Divorcée (Pont-Jest)/II/IV

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Ernest Flammarion (p. 168-179).


IV

LA REVANCHE DE SARAH


Vu l’indiscrétion accoutumée du monde où Paul avait fait sa rentrée, depuis plusieurs mois, dans des conditions si peu explicables, il était surprenant que sa femme n’eût pas été renseignée plus rapidement sur sa conduite. En effet, parmi ses confrères que le jeune peintre rencontrait chaque jour, plusieurs avaient été les hôtes de la rue d’Assas ; mais ils s’étaient tus, les uns par indulgence pour des écarts qu’il avaient souvent commis eux-mêmes, les autres par respect pour l’épouse si lâchement trompée.

S’il en avait été autrement, Mme  Meyrin, mise en éveil dès la première heure, se serait révoltée sans nul doute et, par ses concessions incessantes, n’aurait pas encouragé, pour ainsi dire, son mari dans un despotisme qui devait un jour lui faire envisager l’inconstance comme un droit.

Peut-être alors aurait-elle repris facilement possession de fugitif, qui n’avait que le courage des faibles, cette sorte d’énergie dans le mal consistant à ne point oser revenir sur une faute, par lâcheté, de crainte de reproches mérités, ou par amour-propre, de peur de s’abaisser. Comme si, en matière de cœur et de sentiment, le coupable ne se relevait pas toujours au contraire en implorant son pardon.

Lise eût pardonné, car si à l’époque où Paul avait commencé à oublier ses devoirs, la nouvelle de cet égarement était venue la surprendre en pleine quiétude, en plein bonheur, elle l’aurait aussi trouvée en plein amour, et son cœur eût plaidé la cause de l’infidèle. La blessure eût été peut-être plus douloureuse encore, mais la femme aimante se serait redressée sous le choc pour lutter et reprendre son bien.

Maintenant il n’en était plus ainsi. L’épouse délaissée ne souffrait pas moins dans son orgueil que dans son affection. On eût dit, au calme qu’elle avait retrouvé, après un premier moment de désespoir, qu’elle songeait plus encore à se venger d’un outrage qu’à pleurer une trahison.

À elle si dévouée, si franche, si loyale, on avait menti : à elle qui s’était si spontanément, si complètement donnée, on préférait une fille ; et cela durait depuis plusieurs mois, c’est-à-dire que depuis plusieurs mois, elle, la comtesse Barineff, l’ex-princesse Olsdorf, l’ancienne souveraine de Pampeln, la grande dame que les plus brillants gentilshommes avaient adulée, elle était un objet de mépris ou de pitié pour les compagnons de plaisir de son mari.

Et il était arrivé que ce mari, les lèvres encore humides des baisers d’une autre femme, était revenu à elle, sollicitant ses légitimes caresses, en lui jurant qu’il l’aimait. À ces souvenirs, son âme tressaillait d’horreur et sa chair se révoltait avec des frissons de dégoût.

Ce qu’elle allait faire boulevard de Clichy, elle l’ignorait. Ce qu’elle allait dire, elle ne le savait point. Ce qu’elle voulait, c’était ne pas être un jour de plus le jouet de l’homme auquel elle avait tout sacrifié.

Par moments, au milieu de ces pensées, une autre pensée surgissait soudain en elle, par un de ces revirements fréquents dans les âmes élevées qui hésitent à croire au mal. Si on l’avait trompée, si cette lettre était un mensonge, une calomnie ? Alors, à travers ses larmes, larmes d’amour et d’indignation tout à la fois, elle relisait ces lignes maudites et ne voulait plus douter.

Ce billet anonyme, infâme, ne disait que trop la vérité.

Quelques semaines à peine après les couches de sa femme, à l’époque où il débutait timidement dans ces conseils de réforme suggérés par sa belle-sœur, Paul Meyrin, que ses amis visitaient moins, s’était mis à courir un peu les ateliers de ses confrères. Lorsqu’il n’était pas sous l’influence des idées de Mme  Frantz, il se trouvait chez lui mal à l’aise, embarrassé, honteux. La douce obéissance de Lise à ses moindres désirs, son soin de ne plus être qu’une bonne bourgeoise, mère de famille, sa simplicité, tout cela lui causait une sorte de remords, et sa vanité en éprouvait d’inconscients regrets ; mais comme, par faiblesse autant que par orgueil, il n’osait revenir sur ce qu’il avait dit, il s’enfuyait.

Tout d’abord cela lui parut étrange de se retrouver dans ce monde qu’il avait déserté depuis trois ans. Il y rentra avec ces hésitations, ces étonnements qu’éprouve le voyageur en revoyant, après une longue absence, des lieux dont il a oublié les mœurs et dont la langue ne lui est plus familière ; mais il reprit bientôt plaisir à ces cancans, à ce sans-gêne, à tous ces bruits d’atelier qui lui rappelaient une époque insouciante et joyeuse.

Chaque jour, c’était une rencontre nouvelle de camarades d’autrefois, de vieux modèles, de femmes ayant posé devant lui. Quelques-unes même avaient été ses maîtresses. On le recevait partout bras et cœurs ouverts. On évoquait les souvenirs d’antan, on plaisantait sur tous et sur tout, on tuait le temps en travaillant un peu ; et l’inconstant ne se souvenait plus, pendant des heures entières, qu’il était marié et père de famille. Rapidement, il reprenait goût à cette vie facile, qui avait été la sienne avant son départ pour la Russie.

Toutefois, après ces fâcheuses excursions, il n’en rentrait pas moins chez lui fort exactement, et même les soirs de ces jours-là où il avait le plus oublié les siens, il se montrait après de Lise si affectueux, si prévenant, comme s’il éprouvait le besoin de s’excuser, qu’elle ne pouvait avoir l’ombre d’un soupçon.

Si les choses en étaient restées là, les écarts du peintre n’eussent été que des péchés véniels, mais il ne devait pas tarder à aller plus loin. Une après-midi, chez un artiste de ses amis, Robert Aubrey, qui avait été l’un des assidus à ses réceptions, il se trouva tout à coup en face de Sarah Lamber. Elle posait à demi nue pour une Phryné que le maître de l’atelier devait exposer au prochain salon.

Le frère de Frantz n’avait pas revu la belle juive depuis le jour où, rompant brusquement avec elle, il l’avait sacrifiée à la princesse Olsdorf, au moment de l’arrivée de celle-ci à Paris.

On sait comment Sarah Lamber s’était vengée, en adressant au prince Pierre cette dénonciation appuyée par vingt articles de journaux qui étaient venus le surprendre à Pampeln dans sa toute confiance en sa femme. Mais cet acte odieux avait tourné à la confusion de l’ancienne maîtresse du Roumain, puisqu’il en était résulté, au lieu du drame sanglant qu’elle espérait peut-être dans sa colère, le divorce de la princesse et son mariage avec son amant, c’est-à-dire le bonheur pour tous deux. Elle devait le penser du moins.

À la suite de cette déception, Sarah, furieuse de son insuccès, s’était bien gardée de se vanter de ce qu’elle avait fait ni de parler jamais de l’infidèle, sinon pour l’applaudir de n’avoir plus de rapports avec un homme comme lui : un peintre sans talent, sans esprit, sans avenir, bon tout au plus à être le mari d’une femme chassée par son époux ; et elle avait évité d’aller dans les endroits publics tels que les théâtres, où elle aurait pu le voir.

Cependant, quelque indifférence qu’elle affectât lorsqu’on parlait en sa présence du ménage de la rue d’Assas et de ses charmantes réunions, elle se souvenait toujours de son ancien amant, car elle l’avait beaucoup aimé ; et quand elle entendit raconter, dans les ateliers où elle posait, que Paul visitait souvent plusieurs de ses vieux camarades, elle ne rêva plus que de le rencontrer. Dans quel but ? Elle ne s’en rendait pas compte elle-même. Peut-être tout simplement pour lui chercher querelle et lui faire croire, par quelque sortie brutale, qu’elle s’était toujours moquée de lui ; peut-être aussi pour tenter, si l’occasion se présentait, de lui tendre quelque piège amoureux auquel il se laisserait prendre.

Sarah ne fut donc pas absolument étonnée en voyant arriver Meyrin chez Robert Aubrey, mais elle n’en fit pas moins un mouvement de pudeur offensée, en relevant sur ses épaules la draperie légère et diaphane qui ne la couvrait que jusqu’aux hanches, et s’écria :

— Eh bien ! on entre donc ici comme à la halle ! Alors, c’est fini ! Je ne pose pas devant des étrangers.

Et descendant de sa table de modèle, elle courut au paravent derrière lequel se trouvaient ses vêtements, car on sait qu’une poseuse, si nue qu’elle se montre pendant la séance de travail, devant dix artistes réunis, ne se déshabillerait ni ne s’habillerait devant aucun d’eux.

Le mari de Lise était demeuré tout stupéfait sur le seuil de la pièce, d’abord de cette rencontre à laquelle il ne s’attendait pas et de l’exclamation de la jeune femme, ensuite de sa beauté qu’il n’avait jamais vue plus rayonnante.

Mais après cette seconde hésitation assez naturelle, il s’approcha du maître de la maison qui reçut ses excuses en riant, pendant que deux autres de ses confrères auxquels il avait tendu la main, Gaston Breil et Raoul Martel plaisantaient tout haut le modèle sur sa fuite ad salices.

Elle leur répondait de son refuge d’une voix mordante et brève qui causait à Paul une étrange émotion.

Quelques minutes plus tard elle reparut complètement habillée et dit à Meyrin, en s’avançant vers lui :

— Monsieur, lorsque vous devrez venir ici, vous préviendrez Aubrey ; moi, j’irai ailleurs.

— Ah bah ! fit le Roumain, en affectant de ne pas prendre au sérieux le ton de la jeune femme, nous en sommes là, ma chère enfant. Je te croyais vraiment plus d’esprit. Tu m’en veux donc toujours ?

— Eh ! pourquoi vous en voudrai-je ? répondit-elle en se coiffant avec un mouvement plein de grâce qui faisait valoir les richesses d’un buste superbe dont il avait gardé mémoire. Dieu merci ! il y a longtemps que le passé est mort et enterré. C’est justement parce que je ne veux par trop me rappeler les jours de misère que je ne tiens pas trop me rappeler les jours de misère que je ne tiens pas à vous rencontrer. Il paraît que vous commencez à en avoir assez du ménage et des mioches. Dame ! la lune de miel, ça ne dure pas longtemps, surtout lorsqu’on en a mangé par avance le premier quartier. De plus, voyez-vous, les princesses, c’est tout comme les autres femmes : dès qu’on les a épousées, on en a bientôt par-dessus les épaules, jusqu’au moment où elles vous en mettent par-dessus la tête. Allons, viens-tu, Raoul ? Quant à toi, Robert, tu me feras avertir lorsque tu seras certain de ne pas recevoir d’importuns, sinon tu demanderas à une femme du monde de poser pour finir ta Phryné, si toutefois tu peux en trouver une assez belle pour te servir de modèle.

Et après avoir saisi le bras de Martel, que cette petite scène n’amusait pas moins que ses amis, bien qu’il fût en ce moment l’amant préféré, Sarah l’entraîna et sortit en adressant à l’époux de l’ex-princesse Olsdorf un cérémonieux salut.

Meyrin le lui rendit et s’écria, en se retournant vers ses confrères :

— En voilà une réception ! Peste ! notre bonne Sarah a de la rancune !

— Ou encore de l’amour, riposta Robert Aubrey, en abandonnant son chevalet. Si tu l’avait quittée pour une demoiselle quelconque, il y a beau temps qu’elle t’aurait oublié et pardonné, mais tu l’as plantée là pour te marier, pour épouser une grande dame, mieux encore, une femme adorable et remarquablement belle !

— Ce qu’elle doit être enchantée en ce moment de sa petite scène ! dit à son tour Gaston Breil. Supposant bien qu’elle vous rencontrerait un jour, elle avait préparé ça depuis longtemps. C’est une jolie créature que Sarah, mais un peu folle. De plus, c’est fort possible, elle est peut-être toujours amoureuse de vous.

— Je le jugerais, affirma Robert. Les femmes de ce genre-là qui n’aiment plus se montrent tout simplement bonnes filles avec leurs anciens amants ; elles leur tendent la main et sont les premières à rire de leur passion d’autrefois. J’en conclus, mon cher, que Sarah t’adore et qu’un de ces matins, c’est nous qu’elle flanquera à la porte de ton atelier.

— Oh ! de mon atelier, répondit Paul en riant, cela me paraît difficile : il ne fait qu’un avec mon appartement, tu le sais.

Et comme s’il fût plus gêné qu’il ne voulait le paraître par ce sujet de conversation, il rompit assez adroitement les chiens, et on se mit à parler de tout autre chose.

Ce soir-là, Meyrin rentra chez lui l’esprit ou plutôt les sens pleins du modèle, et, trois mois plus tard, les événements prouvaient que Robert Aubrey ne s’était pas trompé. Après plusieurs entrevues fiévreuses, colères, ironiques, mille propos blessants échangés, Paul et Sarah s’étaient ouverts les bras et la passion les rivait de nouveau l’un à l’autre.

En retrouvant près de son ancienne maîtresse tous ces enivrements de la chair dont il était privé depuis longtemps, le Roumain avait également retrouvé cette liberté d’allures, ce sans-gêne commun, ces expansions brutales qui étaient dans sa nature et choses ignorées rue d’Assas. Cela lui avait paru charmant, nouveau, excitant. Il y avait repris goût. Il était fatigué de l’élégance, de la distinction, de l’esprit de sa femme. Toujours l’histoire du pâté d’anguilles !

Les relations des deux amoureux se bornèrent d’abord à des rencontres chez des amis et à des rendez-vous chez la jeune femme ; mais bientôt Sarah supplia le peintre de prendre un appartement en dehors de son domicile conjugal, et il céda vite à ce désir, ravi de pouvoir revivre, par intermittence du moins, de sa vie passée.

Alors il loua boulevard de Clichy un atelier qu’il installa fort élégamment, grâce au bon goût qu’il devait à Lise et en dépouillant la rue d’Assas, sous le prétexte d’offrir telle toile ou tel bibelot d’art à une vente de charité, telles armes à des confrères. Il inventa ensuite, à l’instigation de sa maîtresse, sa collaboration à un panorama, afin d’être libre et de ne pas avoir l’ennui de trouver tous les jours un nouveau mensonge pour motiver ses absences.

Les choses ainsi réglées, le frère de Frantz, qui ne pouvait passer tous ses après-midi à ne rien faire se mit au travail en esquissant une toile dont le sujet était Cléopâtre attendant Marc-Antoine.

Au bout de deux mois, malgré le distractions que le modèle donnait à l’artiste, ce tableau était fort avancé et promettait d’être un des meilleurs de celui dont bien évidemment la passion conduisait souvent le pinceau. Ce qui ne l’empêchait pas de revenir parfois à sa femme, par amour des contrastes. Le malheureux, dans l’oblitération de son sens moral, se plaisait, en ces moments-là, à s’imaginer qu’il était en bonne fortune.

Mais Sarah, jalouse autant qu’envieuse, se douta bientôt de ces infidélités légitimes ; sa haine pour Mme  Meyrin s’en accrut et, ne songeant plus qu’à brouiller les deux époux, elle envoya un matin, rue d’Assas, le billet anonyme qui ne pouvait manquer de lui faire atteindre son but.

Après cet acte aussi lâche qu’infâme, elle s’en vint gaiement à l’atelier, où par un machiavélisme bien féminin, elle fut plus tendre que jamais. Il fallait que le soir même, au moment où sa femme lui ferait la scène qu’elle espérait, Paul fût encore sous le charme des caresses ardentes de sa maîtresse.

En attendant, elle posait pour Cléopâtre, que le peintre représentait complètement nue, à demi couchée sur une peau de lion, et nattant elle-même de perles sa chevelure d’ébène. Sarah était ainsi une merveilleuse créature, d’une pureté de formes irréprochable. Ses chairs roses avaient çà et là des lueurs d’ambre pâle. Ses bras superbes, levés au-dessus de sa tête, donnaient à sa poitrine une fermeté de marbre ; un sourire lascif entr’ouvrait ses lèvres sensuelles ; ses grands yeux, aux paupières légèrement estompées, lançaient des regards pleins de luxurieuses promesses.

Le peintre, émerveillé, laissait là souvent le pinceau pour admirer le modèle, puis il se remettait fiévreusement au travail.

Tout à coup, Sarah se redressa en s’écriant :

— Paul, ta femme !

La porte de l’atelier venait de s’ouvrir ; Mme  Meyrin avait apparu sur le seuil.

Son mari, qui s’était retourné, devint d’une pâleur livide.

Sans même jeter un regard sur son mari, Lise s’avança jusqu’au divan où se trouvaient pêle-mêle les vêtements de Sarah et, les poussant du pied de son côté, elle lui dit avec un geste de mépris :

— Habillez-vous et sortez !

— Madame, répondit la juive, d’un ton de révolte et en se drapant de son mieux dans l’une des étoffes lamées d’or qui ornait le lit de la reine d’Égypte, je ne suis pas ici chez vous.

— Le domicile de M. Meyrin est celui de sa femme légitime, qui en chasse sa maîtresse. Sortez, vous dis-je, ou je vous tue.

Elle avait tiré de son corsage le revolver dont elle s’était emparée dans l’atelier rue d’Assas, et mettait en joue la jeune fille, qui se rejeta en arrière en poussant un cri d’épouvante. Le calme de Mme  Meyrin était effrayant.

Revenu à lui, Paul épouvanté s’élança vers elle pour mettre fin à cette scène horrible. Elle ne lui permit pas de prononcer un seul mot.

— Monsieur, lui dit-elle froidement, en dirigeant son arme vers lui, un article du Code français excuse, à ce qu’il paraît le meurtre, par le mari, de l’épouse surprise en flagrant délit d’adultère ; peut-être excuserait-il également, dans le même cas, le meurtre de l’époux par sa femme légitime. Je vous défends de m’adresser la parole avant que cette fille soit partie.

Le Roumain n’était point un lâche : néanmoins il s’arrêta brusquement. La physionomie de Lise trahissait une implacable résolution. Elle était bien l’expression vivante de cette race slave indomptée dont il la croyait issue.

— Cette fille ! riposta Sarah, qui avait profité de la seconde de répit qui venait de lui être laissée pour ramasser tous ses vêtements entre ses bras nus ; cette fille, vous lui aviez enlevé son amant pour en faire le vôtre, elle vous a pris votre mari ! Nous sommes quittes !

D’un seul bond, après cette flèche du Parthe lancée, elle disparut par une porte dérobée qui conduisait au petit appartement sont l’atelier faisait partie.

À ce sanglant outrage, Mme  Meyrin s’affaissa dans un fauteuil, en voilant de ses deux mains la rougeur que la honte faisait monter à son front. Elle, la comtesse Barineff, l’ex-princesse Olsdorf, en était arrivée à se commettre avec un modèle d’atelier. Voilà où l’ avait conduite son amour pour un homme d’une condition sociale inférieure à la sienne. Elle se souvenait en même temps du triste rôle qu’elle avait joué jadis, rue Auber, lorsqu’elle avait dû faire constater contre le prince, innocent, le flagrant délit d’adultère, et des larmes d’humiliation inondaient son visage.

Soudain, elle tressaillit et se redressa comme au contact d’une chose immonde.

Son mari, agenouillé devant elle, lui disait, en tentant de prendre ses mains :

— Pourquoi es-tu venue ? pardonne-moi.

— Oh ! monsieur, jamais ! répondit-elle, en le repoussant avec horreur. J’ai pour vous plus encore de mépris que de haine. Depuis plus d’un an, vous mentez. Ah ! le ciel me punit cruellement de l’amour que j’ai eu pour vous ! C’est ici que vous demeuriez de longues heures pendant que là-bas, à côté de notre enfant, ma pensée vous appartenait tout entière. Le bonheur que je vous donnais ne vous suffisait plus ; il vous fallait d’autres caresses que les miennes. Auprès de moi l’inspiration vous faisait défaut ; seuls, d’autres baisers pouvaient vous la rendre :

En s’exprimant de la sorte d’une voix brève et saccadée, elle parcourait l’atelier d’un pas précipité. Son exaltation croissait à chacune de ses paroles. Sa pelisse entrouverte laissait voir le costume léger sous lequel son cœur battait à se rompre.

Elle arriva ainsi devant la toile qui représentait la fille des Ptolémée sous les traits de Sarah et s’écria, avec autant de douleur que d’orgueil blessé :

— Moi aussi, jadis, j’ai posé nue devant vous. La passion m’avait poussée à cette impudeur. Eh bien ! monsieur Paul Meyrin, est-ce qu’il ne vous faut que des filles pour modèles ! Ne suis-je donc plus assez belle pour vous en servir ! Allons, à vos pinceaux ; poursuivez votre œuvre !

Jetant loin d’elle son manteau de fourrure, déchirant de ses mains furieuses son peignoir de soie, dénouant d’un mouvement de tête sa luxuriante chevelure, qu’il se répandit en flots d’or sur ses épaules, Lise Barineff s’élança vers le lit que la Juive occupait quelques instants auparavant.

Puis, lorsqu’elle l’eut atteint, elle ajouta, superbe et frémissante, en fixant de son regard d’acier son mari qui demeurait immobile, muet, atterré :

— Eh bien ! j’attends !

Mais la malheureuse femme était au bout de ses forces, car soudain, poussant un cri d’angoisse, elle se renversa en arrière, pour tomber comme une masse sur le parquet.

Paul s’élança vers elle, la prit dans ses bras, et, par un sentiment de délicatesse assez étonnant de sa part, la porta sur le divan, au lieu de l’étendre sur le lit de pose.

Quelques instants après, Mme  Meyrin revenait à elle, et, se rappelant ce qui venait de se passer, semblait avoir recouvré tout son calme. Elle releva ses cheveux, s’enveloppa dans son manteau, et dit à son mari qui s’empressait auprès d’elle et voulait s’opposer à son départ.

— Vos soins me sont inutiles, je n’ai succombé qu’à un moment de faiblesse physique et c’est assez pour moi d’être venue ici sans y demeurer davantage. Je n’oublierai pas l’abaissement où je suis descendue grâce à vous. Rue d’Assas, vous ne trouverez plus jamais une épouse, mais seulement la mère de votre fille ! Adieu ou au revoir, comme il vous plaira !

Et, d’un geste impératif, défendant au peintre de l’accompagner, elle sortit.