Divorcée (Pont-Jest)/II/VIII

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Ernest Flammarion (p. 207-213).


VIII

ABANDONNÉE


Dans les premiers jours de l’automne, la situation de Mme  Meyrin s’aggrava si rapidement que les médecins appelés en consultation la jugèrent en danger. Ils avaient affaire à une anémie contre laquelle rien ne pouvait réagir, et ils craignaient de graves désordres du côté de la poitrine, ainsi que le fait se produit trop souvent dans les maladies de langueur. L’amaigrissement de la pauvre femme était effrayant. Hélas ! il ne lui restait plus rien de ses éblouissantes beautés d’autrefois. Ses yeux étaient caves, son teint terreux, et ses pommettes se marbraient par moments de taches rougeâtres du plus mauvais augure.

C’est tout au plus si elle pouvait faire quelques pas, tant sa faiblesse était grande. Elle ne quittait guère son lit que pour s’étendre sur une chaise longue, auprès de laquelle Mme  Daubrel et Dumesnil passaient une partie de leurs journées, s’efforçant de la distraire et de la rassurer. Mais si touchée qu’elle fût de ces bons soins, Lise leur répondait à peine, et lorsque, pour leur faire croire qu’elle ne désespérait pas, elle esquissait un sourire, ce sourire était navrant et arrachait des larmes à ces deux amis dont le dévouement était admirable. Le vieil artiste surtout était profondément affecté de ce douloureux spectacle auquel il assistait chaque jour.

En retrouvant dans Mme  Meyrin l’enfant de ses amours avec Madeleine Froment, la jeune fille dont l’orgueil de sa mère avait fait une princesse et que les événements avaient transformée en compagne d’un peintre presque célèbre, Dumesnil n’avait peut-être ressenti d’abord qu’une satisfaction toute de vanité et, sans se trahir, il s’était un peu imposé dans cette maison, où d’ailleurs, nous l’avons vu, on lui avait fait le plus affectueux accueil ; mais son amour paternel, dans l’acception la plus élevée du mot, s’était réellement réveillée aux souffrances de l’abandonnée, et il s’accusait maintenant de tous les malheurs qui l’avaient successivement atteinte.

Pourquoi s’était-il tu lorsque Mme  Froment avait épousé le comte Barineff ? N’aurait-il pas dû à cette époque redemander sa fille ? Était-ce bien réellement par souci de son avenir qu’il avait accepté qu’elle fût adoptée par le mari de son ancienne maîtresse ! La vanité n’avait-elle pas été pour beaucoup dans cette concession ? De plus, n’avait-il pas craint un peu de se charger d’un enfant aussi jeune ? Il s’était rendu là coupable d’une mauvaise action qu’il ne pouvait se pardonner. Bien certainement, s’il avait gardé Lise près de lui, elle serait devenue une grande artiste, et il ne la verrait pas aujourd’hui mourante, seule, séparée de ses enfants, sans époux et désespérée.

Voilà ce que Dumesnil ne cessait de se répéter avec remords.

On eût dit que Mme  Meyrin lisait dans le cœur de l’excellent homme et qu’elle en savait plus qu’il ne le supposait, car, chaque jour, comme pour se punir doucement elle-même de l’avoir trouvé un peu ridicule lorsqu’elle avait commencé à le connaître, elle se faisait de plus en plus charmante pour lui.

Jadis, quand il arrivait, elle ne lui tendait que la main ; maintenant, elle lui offrait son front à baiser, et c’était auprès d’elle qu’il devait s’asseoir les jours où elle pouvait dîner à table. Elle flattait ses goûts, ses manies en lui causant théâtre, en mettant la conversation sur ses auteurs favoris, en lui rappelant ses succès et sa jeunesse, et même en provoquant de sa part quelques-unes de ces citations poétiques dont il était si grand amateur.

Parfois aussi, incidemment, sans paraître y attacher d’autre importance, Lise remontait vers le passé, pour revenir à cette époque où sa mère était pensionnaire à l’Odéon et la camarade de Dumesnil ; mais, à l’évocation de ces souvenirs lointains, le vieil acteur balbutiait, s’efforçant de se contenir pour n’en pas trop dire, et il ramenait la conversation sur un autre terrain.

C’étaient là maintenant les meilleurs ou plutôt les seuls bons instants de celle qui avait été la princesse Olsdorf, car, lorsque ni Mme  Daubrel ni Dumesnil n’étaient là, elle tombait dans une atonie complète, ne s’intéressant à rien, ne lisant même pas. Quand son beau-frère et sa belle-sœur venaient la voir — Barbe, par pudeur — ils ne pouvaient la faire sortir de son mutisme, sauf pour les supplier de ne jamais dire un mot de l’absent, ce qu’ils se hasardaient parfois à faire, un peu par pitié et aussi pour tenter de le défendre. Il était jeune, s’était laissé entraîner et reviendrait. Alors elle pardonnerait. Bien certainement il souffrait, lui aussi ; seul, son manque d’énergie l’empêchait de rentrer en France.

À ces consolations, hypocrites de la part de Mme  Frantz, dont le mari était un honnête homme qui blâmait sévèrement la conduite de son frère, — Mme  Meyrin, la mère, n’osait jamais, elle, parler de son fils — l’abandonnée ne répondait que par de longs regards attristés, qui disaient mieux que toutes les phrases : Je ne vous crois pas, et s’il revient jamais, ce sera trop tard !

En même temps que la fille de Madeleine s’éteignait ainsi doucement, il se faisait en elle une transformation étrange : elle redevenait coquette, élégante comme autrefois. On eût dit que, trop certaine du peu de jours qu’il lui restait à vivre, elle voulait se venger des privations que lui avaient imposées la jalousie et l’avarice de son mari, dès la seconde année de leur mariage. Elle prenait plaisir à dénouer ses cheveux, restés merveilleusement beaux ; elle ornait ses bras et ses épaules amaigris des bijoux enfermés depuis si longtemps dans leurs écrins ; elle prétextait qu’elle avait froid pour s’envelopper de splendides fourrures, comme aux époques heureuses, et elle avait repris, avec une indéfinissable volupté, l’usage de ses peignoirs de dentelle et de sa luxueuse lingerie de batiste, qui avaient tant offusqué le pudibonderie de sa belle-sœur.

— Je ne veux pas mourir en petite bourgeoise, mais en princesse, disait-elle à Marthe, en lui montrant ses draps brodés et ses oreillers garnis de valenciennes. Si ma mère venait, elle ne reconnaîtrait plus sa fille dans les traits de mon visage, mais elle la retrouverait du moins dans tout ce qui m’entoure.

Et avec un orgueil et un plaisir enfantins, elle faisait jouer dans leurs mules de velours semés de perles ses petits pieds chaussés de soie.

Il n’y avait qu’une seule chose du passé dont elle ne voulait pas se souvenir, qu’elle refusait de revoir, c’était l’atelier de Paul. Depuis le départ de celui-ci, elle n’y était pas entrée et avait ordonné que la porte en restât fermée pour tout le monde. Elle éloignait de sa vue tout ce qui pouvait lui rappeler les arts et les artistes, ne demandant jamais des nouvelles des théâtres, des livres, ni des expositions.

Néanmoins, elle avait conservé dans sa chambre à coucher cette toile qui la représentait demi-nue, en Diane chasseresse, et devant laquelle Mme  Daubrel l’avait surprise un jour, murmurant, avec des larmes plein les yeux : J’étais cependant aussi belle que cela, jadis !

Son amie avait alors voulu faire enlever ce portrait, mais elle s’y était opposée, en disant :

 — Non, je veux me voir ainsi jusqu’à ma dernière heure ; ce sera mon châtiment !

Aux coquetteries, pour ainsi dire posthumes, de l’infortunée, Mme  Daubrel souriait courageusement, mais elle ne l’entendait pas sans douleur parler de sa mère, car si Lise espérait toujours recevoir bientôt la visite de la générale Podoï et mettait son silence sur le compte de l’ignorance où elle la pensait de sa situation, Marthe savait, elle, que l’ex-comtesse Barineff était au courant de ce qui se passait. En effet, elle lui avait écrit à Carlsbad, où les journaux avaient annoncé sa présence avec son mari, et elle s’était contentée de répondre ces quelques lignes sèches et blessantes, qui prouvaient bien qu’elle était loin d’avoir pardonné à sa fille, ainsi que celle-ci avait le droit de l’espérer, en raison des termes dans lesquels elle s’était séparée de sa mère à Pampeln :

« Je suis certainement affectée du mauvais état de santé de Lise, mais elle se remettra bientôt, j’en suis certaine, en oubliant son second époux comme elle a oublié le premier. Lorsqu’au commencement de l’hiver j’irai à Paris, je la retrouverai aussi bien portante que jamais et, qui sait, peut-être disposée à divorcer une seconde fois.

« Vous pouvez lui dire, en attendant, que j’ai eu dernièrement de bonnes nouvelles de mes petits-enfants, Alexandre et Tekla, pour lesquels Véra Soublaïeff est toujours une excellente mère. »

Mme  Daubrel s’était gardée de communiquer cette triste missive à Mme  Meyrin ; elle avait trouvé préférable de lui laisser croire que la générale ignorait qu’elle fût souffrante, et de lui dire, pour la rassurer, qu’elle avait reçu de Saint-Pétersbourg l’avis de son voyage à Paris, vers le mois de novembre.

Elle avait fait davantage.

D’accord avec Dumesnil, elle avait adressé au prince Olsdorf une première lettre pour lui dépeindre la position de Lise, la conduite indigne du peintre, l’isolement où elle vivait, puis une seconde, pour l’informer que les médecins condamnaient irrémédiablement celle qui avait été sa femme, qu’elle n’avait plus que quelques mois, peut-être quelques semaines à vivre, et qu’il serait généreux de lui laisser embrasser ses enfants avant de mourir.

N’ignorant aucune des circonstances qui avaient précédé son divorce, Marthe terminait ainsi sa seconde lettre au prince Olsdorf :

« Prince, il y a longtemps que je vis auprès de celle qui a eu l’honneur de porter votre nom, et je vous jure devant Dieu, que, depuis trois années, elle expie cruellement la faute dont elle s’est rendue coupable envers vous. Épouse sans mari, mère sans enfants, elle est digne de votre pitié. Sa mère elle-même l’abandonne et il ne vous reste que bien juste le temps de lui pardonner.

« Vous ne pouviez, certes, lui infliger un châtiment plus terrible que de l’unir au misérable qui lui avait fait oublier ses devoirs. M. Paul Meyrin vous a odieusement vengé. Il sait sa femme mourante et reste à Rome auprès de cette fille, cette Sarah Lamber, qui ne lui permet pas de venir fermer les yeux de celle dont elle a brisé le cœur et la vie. Aurez-vous le courage, vous, de lui refuser le dernier baiser de ses enfants ? »

Le prince n’avait pas répondu et Mme  Daubrel craignait que ses lettres ne lui fussent pas parvenues, car il résultait des renseignements qu’on lui avait donnés à l’ambassade de Russie que, depuis trois ans, Pierre Olsdorf n’avait pas reparu ni en Courlande, ni à Saint-Pétersbourg.

On savait seulement que, peu de mois après avoir quitté la Russie, il avait visité l’Égypte, le Zanzibar, le Mozambique et s’était ensuite dirigé vers le Japon, par Bourbon, l’île de France et de détroit de la Sonde.

Désespérée, Marthe s’était alors décidée à s’adresser à Véra Soublaïeff pour la supplier d’amener à Paris Alexandre et Tekla, et elle avait reçu d’elle une lettre des plus touchantes.

Après lui avoir dit que les dernières nouvelles de son maître étaient datées de Calcutta et que, d’après l’itinéraire se son voyage, il ne devait pas tarder à arriver à Bombay, la fille du fermier d’Elva écrivait, en évitant toujours avec délicatesse d’appeler du nom de son second mari celle qu’elle avait connue princesse Olsdorf :

« Madame, plaignant plus que personne, du fond de l’âme, Mme  la comtesse Lise Barineff, je voudrais apporter un soulagement à ses souffrances. Je n’ai pas oublié l’affection qu’elle daignait me témoigner lorsque j’étais jeune, et me souviendrai toujours des déchirements de son cœur de mère quand elle est venue se joindre à moi pour soigner son fils et qu’elle a dû partir de Pampeln, seule, en n’emportant que le souvenir de la dernière caresse de ses chers petits.

« Si je me suis dévouée à eux, dites-lui, je vous prie, que c’est autant en mémoire d’elle que pour remplir la mission dont je suis fière d’être chargée. Mais vous me demandez une chose que je ne puis faire ; je n’en ai pas le droit et j’en suis au désespoir. Le prince Olsdorf m’a ordonné de ne jamais éloigner d’un seul jour Alexandre et sa sœur de Pampeln, même si Mme  la générale Podoï les demandait. Il veut même qu’il y demeurent pendant toute son absence. Prévoyant même toutes les circonstances, il a indiqué la résidence où ils devraient être conduits s’il arrivait au château des événements de nature à les forcer de le quitter.

« Pardonnez-moi donc, madame, et priez Mme  la comtesse de me pardonner. Ses enfants, que j’ai accoutumés à joindre son nom à leurs prières, obtiendront de Dieu le retour de leur mère à la santé, et peut-être des jours meilleurs reviendront-ils pour celle que vous aimez et dont je baise respectueusement les mains. »

— Quelle brave et sainte fille ! murmura Mme  Paul Meyrin, à la lecture de cette lettre.

Puis, après quelques instants de lutte inutile contre les sentiments qui l’envahissaient, elle se laissa tomber dans les bras de Marthe en ajoutant :

— Et comme elle est digne d’être aimée !