Divorcée (Pont-Jest)/I/IV

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Ernest Flammarion (p. 36-49).


IV

LA GÉNÉRALE PODOÏ


Si j’étais un romancier naturaliste, je veux dire sans souci de la pudeur et du choix des mots, il me faudrait appeler ici la physiologie à mon aide pour peindre, dans toute sa brutalité, l’amour que ressentaient l’un pour l’autre la princesse Olsdorf et Paul Meyrin, et les lignes que je consacrerais à cette étude, ainsi que les scènes auxquelles elle donnerait lieu, seraient le clou de ce livre, selon l’expression consacrée. Elles en feraient probablement le succès, grâce à cette curiosité malsaine dont les lecteurs les moins blasés sont atteints aujourd’hui. Car nous vivons à un époque étrange où le cynisme règne aussi bien dans les lettres, dans les arts et les affaires que dans la politique. Serait-ce donc là le seul souverain que puisse accepter notre pseudo-république ?

En effet, jamais la licence n’a eu ses coudées aussi franches, jamais la médiocrité n’a mené aussi loin, jamais la hardiesse n’a fait monter aussi haut, jamais les œuvres médiocres, dramatiques ou littéraires, pourvu qu’elles soient habilement lancées, n’ont eu autant de succès. Notre pays, jadis réputé pour sa galanterie et son bon goût, est devenu la patrie du grossier et du vulgaire.

Ce nouvel état de choses est dû à des causes multiples : l’abandon de toute religion, la rapidité scandaleuse de certaines fortunes, l’âpre désir de jouissances de tous et aussi, il faut avoir le courage de le dire, l’invasion de ces innombrables Méridionaux, celle surtout de ces rastaquouères qui ont pris le haut du pavé, en apportant dans le monde où ils ont pénétré la vanité, l’outrecuidance, la blague inhérentes à leur tempérament. Certes, le Provençal et le Gascon peuvent être honnêtes, braves, dévoués, intelligents, j’en connais et beaucoup pourvus de ces qualités, mais trop souvent la distinction leur manque. On dirait qu’elle n’est pas compatible avec leur terrible accent, leurs gestes d’épileptiques, leur manie de parler haut, d’appeler les gens par leurs noms propres, de raconter leurs affaires à tout le monde.

Pour quelques hommes d’esprit, certains littérateurs de premier ordre, quelques grands artistes et deux ou trois poètes que le Midi nous a donnés, quels parvenus bruyants, insolents, encombrants Paris ne lui doit-on pas ? À ces gens-là, il semble que tout est dû. Ils se glissent partout, ne doutant de rien, se poussant les uns les autres, âpres à la curée des places et des honneurs plutôt encore qu’avides d’argent.

C’est surtout de la rive droite de la Garonne et du bord de la mer que nous est venue cette funeste invasion, car en remontant vers l’intérieur et en allant à la montagne, les Méridionaux se transforment brusquement. On dirait une autre race. D’abord ils ont moins d’accent ; de plus, ils sont remplis d’incontestables qualités.

Quant aux rastaquouères, ils n’ont pas de patrie, mais sont de partout, du Sud-Amérique aussi bien que des rives du Nil, du golfe du Mexique aussi bien que de l’extrême Orient, et c’est à l’accueil enthousiaste que Paris fait à leurs noms ronflants et à leurs fortunes suspectes que nous devons la plaie qui nous ronge jusqu’aux moelles. Sans aucun des bons côtés des Méridionaux, dont les défauts naissent le plus souvent d’une exubérance de sève et d’imagination, ces étrangers prennent Paris pour une sorte de Capoue moderne ; ils y sont le public des platitudes, les lecteurs des obscénités, les provocateurs à toutes les débauches.

Et de tout cela, il est résulté, dans le ton ainsi que dans les allures, un sans-gêne et une trivialité qui sont en grande partie cause de notre décadence sociale aussi bien, conséquemment, que du succès de ces feuilles écrites en charabia érotique et de tant d’œuvres malpropres, qu’on dirait imprimées à Lesbos et qui sentent à la fois l’égout et l’opoponax.

Or, comme je n’ai pas l’ambition d’écrire un de ces livres-là, je ne dirai de la passion qui avait réuni Lise Olsdorf et Paul Meyrin que ce qui est nécessaire pour être bien compris. Ce que je voudrais peindre, c’est l’abaissement moral dans lequel tombe rapidement la femme lorsque, cédant aux seuls désirs de ses sens, elle se jette, aveugle, éperdue, dans les bras d’un homme qui n’est ni de son monde, ni de sa race, ni de son éducation.

L’amour, dans l’acception pure du mot, a pour conséquence, lors même qu’il n’est pas légitime, d’établir entre ceux qui l’éprouvent l’un pour l’autre un échange de sentiments élevés, de dévouements et de sacrifices. Il survit à toutes les épreuves ; dans son orgueil d’abnégation, il les provoquerait au besoin. La passion, au contraire, lorsque l’âme y est étrangère, est faite toute d’égoïsme et de satisfactions matérielles.

Dans ce cas, entre les mains de l’homme se sachant plus désiré qu’aimé, la femme n’est plus cette adorable compagne de la vie qui encourage et console, cette amie fidèle dont la joie double les joies ; elle devient un instrument de plaisir dont le possesseur jaloux veut pour lui seul non seulement toutes les ivresses, mais tous les sourires et les moindres pensées. Elle ne doit vivre que pour lui, ne plaire qu’à lui, n’être belle que devant lui. Annihilant les inspirations intelligentes de celle qui s’est si imprudemment donnée, le maître en fait promptement une esclave servile dont le cœur, étouffé par la matière, cesse bientôt de battre. Et lorsque le jour de la satiété ainsi que l’heure du délaissement arrivent, il ne reste plus de la créature de Dieu faite pour l’idéal qu’une femelle épuisée, avilie à ses propres yeux, vouée désormais à une existence de lassitude et de dégouts.

Mais Lise Olsdorf, tout entière à cet amour sauvage qui s’était emparé d’elle, ne pouvait supposer que c’était là peut-être l’avenir dont elle était menacée. Les excursions fréquentes du prince lui laissent pour ainsi dire toute liberté, car lorsque les hôtes de Pampeln étaient à la chasse, il ne restait guère au château que les gens âgés et paisibles, qui se retiraient de bonne heure et, en raison de la réputation même de la princesse, ne songeaient pas à la surveiller.

D’ailleurs, un excellent motif permettait aux amants de demeurer seuls de longues heures. Dès le lendemain de cette rencontre qui avait fixé leur sort, le peintre avait commencé le portrait de Lise, et tout le monde, Pierre Olsdorf le premier, s’intéressait à cette œuvre qui promit bientôt d’être remarquable.

Sous l’empire de sa passion, Paul Meyrin avait d’abord voulu peindre la princesse en Diane chasseresse, les cheveux relevés à la grecque, les épaules nues, les seins à peine voilés ; mais à la vue de l’esquisse de cette toile, la jeune femme eut peur ; il lui sembla que tout y trahissait déjà l’amour de l’artiste, et elle le supplia de ne pas poursuivre ce travail. Il y consentit, mais à la condition que son modèle, renouvelant pour lui les impudeurs de la princesse Borghèse pour Canova, lui laisserait reproduire un jour, en secret, pour eux seuls, les splendeurs de toutes ses beautés. Et l’affolée s’y étant engagée dans une étreinte passionnée, Meyrin, passant d’un extrême à l’autre, la représenta en amazone, sévèrement et chastement vêtue.

Moins de quinze jours plus tard, ce portrait était à peu près terminé et le prince qui, tout naturellement, ne se doutait pas de ses infortunes conjugales, remerciait son hôte en l’autorisant à emporter sa toile à Paris, pour la faire figurer à la prochaine exposition.

À chacune de ces heures passées avec Paul, la princesse avait vu grandir son amour, qui s’était en quelque sorte purifié par l’admiration que lui causait l’artiste dans l’exécution de son œuvre.

Pendant que durèrent les séances, libre de le voir tous les jours à son aise, elle l’aima mieux, moins charnellement, mais si désireux que fût le peintre de prolonger son travail, il fallut bien que, par mesure de prudence, il se décidât un soir à reconnaître qu’il était achevé et, conséquemment, à renoncer à ses tête-à-tête quotidiens. Alors la passion de Lise reprit brutalement sa forme première.

Privée de ces entrevues au cours desquelles, satisfaite, assouvie, elle pouvait faire provision de calme pour le restant du jour, elle devint jalouse, inquiète, imprudente. Bientôt elle fut si peu maîtresse d’elle-même que la générale Podoï, servie par sa propre expérience en semblable matière, devina, en partie du moins, ce qui se passait.

Effrayée, non par vertu, mais en raison de l’affection toute faite d’orgueil qu’elle avait pour sa fille, des conséquences que pouvait avoir une semblable liaison, l’ex-comtesse Barineff surveilla plus attentivement la princesse, et il ne lui fut pas longtemps possible de conserver le moindre doute sur ses relations avec le beau peintre, car un soir elle les surprit à peu près dans les bras l’un de l’autre, sous cette même grande allée de Pampeln qui avait été le théâtre de l’explosion de leur amour.

La générale était, nous l’avons dit, une femme énergique ; aussi, sans tergiverser un seul instant, le lendemain matin, avant déjeuner, se présenta-t-elle dans la chambre de Paul Meyrin, sans même s’être fait annoncer.

Un moment stupéfait de cette visite, le Roumain fut bientôt fixé, car la mère de Lise lui dit immédiatement, sans préambule ni précautions oratoires :

— Monsieur, je tiens à vous inviter à faire aujourd’hui même vos adieux aux hôtes de Pampeln et à partir. Vous écrirez au prince, qui est absent pour toute la journée, que vous avez reçu de Paris des nouvelles vous y appelant sans nul retard.

— Je ne vous comprends pas, madame, balbutia la jeune homme.

— Il faut cependant me comprendre sans me forcer à m’expliquer davantage. C’est moi qui vous ai présenté au prince Olsdorf ; je suis donc jusqu’à un certain point responsable de vos faits et gestes sous son toit. Or, cette responsabilité déjà trop grande, je ne veux pas l’assumer plus longtemps.

— Mais, madame, si le prince se contente du motif que je lui donnerai sur votre conseil, de ce prompt départ, d’autres personnes seront peut-être moins crédules.

— Je n’ai pas à m’inquiéter de cela. Vous direz à ces autres personnes ce qui vous conviendra. Le mieux encore serait de ne rien dire… à qui que ce soit ! Mais vous partirez, j’en exige de vous la promesse formelle.

— Vous exigez ?

— Vous savez bien que j’ai le droit et le devoir de parler ainsi.

— Et si je refuse de vous obéir ?

— Si vous refusez, dans dix minutes vous recevrez les témoins du général Podoï, témoins discrets qui vous ménageront le moyen de vous battre sans compromettre personne, sauf moi-même. Il vous restera la honte d’avoir accepté un vieillard pour adversaire, et vous serez bien forcé ensuite de quitter Pampeln.

Le brave Podoï ne se doutait guère qu’en ce moment celle qui portait son nom disposait si facilement de sa vie. Il est vrai que la générale savait qu’elle n’avait besoin de consulter son mari dans aucun cas, et qu’en cette circonstance délicate elle le trouverait, comme toujours, disposé à tout ce qu’elle ordonnerait.

Fort embarrassé, ne sachant comme se tirer de ce véritable guet-apens, Paul Meyrin gardait le silence. Il sentait bien qu’il avait affaire à une femme qui ne cèderait pas.

— Voyons, reprit sèchement l’ancienne actrice du théâtre Michel, partirez-vous, oui ou non ?

— Je partirai, répondit le peintre en s’inclinant.

— Ce soir même ?

— Vous le laisserez bien vingt-quatre heures de répit ; je vous promet de partir demain matin.

— Non, il faut que vous vous éloigniez aujourd’hui même, avant le retour de mon gendre. Vous avez au château des chevaux et une voiture à votre disposition pour vous conduire jusqu’à Mittau. De là vous ferez bien de retourner directement à Paris. Si on apprenait ici la prolongation de votre séjour en Russie, après votre brusque départ de Pampeln, on pourrait en chercher la raison. C’est ce que je veux éviter.

Le ton avec lequel avaient été prononcés ces derniers mots ne permettait plus à Paul d’hésiter.

— Eh bien ! soit, madame, dit-il, je partirai ce soir.

— Sans avoir vu qui vous savez, observa la mère de Lise.

— Ah ! je ne m’engage pas à cela ! Si je ne présentais pas mes devoirs à tous ceux à qui je les dois avant de quitter le château, d’abord je passerais pour un homme mal élevé et, de plus, votre but ne serait pas atteint, car chacun s’efforcerait de découvrir la cause d’une conduite aussi singulière.

— Vous feignez de ne pas me comprendre. Alors je vais être plus nette, bien qu’il m’en coûte. Vous ne reverrez pas la princesse en tête-à-tête.

— Je ne puis vous promettre qu’une seule chose : de ne pas provoquer une explication entre madame la princesse et moi ; mais vous m’avouerez que si elle me fait l’honneur de me le demander, je ne pourrai la lui refuser.

— Elle ne tentera pas de vous rencontrer.

— Peut-être.

— J’espère le contraire !

— Dans ce cas, madame, c’est convenu, tout se passera comme vous le désirez. Je vais écrire au prince pour lui expliquer mon départ.

Satisfaite d’avoir obtenu cette promesse, Mme  Podoï se retira, mais pour se rendre immédiatement chez sa fille.

Celle-ci était à sa toilette au moment où sa mère se présenta dans son appartement.

— Renvoie ta femme de chambre, lui dit-elle, j’ai à causer avec toi.

Un peu surprise, Lise Olsdorf obéit, puis se tournant vers la générale, elle lui demanda, en souriant :

— Qu’avez-vous de si mystérieux à me communiquer ?

— Je viens d’inviter M. Paul Meyrin à quitter Pampeln aujourd’hui même, répondit l’ex-comtesse Barineff.

La princesse comprit aussitôt et le colère fit monter le sang à son visage ; mais demeurant maîtresse d’elle-même, elle répondit avec calme :

— Pourquoi m’annoncez-vous cela, à moi ? Je pense que le prince vous a autorisée à prendre une semblable mesure à l’égard de l’un de ses hôtes ?

— Je n’ai consulté personne. Un plus long séjour de M. Meyrin ici provoquerait fatalement à la première heure quelque scène scandaleuse. Mon devoir était d’agir comme je l’ai fait.

— Ce jeune homme s’est rendu à vos ordres dans protester, sans se défendre ?

— Il partira ce soir.

— C’est bien, je le verrai dans un instant.

— Tu ferais mieux au contraire d’éviter tout entretien avec lui.

— Pourquoi cela, je vous prie ? Je veux savoir quels moyens vous avez employés pour obtenir de M. Paul Meyrin une soumission aussi prompte, aussi aveugle.

— Que t’importe !

— Il m’importe à ce point que si M. Meyrin est l’homme que je connais, il ne partira pas avant de m’avoir entendue.

— Alors tu seras seule responsable de ce qui arrivera.

— Qu’arrivera-t-il donc ?

— Tu le verras !

— Voyons, ma mère, cessons de parler par énigmes. Que supposez-vous ? De quel droit vous mêlez-vous de ce qui me regarde seule ?

— Ce que je suppose, ou plutôt ce dont je suis certaine, je ne te le dirai pas, par respect pour toi-même. Ce dont je me mêle, c’est de remplir un devoir. Après t’avoir élevée dans le but de te créer un avenir selon mon ambition, après avoir fait de toi une princesse, je ne te laisserai pas tout perdre pour un caprice ridicule.

Lise Olsdorf ne put réprimer un tressaillement de colère et de douleur. L’éclair de ses grands yeux dit à sa mère qu’elle avait comblé la mesure et dépassé le but. Un caprice ridicule ! cette passion indomptée qui l’avait jetée dans les bras du beau Roumain.

Cependant elle se remit un peu pour répondre avec amertume :

— Oui, cela est vrai, vous avez fait de moi une princesse, et vous l’avez dit : pour satisfaire votre ambition. Vous eussiez plus sagement agi en faisant de moi une femme heureuse. Vous m’avez forcé à épouser un homme qui ne m’aimait pas, que je n’aimais pas, que je ne pouvais pas aimer. Est-ce ma faute à moi si j’ai dans les veines du sang d’artiste ?

— Comment d’artiste ? fit orgueilleusement la générale Podoï.

— Dame ! quand je ne tiendrais ces goûts et ces aspirations que de vous-même !

L’ex-comédienne fut prise à ces mots d’un mouvement d’indignation. Ce passé qu’elle avait oublié depuis si longtemps, dont elle ne voulait jamais se souvenir, c’était sa fille qui le lui rappelait ! Comment était-elle aussi bien instruite ? N’en savait-elle pas encore davantage ?

Remplie de cette idée, elle répliqua plus doucement :

— Il ne s’agit ni de tes goûts ni de tes aspirations, mais de ton honneur et de celui de ton mari, et tu reconnais mal, en cherchant à me froisser, le souci que j’ai de ton repos. Il est, je crois, préférable pour toutes les deux que nous ne prolongions pas cet entretien. Je vous ai dit, à M. Meyrin et à toi, ce que je devais vous dire. Son départ semblera tout naturel lorsqu’il en aura donné le motif que je lui ai suggéré. Il écrira au prince dans le même sens et le scandale, tout au moins, sera évité. Un jour tu me remercieras.

Lise ne répondit à ces derniers mots que par un sourire ironique, et dès que sa mère l’eut quittée, elle termina rapidement sa toilette pour descendre dans la salle à manger, où se trouvaient déjà réunis la plupart des convives.

Paul y entra quelques instants après. Il était si pâle et si évidemment préoccupé que plusieurs personnes lui demandèrent s’il n’était pas souffrant.

— Non, répondit-il, mais j’ai reçu de mauvaises nouvelles de Paris et je suis obligé de partir aujourd’hui.

À ce moment la princesse lui fit signe de venir à elle, et lorsqu’il l’eut rejointe, elle lui dit rapidement, à voix basse :

— Je sais ce qui s’est passé entre ma mère et vous, je vous attendrai chez moi après le déjeuner.

— Merci, murmura-t-il, merci !

La générale, qui arrivait au même instant au bras de son mari, ne s’aperçut de rien. Elle était décidée d’ailleurs à ne pas s’interposer entre sa fille et le peintre, afin d’éviter tout éclat. M. Meyrin partirait ; c’était là, pour elle, le point principal.

On se mit à table, mais Lise Olsdorf s’excusa bientôt de na pas tenir compagnie plus longtemps à ses hôtes, et une heure plus tard, pendant que les commensaux de Pampeln rentraient chez eux ou se répandaient dans le parc, Paul, après avoir fait par les grands salons un détour qui lui était familier, se glissait dans l’appartement particulier de la princesse.

Celle-ci l’attendait, impatiente, fiévreuse.

— Tu ne m’aimes donc plus ? s’écria-t-elle, en s’élançant vers lui, puisque tu t’es soumis aussi facilement aux ordres qu’on t’a donnés.

— Mme  Podoï ne t’a pas dit de quoi elle me menaçait si je ne partais pas ? répondit-il, en rassurant sa maîtresse par mille baisers.

— Non, mais je crois ma mère capable de tout pour atteindre son but.

— Elle m’a tout simplement prévenu que si je ne quitte pas le château aujourd’hui même, je serai provoqué par son mari.

— Ce n’est pas possible !

— C’est comme cela et fort bien imaginé, car il est certain que si je me battais avec le général, je ne pourrais pas rester ici.

— Mais encore faudrait-il fournir à mon cher beau-père un motif de provocation.

— Oh ! ta mère est assez intelligente pour un trouver un.

— Et Podoï lui obéira aveuglement, lors même qu’il devrait recevoir un coup d’épée. Il est assez… niais pour cela. Je connais l’empire que sa femme a sur lui.

— Tu vois qu’il me faut partir, non certes pour moi, mais pour toi-même.

La princesse était devenue sombre, farouche. Affaissée sur une chaise longue, elle fixait d’un regard de feu son amant agenouillé devant elle.

— Soit ! fit-elle, après un moment de silence et en jetant ses bras au cou de Paul ; soit ! pars, mais à bientôt ! C’est ma mère elle-même qui l’aura voulu !

— Comment, quoi, que veux-tu dire ? demanda le peintre en serrant Lise sur son cœur.

— Je veux dire qu’avant le commencement de l’hiver je serai à Paris. Ah ! elle t’éloigne, elle nous sépare ! Eh bien ! moi, j’irai te rejoindre !

L’artiste jeta un cri de joie, et fous, ivres, inconscients du danger, ils oublièrent tout pour n’être qu’à leur amour et à leurs rêves d’avenir.

Le soir même, Paul Meyrin quittait Pampeln, après avoir écrit au prince dans le sens convenu avec la générale. Il s’excusait en même temps de ne pouvoir l’attendre pour le remercier de son hospitalité et prendre congé de lui.

On était alors au milieu de septembre et le séjour en Courlande devait, selon l’usage, se prolonger jusqu’aux premiers jours d’octobre. Lise en prit son parti et sut même rester si complètement maîtresse de ses sentiments, que sa mère en arriva bientôt à supposer qu’elle s’était exagéré le danger et que sa fille avait à peu près oublié l’amoureux si lestement éconduit.

Deux mois plus tard, elle dut reconnaître son erreur, lorsqu’elle apprit à Saint-Pétersbourg, par le prince lui-même, que sa femme allait à Paris pour consulter les médecins sur son état de santé qui l’inquiétait.

À cette nouvelle si complètement inattendue, la générale faillit trahir son indignation et sa colère. Elle se contint heureusement, mais pour courir chez sa fille.

Elle la trouva disposant tout pour son départ, et du premier coup d’œil sur les malles que faisaient les femmes de chambre, elle comprit qu’il ne s’agissait pas d’une absence de courte durée.

— Ainsi, lui dit-elle, après l’avoir entraînée dans un salon voisin de la pièce où elle l’avait trouvée, tu vas à Paris ! Pourquoi ne m’as-tu pas parlé de ce voyage ?

— Je ne partirai que demain ; je me réservais d’aller vous dire adieu ce soir.

— Et ce voyage est motivé par des raisons de santé ?

— Absolument !

— Tu penses bien que je ne te crois pas.

— Alors il est inutile de me questionner, puisque, si ce que vous supposez était vrai, je ne pourrais ni ne devrais vous l’avouer.

Ce que la princesse ne voulait ni ne pouvait dire à sa mère, c’est qu’elle était enceinte des œuvres de Paul Meyrin, et que cette situation, aussi bien et plus encore même que son amour, lui commandait de s’éloigner sans retard.

— Penses-tu donc que ton mari ignorera toujours ce qui se passe ? reprit Mme  Podoï après un court instant de silence.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire ! fit Lise, en haussant les épaules.

— Si je prévenais le prince !

— Le prévenir ! De quoi ? Il est trop tard ou il est trop tôt. Si c’est trop tard, rien ne m’empêchera de poursuivre mon but, et ce sera alors une rupture bruyante entre Pierre et moi, cela grâce à vous ! Si, au contraire, il est trop tôt, vous ferez inutilement une vilaine action, car le prince a la plus entière confiance en moi ; il ne vous croira pas et je partirai quand même. Tenez, mère, je vous conseille de ne pas vous mêler ainsi de ma conduite. Je suis mariée, c’est-à-dire que je n’ai à rendre compte de mes actes qu’à mon mari. Lorsque ce jour-là viendra si par malheur il doit venir jamais, je saurais me défendre ; je ne vous appellerai pas à mon aide. Vous n’avez qu’une seule chose à savoir et à répéter, si cela vous convient, c’est que je suis souffrante, très souffrante, et que je docteur Psaroff n’arrivant pas à me soulager, malgré toute sa science, je vais consulter à Paris de plus habiles que lui.

— Le docteur croit à ta maladie ?

— Est-ce que les femmes n’ont pas toujours à leurs ordres, malgré les médecins les plus clairvoyants, les maux dont elles ont besoin ?

— Lise, tout cela finira mal !

— Les choses ne finissent mal que pour les sots. D’ailleurs, à la grâce de Dieu !

Le ton sec, tranchant, presque cynique de la princesse en répondant à chacune des objections de sa mère ne permettait pas à celle-ci d’insister. Lise Olsdorf n’était vulnérable que sur un point : son amour maternel, mais la générale avait omis de lui parler de son fils, qu’elle devait laisser en Russie. Ce qu’elle redoutait pour sa fille, c’était de lui voir perdre la haute situation qu’elle lui avait conquises, et, dans son orgueil froissé par avance, elle n’avait pas songé à la seule arme dont elle aurait pu se servir avec quelque chance de succès.

— Alors, adieu ! lui dit-elle en se levant.

Et, sans même l’embrasser, elle sortit du salon.

La princesse ne chercha pas à la retenir et retourna présider à ses préparatifs de départ.

Elle avait décidé de n’emmener avec elle aucun domestique, pas même une femme de chambre, car c’eût été s’exposer, en raison de son état de grossesse, à être trahie un jour ou l’autre.

À l’observation que le prince lui avait faite affectueusement à propos de l’isolement dans lequel elle allait se trouver, elle avait répondu qu’il lui semblait de beaucoup préférable de prendre, une fois à destination, une femme de chambre et un valet de pied, pour les quelques semaines qu’elle comptait rester en France, plutôt que de s’embarrasser de gens étrangers à Paris et à ses mœurs, et qui ne pourraient y être pour elle, par conséquent, que des serviteurs inutiles.

Le prince n’insista pas, et, le lendemain, sa femme quittait Saint-Pétersbourg.

Quarante-huit heures plus tard, Paul Meyrin recevait de Kœnigsberg une dépêche, impatiemment attendue, qui lui annonçait l’arrivée de sa maîtresse à Paris.