Dix-huit mois dans les prisons bolchévistes/03

La bibliothèque libre.
Tatiana Kourakine
Dix-huit mois dans les prisons bolchévistes
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 145-167).
DIX-HUIT MOIS
DANS
LES PRISONS BOLCHÉVISTES [1]
1918-1921


VII. — ÉTUDES DE MŒURS

L’attitude de mes compagnes de prison, voleuses et filles publiques avait complètement changé. Lorsque j’avais été amenée à « Novinskaïa Tiurma [2], elles avaient commencé par ne voir en moi que l’étrangère, la « bourlouika. » Je me tenais à l’écart, tâchant d’éviter leurs obscénités et leurs injures et ne me mêlant jamais à leurs disputes et à leurs querelles. Nombre de paroles mordantes et sarcastiques furent lancées à mon adresse, mais je n’y prêtais nulle attention : je me bornais à me tenir à l’écart, pour éviter leurs obscénités et leurs injures. Elles s’aperçurent bientôt que je n’étais pas celle qu’elles avaient cru tout d’abord ; si je pouvais leur venir en aide de quelque manière, je le faisais volontiers ; je leur servais de secrétaire lorsqu’elles avaient quelque réclamation à écrire. Peu à peu elles s’apprivoisaient ; finalement, je devins très populaire parmi elles.

A combien de scènes du pittoresque le plus savoureux n’ai-je pas assisté ! Les représentants du « Département Pénal » venaient souvent visiter notre prison. J’évitais autant que possible

[3] toute rencontre avec ces individus : j’avais la nausée en songeant que ces misérables, le rebut du genre humain, étaient actuellement maîtres de la Russie. C’étaient en grande majorité d’anciens voleurs, assassins, criminels de droit commun, ou bien de ces « camarades » qui se cachaient dans les sous-sols, du temps du Tsar. Une « Commission d’inspection ouvrière » vint un jour faire une inspection à la prison. Trois adolescents de dix-sept à dix-huit ans entraient dans la cour où nous étions en train de faire notre promenade habituelle. Ce fut alors un beau spectacle : toutes ces demoiselles de s’élancer à leur rencontre en poussant des exclamations joyeuses : « Vanka ! Sashka ! Petka ! [4] Comment allez-vous ? Que faites-vous de bon ? Et où se trouvent Borka et Kolka ? [5] Elles avaient reconnu dans ces voyous leurs souteneurs d’antan, de jeunes voleurs, actuellement au service du Gouvernement des Soviets.

Des concerts et des spectacles étaient souvent organisés à la prison, les bolchévistes se piquant d’aimer les arts, et s’efforçant de prouver qu’en Russie soviétique, l’art ne serait plus, comme par le passé, le privilège des classes aisées, mais celui de tout le peuple, et que le prolétariat créerait un nouvel art à lui qui ferait pâlir tout ce qui existait auparavant en fait d’art ! Une maîtresse de musique venait deux fois par semaine à la prison. Des chœurs de chants populaires avaient été organisés pour ces concerts : j’accompagnais au piano. Cela présentait de grands avantages pour moi. En récompense des efforts que j’étais censée faire « pour encourager l’amour de l’art parmi les prolétaires, » j’avais la permission de m’exercer au piano tous les jours, ce qui était une grande distraction et un grand délassement pour moi.

Le piano se trouvait dans la bibliothèque, où les autres prisonniers n’avaient pas le droit d’entrer. Je fus en outre chargée de ranger la bibliothèque, en compagnie d’une jeune fille très intelligente, F. Shaposhnikoff. Nous faisions le catalogue ; nous le faisions lentement, et personne ne venait nous déranger. Je jouissais de cette solitude, car l’un des côtés les plus pénibles de la vie en prison était, pour moi, de ne jamais être seule, ni le jour, ni la nuit. On imagine ce que pouvait être pour moi la cohabitation constante avec ces créatures ! Leurs mœurs, leurs relations contre nature me dégoûtaient et m’indignaient. Ce vice dans l’un et l’autre sexe, ainsi que la cocaïnomanie, avaient atteint des proportions épouvantables en Russie. Tout ignorant et inculte que fut le peuple russe aux temps passés, il y avait des vices dont il n’avait aucune idée ; mais, depuis la Révolution, la pire corruption avait pénétré dans les villages, et cela sous les formes les plus repoussantes.

Il a toujours existé des cas de relations anormales dans les prisons ; mais sous l’ancien régime, il était du devoir du Directeur, des surveillants, du médecin, de les punir ; les coupables étaient séparées du reste des prisonniers, ou des prisonnières, et envoyés dans une autre prison. Ici, on ne se cachait pas. Des femmes qui n’avaient eu auparavant aucune idée de ce vice, en étaient infectées. Il se trouvait parmi les détenues des petites filles de onze à douze ans ; la prison avait tôt fait de les dépraver.

Quant à la cocaïne, bien que notre malheureux pays soit dans un état de complète détresse, bien que tout le nécessaire manque, il est toujours possible de s’en procurer. On la vend secrètement, et personne ne sait d’où elle vient, mais elle est là. Tous les bolchévistes, — à peu d’exceptions près, — prisent la cocaïne. Jadis le peuple russe s’intoxiquait de boissons fortes. Il a tout simplement remplacé la « vodka » par la cocaïne. Les enfants mêmes en font usage. La cocaïne a pénétré jusque dans les prisons, où rien ne peut, cependant, être délivré sans passer par les gardiens. Elle est introduite en cachette dans du pain, dans des bouchons de bouteilles, etc.

Le grand avantage de ces journées passées à la bibliothèque, c’est qu’on y était à l’abri du bruit et du tintamarre de la prison. J’avais toujours imaginé, — avant de savoir ce qu’était la vie en prison, — qu’un silence de mort devait y régner, que tout le monde devait y être triste et abattu. C’était tout le contraire à la prison Novinsky ; une clameur incessante l’emplissait : on riait, on dansait du matin au soir, ce qui était fort naturel après tout, vu que ces filles se sentaient lâ chez elles ; c’était vraiment leur maison, d’où elles ne sortaient que pour y revenir sans cesse ; et toutes se connaissaient, grâce à leur profession, et à leur détention constante à la « Novinskaïa Tiurma. » Il y avait, entre autres, une certaine Arkhipova, — une voleuse bien connue à Moscou, — qui avait trente-cinq ans et se vantait d’avoir passé dix-sept Pâques en prison !

Je profitais de ce que j’avais tous ces types variés sous les yeux, pour prendre, à part moi, des notes. Je dois à la vérité de dire que je cherchai vainement parmi mes compagnes le type de « femme perdue » qui abonde dans notre littérature russe, et qui, est si poétiquement dépeint non seulement par Gorki, Kouprine et Andréeff, mais aussi par notre grand Dostoïevsky lui-même. Il est généralement admis que la première chute d’une femme est due aux circonstances, à la tentation, à un entrainement irréfléchi, suivis de remords et de larmes ; après quoi, ayant perdu tout espoir de relèvement, elle glisse sur la pente du péché jusqu’à l’abime. Tout cela est fort touchant, mais les observations que j’ai pu faire, en écoutant parler ces filles, m’ont amenée à des conclusions entièrement différentes. Elles n’invoquaient aucune erreur de jeunesse, et n’avaient aucunement conscience de mener une vie de péché. Remords ou regrets leur étaient totalement inconnus : elles étaient, pour ainsi dire, des prostituées par instinct naturel, elles l’avaient toujours été ; elles étaient parfaitement inconscientes et n’aspiraient certes pas à une existence plus décente. Il fallait les entendre se moquer des philanthropes charitables qui s’efforçaient de les « sauver, » qui leur faisaient la morale, tachant de leur prouver qu’il valait mieux gagner son pain par le travail qu’en se vendant, et ouvraient des asiles pour le rachat des « femmes perdues ! » Elles m’avouaient avec ingénuité qu’elles entraient dans ces refuges quand elles étaient poussées par la faim ; elles se faisaient alors passer pour des Madeleines repentantes..., et quittaient le refuge à la première occasion pour retournera leur vie d’autrefois. Les bolchévistes, gens vertueux, ont fermé les maisons de tolérance. Hélas ! la prostitution, avec sa compagne inséparable, l’avarie, est sortie dans la rue, se répandant dans tous les coins de la Russie, et a pris des proportions effrayantes. D’après les dernières données statistiques de 1920, les cas d’avarie ont augmenté de 30 p. 100 dans la Russie des Soviets.

Toutes ces « créatures perdues » s’étaient prises d’affection pour moi, sans doute parce que j’avais compris, dès l’abord, la vanité de tout effort pour les convertir. Quant aux voleuses, je leur disais ouvertement que leur profession est dégoûtante et inexcusable ; mais l’habitude de voler était invétérée chez elles, et elles n’étaient même pas en état de comprendre qu’elles agissaient mal. Il y en avait une parmi elles, Fénia Kossino, fameuse pour ses vols à Moscou. Sa dextérité était merveilleuse ; ses yeux brillaient et tout son être s’animait au récit de ses exploits ; ils étaient le but et le sens de sa vie ! J’ai déjà mentionné plus haut Valentina Botina, que je ne pouvais pas m’empêcher de plaindre. Elle avait rencontré un riche avocat et était devenue sa maîtresse, à l’âge de quinze ans. Elle en avait maintenant plus de trente. Richement entretenue par son amant qui, en dépit de tout, lui restait fidèle, elle possédait maison, automobile et diamants. Petit à petit, elle se mit à respirer la cocaïne, tomba de plus en plus bas, se lia avec une bande de voleurs et finit par devenir voleuse elle-même. Quand on l’amena en prison, sale et déguenillée, on aurait dit une mendiante de la rue. Une autre de mes voisines était Fénia Goldina. Jolie, intelligente et même spirituelle, elle me suppliait de la prendre sous ma protection quand nous serions libérées et de lui trouver parmi mes relations un client sérieux. Valentina Botina et Fénia Goldina, étaient les deux seules figures qui se détachassent sur le fond uniforme des « femmes perdues » et sur cette grisaille de vice.

La distribution de la correspondance aux prisonnières était le grand événement de notre vie monotone. Un jour que je tirais de l’enveloppe une de ces rares lettres, je restai stupéfaite ! La lettre ne contenait que quelques mots, mais elle était signée :« Votre bonne. »

Ainsi, notre bonne était en vie ! J’en croyais à peine mes yeux, et je me sentais folle de joie ! Je n’avais pas douté de sa mort, et je priais tous les matins et tous les soirs pour le repos de son âme. La lettre était ainsi conçue : « J’ai été arrêtée, il y a huit mois, et je me trouve actuellement à la prison de « Boutyrky. » On me promet de me libérer dans quelques jours, et j’accourrai aussitôt auprès de vous. » En effet, elle vint me voir le dimanche suivant, jour où les prisonnières peuvent recevoir des visites. C’était l’anniversaire de mon arrestation. Après une année de solitude complète, sans une âme qui me fût proche ou chère à Moscou, entourée comme je l’avais été par de parfaits étrangers, ma joie et mon émotion de revoir le visage familier de notre vieille bonne étaient immenses.

Cependant, il me semblait que le terme de mon emprisonnement ne viendrait jamais ! Le court été du Nord était passé. L’hiver était revenu, rigoureux et plein de neige, avec un ciel de plomb qui me désespérait. Je souffrais d’un retour de rhumatismes et de malaria, et je me demandais avec terreur comment je ferais pour supporter un second hiver dans les conditions affreuses de cette vie de prison. Les nouvelles du « Front Blanc » devenaient de plus en plus mauvaises ; lorsque j’appris par les journaux que l’armée de Wrangel avait été été évacuée de la Crimée, j’éprouvai un serrement de cœur. Tant qu’il avait existé une force militaire russe qui luttait et faisait d’héroïques efforts pour vaincre la Peste rouge, j’avais conservé le vague espoir d’une heureuse issue pour nous. Après l’évacuation de la Crimée, cet espoir s’écroulait ; c’était l’effondrement de la Russie.

Le 25 octobre (7 novembre), la Russie célèbre l’anniversaire du coup d’Etat bolchéviste. Une large amnistie est conférée ce jour-là presque exclusivement au prolétariat ; on met en liberté les assassins, les bandits, les récidivistes, mais nous autres, « bourjouis » et « contre-révolutionnaires, » ne profitons que fort rarement de cette amnistie. Les « solennités d’octobre, » comme les bolchévistes nomment cet anniversaire de la honte et du déshonneur de la Russie, n’apportèrent aucun allègement à mon sort. Je fus appelée au guichet et on me lut un papier qui venait d’être reçu du Comité central exécutif panrusse, constatant que « l’amnistie avait été refusée à la prisonnière Kourakine. » Le papier était signé par Krylenko. Cette nouvelle ne fut pas pour moi une déception, car j’étais persuadée d’avance que l’amnistie me serait refusée. Je priai même le Directeur de dire à Krylenko que j’étais bien touchée de voir qu’il ne pouvait se passer de moi. Je retournai à la salle n° 4, et me remis à compter les jours et les mois qui me restaient jusqu’au terme de ma libération.


VIII. — MA MISE EN LIBERTÉ

Deux semaines s’étaient écoulées depuis que j’avais été informée du refus d’amnistie. Le 27 novembre (10 décembre), jour à jamais gravé dans ma mémoire, j’étais assise sur mon escabeau, en train de broder, lorsque la directrice, Mme S..., entra dans la salle n° 4 et s’assit auprès de moi.

— J’ai une bonne nouvelle pour vous, me dit-elle.

Je ne pouvais même imaginer ce que serait cette bonne nouvelle, persuadée que rien de bon ne pouvait m’arriver...

Mme S... m’embrassa et me dit :

— Vous êtes libre.

Cela était tellement inattendu que je pouvais à peine croire à mon bonheur. Ce que j’éprouvais est inexprimable ! Après avoir été privée de ma liberté, sans raison aucune, par une poignée de drôles qui m’avaient torturée physiquement et moralement ; après avoir été, pour ainsi dire, « enterrée vive » pendant une année et demie, le désir de vivre était si fort en moi, qu’il avait pris possession de tout mon être. Ma seule idée, mon seul désir en apprenant que j’étais libre, était de fuir loin de la prison, loin de Moscou, de la Russie, de cet enfer sur terre.

Rapidement, la nouvelle de ma libération avait fait le tour de la prison, et toutes ses habitantes accouraient me féliciter... Je n’aurais jamais cru possible d’avoir tant d’amies parmi les filles et les voleuses ! Elles avaient l’air sincèrement heureuses, criaient, gesticulaient ; finalement, Fénia Goldina déclara :

— Portons notre princesse en triomphe !

Je fus soulevée de terre avec des hourras et des exclamations joyeuses. Lorsque ces ovations bruyantes eurent pris fin, je priai Mme S... d’informer ma bonne de ma mise en liberté, afin qu’elle pût m’aider à porter mon modeste bagage. Elle arriva radieuse ; nous emballâmes à la hâte mes effets et j’allai prendre congé du personnel de la prison. La lourde porte de la Novinskaïa Tiurma tourna sur ses gonds, me laissant passer, et se referma... J’étais libre !

Nous nous rendîmes tout droit à la chapelle de la « Ivershaïa Bojia Mater, » où je chantai un Te Deum en signe de reconnaissance pour ma libération. J’avais hâte de partir. Force nous fut cependant de passer encore deux semaines à Moscou, car tout déplacement est accompagné d’innombrables formalités en Russie soviétique : on ne peut faire un pas sans la permission et la sanction de ceux qui tiennent entre leurs mains les destinées du « libre Etat socialiste. » Il me fallut courir d’un bureau à l’autre pour mettre mes papiers en règle. Tout ceci à pied bien entendu, vu qu’un fiacre ne coûtait pas moins de 10 000 roubles pour le moindre parcours. Le froid était intense, et je n’avais qu’un manteau d’été pour me couvrir. J’étais obligée de rester des heures à faire la queue. Les distances sont énormes à Moscou, j’avais perdu l’habitude de marcher ; dix-huit mois de prison avaient produit leur effet.

Un chaos épouvantable régnait partout ; personne n’était au courant de rien ; j’étais renvoyée d’un endroit à l’autre : « Ceci ne nous concerne pas, adressez-vous ailleurs, » et il fallait recommencer. Je dus me rendre chez Krylenko. Ce communiste-socialiste qui prêchait l’égalité, dont le venin empoisonné était dirigé contre nous autres « aristocrates, » et qui nous accusait de vivre dans le confort et dans le luxe, occupait une somptueuse maison privée appartenant au prince Galitzine. Je fus introduite dans un salon spacieux, à plafond haut et à double rangée de fenêtres, plein de beaux meubles anciens. J’aperçus une suite d’autres salons, et par la porte ouverte de la salle à manger, une armoire vitrée, remplie de vieille argenterie portant l’écusson des Galitzine. C’était d’un comique violent. Ces messieurs, qui nous reprochaient notre luxe, s’établissaient dans nos maisons, se servaient de notre argenterie et menaient une vie en opposition directe avec tout ce qu’ils prêchaient.

Je m’établis confortablement dans un fauteuil. Krylenko ne tarda pas à paraître.

— Bonjour, camarade, me dit-il.

J’inclinai légèrement la tête.

— J’ai été libérée de prison, lui dis-je et je viens vous demander un permis de voyage pour Kiev.

— On vous a lâchée ? Voilà qui est étrange, car moi, je ne l’aurais jamais fait.

J’étais révoltée.

— Ecoutez, Monsieur Krylenko, lui dis-je, en appuyant sur le mot Monsieur ; le papier, m’informant de ma libération, était signé de vous, je l’ai vu de mes propres yeux. Il me semble assez extraordinaire, qu’occupant un poste aussi important au C. C. E. P. R., vous puissiez signer des papiers sans les lire. Vous venez de me dire que vous ne m’auriez jamais lâchée. S’il en est ainsi, comment se fait-il que ce papier porte votre signature ?

Il était clair que je n’avais pas été libérée par l’ordre des Soviets, mais que mon mari était enfin parvenu à payer une somme importante pour ma rançon. Krylenko faisait semblant de l’ignorer.

Renvoyée au Kremlin, à l’institution où j’avais été jugée, le C. C. E. P. R., j’usai de ruse.

— Je suis allée voir Krylenko hier, lui dis-je : il m’adresse au Comité pour un permis de voyage à Kiev.

Ma ruse réussit pleinement ; à peine avais-je prononcé le mot magique de Krylenko, qu’on courut chercher le permis. Dix minutes plus tard, j’avais le papier en main...

Avant de quitter le comité, je suivis le corridor qui traversait l’institution. Toutes les portes des chambres dans lesquelles les différentes sections du comité étaient disposées, donnaient dans ce corridor. Ma curiosité fut pleinement satisfaite ; car je pus constater de mes propres yeux ce que j’avais maintes fois entendu dire : le C. C. E. P. R. était, en effet, une maison de débauche. Je vis par les portes entr’ouverles des scènes que je n’essaierai même pas de décrire. C’est ainsi qu’on « travaillait » dans la « République paysanne et ouvrière. »

Deux jours plus tard, ma bonne et moi, nous réussîmes, après des efforts surhumains, à nous frayer un passage dans le train. Je n’avais aucune idée d’un voyage de ce genre. Le wagon à bétail dans lequel nous avions fait le chemin jusqu’à Moscou comme otages, était confortable et même luxueux en comparaison. Le train était presque exclusivement composé de wagons de quatrième classe, sans chauffage, avec des vitres cassées et des planches clouées aux fenêtres, ne laissant qu’une petite ouverture tout en haut. Il faisait complètement nuit dans ces wagons. Des voitures de première et de seconde classe étaient attachées au train, mais elles étaient spécialement destinées aux communistes, et bien qu’à demi vides, personne d’autre n’avait le droit d’y entrer.

A l’arrivée à Kiev, nous nous rendîmes tout droit chez notre ancien fermier, K..., pour lui demander abri jusqu’au moment où j’aurais décidé de mes mouvements ultérieurs. J’étais obligée de me cacher sous un faux nom. Je n’avais averti personne de ma mise en liberté et de mon retour à Kiev, excepté ma tante, Mme V. I., qui me revit avec les signes de la plus grande joie. Je ne pus malheureusement voir mon fils. Il se cachait dans la maison d’un prêtre de village, et nous considérions qu’il serait imprudent de le faire venir à Kiev, car il avait dix-sept ans, et risquait d’être enrôlé dans l’armée rouge.

Je n’avais eu jusqu’alors que des nouvelles rares et insuffisantes de lui : c’est à Kiev que j’appris tous les détails de sa fuite.

C’est à Kiev également que j’appris tous les détails du pillage de notre propriété. Ce n’était qu’un cas entre des centaines de mille : tous les instincts les plus brutaux du peuple avaient été éveillés par la Révolution ; les paysans avaient été excités contre les propriétaires fonciers, de qui pourtant ils n’avaient reçu que des marques de bonté, et avec lesquels ils avaient vécu en paix et amitié jusqu’à cette époque maudite et honteuse. Il m’est pénible d’en parler et, d’ailleurs, tout cela n’est que trop bien connu !

Jusqu’en 1919, époque à laquelle les « autorités du village » avaient apposé les scellés sur notre maison, tout était demeuré intact chez nous. C’est alors que ces mêmes paysans qui avaient été chargés de garder la maison en qualité de « commissaires » y avaient pénétré dans la nuit et avaient volé et pillé tout ce qu’ils pouvaient ; après quoi, ils y avaient mis le feu, et la maison avait été consumée par les flammes, avec tout ce qui restait encore de précieux. Mon foyer, qui m’était plus cher que tout autre endroit au monde, fut détruit par des gens qui n’avaient jamais été l’objet que de bons procédés de ma part : toutes les fermes, les magasins de blé, les étables à bœufs, furent démolies, pierre par pierre. C’était le triomphe de la civilisation prolétaire de la République paysanne et ouvrière. »

J’étais libre, après une année et demie de captivité ; mais qu’avais-je trouvé à mon retour à Kiev ? Que me restait-il ? J’avais perdu tout ce que je possédais : une propriété magnifique et remarquablement cultivée ; une maison superbe, remplie de meubles anciens, de tableaux et de porcelaines précieuses... tout cela avait disparu. La seule chose que j’eusse réussi à sauver était mes diamants, mais le lecteur verra plus loin que je finis par être obligée de m’en séparer aussi. Cependant toutes ces pertes matérielles m’étaient moins pénibles que la perte de mes illusions morales. Je pleurais mes sentiments d’amitié envers le peuple... tout était brisé et détruit à jamais !

Etant obligée de me cacher et de ne me montrer nulle part, je priai K. de me trouver un abri hors de la ville. Il se mit en campagne et découvrit bientôt une maison aux abords de Kiev, sur le « Sapiornoie Polé » (Champ des Sapeurs) où il n’y avait ni comité de maisons, ni contrôle d’aucune sorte, ce qui était fort important pour moi, qui n’avais été enregistrée nulle part depuis mon retour à Kiev. Cette maison appartenait à un ancien ouvrier non bolchéviste, honnête homme en qui je pouvais avoir entière confiance, sachant qu’il ne me trahirait pas.


IX. — MON « MARIAGE » AVEC UN BOLCHÉVISTE

L’hiver tirait à sa fin, et nous n’avions encore élaboré aucun plan d’action. Notre ancien fermier K. songeait aux différents moyens d’organiser ma fuite, mais aucun de ces moyens n’offrait de garantie suffisante.

Le procédé le plus simple et le plus répandu était de proposer une forte somme à la Commission extraordinaire, dont les membres ne se gênaient nullement pour accepter des pots-de-vin considérables pour vous faire traverser la frontière. Mais les « Tchékisty [6] » auraient probablement accepté le pot-de-vin, quitte à me trahir ensuite : ils avaient tout à gagner à ce système, car, en saisissant et livrant la princesse Kourakine aux autorités, ils auraient fait preuve de vigilance et de zèle. Quant à mon fils, il lui était relativement facile de fuir, car il pouvait être nommé à quelque emploi près de la frontière et la passer ensuite secrètement. Mais moi, avec ma haute stature et mon extérieur qui ne ressemblait en rien à celui, d’une « bolchévitchka [7] » et d’une communiste, j’aurais beaucoup risqué à entreprendre pareille aventure. J’avais bien envie d’emmener ma bonne avec moi, mais elle préférait rester en Russie, croyant fermement à un changement de gouvernement et de régime.

Le printemps était venu, beau comme il ne l’est qu’en Ukraine. La neige avait fondu vers la mi-février ; le soleil rayonnait et l’air était doux et caressant. J’allais souvent me promener au « Baïkovo Kladbishtché [8], » demeurant des heures entières assise sur l’herbe fraîche et tendre : les arbres étaient encore dénués de feuilles, mais les violettes embaumaient déjà, les oiseaux chantaient... Tout mon être aspirait à vivre d’une autre vie, à m’échapper de cet enfer sur terre qu’était la Russie des Soviets.

Enfin, K. vint me voir, déclarant qu’il avait réussi à trouver un homme auquel on pouvait entièrement se fier, et qui se chargeait de nous faire passer la frontière. Il m’amènerait dès le lendemain mon bienfaiteur. Je ne pus dormir de joie et d’émotion. Ma détention, la faim et les maladies dont j’avais souffert dans le courant de ces deux années, n’étaient plus pour moi qu’un cauchemar qui s’évanouissait.

K... arriva le lendemain avec Vladimir Ivanovitch : c’était celui qui se chargeait de nous aider dans notre fuite. Je ne veux pas donner ici son nom de famille, car il est resté en Russie, et je risquerais d’attirer sur lui l’attention des bourreaux bolchévistes. N’ayant pas eu la possibilité de quitter la Russie lorsqu’éclata la Révolution, et ne possédant aucuns moyens d’existence, il se trouva obligé d’entrer au service des bolchévistes, et avait traversé depuis de nombreuses péripéties. Il y avait en lui de l’aventurier ; il avait servi dans l’armée rouge, bien qu’il fût acquis d’avance à toute entreprise contre les bolchévistes.

Le voyant pour la première fois, je ne pouvais m’empêcher de me demander s’il était prudent de me confier à lui. Comment pouvais-je savoir s’il était honnête homme ? Mais tout valait mieux que de rester en Russie sous le régime des Soviets. Ma première impression, d’ailleurs, était favorable.

— Il y a une condition à l’exécution de mon plan, me dit tout d’abord Vladimir Ivanovitch.

— Et laquelle ?

— C’est que vous consentiez à m’épouser.

— Mais que ferai-je de mon vrai mari ? lui demandai-je.

— Rassurez-vous ! Notre mariage sera fictif, et vous m’épouserez sous un faux nom. Je vous procurerai tous les papiers nécessaires. Un mariage d’après les lois des Soviets est indispensable afin d’obtenir un certificat prouvant que vous êtes réellement ma femme ; en cette qualité, je pourrai vous emmener sans empêchement à la frontière. Quant à votre fils, je ferai en sorte qu’il soit nommé employé au « Glavsakhar » (administration des raffineries de sucre réquisitionnées par les Soviets) ; il servira sous mes ordres, et je l’enverrai en mission à la frontière, d’où il pourra facilement s’échapper. Tel est mon plan. L’adoptez-vous et avez-vous confiance en moi ?

—- J’ai pleine confiance en vous, et je consens à tout, pourvu que vous m’aidiez à m’échapper de ce « paradis. »

— Ce ne sera pas encore pour tout de suite : je ne puis rien faire avant le mois de mai. Je dois vous prévenir, en outre, que notre secret sera connu de quelques-uns de mes collègues du « Glavsakhar, » — je ne puis me passer de leur concours, — mais je réponds de leur discrétion. Le tout nécessitera, malheureusement, une somme d’argent assez considérable. Plus je l’écoutais et plus son calme et sa résolution m’inspiraient de confiance. Je ne doutais plus du succès de l’entreprise : j’étais prête à suivre au bout du monde mon « fiancé » imprévu.

Restait à trouver l’argent nécessaire pour notre fuite. Nous estimions qu’une somme de 12 millions de roubles serait nécessaire. Je fus obligée de me séparer de mes diamants et autres bijoux, à l’exception de quelques bagatelles de peu de valeur, et de mon collier et mes boucles d’oreilles en perles, que je décidai d’emporter avec moi. J’attendis l’arrivée de mon fils avec impatience. Son inaction lui pesait : il aspirait à rejoindre l’armée de Wrangel, considérant, comme tout honnête patriote, que cette armée était tout ce qui restait des vrais éléments russes honnêtes et nobles de notre pays, qu’elle n’avait pas dit son dernier mot, et servirait un jour de base à une nouvelle Russie.

Mon fils arriva enfin. Je ne l’avais pas revu depuis novembre 1919, près d’une année et demie. La Révolution qui avait détruit la Russie, avait aussi dispersé des familles entières ! Mon fils n’était plus l’adolescent que j’avais quitté ; c’était à présent un homme de haute stature et robuste : il avait passé par une rude école. Son vieux pardessus et son chapeau troué lui donnaient l’air d’un vagabond, mais son âme, ses idées et ses sentiments étaient restés les mêmes, grâce à Dieu : il était l’ennemi acharné du bolchévisme, du socialisme, et de toute abomination pareille. Combien de temps avions-nous encore à attendre ? Soudain, un matin que je m’étais rendue chez K., à la Poushkinskaïa, j’y trouvai Vladimir Ivanovitch qui m’attendait.

— Tout est prêt pour votre fuite, me dit-il ; voici vos faux papiers et ceux de votre fils. Consentez-vous à partir à trois heures de l’après-midi, aujourd’hui ? En ce cas, notre mariage devra avoir lieu tout de suite, et nous ferons le voyage jusqu’à Jitomir dans le camion qui part à trois heures.

Je ne m’attendais pas à un départ aussi précipité. Il était onze heures du matin : je devais me marier, faire une marche de quatre verstes à pied jusque chez moi pour emballer et emporter tout ce que je pouvais de mes effets, revenir à la Poushkinskaïa, et me mettre en route à trois heures pour Jitomir. Cela ressemblait à un roman : tout finissait par un mariage, — mon mariage avec un bolchéviste !

Mon fils courut informer ma tante, Mlle I., de notre départ, tandis que nous nous acheminions, Vladimir Ivanovitch et moi, à la Nikolaévskaïa, où se célèbrent les mariages bolchévistes. La cérémonie du mariage à l’église n’est pas légalement reconnue par les Soviets. Chemin faisant, Vladimir Ivanovitch m’indiqua comment je devais me comporter, ce que je devais dire en réponse aux questions qu’on m’adresserait. Je répétais docilement ma leçon, mais j’étais si agitée, que j’avais toutes les peines du monde à me rappeler mon nouveau nom de jeune fille, et celui de la raffinerie où j’étais supposée avoir travaillé, etc. J’avais certainement été plus calme le jour de mon vrai mariage.

Nous arrivâmes enfin à notre destination. Après être montés au cinquième étage d’une maison à la Nikolaévskaïa, nous fûmes introduits dans une pièce malpropre, où deux Juifs, homme et femme, étaient assis à deux tables séparées. Vladimir Ivanovitch s’approcha du premier, lui dit notre désir d’être « mariés légalement, » et lui montra nos papiers. Le Juif nota, griffonna une note et nous fit signe de nous adresser à sa collègue. Nous dûmes attendre, car il y avait plusieurs autres couples. L’arrivée de nos témoins (choisis par Vladimir Ivanovitch, et initiés par lui à notre secret) fut encore pour moi une cause d’émotion. A la vue de ces visages inconnus, je me sentis entre les mains de gens que je ne connaissais pas, dont je ne savais rien..., qui d’un seul mot, pouvaient me trahir. Mais le sort en était jeté.

Notre tour arriva enfin. Nous prîmes place à la table, en face de la Juive, qui me posa quelques questions : quel était mon domicile, si j’avais été mariée auparavant, etc. Toute cette procédure de « mariage » bolchéviste ne dura pas plus de cinq minutes, après quoi, on me donna le registre à signer. Ici, un petit incident qui aurait pu tourner au tragique, mais qui passa inaperçu, grâce au Ciel. J’avais bien appris ma leçon, et pendant la « cérémonie du mariage, » je n’avais pas bronché dans mes réponses, mais, à l’instant de signer, j’eus une absence : pour un moment, j’oubliai mon rôle et je commençai à signer mon vrai nom : T. Kour… Après avoir écrit les quatre premières lettres, je revins à moi, et je sentis une sueur glacée me monter au front ! Je me hâtai de faire une grande tache d’encre sur ces malheureuses quatre lettres, et signai mon nom d’emprunt. Mon « mari » chuchota à mon oreille : « Allez-vous en aussi vite que possible. » Je compris que ma position était dangereuse : les bolchévistes ont une organisation d’espionnage admirable. Je m’élançai dehors, descendant l’escalier quatre à quatre, à demi morte de frayeur.

Je ne respirai librement qu’en arrivant à la Poushkinskaïa. J’avais mal débuté… De retour à la maison, j’emballai à la hâte dans un modeste sac de voyage, un peu de linge, quelques blouses et une paire de souliers. Le plus difficile était de cacher mes perles et de les faire passer à la frontière. Je décidai de les laisser à Kiev, Vladimir Ivanovitch promettant d’aller les chercher plus tard à Jitomir, ou nous étions obligés de passer quelques jours pour affaires du « Glavsakhar. »

À trois heures, j’étais prête, mes cheveux entièrement cachés sous un châle de couleur sombre, l’air assez bien d’une servante. Nous primes un fiacre et nous roulâmes vers la Poushkinskaïa, où Vladimir Ivanovitch et André m’attendaient. Je jetai le manteau de mon « mari » sur mes épaules, et nous descendîmes tous les trois, Vladimir Ivanovith, André et moi, la Poushkinskaïa jusqu’au coin du boulevard Bibikovsky, où un camion énorme, chargé de barils d’huile pour Jitomir, nous attendait. Vladimir Ivanovith me présenta le chauffeur et son aide, de vrais bolchévistes ceux-là, auxquels force m’était de donner le nom odieux de « camarade, » qui n’avait jamais souillé mes lèvres depuis le commencement de la Révolution. : Mais le plus difficile était de s’habituer à tutoyer mon nouvel époux…

Notre camion ressemblait à un vieil éléphant paralysé : il haletait, soufflait et craquait de toutes parts. C’était un des mille et mille exemples de « l’œuvre créatrice » des soviets. Bien que Jitomir ne fût situé qu’à 128 verstes de Kiev, nous fûmes obligés de passer la nuit dans une fabrique d’allumettes d’un petit village.

Cependant mon « mari » n’était guère satisfait de moi.

— Vous ne vous tenez pas comme il faut, me disait-il ; vous saluez, vous remerciez. Tout cela vous jouera un mauvais tour. Je me mis à rire, promettant de surveiller mes manières. Nous nous remîmes en route le lendemain à l’aube. Notre malheureux camion s’arrêtait à tout moment : c’était tantôt la chaîne qui se rompait, tantôt un accroc quelconque qui empêchait sa marche. Un de ces accidents se produisit comme nous approchions le bourg de « Korostychevo. » Nous fûmes obligés de faire halte sur la chaussée, juste en face de la propriété appartenant à un de nos amis, le prince Gortchakof. Je l’avais souvent visitée autrefois : la maison était très jolie, située sur les bords de la rivière Tétérev, avec un magnifique jardin et des parterres de fleurs, jadis admirablement bien tenus. A présent, je ne voyais devant moi que des ruines : la maison, bâtie dans le style russe « Empire, » avait été brûlée jusqu’aux fondements, et une seule colonne blanche s’élevait, mélancolique, au milieu d’un amas de pierres et de décombres ; les branches des arbres et des arbustes étaient cassées, les sentiers couverts de ronces, et l’on entendait au loin tout au fond du vieux jardin, le chant d’un rossignol qui semblait sangloter, et pleurer, lui aussi, l’irrévocable passé !

Enfin, nous arrivâmes à Jitomir. Il n’existe pas d’hôtels en Russie soviétique : on les tient pour une fantaisie de « bourjouïs » et d’« aristocrates. » Nous nous rendîmes tout droit chez un collègue de Vladimir Ivanovitch, qui était initié au secret de cette fuite et devait nous aider à continuer notre route. Mon fils et Vladimir Ivanovitch descendirent chez lui, tandis qu’une chambre était louée pour moi dans une famille polonaise habitant non loin de là. Mon fils, qui avait déjà été nommé employé au « Glavsakhar, » reçut immédiatement un poste à Jitomir, et se mit à travailler avec zèle, afin de détourner de lui l’attention de ses chefs. Je pouvais être tranquille sur son compte.

J’attendais avec une impatience fiévreuse le moment de ma propre évasion ; mais je dus patienter quelque temps à Jitomir. Vladimir Ivanovitch avait des affaires à Kiev, et devait s’absenter pour quelques jours ; il attendait, en outre, une occasion vraiment sûre de m’amener à la frontière. Il était dangereux de voyager par chemin de fer ; car la « Tchrézvytchaïka » suivait, exerçait dans cette région un contrôle vigilant : les papiers étaient vérifiés à chaque station, les bagages fouillés ; or, j’avais sur moi mes perles, que Vladimir Ivanovitch m’avait apportées de Kiev, et une somme assez considérable d’argent polonais. En attendant de trouver un moyen quelconque de traverser la frontière, il fallait jouer le rôle d’époux passant leur lune de miel à Jitomir. Quelle lune de miel, hélas ! Sur ces entrefaites, Vladimir Ivanovitch fut chargé d’inspecter les plantations de betteraves au Klembovsky Sakharuy Zavod [9] : c’était 250 verstes à faire en « téléga. »

Nous quittâmes Jitomir dans la soirée, et atteignîmes la fabrique après un voyage de trois jours. J’ai gardé le meilleur souvenir de ce voyage. Ceux qui aiment la nature, celle de l’Ukraine surtout, me comprendront aisément. Et puis, c’était la dernière fois que je la contemplais ! Nous étions en plein été : j’aimais ce ciel bleu et sans nuages, l’ardeur brûlante du soleil ; j’aspirais avec délice le parfum de la terre féconde, du blé mûrissant, de l’absinthe qui croissait au bord de la grande route. La moisson avait commencé, et on voyait çà et là des gerbes dorées de seigle et de froment ; une paix parfaite régnait tout autour, et l’ombre et la fraîcheur de la forêt que nous longions semblaient nous inviter à faire halte pour nous reposer sous le vert feuillage de ses arbres.

Comme tout cela était cher et familier à mon cœur ! Car j’étais si attachée au sol, je l’aimais tant !

Nous traversâmes tout le Gouvernement de Volhynie, passant par douze ou quinze propriétés sur la route. Une seule d’entre elles, — « Novo-Tchartoria, » — était restée intacte : la maison n’avait été ni brûlée ni détruite. Toutes les autres avaient été pillées, saccagées et incendiées.

Tout d’ailleurs se passa bien : à peine si l’on nous arrêta deux fois en route pour vérifier nos papiers ; Vladimir Ivanovitch était envoyé pour inspecter le « Klembovsky Zavod ; » sa femme l’accompagnait ; nos papiers étaient en règle : on nous laissa passer. Nous faisions halte à la nuit tombante. Nous soupions et nous prenions notre thé au grand air. Les nuits étaient divines. Je m’étendais sous le ciel étoilé. Je tombais de sommeil après seize heures de cahotage perpétuel, mais je restais encore longtemps les yeux ouverts, à admirer la beauté de ces nuits. Il y avait pleine lune ; les « hatas, » la route poudreuse, étaient baignées de lumière argentée ; un fin brouillard se levait sur l’étang ; les saules pleureurs semblaient rêver au-dessus de l’eau profonde et sombre ; un silence solennel régnait, interrompu seulement par l’aboiement lointain d’un chien. Je demeurais ainsi, des heures entières, admirant ces nuits magnifiques de l’Ukraine.

La veille de notre arrivée au « Klembovsky Zavod, » nous traversâmes les vastes propriétés : « Anatoniny », appartenant au comte Potochi, et « Slavouta, » où le prince Sangouchko avait si tragiquement péri au commencement de la Révolution. Le prince était âgé de plus de quatre-vingt-dix ans. Il avait servi dans les gardes à cheval sous le règne de l’empereur Nicolas Ier. Les soldats de « l’armée révolutionnaire » l’avaient tué à coups de baïonnette. Le malheureux Sangouchko leur résista longtemps, retirant, une à une, les baïonnettes que les « héros rouges » enfonçaient dans sa poitrine, mais il finit par tomber exténué et mortellement blessé. Nous passâmes devant les décombres d’une maison qu’il avait souvent habitée, près de la petite ville d’Iziaslavl ; cette demeure avait été entièrement consumée par le feu.

Nous fûmes obligés de passer quatre jours au « Klembovsky Zavod. » Vladimir Ivanovitch sortait pour vaquer à ses affaires. Il avait bien l’air d’un bolchéviste dans son affreuse « kossovorotka » [10] et sa « fourashka » [11] sale, et jouait admirablement son rôle. Quant à moi, je ne me montrais nulle part, sortant à peine de la chambre que j’étais contrainte de partager avec Vladimir Ivanovitch. Il fallait patienter, et attendre une occasion sûre de faire la dernière étape de notre voyage, — vingt-cinq verstes environ, — pour passer la frontière polonaise.


X. — MON ÉVASION

Enfin ce jour si attendu arriva. Le 4/17 juillet, un Petit-Russien, à la bonne figure de paysan, entra dans notre chambre, et bien que nous fussions seuls, il nous dit mystérieusement à voix basse :

— Pan X... [12] m’a envoyé chez vous, pour vous aider à passer la frontière.

Il avait un ami au village de « Kaminka, » situé à la frontière même, sur les bords de la rivière Vilia, dont la rive opposée se trouvait en Pologne. Cet ami avait déjà fait passer la frontière à plus d’un fugitif.

— L’essentiel est de ne pas avoir peur, dit-il avec un sourire si engageant que je me sentis pleine de confiance.

— La frontière est-elle bien gardée ? lui demanda Vladimir Ivanovitch.

— Oh ! répondit-il, quant à cela, elle est mieux gardée qu’elle ne l’était du temps du Tsar.

A cinq heures de l’après-midi, ce même jour, notre nouvel ami vint nous chercher avec sa charrette, et nous nous mîmes en route. J’étais résolue, pourtant je sentais battre mon cœur ! Il faisait une chaleur tropicale, nous étions obligés de nous arrêter à tout moment, pour donner à boire à nos chevaux épuisés. Il était évident que notre paysan avait une grande expérience de son métier de contrebande humaine, car nous suivions tout le temps des routes forestières, ou des chemins de traverse abandonnés où l’on ne voyait pas une âme. Le soleil se couchait lorsque nous entrâmes dans une superbe forêt de vieux pins et de chênes ; notre charretier abandonna la route battue et s’enfonça dans la profondeur de la forêt, en nous disant de son air mystérieux :

— Cette forêt est située à la frontière même, et les agents des « Tchrézvytchaïkys » sont partout aux aguets ; il nous faut avancer très lentement.

Ce n’était pas très rassurant. Et il me parut que mon époux regardait autour de lui, non sans inquiétude. Nous cheminâmes ainsi pendant quelque temps, et atteignîmes bientôt la lisière de la forêt, d’où l’on pouvait apercevoir le village de Kaminka au delà des potagers et jardins fruitiers qui l’entouraient. Notre paysan descendit de la charrette et nous dit de l’attendre. Il revînt bientôt, avec son ami, qui nous mena à travers les jardins potagers, jusqu’à sa « hata. » Là, nous nous mîmes immédiatement à délibérer sur le meilleur moyen de me faire passer la frontière. Et voici celui auquel nous songeâmes tout d’abord.

C’était l’époque de la moisson, et les paysannes du village de Kaminka devaient, au lever du soleil, se rendre dans leurs champs, qui se trouvaient du côté polonais de la rivière. Je m’habillerais en paysanne et passerais le pont avec cinquante de ces femmes, confondue avec elles. Il nous sembla bon de procéder à une répétition. Vladimir Ivanovitch obtint pour moi de la femme de notre hôte des habits de paysanne et un châle ; je m’habillai vivement, couvrant ma tête du châle à la façon des villageoises ; j’ôtai mes souliers et mes bas. Mais Vladimir Ivanovitch hocha la tête d’un air mécontent.

— C’est une vraie mascarade, me dit-il ; vos jambes ne sont pas du tout des jambes de paysanne. Enlevez-moi ça ; tout cela ne vaut rien.

J’étais enchantée, n’étant pas plus satisfaite que lui de cette mascarade. De plus, je savais que ma haute taille me trahirait et attirerait l’attention des gardes.

Restait un dernier moyen : traverser la rivière à gué, la nuit. Nous n’avions pas le choix. Je regardai ma montre, — il était neuf heures du soir. Notre hôte nous dit qu’il fallait quitter la maison à trois heures du matin, — l’heure la plus favorable pour des aventures de ce genre. En attendant, il reconnaîtrait le gué et traverserait la rivière pour aller voir un parenté lui, un Polonais, qui me conduirait à Ostrog, ville la plus proche de la frontière. Tout cela ayant été décidé et chaque détail prévue je remerciai du fond du cœur Vladimir Ivanovitch de tout ce qu’il avait fait pour moi ; car mon époux soviétique ne pouvait m’accompagner plus loin : je serais seule pour le dernier acte de ma fuite.

Nous nous mîmes à souper, puis notre hôte revint : il avait trouvé le gué, mais il me prévint que la rivière était très haute. Je me mis en devoir de découdre mes perles qui étaient cachées dans la ceinture du pantalon de mon « mari. » Ce n’était pas chose facile, car nous avions peur d’être vus, et j’étais obligée de découdre le pantalon dans l’obscurité. La « hata » était propre et bien tenue, mais l’atmosphère était suffocante. Il faisait très chaud ; l’air était chargé d’un parfum de fleurs et d’absinthe ; un rayon de lune se glissa par la petite fenêtre de la « hata ; » un coq chanta.

C’était l’instant de partir. J’enlevai mes souliers et mes bas, je relevai ma jupe... Mon hôte chargea mon sac sur ses épaules... Je marchais en file entre le paysan et sa femme ; la lune répandait sa clarté sur les arbres et les maisons ; nous nous arrêtions un moment, prêtant l’oreille à chaque bruit ; puis nous reprenions notre chemin. Nous avancions avec prudence à travers les arbustes, nous courbant à chaque pas de crainte d’être aperçus. Nous traversâmes le village endormi ; mes compagnons pressaient le pas... Je n’étais pas habituée à marcher pieds nus, et je les suivais avec peine, avec la sensation de marcher sur des aiguilles. En sortant du village, nous traversâmes une large prairie, que bordait la rivière Vilia, — le Rubicon que pendant des mois et des années j’avais rêvé de passer ! Un tableau merveilleux se présenta à mes yeux : l’immense prairie, plantée de quelques arbustes et de quelques bouleaux solitaires ; plus loin, les roseaux penchés au-dessus de la rivière ; dans l’éloignement, à droite, la sombre forêt, et à gauche, un vieux moulin à eau. Mais ce n’était pas le moment de jouir du pittoresque. Nous étions obligés d’avancer d’arbuste en arbuste en rampant presque à terre ; je tremblais : à chaque ombre, je croyais voir un soldat. On n’entendait aucun bruit : tout dormait profondément, et ce mystérieux silence ne faisait qu’augmenter ma peur.

Comme nous approchions de la rivière, j’eus, tout d’abord, la sensation de marcher dans un marais : mes pieds enfonçaient dans la terre bourbeuse, et je tremblais si fort que je craignais à tout moment de tomber. Cependant nous étions arrivés au gué. l’eau froide, qui montait toujours, m’arriva bientôt à la taille ; Je perdis tout courage ; je parvenais à peine à tirer mes pieds de la fange, et l’eau montait en clapotant à chacun de mes mouvements. Mon guide paraissait inquiet. « S’ils nous entendent, nous sommes perdus, » murmura-t-il. Je tâchais de ne pas lever les pieds trop haut, ce qui est assez facile lorsqu’on n’a rien à craindre, mais mes dents claquaient de peur et de froid, et cette gymnastique me paraissait au-dessus de mes forces. Il me semblait que nous avions déjà été une heure dans l’eau, el la rive opposée paraissait tout aussi éloignée et aussi inabordable qu’auparavant. Le courant était très fort ; je trébuchais à chaque pas et j’étais trempée jusqu’aux os...

Enfin je sentis que l’eau commençait à baisser ; j’avais plus de facilité à avancer ; elle ne me venait plus que jusqu’aux chevilles ; et puis nous prîmes pied sur la rive... J’étais en Pologne ! J’avais laissé derrière moi le paradis des Soviets, avec ses « Tchrézvytvkaïkys », ses arrestations, ses prisons, je n’avais plus à les craindre, j’étais libre !

Mes nerfs avaient été tendus à l’extrême, c’était à présent la réaction, et je me sentais si faible que je ne pouvais plus faire un pas. Mais ici, de ce côté de la rivière, j’étais hors de tout danger. Je me jetai à terre, sur l’herbe odorante, mon regard se leva au ciel, et je rendis grâce à Dieu, dans une prière muette. Je contemplais la rive opposée ; là, dans l’obscurité de la nuit, s’étendait la Russie, cette grande martyre, déshonorée, démembrée, et baignée dans le sang !


Six mois se sont écoulés ; j’écris ces lignes dans un jardin embaumé, sous le ciel bleu d’Italie. La mer est calme et luisante comme un miroir ; il y a des fleurs partout : amandiers, mimosas, violettes, jacinthes, tout est en fleur ; le soleil du printemps me chauffe et me grise, et je me sens délicieusement heureuse.

J’ai écrit ces mémoires après avoir longtemps hésité à le faire, car j’ai une aversion marquée pour l’encre et la plume. Si j’ai décidé d’écrire et de publier tout ce que j’ai vu et éprouvé en Russie sous le régime des Soviets, c’est que je considère de mon devoir de lutter contre les ennemis de mon pays de toutes les façons possibles.

Depuis longtemps il y avait en Russie des utopistes qui rêvaient de révolution, d’un nouvel ordre social, qui faisaient de la propagande à l’étranger, publiant des brochures et des livres qui donnaient aux étrangers une idée complètement erronée de la Russie, que personne d’entre eux ne connaissait et ne comprenait. On l’appelait : « le pays du knout », un pays où nul ne pouvait respirer librement, où le despotisme du Tsar n’avait pas de bornes, où le peuple gémissait sous le joug de l’autocratie, où des milliers de victimes languissaient en prison, où il n’y avait ni lois ni justice. Toutes ces notions étaient tirées des écrits de gens irrités et aveuglés par leurs théories, parfois sincères, mais ne connaissant que très superficiellement la vie de village en Russie et le paysan russe. Nous, en revanche, nous nous taisions. Le vieux cri de guerre : « La liberté et la terre, » qui avait été lancé par Pougatcheff [13], devait encore une fois servir d’amorce aux masses ignorantes. Les forces occultes qui ont tramé la Révolution russe savaient bien que le problème économique russe ne pouvait être résolu par le pillage et la violence, que la destruction de l’Etat ne rendrait les paysans ni plus riches ni plus heureux ; mais notre « Intelligenzia » se laissa duper et agit en aveugle....

Les résultats sont évidents : la misère et l’indigence, la famine, le cannibalisme, les tortures et les exécutions, le sang coulant partout à flots, telles sont les « conquêtes de la Révolution ! » Si ces gens ne réalisaient pas ce qu’ils faisaient en prêchant cette révolution, mes yeux à moi sont ouverts, et je ne veux pas me taire plus longtemps.

Je parle de ce que j’ai vu, éprouvé et souffert moi-même. J’ai vu de mes yeux les souffrances causées par la Révolution ; j’ai constaté sur place la dégradation et la démoralisation d’un grand pays. Il n’y aura pas d’équilibre économique en Europe, tant que le bolchévisme et le communisme régneront en Russie. Le bolchévisme est une menace pour tout le monde civilisé, et il faut le combattre par tous les moyens possibles.

Si ces Mémoires contribuent en quelque mesure au triomphe de la vérité, j’aurai eu ma récompense. Quant à moi, je vois clairement, que non seulement le communisme, mais le socialisme en général, a fait banqueroute, et je sais aussi que notre pays torturé sera purifié par ses souffrances. Se peut-il que les Etats de l’Entente tendent la main non pas à cette Russie torturée, mais aux voleurs et aux bourreaux qui les ont trahis, en 1917, en signant la paix de Brest-Litovsk ? Une telle politique prolongera l’épreuve que subit ma patrie sous le joug du bolchévisme ; mais le jour viendra où la Russie, la vraie Russie, la sainte Russie, se relèvera de ses cendres, où elle effacera les traces de sang et de dégradation qui l’ont souillée, et reluira de toute son ancienne gloire et de toute sa puissance d’autrefois.


Princesse TATIANA KOURAKINE.

  1. Copyright by princesse Tatiana Kourakine, 1922.
  2. Voyez la Revue des 15 novembre et 1er décembre.
  3. Prison Novinsky.
  4. Diminutifs de Yvan, Alexandre, Pierre.
  5. Diminutifs de Boris et de Nicolas.
  6. Membres de la « Thé-Ka » ou commission extraordinaire.
  7. Femme bolchéviste.
  8. Cimetière de Baïkovo, une des plus jolies promenades aux alentours de Kiev.
  9. Klembovsky Sakharuy Zavod : usine de sucre « Klembovsky. »
  10. Chemise russe boutonnée de côté.
  11. Casquette.
  12. « Monsieur » en polonais. Formule usitée aussi dans certaines parties de la Petite-Russie.
  13. Un bandit-paysan qui avait levé l’étendard de la révolte sous Catherine II en Russie.