Dix journées de la vie d’Alphonse Van Worden/02

La bibliothèque libre.


SECONDE JOURNÉE.


Enfin je me réveillai réellement, le soleil brûloit mes paupières ; je les ouvris avec peine, je vis le ciel, je vis que j’étois en plein air, mais le sommeil appesantissoit encore mes yeux ; je ne dormois plus, mais je n’étois pas encore éveillé, des images de supplices se succédèrent les unes aux autres, j’en fus épouvanté, je me soulevai en sursaut, et me mis sur mon séant…

Où trouverai-je des termes pour exprimer l’horreur dont je fus saisi… J’étois couché sous le gibet de Los-Hermanos. Les cadavres des deux frères Zoto n’étoient point pendus, ils étoient couchés à mes côtés. J’avois apparemment passé la nuit avec eux. Je reposois sur des morceaux de cordes, des débris de roues, des restes de carcasses humaines, et sur les affreux haillons que la pourriture en avoit détaché.

Je crus encore n’être pas bien éveillé et faire un rêve pénible. Je refermai les yeux, et je cherchai, dans ma mémoire, où j’avois été la veille… Alors je sentis que des griffes s’enfonçoient dans mes flancs ; je vis qu’un vautour s’étoit perché sur moi, et dévoroit un des compagnons de ma couche. La douleur que me causoit l’impression de ses serres, acheva de me réveiller. Je vis que mes habits étoient près de moi, et je me hâtai de les mettre. Lorsque je fus habillé, je voulus sortir de l’enceinte du gibet ; mais je trouvai la porte clouée, et j’essayai envain de la rompre. Il me fallut donc grimper ces tristes murailles. J’y réussis, et m’appuyant sur une des colonnes de la potence, je me mis à considérer le pays des environs. Je m’y reconnus aisément, j’étois réellement à l’entrée de la vallée de Los Hermanos, et non loin des bords du Guadalquivir.

Comme je continuois à observer, je vis près du fleuve deux voyageurs, dont l’un apprêtoit un déjeûner, et l’autre tenoit la bride de deux chevaux. Je fus si charmé de voir des hommes, que mon premier mouvement fut de leur crier : « Agour, agour » ! ce qui veut dire, en espagnol, « bonjour, ou je vous salue ». — Les deux voyageurs, qui virent les politesses qu’on leur faisoit du haut de la potence, parurent un instant indécis, mais tout-à-coup ils montèrent sur leurs chevaux, les mirent au plus grand galop, et prirent le chemin des Alcornoques. Je leur criai de s’arrêter, ce fut envain ; plus je criois, et plus ils donnoient des coups d’éperons à leurs montures. Lorsque je les eus perdus de vue, je songeai à quitter mon poste. Je sautai à terre et me fis un peu de mal.

Boitant tout bas, je gagnai les bords du Guadalquivir, et j’y trouvai le déjeûner que les deux voyageurs avoient abandonné ; rien ne pouvoit me venir plus à propos, car je me sentois très-épuisé. Il y avoit du chocolat qui cuisoit encore, du sponhao trempé dans du vin d’Alicante, du pain et des œufs. Je commençai par réparer mes forces, après quoi je me mis à réfléchir sur ce qui m’étoit arrivé pendant la nuit. Les souvenirs en étoient très-confus, mais ce que je me rappelois bien, c’étoit d’avoir donné ma parole d’honneur d’en garder le secret, et j’étois fortement résolu à la tenir. Ce point une fois décidé, il ne me restoit qu’à voir ce que j’avois à faire pour l’instant, c’est-à-dire, le chemin que j’avois à prendre, et il me parut que les lois de l’honneur m’obligeoient plus que jamais à passer par la Sierra-Moréna.

L’on sera peut-être surpris de me voir occupé de ma gloire, et si peu des événemens de la veille ; mais cette façon de penser étoit encore un effet de l’éducation que j’avois reçue, c’est ce que l’on verra par la suite de mon récit. Pour le moment, j’en reviens à celui de mon voyage.

J’étois fort curieux de savoir ce que les diables avoient fait de mon cheval, que j’avois laissé à la Venta-Quemuda ; et comme c’étoit d’ailleurs mon chemin, je me résolus à y passer. Il me fallut parcourir à pied toute la vallée de Los-Hermanos, et celle de la Venta, ce qui me fatigua beaucoup, et me fit souhaiter de retrouver mon cheval. Je le retrouvai en effet, il étoit dans la même écurie où je l’avois laissé, et paroissoit fringant, bien soigné et étrillé récemment. Je ne savois qui pouvoit avoir pris ce soin, mais j’avois vu tant de choses extraordinaires, que celle-ci ne me tint pas longtemps dans l’étonnement. Je me serois mis tout de suite en chemin, si je n’eusse eu la curiosité de parcourir encore une fois l’intérieur de l’hôtellerie. Je retrouvai la chambre où j’avois couché, mais quelques recherches que j’en fisse il me fut impossible de retrouver celle où j’avois vu les belles africaines. Je me lassai donc de la chercher plus longtemps, je montai à cheval et continuai ma route.

Lorsque je m’étois éveillé sous le gibet de Los-Hermanos, le soleil étoit déjà au milieu de sa course. J’avois mis plus de deux heures à venir à la Venta, si bien que lors que j’eus fait encore une couple de lieues, il me fallut songer à un gîte, mais n’en voyant aucun, je continuai toujours à marcher. Enfin, j’aperçus au loin une chapelle gothique, avec une cabane, qui paroissoit être la demeure d’un ermite. Cette habitation étoit éloignée du grand chemin, mais comme je commençois à avoir faim, je n’hésitai pas à faire ce détour pour me procurer de la nourriture. Lorsque je fus arrivé, j’attachai mon cheval à un arbre. Puis je frappai à la porte de l’ermitage, et j’en vis sortir un religieux de la figure la plus vénérable. Il m’embrassa avec une tendresse paternelle, et me dit : « Entrez mon fils, hâtez-vous. Ne passez pas la nuit dehors, craignez le tentateur ; le seigneur a retiré sa main de dessus nous ».

Je remerciai l’ermite de la bonté qu’il me témoignoit, et je lui dis que je ressentois un extrême besoin de manger.

Il me répondit : « Songez à votre âme, ô mon fils ! Passez dans la chapelle ; prosternez-vous devant la croix, je songerai aux besoins de votre corps ; mais vous ferez un repas frugal, tel qu’on peut l’attendre d’un ermite. »

Je passai à la chapelle, et je priai réellement ; car je n’étois pas esprit fort, et j’ignorois même qu’il y en eût ; c’étoit encore un effet de mon éducation.

L’ermite vint me chercher au bout d’un quart-d’heure, et me conduisit dans la cabane, où je trouvai un petit couvert assez propre : d’excellentes olives, des cardes conservées dans du vinaigre, des oignons doux dans une sauce, et du biscuit au lieu de pain. Il y avoit aussi une petite bouteille de vin. L’ermite me dit qu’il n’en buvoit jamais ; mais qu’il en gardoit chez lui pour le sacrifice de la messe. Tandis que je faisois honneur au souper de l’ermite, je vis entrer dans la cabane une figure plus effrayante que tout ce que j’avois vu jusqu’alors. C’étoit un homme qui paroissoit jeune, mais d’une maigreur hideuse. Ses cheveux étoient hérissés ; un de ses yeux étoit crevé, et il en sortoit du sang ; sa langue pendoit hors de sa bouche, et laissoit couler une écume baveuse. Il avoit sur le corps un assez bon habit noir ; mais c’étoit son seul vêtement ; il n’avoit même ni bas ni chemise.

L’affreux personnage ne dit rien à personne, et alla s’accroupir dans un coin, où il resta aussi immobile qu’une statue, son œil unique fixé sur un crucifix qu’il tenoit à la main. Lorsque j’eus achevé de souper, je demandai à l’ermite ce qu’étoit cet homme. L’ermite me répondit : « Mon fils, cet homme est un possédé que j’exorcise ; sa terrible histoire prouve bien la fatale puissance que l’ange des ténèbres usurpe dans cette malheureuse contrée ; le récit en peut être utile à votre salut, et je vais lui ordonner de le faire. » Alors ; se tournant du côté du possédé, il lui dit : « Pascheco, Pascheco, au nom de ton rédempteur, je t’ordonne de raconter ton histoire. » Pascheco poussa un horrible hurlement, et commença en ces termes :


Histoire du démoniaque Pascheco.


« Je suis né à Cordoue ; mon père y vivoit dans un état au-dessus de l’aisance ; ma mère est morte il y a trois ans. Mon père parut d’abord la regretter beaucoup, mais au bout de quelques mois, ayant eu occasion de faire un voyage à Séville, il y devint amoureux d’une jeune veuve, appelée Camille de Tormes. Cette personne ne jouissoit pas d’une trop bonne réputation, et plusieurs des amis de mon père cherchèrent à le détacher de son commerce ; mais en dépit des soins qu’ils voulurent bien prendre, le mariage eut lieu deux ans après la mort de ma mère. La noce se fit à Séville, et quelques jours après, mon père revint à Cordoue avec Camille, sa nouvelle épouse, et une sœur de Camille, qui s’appeloit Inésille.

» Ma nouvelle belle-mère répondit parfaitement à la mauvaise opinion que l’on avoit eue d’elle, et débuta dans la maison par vouloir m’inspirer de l’amour. Elle n’y réussit pas. Je devins pourtant amoureux, mais ce fut de sa sœur Inésille. Ma passion acquit même bientôt une telle force, que j’allai me jeter aux pieds de mon père, et lui demandai la main de sa belle-sœur.

» Mon père me releva avec bonté, puis il me dit : « Mon fils, je vous défends de songer à ce mariage, et je vous le défends par trois raisons. Premièrement, il seroit contre la bienséance que vous devinssiez, en quelque façon, le beau-frère de votre père. Secondement, les saints canons de l’Église n’approuvent point ces sortes de mariage. Troisièmement, je ne veux pas que vous épousiez Inésille. » Mon père m’ayant fait part de ces trois raisons, me tourna le dos et s’en alla.

» Je me retirai dans ma chambre, où je m’abandonnai au désespoir. Ma belle-mère, que mon père informa aussitôt de ce qui s’étoit passé, vint me trouver, et me dit que j’avois tort de m’affliger ; que, si je ne pouvois devenir l’époux d’Inésille, je pouvois être son Cortehho, c’est-à-dire, son amant, et qu’elle en faisoit son affaire ; mais, en même temps, elle me déclara l’amour qu’elle avoit pour moi, et fit valoir le sacrifice qu’elle faisoit en me cédant à sa sœur. Je n’ouvris que trop mon oreille à des discours qui flattoient ma passion ; mais Inésille étoit si modeste, qu’il me sembloit impossible qu’on pût jamais l’engager à répondre à mon amour.

» Dans ce temps-là, mon père se détermina à faire le voyage de Madrid, dans l’intention d’y briguer la place de corrégidor de Cordoue, et il conduisit avec lui sa femme et sa belle-sœur. Son absence ne devoit être que de deux mois, mais ce temps me parut très-long, parce que j’étois éloigné d’Inesille.

» Lorsque les deux mois furent à peu près passés, je reçus une lettre de mon père, par laquelle il m’ordonnoit de venir à sa rencontre, et de l’attendre à la Venta-Quemada, à l’entrée de la Sierra-Moréna. Je ne me serois pas aisément déterminé à passer par la Sierra-Moréna, quelques semaines auparavant ; mais on venoit précisément de pendre les deux frères de Zoto, sa bande étoit dispersée, et les chemins passoient pour être assez sûrs.

» Je partis donc de Cordoue vers les dix heures du matin, et j’allai coucher à Anduhar, chez un hôte des plus bavards qu’il y eût en Andalousie. Je commandai chez lui un souper abondant ; j’en mangeai une partie et gardai le reste pour mon voyage.

» Le lendemain, je dînai à Los-Alcornoques, de ce que j’avois réservé la veille, et j’arrivai le même soir à la Venta-Quémada. Je n’y trouvai point mon père ; mais comme par sa lettre il m’ordonnoit de l’attendre, je m’y déterminai d’autant plus volontiers, que je me trouvois dans une hôtellerie spacieuse et commode. L’aubergiste qui la tenoit alors étoit un certain Gonzalèz de Murcie, assez bon homme, quoique hableur, qui ne manqua pas de me promettre un souper digne d’un grand d’Espagne. Tandis qu’il s’occupoit du soin de le préparer, j’allai me promener sur les bords du Guadalquivir, et lorsque je revins à l’hôtellerie, j’y trouvai un souper qui, effectivement, n’étoit point mauvais.

» Lorsque j’eus mangé, je dis à Gonzalez de faire mon lit. Alors je vis qu’il se troubloit ; il me tint quelques discours qui n’avoient pas trop de sens. Enfin, il m’avoua que l’hôtellerie étoit obsédée par des revenans ; que lui et sa famille passoient toutes les nuits dans une petite ferme sur les bords du fleuve, et il ajouta que, si j’y voulois coucher aussi, il me feroit mettre un lit auprès du sien.

» Cette proposition me parut très-déplacée ; je lui dis qu’il n’avoit qu’à s’aller coucher où il voudroit, et qu’il eût à m’envoyer mes gens. Gonzalèz m’obéit, et se retira en hochant la tête et levant les épaules.

» Mes domestiques arrivèrent un instant après ; ils avoient aussi entendu parler de revenans, et voulurent m’engager à passer la nuit à la ferme. Je reçus leurs conseils un peu brutalement, et leur ordonnai de faire mon lit dans la chambre même où j’avois soupé. Ils m’obéirent quoiqu’à regret, et lorsque le lit fut fait, ils me conjurèrent encore, les larmes aux yeux, de venir coucher à la ferme. Sérieusement impatienté de leurs remontrances, je me permis quelques démonstrations qui les mirent en fuite, et comme je n’étois pas dans l’usage de me faire déshabiller par mes gens, je me passai facilement d’eux pour me coucher. Cependant, ils avoient été plus attentifs que je ne le méritois par mes façons à leur égard ; ils avoient laissé, près de mon lit, une bougie allumée, une autre de rechange, deux pistolets, et quelques volumes dont la lecture pouvoit me tenir éveillé ; mais la vérité est que j’avois perdu le sommeil.

» Je passai une couple d’heures, tantôt à lire, tantôt à me retourner dans mon lit. Enfin, j’entendis le son d’une cloche, ou d’une horloge, qui sonna minuit. J’en fus surpris, parce que je n’avois pas entendu sonner les autres heures. Bientôt la porte s’ouvrit, et je vis entrer ma belle-mère ; elle étoit en déshabillé de nuit, et tenoit un bougeoir à la main. Elle s’approcha de moi, en marchant sur la pointe des pieds, et le doigt sur la bouche, comme pour m’imposer silence ; puis elle posa son bougeoir sur ma table de nuit, s’assit sur mon lit, prit une de mes mains, et me parla en ces termes : « Mon cher Pascheco voici le moment où je puis vous donner les plaisirs que je vous ai promis. Il y a une heure que nous sommes arrivés à ce cabaret ; votre père est allé coucher à la ferme, mais comme j’ai su que vous étiez ici, j’ai obtenu la permission d’y passer la nuit avec ma sœur Inésille. Elle vous attend, et se dispose à ne vous rien refuser ; mais il faut vous informer des conditions que j’ai mises à votre bonheur. Vous aimez Inésille, et je vous aime. Je veux bien vous réunir, mais je ne puis me résoudre à vous laisser seuls. Je ne vous quitterai point. Venez. » Ma belle-mère ne me laissa pas le temps de lui répondre ; elle me prit par la main, et me conduisit, de corridor en corridor, jusqu’à ce que nous fûmes arrivés à une porte, où elle mit l’œil au trou de la serrure.

» Lorsqu’elle eût assez regardé, elle me dit : « Tout va bien ; voyez vous-même. »

» Je pris sa place à la serrure, et je vis effectivement la charmante Inésille dans son lit ; mais qu’elle étoit loin de la modestie que je lui avois toujours vue. L’expression de ses yeux, sa respiration troublée, son teint animé, son attitude, tout, en elle, prouvoit qu’elle attendoit un amant.

» Camille, m’ayant laissé bien regarder, me dit : « Mon cher Pascheco, restez à cette porte ; quand il en sera temps, je viendrai vous avertir. »

» Lorsqu’elle fût entrée, je remis mon œil au trou de la serrure, et je vis mille choses que j’ai de la peine à raconter. D’abord, Camille se déshabilla assez exactement, puis se mettant dans le lit de sa sœur, elle lui dit : « Ma pauvre Inésille, est-il bien vrai que tu veuilles avoir un amant ? Pauvre enfant ! tu ne sais pas le mal qu’il te fera. D’abord, il te terrassera, te foulera, et puis il t’écrasera, te déchirera. »

» Lorsque Camille crut son élève assez endoctrinée, elle vint m’ouvrir la porte, et me conduisit au lit de sa sœur. Que vous dirai-je de cette nuit fatale. J’épuisai les délices et les crimes. Long-temps je combattis contre le sommeil et la nature, pour prolonger d’autant mes infernales jouissances. Enfin je m’endormis, et je m’éveillai le lendemain sous le gibet des frères de Zoto, et couché entre leurs infâmes cadavres ».

L’ermite interrompit ici le démoniaque, et me dit : « Eh bien, mon fils, que vous en semble ; je crois que vous auriez été bien effrayé de vous trouver couché entre deux pendus. »

Je lui répondis : « Mon père, vous m’offensez ; un gentilhomme ne doit jamais avoir peur, et moins encore lorsqu’il a l’honneur d’être capitaine aux Gardes-Vallones. »

« Mais, mon fils (reprit l’ermite), avez-vous jamais ouï dire qu’une pareille aventure soit arrivée à quelqu’un. »

J’hésitai un instant, après quoi je lui répondis : « Mon père, si cette aventure est arrivée au seigneur Pascheco, elle peut être arrivée à d’autres ; j’en jugerai encore mieux, si vous voulez bien lui ordonner de continuer son histoire. »

L’ermite se tourna du côté du possédé, et lui dit : « Pascheco, Pascheco ! au nom de ton Rédempteur, je t’ordonne de continuer ton histoire. » Pascheco poussa un affreux hurlement, et continua en ces termes :

» J’étois à demi-mort lorsque je quittai le gibet. Je me traînai sans savoir où ; enfin, je rencontrai des voyageurs qui eurent pitié de moi, et me ramenèrent à la Venta-Quémada. J’y trouvai le cabaretier et mes gens fort en peine de moi. Je leur demandai si mon père avoit couché à la ferme ? Ils me répondirent que personne n’étoit venu.

» Je ne pus prendre sur moi de rester plus longtemps à la Venta, et je repris le chemin d’Anduhhar. Je n’y arrivai qu’après le soleil couché. L’auberge étoit pleine, on me fit un lit dans la cuisine, et je m’y couchai, mais je ne pus dormir, car il me fut impossible d’éloigner de mon esprit les horreurs de la nuit précédente. J’avois laissé une chandelle allumée sur le foyer de la cuisine, tout-à-coup elle s’éteignit, et je sentis aussitôt comme un frisson mortel qui me glaça les veines.

» L’on tira ma couverture, puis j’entendis une petite voix qui disoit : « je suis Camille, ta belle-mère, j’ai froid mon petit cœur, fais moi place sous ta couverture ».

» Puis une autre petite voix dit : Moi, je suis Inésille, laisse moi entrer dans ton lit, j’ai froid, j’ai froid ».

» Ensuite je sentis une main glacée qui me prenoit sous le menton. Je ramassai toutes mes forces pour dire tout haut : « Satan, retire-toi » !

» Alors les petites voix me dirent : » Pourquoi nous chasse-tu ? N’es-tu pas notre petit mari ? Nous avons froid, nous allons faire un peu de feu ».

» En effet, je vis bientôt après la flamme sur l’âtre de la cuisine, elle devint plus claire, et j’aperçus, non plus Inésille et Camille, mais les deux frères de Zoto, pendus dans la cheminée.

» Cette vision me mit hors de moi. Je sortis de mon lit, je sautai par la fenêtre, et me mis a courir dans la campagne. Un moment je pus me flatter d’avoir échappé à tant d’horreurs, mais je me retournai, et je vis que j’étois suivi par les deux pendus. Je me mis encore à courir et je vis que les pendus étoient restés en arrière. Mais ma joie ne fut pas de longue durée. Les détestables êtres se mirent à faire la roue, et furent en un instant sur moi, je courus encore, enfin mes forces m’abandonnèrent.

» Alors je sentis qu’un des pendus me saisissoit par la cheville du pied gauche. Je voulus m’en débarrasser mais l’autre pendu me coupa le chemin. Il se présenta devant moi, faisant des yeux épouvantables, et tirant une langue rouge comme un fer sortant de la fournaise. Je demandai grâce, ce fut en vain ; d’une main il me saisit à la gorge, et de l’autre, il m’arracha l’œil qui me manque ; à la place de mon œil, il entra sa langue brûlante, il m’en lècha le cerveau, et me fit rugir de douleur.

» Alors l’autre pendu, qui m’avoit saisi la jambe gauche, voulut aussi jouer de la griffe. D’abord il commença par me chatouiller la plante du pied qu’il tenoit. Puis le monstre en arracha la peau, en sépara tous les nerfs, les mit à nu, et voulut jouer dessus comme sur un instrument de musique ; mais comme je ne rendois pas un son qui lui fit plaisir, il enfonça son ergot dans mon jarret, pinça les tendons, et se mit à les tordre comme on fait pour accorder une harpe ; puis il commença à jouer sur ma jambe, dont il avoit fait un psalterion. — J’entendis son rire diabolique. — La douleur m’arrachoit des mugissemens affreux. — Les hurlemens de l’enfer y firent chorus. — Mais lorsque les grincemens des damnés frappèrent mes oreilles, il me sembla que chacune de mes fibres étoit broyée sous les dents des frères Zoto. — Enfin, je perdis connoissance.

» Le lendemain, des pâtres me trouvèrent dans la campagne, et me portèrent à cet ermitage. J’y ai confessé mes péchés, et j’ai trouvé aux pieds de la croix quelque soulagement à mes maux. » — Ici le démoniaque poussa un affreux hurlement et se tut.

Alors l’ermite prit la parole et me dit : « Jeune homme, vous voyez la puissance de Satan, priez et pleurez. Mais il est tard, il faut nous séparer. Je ne vous propose pas de coucher dans ma cellule ; car Pascheco fait, pendant la nuit, des cris qui pourroient vous incommoder. Allez-vous coucher dans la chapelle, vous y serez sous la protection de la croix, qui triomphe des démons. »

Je répondis à l’ermite que je coucherois où il voudroit. Nous portâmes à la chapelle un petit lit de sangles ; je m’y couchai, et l’ermite me souhaita le bon soir.

Lorsque je me trouvai seul, le récit de Pascheco me revint à l’esprit, j’y trouvois beaucoup de conformité avec mes propres aventures ; et j’y réfléchissois encore, lorsque j’entendis sonner minuit. Je ne savois pas si c’étoit l’ermite qui sonnoit, ou si j’aurois encore affaire à des revenans. J’entendis gratter à ma porte ; j’y allai, et je demandai : Qui va là ?

Une petite voix me répondit : « Nous avons froid, ouvrez-nous, ce sont vos petites femmes. »

— « Ouida, maudits pendus, leur répondis-je, retournez à votre gibet et laissez-moi dormir. »

Alors la petite voix me dit : « Tu te moques de nous, parce que tu es dans une chapelle ; mais viens un peu dehors. »

— « J’y vais à l’instant », leur répondis-je aussitôt. J’allai chercher mon épée et je voulus sortir ; mais je trouvai que la porte étoit fermée. Je le dis aux revenans qui ne répondirent point : j’allai me coucher et je dormis jusqu’au jour.