Dix journées de la vie d’Alphonse Van Worden/04

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DIX JOURNÉES


DE LA VIE


D’ALPHONSE VAN-WORDEN.


QUATRIÈME JOURNÉE.


J’avois dormi plusieurs heures lorsqu’on vint me réveiller. — Je vis entrer un moine de Saint-Dominique, suivi de plusieurs hommes de très-mauvaise mine. Quelques-uns portoient des flambeaux, d’autres des instrumens qui m’étoient tout à fait inconnus, et que je jugeai devoir servir à des tortures. Je me rappelai mes résolutions et je m’y raffermis. Je songeai à mon père ; il n’avoit jamais subi la torture ; mais n’avoit-il pas souffert entre les mains des chirurgiens mille opérations douloureuses. Je savois qu’il les avoit supportées sans proférer une seule plainte : je résolus de l’imiter, de ne pas me permettre une seule parole ; et s’il étoit possible, de ne pas laisser échapper un soupir. L’inquisiteur se fit donner un fauteuil, s’assit auprès de moi, prit un air doux et patelin, et me tint à peu près ce discours : « Mon cher, mon doux enfant, rends grâce au ciel qui t’a conduit dans ce cachot ; mais, dis-moi, pourquoi y es-tu ? quelles fautes as-tu commises ? Confesse-toi, répands tes larmes dans mon sein. — Tu ne me réponds pas ? Hélas ! mon enfant, tu as tort. — Nous n’interrogeons point, c’est notre méthode, nous laissons au coupable le soin de s’accuser lui-même. Cette confession, quoiqu’un peu forcée, n’est pas sans quelque mérite, surtout lorsque le coupable dénonce ses complices. Tu ne réponds pas ? tant pis pour toi. Allons, il faut te mettre sur la voie. Connois-tu deux princesses de Tunis ? ou plutôt deux infâmes sorcières, vampires exécrables et démons incarnés ? — Tu ne dis rien ? Que l’on fasse venir ces deux infantes de Lucifer. »

Alors, l’on amena mes deux cousines, qui avoient, comme moi, les mains liées derrière le dos. Puis l’inquisiteur continua en ces termes : « Eh bien, mon cher fils, les reconnois-tu ? Tu ne dis rien encore. — Mon cher fils, ne t’effraye point de ce que je vais te dire. — On va te faire un peu de mal. Tu vois ces deux planches ; on y mettra tes jambes ; on les serrera avec une corde : ensuite, on passera entre les jambes les coins que tu vois ici, et on les enfoncera à coup de marteau. D’abord, tes pieds enfleront ; ensuite le sang jaillira de tes orteils, et les ongles des autres doigts tomberont tous ; ensuite la plante de tes pieds crèvera, et l’on en verra sortir une graisse mêlée de chairs écrasées. Cela te fera beaucoup de mal. — Tu ne réponds rien ; mais tout cela n’est encore que la question ordinaire. — Cependant tu t’évanouiras. Voici des flacons remplis de divers esprits, avec lesquels on te fera revenir. — Lorsque tu auras repris tes sens, on ôtera ces coins, et l’on mettra ceux-ci qui sont beaucoup plus gros. — Au premier coup, tes genoux et tes chevilles se briseront ; au second, tes jambes se fendront dans leur longueur ; la moelle en sortira et coulera sur cette paille, mêlée avec ton sang. — Tu ne veux pas parler ? — Allons, qu’on lui serre les pouces. (Les bourreaux prirent mes jambes et les attachèrent entre les planches.)

« Tu ne veux pas parler ? — Placez les coins. — Tu ne veux pas parler ? — Levez les marteaux. »

En ce moment on entendit une décharge d’armes à feu. Emina s’écriât : « Ô Mahomet ! nous sommes sauvés, Zoto est venu à notre secours. » — Zoto entra effectivement avec sa troupe, mit les bourreaux à la porte, et attacha l’inquisiteur à un anneau rivé dans la muraille du cachot. Puis il nous délia, les deux moresques et moi. Le premier usage que mes cousines firent de leur liberté, fut de se jeter dans mes bras : on nous sépara. Zolo me dit de monter à cheval et de prendre les devants, m’assurant qu’il suivroit bientôt avec les deux dames.

L’avant-garde avec laquelle je partis étoit de quatre cavaliers. Nous arrivâmes en un lieu fort désert, où nous trouvâmes un relais : ensuite nous suivîmes de hauts sommets et des crêtes de montagnes arides.

Vers les quatre heures nous atteignimes des cavernes où nous devions passer la nuit ; mais je me félicitai bien d’y être venu pendant qu’il faisoit encore jour ; car la vue en étoit admirable, et devoit surtout me paroître telle à moi, qui n’avois vu que les Ardennes et la Zélande. J’avois à mes pieds cette belle Vega de Granada, que les grenadins appelent, par contre vérité, la Nuestra Vegilla. Je la voyois toute entière avec ses six villes et ses quarante villages. À mes yeux se dérouloit la plus magnifique perspective ; le cours tortueux du Hénil, les torrens qui se précipitent du haut des Alpuharras, des bosquets, de frais ombrages, des édifices, des jardins, et une immense quantité de métairies formoient un charmant tableau au-dessous de moi. Ravi de pouvoir d’un coup d’œil embrasser à la fois tant de beaux objets, je m’abandonnai à la contemplation ; je sentis que je devenois amant de la nature ; j’oubliai mes cousines. Cependant elles arrivèrent bientôt dans des litières portées par des chevaux. Elles prirent place sur des carreaux dans la grotte ; et lorsqu’elles furent un peu reposées, je leur dis : « Mesdames, je ne me plains point de la nuit que j’ai passée à la Venta-Quemada ; mais je vous avoue qu’elle s’est terminée d’une manière qui m’a infiniment déplu. »

Emina me répondit : « Mon Alphonse, n’attribuez à nous que la belle partie de vos songes. Mais de quoi vous plaignez-vous ? n’avez-vous pas eu une occasion de faire preuve d’un courage plus qu’humain ? »

— « Comment, quelqu’un douteroit-il de mon courage ? Si je savois le trouver, je me battrois avec lui le mouchoir en bouche. »

— « Je ne sais ce que vous voulez dire avec votre mouchoir. Il y a des choses que je ne puis vous découvrir ; il y en a que je ne sais pas moi-même : je ne fais rien que par les ordres du chef de notre famille, successeur de Schéïk-Massoud, et qui sait tout le secret du Kassar Gomelèz. Tout ce que je puis vous dire, c’est que vous êtes notre très-proche parent. L’Oidor de Grenade, père de votre mère, avoit eu un fils qui fut trouvé digne d’être initié : il embrassa la religion musulmane, et épousa les quatre filles du dey de Tunis, alors régnant. La cadette seule eut des enfans, et elle est notre mère. Peu de temps après la naissance de Zibeddé, mon père et ses trois autres femmes, moururent d’une contagion, qui, à cette époque, désola toute la côte de Barbarie… Mais laissons-là toutes ces choses que peut-être vous saurez un jour ; parlons de vous, de la reconnoissance que nous vous devons, ou plutôt de notre admiration pour vos vertus. Avec quelle indifférence vous avez regardé les apprêts du supplice : quel respect religieux pour votre parole. Oui, Alphonse ! vous surpassez tous les héros de notre race, et nous sommes devenues votre bien. »

Zibeddé qui laissoit volontiers parler sa sœur, lorsque la conversation étoit sérieuse, reprenoit ses droits lorsqu’elle avoit le caractère du sentiment. Enfin, je fus flatté, caressé, content de moi-même et des autres. Les négresses apportèrent le souper, et Zoto nous servit lui-même, avec les marques du plus profond respect. On prépara pour mes cousines un assez bon lit, dans une espèce de grotte. J’allai me coucher dans un autre, et nous goûtâmes tous un repos dont nous avions besoin.