Divorcée (Pont-Jest)/II/XI

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Ernest Flammarion (p. 232-243).


XI

LISE ET MARTHE


Lorsqu’elle reçut à Pampeln la dépêche que son maître lui avait adressée de Brindisi pour la prier de se rendre immédiatement à Paris avec Alexandre et Tekla, Véra Soublaïeff étouffa un cri de joie ; car elle ne pensa d’abord qu’au bonheur de retrouver celui qu’elle aimait de toute son âme depuis plus de trois années, celui qu’elle avait craint si longtemps de ne plus revoir. Mais aussitôt elle eut honte de ce premier mouvement, bien naturel cependant, et comprenant que si l’exilé revenait aussi vite, c’est qu’un grand malheur était imminent, elle pleura sur ces pauvres enfants qui n’allaient embrasser leur mère qu’à son lit de mort. Aussi résolut-elle de partir sans retard.

Le soir même, grâce aux préparatifs qu’elle avait faits depuis plusieurs semaines, elle put prendre, avec le jeune prince, sa sœur et Mme Bernard, ma gouvernante, le train express à Mittau. Elle était certaine ainsi, quelque diligence que fit le voyageur, d’être à Paris avant lui.

Elle ne s’était pas trompée. En descendant de voiture au Grand-Hôtel, elle trouva le télégramme par lequel le prince lui annonçait qu’il serait là le surlendemain.

Quant à Mme Daubrel, à qui la seconde dépêche de Rome était parvenue quelques heures auparavant, elle avait couru chez son amie pour la lui communiquer, mais, à son étonnement, elle avait trouvé près d’elle la générale Podoï, arrivée depuis quelques instants déjà.

Informée par la fille du fermier d’Elva que Mme Meyrin était au plus mal, l’ex-comtesse Barineff était partie brusquement de Saint-Pétersbourg, sans même prévenir personne.

L’entrevue de Lise avec sa mère avait été déchirante. En retrouvant sa fille abandonnée, vieillie, en danger, la générale avait senti se transformer en elle cet amour maternel qui, pendant si longtemps, n’avait été fait que d’orgueil, et malgré tous ses efforts pour paraître calme, afin de ne pas effrayer la malade, le désespoir se lisait sur chacun des traits de son visage.

Depuis plusieurs jours déjà, Mme Meyrin ne quittait plus le lit ; elle s’était fait apporter sa fillette, et au moment de l’entrée de Marthe dans sa chambre à coucher, elle disait à sa mère, en lui montrant Marie, qui jouait avec les dentelles des oreillers :

— Vous l’aimerez bien, n’est-ce pas, quand je ne serai plus, et vous l’élèverez sérieusement comme vous m’avez élevée ? Mais vous n’aurez pas l’ambition d’en faire une grande dame ; vous tenterez seulement d’en faire une femme heureuse. Surtout, oh ! cela surtout, ne la mariez pas avec la possibilité de divorcer. Le divorce, voyez-vous, ma mère, ce n’est qu’une prostitution légale ; une sorte de provocation à l’adultère. C’est un outrage aux lois de l’Église et de la pudeur. Est-ce qu’une femme a le droit de passer des bras d’un mari vivant dans les bras d’un autre époux ? Est-ce qu’à la pensée de la rencontre possible, souvent inévitable, de ces deux hommes qui l’ont possédée, le front de la divorcée ne doit pas rougir ! Et son cœur de mère, lorsqu’il lui fait en faire deux parts, une pour ceux qui ne sont plus à elle, même de nom, une pour ceux qui viennent, croyez-vous que ce cœur ne saigne pas à en mourir ? Si ma fille se marie, qu’elle ne puisse pas divorcer, je vous en conjure !

— Ma chère enfant, répondit Mme Podoï, s’efforçant de sourire, d’abord je te promet de suivre tes instructions en tous points ; mais pourquoi regarder si loin dans l’avenir et désespérer ? Sois-en certaine, tu reviendras à la santé ; Marie n’aura pas besoin d’une seconde mère ; tu seras là pour veiller sur elle, en sortant de nouveau vaillante et belle, de tes douloureuses épreuves. Tu n’es plus seule ; Alexandre et Tekla vont arriver, et, qui le sait ? cela ne se voit-il pas tous les jours, ton mari honteux et repentant te reviendra peut-être bientôt.

À cette dernière phrase qu’elle savait ne pouvoir exprimer la vérité, Lise eut comme un frisson d’horreur et, d’une voix étrange, elle reprit :

— Mon mari, ne m’en parlez jamais ! Quant à vos espérances, ce ne sont que des rêves. Oui, si le ciel m’en donne le temps, je reverrai Alexandre et Tekla, puisque celui que j’ai trompé à pitié de moi ; mais ce sera trop tard. J’ai vécu pour la passion, je meurs d’amour maternel. Dieu est plein de miséricorde dans sa justice !

En prononçant ces derniers mots, elle ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit après quelques instants, elle reconnut Mme Daubrel qui s’était approchée doucement de son lit :

— Tenez, dit-elle alors à sa mère, en lui désignant son amie d’un regard chargé de reconnaissance, voici mon ange gardien. Depuis quatre mois, elle ne m’a pas quittée. C’est à elle que je dois d’avoir vécu assez longtemps pour vous revoir.

La générale tendit la main à Marthe, mais sans prononcer une parole, car elle sentait que les sanglots l’empêcheraient de parler. Elle connaissait déjà la jeune femme par ce que sa fille lui en avait dit à Pampeln et par les lettres si touchantes qu’elle avait adressées à Véra à l’époque de la maladie d’Alexandre.

— Ma chère Lise, dit Mme Daubrel, après avoir répondu à l’étreinte de l’ex-comtesse Barineff, je vous apporte une bonne nouvelle.

— Mes enfants ? demanda l’infortunée avec un inexprimable accent de tendresse.

— Oui, vos enfants et le prince Olsdorf. Celui-ci me télégraphie qu’il sera à Paris dans moins de quarante-huit heures, en même temps que votre fils et votre fille. Ils ont dû quitter Pampeln il y a déjà deux jours.

— Le ciel soit loué ! D’où le prince vous a-t-il expédié cette dépêche ?

— De Rome.

— De Rome ! de Rome ? Pourquoi est-il allé dans cette ville ? Ce n’était pas son chemin pour venir de Brindisi à Paris. Marthe, vous me cachez quelque chose !

Elle s’était péniblement soulevée, les yeux démesurément ouverts.

— Je vous jure, répondit Mme Daubrel ; lisez vous-même.

La condamnée parcourut le télégramme que lui présentait son amie, et, retombant étendue, brisée, à demi morte, on l’entendit murmurer :

— De Rome ! Et Pierre Olsdorf revient près de moi, madame Meyrin ! Oh ! mon Dieu, mon Dieu !

— Calme-toi, je t’en supplie, lui dit sa mère ; ce sont toutes ces émotions-là qui te font mal.

Mais la malheureuse femme paraissait ne rien entendre, ses regards erraient dans le vide, ses lèvres décolorées prononçaient des mots sans suite. Aux prises avec quelque terrible hallucination, de ses mains amaigries, diaphanes, exsangues, elle semblait repousser des fantômes se pressant autour d’elle.

Cet état se prolongea près d’un quart d’heure, durant lequel la générale et Marthe épouvantées crurent qu’elle allait mourir. Cependant, bientôt la pauvre martyre devint plus tranquille et un peu de sang remonta à son visage.

Quelques instants après, lorsqu’elle eut tout à fait repris possession d’elle-même et qu’elle reconnut de nouveau ceux qui l’entouraient, elle les rassura d’un geste, puis tout à coup ses yeux se fixèrent souriants sur la porte de sa chambre qu’on venait d’ouvrir doucement. L’ex-comtesse Barineff ainsi que Mme Daubrel se retournèrent.

C’était Dumesnil qui entrait.

En reconnaissant son ancien amant, quoiqu’elle ne l’eût pas vu depuis plus de vingt ans, la générale ne put retenir un mouvement de surprise. Elle ignorait complètement les relations d’amitié existant entre sa fille et le vieux comédien.

L’excellent homme ne parut pas, lui, reconnaître Madeleine Froment. Tout entier à sa chère malade dont les regards l’appelaient, il s’approcha d’elle, se pencha pour l’embrasser avec tendresse, et, seulement ensuite, il salua froidement Mme Podoï, à laquelle Lise disait d’une voix éteinte :

— Encore un ami, ma mère, qu’il vous faudra bien aimer comme vous aimerez Marthe. Son dévouement pour moi a été sans limites ; je serais sa fille qu’il ne m’aurait pas mieux soignée. Elle et lui, depuis six mois, ils ont été toute ma famille. Mais j’y pense : vous n’êtes pas étrangers l’un à l’autre. Oui, Dumesnil me l’a dit jadis, alors que j’étais heureuse : il m’a connue toute petite. Il paraît que j’étais jolie et qu’il était fou de moi ! Que tout cela est loin de nous ! Plus tard, j’ai été belle, bien belle ! Et cela, maintenant !

C’en était trop pour ces deux cœurs brisés, et leur douleur si longtemps contenue allait se traduire par les sanglots, lorsqu’on annonça le médecin qui venait chaque jour voir Mme Meyrin, bien qu’il la jugeât perdue.

Pendant que le docteur, par acquit de conscience, examinait sa cliente et tentait de la rassurer à l’aide de quelques généreux mensonges professionnels, les autres acteurs de cette scène pénible gardaient le silence. Quand le praticien sortit, la mère de Lise et Dumesnil le suivirent.

Arrivés dans le salon voisin, ils l’arrêtèrent, mais celui-ci ne leur laissa pas le temps de l’interroger.

— Mon devoir est de ne pas vous tromper, madame, dit-il à l’ex-comtesse Barineff ; or je ne puis vous donner aucun espoir ; Mme Meyrin est si faible que le danger devient imminent. Il se peut qu’elle lutte deux ou trois jours encore ; ce sera tout.

La générale, en portant son mouchoir à ses lèvres, étouffa un cri de douleur.

— Du courage, madame, reprit le médecin en s’éloignant ; du moins, elle ne souffre pas. Cachez-lui donc vos craintes. Elle s’éteindra doucement, sans une plainte, comme si elle s’endormait.

Dumesnil pleurait, debout, appuyé contre la muraille.

— Oui, le docteur a raison ; qu’elle ne puisse lire sur nos visages, dit le vieillard en se rapprochant de son ancienne maîtresse. De quel châtiment cruel, Madeleine, Dieu punit votre ambition et ma faiblesse ! Pauvre Lise ! Depuis plus de six mois j’assiste à son martyre, et jamais je ne me suis donné la joie suprême de l’appeler ma fille ! Allons, séchez vos larmes comme je refoule les miennes au fond de mon cœur, et retournons auprès d’elle.

— Pardonnez-moi, Armand, mais je ne saurais avoir ce courage. Si je rentrais là, je me trahirais. Donnez-moi quelques instants.

Comprenant qu’il était mieux en effet qu’il en fût ainsi, le comédien rentra seul dans la chambre à coucher. La malade était calme et paraissait s’assoupir. Il s’assit à quelques pas du lit et laissa couler silencieusement ses pleurs.

La nuit qui succéda à cette journée d’émotions fut mauvaise pour Mme Meyrin. Elle la passa presque tout entière dans le délire, sous la veillée de sa mère, de Marthe et d’une sœur de charité qui ne la quittèrent pas un instant, et le lendemain vers midi, Mme Podoï comprit qu’elle n’avait plus que bien juste le temps d’appeler un prêtre. Elle envoya immédiatement un mot au révérend pope Wasilieff, qui, d’ailleurs, était déjà venu plusieurs fois.

Pendant ce temps-là, Marthe se faisait conduite au Grand-Hôtel.

Véra Soublaïeff y était arrivée la veille au soir, avec Alexandre et Tekla. Lorsqu’on lui annonça Mme Daubrel, elle eut le pressentiment d’un malheur et, laissant le petit prince et sa sœur sous la garde de Mme Bernard, elle passa rapidement dans le salon où la visiteuse avait été introduite.

— Mademoiselle, lui dit celle-ci, en reconnaissant Véra dans cette belle personne à la physionomie douce et sérieuse tout à la fois, Mme Meyrin se meurt ; si vous voulez qu’elle puisse embrasser son fils et sa fille, vous n’avez plus une seconde à perdre.

— Vous êtes madame Daubrel, n’est-ce pas, répondit la jeune fille, cette amie si dévouée dont Mme la comtesse m’a parlé à Pampeln ? Oui, certes, je vais lui rendre ses enfants. Le prince, que j’attends d’une heure à l’autre, me pardonnera d’avoir agi sans un ordre de lui. Pauvre mère !

Elle avait sonné et donné l’ordre au valet de pied venu à son appel de faire avancer une voiture.

— Vous êtes bien la noble créature que nous aimons tous, fit Marthe en lui tendant la main.

— Je ne vous demande que le temps d’écrire deux lignes pour le cas où le prince Olsdorf arriverait pendant mon absence. Je vais prier la gouvernante de tenir prêts les enfants. Partez, nous serons rue d’Assas en même temps que vous !

— Merci, mademoiselle, merci ! Dieu vous bénira !

Et, s’échappant vivement, Mme Daubrel rejoignit sa voiture.

Dix minutes après, Véra montait avec Alexandre et Tekla dans le landau qui attendait devant le perron du Grand-Hôtel. Le jeune prince été sa sœur savaient qu’ils allaient revoir leur mère et qu’elle était dangereusement malade. Alexandre, qui avait le tempérament de son père, était grave ; sa pâleur seule trahissait son émotion. Tekla pleurait dans les bras de la fille de Soublaïeff.

Moins d’un quart d’heure plus tard, le landau s’arrêtait rue d’Assas, en même temps que la voiture qui ramenait Marthe. Les deux jeunes femmes franchirent rapidement le vestibule et, après avoir prié Véra d’attendre avec les enfants dans le petit salon voisin de la chambre à coucher, Mme Daubrel allait entrer chez Lise pour la prévenir de l’arrivée de ceux qu’on lui rendait lorsque Dumesnil l’arrêta au passage, en lui disant d’une voix étranglée :

— Le prêtre est auprès d’elle ; il est arrivé quelques instants après le départ du commissionnaire que lui avait envoyé Mme la générale Podoï. Il a eu le pressentiment que sa présence était nécessaire ici.

Véra Soublaïeff, à qui le vieillard s’adressait tout autant qu’à Marthe, s’assit dans un fauteuil et prit Tekla sur ses genoux. La fille voulait obéir à sa grande sœur — c’est ainsi qu’elle appelait naïvement la fille du fermier d’Elva — qui l’avait priée de ne pas pleurer, afin de ne pas faire de la peine à sa mère, et son mignon visage était convulsé par les efforts qu’elle faisait pour retenir ses larmes.

Adossé à la cheminée et la tête baissée, le fils du prince Olsdorf ne disait pas un mot, mais les mouvements nerveux de ses mains jointes exprimaient assez combien il restait difficilement maître de lui. Avec ce courage héroïque que les femmes possèdent souvent dans les circonstances les plus terribles, Mme Daubrel s’efforçait du regard de calmer Dumesnil. Il semblait que dans ce silence lugubre, on entendit battre à l’unisson tous ces cœurs meurtris.

Près un quart d’heure s’était écoulé lorsque le vénérable J. Wasilieff sortit de la chambre de la malade. À la vue des enfants, il les appela à lui, les embrassa tendrement et les bénit. Après quoi, grave et profondément ému, il s’éloigna en levant les yeux au ciel, sans prononcer une parole.

Marthe était déjà auprès de son amie qu’elle trouva tranquille, presque souriante. On eût dit qu’en écartant de son âme les angoisses, le pardon du prêtre avait rendu à son corps des forces nouvelles.

— Me promettez-vous de rester calme ? lui demanda-t-elle de sa douce voix.

— Oui, fit Lise lentement, comme si elle cherchait à comprendre pourquoi cette question lui était adressée.

Mais tout à coup elle s’écria :

— Mes enfants ! mes enfants !

Son cœur de mère avait deviné. Est-ce qu’un autre bonheur que celui de revoir ces êtres chéris pouvait lui être donné !

Et, se levant à demi, elle reçut dans ses bras Alexandre et Tekla qui, amenés sur le seuil de la chambre, avaient entendu son cri et s’étaient élancés vers elle. En les prenant contre son sein, en les dévorant de ses baisers, en les inondant de ses larmes, en les caressant de ses sourires, elle répétait :

— Mon fils, ma fille ! Dieu soit béni !

Elle les éloignait un peu, oh ! seulement à la longueur de ses bras, pour les mieux regarder, pendant quelques secondes, puis elle les ramenait sur son cœur, et c’étaient alors de nouveaux baisers, de nouvelles larmes, mille tendresses enfin auxquelles ses enfants ne répondaient que par leurs baisers, leurs larmes, leurs tendresses et par un seul mot : maman.

Si grand que fût le bonheur de la pauvre femme, à cause même de l’immensité de cette joie, Mme Daubrel pensa qu’il serait prudent de lettre fin à cette scène si touchante :

— Vous m’avez promis d’être sage et calme ; dit-elle à Lise, en appelant Alexandre et Tekla du regard.

— Déjà ! murmura Mme Meyrin, qui avait compris. Vous voulez déjà le mes enlever ? Déjà !

— Non pas, mais il vous faut un peu de repos. Ils ne quitteront pas la maison.

— Je vous le promets, madame la comtesse, affirma la fille de Soublaïeff, en prenant les enfants par la main.

— Ah ! c’est vous, Véra ! Pardonnez-moi ; j’étais toute à eux. Confiez-les à mon amie ; vous, venez là, près de moi, pendant que je puis parler encore.

Le petit prince et sa sœur étaient sortis avec Mme Daubrel.

— Que vous êtes belle ! Et vous êtes aussi bonne que belle, dit Lise à la jeune fille qui, sans qu’elle eût eu le temps de s’y opposer, lui avait baisé la main, comme autrefois. Que vous êtes bien digne d’être aimée !

— Madame la comtesse, fit Véra en rougissant.

— Oh ! je ne suis pas jalouse, reprit Mme Meyrin avec un douloureux sourire. Vous les aimerez toujours, n’est-ce pas, lorsque je serai morte ? Car je vais mourir, je le sais, je le sens ! Je viens de leur donner ce que Dieu m’avait laissé de force pour les revoir. Sans vous, que deviendraient-ils, sans une mère pour les défendre ? Jurez-moi que vous ne les quitterez jamais ! Je m’en irai à Dieu reconnaissante et résignée.

— Je vous le promets, madame ; je vous le jure sur mon salut éternel.

— Merci ! murmura Lise d’une voix à peine perceptible et en fermant les yeux.

Épouvantée, Véra se releva brusquement. Pensant que la malade allait mourir, elle appela Mme Daubrel. Celle-ci accourut avec Dumesnil, en laissant Alexandre et Tekla dans le salon voisin, sous la garde de la sœur de charité.

Mais la dernière heure de l’abandonnée n’avait pas encore sonné ; son cœur battait doucement ; de ses doigts crispés, elle froissait par moments les draps de son lit, en tentant de les ramener sur elle, avec ce geste familier aux moribonds.

Mme Meyrin fut jusqu’au soir dans cet état, puis au moment où Marthe se disposait à conduire le fils de Pierre et sa sœur dans la chambre qu’on avait préparée pour eux, elle rouvrit les yeux, parcourut l’espace d’un regard absent et bégaya :

— Mes enfants !

Mme Daubrel les amena près du lit. Leur mère les reconnaissait à peine.

On entendit au même instant une voiture s’arrêter devant la maison ; un coup de timbre résonna, quelques secondes s’écoulèrent, puis un homme pâme et la tête découverte apparut sur le seuil de la pièce.

C’était Pierre Olsdorf. En arrivant au Grand-Hôtel, il avait trouvé la lettre de Véra et accourait.

— Le prince ! s’écria la générale Podoï, avec une expression ineffable de reconnaissance.

— Lui ! murmura la fille du tenancier d’Elva en pâlissant.

Comme si ce mot : le prince, prononcé par sa mère, l’eût subitement ranimée, Mme Meyrin se souleva et jeta un cri !

Le gentilhomme russe s’approcha rapidement de celle qui avait porté son nom.

— Vous, vous, répéta-t-elle, comme galvanisée ! Ah ! vous pouvez me pardonner !

— Je ne sais plus qu’un chose, Lise, c’est que vous souffrez, répondit Pierre, en pressant doucement dans les siennes les mains suppliantes que la malheureuse lui tendait.

— Alors, je puis mourir ! Pierre Alexandrowitch, écoutez-moi ; Véra, venez là, tout près… Ni l’un ni l’autre, ne perdez aucune de mes paroles. Oh ! mon Dieu ! donnez-moi la force ! Pierre, Véra vous aime, c’est une sainte et noble créature. Quand je ne serai plus, vous aurez le droit de vous marier. Promettez-moi qu’elle deviendra la mère de mes enfants. Je vous en supplie !

— Je vous le jure, répondit le prince d’une voix ferme et grave.

La fille de Soublaïeff sentit tout son sang lui affluer au cœur.

La mourante murmurait si bas qu’on pouvait à peine l’entendre :

— Avec elle le nom des Olsdorf demeurera sans tache !

Elle serait retombée lourdement en arrière si le prince, qui la soutenait, ne l’eût doucement étendue sur sa couche.

Cet effort devait être le dernier. Quelques instants après, le délire s’emparait de l’infortunée. Ses yeux grands ouverts n’avaient plus que des regards éteint ; ses lèvres, que crispait un rictus douloureux, ne prononçaient que des mots entrecoupés, dernière expression des derniers mouvements de son âme : Mes enfants… Pierre… Véra… Marthe… ma mère… Dumesnil… Là ! ils sont tous là… et lui, lui seul !

Pierre Olsdorf comprit que la pensée de Lise venait de s’arrêter une seconde sur son mari, et il baissa la tête pour ne pas voir, dans un des angles de cette chambre mortuaire, le berceau de l’enfant dont il avait tué le père.

Soudain, on entendit un cri d’horreur.

Penchée sur sa fille, la générale Podoï venait de sentir son dernier souffle passer sur son visage.

Mme Meyrin, l’ex-princesse Olsdorf, n’était plus !

On vit alors Dumesnil, chancelant, les yeux hagards, étendre les bras comme s’il allait défaillir. Mme Daubrel, si péniblement émue elle-même, s’élança vers lui pour le soutenir. Mais le vieux comédien la repoussa en s’écriant :

— C’était ma fille, ma fille !

Et il tomba lourdement à genoux près du lit de la morte.

Le désespoir venait d’arracher à ce vieillard le secret que l’amour paternel lui avait fait garder si courageusement pendant vingt années.


Quinze jours plus tard, après une cérémonie funèbre célébrée dans la chapelle de Pampeln, en présence du prince, de ses enfants, de Véra Soublaïeff et de la générale Podoï, les restes mortels de la comtesse Lise étaient descendus dans le caveau des Olsdorf.

C’était morte que la « Divorcée » rentrait sous le toit de celui dont elle avait porté le titre.

À la même heure à peu près, sur un des quais de New-York, Mme Daubrel inondait de larmes de joie le front de son fils, pendant que son mari lui souriait.

C’était avec tout un avenir nouveau devant elle que la « Séparée de corps », repentante et pardonnée, reprenait sa place au foyer conjugal.


FIN