent troublées par aucun de ces songes qui hantent l’esprit des plus pures à la veille de l’acte le plus important de leur vie.

Aussi le surlendemain, lorsqu’elle partit pour l’église Isaac, où allait se célébrer la cérémonie, était-elle aussi fraîche qu’éblouissante, dans sa robe de moire blanche recouverte de merveilleuses dentelles qui avaient appartenu à la mère de son mari.

Son entrée dans la basilique, au bras du général Podoï, fut un véritable triomphe. Pour rien au monde, le vieux soldat n’aurait cédé à personne le droit de conduire à l’autel, en qualité de « père d’honneur », celle qu’il considérait de plus en plus comme sa fille, et Lise dut traverser, pour gagner le fauteuil armorié qui l’attendait, une foule sympathique, composée de toute la noblesse de Saint-Pétersbourg. C’était un éblouissement d’uniformes chamarrés, de costumes de gala, de diamants et de beautés.

Le prince donnait le bras à l’une des plus grandes dames de la Cour, la princesse Iwacheff, qui lui servait de « mère d’honneur » et n’était pas sa parente, ainsi que le veut la coutume.

La comtesse Barineff venait ensuite, mais si satisfait que fût son orgueil, elle restait calme et digne. On eût dit qu’elle était par droit de naissance de ce monde où son héritière allait être à l’un des premiers rangs.

L’Empereur avait envoyé un de ses aides de camp ; l’archiprêtre lui-même officia, et lorsque la fille de l’acteur Dumesnil fut devenue princesse, elle reçut avec une tenue parfaite les compliments de ceux qui défilèrent devant elle.

Quelques heures après, un dîner absolument princier réunit à l’hôtel Olsdorf plus de cent convives, et le lendemain commença pour Lise cette grande existence à laquelle on l’avait préparée depuis si longtemps.

Le prince avait formé le projet de partir pour Pampeln aussitôt après son mariage, mais la saison était déjà avancée, l’hiver venait rapidement, et la comtesse Barineff lui fit observer qu’il ne pouvait ainsi priver sa jeune femme des fêtes auxquelles elle serait invitée à Saint-Pétersbourg, pour l’enfermer dans son château à une époque de l’année où il restait forcément un peu désert.

Autant par déférence pour sa belle-mère que par affection pour celle dont il semblait véritablement épris, Pierre remit son départ pour ses domaines au printemps prochain, et l’hôtel de la Moïka, ainsi que se l’était promis la comtesse, devint bientôt l’une des plus brillantes habitations de Saint-Pétersbourg.

Cela ne faisait qu’à moitié l’affaire du prince. Il n’avait jamais beaucoup aimé le monde et il eût préféré avoir sa femme un peu plus pour lui seul, mais il se soumit de bonne grâce, et les fêtes, les réceptions, se succédèrent chez lui pendant les six premiers mois de son union. La princesse Olsdorf avait sa loge au théâtre Michel et à l’Opéra-Italien ; elle était de tous les bals de la Cour ; nul traîneau n’avait des trotteurs Orloff comparables aux siens ; les femmes les plus haut titrées de la noblesse russe étaient devenues ses amies ; on la citait dans toutes les chroniques pour son élégance, son esprit et sa beauté.

Quant à Pierre, toujours un peu trop sérieux, il ne s’absenta pendant ces six mois bruyants qu’une seule fois, pour aller s’assurer en Courlande que Pampeln serait tout à fait digne au printemps de recevoir sa châtelaine.

Le prince Olsdorf aimait sa femme, mais avec son caractère grave et son tempérament d’homme du Nord, ignorant des passions fougueuses et troublantes. Il semblait du reste qu’il était bien qu’il en fût ainsi, car Lise restait la femme que le général Podoï lui avait dépeinte : douce, aimante, sans inquiétudes, sans jalousie. Son mari était surtout pour elle un ami ; ni son cœur ni ses sens ne paraissaient en demander davantage. Donc tout était pour le mieux, et la comtesse Barineff, justement fière de son œuvre, en jouissait avec orgueil, lorsqu’un jour le brave Podoï vint lui rappeler la promesse qu’elle lui avait faite d’accepter son nom après le mariage de sa fille.

— Comment, mon ami, vous pensez toujours à faire de moi votre femme ? lui demanda-t-elle.

— Plus que jamais ! répondit le général d’une voix émue. Voyons, n’ai-je pas travaillé, moi aussi, au bonheur de votre enfant, et n’ai-je pas droit à une récompense ? Or laquelle m’est seule précieuse ? Pensez donc, ma chère Madeleine, je vous aime depuis quinze ans !

— C’est vrai ! Cela nous vieillit bien tous les deux.

— Vous êtes, vous, toujours jeune et belle ; à moi, vous me rendrez la jeunesse.

L’excellent homme avait prononcé ces derniers mots avec une telle fatuité que la comtesse ne put s’empêcher de sourire, en lui tendant la main.

— Vous me la donnez ? s’écria Podoï, en saisissant cette main pour la couvrir de baisers.

— Il le faut bien, fit la mère de Lise ; mais ne se moquera-t-on pas un peu de nous ? Je suis à la veille d’être grand-mère.

— Eh bien ! quoi, nous commencerons pas avoir des petits-enfants, voilà tout !

Et le général s’était redressé fièrement, pendant que l’ex-jeune première s’efforçait de rougir un peu à cette gauloiserie de son vieil amoureux.

Moins de quinze jours plus tard, mais sans faste et sans bruit, on célébrait à Isaac le mariage de la comtesse Barineff avec le général Podoï, qui semblait vraiment rajeuni de ses quinze années de constance et de dévouement.

Le même jour, étranger coïncidence, Dumesnil reprenait Georges Dandin, à l’Odéon.