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Divorcée (Pont-Jest)/I/IX

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Ernest Flammarion (p. 88-100).


IX

FLAGRANT DÉLIT


Pendant les deux jours qu’elle était restée en chemin de fer, dans un compartiment voisin de celui du prince Olsdorf, la jolie Véra Soublaïeff n’avait fait qu’un long rêve. Elle allait voir Paris, dont elle avait si souvent entendu parler avec enthousiasme par ses compatriotes, retrouver la princesse Lise, qui s’était toujours montrée si bonne pour elle, vivre d’une existence moins monotone qu’à Elva. Aussi, le lendemain de son arrivée, déjà délassée du voyage, s’éveilla-t-elle toute joyeuse et, comme un oiseau que le soleil attire, courut-elle à la fenêtre de sa chambre.

L’appartement que le gentilhomme russe occupait au Grand-Hôtel donnait sur le boulevard. Bien qu’il fût dix heures à peine, le spectacle qu’il offrit à Véra lui causa une sorte d’éblouissement, et elle était là depuis longtemps sous le charme, lorsque le valet de chambre vint lui annoncer d’un ton presque cérémonieux, que le prince l’attendait pour déjeuner.

— Comment, pour déjeuner ? fit la jeune fille ; je ne vous comprends pas, mon brave Yvan.

— Je te transmet l’ordre du maître. Le couvert est mis chez lui pour deux personnes, et il n’a aucun invité.

Après être restée un instant stupéfaite, Véra s’habilla rapidement et passa chez le mari de Lise Barineff.

Celui-ci parcourait les journaux, peut-être pour oublier un peu l’entretien qu’il venait d’avoir avec sa femme, peut-être aussi pour se donner une contenance. Un maître d’hôtel, debout sur le seuil de la pièce, attendait qu’on lui donnât l’ordre de servir.

À l’entrée de sa compagne de voyage, Pierre Olsdorf se leva, vint au-devant d’elle et lui dit galamment, en lui tendant la main :

— Bonjour, ma chère enfant ; comment avez-vous passé la nuit ?

Pensant qu’elle avait mal entendu, la fille du fermier parcourut d’un regard étonné l’appartement. Il ne s’y trouvait personne qu’elle-même et le maître d’hôtel toujours immobile. C’était bien à elle que le prince s’adressait.

Se penchant alors sur la main qui lui était offerte, Véra voulut y poser ses lèvres, mais Pierre, l’attirant à lui, la baisa sur le front et reprit, en indiquant les deux couverts qui attendaient :

— Le voyage vous aurait-il fait perdre l’appétit ?

Et passant affectueusement son bras sous le sien, il la conduisit jusqu’à la table, où là elle se laissa tomber, plutôt qu’elle ne s’assit, sur le siège que lui présentait Yvan.

Jamais Véra n’avait été aussi belle dans son costume national. L’émotion rendait encore plus brillant l’éclat de son teint ; ses lèvres de pourpre avaient un sourire enfantin rempli de charme, et ses grands yeux aux longs cils noirs semblaient interroger avec une inquiétude naïve tout ce qui l’entourait.

Elle se souvenait bien que le prince avait toujours été pour elle doux et bon, ainsi qu’il l’était d’ailleurs avec tous ses gens, mais jamais elle n’avait pris place à sa table, et jamais non plus il n’avait eu pour elle autant d’égards, ni de semblables prévenances.

Ce qui se passait n’était-il pas la continuation de son rêve ! N’était-elle pas encore bien éveillée ?

Le mari de Lise rappela sa jolie convive à la réalité en la priant d’accepter de chacun des plats que lui offrait le maître d’hôtel ; mais Véra, qui ne se laissait servir qu’en rougissant, ne mangeait que du bout de ses dents de perle. Elle était cependant forcée de se rendre à l’évidence ; c’était bien elle, la fille de Soublaïeff, qui était là en face de son seigneur et maître.

Le souvenir de la princesse lui revenant alors tout à coup à l’esprit, elle se demanda pourquoi elle ne l’avait pas encore vue, pourquoi le prince ne l’avait pas conduite chez sa femme, pourquoi celle-ci n’était pas auprès de son mari. Que se passait-il donc ?

Une sorte de terreur instinctive l’envahissant, elle se leva brusquement et, joignant les mains, s’écria d’une voix suppliante, les yeux remplis de larmes :

— Pierre Alexandrowitch, que vous ai-je fait pour vous jouer de moi ? Que voulez-vous de votre servante ?

La jeune fille s’était exprimée en russe, en ajoutant au prénom du prince, ainsi que c’est la coutume, le prénom de son père. Pierre Olsdorf eut à son tour un moment de stupeur.

Il ordonna au maître d’hôtel de sortir, congédia Yvan du geste et, se rapprochant de Véra, il lui dit d’une voix tendre :

— Qu’avez-vous ? D’où vient cette émotion ? Comment pouvez-vous croire que je veuille me jouer de vous ?

Il l’avait entraînée jusqu’au divan, où elle prit place en tremblant.

Pierre poursuivit, en s’asseyant auprès d’elle :

— Vous êtes la fille d’un vieux serviteur pour lequel j’ai beaucoup d’estime et d’affection ; voilà ce qui doit vous rassurer tout d’abord. Lorsque j’ai fait part à votre père de mon désir de vous emmener à Paris, il ne m’a pas demandé dans quel but. Il savait, il sait bien qu’avec moi vous n’avez rien à craindre, que votre honneur est sous la sauvegarde du mien. J’ai besoin de votre concours aveugle et dévoué ; il est inutile de vous dire pourquoi ; si jeune que vous soyez, vous comprendrez trop tôt. Ce sera alors à moi de vous prouver ma reconnaissance. Jusque-là ne m’interrogez pas, ne vous étonnez de rien, quoi que vous paraîtront les scènes auxquelles vous serez mêlée. Si je vous ai choisie pour conduire à bien l’œuvre que je poursuis, c’est justement parce que vous êtes belle, intelligente et digne de tous les respects.

Ses grands yeux encore humides fixés sur ceux de son maître, Véra l’écoutait sans bien saisir le sens de ses paroles, mais le calme lui était revenu. Elle n’avait plus peur, et lorsque Pierre lui demanda s’il pouvait compter sur son obéissance, elle s’empara de l’une de ses mains, qu’elle baisa, en répondant :

— Votre servante est votre bien, disposez d’elle !

À ce moment, on frappa à la porte et Yvan vint présenter au prince une lettre apportée par un commissionnaire.

Lise Olsdorf informait son mari qu’elle attendait ses instructions pour s’y conformer.

— Ma chère enfant, dit le gentilhomme à Véra, dès qu’il fut de nouveau seul avec elle, le moment d’agir est venu plus rapidement que je ne le pensais. Demain, nous quitterons l’hôtel. En attendant, séchez vos yeux et sortez en voiture avec Yvan, pour visiter Paris, où vous étiez si heureuse de venir.

Et après avoir doucement pressé les mains de la jeune fille, le prince la quitta, encore un peu émue, mais tout à fait rassurée. La crainte avait fait en elle place à la curiosité.

Le soir, au dîner, Pierre Olsdorf et Véra se retrouvèrent et le repas fut presque gai. Yvan avait conduit sa compatriote aux Champs-Élysées, au bois de Boulogne, au Jardin d’acclimatation, et l’enfant du fermier d’Elva, qui ne connaissait que la perspective Nevski et le grand parc de Pampeln, était restée à ce point émerveillée de son excursion, que, le sourire approbateur de son maître aidant, elle lui raconta avec enthousiasme tout ce qu’elle avait vu. À la fin de la soirée, lorsqu’elle se retira dans sa chambre pour y dormir, elle se glissa dans son grand lit avec une sorte de volupté inconsciente, après avoir réuni le nom du prince à celui de Dieu dans sa prière.

Le lendemain, Pierre et la fille de Soublaïeff purent se transporter dans un charmant entresol de la rue Auber, grâce au départ subit pour Saint-Pétersbourg de la comtesse Panine. Celle-ci avait été enchantée de laisser au prince Olsdorf son appartement tout meublé, en lui cédant en même temps son cuisinier et une femme de chambre, qui, pour raisons de santé, n’avait pu la suivre en Russie. De cette façon, en moins de vingt-quatre heures, le mari de Lise avait eu sa maison confortablement montée.

À partir de ce jour-là, Véra commença une existence dont elle n’avait pas idée et marcha de surprise en surprise. Tous les matins, en l’éveillant, Julie, sa femme de chambre, lui apportait des fleurs de la part du prince et, presque tous les jours, c’était, offert par Pierre Olsdorf lui-même, un présent nouveau, tantôt un bijou, tantôt un éventail ou quelques-uns de ces bibelots de prix qui font si complètement partie du luxe parisien.

De plus, la gentille paysanne russe dut se livrer aux couturières qui s’emparèrent d’elle par ordre, et ses étonnements se succédèrent plus rapides, plus complets encore, lorsqu’elle se vit transformée, elle, enfant du peuple, ordinairement vêtue de toile ou de laine, en élégante enveloppée de soie et de velours. Mais, soumise, ainsi qu’elle avait promis de l’être, elle ne se révolta pas un instant ; elle remercia et se laissa faire. Seulement, quand un soir, après s’être habillée — le prince lui avait dit qu’ils sortiraient ensemble — elle se vit couverte de diamants, avec une longue robe de satin blanc à traîne, ses luxuriants cheveux noirs tordus au-dessus de sa nuque, au lieu de tomber en nattes épaisses, elle se reconnut à peine.

Cependant, avec ce don curieux d’assimilation que possèdent toutes les femmes, Véra n’était ni gênée ni empruntée dans ce rôle si nouveau pour elle, le jouant naïvement à ravir. Jusque-là, elle n’avait été qu’adorablement jolie ; sa transformation la faisait remarquablement belle.

Aussi, ce soir-là, quand elle parut à l’Opéra, fut-ce un mouvement d’admiration. Tous les regards se fixèrent sur elle, qui ne s’en inquiéta pas autrement, tout entière au spectacle féérique qu’elle avait pour la première fois sous les yeux. Assis au second rang de la loge, Pierre semblait jouir de son triomphe, et ce fut à son bras que la jeune fille descendit l’escalier, pour traverser les rangs de la foule, au milieu d’un murmure flatteur.

Le lendemain, tous les journaux parlaient de la nouvelle et resplendissante étoile qui venait d’apparaître dans le ciel parisien. On ignorait son nom, mais on citait celui du prince, en ajoutant malicieusement que la princesse n’accompagnait pas son mari.

Pierre Olsdorf avait atteint le but qu’il s’était proposé en se montrant au théâtre avec la fille de Soublaïeff. Pour les amateurs de scandale, le grand seigneur russe prenait tout simplement sa revanche. Il ripostait à sa femme et à Paul Meyrin par une des plus ravissantes maîtresses qu’on pût rêver.

Néanmoins, au milieu de ce luxe qui l’entourait, aux prises avec cette existence nouvelle qui, parfois, lui causait encore un peu d’effroi, une chose semblait incompréhensible à Véra ; c’était l’attitude étrange que son maître avait auprès d’elle. Si complète que fût son ignorance de la vie et des passions, cela la frappait à chaque instant davantage, en ouvrant son esprit à des pensées qui troublaient le calme et la virginité de son âme.

Devant ses gens ou lorsqu’ils étaient ensemble dans un endroit public, sous les regards curieux de tous, Pierre Olsdorf se montrait empressé, tendre, heureux, tandis que lorsqu’il se trouvait seul avec elle, tout en restant affectueux et bon, il redevenait grave, presque froid.

Véra, qui ne s’était pas dit une seule fois que le prince pouvait l’aimer et qu’un tel amour eût épouvantée, bien qu’elle se sentît pour Pierre remplie d’affection et prête à tous les dévouements, Véra ne comprenait rien à ces changements subits. C’était surtout le soir, lorsqu’ils rentraient, après avoir fait un tour de promenade sur les boulevards, que la conduite du châtelain de Pampeln était inexplicable.

Sa chambre à coucher n’était séparée de la sienne que par une salle de bains. De l’une de ces pièces on pouvait passer dans l’autre. Quand l’heure était venue, Julie déshabillait sa jeune maîtresse, la couchait, puis elle allait prévenir le prince, qui attendait dans un salon voisin que « Madame » était au lit.

Pierre Olsdorf arrivait presque aussitôt, fermait doucement la porte derrière lui et traversait la chambre, sans bruit, comme s’il avait peur de troubler le repos d’un enfant, souhaitant bonne nuit à la jeune fille d’une geste amical, jamais ne s’approchant d’elle et disparaissant dans son appartement.

Véra, dont le cœur battait bien un peu au passage de son maître, s’endormait rapidement, mais d’un sommeil parfois troublé par d’étranges frissons, d’inconscientes ivresses, de pudiques terreurs.

Les choses se passaient ainsi depuis près d’un mois, et le gentilhomme avait eu avec l’avoué de sa femme une entrevue définitive pour tout régler de façon à atteindre son but, lorsqu’un soir qu’il avait conduit au Vaudeville sa charmante compagne de voyage, il ne rentra avec elle qu’après minuit.

Jamais Pierre Olsdorf ne s’était montré plus affectueux, plus empressé. Ils étaient revenus à pied, et quand il avait offert son bras à sa jeune amie pour regagner la rue Auber par le boulevard et la place de l’Opéra, celle-ci avait dû faire appel à toute son énergie pour commander à son cœur de se taire, de ne pas la trahir par des battements trop violents.

Elle ne pouvait plus se le dissimuler : elle aimait d’un amour timide et chaste, mais sincère, profond, celui qui depuis plusieurs semaines, partageait sa vie. Elle ne se demandait plus ce qu’il voulait faire d’elle. Peu lui importait ! Elle le voyait chaque jour, pour ainsi dire à chaque heure, et elle n’avait plus qu’un seule crainte : celle de sortir de ce beau rêve pour retomber dans la réalité.

Quant au prince, il semblait inquiet, préoccupé, impatient.

Lorsqu’il furent rentrés dans leur appartement, Véra, comme de coutume, se retira dans sa chambre, où Julie la suivit. Peu d’instants après, elle se mettait au lit, fiévreuse, frissonnante, car Pierre avant de la quitter, l’avait embrassée avec une sorte de tendresse passionnée qui l’avait profondément troublée. Au contact prolongé de ses lèvres brûlantes sur son front, la douce vierge avait fermé les yeux et s’était sentie défaillir.

Un quart d’heure à peine s’était écoulé, quand la porte de sa chambre s’ouvrit.

C’était le prince. Ainsi qu’il en avait l’habitude, il allait sans doute traverser la pièce pour se rendre chez lui, et Véra souriait déjà pour répondre au bonsoir qu’il lui envoyait toujours au passage, mais le mari de Lise Barineff, au lieu de suivre son chemin, s’approcha du lit, pour prendre place sur le fauteuil où, dans un féminin désordre, se chiffonnait, tiède et parfumé, le peignoir de soie que la jeune fille venait de quitter.

Toute surprise, Véra se souleva à demi, adorablement jolie dans ce mouvement de chaste confiance, et pour répondre aux regards interrogateurs de ses beaux yeux, Pierre Olsdorf lui dit, en saisissant sa main :

— Ne craignez rien, ma chère enfant ; écoutez-moi !

— Oh ! je n’ai pas peur, fit-elle, avec un naïf abandon, en laissant dans celle du prince sa petite main qui tremblait.

Pierre poursuivit, plus ému qu’il ne voulait le paraître :

— Le moment est arrivé de me donner une grande preuve de votre dévouement. Dans quelques instants, il se produira ici un événement qui vous semblera inexplicable, événement dans lequel vous jouerez le premier rôle. Ce que je désire de votre dévouement, c’est de ne vous étonner de rien, de m’obéir aveuglement, de ne pas vous effrayer, quoi qu’il arrive.

— Je ne vous comprend pas, murmura la fille de Soublaïeff, mais je vous promet de faire tout ce que vous exigerez de moi.

Sa main s’était glacée ; tout son sang lui affluait au cœur.

Un violent coup de timbre, qui résonna tout à coup la fit tressaillir.

Le prince s’était levé de son fauteuil et il écoutait, mais sans s’éloigner.

Yvan, qui n’était pas encore couché, avait ouvert, car les pas de plusieurs personnes se faisaient entendre dans l’antichambre, où les visiteurs inattendus parlementaient avec le vieux serviteur.

— Rappelez-vous tout ce que je viens de vous recommander, dit rapidement Pierre à Véra.

Et se dépouillant de son habit, il s’assit sur le lit et se pencha sur la jeune fille, comme pour l’embrasser.

Au moment même, la porte de la chambre à coucher s’ouvrit brusquement, et la pauvre enfant, qui avait étouffé un cri de stupeur au mouvement du prince, lui jeta instinctivement ses bras nus autour du cou, comme pour le défendre ou lui demander aide et protection.

Pierre s’arracha doucement à cette étreinte et se retourna.

Il était en face de trois inconnus, dont l’un, évidemment le premier acteur de cette scène étrange, lui dit, en se découvrant poliment :

— Vous êtes, monsieur, le prince Pierre Olsdorf ?

— C’est moi-même, répondit sans hésitation le gentilhomme avec le plus grand calme.

— Je suis, moi, le commissaire de police de votre quartier, délégué par M. le juge d’instruction Leroy, pour constater contre vous le délit d’adultère, en vertu de l’article 1307 du Code de procédure civile. La loi m’ordonne de faire comparaître ici même madame la princesse, dont la plainte a motivé l’ordonnance du juge.

Lise Barineff attendait dans la pièce voisine ; elle parut aussitôt, amenée par le secrétaire du commissaire de police.

L’épouse coupable était pâle et tremblante. On eût dit qu’elle allait se trouver mal.

— Madame, lui demanda l’envoyé du parquet, monsieur est-il votre mari ?

— Oui, balbutia-t-elle, en levant les yeux.

— C’est bien, madame ; vous pouvez vous retirer.

Il était temps : elle se soutenait à peine, bien qu’elle se fût appuyée contre le chambranle de la porte, et elle étouffa un cri de stupéfaction.

Elle venait de reconnaître Véra Soublaïeff dans la jeune femme étendue sur le lit de cette chambre, et il lui semblait que la jalousie la mordait au cœur, en même temps qu’elle se sentait cruellement humiliée dans son amour-propre.

Comment, c’était la fille de l’un de ses fermiers que Pierre Olsdorf avait choisie pour jouer le rôle de maîtresse dans ce drame conjugal ! C’était devant Véra, qui la connaissait et dont elle avait si souvent reçu les humbles hommages, qu’elle devait courber le front. Ah ! c’en était trop et elle avait été bien sottement naïve jusque-là, en traitant de chevaleresque la conduite de son mari. Ce n’était plus qu’un homme comme tant d’autres ; il avait saisi avec empressement l’occasion de satisfaire un caprice né sans doute depuis longtemps. Qui sait ! peut-être même avait-elle été trompée la première.

Elle avait bien entendu dire et avait lu dans les journaux que le prince Olsdorf promenait ouvertement dans Paris une des plus adorables créatures qu’on pût voir ; mais forcée de peu sortir en raison du bruit que faisait son divorce et du rôle de victime qu’elle était condamnée à jouer, elle n’avait pas rencontré le couple amoureux ; et quant à Paul Meyrin, il s’était toujours gardé, cela se comprend, de se rendre là où il aurait pu se trouver face à face avec celui dont, par ordre, il devait épouser la femme.

Lise Barineff ne pouvait donc vraiment s’attendre à surprendre Véra Soublaïeff dans les bras de son mari, et la vue de cette jeune fille, qui s’était si souvent inclinée devant elle pour lui baiser la main, était bien de nature, dans les circonstances où elle se produisait, à lui faire oublier sa faute à elle, pour réveiller tout son orgueil.

Ces pensées lui firent relever la tête et peut-être allait-elle adresser à celle qu’elle pensait être sa rivale un sourire de mépris, lorsqu’un regard de Pierre Olsdorf la rappela à la honte de sa situation, en lui enjoignant de sortir.

Elle obéit.

— Il ne me reste plus, prince, continua le commissaire de police, qu’à dresser mon procès-verbal constatant contre vous l’entretien d’une concubine au domicile conjugal, à faire ici les perquisitions prescrites par la loi et à expulser de cet appartement votre complice.

Véra, que l’étonnement et la peur avaient jusque-là rendue muette, ne put s’empêcher, à cette menace, de jeter un cri d’indignation. Sa pureté ne l’empêchait plus de comprendre. Elle, la maîtresse du prince !

D’un geste affectueux, celui-ci la rassura, lui imposa silence, et la malheureuse enfant, la rougeur au front, se laissa retomber sur son lit, pour cacher dans ses oreillers brodés, son visage baigné de larmes.

Pierre Olsdorf avait répondu au commissaire de police qu’il se soumettait par avance à tout ce qu’il jugerait convenable de faire.

Après avoir jeté un coup d’œil autour de la pièce où avait lieu cette scène, le magistrat passa dans le salon pour dicter à son secrétaire un procès-verbal, où il était constaté que, dans une chambre à coucher de son appartement, le prince Olsdorf avait été trouvé avec une jeune fille demeurant chez lui depuis plus d’un mois, et que le prince, interrogé, n’avait d’ailleurs pas protesté contre l’accusation d’adultère dont il était l’objet.

Homme intelligent et distingué, le commissaire avait compris qu’aucune perquisition n’était nécessaire. D’instinct peut-être, il avait deviné qu’il ne se trouvait pas en présence d’un drame conjugal ordinaire, et il voulait s’en tenir à ce qu’il jugeait strictement indispensable.

Aussi, son procès-verbal rédigé, lu au prince et signé par ses deux témoins, le fonctionnaire se retira-t-il sans même retourner dans la chambre, où la pauvre Véra, prenant à la lettre la menace qui lui avait été adressée, s’était jetée en bas de son lit pour s’habiller à la hâte, sans se demander ce qu’elle allait devenir ni où elle pourrait se réfugier.

Lorsque Pierre, en revenant auprès d’elle, la vit à demi vêtue, sanglotante, folle de honte, il eut le sentiment subit du mal qu’il avait fait à cette vierge inconsciente ; il comprit combien était cruelle et blâmable sa conduite envers elle.

C’est que tout s’était enchaîné avec une logique fatale dans les actes du mari de Lise Barineff. Il n’avait pu songer un instant, lui, l’époux irréprochable jusque-là, à passer pour l’amant de la première fille venue, qu’il aurait si aisément trouvée à Paris, pour jouer dans cette étrange aventure le rôle qu’on lui eût offert. S’il s’était arrêté au choix d’une complice aussi indigne, personne, peut-être, n’aurait cru à sa faute, qui eût été d’ailleurs trop excusable aux yeux du monde. Or, au contraire, il avait voulu paraître doublement coupable, en assumant les responsabilités d’un fait doublement répréhensible, selon la morale et la loi, puisqu’on pourrait l’accuser non seulement d’adultère, mais encore d’avoir séduit et enlevé une jeune fille sur laquelle il avait une sorte d’autorité, et dont l’innocence autant que la beauté expliqueraient suffisamment sa passion ainsi que l’oubli de ses devoirs.

Mais, en ce moment, le prince ne songeait plus à tous ces motifs qui l’avaient fait agir ; il ne voyait que le désespoir de cette enfant déshonorée, quoique restée pure, et saisi d’une immense douleur, frappé peut-être aussi, pour la première fois, de son adorable beauté, il s’élança vers elle, l’attira fiévreusement à lui et, la serrant dans ses bras, lui dit avec tendresse :

— Véra, reprenez votre calme et ne songez pas à sortir d’ici. Bientôt je vous dirai tout ; mais me pardonnerez-vous jamais !

La fille de Soublaïeff laissa tomber sa tête sur l’épaule de Pierre, en murmurant :

— N’es-tu pas le maître ; ne suis-je pas la servante !